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UN PHILOSOPHE JAPONISANT: LAFCADIO HEARN

Author(s): Félicien Challaye


Reviewed work(s):
Source: Revue de Métaphysique et de Morale, T. 11, No. 3 (Mai 1903), pp. 338-351
Published by: Presses Universitaires de France
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Accessed: 02/03/2013 16:12

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ÉTUDES CRITIQUES

UN PHILOSOPHEJAPONISANT

LAFCADIO HEARN

Né à Corfou,d'un Anglaiset d'uneGrecque,LafcadioHearn, après


avoir vécu en diverspays d'Europe et d'Amérique,se fixa au Japon
et se fitnaturalisercitoyenjaponais, sous le nomde KoizumiYakumo.
Il est actuellementprofesseurde littératureà l'Universitéde Tokyo.
Il a écrit,en anglais, une série d'ouvrages sur le Japon d'un style
trèspersonnel,puissant,subtilet poétique.Il y étudie avec intelli-
gence,avec amour,tous les aspectsde la vie japonaise; et il oriente
toujoursces descriptionset ces analyses vers une théoriegénérale
sur la natureet sur la vie: il est psychologuejaponisant; il est
aussi philosophe.
Sa philosophieconsisteen une paradoxale apologie des religions
qui se mêlenten la consciencejaponaise, le Shintoïsmeet le Boud-
dhisme.LafcadioHearnjustifieces antiques religions en prouvant
l'accord de leursprincipesavec le systèmephilosophiquequ'il con-
sidèrecommele plusvrai, l'évolutionnisme de Spencer.D'autrepart,
comparantla civilisationorientale et la civilisationeuropéenne,il
conclutque le Shintoïsmeet le Bouddhismese montrentsupérieurs
au Christianismeen influencemorale*.

1. Les principaux ouvrages de Lafcadio Hearn sont : Glimpsesof unfamiliar


.Japan, 2 vol. in-8; Out of the East, 1 vol. in-16; Kokoro, 1 vol. in-16; et
Gleanings in Buddha fields,1 vol. in-16. (Houghton, Mifflinand C° Boston and
New-York).

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F. CHALLAYE.- Lafcadio Hearn. 339

• ♦

Selon LafcadioHearn,le positivismemoderne,tel que le formule


HerbertSpencer, « le plus grand penseurdu monde», tirelégiti-
mementde la science cette double conclusion: le mondeest un, le
moi est multiple;tous les êtres sont un, chaque être est plusieurs.
Le monde est un. La différence entre la matière et la vie n'est
qu'une différence de degré, non de nature; aucune ligne de démar-
cationnettene sépare le mondevégétal du monde animal; les orga-
nismesles plus compliquésproviennentde l'évolutiond'organismes
inférieursplus simples; la vie psychologiquen'est qu'une manifes-
tationdiversifiéede la force qui produitla vie matérielle.La sub-
stance une et inconnaissablese manifestepar le déroulementcontinu
de phénomènes toujours changeants. C'est à l'hypothèse d'un
monismephénoménisteque la science modernenous conduit.
Le moi est multiple.Il se composed'étatsd'âme, sensations,émo-
tions,idées, etc.; ces états d'âme se composenteux-mêmesd'unités
de sensation,correspondantà de menuschocs nerveux.Toute la vie
psychologiquerésultede l'expériencede l'individuet de celle de la
race. La science moderneattribue un rôle de plus en plus grandà
l'héréditépsychologique'.
Selon LafcadioHearn,ces conclusions philosophiquesdéduitesde
la science elle-même s'opposent résolumentaux idées essentielles
de la métaphysiquechrétienne.L'universn'est que le déroulement
incessantde phénomènesliés nécessairementles uns aux autres :
impossibled'admettreunCréateur,distinctdu monde,que les prières
humainespourraientfléchir: « il n'y a pas d'autreamour divinque
l'amourde l'homme pour l'homme ». Le moi est multiple;il faut
rejeterl'idée d'une âme une et simple, spécialementcréée de rien,
destinéeà une vie futureéternelle2.
Au contraireles principesgénérauxdu Shintoïsmeet surtoutdu
Bouddhisme s'accordent bien avec les conclusionsdu positivisme
d'HerbertSpencer.
Le vieux Shintoïsmelui-mêmecontient quelques parcelles de
vérité philosophique. En rattachanttoute existence au Soleil, il

'. Kokoro,p. 231; p. 238; Gleanings, p. 225-226.


2. Ont of the East, p. 180; Kokoro,p. 236; Gleanings, p. 265.

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340 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

affirme l'unitéfondamentale de l'Univers.Il affirme de mêmela mul-


du
tiplicité moi, et formule avec profondeur cette vérité psycholo-
gique, que le mondedes mortsgouvernele mondedes vivants.C'est
à l'influence des Kamis,- les espritsdes morts,- qu'il attribuetous
les actes et toutes les pensées des hommes.Anticipationsingulière
des théoriesles plus modernes: touteconscienceest un monded'es-
prits; « dans la plus petite cellule est accumulée toutela vie d'une
race, la sommede toutesses sensationspassées pendantdes millions
d'années,peut-êtremême (qui sait?) la vie de millions de planètes
mortes». - Aux bonsKamis nousdevonstoutce qu'il y a d'aimable
en nous. Chaque amour maternelrésume l'amour de millions de
mèresdisparues.C'est aux mortsque la femmeactuelle doit sa dou-
ceur, son désintéressement,son pouvoird'aimer, sa magie divine.
C'est aux mortsque l'hommepeut devoir cette intelligencepsycho-
logique qui lui faitcomprendre,en leur intimitéla plus secrète,les
caractèresles plus différents. Le Shintoïsmenous révèlela valeurde
la bonté,en découvrantau prixde queir,efforts elle est apparue en
ce monde: nos bons morts sont vraimentdes dieux. - Sans doute
c'est aussi aux Kamis que nous devons ce qu'il y a de mauvais en
nous. Mais, pour le Shintoïste,il n'y a pas de mal absolu, il n'y a
pas de vivant ni de mort qui soit absolumentmauvais : il faut
apaiser nos mauvais Kamis. C'est dans le sol de l'égoïsme qu'ont
poussé peu à peu les plus noblessentiments: anéantirnos instincts,
ce seraitpeut-êtreanéantirdu mêmecoup nos plus hautes facultés
intellectuelleset morales,ce qui donneà la vie humaine tendresse
et beauté. - Eintout cas, il y a plus de bien que de mal dans le
monde. L'influencedes bons Kamis a toujoursété prédominante :
elle le deviendrade plus en plus *.
Le Bouddhismejaponais, plus encoreque le Shintoïsme,présente
un merveilleuxaccord avec le plus modernedes systèmesphiloso
phiques.
Pour le Bouddhisme, commepour la science et la philosophie
positive,l'universest un ensemblede phénomènessolidaires,cons-
tammentchangeants. Il n'y a rien que des formes,qui, aussitôt
apparues, s'évanouissent;ces formes,existanten tantque formes,
sont sans réalité substantielle: car réalité c'est permanence.La

1. KokoroyAbout Ancestor worship, p. 266 sqq. Cf. Glimpses,The household


shrine; II, p. 394.

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- Lafcadio Hearn.
f. CHALLAYE. 34*

terre,la mer,le ciel, toutl'universvisiblen'existentqu'en nos états


de conscience; il n'y a en eux qu'apparences fuyantes: les appa-
rencessuccèdentaux apparences, comme les vagues aux vagues,
sur la mer mystérieusede la naissance et de la mort.- Les mots
mêmespar lesquels un philosophecommeHuxleyrésumela doctrine
de révolution, peuvent très bien exprimer l'idée essentiellede la
métaphysiquebouddhique: il n'y a au monde que les formestran-
sitoiresde parcellesde substancecosmique constammenten évolu-
tion,passant de la puissance à l'acte, présentanttoutesles diver-
sités de la matière,de la vie et de la pensée,retombantensuitedans
la puissance indéfinissabledont tout sort; « l'attributle plus évi-
dentdu Cosmos,dit Huxleyen une formuleexactementbouddhique,
c'est son impermanence». - Le monde extérieurest un nuage, un
mirage,un rêve peuplé de spectres*.
En même temps qu'il affirmeainsi l'unité et l'impermanence
de l'univers, le Bouddhismeproclamela multiplicitéet l'imperma-
nencedu moi. L'âme est faited'une multituded'âmescommele corps
d'une multitudede cellules; le moi est unagrégattemporaired'états
de consciencedépendantdes mouvementsdu corps; cet agrégatest
aussi impermanent,aussi irréel que les agrégats dont l'ensemble
constituele monde extérieur. Le moi est créationde Karma ou
plutôt il est Karma : il est création d'illusion ou plutôt principe
d'illusion; il est illusoirecomme le non-moi;et la différence entre
le moi et le non-moiest illusoire elle aussi. Le Bouddhismetrouve
une satisfaisanteexpressionen ces formulesde Spencer : « Tout
sentiment,toutepensée ne sont que transitoires;une vie entière
faitede telssentiments et de tellespensées, n'est elle aussi que tran-
sitoire; les objets parmi lesquels cette vie s'écoule, quoique étant
moins'transitoires,sont tous condamnés à perdre, plus ou moins
viteou lentement,leur individualité: ainsi nous apprenons que la
seule chose permanenteest la Réalitéinconnaissablecachée derrière
toutesces formeschangeantes2».
A l'idée moderne d'héréditépsychologique corresponddans le
BouddhismeTanlique idée de préexistence.Elle pénètretoutela vie
intellectuelleet sentimentalede l'Extrême-Orient,coloranttoute

1. Gleanings, Nirvana, p. 219 sqq. Cf. Out of the East, p. 315-318; Kokoro,
p. 250; Gleanings,p. 294-295.
2. Kokoro,The idea of Préexistence, p. 232 sqq. Gleanings,Nirvana, p. 212 sqq.
Cf. Gleanings, p. °4

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émotion,influençantpresque chaque acte : sur toutes les lèvres


apparaît constamment le motd'ingwaexprimantPinfluencedes vies
antérieuressur les vies actuellementvécues. - II ne s'agit pas là
d'une sorte de métempsychosepythagoricienne: le Bouddhisme,
affirmant la multiplicitédu moi, ne peut admettreni âme indivi-
duelle permanente,ni personnelletransmigration. Ce que l'influence
du passé explique, ce n'est pas le moi, c'est les phénomènesqui le
constituent: ils proviennentdes actes et des pensées d'innombra-
bles vies antérieures, qui réapparaissent,attirés par de mysté-
rieusesaffinités. Nos émotions,nos pensées, nos volontés ne sont
que combinaisonset recombinaisons,incessammentchangeantes,
des sensations,des idées,des désirsqu'eurentavant nous des millions
de billionsde morts.« Le moi est la sommeconcentréede la pensée
créatricede vies antérieuresinnombrables.» - Or cetteinfluence
du passé sur le présent, longtempsignorée des philosophiesocci-
dentales,la science modernela découvre.Spencer « résout,comme
le Bouddhisme, les énigmes psychologiques du présent par les
expériences psychologiques du passé » ; il montre l'influencede
l'héréditésur les idées, les sentiments,les désirs, les instincts.On
commenceseulementà pouvoirexpliquer,par l'hérédité,des phéno-
mènespsychologiquesétranges,incompréhensiblesdans la théorie
classique de Pâme une et identique: les émotionsdu petit enfant,
qui pleure à la vue de certains visages, sourit à la vue de certains
autres; les premièresimpressionséprouvéesà la rencontred'étran-
gers,les sympathiesetantipathiessubites; le plaisirmystérieuxque
nous donnentcertaines couleurs, certaines odeurs; le charme de
certainesvoix; la connaissancespontanéede toutes les nuancesde
la sympathie,de la tristesse,de la pitié; le vague sentimentd'avoir
déjà vu un endroitencore ignoré; l'indiciblemélancolieque provo-
quent certainspaysages... Beaucoup de nos sentimentsles plus pro-
fonds, les plus ardents,les plus sublimes sont supra-individuels:
le premieramour, par exemple, l'émotionéprouvéepar le jeune
hommeà la vue de celle qu'il aimera,la convictionsoudain acquise
que sa vie appartientdésormaisà cet êtrequ'il connaît à peine; il
semble qu'en un tel amourle choix soit involontaire;ceux qui s'ai-
ment subissentl'influenceétrange d'un souvenirmystérieux: les
mortssont responsables,non les vivants; en la femmequ'on aime
survitle charmede toutes les femmesque nos ancêtresont aimées
jadis, - ou peut-êtrede toutes celles qu'ils ont jadis aimées en

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vain. - La psychologie moderne donne ainsi de l'amour une


explicationtrèsanalogue à celle du Bouddhisme: ce sontdes amours
antérieuresqui cherchentà se réincarner...- Sans doute la théorie
bouddhiquediffère,sur plusieurspoints importants,de la théorie
évolutionniste: pourle Bouddhiste,l'influencedu passé sur le pré-
sentne se manifestepas seulementselon la ligne de descendance
physiologique;ce n'est pas seulementde père à filsque se transmet
le Karma, Mais, avoir de haut les deux doctrines,on peut bien dire
que l'idée bouddhiquede préexistencetrouveun fondementsolide
dans le faitconstatéde l'héréditépsychologique.Pour le Bouddhiste
commepourl'évolutionniste,les mortsne meurentjamais : ils dor-
mentseulementau plus profonddes cœurs humains1.
Ainsile Bouddhismeest en accord avec la science modernesur
ces deux idées essentielles: l'unité de l'univers,la multiplicité du
moi. Idées solidaires, d'ailleurs : « la claire convictionque le moi
est multitudeest le cheminpar lequel il fautnécessairementpasser
pour atteindreà la conviction,plus vaste, que les multiplesindi-
vidussont un; que la vie est unité; que le fini n'existe pas, mais
seulementl'infini.Tant que l'aveugle orgueil qui imagine le moi
[Self) unique n'aura pas été brisé,tant que le sentimentdu moi et
de l'égoïsmen'aura pas été décomposéabsolument,la connaissance
du moi profond[Ego) commeinfini,commeétantle vrai Cosmos, ne
pourra jamais être atteinte2».
D'accordavec le positivismeà son point de départ, la métaphy-
sique bouddhiquene contredit jamais la science; maiselle la dépasse;
et c'est son droit. La science, quand mêmeelle arriveraità tout
rameneràia matière, n'expliqueraitpas la matière; elle laisserait
place ainsi à la spéculationmétaphysique.La métaphysiqueest peut-
êtreéternelle;elle est en toutcas nécessaire,commeun effortpour
mettreen harmoniela pensée scientifiqueet le sentimentreligieux,
infiniment plus profondque toute doctrine religieuse. La religion
survivracommesentiment,mêmesi (ce qui est probable) elle dis-
paraîtcommedoctrine.La science même fournitau sentimentreli
gieuxun alimenten « magnifiantle mystèrecosmique ». - Pour-
tant il fautreconnaîtreque, pris en lui-même,Tévolutionnisme est
une philosophie singulièrementdécourageante. Après l'évolution,

1. Kokoro,The idea of Préexistence, p. 222 sqq; By force of Karma, p. 155


sqq. Cf. Kokoro,p. 46; p. 60-61; Gleanings, p. 91-92.
2. Kokoro, p. 248-249.

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344 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

la dissolution;au plu9 haut degréde développementcommencela


décadence. Rienne doit subsisterdes effortsfaits pour le bien :
nous n'avonsmêmepas la consolationde souffrir pourrendrel'avenir
meilleur. Le mouvement d'intégrationet de désintégrationest
éternel: du cercleinfinide souffrances aucun moyende s'enfuir.-
Pour la science et l'évolutionnismescientifique,la vie n'a pas de
sens; l'évolutionuniversellen'a pas de valeurmorale. - Au con-
traire le Bouddhismeprolonge des idées que la science actuelle
reconnaîtvraies, en une haute métaphysiquemorale, qu'aucune
science ne pourra jamais contredire: il nous apporteainsi l'espé-
rancela plus sublime'.
Par delà le moi conscient,qui n'est qu'illusion,il y a, affirmele
Bouddhisme,une réalité profonde: « le divin en chaque être»,
Muga-no- taiga, « le grandMoisans égoïsme » (The GreatSelf without
selfishness).En chaque être le moi profondest l'Esprit universel,
le Principeéternelde toute existence,le Bouddha encore à naître
enveloppédans le Karma. Nous sommes tous « les chrysalidesde
l'Infini». La totaledécompositiondu moi nous feratrouveren nous
le divin.- Dans l'état de Karma, nos sentiments,nos amours, nos
haines, nos espérances, nos craintes, sont des illusions égoïstes
résultantd'innombrablesvies antérieures.Mais il peuty avoiren
nous des sentiments éternelset divins,n'ayantrien de communavec
le fauxmoi, appartenantà l'absolu : les sentimentsdésintéressés;
« les plus hauts sentimentsmorauxsurviventaux races, aux soleils,
aux univers». Commeune lumièreà traversun vase transparent,le
désintéressement, la pitié,la purebienveillanceétincellentà travers
le moi-fantôme: ces sentimentsne sont pas de l'homme,mais du
Bouddhaen l'homme.- Progressivement la conditiondu moi-fan-
tômes'allège et se purifie;le sentiment l'infinidissipe le rêve
de
de la personnalité,vienten l'hommeéveillerle Dieu. Mais ce n'est
pas en une seule vie qu'un tel progrès peut s'accomplir,c'est pen-
dantune successionpresque indéfinied'existences.A la dissolution
du fauxmoi surviventses impulsions pour se recombinerencore;
aux passions grossièressuccèdentdes passions plus affinées,mais
toujourségoïstes: ainsi des tombeaux de l'illusion sortent sans
cesse de nouvelles illusions. La destructionfinale des tendances
égoïstes,la totale extinctionde leur vitalitémystérieuse,exigera
1. Out of the East, The stone Buddha, p. 465 sqq. Cf. Out of the East, p. 15;
Kokoro,p. 243; p. 255; Gleanings,p. 229-230.

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- Lafcadio Hearn.
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sans doute un effortqui durera des millions de siècles; mais tout


noble sacrificeapproche le momentdu salut. - Plus on s'élève au-
dessus de l'égoïsme, plus on diminueses désirs. Il faut cesser de
désirer même l'anéantissementpour arriver à l'obtenir. Tout
pécheurse réindividualise;seul l'être sans péché n'est pas réindivi-
dualisé. Quand se dissipe la dernière.ombre d'individualité,alors
c'est le Nirvana(Nehan). « Nirvanan'est pas cessation, mais éman-
cipation»; c'est le passage de la vie finieà la vie infinie,infiniment
libreet heureuse.L'égoïsmese fonddans le néant commeun nuage
blanc se dissipe dans l'azur d'un ciel d'été; alors ce qu'il y a de plus
profonden l'âme humainecommeen toute réalitéatteintà l'Infinie
Vision, à l'InfinieMémoire,à la Paix spirituelleInfinie.Tous les
Bouddhascachés au fonddes individualitésfiniesse rappellentpour
toujourstoutesleurs précédentesexistences; et tous ces Bouddhas
ne fontqu'un. C'est ici le mystèrebouddhique: la multiplicitéindé-
finiedans l'unité; chaque élémentégal à tous les autres élémentset
égal au tout.- Non seulementtoute l'humanitéest le Bouddha à
venir,mais aussi toutl'Univers.« L'herbe,les astres, la terre,disent
les ancienstextes,toutdeviendraBouddha. Il n'y a pas une parcelle
de poussière qui ne soit destinée à devenirBouddha. » Le Boud-
dhismese présentecomme une religion valable non pas pour un
seul monde,mais pour d'innombrablescentainesde milliersde mil-
lions de mondes... - Dès lors l'évolution universelleprendune
immensevaleur morale; la vie a un sens; la moralitécorrespondà
l'intelligencedu réel la plus profonde*.
C'est avec le consentement de la scienceque le Bouddhismenous
promet ces merveilleuses révélations. Dans la mesureoù il peut être
jugé au critère de la connaissance humaine, il se trouvemieux
qu'aucune autre religionen accordavec la pensée scientifique: plu-
sieursde ses théoriesanciennesreprésentent d'étonnantesanticipa-
tions de nos découvertesmodernes.En répudiant les fondements
mêmesde la religionoccidentale,rejetés par la science, l'idée d'un
Dieu Créateuret celle d'une âme immortelle, le Bouddhismenous
offrela plus noble des croyancesmétaphysiqueset la plus riche en
espérances.« Précisémentà cettepériodede notreévolutionintellec-
tuelleoù la foien un Dieu personneldisparaît,où il devientimpos-
siblede croireà une âme individuelle,où les espritsles plus religieux
I. Gleanings, Nirvana, p. 211 sqq. Cf. Glimpses, I, p. 287; Out of the East,
p. 317-319; Ko/coro, p. 219-220; p. 250; p. 253.
Rev. Méta. T. XI. - 1903. 23

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346 RKVlìE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

s'écarlent de tout ce que nous avons toujours appelé religion, où le


doute universel pèse d'un poids toujours plus lourd sur les aspira-
tions morales, - la lumière nous vient de l'Oirent1 »...

Ce n'est pas seulementau pointde vue de la véritéphilosophique


que les religionsjaponaises paraissentà Lafcadio Hearn l'emporter
surle Christianisme ; c'estaussi au pointde vue de l'influencemorale.
Aux yeux des Orientaux,la civilisationeuropéenne,tout en pré-
sentantun admirable développementde l'intelligence,manque de
valeur morale.Ce qui la caractérise,c'est la prodigieuseextension
de sa puissance matérielle,obtenue par un régimede concurrence
que condamnentabsolumentl'idéalismechrétienet toutemoraleun
peu haute. La vie en Europe est un immense combat entre des
loups. Les fortset les habiles fontde l'existence un véritableenfer
pour les faibles.Le luxe sans limitede quelques-uns exige la servi-
tude sans merci du plus grand nombre; tandis que beaucoup
d'hommesne peuventsatisfaireleurs besoins les plus urgents,la
vanitédes richesdévorepourle plaisird'une heurele travailde plu-
sieurs années : « les cannibales de la civilisationsont inconsciem-
mentplus cruels que ceux de la sauvagerie : ils réclamentplus de
chair ». Plus notre société grandit,plus s'approfonditl'abîme de
souffrances au-dessus duquel elle s'élève. Un tel état social repose
non sur la religion, mais sur la police. Vraimentcette civilisation
ne glorifieet ne divinise que la force: on établitun rapportpro-
fond entre la religion d'une nation et sa puissance militaire;on
attribueà l'inspirationdu ciel l'inventiondes explosifs;on professe
que les races chrétiennessont destinées par la volonté divine à
dépouillerou à exterminer les autresraces. La forcea toujoursété,
à l'extérieur,le principal instrument de la propagandechrétienne:
de
c'est à coups canon, et en exigeant des avantages commerciaux,
que les Européens répandentleur foi dans le monde. En réalité
leur Christianismen'est qu'une de leurs conventionsmondaines.
Ils adorent toujours, sous d'autres noms, les dieux de la force
*
brutale,Odin et Thor. « Ce monden'a pas de foi ».

1. Gleanings, p. 264-265.Cf. Out of the East, p. 110-171; Kokoro,p. 250-251;


Gleaninrjs,p. 239-240.
2. Kokoro,A conservative,p. 188 sqq. Cf. Out of the East, p. 209; p. 238-240;

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- Lafcadio Hearn.
f. CHALLAYE. 347

La moralechrétiennen'a pas réussi à pénétrerprofondément la


civilisationeuropéenne. Peut-être même faut-il ajouter que les
cruautés de la métaphysique chrétiennecontribuent encore à
endurcirle caractèredes Européens Que de souffranceshumaines
causées par l'illusionde la stabilité,par la croyanceillusoireque les
distinctionsde caractère,de classe, de foi sont réglées par une loi
éternelle! L'idée d'unDieu sans pardon,mû par une éternellehaine,
ayant créé l'humanitéen vue d'un auto da fé, l'idée d'une âme
immortelledestinée par le capricedivinà une éternitéde joie ou à
une éternitéde feu,l'idée de péchés irrémissibleset de peines sans
fin, toutes ces cruelles superstitionschrétiennesont eu peut-être
leur utilitéà une époque antérieurede barbarieprimitive, mais elles
doiventêtre absolumentéliminées de la conscience humaine au
stade de l'évolutionque nous venons d'atteindre: « tant que les
sentimentsmêmes développéspar de telles idées subsisteronten
nous, il ne sauraity avoir ni véritableesprit de tolérance,ni senti-
ment de l'humaine fraternité,ni éveil de l'universel amour ». Il
serait moralementbon que la métaphysiquebouddhiqueprécipitela
décadencedes idées théologiques chrétiennes: l'alliance de la reli-
gion orientaleet de la scienceoccidentalecontrela religionocciden-
tale pourraprovoqueren Europeun véritableprogrèsen humanité!.
Au contraire,au Japon,sous l'influencetraditionnelledu Shin-
toïsmeet du Bouddhisme,la moralitéest devenuecommenaturelle:
la religions'est transformée en une puissanteimpulsionhéréditaire
vers le bien, en un véritableinstinctmoral.
Le Shintoïsme,en affirmant la survivancedes morts,leur exis-
tenceactuelle autour de nous, a développé en l'âme japonaise un
sentimentprofond,inconnu en Europe : l'amour respectueux et
reconnaissantdu passé. C'est le plus puissant des sentimentsde la
race; il donne à toutela vie morale de la nation sa nuance particu-
lière. C'est pour honorerles ancêtres qu'il faut être fidèle à leur
noble idéal moral. « Shinto signifiecaractèredans le sens le plus
haut du mot: courage, courtoisie, honneur, et, par-dessus tout,
loyauté. » Shintosignifiepiété filiale,amour de la famille,douceur
chez la femme,docilité chez l'enfant.Shinto signifieencorepatrio-
tisme: cor la nation est conçue commeune grandefamille.Mêmela

Kokoro, p. 292. Cf. aussi dans Glimpses, II, p. 678, l'opinion citée du Vicomte
Torio.
4. Gleanings, p. 228 ; cf. GlimpsesI, p. X; Out of the East, p. 163.

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348 REVUE DE MÉTAPHYSIQUEET DE MORALE.

connaissancede toutce que nous devons aux ancêtresau pointde


vue matériel,intellectuelet moral,aboutità développerle sentiment
d'humanitéle plus profond,« l'émotioncosmiquede l'humanité». La
simplicitéde la vie japonaise vientpeut-êtrede ce que chacun limite
ses désirs,sachantbien la valeurdes choses,ce qu'elles coûtentd'ef-
fortshumains.- De tels sentimentsprovoquéspar la connaissance
de ce que l'individu doit à l'humanitépassée et présente,sont très
rares encore en Europe. Seule la doctrinede l'évolutionpourra les
développerchez nous : le progrèsscientifiquenous ramèneraà des
émotionslongtempsanathématiséescomme barbares ou païennes1.
Quant au Bouddhisme,il a si profondément pénétré l'âme japo-
naise que tous les détailsde la vie en révèlentl'influence: la littéra-
ture, le drame,les proverbes,les chants populaires, les nomsdes
lieux et des choses, les motifscourantsd'ornementation dans l'art,
l'industrieet l'horticulture.On peut attribueren partieà l'influence
de la doctrinebouddhiquede l'impermanencele caractèred'instabi-
litéqu'ont au Japontoutesles chosesde la vie quotidienne: la petite
maison,en bois, qui se bâtiten quelques jours, les mursde papier,
qu'on renouvelledeux fois par an, les nattes, qu'on changechaque
automne,le vêtement,qu'on découd chaque foisqu'on veut le laver,
les sandales de paille, qui s'usent vite, les baguettesde bois, avec
lesquels on ne mangebien souventqu'un seul repas. Persuadé que
cette existencen'est qu'une halte temporaireen un voyageinfini,le
Japonais vit satisfaitde cette instabilitédes choses; il trouve un
grand charme à l'extrêmesimplicitéde sa vie. Il n'y a guère de
permanentque les tombeauxoù reposentles mortset les sites des
ancienstemples1.
Maisc'est surtoutles vertusjaponaises qui révèlentl'influencedu
Bouddhisme.D'abord la patience,la résignationà tous les maux,
la résignationà la mort.Si personnen'aime plus la vie que le Japo-
nais, personnene redoutemoins la mort: il sait que la mortcon-
duità une forme supérieure de la vie. - De cet effortpour se
domineren toute circonstancerésultepeut-êtrecette impassibilité
des visagesqui nous frappedans la peintureet la gravuredu vieux
Japon : « une clef aux énigmes de l'art japonais, c'est le Boud-
dhisme». - Ce n'est pas seulementpar respectde soi-mêmeque

1. Kokovo,About Ancestor worship, p. 280 sqq. Cf. Glimpses,The household


shrine, p. 388-389.
2. Kokoro*The genius ofJapanese civilisation,p. 18 sqq. Cf. Gleanings,p. 185-187.

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f. CHALLAYE. 349
Lafcadio Hemm.
l'individudoit toujoursse dominer,c'est aussi par dévoûmentaux
autres.Le Bouddhismeaffirme« Terreurde l'égoïsme et la sagesse
de la bonté ». Depuis des siècles, les Japonais se sont habituésà
cacher leurs émotions et leurs souffrancessous une apparence
d'impassiblerésignationou d'amabilitéjoyeuse. Mêmequand le cœur
est brisé,c'est un devoirde montreraux autres,pour ne pas leur
causer de peine, un visage souriant : la politesse japonaise peut
confinerà l'héroïsme. Le sourire japonais, comme le sourire du
Bouddha de Kamakura,révèlele bonheurné du contrôlede soi, de
la suppressionde l'égoïsme. Cettepolitesse,générale au Japon,en
constituel'un des plus grandscharmes: quand on quitte une ville
ou un village,on peut regretterle sourirede toutun peuple,comme
on regretteailleurs le sourire d'un individu.- Surtoutle Boud-
dhismeest essentiellement la religionde la tolérance: « pour tous
les êtres il n'y a qu'une seule loi, immuableet divine: que le plus
bas doit s'élever à la place du plus haut; que le pire doit devenirle
meilleur;que les choses les plus viles doiventdevenirBouddha. En
un tel systèmepas de place pour le préjugéni pourla haine. L'igno-
rance seule est sourcedu mal et de la souffrance; et touteignorance
doit être finalementdissipéedans l'infinielumièrepar la décompo-
sitiondu moi * ».
Enfinon pourrait attribuerencore à l'influencebouddhique le
goûtdes Japonaispour la nature,leur intelligentefaçonde l'aimer,
les joies simples qu'ils saventéprouveren la contemplant.L'Euro-
péen, égoïste,voitle monde d'un regardanthropomorphique;épris
surtoutde la beauté féminine, c'est elle qu'il cherchedans l'univers,
c'est à travers cet idéal de régularitéet de symétriequ'il regarde
toute chose : son sens de la beauté n'est qu' « un panthéisme
féminin». Le Japonais,purifiépar le Bouddhisme,sait mieuxvoir
la naturetellequ'elle est,dans ses plusmenusdétails; il jouit surtout
de ses irrégularités et ses dyssymétries, de ses aspectsles plus chan-
geants; usait mieux s'intéressernon seulement aux animaux et aux
plantes, mais aux pierres et aux nuages; il découvre ainsi des
nuances de beauté auxquelles nous avons été longtempsinsensibles.
L'originalitéde l'artjaponais vientpeut-êtrede la supérioritémorale
de la race *.

1. Glimpses,The Japanese smile, II, p. 668 sqq; Gleanings, Nirvana, p. 229.


Cf. Glimpses,I, p. 229; Gleanings,p. 113.
2. Out of the East, of the eternal feminine,p. 112 sqq.

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350 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE N011ALE.

Justifiépar Taccord de ses principesavec les conclusions de la


science, justifié par l'excellence de son action moralisatrice,le
Bouddhisme,mêlé au Shintoïsme,continueraà satisfairela con-
sciencedes Japonais.S'il évolue, ce sera sans subirl'influenced'une
autre religion,simplementen se fortifiant et se précisantau contact
de la science occidentale. Peut-êtremême arrivera-t-ilà étendre
son influenceà l'Occident.Déjà on étudie en Europe avec plus de
soin la pensée orientale.La philosophie de l'Orientcontribueraà
modifierles idées religieusesde l'Occident,peut-êtreautant que la
philosophie evolutionniste,et dans le même sens qu'elle. Nous
commençonsen Europe à êtrelas de croyancestransformées en con-
ventions: nous attendonsun Sauveur.Unjour viendrapeut-êtreoù,
moinségoïstes et plus sincères,nous irons dans nos Musées, ces
nécropolesde dieux,saluer les Bouddhasque nousy avons entassés,
et leur rendreun respectueuxhommage: la douce sérénité,l'impas-
sible tendressedu visage divin nous donnerala paix de l'âme... *

Le granddébat élevé ainsi entrela civilisationeuropéenneet la


civilisationorientale ne peut être tranchéque par des Européens
ayanteu l'expériencedirectedu Japon.L'œuvrede LafcadioHearn,
mêmeen sa partie philosophique,est tellementpénétréed'impres-
sionsjaponaises qu'on ne saurait la comprendreà fondsans avoir
éprouvésoi-mêmedes émotionsanalogues. Il fautavoir lu ces pages
exquises dans le cadre charmantd'une chambrejaponaise, aux murs
de papier, aux nattes luisantes,à côté du tokonomaconsacré aux
œuvresd'art...2
En toutcas, aux Européensd'Europe,Lafcadio Hearn a le mérite
de rappeleravec forcel'importance,souventméconnue,de la civili-
sationorientale.Nul mieux que ce japonisant enthousiastene peut
nous fairesentirce qu'il y a d'étroitdans notrehabituelleconception
du monde,dans notrelittératureindividualiste,méconnaissanttrop
l'influencedu passé, dans notreart anthropocentrique, négligeant
tropla nature,dans notre philosophieclassique, trop uniquement
pénétréed'influencesgréco-latineset chrétiennes.Jusqu'ici,dit très
1. Kokoro, p. 193; p. 221; p. 247-248.
2. J'ai essayé d'exprimer cette expérience du Japon et de résoudre le pro-
blème posé par Lafcadio Hearn dans le même sens que lui, en un article inti-
tulé « Impressions sur la vie japonaise » (Cahiers de la Quinzaine. 3° série,
17e cahier, juin 1902).

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- Lafcadio Hearn.
f. CHALLAYE. 351

fortementLafcadio Hearn,« n'ayantvécu que dans un hémisphère,


nous n'avons pensé que des demi-pensées»!. Nous devons élargir
notrecœur et notreesprit en faisantentrerdans le cercle de notre
culturetoutl'art et toutela penséede l'Extrême-Orient.
Au pointde vue philosophique,LafcadioHearn a le mérited'ap-
pelernotreattentionsur la haute valeur du Shintoïsmeet surtout
du Bouddhisme.Son œuvre mériteraitd'exercerune influencesur
l'évolutiondes idées religieusesen Occident.- Si la religionne peut
plus occuperaucune place dans la vie intellectuellede l'humanité,de
plus en plusenvahie par la science,elle peut subsisterencore long-
temps, peut-êtretoujours, dans sa vie sentimentale.Elle ne peut
plus ressemblerà une connaissance; elle peut encore ressemblerà
une amitié: elle peut être l'amitié éprouvéepar un certainnombre
d'hommespour un grand sage ou pour un grand saint. Il y a eu,
dans toutesles races, des mortelsprivilégiésqui, à force d'aimer,
ont comprisle mystèredu monde: ils ontsu découvrirque la mora-
lité représentele rapport normal de la nature humaine et de la
Naturetotale,de l'individufiniet de l'Universinfini;justifiantainsi
l'effortmoral,ils nous ont délivrésde l'inquiétudespirituelle,du
doute, de la désespérance,ils nous ont vraimentsauvés : ils méri-
tentque nous leur consacrionsun culte religieux. Mais pourquoi
vouerce culte à un seul d'entre eux? pourquoine pas l'adresserà
tous les représentantssupérieursde la moralitéhumaine? Les reli-
gions s'opposaient, s'excluaient, quand chacune d'elles prétendait
êtrel'unique révélationde la véritétotale; en tantqu'amitiécollec-
tiveet traditionsentimentale,elles pourrontse mêler en la con-
science humaine,commese pénètrenten un cœurlarge différentes
amitiés.La tolérance des Orientaux, sachant admettreen même
temps les religionsles plus diverses, paraîtra un jour plus intelli-
genteque l'exclusivismedes Européens.La critiquephilosophique,
en éliminantl'idée d'un Dieu personnel,l'histoiredes religions,en
faisantmieuxconnaîtrela vie des mortelsdivins,préparentensemble,
à l'humanitéfuture,une vaste synthèsereligieuse. Nous avons le
droit d'espérer que l'élément principal de cette synthèsesera le
Bouddhisme,du moins ce Néo-Bouddhisme,précisé par la science,
que prophétiseLafcadioHearn.
Félicien Challaye.
1. Kokoro,p. 243.

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