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Le sens de la liberté
Collection Mercure du Nord
La collection « Mercure du Nord » se veut le point de rencontre des chemins multiples
arpentés par la philosophie de concert avec les sciences humaines et sociales, l’économie
politique ou les théories de la communication.
La collection est ouverte et se propose de diffuser largement des écrits qui apporteront
une nouvelle texture aux défis majeurs d ’aujourd ’ hui, passés au crible d’une
nouvelle réflexivité€: rouvrir en profondeur le débat sur le mégacapitalisme, sur la
marchandisation et la médiatisation mondiales et tenter d’esquisser les contours d’une
mondialisation alternative.
La collection ne saurait atteindre son but qu’en accueillant des textes qui se penchent
sur l’histoire sans laquelle les concepts véhiculés par notre temps seraient inintelligibles,
montrant dans les pensées nouvelles les infléchissements d’un long héritage.
Titres parus
Rousseau Anticipateur-retardataire
Les grandes figures du monde moderne
L’autre de la technique
Comment l’esprit vint à l’homme ou l’aventure de la liberté
L’éclatement de la Yougoslavie de Tito. Désintégration d’une fédération et guerres
interethniques
Kosovo€: les Mémoires qui tuent
La guerre vue sur Internet
Charles Taylor, penseur de la pluralité
Mondialisation€: perspectives philosophiques
La Renaissance, hier et aujourd’hui
La philosophie morale et politique de Charles Taylor
Analyse et dynamique. Études sur l’œuvre de d’Alembert
Le discours antireligieux au XVIIIe siècle Du curé Meslier au Marquis de Sade
Enjeux philosophiques de la guerre, de la paix et du terrorisme
Souverainetés en crise
Une éthique sans point de vue moral. La pensée éthique de Bernard Williams
L’antimilitarisme€: idéologie et utopie
La démocratie, c’est le mal
Michel Foucault et le contrôle social
Tableaux de Kyoto. Images du Japon 1994-2004
La révolution cartésienne
Aux fondements théoriques de la représentation politique
John Rawls. Droits de l’homme et justice politique
Les signes de la justice et de la loi dans les arts
Matérialismes des Modernes. Nature et mœurs.
Philosophies de la connaissance
Voir: http://www.pulaval.com/collection/mercure-nord-42.html
Sous la direction de
Josiane Boulad-Ayoub et Peter Leuprecht

Le sens de la liberté
Actes du colloque tenu dans le cadre des
Vingt et unièmes Entretiens
du Centre Jacques Cartier

avec des textes de

Louise Arbour
Salah Basalamah
Alain Bauer
Gregory Baum
Pierre Bosset
Dorval Brunelle
Marie-Françoise Labouz
Georges Leroux
Peter Leuprecht
Giorgio Malinverni
Christian Philip
Michel Robert
Paule-Monique Vernes

pul
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises
culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme
de publication.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise


de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ)
pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture : Mariette Montambault


Mise en pages€: Josiane Boulad-Ayoub

© Les Presses de l’Université Laval 2009


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 4e trimestre 2009

ISBN PUL 978-2-7637-8782-4

Les Presses de l’Université Laval


Pavillon Maurice-Pollack, bureau 3103
2305, rue de l’Université
Québec (Québec) G1V 0A6
Canada

www.pulaval.com
INTRODUCTION

Le sens de la liberté

Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes
significations, et qui ait frappé les esprits de tant de
manières, que celui de liberté.
Montesquieu
Entre le fort et le faible
entre le riche et le pauvre
entre le maître et le serviteur
c’est la liberté qui opprime
et la loi qui affranchit.
Lacordaire

J’
ai l’honneur et le plaisir d’ouvrir le colloque sur «Â€Le sens
de la libert逻.
Hommage à Bronislav Geremek
En ouvrant ce colloque, j’ai le triste devoir de rendre un
hommage appuyé et ému à un grand absent, Bronislav Geremek,
qui nous a quittés en juillet dernier, victime d’un tragique accident
de la route. Il avait accepté de prononcer la conférence d’ouverture
pour laquelle il avait choisi comme titre€: «Â€L’Europe et l’idée de
la libert逻.
Bronislav Geremek était un grand intellectuel, un historien
réputé qui est devenu par son engagement politique un acteur
inf luent de l’histoire. Il incarnait les bouleversements et
déchirements du 20ème siècle. Il séduisait par son extraordinaire
érudition et son intégrité morale. C’était un homme exceptionnel,
courageux combattant de la liberté au sens le plus noble du terme.

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le sens de la liberté

Sa disparition laisse un grand vide. Une grande voix de modération,


de tolérance, de sagesse et d’humanité s’est tue.
Pourquoi un tel colloque€?
Parce que dans le monde d’aujourd’hui l’un des concepts
les plus galvaudés, usés et abusés est celui de la liberté. Non
seulement il reçoit, comme l’écrivait déjà Montesquieu en son
temps, une multitude de différentes significations, il fait l’objet
d’un abus orwellien du langage. Il semble donc essentiel de le
clarifier. Le présent colloque vise à contribuer à cette indispensable
clarification.
Nous avons mis en exergue à ce colloque non seulement la
phrase de Montesquieu, mais aussi celle de Lacordaire€:
Entre le fort et le faible
entre le riche et le pauvre
entre le maître et le serviteur
c’est la liberté qui opprime
et la loi qui affranchit.€
Cette phrase, incontestablement d’une brûlante actualité, nous
aide à repenser le concept de la liberté et ses rapports avec la loi,
le droit.
Quelle libert�
L’invocation de la liberté est en vogue aujourd’hui. Les apôtres
de l’idéologie panéconomique qui est à la base de la mondialisation
s’y réfèrent constamment, de même qu’un homme qui se croit fort,
étant à la tête de la seule superpuissance qui reste dans le monde,
le Président George W. Bush. «Â€Enduring freedom€» a été l’une
des devises accompagnant le déclenchement de la mal nommée
«Â€guerre contre le terrorisme€». Dans le discours d’inauguration
de son second mandat présidentiel, George W. Bush a employé
les mots «Â€freedom€» et «Â€liberty€» une quarantaine de fois et il
prétend répandre la (sa€?) liberté à travers le monde. Représente-t-il

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peter leuprecht – introduction

le «Â€renard libre dans le poulailler libre€» qu’évoque Karl Marx€?


Ou le renard prêchant de la fable alsacienne qui prêche la liberté
et la fraternité aux oies pour mieux les avaler par la suite€?
Lacordaire était conscient du fait que pour le pauvre, le faible,
la liberté peut être plutôt théorique. «Â€Que fait au pauvre une
liberté qui exclut de tout précisément parce qu’il est pauvre€?€»
écrivait-il.
Pour le pauvre, le faible, la liberté ne risque non seulement
d’être théorique€ ; pour lui la liberté du fort peut être source
d’oppression. Se pose ainsi le problème des limites de la liberté.
La liberté de chacune et de chacun s’arrête là où commencent la
liberté et les droits d’autrui. Il n’y pas – il ne doit pas y avoir – de
liberté sans limites. C’est à la loi qu’il appartient de fixer les limites
de la liberté. Réalisant qu’une liberté débridée, la liberté du fort,
peut engendrer l’oppression, Lacordaire se tourne vers la loi€: «Â€la
loi qui affranchit€». Or, affranchir ne veut dire rien d’autre que€:
donner la liberté. Lacordaire revient ainsi à la liberté, mais à une
liberté limitée, apprivoisée, qui, dans le sens de John Locke, va
de pair avec égalité et responsabilité.
Quelle loi€?
Évidemment, la loi qui affranchit ne saurait être la loi du
plus fort, ni la loi de la jungle, ni la «Â€ loi du marché€ » dont
certains tenants de l’idéologie panéconomique, comme Friedrich
Hayek, louent la moralité. Pour être libératrice, la loi doit fixer
les limites de la liberté. Il est intéressant de noter que le droit, y
compris le droit international des droits de l’homme, prévoit des
restrictions à la liberté et aux libertés qui sont «Â€nécessaires dans
une société démocratique€». Ce droit et la jurisprudence pertinente,
notamment celle de la Cour européenne des Droits de l’Homme,
sont caractérisés par la recherche d’un équilibre entre liberté(s),
d’une part, et les exigences de la vie en société – dans une «Â€société
démocratique€» – d’autre part.

9
le sens de la liberté

L’une de ces exigences est celle de l’égalité. Elle doit être


un objectif prioritaire de ce que Lacordaire appelle la «Â€ loi de
justice€ ». Proudhon a écrit que «Â€ la justice est le respect de la
dignité humaine€ ». Thomas d’Aquin a défini la justice comme
la volonté constante et perpétuelle de rendre à chacun ce qui lui
est dû. La loi juste vise à réaliser non seulement une égalité de
droit, mais aussi et surtout une égalité de fait. C’est la raison pour
laquelle elle peut ou doit prévoir des inégalités compensatrices
en faveur des faibles, des mesures de «Â€discrimination positive€»
ou «Â€ affirmative action€ ». Des interventions redistributrices de
l’État, par exemple au moyen des impôts, violemment récusées par
Hayek et ses disciples, s’inscrivent dans la même logique€; elles
sont non seulement compatibles avec le principe d’égalité et de
non-discrimination, mais nécessaires pour réduire les inégalités
entre le fort et le faible et pour réaliser une égalité de fait et la
justice sociale.
Cette vision idéale de la loi juste est loin d’être partagée par
tous. Pour Hayek, le concept de justice sociale est «Â€totalement
vide de sens et de contenu€». Lui et ses disciples considèrent la loi
telle que Lacordaire la concevait comme ennemie de la liberté.
Ils rejettent toute intervention dans la sphère du marché et des
«Â€libres€» interactions entre individus et entreprises.
Pour ce qui est des entreprises et surtout des sociétés
multinationales, souvent bien plus puissantes que des États, il est
évident qu’elles ne sauraient être au-dessus de la loi. Elles aussi
ont tendance à user et à abuser de leur liberté. Le président d’un
important groupe helvético-suédois a, de manière fort significative,
défini la mondialisation comme «Â€ la liberté pour mon groupe
d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut,
en s’approvisionnant là où il veut et en ayant à supporter le moins de
contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions
sociales€». Il est indispensable que la loi, en l’occurrence le droit

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peter leuprecht – introduction

international, fixe des limites à la «Â€libert逻 des multinationales


pour l’empêcher d’être source d’oppression.
Droits humains, mondialisation
et idéologie panéconomique
Les droits humains sont un élément essentiel de la loi juste
qui affranchit. Leur fondement est le principe de l’égale dignité
de tous les êtres humains. Le paragraphe 1er du préambule de la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme affirme que «Â€la
reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la
famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le
fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde€».
Selon l’article 1er de la Déclaration, «Â€ tous les êtres humains
naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de
raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans
un esprit de fraternité.€» Le paragraphe 2 du préambule promet
aux êtres humains une double libération€: libération de la terreur
et libération de la misère. Celle-ci ne peut être réalisée que si tous
les droits humains, qu’ils soient civils, politiques, économiques,
sociaux ou culturels, sont garantis. Ce n’est qu’ainsi que l’homme
peut vivre dans la dignité.
La mondialisation et l’idéologie panéconomique qui la sous-
tend et qui invoque constamment la liberté font peser de graves
menaces sur les droits humains. Elles réduisent l’être humain à
un facteur économique ou, si l’on veut être un peu plus optimiste,
à un acteur économique, à un participant au marché, à un
consommateur. Pour l’idéologie panéconomique, l’être humain est
un moyen. On a oublié ce que Immanuel Kant a enseigné, à savoir
que l’homme ne doit jamais être un moyen, mais une fin.
Au cœur de l’idéologie panéconomique il y a l’homo œconomicus.
Ce qui le caractérise est la recherche du profit, la soif du pouvoir,
la volonté de domination, l’égoïsme. La solidarité (ou fraternité)
sans laquelle les droits humains ne sauraient être une réalité

11
le sens de la liberté

vivante ne fait pas partie de son système de valeurs. Nous assistons


ainsi à une érosion de la dimension sociale et culturelle des droits
humains. La vision globale des droits humains indivisibles, qui
doivent inclure les droits économiques, sociaux et culturels, est
de plus en plus perdue de vue.
L’article 28 de la Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme stipule que «Â€toute personne a droit à ce que règne, sur
le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits
et libertés énoncés dans la Déclaration puissent y trouver plein
effet€». Hélas, nous en sommes terriblement loin. Ce qui règne est
un grand désordre dont un des traits saillants est le fossé qui se
creuse inexorablement entre riches et pauvres, entre forts et faibles.
La liberté des riches et des forts opprime les pauvres et les faibles
de ce monde qui a un besoin urgent de la loi qui affranchit.
Un autre monde, un monde plus juste, est non seulement
possible, il est absolument nécessaire. Pour le réaliser, il faut
construire, à l’intérieur des pays et dans le monde, un droit juste,
un droit de la solidarité, et faire appliquer ce droit. Le monde de
demain devrait être éclairé par une éthique de la responsabilité
et de la solidarité. Celle-ci devrait guider l’action des États, des
institutions internationales, y compris les institutions économiques
et financières, des acteurs non étatiques, dont les sociétés
multinationales, et de chacun d’entre nous. Ce n’est qu’ainsi que
nous progresserons vers la double libération de la terreur et de
la misère afin d’assurer à tous les êtres humains une vie dans la
dignité.
Peter Leuprecht, ancien directeur
Institut d’études internationales de Montréal
Faculté de droit et de science politique
Université du Québec à Montréal

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Mot d’ouverture

L’
ampleur du sujet sur lequel on vous propose de réfléchir
pendant les deux prochains jours dans le cadre du colloque
« Le sens de la liberté » m’a quelque peu surprise et
estomaquée. Je n’ai aucune ambition de vous éclairer sur tous les
volets qui sont au programme et mes quelques mots d’introduction
seront modestes. Je tenterai donc de partager avec vous une
approche qui reflète les préoccupations que j’ai eues au cours de
ma carrière.

Je ne vous étonnerai guère en vous disant que le sens de la liberté


est une préoccupation qui m’est particulièrement chère. J’ai moi-
même regagné ma liberté d’expression il y a quelques mois à peine,
après avoir choisi une carrière qui a été entièrement dévouée à sa
défense mais au cours de laquelle des contraintes institutionnelles
m’obligeaient à un devoir de réserve. À l’exception de ma courte
période de carrière académique du début de ma vie professionnelle,
ma carrière dans la magistrature et au sein de l’Organisation des
Nations Unies m’a obligé justement à de grandes réserves et à devoir
modifier dans une certaine mesure ce que je pense être un devoir
d’exercer sa liberté d’expression. C’est cependant sans beaucoup
d’éclat que je retrouve et que je regagne cette liberté puisque nous
vivons dans une société qui non seulement tolère mais encourage

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le sens de la liberté

le plein exercice de la liberté d’expression encadré par la règle de


droit. Et c’est particulièrement ce lien entre la liberté et le droit qui
m’intéresse. Surtout depuis l’intense crise sécuritaire provoquée
par les évènements du 11€septembre 2001 et par la réaction qui les
a suivis. Nous nous devons de réfléchir sérieusement sur le concept
même d’une liberté au nom de laquelle de nombreux abus ont été
et continuent d’être perpétrés. Il faut d’ailleurs souligner les abus
et l’ambiguïté avec laquelle on approche ce concept de liberté.
Je considère que l’une des obligations principales de l’État est de
maintenir en tout temps un équilibre précaire entre notre désir de
liberté et notre désir de sécurité. En fait, la question qui nous est
posée ou la question qu’on entend beaucoup particulièrement en
période électorale dans les États démocratiques est, à mon avis, la
suivante€: «Â€Dans quelle mesure suis-je prête à sacrifier une partie
de ma liberté pour accroître ma sécurité€?€» Malheureusement,
depuis le lancement de la soit disant guerre contre le terrorisme,
cette question fondamentale a été largement pervertie de sorte
que ce que nous entendons maintenant est plutôt la question
suivante€: «Â€Dans quelle mesure suis-je prête à sacrifier la liberté
des autres pour accroître ma propre sécurité ?€» La réponse devient
donc assez facile et assez perverse lorsque la question est faussée
de cette façon.
Je suis par ailleurs convaincue qu’une réflexion de nature
juridique basée sur des normes déjà bien établies en matière de
droit et de liberté fondamentale est une démarche essentielle. Les
droits humains nous amènent inévitablement vers un combat pour
les droits des autres. Ceci peut paraître paradoxale puisque les
droits de la personne sont définis essentiellement comme des droits
individuels mais les paradoxes sont souvent source d’inspiration.
Hebert Packer, dans son important ouvrage des années soixante
intitulée The Limits of the Criminal Sanction (1968), avait repris
de façon très éloquente la thèse de Lacordaire en préconisant que
le but ultime du droit dans une société démocratique n’est pas de

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louise arbour – mot d’ouverture

réprimer mais plutôt d’affranchir et de libérer. Contrairement aux


bruyants discours véhiculés par ceux qui préconisent la sécurité
par la répression, il est évident que l’insécurité n’est pas liée
uniquement ni même principalement au crime et au terrorisme
mais que les insécurités les plus profondes sont ancrées dans la
pauvreté, la maladie, la discrimination et la marginalisation. Le
manque de pouvoir, le manque de contrôle sur son propre destin est
un manque à la fois de liberté et de sécurité. Ces deux concepts de
sécurité et liberté que l’on dit souvent opposés se rejoignent pour
inviter une réflexion élargie du droit et du bien être individuel et
collectif. Ce sont ces thèmes, entre autres, et ces paradoxes qui
seront enrichis par votre réflexion au cours de ce colloque.

Je suis très honorée d’avoir été invitée à vous présenter mes


salutations et mes amitiés et je vous souhaite à tous une réflexion
des plus fructueuses.
Louise Arbour
Ancien Haut-commissaire des droits de l’Homme
aux Nations Unies

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Page laissée blanche intentionnellement
Conférence d’ouverture
Les libertés en contexte

Préliminaires

J
e tiens à remercier les organisateurs, et tout particulièrement
mes collègues Josiane Ayoub et Peter Leuprecht, de la
confiance qu’ils m’ont témoignée en m’invitant à prononcer la
conférence d’ouverture du colloque€«Â€Le sens de la libert逻.
L’honneur qui m’échoit est d’autant plus lourd à porter que je
prends ici la place d’un invité de marque, Bronislaw Geremek, mort
dans un accident d’auto, le 28 juillet dernier, une perte d’autant
plus cruelle qu’il avait été aux premières loges de l’histoire le jour
où Solidarnosc et Lech Walesa avaient remporté un triomphe
électoral parfaitement imprévisible qui devait, de proche en
proche, c’est-à-dire à la suite des bouleversements intervenus en
cascade en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Allemagne de l’Est,
bouleversements qui culmineront avec l’exécution du couple
Ceaucescu en Roumanie, en décembre de cette année-là, conduire
à l’événement majeur des 70 dernières années, l’implosion de
l’URSS et du bloc socialiste.
Dans son homélie, publiée dans la livraison du 25 septembre
du New York Review of Books, Adam Michnik, l’éditeur en chef
du quotidien Gazeta Wyborcza de Varsovie (fondé en mai 89
dans la foulée des Accords de la Table ronde qui devaient paver
la voie à la tenue d’élections libres en Pologne pour la première
fois en 40 ans), a écrit€:€«Â€Miraculeusement épargné par la Shoah,

17
le sens de la liberté

Geremek aura passé sa vie à rêver d’une Pologne sans exclusion ni


assujettissement, d’une Pologne de gens vivant dans la dignité et
respectant la dignité des autres€»1 et Michnik relève, au passage,
comment la récente conjoncture politique en Pologne avait mis
ce credo à rude épreuve2.
Pour sa part, dans un livre-reportage publié en 1990, à la
suite de sa tournée historique effectuée l’année précédente dans
quatre des six capitales d’Europe de l’Est marquées par ce qu’il
appelle des€«Â€réfolutions€» (une contraction des mots€«Â€réforme€»
et€«Â€révolution€»), Timothy Garton Ash avait écrit ceci au sujet
de Geremek€:€
Alors que Pilsudski (héros de l’indépendance de la Pologne et premier
président de la république, en 1926) était entouré de colonels, Walesa
était entouré de professeurs. Alors que la Pologne d’avant guerre était
entourée de dictatures, la Pologne portait maintenant le regard en
direction des démocraties libérales d’Europe occidentale. À main
droite, Walesa pouvait compter sur le sage professeur Bronislaw
Geremek, un heureux mélange de Macaulay et de Machiavel, un
homme qui savait exactement ce qu’il fallait à une Pologne moderne,
occidentale et européenne€3.
Il ajoute€:

1. Adam Michnik,€«Â€On the Side of Geremek€», NYRB, vol. LV, no 14,


25 septembre 2008, p. 52.
2. Michnik se réfère, en particulier, à la création de l’Institut national du
Souvenir, en 1998, qui a reçu le mandat de rechercher et de documenter
les crimes commis par les nazis et les communistes contre la nation
polonaise.
3. Timothy Garton Ash, We the People. The Revolution of ’89 Witnessed
in Warsaw, Budapest, Berlin & Prague, Granta Books, Cambridge, 1990,
p. 35. Le texte anglais dit ceci€:€« a delightful mixture of Macaulay and
Machiavelli, and a man who knew exactly what was needed for a modern,
Western, European Poland€».

18
dorval brunelle – les libertés en contexte

Lors de la première rencontre de la ‘première brigade’ convoquée


derrière des portes closes dans l’auditorium principal de l’Université
de Varsovie, Geremek a été élu président de l’assemblée conjointe des
candidats de Solidarnosc aux deux chambres du Parlement. À compter
de ce moment, la réunion a été menée avec ordre et célérité1.
Garton Ash évoque ici la réunion historique au cours de
laquelle, en prévision des élections à venir et afin de rejoindre le
plus grand nombre de ses compatriotes, Solidarnosc se transforme
en Club parlementaire des citoyens. On connaît la suite, le 4 juin,
Solidarnosc remporte 90% des sièges au Sénat, ainsi que 160 des
161 sièges qu’on lui a permis de briguer à la Diète.
C’est dire à quel point, la disparition de Geremek nous prive
d’un témoin et d’un témoignage précieux. Son expérience pratique
et sa hauteur de vue en faisaient un invité incontournable pour
un colloque consacré à la liberté. Son décès a porté un dur coup
aux organisateurs et comme vous tous, je déplore amèrement les
circonstances qui nous ont privées de la collaboration d’un grand
témoin et d’un grand acteur de l’histoire actuelle.
Les libertés en contexte
Le sujet que je vais aborder est dicté par la conjoncture. Dans
deux mois nous célèbrerons les 60 ans de la Déclaration universelle
des Droits de l’Homme. Dans cet esprit, et afin de préciser
l’orientation que j’entends donner à ma présentation, j’aborderai
la question suivante€: quelle place avait-on dévolu à la Déclaration
de 1948 dans le complexe des institutions et autres organisations
mises en place dans l’immédiat après-guerre et quel sort a-t-on
réservé à la question des droits humains aujourd’hui€? Je voudrais
ainsi mettre en relief les rôle et fonction impartis à la Déclaration
universelle de 1948 dans la panoplie des institutions mises sur
pied à l’époque, et je veux me servir de cette mise en contexte
pour chercher à comprendre le sort qui a été réservé au droit, aux

1. Idem.

19
le sens de la liberté

chartes des Droits et à la liberté depuis la fin de la guerre froide.


Cette comparaison permettra de mettre en relief, non seulement
toute la distance qui sépare la hauteur de vue exprimée la première
fois, mais surtout l’étonnante complémentarité entre les différentes
missions dont le système de l’ONU avait été investi à l’époque,
quand on les compare au déséquilibre, voire à la désarticulation
institutionnelle qui prévalent aujourd’hui, déséquilibres et
désarticulations qui comptent sans doute pour beaucoup dans
la cassure qui affecte l’ensemble des Droits de l’Homme et, par
voie de conséquence, dans le renforcement de tout ce qui touche
aux droits de propriété et à leurs dérivés, au détriment des droits
sociaux et autres droits apparentés.
En somme, je voudrais montrer en quoi et comment
l’encastrement de la Déclaration de 48 dans l’ensemble des
organisations internationales mis sur pied entre 1944 et 1948
visait à assurer une certain équilibre entre les droits individuels
et les droits sociaux, équilibre qui s’est petit à petit disjoint et qui
a été rompu à la fin de la guerre froide, avec le résultat que nous
sommes actuellement confrontés à deux évolutions parallèles,
mais de sens inverse€: à la montée en force des droits de propriété
et de leurs diverses déclinaisons – droits intellectuels, droits
des investisseurs, brevets, etc. – , d’un côté, au déclin des droits
économiques, sociaux, et culturels, de l’autre.
Pour transcrire ces remarques préliminaires dans d’autres
termes, on pourrait dire que, là où l’ordre d’après-guerre avait
institué, aussi bien au niveau international qu’au niveau national,
un certain équilibre politique entre deux visions ou entre deux
approches occupant chacune un pôle théorique et programmatique
donné, l’un constitué par la liberté négative, l’autre par la liberté
positive, l’ordre actuel assurerait la prééminence de la première
aux dépends de la seconde aux deux niveaux international et
national.

20
dorval brunelle – les libertés en contexte

Cette distinction entre liberté négative et liberté positive a été


reprise et développée, entre autres, par Isaiah Berlin, pour qui la
liberté négative est absence de coercition, et par Hayek, pour qui
la liberté négative est l’interdiction de prescrire aux autres ce dont
ils ne veulent pas. Il s’agit de reconnaître à l’autre la possibilité de
trouver par lui-même le chemin de son propre progrès et de lui
laisser toute latitude pour établir des relations harmonieuses avec
autrui.€La liberté positive, quant à elle, est la possibilité de faire
ce que l’on veut. Mais cette liberté, comme John Stuart Mill, et
ceux qu’on a appelé les sociaux-libéraux à sa suite, l’ont montré,
ne peut bénéficier au plus grand nombre qu’à la condition qu’une
autorité y pourvoie. La liberté positive désigne alors la panoplie
des moyens – qu’il s’agisse de politique d’éducation, de santé, de
développement régional, etc. – mis à la disposition des citoyens par
l’État, ou par une autorité publique quelconque, pour favoriser la
pleine utilisation de leurs capacités par le plus grand nombre.
Cette opposition place face à face deux interprétations à la
fois symétriques et complémentaires de la liberté€: la première,
qui privilégie la liberté entendue comme liberté de choix, la
seconde, qui, située en amont de la première en quelque sorte,
privilégie plutôt un renforcement des capacités qui égaliserait les
conditions de l’exercice de la liberté de choix. Or, la question qui
se pose est de savoir si on ne pourrait pas aussi envisager la liberté
en tant que possibilité de dépasser cette alternative, en tant que
pouvoir, ou mieux, en tant que puissance créatrice (collective ou
collectivement sanctionnée) susceptible ou capable de surmonter
l’opposition en question.
Car il y a une autre liberté à invoquer et à convoquer, celle
précisément qui nous permettrait de sortir de cette impasse. Cette
liberté-là porte une autre qualification, il s’agit de la liberté de créer
du nouveau, d’innover€; c’est à cette liberté que notre compatriote,
le peintre Paul Borduas avait accolé l’expression€ «Â€ projections
libérantes€ », une voie aujourd’hui accaparée par l’initiative

21
le sens de la liberté

individuelle et l’accroissement des droits de propriété, alors que la


capacité collective de créer du nouveau est, au mieux, marginalisée,
voire trivialisée, au pire, ignorée.
On pourra mieux cerner ce dont il est question ici en
introduisant une distinction fondamentale entre la liberté entendue
au sens de liberté instituée ou de liberté constituée en vertu d’une
charte, d’une autorité politique, ou d’une décision d’un tribunal,
d’un côté, et la liberté en tant que pouvoir ou en tant que pensée
constituante d’où découlent la ou les libertés de choix, de l’autre. La
liberté constituante renvoie à l’idée de liberté en tant que création.
Elle renvoie à la liberté telle qu’entendue chez Bergson ou chez
Sartre, en particulier. Pour Bergson, la liberté pleinement exercée
doit être créatrice, c’est celle qui permet de sortir des contingences,
de surmonter le fatum inscrit dans l’évolutionnisme spencérien qui
nous condamne à suivre la trajectoire d’une évolution inscrite dans
des lois naturelles, et notamment celle de la survie des plus aptes
(the survival of the fittest). Contrer la pente apparemment naturelle
définie par l’évolutionnisme implique, pour Bergson, de recourir à
l’acte créateur qui prend source dans une autre morale, la morale
du dépassement. Pour Sartre, en revanche, la liberté est d’abord
et avant tout capacité de surmonter ce qu’il appelle les «Â€synthèses
réifiées du pratico-inerte€», par quoi il entend cette inertie dans
laquelle s’enfonce immanquablement la praxis humaine.
Dans sa Critique de la raison dialectique, Sartre développe l’idée
que€«Â€le pratico-inerte (renvoie à) la domination de la matérialité
sur la praxis et la fin de l’expérience de la liberté, (une fin) qui
ne pourra être retrouvée que dans la praxis du groupe€»1, c’est-à-
dire dans l’acte émancipateur par excellence qui est un véritable
pouvoir constituant, le pouvoir de surmonter et de dépasser les
contingences inscrites dans la logique de l’institué. Cependant,
au-delà de leur parenté apparente, qui viendrait du fait que les deux

1. Voir Arnaud Thomès, Petit lexique sartrien. En ligne€: http://www.


cairn.info/article.php€? id_article=cite_022_0185

22
dorval brunelle – les libertés en contexte

invoquent une morale du dépassement, la liberté revêt chez Sartre


un sens radicalement différent de celui que lui accorde Bergson.
En effet, chez Bergson, on est encore situé dans l’univers du
libre arbitre, voire des opportunités, et le sujet peut ou non choisir
d’échapper au poids des contingences et opter pour la liberté de
créer, tandis que chez Sartre, la liberté n’est pas un choix, elle est
notre lot. Dans son Petit lexique sartrien, Arnaud Thomès écrit à
sujet€:€
La liberté n’est pas, comme dans la philosophie classique, une
faculté de l’âme€: elle n’est pas la capacité pour la volonté de choisir
indépendamment de ce que lui présente l’entendement, autrement
dit le libre arbitre. Mais la liberté est à comprendre chez Sartre en
termes ontologiques€: l’homme est liberté. Puisque l’homme existe, et
que cette existence se définit par sa contingence, il ne saurait alléguer
quelque nécessité que ce soit pour justifier ses choix et pour se délivrer
de sa responsabilité€: il est condamné à être libre1.
Pourtant, et ceci est essentiel pour mon propos, cette
condamnation n’équivaut pas à sommation, ou à une mise en
demeure qui condamnerait l’homme sartrien à être libre ou à périr,
car c’est bien l’homme collectif, c’est-à-dire le groupe au sens de
Sartre qui porte et subit cette€«Â€condamnation€». En somme, si je
transcris ces deux approches dans mes propres termes et si je veux,
par la même occasion, préparer le terrain pour ce qui va suivre,
je dirais que la démarche individualiste et individualisante d’un
Bergson nous permet d’entrevoir et de concevoir la liberté comme
faculté de dépasser les contingences, comme un acte créateur et,
en ce sens, comme un pouvoir de création appartenant en propre
à l’individu ou à une collectivité, tandis que la démarche de Sartre
attire notre attention sur le fait que la praxis du groupe est sa liberté,
en ce sens qu’il n’y a pas deux voies qui s’offrent à lui, celle d’être
et celle d’être libre, car les deux états n’en forment au fond qu’un
seul. Si le juge, quand il choisit d’exercer un pouvoir constituant,

1. Idem.

23
le sens de la liberté

assume la prérogative d’étendre, ou pas, l’espace de la liberté des


individus ou celui d’une collectivité, le groupe quant à lui n’a pas
ce choix. Car sa propre existence en tant que groupe, qu’il s’agisse
d’un groupe de salarié, d’employé, de femmes, d’autochtones, le
met en permanence au défi d’exercer ce pouvoir qui le constitue et
le maintient en tant que groupe distinct avec ses caractéristiques
et ses défis propres, et faute par lui d’être libre au sens sartrien
du terme, il cède devant les forces de l’inertie et le pratico-inerte
reprend le dessus, il cesse alors d’exister comme groupe vécu, il
est un groupe sclérosé en passe de se décomposer.
En ce sens, et toujours en lien avec les développements qui vont
suivre, la mise sur pied de l’ordre d’après guerre représenterait bel et
bien l’expression d’une liberté entendue au sens d’un dépassement
des contingences et au sens d’une fondation institutionnelle et
normative nouvelle et originale1, tandis que, a contrario, l’incapacité

1. L’acte constituant l’ordre d’après guerre peut alors être envisagé


comme l’expression d’une volonté collective qui est parvenue à dépasser
les contingences et à proposer un cadre original, une situation qui sera
contrastée avec celle qui a prévalu au lendemain de la guerre froide où
c’est l’incapacité de surmonter les contingences qui s’imposera.
La liberté dont il est alors question a peu à voir avec l’opposition entre
un négatif et un positif, elle renvoie à la liberté telle qu’entendue chez
Bergson ou chez Sartre.€ «Â€ Qu’on invoque en effet un déterminisme
physique ou psychologique, ou qu’on en appelle à une libre volonté se
prononçant devant des choix multiples, c’est toujours une référence à
une causalité, à un mode de détermination linéaire qui n’a d’application
que ds le temps homogène des sciences de la nature (…), au lieu que la
durée concrète est progrès continu, création, nouveauté, interpénétration,
différence€; en bref spontanéité et non détermination€». Voir Florence
Caeymaex, Sartre, Merleau-Ponty, Bergson€ : les phénoménologies
existentialistes et leur héritage bergsonien, Hildesheim, Georg Olms Verlag,
2005, 333 pages, à la page 46.
En ligne€ : http://books.google.ca/books€ ?id=a3wqmbhnrwwc&pg=p
a43&lpg=pa43&dq=bergson+sartre+liberte&source=web&ots=kvhc
mttr7o&sig=8o4bs8tv3s-rxuleiewvulrc_f0&hl=fr&sa=x&oi=book_

24
dorval brunelle – les libertés en contexte

de jeter les bases d’un nouvel ordre mondial dans la foulée de


l’après-guerre froide sanctionnerait, par défaut en quelque sorte,
une double évolution. En premier lieu, cette incapacité confirmerait
l’enlisement de la pensée dans une insurmontable opposition entre
la liberté négative et la liberté positive, un enlisement qui servirait
de révélateur de notre soumission aux exigences des marchés et
de leurs lois1. En deuxième lieu, cette incapacité conforterait
l’ascendant exercé par cette liberté créatrice issue directement de
l’exercice des prérogatives et autres opportunités ou opportunismes
appartenant en propre aux détenteurs de ces droits absolus que
sont les droits de propriété et leurs dérivés – droits du capital,
droits des investisseurs, brevets, etc. –, au détriment des pratiques
émancipatrices issues des groupes dominés, des spoliés et autres
laissés pour compte de l’évolutionnisme libéral qui sont, pour
leur part, condamnés à concentrer leur énergie dans la résistance
à la désaffiliation, à la marginalisation ou à l’exclusion pure et
simple.
Ces questionnements dicteront la démarche que je vais suivre
qui opèrera en trois temps. Dans un premier temps, je reviendrai
sur la constitution de l’ordre d’après-guerre, afin de mettre en
lumière l’importance accordée à la complémentarité entre les
grandes composantes du système international instauré à l’époque
et le rôle imparti à la Déclaration de 1948 dans ce contexte.
Dans un deuxième temps, je veux montrer comment la question
des libertés est abordée dans l’après-guerre froide et, enfin, dans
un troisième temps, je veux me servir de la conjoncture actuelle
pour cerner plus avant la contradiction et l’affrontement en cours
entre deux façons de concevoir la liberté constituante, celle du
capital, d’un côté, et celle des exclus, de l’autre. Je profiterai alors
de l’occasion pour montrer en quoi et comment on assiste à des

result&resnum=8&ct=result#ppa45,m1
1. Ce qui est une autre façon de synthétiser la thèse développée par
Francis Fukuyama, dans La Fin de l’histoire.

25
le sens de la liberté

expressions diverses et originales, à l’heure actuelle, de la liberté


entendue comme pouvoir constituant alternatif à ceux du capital
et de l’État.
1. L’ordre d’après-guerre
Dans la section qui suit, il sera essentiellement question de
l’insertion de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme
de 1948 dans le système international. Je ne traiterai donc pas de
ses déclinaisons et des modalités de son insertion dans l’ensemble
des institutions au niveau national.
Je crois qu’il n’y a pas de meilleure manière d’illustrer la
comparaison dont il est ici question sans revenir sur l’ouvrage
The Great Decision (1944), publié par notre compatriote Shotwell,
traduit en français sous le titre La Grande décision et publié l’année
suivante chez Brentano’s. à New York.
Mais avant d’aller plus loin, permettez-moi d’ajouter quelques
mots au sujet de cet auteur. James T. Shotwell est né en Ontario
en 1874 et il est mort aux États-Unis, en 1965. Historien de
formation, il a étudié et enseigné à l’université Columbia tout
au long de sa carrière. Il a édité deux sommes importantes€ :
une histoire économique et sociale de la Grande Guerre en 152
volumes et une série de 25 volumes sur les relations canado-
américaines. Mais Shotwell est également et surtout connu pour
son implication dans les affaires politiques et sociales de son
temps. Il a joué un rôle très important dans la mobilisation des
historiens durant la Première Guerre, ce qui permet, au passage,
de tracer un intéressant parallèle avec Geremek, lui aussi historien
et médiéviste de renom. Shotwell a fait partie de la délégation
des États-Unis à Versailles et, anti-communiste convaincu, il a
été un des principaux architectes de la création de l’Organisation
internationale du travail (OIT), en 1919. Plus tard, il a joué un rôle
tout aussi important dans la conception de l’ordre d’après guerre et

26
dorval brunelle – les libertés en contexte

il a été un des ardents promoteurs de l’inclusion d’une Déclaration


universelle des Droits dans la Charte de l’ONU1.
En 1939, avec Eichelberger et d’autres, Shotwell fonda la
Commission pour l’étude de l’organisation de la paix (Commission
to study the organization of peace) qui a publié plusieurs rapports
où l’on cherchait à définir et à préciser les fondements de l’ordre
d’après-guerre. On retrouve d’ailleurs plusieurs de ces éléments
dans les propositions issues de la conférence de Dumbarton Oaks,
de novembre 1944, et dans les recommandations du Comité aviseur
sur la politique étrangère de l’après guerre. Ces travaux, ainsi que
ses collaborations avec, entre autres, le sous secrétaire Sumner
Welles, l’ont amené à faire partie de la délégation officielle des
États-Unis à San Francisco, en mars 1945. Shotwell se trouvait
ainsi dans l’enviable position d’avoir été à la fois un des architectes
de la Société des nations et de suivre pas à pas la construction de
l’ordre de l’après Deuxième Guerre.
Rédigé par un observateur et un acteur qui avait mis beaucoup
d’espoir dans la création d’un nouvel ordre mondial au sortir de
la Première Guerre, La Grande décision cherche à tirer toutes les
leçons de cet échec afin de jeter les bases d’un nouveau nouvel ordre
mondial, c’est-à-dire d’un ordre mondial qui échapperait cette fois
aux pièges dans lesquels la précédente initiative avait sombré.
À cette fin, Shotwell a avancé plusieurs idées fondamentales.
La première, que, pour instaurer un ordre international stable et
viable, il fallait cette fois le faire reposer sur trois piliers, et non
plus sur les deux seuls piliers qui avaient servi à consolider la

1. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels on


peut citer: The Origins of the International Labor Organization (1934)€;
On the Rim of the Abyss (1936)€; The Great Decision (1944) et The Long
Way to Freedom (1960).

27
le sens de la liberté

paix par le passé1. Reprenant cette idée, Robert Tenger, dans sa


Préface écrit ceci€:€
l’organisation internationale à construire doit agir simultanément dans
trois sphères€(…) dans la sécurité, il faut amener toutes les nations à
renoncer à la guerre€; (…) en matière de prospérité, les pays doivent
agir en pleine coopération comme ils l’avaient fait au BIT et, enfin, (…)
dans la troisième sphère, l’organisation devra s’occuper non plus du
statut des nations mais du statut des individus au sein de ces nations,
pour protéger leurs droits et leur liberté€2 .
La deuxième idée a été de concilier les deux principes fondateurs
du système international€: le principe d’universalité et le principe
de différentiation. Si, en vertu du premier, le système de l’ONU
devait désormais être ouvert à tous3, en vertu du second, les grandes
puissances assumeraient une part de responsabilité plus grande
dans le maintien de la paix que les€«Â€petites puissances€», comme
il se doit, mais celles-ci, en retour, seraient obligées de s’entendre
entre elles pour€
renforcer leur intérêt propre et celui des grandes puissances dans la
préparation des procédures de sécurité collective». En somme, les
grands assumeraient la charge ou la responsabilité, tandis que les
petits assumeraient le rôle de€«Â€renforcer les procédures de sécurité
collective4€».

1. Il faut insister sur cette double originalité car, jusque-là le rapport de


l’État à ses citoyens, tout comme le bien être n’avaient pas fait partie des
plans et des objectifs au niveau international pour la simple et bonne
raison qu’il s’agissait, par excellence, de matières qui relevaient en propre
des affaires internes.
2. Voir R. Tenger,€«Â€Préface€», in Shotwell, op. cit., p. 14-5.
3. Il s’agit du régime inclusif sanctionné dans la Charte de San Francisco,
par opposition au régime exclusif instauré par la SDN.
4. Shotwell, p. 279. Voir également, à propos de l’épineux problème
de l’égalité des voix, la référence à un discours du premier-ministre du
Canada, Mackenzie King, à la page 280-1.

28
dorval brunelle – les libertés en contexte

La troisième idée était qu’il fallait avoir recours à une approche


globale. Shotwell écrit à ce propos€:€
Il est donc temps de penser à l’édifice de la paix mondiale comme un
tout et non pas seulement se borner à penser aux éléments séparés qui
en ont été créés pour faire face aux problèmes urgents comme ceux des
secours et du relèvement, par exemple (…) Le problème du bien-être
ne peut être résolu en faisant abstraction de celui de la sécurité1,
ni non plus, ajouterions-nous, de celui de la justice.
La quatrième idée a été de proposer d’appliquer le modèle de
l’OIT et de faire place à ce qu’il a appelé les€«Â€institutions privées€»
dans les différents organismes, non seulement économiques,
comme ceux qui s’occupaient du commerce, du transport, de
la sécurité et du travail, mais aussi dans les organisations qui
travaillaient dans le domaine de l’hygiène publique et des€«Â€maux
sociaux€». On sait que l’OIT avait été la première organisation
internationale à opérer sur la base du tripartisme, c’est-à-dire sur
la base d’une représentation accordée simultanément aux États, aux
organisations patronales et aux organisations syndicales. Shotwell
suggère ainsi que les organismes qui viendront compléter le
système de l’ONU dans les domaines de la finance, du commerce,
de l’agriculture, de la science et de la culture soient construits sur
le modèle de l’OIT, c’est-à-dire sur la base d’une représentation
tripartite, une exigence qu’il appliquait au mécanisme de protection
des Droits de l’Homme.
La cinquième idée, sans doute la plus audacieuse, l’a amené à
établir un lien serré entre la mise hors-la-loi de la guerre, grâce à
l’instauration d’un mécanisme efficace de règlement des différends
entre États, la Cour internationale de justice (CIJ), d’une part, et la
protection des garanties ou des libertés individuelles des citoyens
face aux empiètements de l’État, de l’autre. Et c’est là que l’idée
de Déclaration prend tout son sens, c’est-à-dire qu’elle ne s’inscrit
pas quelque part à côté des autres initiatives, comme le FMI-BM,
1. Idem, p. 275.

29
le sens de la liberté

le BIT-OIT, l’UNESCO, la FAO, etc., et qu’elle n’est pas non


plus une voie de dernier recours, un palliatif ou un adjuvant face
à quelques États autoritaires, mais qu’elle représente et constitue
l’autre versant, le versant citoyen, du mode de règlement des
différends auquel les États auraient convenu de souscrire, tellement
il est vrai que la guerre et le respect des Droits de l’Homme ne sont
pas seulement incompatibles, ils sont parfaitement contradictoires.
D’ailleurs, à cette occasion, Shotwell est amené à lier étroitement
le rôle de l’UNESCO et celui de la Déclaration, tant il est vrai à
ses yeux que seule la diffusion d’une culture, au sens le plus large
et profond de l’expression, peut contrebalancer la propagande des
États portés à recourir à la guerre.
C’est ainsi que, à propos du rôle et de l’importance de prévoir
une Déclaration universelle des Droits de l’Homme, Shotwell
écrit€:€
La première mesure à prendre pour sauvegarder la liberté dans
le monde d’après-guerre (…) c’est la proposition qu’il y ait une
Déclaration internationale des Droits de l’Homme, à laquelle tous les
pays puissent souscrire, et qui sauvegarde les droits des citoyens dans
l’État contre tous les empiètements de leurs gouvernements€1.
Et il ajoute, un peu plus loin€:€
Également difficile, le problème qui consiste à renforcer les dispositions
sauvegardant les Droits de l’Homme après qu’ils auront été acceptés
par les pays intéressés. Partout où de telles mesures seront imposées
du dehors, il y aura des difficultés à les faire respecter2.
Mais il faut se souvenir que€:
le mépris des Droits de l’Homme à l’intérieur des pays de l’Axe
était une préparation psychologique et même physique à la guerre
elle-même. C’est pourquoi il tombe sous le sens que l’organisation
d’une paix durable doit aussi comporter quelque précaution pour

1. Idem, p. 269.
2. Idem.

30
dorval brunelle – les libertés en contexte

le maintien de la justice à l’intérieur des États aussi bien que dans


leurs rapports entre eux, et que le moment est venu de se mettre
d’accord sur les principes fondamentaux du droit des gens. (…) Il a
été suggéré que le point de départ soit une Déclaration universelle
des Droits de l’Homme comme celle qui est à la base des systèmes
anglais et américain de gouvernement. Mais un instant de réflexion
suffira pour nous rappeler que la simple insertion d’une formule dans
une constitution ne suffit pas, parce que le moyen de faire respecter
la constitution est la chose la plus importante1.
Shotwell propose alors la création d’un Institut de jurisprudence
composé d’experts du droit et de la science gouvernementale,
auquel
serait rattaché un office ou un bureau permanent qui préparerait les
projets à discuter à l’Institut et qui assurerait la continuité d’action et
la réalisation du programme. Il devrait, lui aussi, être composé comme
un service civil international… En résumé, le projet ainsi suggéré ne
diffère pas des autres organisations décrites ci-dessus, et qui toutes
ont eu pour modèle initial la constitution de l’OIT2.
Ce retour en arrière nous montre bien à quel point il peut
s’avérer vain de mener le combat en faveur des Droits de l’Homme
sans s’attaquer en même temps au problème posé par le recours à la
guerre, d’une part, sans situer les pactes issus de la Déclaration de
1948 au centre même de l’ensemble des organisations à vocations
multiples et complémentaires mises sur pied à l’époque, de
l’autre.
Or, si l’après-guerre froide a semblé un temps nous promettre
des lendemains pacifiés, il a fallu tôt déchanter lorsque le recours
à la guerre a encore une fois repris le devant de la scène. De plus,
loin que l’après-guerre froide ait permis de renouer avec la vision
d’ensemble d’un Shotwell, c’est, bien au contraire, à une plus

1. Idem, pp. 271-2.


2. Idem.

31
le sens de la liberté

grande désarticulation entre les différentes missions confiées au


système de l’ONU que nous assistons à l’heure actuelle.
2. Comment penser le système des droits
dans l’après-guerre froide€?
Je passerai rapidement sur les raisons susceptibles d’expliquer
les nombreux glissements, revirements et autres tractations qui ont
fait dévier la mise en oeuvre de l’ordre d’après-guerre et qui nous
ont conduits là où nous nous trouvons aujourd’hui, au bord de la
désarticulation institutionnelle et en plein dans la superposition
et la hiérarchisation des ordres normatifs.
Je me contenterai d’invoquer rapidement la guerre froide, cette
curieuse expression qui nous a valu une militarisation à outrance
de part et d’autre du rideau de fer et qui nous a légué une suite
quasi ininterrompue de conflits armés dans ou entre les pays du
Sud, mais aussi plusieurs guerres majeures. En somme, ce que Fritz
Sternberg avait appelé le€«Â€conflit du siècle€» – pour reprendre le
titre d’un ouvrage célèbre en son temps – a traversé de part en part
toutes et chacune des grandes institutions internationales comme
l’OIT, la FAO ou l’UNESCO, pour ne nommer que ces trois-là,
de même que tous et chacun des gouvernements nationaux et
des sociétés durant près d’un demi siècle. C’est ainsi que, guerre
froide oblige et à compter des années quatre-vingt surtout, le
tandem BM-FMI s’est rapproché de plus en plus des objectifs
de la Maison blanche et du Congrès des EUA autour de ce que
John Williamson a appelé un€«Â€Consensus de Washington€» face
à l’enjeu de la libéralisation des marchés. Avec le résultat que,
des institutions économiques qui avaient été mises sur pied pour
réduire l’écart entre les pays produiront exactement l’inverse€: elles
instaureront une profonde fracture dans l’ordre international entre
pays développés au Nord et pays euphémistiquement désignés
comme étant€«Â€en développement€», au Sud1.

1. Cet ensemble de pays avait été désigné comme le€«Â€tiers monde€» par

32
dorval brunelle – les libertés en contexte

Comment expliquer que l’après-guerre froide, au lieu de


nous rapprocher des idéaux d’universalité et de justice sociale
sanctionnés alors, semble au contraire nous en éloigner€ ?
J’apporterai deux réponses à la question€: la première fait appel
à un ensemble de causes opérant par excès, tandis que la seconde
invoque un argument par défaut.
L’argument par excès vient d’être évoqué. C’est celui qui
nous renvoie à l’une des conditions posées par Shotwell, celle
concernant la mise au rancart du recours à la guerre comme moyen
de résolution des conflits en tant que préalable à la sanction des
droits humains. Or, comme le recours à la guerre n’a jamais fait
relâche, bien au contraire, les modes pacifiques de règlement des
conflits n’ont pas prévalu et les droits humains sont, en définitive,
demeurés en déshérence, avec le résultat que leur application, en
dehors d’aires bien délimitées en Occident surtout, n’a été que
ponctuelle, voire palliative. D’ailleurs, Shotwell lui-même avait
déjà mis ses lecteurs en garde contre une telle éventualité€ et,
autant la pertinence de certaines de ses plus sombres prédictions
tombait à plat à l’époque, autant elle ressurgirait avec force dans
le contexte actuel.€
Car, écrit-il, à mesure que la menace de guerre sera éliminée par
l’efficacité croissante des opérations de paix, les négociations politiques
et les accords entre nations tendront à prendre leur aspect sinistre de
politique de force et les relations internationales ressembleront de
plus en plus à de la politique intérieure1.
Or, non seulement, la menace de guerre n’a-t-elle jamais été
éliminée, mais la conjoncture actuelle nous offre plusieurs exemples
de dérives où l’on peine à démêler dans les conflits extérieurs tout
autant que dans les conflits internes, ce qui relève de l’international
et ce qui relève du national, en tout cas, tels que ces domaines
Alfred Sauvy qui avait forgé l’expression dans un article publié dans
l’Observateur, le 14 août 1952.
1. Idem, pp. 287-8.

33
le sens de la liberté

avaient été définis au sortir de la Deuxième Guerre et tels qu’ils


sont encore théorisés de nos jours. En somme, l’encastrement
indispensable des droits humains dans un ensemble d’organisations
voué à la défense du travail, de la culture ou à la lutte contre la faim
n’a jamais pu être réalisé et il ne le sera pas tant que le recours à la
guerre ne sera pas remplacé par d’autres mode de règlement des
conflits. Dans ces conditions, le processus centrifuge en cours qui
éloigne progressivement les organisations les unes des autres et qui
désarticule la poursuite de leurs missions ne peut que s’accroître
et nous éloigner toujours davantage des espoirs qu’avaient fait
naître les grands idéaux portés par les architectes du cadre défini
au cours des années quarante.
L’argument par défaut consiste à soutenir que les idéaux auxquels
on avait souscrit à l’époque sont tout aussi valables aujourd’hui et
que, évolution oblige, il suffirait d’effectuer quelques ajustements
au système mondial pour le remettre sur ses rails. C’est le sens
et la portée du mandat confié par Boutros Boutros-Ghali à la
Commission sur la gouvernance globale, co-présidée par Ingvar
Carlsson et Shridath Ramphal, et qui a remis son rapport intitulé
Our Global Neighborhood, en 19951.
L’idée d’une telle commission avait été avancée par Willy
Brandt qui avait proposé qu’on se penche sur les rôle et fonction des
Nations Unies et de son système dans le nouveau contexte créé par
la fin de la guerre froide et pour souligner, par la même occasion, le
cinquantième anniversaire de l’organisation. Or, le plus intéressant
et le plus révélateur à mes yeux concernant les recommandations
de la commission, c’est qu’il n’y a rien concernant la place que
devraient occuper les droits des individus, ainsi que les droits
économiques, sociaux et culturels dans un système international
rénové. D’ailleurs, nous sommes aux antipodes de la démarche
holiste avancée par un Shotwell, comme en témoigne avec la

1. Report of the Commission on Global Governance, Our Global


Neighborhood, Oxford, Oxford University Press, 1995.

34
dorval brunelle – les libertés en contexte

dernière éloquence la liste des recommandations de la commission


par ailleurs qualifiées de€ «Â€ radicales€ »1 par les commissaires
eux-mêmes. Mais ce qui m’apparaît le plus important et le plus
révélateur à la fois, ce ne sont pas les recommandations concernant
l’élargissement du Conseil de sécurité, le remplacement de l’actuel
ECOSOC par un Conseil de sécurité économique, ou la création
d’un Forum global, mais bien l’appui enthousiaste accordé à la mise
sur pied de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui
verra le jour la même année. Ce faisant, les commissaires proposent
une vision décidément et résolument économiciste – on dit parfois
marchéiste pour désigner ce courant libéral qui accorde toutes ses
faveurs à la régulation par le marché – du nouvel ordre mondial
en gestation. Mais ce qu’il importe de souligner avant tout, c’est
bien le fait que, en opérant de la sorte, la commission se ralliait à
une démarche qui visait explicitement à promouvoir les libertés
négatives et les droits des détenteurs de capitaux, des investisseurs,
au détriment des libertés positives et des droits sociaux.
Que peut-on tirer de ces deux interprétations€?
Une première réf lex ion touche à l ’ impor tance des
repositionnements intervenus entre organisations internationales
dans leurs relations les unes avec les autres et, la deuxième, à
l’évolution du contenu des paramètres appliqués et sanctionnés
par les organisations qui occupent désormais une place éminente
dans la gouvernance au niveau mondial.

1. La commission elle-même définit ses propres recommandations


comme étant€«Â€radicales€». Par ailleurs, il est intéressant et révélateur
à la fois de souligner que les commissaires proposaient de reconnaître
l’existence d’une société civile internationale et de lui accorder un rôle à
travers la création d’un Forum de la société civile qui se réunirait une fois
l’an, tout juste avant l’ouverture de la session de l’Assemblée générale.
Parallèlement, les commissaires accordaient leur appui le plus entier à
la création de l’OMC et souscrivaient avec enthousiasme au rôle central
occupé par le marché et à la libéralisation à l’échelle mondiale.

35
le sens de la liberté

Quant aux repositionnements, la question se présente sous


plusieurs angles à la fois. En premier lieu, il convient de prendre
acte du déclin du rôle et de l’ascendant qu’avait exercé cette tribune
universelle que sont les Nations Unies, d’une part, mais surtout
de prendre acte de la montée en puissance des organisations
internationales à vocation économique comme la Banque
mondiale, le FMI et surtout l’OMC, relayées, depuis le blocage
des négociations à l’OMC, en 2001, par la prolifération des accords
de libre-échange, d’autre part. Alors que ces organismes avaient
été envisagés et conçus, au départ, comme des agences de l’ONU
et comme les rouages d’un ensemble qui avait nom€«Â€système de
l’ONU€», l’OMC, en particulier, se comporte comme un électron
parfaitement libre dans le système international actuel.
En deuxième lieu, il faut également prendre acte de ces
organisations d’un autre type créées par les pays nantis, qu’il s’agisse
de l’Organisation de coopération et développement économique
(OCDE, 1948 et 1961), du Forum économique mondial (FEM,
1971) ou du G-8 (1975), qui assument la relève là où l’ONU a –
ou aurait – failli à la tâche. Ces tribunes et initiatives agissent à
la fois comme des définisseurs de la nouvelle économie politique
internationale et comme des relais dans leur application au niveau
des politiques économiques nationales, des relais où l’on tient en
bien piètre estime les objectifs de justice sociale et de bien-être
qui avaient été tellement présents au moment de la définition des
paramètres de l’ordre d’après-guerre1.
En troisième lieu, sur le front des droits, il convient de prendre
acte de l’instauration d’une nouvelle hiérarchie des droits en
vertu de laquelle les droits de propriété et leurs dérivés (droits
1. Un exemple emblématique à ce propos est celui du G-8 tenu à
Halifax en 1995 où, à peine l’accord établi entre les chefs d’État et de
gouvernement concernant l’objectif du déficit zéro, le premier ministre
Jean Chrétien en négociera les termes avec les provinces€; celles-ci, toutes
toutes tendances politiques confondues, en feront la pièce centrale de
leur propre économie politique.

36
dorval brunelle – les libertés en contexte

des investisseurs, brevet, etc.) dominent désormais tous les autres


droits, et notamment les droits économiques, sociaux et culturels.
En définitive, dans le contexte mondial, global, régional, national
et local actuel, les instruments juridiques les plus efficaces et les
plus utilisés servent essentiellement à la promotion des quatre
soi-disant libertés – c’est-à-dire la libre mobilité des biens, des
services, des investissements et de la main d’œuvre – et, en ce sens,
leur objectif premier est de faciliter, d’accélérer et d’approfondir la
libéralisation des marchés. Dans ce contexte, le recours aux droits
économiques et sociaux vise, au mieux, à atténuer le libre exercice
des droits de propriété, au pire, à cautionner, voire à approfondir
la libéralisation des marchés et le renforcement de ces mêmes
droits de propriété1.
3. Retour sur la conjoncture
Nous avons une illustration passablement éclairante de ces
évolutions et des paradoxes, sinon des contradictions qu’elles
portent, dans ce document fondateur 2 qui encadre désormais
l’exercice des libertés au Canada, l’Accord de libre-échange nord-
américain (ALENA). Cela étant, pour étayer l’argumentation
soutenue précédemment, je voudrais désormais faire deux choses.
Dans un premier temps, après avoir rapidement souligné le déficit
démocratique induit par le type de libre-échangisme sanctionné
par l’ALENA, je rendrai compte d’une poursuite intentée tout
récemment en vertu du chapitre 11 de l’accord. Dans un deuxième

1. Je renvoie ici aux débats entourant la négociation d’Accords cadre


internationaux (ACI) entre groupes patronaux et syndicats promus par
l’OIT et à ceux entourant l’inclusion de clauses dites€«Â€sociales€» dans
les accords de libre-échange.
2. L’expression est de Stephen Clarkson. Voir€:€«Â€La dure réalité de la
gouvernance continentale en Amérique du Nord€», in D. Brunelle et C.
Deblock, dir., L’ALENA€: le libre-échange en défaut, Montréal, Éditions
Fides, 2004, pp. 107-132.

37
le sens de la liberté

temps, en contrepoint, je voudrais faire état des promesses


émancipatrices portées par quelques pratiques collectives.
L’ensemble des mécanismes d’intégration à grande échelle
impulsés par l’essor technologique, l’ouverture des marchés et
le démantèlement des frontières géographiques, normatives
et institutionnelles entre les pays, a induit une permutation
programmatique en faveur des intérêts économiques aux dépens
de l’intérêt général, collectif ou communautaire. À son tour, cette
reconfiguration est la double conséquence du discrédit dans lequel
sont tombées la promotion de l’intérêt général et la poursuite du
bien commun, d’un côté, de l’ascendant concomitant qu’exerce
désormais la promotion des intérêts économiques, de l’autre.
Au niveau institutionnel, ce renversement des perspectives de
la part des gouvernements se répercute sur les rôles et fonctions
assumés respectivement par les pouvoirs exécutif, judiciaire et
législatif, ainsi que sur l’établissement d’une nouvelle hiérarchie
à l’intérieur de laquelle les Cabinets règnent en maître sur les
deux autres pouvoirs. C’est sans doute un des paradoxes de la
globalisation que d’être un processus qui, au nom de la défense des
intérêts particuliers et de la promotion de la liberté individuelle,
enclenche une concentration sans cesse croissante des pouvoirs au
sein des États et des entreprises.
La cause première de ces transformations est imputable aux
différents mécanismes institutionnels et normatifs de libéralisation
des marchés mis en place depuis deux décennies. Parmi ceux-ci,
l’OMC et les accords de libre-échange ont joué et continuent de
jouer un rôle de premier plan, tout comme le font, mais en marge
des pouvoirs institués cette fois, des organismes comme le Forum
économique mondial ou le Partenariat nord-américain pour la
sécurité et la prospérité. En procédant, au nom de la défense des
quatre soi-disant libertés, – la liberté de circulation des produits,
des services, des investissements et de la main d’œuvre –, au
démantèlement des initiatives institutionnelles et normatives

38
dorval brunelle – les libertés en contexte

adoptées pour minimiser les risques sociaux, économiques et


environnementaux, et pour sauvegarder un patrimoine écologique
commun, tous ces engagements commerciaux conduisent à un
implacable lissage des options dans tous les domaines de la vie.
Au nom de la concurrence et de la loi de l’offre et de la demande,
les pays devraient renoncer à soutenir les productions nationales
les moins rentables, abandonner l’agriculture et l’exploitation
d’espèces végétales ou animales particulières, délaisser des métiers
et des expertises soi-disant obsolètes, pour leur substituer des
produits standardisés et des services normés.
En somme, la libéralisation des marchés, de tous les marchés,
y compris celui des projets et des programmes politiques ou celui
des droits, loin de conduire à la multiplication des choix ou des
libertés, conduit, au contraire, par un étonnant effet de rétroaction,
à la standardisation et à la réduction des options, y compris des
options politiques et des libertés individuelles.
On aura une illustration intéressante de cette réalité avec
la plus récente poursuite de 150 millions de dollars intentée
en vertu du chapitre 11 de l’ALENA1. Il s’agit cette fois d’une
requête déposée par Melvin J. Howard, un hommes d’affaires de
l’Arizona, en son nom propre mais aussi au nom d’un groupe de
quelque 200 investisseurs, par suite des échecs que les demandeurs
ont rencontrés dans leurs efforts pour ouvrir des cliniques privées
de chirurgie en Colombie-britannique. Bien sûr, la poursuite est
fondée sur le fait que le gouvernement de la province a déjà ouvert
le marché de la santé à des investisseurs privés nationaux, de sorte
que si des investisseurs étrangers n’y ont pas accès, ces derniers
soutiennent qu’il y a présomption de discrimination à leur endroit 2.

1. On se souvient que le chapitre 11 autorise un investisseur d’une Partie


à poursuivre un gouvernement d’une autre Partie dans les cas où cette
autorité a adopté une mesure susceptible de causer une perte actuelle ou
éventuelle de profits pour l’investisseur.
2. Les groupes qui dénoncent cette poursuite mettent en lumière le rôle

39
le sens de la liberté

On voit clairement ici comment le recours à la libéralisation et la


promotion des libertés négatives – c’est-à-dire l’avantage accordé
à des investisseurs privés et le recours au libre choix – portent
atteinte à la promotion du bien commun et de la défense des
libertés positives de l’ensemble des citoyens.
Quant aux initiatives issues de l’exercice de la praxis des
groupes, elle visent, d’un côté et de manière réactive en quelque
sorte, à contrer les effets délétères et destructeurs des privatisations,
tout comme elles visent, d’un autre côté et de manière pro-active,
à avancer et à proposer de nouvelles voies vers l’émancipation
sociale ou collective.
C’est ainsi que le juriste et sociologue Boaventura de Sousa
Santos a cherché à montrer que les pratiques et innovations
sociales, des plus modestes aux plus ambitieuses, des plus
triviales aux plus corrosives reflètent et expriment la vision d’une
émancipation hors des oppressions et des contingences1. La pensée
moderne userait et abuserait de distinctions en apparence claires
et insurmontables entre le national et l’international, le civil et
le pénal, le public et le privé, des distinctions qui reposeraient
toutes sur des lignes de démarcation ou des frontières qui seraient
en définitive€«Â€invisibles€». En d’autres termes, ces distinctions
structurent une part seulement de la réalité sociale et elles
ignorent complètement ce qui se passe de l’autre côté de la ligne de

que les politiques de privatisation des services publics menées par les
gouvernements provinciaux ont joué et continuent de jouer à cet égard.
Et ils citent à ce sujet les propos tenus par Stephen Harper, par la suite
premier ministre du Canada, alors qu’il était président de la National
Citizens Coalition€: “(W)hat we clearly need is experimentation – with
market reforms and private delivery options within the public system.
And it is only logical that, in a federal state where the provinces operate
the public health care systems and regulate private services, that
experimentation should occur at the provincial level.”
1. Voir Beyond abyssal thinking. En ligne€: http://www.eurozine.com/
articles/2007-06-29-santos-en.html

40
dorval brunelle – les libertés en contexte

démarcation sur laquelle elles reposent. La connaissance moderne


et le droit moderne représentent sans doute les deux manifestations
les plus accomplies de la pensée abyssale1.
Bien sûr, la ligne de démarcation en question n’est pas
seulement géographique ou spatiale, elle est normative au sens
le plus étendu du terme, une précision qui revêt une importance
déterminante pour qui veut comprendre les appropriations et les
violences dont sont victimes tous ceux et toutes celles qui vivent
et travaillent au-delà d’une frontière politique, sociale ou juridique
quelconque. En somme, cette démarche fonde une épistémologie
originale et elle soulève plusieurs questions€concernant le statut de
la modernité occidentale et son rapport aux pratiques alternatives
des opprimés et des opprimées, au Sud comme au Nord.
Quelques pistes de réflexion en guise de conclusion
Je voudrais passer en revue les principaux points qui ont été
développés jusqu’à maintenant et répondre à la question€: qu’avons-
nous établi€?
Premièrement, que ces deux espaces de liberté, celui des
libertés négatives et celui des libertés positives qui avaient, pour
la première – et la dernière fois à ce jour en tout cas – été placés
dans un équilibre relatif par suite de l’institutionnalisation à
volets multiples instaurée au lendemain de la Deuxième Guerre,
sont désormais placés en relation de subordination sinon de
confrontation l’un vis-à-vis de l’autre.
Deuxièmement, que l’insertion des groupes et de leurs intérêts
propres au cœur même du système international au sein de l’OIT,
mais aussi au sein de l’ECOSOC, devait permettre de placer face
à face deux€«Â€projections libérantes€» ou, pour reprendre les termes
appartenant respectivement à Bergson et à Sartre, de mettre face
à face la liberté créatrice et la praxis de groupe.

1. En ce sens, aujourd’hui, l’au-delà du droit ce n’est pas le règne du


non-droit, c’est Guantanamo.

41
le sens de la liberté

Troisièmement, que le cadre instauré au lendemain de la guerre


froide – si tant est qu’on puisse parler de cadre et non pas d’une
institutionnalisation par défaut – accorde, à travers l’OMC, bien
sûr, mais aussi et surtout à travers la prolifération d’accords de
libre-échange du type ALENA, un net avantage aux libertés
négatives au détriment des libertés dites positives.
Quatrièmement, que la liberté entendue comme création,
que ce soit comme nouvelles initiatives individuelles, nouvelles
découvertes, nouvelles prérogatives, nouveaux titres, nouveaux
brevets, nouveaux investissements, etc. apparaît désormais comme
la forme privilégiée d’exercice de la Liberté – au singulier et avec
la majuscule – au sens soi-disant philosophique du terme, au
détriment de la sauvegarde et de la protection des biens collectifs,
d’un patrimoine commun, etc.
Cinquièmement, que cette autre liberté, la liberté d’être des
groupes, la praxis, demeure le seul rempart contre les prédations
menées de conserve par les grandes entreprises et les États,
d’une part, le creuset par excellence dans lequel on assiste à la
création des innovations normatives qui comptent parmi les plus
originales et porteuses d’espoir de ces dernières décennies, de
l’autre. J’ai déjà énuméré quelques-unes de ces initiatives, comme
la démocratie participative, l’appropriation des terres privées
menées à l’instigation du Mouvement des sans-terre au Brésil, les
occupations menées par les sans-papier. À quoi il faudrait ajouter les
propositions beaucoup plus révélatrices, significatives et radicales
issues des mouvements des femmes et des groupes autochtones,
les premières concernant la remise en cause de l’étanchéité entre
les espaces public, privé et l’intimité, une remise en cause fondée
sur une repolitisation de l’espace privé et de l’intimité. Il en va de
même pour les revendications issues des mouvements autochtones
en Amérique latine dans leur contestation des prérogatives
régaliennes de l’État wesphalien.

42
dorval brunelle – les libertés en contexte

En attendant, au sein des démocraties libérales en tout cas,


la liberté négative s’impose partout au détriment de la liberté
positive, à tel point qu’on peut se poser la question de savoir si
le capitalisme, qui avait instauré à ses débuts un processus de
destruction créatrice – pour reprendre l’expression forgée par
l’économiste autrichien Joseph Schumpeter –, n’aurait pas atteint
le point limite à partir duquel il se serait mué en son contraire,
en création destructrice, comme nous le montre avec la dernière
éloquence l’interminable crise financière qui a sévi tout au long de
l’année et la crise environnementale qui nous menace.
Ce qui tendrait à montrer que l’espace de la liberté ne se mesure
pas à l’aulne des choix offerts par le marché ni à l’ombre portée des
chartes des Droits, mais bien, par delà la résistance aux schèmes
dominants, à la capacité de mettre en mouvement des pratiques
émancipatrices alternatives issues de ceux-là et de celles-là mêmes
qui sont exclus des politiques et des pratiques imposées par les
États, leurs organisations et leurs entreprises.
Je vous remercie de l’attention que vous m’avez accordée.
Dorval Brunelle, directeur
Institut d’études internationales de Montréal
Faculté de droit et de science politique
Université du Québec à Montréal

43
Page laissée blanche intentionnellement
Libertés et Valeurs
Page laissée blanche intentionnellement
Libertés et Religions

La liberté et les religions


L
a liberté a une importante signification religieuse dans le
Nouveau Testament€: Jésus nous y annonce la vérité, et
cette vérité nous apporte la liberté (Jean 8 :€31). Ce n’est
pas de cette liberté théologique que veux parler. Mon allocution
a plutôt comme sujet la liberté civile et ses quatre dimensions la
liberté religieuse, la liberté d’expression, la liberté de réunion et
la liberté d’association. En tant que droit humain fondamental,
la liberté est un élément constitutif de la démocratie et donc un
produit de la modernité.
Pour les grandes religions du monde, la modernité a représenté
un grand défi. Les religions étaient profondément incarnées dans
des sociétés féodales ou aristocratiques où obéissance et fidélité
aux seigneurs étaient une exigence fondamentale. Le catholicisme,
lui aussi, s’est opposé de façon vigoureuse à la modernité. Les
papes ont condamné la liberté religieuse et les autres droits
civils€; ils voulaient plutôt que l’État protège l’Église catholique
et réprime les hérétiques et les athées. Dans des pays européens,
les Églises protestantes qui étaient religions d’État, se sont elles
aussi opposées à la liberté religieuse. Ce furent les protestants
minoritaires, marginalisés dans leur pays et organisés dans des
Églises libres, qui ont défendu la liberté religieuse et accueilli la
séparation de l’Église et de l’État comme une libération. Exposées

47
le sens de la liberté

aux restrictions légales et aux préjugés populaires, les religions


minoritaires ont toujours eu un désir de liberté, même avant l’Âge
des Lumières. On se souvient que, au XVIe siècle, les anabaptistes,
persécutés par les catholiques et les protestants, aspiraient déjà,
bien avant l’arrivée de l’État moderne, à la liberté religieuse. Les
juifs, également, marginalisés et méprisés dans la chrétienté,
rêvaient de liberté religieuse.
Les autres grandes religions du monde se voyaient, elles
aussi, menacées par les droits civils promus par la modernité.
Ces religions défendaient les sociétés dans lesquelles elles étaient
installées, en leur assurant la stabilité et une aura sacrée.
La thèse
Ce que je propose dans cette allocution, c’est qu’il existe
aujourd’hui, dans toutes les religions, des mouvements qui
appuient la liberté religieuse et les autres droits civils et qui voient
dans la démocratie un régime respectueux de la dignité humaine
de tous ses membres.
Le catholicisme
Je fais partie de ce mouvement dans le catholicisme. J’ai eu le
privilège d’être nommé théologien officiel au Concile Vatican II,
au début des années soixante. J’ai œuvré au Secrétariat de l’Unité
chrétienne dont la tâche était de promouvoir l’œcuménisme et le
dialogue interreligieux et d’élaborer une déclaration sur la liberté
religieuse. Ces trois thèmes (œcuménisme, dialogue interreligieux,
liberté religieuses) ont provoqué de grands débats au concile.
De nombreux évêques, continuant d’opposer catholicisme et
modernité, croyaient que leur tâche était de protéger l’identité et
les frontières de l’Église catholique. Heureusement, le Pape Jean
XXIII, après la convocation du concile, avait publié l’encyclique
Pacem in terris (1963), dans laquelle il exprimait son respect pour la
Déclaration universelle des droits humains promulguée par l’ONU

48
gregory baum – la liberté et les religions

en 1948, présentant par la suite des arguments théologiques tirés


de l’Écriture sur lesquels l’Église pouvait se fonder pour changer
son enseignement et donner son appui aux droits humains. Grâce
à cette encyclique, la plupart des évêques du concile ont favorisé
une ouverture critique à la modernité : d’un côté, accueil de la
liberté religieuse, des droits humains et de la société démocratique,
de l’autre, dénonciation des défauts du capitalisme libéral et du
néo-impérialisme contemporain.
La déclaration conciliaire sur la liberté religieuse et le document
conciliaire Gaudium et spes ont vu, dans la mission divine de
l’Église, un service offert, au nom de Jésus, au bien commun de
l’humanité, dans le respect de la dignité de tous et en faveur de la
réconciliation de tous dans la justice et la paix.
Permettez-moi de citer deux paragraphes du discours que le
Pape Jean Paul II prononçait le 5 octobre 1995, à l’Assemblée
générale de l’ONU1. Ce pape d’origine polonaise, qui a vécu sous
l’oppression imposée par le gouvernement communiste de son
pays, y livre une véritable hymne à la liberté humaine.
Mesdames, Messieurs, au seuil d’un nouveau millénaire, nous sommes
témoins d’une accélération globale extraordinaire de la recherche de la
liberté qui est l’un des grands dynamismes dans l’histoire de l’homme.
Ce phénomène ne se limite pas à une partie du monde€; il n’est pas
non plus l’expression d’une seule culture. Au contraire, dans toutes
les régions de la terre, malgré les menaces de violence, des hommes
et des femmes ont pris le risque de la liberté, demandant que leur
soit reconnue une place dans la vie sociale, politique et économique
à la mesure de leur dignité de personnes libres. En vérité, cette
recherche universelle de la liberté est l’une des caractéristiques de
notre époque (# 2).

1. http€ ://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/speeches/1995/
october/documents/hf_jp-ii_spe_05101995_address-to-uno_fr.html

49
le sens de la liberté

La liberté est la mesure de la dignité et de la grandeur de l’homme.


Pour les individus et les peuples, vivre libre est un grand défi pour le
progrès spirituel de l’homme et pour la vigueur morale des nations.
La question fondamentale à laquelle nous devons tous faire face
aujourd’hui est celle de l’usage responsable de la liberté, tant dans sa
dimension personnelle que dans sa dimension sociale. Il convient donc
que notre réflexion se porte sur la question de la structure morale de
la liberté, qui est l’armature intérieure d’une culture de la liberté. La
liberté n’est pas seulement l’absence de tyrannie ou d’oppression, ni la
licence de faire tout ce que l’on veut. La liberté possède une «logique»
interne qui la qualifie et l’ennoblit€: elle est ordonnée à la vérité et elle
se réalise dans la recherche et la mise en œuvre de la vérité (# 12).
Déjà, avant la Déclaration universelle des Nations Unies,
des théologiens importants, catholiques et surtout protestants,
ont défendu la liberté civile dans leurs écrits, ayant recours à des
argument bibliques et philosophiques. Mais, après l’adoption de
cette Déclaration, toutes les Églises occidentales se sont engagées
en faveur de la liberté civile et des droits humains – y compris les
droits socio-économiques mentionnés aux articles 23 à 28 de la
Déclaration. Dans les années soixante, beaucoup de chrétiennes
et de chrétiens, à la suite du pasteur Martin Luther King, ont
participé à la lutte pour les droits civils des Noirs aux États-Unis.
En Afrique du Sud, la lutte contre l’Apartheid a reçu l’appui de
nombreux chrétiens, juifs, musulmans et hindous, tous agissant
au nom de leur foi1.
Les autres religions
Cette lutte en Afrique du Sud a démontré au monde qu’il
existe des mouvements favorisant la liberté civile dans toutes les
grandes religions du monde. Les minorités religieuses opprimées

1. Charles Villa-Vicencio, ed., The Spirit of Freedom : South African


Leaders on Religion and Politics (Berkeley€ : University of California
Press, 1996).

50
gregory baum – la liberté et les religions

sont disposées, en effet, à trouver dans leurs écritures sacrées


des motifs de combattre pour la liberté civile. On observe aussi
que, souvent, les adeptes de ces religions, devenus citoyens d’une
société pluraliste, sont prêts à appuyer la liberté civile au nom de
leur foi. Relisant leurs écritures sacrées dans un nouveau contexte
historique, ils entendent un message que leurs ancêtres n’avaient
pas perçu.
On trouve un exemple de la relecture créatrice des écritures
dans l’œuvre spirituelle de la Conférence mondiale des religions
pour la paix1, fondée en 1970, alors que le monde craignait la
possibilité d’un échange nucléaire entre les États-Unis et l’Union
soviétique. Dans la déclaration faite lors du premier congrès de
la Conférence, les représentants des grandes religions ont admis
que, dans le passé, leur religion avait parfois appuyé des chefs
d’État injustes et légitimé la violence et la guerre, mais que, en
relisant leurs écritures, ils avaient découvert que les valeurs les plus
authentiques de leur religion favorisaient la justice et la paix. Les
membres de cette Conférence continuent d’appuyer le mouvement
pour la justice et la paix dans leur propre tradition.
Les droits humains sont-ils occidentaux€?
Selon une idée qu’on entend souvent, la liberté civile et les
droits humains en général sont issus de la culture occidentale et
ne correspondent pas aux valeurs culturelles des peuples d’Asie
et d’Afrique. Ce sont là des propos tenus par des chefs d’État de
certains pays pour défendre leur régime autoritaire et leur refus
d’écouter la société civile. Par contre, les prisonniers politiques
de ces mêmes pays, incarcérés dans des conditions humiliantes,
croient que la liberté civile, et donc leur libération, correspond
parfaitement aux valeurs de leur culture.
Certains intellectuels occidentaux prétendent, eux aussi, que la
liberté civile est une valeur occidentale sans équivalent dans d’autres

1. www.religionspourlapaix.org/

51
le sens de la liberté

civilisations. Selon la thèse notoire de Samuel Huntington, les


valeurs chrétiennes favorisant la liberté sont tellement différentes
des valeurs propres aux autres religions, surtout celles de l’islam,
qu’un choc des cultures et un conflit politique entre l’occident
et les autres civilisations sont presque inévitables1. Mais cette
thèse ne convainc point. Premièrement, la liberté civile n’est pas
d’origine chrétienne€; elle a été inventée par des penseurs du siècle
des Lumières, qui prônaient la séparation de l’Église et l’État,
provoquant ainsi l’opposition des grandes Églises européennes.
Plus tard, il est vrai, la liberté civile a été embrassée par les Églises
qui y ont décelé un écho au message de Jésus. Deuxièmement,
Huntington a une conception statique de la religion : il ignore
que les adeptes des différentes religions forment des communautés
herméneutiques qui lisent et relisent leurs textes sacrés dans des
contextes changeants afin de se renouveler et ainsi rester fidèles à
leur tradition dans de nouvelles situations historiques.
Plus sérieuse est la constatation faite par certains penseurs
religieux d’Asie et d’Afrique qui associent la liberté civile à
l’individualisme, à l’utilitarisme et à la culture capitaliste et qui
constatent que l’arrivée de cette culture par la mondialisation
néolibérale détruit chez eux l’économie de subsistance, appauvrit
le peuple, mine la solidarité sociale, affaiblit la tradition religieuse
et déstabilise l’identité, source de la dignité des personnes. Ces
penseurs s’opposent, non pas aux valeurs chrétiennes, mais plutôt
aux valeurs modernes. Ils se méfient souvent de la démocratie elle-
même, étant donné que les grandes démocraties européennes ne
l’ont jamais pratiquée dans leurs colonies. Ces réflexions défensives
sont même parfois proposées par des évêques et des pasteurs
chrétiens dans les pays du Sud.
S’opposant à ces voix conservatrices, les penseurs religieux plus
audacieux soulignent que le monde a changé de façon irréversible,

1. Samuel Huntington, The Clash of Civilisations and the New World Order
(New York€: Simon & Schuster, 1996.

52
gregory baum – la liberté et les religions

que la mondialisation économique et culturelle exerce un effet sur


tous les pays, que le pluralisme religieux est devenu un phénomène
universel, et que, en conséquence, les religions doivent répondre
à cette nouvelle situation de façon créatrice. Les religions doivent
se demander comment rester fidèles à la vérité divine dans les
conditions créées par la modernité.
Une dimension universelle
Un pionnier de ce mouvement, le savant hindou Arvind Sharma,
professeur à la faculté de sciences religieuses de l’Université McGill
à Montréal, montre, dans son livre Are Human Rights Western€?1
que certains aspects de ces droits sont d’origine occidentale, en
particulier leur force juridique imposant une sanction à ceux
qui les violent. Mais il montre aussi que les droits humains ne
sont pas étrangers aux traditions religieuses orientales car leur
héritage spirituel le plus authentique reconnaît la haute dignité
de la personne humaine et exige que cette dignité soit respectée
par tous. Dans Hinduism and Human Rights 2 Sharma vérifie
ce constat dans sa propre tradition religieuse. La recherche du
philosophe africain Roger Koussetogue Koude a montré que le
dignité humaine universelle était pleinement reconnue dans les
religions africaines traditionnelles3.
En 2006, Arvind Sharma a organisé à Montréal un grand
congrès, «Â€Religions du monde après le 11 septembre€», auquel ont
participé des savants et des leaders religieux et spirituels de tous les

1. Arvind Sharma, Are Human Rights Western€? (New Delhi€: Oxford


University Press, 2006).
2. Arvind Sharma, Hinduism and Human Rights (New Delhi€: Oxford
University Press, 2004).
3. Roger Koussetogue Koude, «Â€ Approche philosophique et
anthropologique des droits de l’homme€» in Jean Didier Boukongou,
dir., Protection des droits de l’homme en Afrique€(Yaoundé, Cameroun :
Université Catholique d’Afrique centrale, 2007) 41-62.

53
le sens de la liberté

continents. Le thème principal de ce congrès était le rapport des


religions au pluralisme religieux et aux droits humains. Plusieurs
penseurs religieux, hommes et femmes, vivant dans des pays qui
ne respectent pas les droits civils, ont démontré que le mépris de
ces droits n’est pas conforme à la tradition religieuse interprétée
de façon rationnelle en tenant compte de la réalité historique. Ce
congrès a clairement démontré qu’il existe dans toutes les grandes
religions des mouvements qui, en fidélité à leur héritage spirituel,
défendent et favorisent la liberté civile et les droits humains.
Voici la suggestion audacieuse qu’a faite Arvind Sharma aux
participants du congrès. Puisque les crimes contre l’humanité
pendant la deuxième guerre mondiale ont motivé les Nations
Unies à formuler et à adopter la Déclaration universelle des droits
humains, pourquoi ne pas espérer que l’attentat du 11 septembre
2001 motive les religions à coopérer à la formulation d’une charte
religieuse des droits humains. En fait, depuis quelques années,
Sharma travaille déjà à la préparation d’une telle charte avec un
groupe de savants religieux venant de tous les continents. Le
congrès de Montréal a été l’occasion de présenter la première
ébauche de cette charte et de la discuter publiquement1.
Si j’ai bien compris le texte distribué au congrès, cette embauche
appuie clairement la liberté d’expression, la liberté de réunion et
la liberté d’association. Mais, pour bien des représentants des
grandes religions, la liberté relieuse interprétée par l’Occident
pose des problèmes.
Repenser la liberté religieuse
Une première difficulté a été soulevée par Dayananda Sarawati,
un sage indien bien connu dans son pays2. Ce penseur a un grand
respect pour la liberté de chaque personne à suivre sa vocation

1. Arvind Sharma, ed., Part of the Problem, Part of the Solution (Westport,
Ct : Praeger, 2008) 24-29.
2. Op. cit., 80-84.

54
gregory baum – la liberté et les religions

spirituelle là où elle l`emmène mais s’oppose passionnément à


l’effort organisé par des Églises pour convertir le peuple indien au
christianisme. En Occident, disait-il, il y a une nette différence
entre religion et culture, et il est donc possible de changer de
religion sans provoquer une rupture avec sa culture. Pourtant, en
Inde, continuait-il, la tradition religieuse est partie intégrante de
la culture, ce qui implique que l’effort de convertir le peule à une
autre religion constitue une attaque à l’identité indienne. Selon
Sarawati, les occidentaux comprennent la liberté relieuse suivant
le modèle de la liberté du marché : la religion y est vue comme
une marchandise que l’on vante par la publicité et que l’on cherche
à exporter le plus loin possible. En Inde, les Églises répondent à
cette accusation que leur activité est conforme à la constitution du
pays qui protège les minorités religieuses et leur assure le droit de
prêcher leur message dans la société. Est-il possible, se demande
alors Sarawati, de définir la liberté religieuse autrement − comme
le droit de pratiquer sa religion sans être embêté et agressé par
quelqu’un qui la comprend mal, qui la méprise, et qui pratique le
prosélytisme€? C’est une suggestion qui mérite attention.
Il est bien connu que la constitution de l’Indonésie reconnaît
les cinq religions pratiquées dans le pays€: l’islam, l’hindouisme,
le bouddhisme, le protestantisme et le catholicisme. Pourtant,
la constitution interdit tout effort de convertir des gens et de les
inciter à passer d’une religion à une autre. Après un long débat
théologique, les Églises indonésiennes, réconciliées avec ce
règlement, appuient fièrement la constitution de leur pays.
Il vaut la peine de rappeler que la politique multiculturelle
du Canada a persuadé les Églises de s’abstenir de tout effort de
convertir au christianisme les immigrants appartenant à une autre
religion. L’estime pour leur identité culturelle, conforme à la loi
canadienne, suppose le respect pour leur religion. Les grandes
Églises européennes et américaines suivent une politique similaire.
Ce sont les sectes chrétiennes qui font du prosélytisme.

55
le sens de la liberté

Une autre difficulté soulevée par la liberté religieuse est


discutée dans un article récent du journal Le Monde1. Christian
Delorme, prêtre du diocèse de Lyon, engagé de longue date dans
le dialogue islamo-chrétien. rapporte que la poursuite récente
en Algérie de certains personnes d’origine musulmane ayant
embrassé le christianisme de tendance évangélique a produit une
mauvaise image de l’Algérie en France. Pourtant, l’expérience de
l’Église catholique dans ce pays et le témoignage de Mgr Henri
Tessier, archevêque d’Alger, montrent que l’Algérie n’est pas une
terre antichrétienne. Alors, comment Delorme explique-t-il ce
qui s’est passé€?
Sachant que la puissance américaine utilise à son profit le
christianisme évangélique, certains Algériens craignent une
stratégie missionnaire visant à créer une minorité chrétienne dans
leur pays, éventuel prétexte à une intervention militaire. Delorme
présente une explication plus profonde. Selon lui, le gouvernement
algérien et une partie notable de la population croient fermement
que l’unité du pays et son identité profonde sont créées par son
islamité. La présence des chrétiens établis dans le pays depuis des
générations ne représente pas une menace à cette unité et à cette
identité. Mais, quand des Algériens issues de familles musulmanes
se convertissent au christianisme, alors reviennent à la mémoire
du peuple les atteintes à la culture et aux institutions musulmanes
qu’ont perpétrées les conquérants impériaux. Dans de tels cas, le
christianisme devient symbole de la colonisation du passé.
Quelle conclusion tire Delorme de cette analyse€?
Dans cette situation, écrit-il, l’urgence se fait sentir d’une réflexion
sereine sur la légitimité, ou non, du prosélytisme chrétien en terre
d’islam. Car si l’on ne peut que défendre le droit de chaque individu
à aller librement vers la foi de son choix, en revanche il peut paraître
moins sûr que soient permises les tentatives de ramener à soi, par
des techniques diverses, des hommes et des femmes appartenant à

1. Le Monde, Dialogues, mercredi, 4 juin 2008, 23.

56
gregory baum – la liberté et les religions

la tradition musulmane. Certes, l’Évangile demande aux chrétiens


d’annoncer le Christ, mais pas au prix du déchirement d’un peuple,
pas au prix de l’engendrement de situations de violence.
La question théologique qui se pose aux Églises est la suivante€:
Les chrétiens peuvent-ils se réjouir du pluralisme religieux et
l’interpréter comme signe de la bonté infinie de Dieu€ ? Ou
doivent-ils regarder le pluralisme religieux comme une faille de
l’histoire, destinée à être corrigée par la victoire du christianisme
sur les autres religions€?
Un débat mouvementé sévit dans l’Église catholique1. Certains
textes officiels du Vatican reconnaissent que la mission de l’Église
inclut la proclamation de l’Évangile et le dialogue interreligieux et
que, dans certaines situations historiques, cette mission est remplie
par le seul dialogue interreligieux. Certains énoncés de Jean Paul
II font état de son admiration devant le pluralisme religieux et
de son appui pour la réconciliation des religions dans le respect
mutuel. Pourtant selon les propos de son successeur, Benoît XVI,
le pluralisme religieux n’existe que de facto, étant donné que la
seule religion de jure est la catholicisme. Dans l’Église catholique
le débat continue.
Ces remarques d’ordre historique et théologique confirment
la thèse de mon allocution€: dans toutes les religions il y a des
mouvements qui favorisent la reconnaissance universelle de la
liberté civile. Mais pour que les religions comprennent la liberté
religieuse de la même façon, il faut qu’elles apprennent à se
respecter mutuellement, à se réconcilier entre elles et à coopérer
au service du bien commun de l’humanité.
Gregory Baum, professeur émérite
Faculté des sciences religieuses, Université McGill


1. Gregory Baum. Étonnante Église (Montréal€ : Fides/Berllarmin,
2006)171-187.
57
Page laissée blanche intentionnellement
Le sens de la liberté vu d’une
perspective musulmane

L
es caractéristiques de la liberté, à partir d’une perspective
religieuse et musulmane, tiennent en trois éléments€:
a) l’universalité de sa valeur,
b) la conscience de sa limite, et
c) son fondement spirituel.
Dans ce qui suit, nous avons la prétention de proposer à travers
ces trois dimensions, vues dans une perspective musulmane, une
réflexion qui se veut plutôt générale, qui devrait dépasser cette
dernière et rejoindre les intelligences humaines, quelles qu’en
soient les affiliations.
Mais commençons tout d’abord par faire état des perceptions
qu’on a de l’Islam et de l’absence de liberté dont on l’accuse, par
exemple€:
• Les femmes sont soumises et subalternes, etc.
• L’être humain est déterminé et ne possède pas de libre-
arbitre (le fameux fatalisme dont affuble traditionnellement
l’Islam…)
• Les injonctions de la charia sont telles qu’on ne peut en
déroger sous peine de sanctions corporelles…
• La liberté d’expression n’existe pas en Islam. La preuve en
est les fatwas lancées à tort et travers depuis celle, illustre,

59
le sens de la liberté

qui avait été lancée contre Salman Rushdie par l’Ayatollah


Khomeini en 1989.
• La délibération, la critique et la contestation n’ont pas cours
dans un régime islamique€; dans un tel€système, la raison
est oblitérée au profit de l’instinct, et par conséquent de
la violence. En ce sens, on sait les nombreuses attaques
lancées au prophète Muhammad qu’on décrit tantôt comme
un dictateur et tantôt comme un gourou qui invalidait la
rationalité et l’esprit critique de ses fidèles, aveugles par
définition.
Etc.
Malgré les nombreuses occasions (sans parler de l’envie) de
répondre à toutes ces accusations, il n’est pas dans notre propos
de faire dans le présent article un plaidoyer en faveur de l’Islam
à coups de contre-arguments pour montrer l’ampleur du tort.
C’est ce à quoi s’attendraient probablement mes coreligionnaires.
Or, à mon sens, toute tentative d’entrer dans ce genre de logique
polémique nous fait perdre la perspective d’ensemble que je
souhaite développer ici en trois étapes.
1. Universalité
L a c omp r é he n s ion d u m e s s a g e d e l ’ I s l a m t ie nt
fondamentalement dans la capacité de l’individu à en saisir la
dimension universelle.
Qu’est-ce que l’universel€?
C’est ce qui, en plus d’appartenir à tout le monde de fait, est
reconnu comme n’étant pas le fait de quelque groupe ou individu
que ce soit. On ne peut parler d’universel en supposant en même
temps qu’elle a été conçue par une culture ou une civilisation
particulière.
Or, comment concilier les relativités historiques, culturelles
et géographiques avec l’exigence de communauté qu’impose une
bonne compréhension de l’universel€?

60
salah basalamah – liberté et perspective musulmane

La liberté en est un bel exemple. Il ne suffit pas de dire que tous


les êtres humains possèdent cet instinct naturel pour la liberté,
quelle que soit la variété des formes. Même les animaux possède
cet instinct, du moins ceux qu’on n’a pas encore domestiqué…
Il nous semble qu’il faut aller au-delà et signifier que la liberté,
comme tous les autres principes universels et fondamentaux du
même genre, est une valeur commune qui ne peut être l’apanage de
personne au désavantage de quiconque, mais qu’elle est cependant
relativisée par des vêtements culturels infiniment nombreux.
Être libre au fond, c’est reconnaître son appartenance générale
au plus grand ensemble de l’humanité tout en ajoutant celle, plus
particulière, de la culture ou de la vision du monde qui la colore
et la relativise.
Une telle compréhension de la liberté, et par là des autres
principes fondamentaux universels, suppose donc l’acceptation
du fait que ce qui paraît ne pas ressembler à notre expression
culturelle de la liberté renvoie bel et bien à cette valeur. Oui,
mais jusqu’à quel point€? Comment peut-on définir la limite, s’il
en est, de ce qui tient de la liberté et de qui n’en est pas€? Dans
quelle mesure peut-on ou doit-on appliquer notre esprit critique
à ce qui bien souvent souffre d’un manque cruel de connaissances
et de contextualisation pour le saisir d’abord et, par suite, le battre
en brèche€?
Exemple€ : la question de l’émancipation de la femme en
Islam. Il y a deux problèmes qu’il faut traiter de front et en même
temps€:
• Le premier est l’ignorance, par les musulmanes et les
musulmans eux-mêmes, de l’étendue du champ d’action
et des droits dont devrait jouir la femme musulmane, où
qu’elle soit. Et le besoin par conséquent de combler le
défaut de connaissance et de créativité dans les adaptations
contextuelles et historiques en la matière.

61
le sens de la liberté

• Le second problème est celui de la cohérence nécessaire


entre le dire et le faire, autrement dit dans l’application
de ces principes et de ces connaissances, lorsqu’elles sont
acquises, dans le quotidien des concernés.
La liberté de la femme est donc un principe incontestable,
puisqu’il revient en fait à établir celui de l’humanité dans son
ensemble d’être libre.
Cela étant dit, ce qu’on vient de voir, c’était ce qu’on peut décrire
comme étant l’approche rationaliste et principielle. L’universalité de
la liberté est un postulat, un principe a priori€; mais un postulat
qu’il faut, de droit, reconnaître au-delà des limites du soi. Par
ailleurs, il me semble qu’on ne peut éviter de prendre en compte
l’approche pragmatique ou empirique et lire l’ensemble de l’histoire
de l’humanité comme une quête interminable de la même valeur,
voire de son application dans la réalité. L’appel de la liberté et pour
l’avènement de celle-ci traverse ainsi toutes les actions humaines
ou presque. Le résultat revient au même€: je suis libre, donc j’agis€;
j’agis, donc je suis libre.
C’est là que l’Islam, comme d’autres systèmes et modes de vie
par ailleurs, s’inscrit dans la même veine universaliste. Pour celui-
ci en effet, la liberté est non seulement la condition même de la
validité de mon action, puisque délibérée, mais elle est également
le sens même de la responsabilité de celui qui l’accomplit€: mon
action morale n’a de valeur que si elle est sous-tendue par la liberté
qui l’engage. J’agis de mon propre chef, donc je suis responsable.
Cette règle a d’autant plus de prétention universaliste qu’elle
a été depuis Kant, et peut-être bien avant, le porte-drapeau de
l’universalisme rationaliste des Lumières. À ce point de la réflexion,
il n’y a absolument aucune contradiction ou incompatibilité avec
une conception musulmane de la chose.
Ainsi, le sens de la liberté selon une perspective musulmane
relève de la définition même de ce qu’être humain, homme ou
femme, signifie fondamentalement.

62
salah basalamah – liberté et perspective musulmane

2. Limite
L’autre dimension d’une bonne compréhension de la liberté,
toujours considérée à partir d’une conception musulmane, mais
en même temps désireuse de s’inscrire dans le champ plus large
de l’universel, est celle de la limite.
Qu’est-ce qu’une limite€? Tout d’abord, ce n’est pas le contraire
de la liberté, mais sa relativisation. En fait, la limite de la liberté
constitue la condition même de la pratique de la liberté, puisque
nous avons vu plus haut que toute action ne peut être considérée
morale que dans la seule mesure où elle est libre. On peut donc
supposer que si la responsabilité morale a besoin de liberté pour
exister, cela veut dire que la liberté elle-même trouve sa propre
valeur dans sa limite ou de sa bonne gestion.
Je suis libre si je peux dire à un moment donné que je ne
peux plus l’être en raison du sens moral que je dois m’efforcer
de posséder en même temps. En fait, mon sentiment de liberté
provient de ma capacité de faire des choix, cet instant de décision
où je suis en mesure de dire tantôt «Â€oui€» et tantôt «Â€non€». Au
fond, responsabilité et liberté, conçues de cette manière, sont
interdépendantes, voire consubstantielles.
L’Iislam, de ce point de vue-là, insiste beaucoup sur la
dimension de responsabilité individuelle dans sa manière d’affirmer
la liberté. En effet, prenons l’exemple de l’émission de ce qu’on
appelle en arabe une fatwa, c’est-à-dire un avis juridique qui
est, dans quasi-majorité des cas, sollicité par un demandeur. Les
avis juridiques peuvent être émis pour trancher une décision
personnelle dans l’application d’un élément de la pratique religieuse
en fonction de circonstances particulières ou encore pour décider
de la validité juridique ou de la conformité d’une transaction
sociale ou commerciale pour laquelle on n’a pas de précédent
codifié. Lorsqu’un juriste musulman émet ce genre de discours
juridique, il est non seulement adressé de manière circonscrite
et individuelle, mais la personne concernée par la fatwa n’est
63
le sens de la liberté

pas tenue de l’appliquer ou d’en tenir compte à moins d’en être


parfaitement satisfaite. Ce n’est pas un jugement de tribunal. La
raison générale étant qu’au bout du compte, l’individu possède la
prérogative de décider pour lui-même ce qui relève de sa propre
volonté de se conformer au corps de principes que constitue la
chari’a islamique.
Évidemment, lorsque la responsabilité de l’individu est
tellement importante pour se conformer aux principes de la loi
islamique qu’il lui incombe, il faut pouvoir énumérer au moins
deux conditions€:
• Ce n’est sûrement pas par la coercition qu’on peut
se conformer à un corps de principes auxquels on a
volontairement adhéré, donc être libre€;
• On ne peut échapper à la nécessité vitale d’être éduqué et,
par€là, d’assurer un minimum d’indépendance intellectuelle
pour être en mesure d’évaluer pour soi-même et par soi-
même l’avis en question. Ce qui nous ramène encore à…
la liberté.
Sur le plan politique, on peut en déduire que la situation est
la même. Si on admet qu’une configuration politique idéale en
Islam consiste à posséder un régime de représentation politique
de type démocratique, donc permettant la diversité idéologique,
alors la responsabilité individuelle devrait être telle dans la société
musulmane en question qu’il revient aux individus de choisir
leurs représentants politiques, sans avoir à tenir compte d’aucune
hiérarchie de type ecclésiastique qui déciderait pour eux.
Ce qui nous ramène à l’éternelle question de la représentation
des musulmans en Occident, c’est-à-dire en dehors des sociétés
dites traditionnellement ou en majorité musulmanes. En effet,
pour la plupart, ce qui fait la difficulté de la relation avec l’Islam,
c’est le fait de ne pas pouvoir parler à une instance qui puisse les
chapeauter tous et rendre la vie plus aisée à la fois aux autorités
politiques, mais également les différents partenaires de dialogue

64
salah basalamah – liberté et perspective musulmane

et de coopération dans la société civile. Or, ce qui fait cette


difficulté, c’est justement le caractère littéralement structurel
de l’appartenance de l’individu à la oumma ou la communauté
musulmane au sens large. C’est une appartenance volontaire,
individuelle et totalement contrôlée par la personne concernée
(surtout là où on peut assurer les droits de la personne).
En fait, et pour faire court, il n’y a pas de représentation possible
des musulmans en Occident à moins qu’ils ne mettent le principe
de liberté au centre de leur réflexion et de leur action politique.
C’est-à-dire que pour s’adresser aux musulmans de tel ou tel
espace sociopolitique, on ne peut faire l’économie du processus de
délibération démocratique interne qui consiste d’abord à œuvrer
pour choisir une représentation communautaire, qui ne serait
pas religieuse ou spirituelle, mais uniquement politique, c’est-à-
dire fondée sur des principes communs très largement partagés
et partageables. Et qui dit délibération ou adhésion volontaire à
ce genre de projet, on ne peut éviter de souligner la centralité du
principe de liberté.
Ainsi, on peut se demander au terme de cette seconde étape en
quoi est-ce que ce principe de liberté est au fond très «Â€religieux€»
puisque à terme, son application est foncièrement sociale ou
politique. On pourrait hâtivement répondre, comme on le fait
trop souvent, que l’islam englobe tout et qu’il n’y a pas lieu de
faire des distinctions entre religieux et politique. Je dois dire tout
de suite que je ne souscris pas à cette vision des choses. En fait, la
distinction entre ces ordres est nécessaire et inévitable. Il en est
de même pour la raison et la foi en islam que pour le religieux et
le politique€: historiquement ainsi que dans la pensée musulmane,
ces catégories sont distinctes, mais ne sont pas divorcées l’une de
l’autre. Elles sont complémentaires et compatibles, plutôt que
l’objet d’une rivalité séculaire comme on peut la connaître à travers
le développement de l’histoire occidentale. Cela ne veut pas dire
que l’histoire de l’islam est exemplaire de ce point de vue-là,

65
le sens de la liberté

mais elle révèle cependant que l’idée même de la participation


du religieux dans le partage de la responsabilité de la gestion de
la cité n’est pas totalement incongrue, comme c’est le cas dans les
États laïcs occidentaux en l’occurrence.
Mais pour en revenir à la question précédente€: en quoi est-ce
que ce principe de liberté peut être traité de manière pertinente
au travers du prisme du «Â€religieux€»Â€?
3. Spiritualité
L’idée centrale de notre hypothèse pour tenter de répondre à
cette question est que pour parler de liberté sociale et politique
pour le croyant musulman, c’est d’abord d’opérer la démarche
préalable et fondamentale de la libération spirituelle de tout ce qui
enchaîne la volonté de l’être humain à agir en conformité avec les
principes universels que promeuvent la plupart des religions et des
États démocratiques – mais qui ne les appliquent que très mal.
Or, qu’est-ce que la libération spirituelle€? On le sait, la pensée
spirituelle a toujours été pionnière dans la pérennisation des
enseignements spirituels des prophètes. En ce sens, on peut dire,
selon la foi musulmane qui reconnaît toute la chaîne des prophètes
qui remonte jusqu’à Adam et ainsi, de toutes les traditions
monothéistes, que le seul dogme de l’islam et le seul qu’il a tenté
de restaurer est celui du tawhid, autrement dit de la reconnaissance
de l’unicité divine.
En effet, si l’on peut résumer l’islam à une courte définition€:
c’est – dans la racine du mot Islam lui-même – la reconnaissance
de Dieu comme notre unique origine et l’abandon volontaire et
délibéré de soi à Ses injonctions. On pourrait rétorquer€ : mais
comment en faisant un tel pacte on peut s’assurer la liberté sociale
et politique€?
Nous pensons que c’est fondamentalement par un processus
de libération de soi de toute attache qui ne mettrait pas au centre
de la vie Celui qui a été reconnu comme «Â€notre unique origine€».

66
salah basalamah – liberté et perspective musulmane

C’est en reconnaissant cet Être-là que je me défends de reconnaître,


consciemment ou inconsciemment, tout autre être qui puisse jouer
le rôle de centre dans ma vie. Autrement dit, je me libère de tout
ce qui m’éloigne du respect des principes universels que représente
l’islam pour moi en décidant de choisir pour ultime repère moral
Celui qui m’a créé.
On nous demandera également€: est-ce que cet état d’esprit
m’empêche de respecter les lois des pays dont je suis citoyen€? –Bien
sûr que non, car si les lois de ce pays sont de celles qui protègent
la justice, la liberté et la solidarité de ses membres et de tout autre,
je ne peux que m’y conformer. Mais ce qu’il faut peut-être préciser
encore une fois, c’est que les ordres spirituel et sociopolitique,
tout en étant distincts, ne peuvent être totalement divorcés, et
cela signifie que c’est par une compréhension profonde du sens
du tawhid ou de la libération spirituelle que je suis en mesure
de comprendre mes responsabilités sociales et politiques qui
consistent à refuser toute allégeance qui pourrait me contraindre
à m’aliéner de ma liberté de d’agir moralement.
Au fond, tout en soulignant qu’on ne peut contraindre
quiconque à croire ou à porter la foi, le croyant agit librement du
moment qu’il a profondément compris son devoir de libération
spirituelle préalable.
Conclusion
En fin de compte, le sens de la liberté et la manière avec laquelle
il s’articule à la religion est inséparable d’une bonne compréhension
de ce qu’est la citoyenneté.
En tenant compte de ce que nous avons tenté d’exposer plus
haut, ce que nous entendons par citoyen rejoint parfaitement la
conception musulmane du croyant au niveau de son action sociale.
Selon cette conception, un citoyen doit être fondamentalement
libre, mais pour cela il doit se libérer par un effort individuel
intérieur.

67
le sens de la liberté

En ce sens, nous sommes en parfait accord avec Gregory Baum


puisque la libération citoyenne dans nos sociétés de consommation
aujourd’hui est quasiment du même ordre que celle, spirituelle, que
nous venons de voir. Au-delà et en complément de la libération
spirituelle, il faut intégrer dans la pensée même du religieux
la libération des rapports de force qu’impose aujourd’hui la
grande marchandisation mondiale qui nous met dans la situation
paradoxale et incohérente de promouvoir les grands principes
humains (dont la liberté) et de les bafouer presque dans le même
élan. Quelle liberté que celle du «Â€monothéisme du march逻€?
Salah Basalamah
Université d’Ottawa

68
Liberté et multiculturalisme

Sans multiculturalisme
peut-il y avoir libert�

A
voir choisi cette problématique pour ce colloque peut
surprendre. Elle m’apparaît cependant naturelle car
sans multiculturalisme peut-il y avoir liberté€? Même si
la vie collective rend nécessaire d’accepter certaines contraintes,
cela doit-il signifier partager les valeurs de la société au sein de
laquelle nous vivons€ ? Peut-on être libres si nous n’avons pas
la possibilité, même minoritaires dans une société donnée, de
respecter et d’exprimer la culture de la communauté qui est la
nôtre€? Et au plan international la mondialisation qui caractérise
ce début du XXIème siècle peut-elle être compatible avec la liberté
si mondialisation signifie uniformité€ ? L’histoire le montre€: la
domination et le refus de la diversité conduisent toujours à des
conflits tant au plan interne qu’international.
Qu’entendre par multiculturalisme€? Le dictionnaire Larousse
indique que c’est «Â€la coexistence de plusieurs cultures dans une
société, un pays€ ». Et «Â€ multiculturel€ » signifie «Â€ qui relève de
plusieurs cultures différentes€». Multiculturalisme implique donc
l’idée de diversité, de diversité culturelle et, complément de cette
dernière, de diversité linguistique.
Le défi est ainsi de savoir comment concilier, au nom de la
liberté, la reconnaissance du droit au multiculturalisme et les
limites à établir pour que s’institue une coexistence de cette

69
le sens de la liberté

pluralité de cultures et de langues (et non leur affrontement ou la


progressive domination de l’une d’entre elles).
Ce défi doit être analysé successivement dans le cadre de chacun
de nos États puis au plan international.
I. Pas de liberté sans respect du multiculturalisme
dans chacun de nos Ûtats
La diversité culturelle s’inscrit parmi les droits et libertés
fondamentaux que chaque État doit garantir à ses nationaux et
aux personnes vivant sur son territoire. Ou, plus exactement, la
diversité culturelle est une condition nécessaire pour que ces droits
et libertés puissent être réellement exercés par chaque individu.
Comment assurer ceux-ci, tels qu’ils résultent des multiples
instruments nationaux et internationaux ayant force juridique
dans un État, sans la reconnaissance et l’effectivité de la diversité
culturelle€? L’État doit ainsi par son droit interne être le garant
de cette dernière. Il lui appartient au sein de son propre ordre
juridique d’établir le cadre permettant la coexistence des cultures.
L’article 2, alinéa 2, de la convention conclue par l’UNESCO sur
la diversité culturelle (article précisé par les articles 5 à 8) le stipule
clairement «Â€Les États ont le droit (le devoir€?) souverain d’adopter
des mesures et des politiques pour protéger et promouvoir la
diversité des expressions culturelles sur leur territoire€».
L’action de l’État est nécessaire à deux niveaux qui peuvent
paraître contradictoires mais sont en réalité complémentaires.
Parce que l’État est responsable de la coexistence des cultures et
garant d’une cohésion nationale indispensable à une vie collective
harmonieuse, il doit par exemple se doter des moyens nécessaires
pour que chaque individu parle et s’exprime dans la – ou les –
langues(s) nationale(s) de cet État. Sans ce minimum il n’y a
pas possibilité de vivre ensemble. Il n’y a pas là une atteinte à la
liberté. L’on peut parler une autre langue, mais on doit connaître

70
christian philip – multiculturalisme et liberté

la langue officielle du pays où l’on vit et accepter de l’utiliser dans


la vie collective.
L’exemple du Québec et de sa loi 101, adoptée sous le premier
gouvernement de René Levesque, est évidemment le texte
législatif considéré comme la référence type. En France, nous
avons la loi Toubon du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue
française mais ses dispositions ne sont ni aussi générales ni aussi
contraignantes. La pratique montre que cette loi n’a pas su couvrir
tout le champ des domaines où le français doit être protégé et
que les dispositifs de contrôle et de sanctions prévus par la loi ne
garantissent pas sa pleine application. C’est pourquoi nombreux
sont en France ceux qui souhaiteraient que la loi de 1994 fasse
l’objet d’un nouveau débat et soit précisée. Le Sénat, en votant
à l’unanimité une proposition de loi déposée par M. Marini, a
engagé ce processus. Reste (mais rien n’est certain) à l’Assemblée
Nationale de délibérer. On peut le souhaiter quand on observe
les manquements croissants à l’usage de notre langue nationale
(messages publicitaires entièrement ou partiellement en anglais
– cela fait mode€ ! –, réunions et notes dans plusieurs grandes
entreprises françaises en anglais, officiels français s’expriment en
anglais …). La loi doit venir poser un cadre juridique minimum.
Si un pays ne défend pas sa propre langue nationale, comment
la diversité culturelle pourra-t-elle survivre€ ? Et la loi doit
régulièrement être complétée pour éviter les dérives constatées.
Aussi la proposition de loi Marini obligerait-elle par exemple
les chefs d’entreprise à présenter un rapport annuel au comité
d’entreprise sur l’usage du français au sein de l’entreprise.
Défendre sa langue nationale n’est pas contraire à l’objectif
de permettre la diversité culturelle. Il s’agit d’une condition
permettant de l’aider à se développer sans risquer la destruction
du cadre collectif qui menacerait l’existence même de l’État. Le
multiculturalisme ce n’est pas le communautarisme, c’est-à-dire que
des personnes établies dans un même État s’organisent pour vivre

71
le sens de la liberté

côte à côte et non ensemble. Le multiculturalisme c’est le respect


de l’identité de chacun mais dans un cadre global accepté par tous.
Le multiculturalisme ce n’est pas s’enfermer dans sa communauté
d’origine. Ce n’est pas le refus de l’intégration. Comment admettre
qu’on n’oblige pas un immigrant à connaître la langue de son pays
d’accueil, à ce que ses enfants ne soient pas élevés dans un système
scolaire ou cette langue ne serait pas la langue d’enseignement, où
l’immigrant refuserait d’accepter les valeurs de ce pays d’accueil€?
J’avoue par exemple ne pas comprendre en France les critiques
émises suite à une décision du Président de la République posant
comme condition pour le regroupement familial (un immigré fait
venir sa famille) la connaissance du français€!
Un État peut aussi estimer que tel ou tel principe est un
élément fondateur de la communauté nationale et à ce titre
qu’aucune exception, même s’appuyant sur le multiculturalisme,
ne saurait le remettre en cause. C’est le cas en France du principe
de la laïcité. Notre conception de la laïcité est pour nous une
philosophie totalement au service de la coexistence des cultures.
Chacun peut pratiquer sa religion mais nous n’acceptons aucune
forme de prosélytisme (cela a été la question du port du voile dans
nos écoles).
Mais ces contraintes établies, pour que la coexistence des
cultures soit possible, le multiculturalisme va signifier aussi que
l’État, pour donner corps à cette liberté, doit avoir une politique
volontariste pour permettre à des cultures minoritaires de subsister
(enseignement des langues de ces minorités en sus de la langue
nationale, centres culturels mis à disposition, lieux de cultes
avons-nous dit …) et pour les faire connaître à l’ensemble de la
population (émissions de radio, télévision, programmes scolaires,
diverses manifestations aidées …). La diversité culturelle ce sera
pour l’État favoriser le multilinguisme, clé pour s’ouvrir aux
cultures des autres, et pas seulement celles présentes sur son
territoire. L’État doit, c’est le plus souvent loin d’être le cas faute

72
christian philip – multiculturalisme et liberté

d’une volonté politique suffisante et en raison des contraintes


budgétaires, permettre à chaque jeune de sortir du système scolaire
avec les bases de deux langues étrangères.
L’État doit garantir aussi le respect des langues régionales
encore pratiquées sur son territoire.
Défendre sa langue nationale n’est pas antinomique avec
accepter de permettre à des langues régionales ou minoritaires de
vivre à partir du moment où elles s’ajoutent à la langue officielle
et ne s’y substituent pas. Le Conseil de l’Europe a adopté en ce
sens la charte européenne des langues régionales ou minoritaires
à Budapest le 7 mai 1999. Cette convention leur reconnaît leur
place comme expression de la diversité culturelle et précise que
leur promotion nécessite des actions particulières (enseignement,
médias, équipements culturels par exemple). Elle les définit
comme «Â€ pratiquées traditionnellement sur le territoire d’un
État par des ressortissants de cet État qui constituent un groupe
numériquement inférieur au reste de la population de l’État€ »,
ce qui n’inclut ni les dialectes, ni les langues des migrants. La
France n’a pas ratifié cette charte car le Conseil constitutionnel
l’a considérée comme contraire à la Constitution (et à l’article 2
stipulant que la langue de la République est le français). Mais la
récente révision de notre Constitution reconnaissant les langues
régionales doit permettre une évolution.
Nos États sont pour la plupart de plus en plus multiculturels
du fait de l’immigration. C’est pourquoi cette problématique a
pris une dimension nouvelle et aussi importante. Nous le vivons
en France, comme au Québec où le débat sur ce que vous avez
intelligemment appelé «Â€ les accommodements raisonnables€ »
montre bien la réflexion et l’action à avoir pour vivre ensemble
tout en respectant les cultures de nos minorités.

73
le sens de la liberté

II. Pas de liberté sans multiculturalisme


au plan international
Un État quel qu’il soit ne peut plus aujourd’hui vivre seul.
Comment un État peut-il être incité à reconnaître chez lui la
diversité culturelle et le multiculturalisme si ces principes ne sont
pas une règle de la société internationale€ ? La mondialisation,
comme l’on dit aujourd’hui, est la caractéristique première de ce
début du XXIe siècle. Malgré les querelles dont elle est l’objet, la
mondialisation n’est ni un bien ni un mal. Elle est irréversible.
Ce qui reste ouvert, espérons le tout au moins, c’est la manière de
l’organiser, les modalités de sa mise en œuvre.
Léopold Senghor l’affirmait. Le dialogue mondial ne suffit
pas à garantir la paix s’il ne s’accompagne pas d’un dialogue
des cultures, d’où son appel pour l’instauration de grandes aires
linguistiques géoculturelles composantes de la mondialisation
multipolaire. Il a voulu et su créer la Francophonie qui est l’un
de ces pôles, celui ayant le français en partage. La Francophonie
c’est le défi pour une mondialisation maîtrisée et équilibrée où la
solidarité serait le compagnon obligatoire de la liberté, la diversité
culturelle une valeur respectée, le dialogue étant le garant de
l’unité dans la diversité. Laboratoire d’une telle mondialisation,
la Francophonie serait, pensait Senghor, un exemple pour une
mondialisation humaniste, une mondialisation non synonyme
d’uniformité et donc de domination, une mondialisation ne
signifiant pas le tout anglais, le tout libéral ou la primauté des
seules valeurs chrétiennes.
La liberté exige donc que les États agissent ensemble pour
promouvoir le multiculturalisme et le plurilinguisme. Peut-on
être vraiment libre si, dans un monde ouvert, il est nécessaire
pour se faire entendre, défendre ses intérêts, réussir, de devoir
adopter une culture, des valeurs, des règles qui sont imposées
par un système dominant, quel qu’il soit d’ailleurs (aujourd’hui

74
christian philip – multiculturalisme et liberté

le modèle anglo-saxon, mais le problème serait le même avec une


autre culture dominante).
Un instrument spécifique a fait de la diversité culturelle une
règle de droit international, la convention adoptée par l’UNESCO
le 20 octobre 2005. Il s’agit réellement d’une première historique
et son adoption n’a pas été facile. Les États-Unis se sont fait
imposer cette convention, conçue non pas contre eux, mais pour
affirmer une prise de conscience de la société internationale que la
mondialisation, ce n’est pas se fondre dans une culture dominante
mais doit au contraire signifier promouvoir la diversité culturelle.
L’Unesco avait amorcé le mouvement en adoptant dès novembre
2001 une Déclaration universelle sur la diversité culturelle, mais
une Déclaration n’est pas un acte juridique produisant des effets
de droit obligatoires et il fallait aller plus loin.
La Conférence générale d’octobre 2003 a invité à l’unanimité le
directeur général de l’Unesco à préparer un projet de convention.
Finalement force est de constater qu’on est allé vite. Le succès n’était
pas certain. En quatre ans passer de la Déclaration à la Convention
est la marque d’une prise de conscience dont certains pouvaient
douter. La convention de l’UNESCO permet de consolider et
d’élargir le concept dit jusqu’alors d’exception culturelle pour
justifier la non application de règles du commerce international
aux biens et services culturels. Certes cette convention n’a pas
de supériorité juridique sur la convention établissant l’OMC,
laquelle lie des pays qui n’ont pas ratifié pas le texte de l’Unesco.
La convention de l’UNESCO ne modifie pas les droits et les
obligations des États découlant de leurs autres engagements
internationaux, ce qui ne permet pas de garantir l’effectivité de la
diversité culturelle reconnue. Mais elle permet, d’où les craintes
de certains de légitimer et de renforcer la position des États
qui veulent faire réellement reconnaître dans les négociations
internationales commerciales que les biens et services culturels ne
peuvent s’adosser à une démarche seulement marchande.

75
le sens de la liberté

La convention de l’UNESCO présente malgré tout de réelles


limites. On peut s’interroger sur l’absence d’un mécanisme
juridique véritablement contraignant pour le contrôle de son
respect par les États parties. Le dispositif prévu à l’article 25
est d’abord incitatif. Il repose sur le nécessaire consentement
des parties. Il n’y a pas de sanctions possibles. Le système de
règlement des différends repose sur la recherche d’une solution
négociée et non pas sur la possibilité de contraindre les parties
(négociations, médiation, bons offices ou conciliation). Elle peut
seulement aboutir à des recommandations, donc ne liant pas les
États. L’autorité de la Convention dépendra en fait de la capacité
de mobilisation de la communauté internationale. Elle dépendra
du nombre de ratifications, de la mobilisation des États pour
faire vivre les organes de la Convention, de la mobilisation des
organisations internationales (et là l’Organisation internationale
de la Francophonie a une place à prendre) pour accepter de s’y
référer et d’en tenir compte dans leurs activités, de la mobilisation
de la société civile pour qu’il y soit effectivement donné suite. La
partie est loin d’être gagnée€! Mais enfin un traité existe et il ne
faut pas sous-estimer ce premier résultat.
Un autre traité interroge quant à sa compatibilité avec la
diversité culturelle. Il s’agit du Protocole de Londres signé en
2001 et relatif à la traduction des brevets en Europe. Pour réduire
le coût des brevets, le traité prévoit non plus son dépôt dans la
langue du pays où il a été déposé, d’où l’obligation de traduction,
mais donne le choix de déposer en trois langues (anglais, français
et allemand). Pour beaucoup, il y aurait là une atteinte grave à la
diversité culturelle. Pour d’autres, ce ne serait pas exact. Dans la
pratique, l’anglais domine déjà pour éviter les coûts de traduction,
et limiter le système à trois langues peut permettre plus facilement
une diversification. Pour ma part, je crois la controverse exagérée.
La traduction en langue nationale reste obligatoire en cas de litige.
Il faut bien constater le très faible niveau de consultation des brevets

76
christian philip – multiculturalisme et liberté

en français. Quoi qu’il en soit (et c’est pour moi le plus important
et le côté positif de la querelle) ce débat a au moins le mérite de
montrer que la diversité culturelle est devenue un élément auquel
se réfère le droit international. Il est sain, quelque conclusion que
l’on tire des dispositions du Protocole de Londres, de s’interroger
pour savoir si ce traité est ou non conforme au principe de diversité
culturelle. Puissions-nous désormais avoir un tel débat sur tous
les grands traités internationaux à venir€!
Par ailleurs, nous retiendrons un dernier exemple, celui de
l’Union européenne qui devrait être, par la diversité même des
États la constituant, un cadre exemplaire pour donner corps au
multiculturalisme. Où en est-on€?
Côté positif€: l’article 151 du traité européen depuis Maastricht
place la politique culturelle dans les compétences de l’Union
européenne. La reconnaissance par le traité de Maastricht de la
citoyenneté européenne a entraîné cette extension, la culture en
étant un élément évident. Et quoi de plus positif que la devise
proposée pour l’Union par le projet de traité constitutionnel
«Â€Unie dans la diversit逻€? L’Europe, par ses acquis depuis plus de
cinquante ans, montre que nous avons su construire des politiques
communes sans remettre en cause l’identité des États membres, en
rendant compatibles compétences communes et diversité nationale
(et même régionale).
Côté négatif€ : nos concitoyens considèrent que l’Europe ne
respecte pas assez la diversité. La crise sur la ratification du
projet de traité constitutionnel montre qu’ils trouvent l’Union
trop centralisée, trop technocratique, pas assez transparente.
Concrètement aussi, l’article 151 n’a pas permis des actions
importantes, visibles pour les citoyens au plan culturel. Surtout
l’Union a un problème quant à la pratique des langues et comment,
sans le multilinguisme, donner corps à la diversité culturelle€ ?
En droit, il n’y a pas de critique à apporter. L’Union reconnaît la
langue de chacun comme langue officielle. Mais dans la pratique,

77
le sens de la liberté

chacun sait que nous allons vers un usage de plus en plus dominant
de l’anglais. Si les réunions officielles donnent lieu à traduction
dans toutes les langues, des raisons pratiques de rapidité et de
coût ne le permettent pas dans la vie quotidienne des institutions
européennes. Les infractions au régime linguistique sont de plus
en plus nombreuses. Il y a 20 ans, près de 60 % des documents
initiaux de la Commission étaient rédigés en français, à peine
plus d’un quart aujourd’hui. Au Conseil, la situation est encore
plus défavorable. Certes l’élargissement est un facteur rendant
plus difficile l’utilisation de langues toujours plus nombreuses,
mais en même temps il rend encore plus nécessaire le respect du
multilinguisme pour permettre à tous les citoyens européens de
s’approprier l’Europe. Par exemple, comment pour un Parlement
national s’exprimer sur le respect ou non de la subsidiarité par un
projet d’acte communautaire s’il ne dispose pas dès l’origine d’une
version de cet acte dans sa langue nationale€ ? Comment faire
connaître l’Europe par les Européens si les informations publiées
sur les sites Internet des institutions et organismes de l’Union
ne sont pas disponibles dans l’ensemble des langues officielles€?
Voilà deux exemples qui montrent combien la diversité culturelle
a besoin de moyens juridiques pour être vécue.
L’Europe n’a pas su non plus aller assez loin pour développer
l’apprentissage de plusieurs langues européennes par tous les
jeunes Européens. L’exemple de l’Espagne est clair. Elle a
rendu obligatoire une deuxième langue étrangère. En 1998,
250€000 élèves apprenaient le français, près d’un million et demi
aujourd’hui. On peut faire des progrès rapidement si on le veut.
L’Europe a su par contre inciter nos étudiants à aller de plus
en plus nombreux vivre une période d’études dans un autre pays
membre. Cela entraîne une vraie révolution culturelle et c’est le
meilleur vecteur pour que la diversité culturelle soit réalité. Mais
nous sommes encore loin d’avoir pu généraliser cette mobilité.

78
christian philip – multiculturalisme et liberté

Je souhaite que l’Europe s’attache à faire plus et mieux.


Au-delà de ces exemples, la diversité culturelle et linguistique
reste à inscrire dans les fondements de notre société internationale
pour que la liberté associée au respect du multiculturalisme
devienne un concept réel et universel.

Le cadre juridique n’est donc pas suffisant tant au plan


international qu’au plan interne. Tous les États n’ont pas encore
conscience de la nécessité d’organiser la diversité culturelle et
le multiculturalisme, soit parce qu’ils bénéficient d’une langue
dominante soit, il faut bien le dire, parce qu’ils ont renoncé à se
battre sur ce plan. Au plan international c’est plus l’uniformité
qui l’emporte que la diversité. Le plus important est aujourd’hui
d’agir pour que s’affirme vraiment une volonté politique de donner
corps à la diversité culturelle. Le Droit est un instrument. Le Droit
apporte des solutions. Mais le Droit est au service d’une volonté
politique. Il permet de la traduire dans la pratique. Des moyens
juridiques sont indispensables pour que vive la diversité culturelle.
Encore faut-il que les États, tant au plan interne qu’international,
veuillent des moyens juridiques. La liberté est aussi à ce prix. Et
nous avons des progrès à faire.
Christian Philip
Professeur à l’Université de Lyon
Représentant personnel du Président de la République
pour la Francophonie

79
Page laissée blanche intentionnellement
Concevoir juridiquement la
liberté dans une
société multiculturelle

É
crire le nom de la liberté n’est pas l’apanage du poète. Les
juristes aussi écrivent le nom de la liberté sur leurs pages
blanches, car il leur est demandé, comme aux philosophes,
d’en déterminer le sens. Il est vrai que leur perspective n’est pas
celle des philosophes, qui s’interrogent directement sur la nature
ou sur les fondements de la liberté€; apparemment plus modestes,
les juristes «Â€recherchent plutôt comment la liberté est reconnue
dans l’organisation politique et sociale€ »1. Mais est-il vrai que
les juristes ne jouent qu’un rôle sèchement descriptif€? Dans nos
sociétés rationalisées, «Â€ désenchantées€ », soumises au contrôle
judiciaire de la constitutionnalité des lois, ne demande-t-on pas
souvent aux juristes et particulièrement aux juges de construire
(d’autorité) le sens de la liberté, pour ensuite en fixer la portée et
en aménager l’exercice€? Le sens ordinaire du mot – la possibilité
d’agir sans contrainte2 – se révèle alors peu utile. En effet, ce qui
est recherché alors, ce n’est pas le sens générique du mot liberté,
mais son sens axiologique€ : à quoi sert la liberté€ ? La réponse
que donne le juge à cette question influence la conception de la
liberté qu’il mettra de l’avant et, inévitablement, la manière dont

1. Article «Â€Libert逻 (J. Morange) dans Dictionnaire de la culture juridique


(Paris, P.U.F., 2003), aux pp. 945 et 946.
2. Le Petit Robert (édition 2010), p. 1452.

81
le sens de la liberté

«Â€la liberté est reconnue dans l’organisation politique et sociale€»,


pour reprendre les termes évoqués plus haut.
Ce sens axiologique de la liberté revêt une importance
particulière dans une société où coexistent plusieurs cultures. Face
à l’exercice des multiples libertés individuelles ou collectives, le
maintien d’une certaine «Â€cohésion sociale€» apparaîtra à certains
comme un défi1. Concevoir juridiquement la liberté dans une telle
société, c’est aussi tenter de concilier l’exercice de la liberté des
uns avec la liberté des autres, en sachant que les conceptions de la
liberté des uns et des autres sont bien souvent influencées par la
culture. Si on admet que la culture recouvre des choses diverses
et intangibles – valeurs, croyances, convictions, savoirs, traditions,
institutions, modes de vie – on constate aisément l’ampleur du
défi que pose le sens axiologique de la liberté dans une société où
coexistent plusieurs cultures2.

1. L’irruption de la cohésion sociale comme considération permettant de


limiter l’exercice de la liberté semble liée à la critique de l’individualisme
contemporain€; la cohésion sociale s’est également imposée comme repère
permettant de se prémunir contre «Â€la tyrannie des minorités€». À certains
égards, il s’agit d’un renversement de perspective, le respect des droits
fondamentaux étant habituellement vu comme un facteur de cohésion
sociale. Encore faut-il noter le caractère hybride du concept, assez fondé
objectivement pour prétendre à une certaine légitimité scientifique,
mais assez indéterminé pour permettre de «Â€suivre les méandres et les
nécessités de l’action politique au jour le jour€»Â€: Paul Bernard, «Â€La
cohésion sociale€: critique dialectique d’un quasi-concept€», Lien social
et politique – RIAC, «Â€Les mots pour le dire, les mots pour le faire€: le
nouveau vocabulaire du social€», n° 41 (printemps 1999), p. 47-59 (à la
p. 48).
2.╇ Voir la définition de la culture proposée par l’article 2a) de la
Déclaration de Fribourg sur les droits culturels. Elle considère tous les
éléments mentionnés ici comme relevant de la culture, dans la mesure ou,
au même titre que la langue ou les arts, par exemple, ils permettent à une
personne ou à un groupe d’exprimer «Â€son humanité et les significations
qu’il donne à son existence et à son développement€». La Déclaration

82
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

Comment donc appréhender juridiquement la «Â€ liberté€ »


dans un contexte multiculturel1€? Pour esquisser une réponse à
cette question, il faut d’abord retracer le ou les sens axiologiques
qui peuvent être donnés à la liberté par les juges. Nous le
ferons de manière inductive, en prenant pour objet un corpus
juridique historiquement et géographiquement situé, celui des
décisions rendues par la Cour suprême du Canada depuis la
constitutionnalisation des droits fondamentaux, au début des
années quatre-vingt 2. Ce corpus jurisprudentiel illustre comment
des choix axiologiques quant au sens de la liberté sont inévitablement
faits, défaits et refaits par le droit au fil des décisions de justice.
Dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur ce qui
nous paraît être l’absence d’une véritable réflexion juridique sur la
culture comme source potentielle de droits et d’obligations. Nous
faisons l’hypothèse que ce déficit de réflexion permet d’expliquer
une partie des difficultés que pose, pour le droit, l’exercice de la
liberté en contexte multiculturel. En conclusion, nous formulerons
quelques réflexions sur le concept de droits culturels, concept qui
pourrait constituer une façon prometteuse d’appréhender le sens

est le fruit d’un travail de réflexion mené par un groupe international


d’experts et qui s’est étendu sur une vingtaine d’années. Elle rassemble
et explicite des droits qui sont déjà reconnus, mais de manière dispersée,
dans plusieurs instruments juridiques internationaux. Voir€: Les droits
culturels – Déclaration de Fribourg [en ligne€: http€://www.unifr.ch/iiedh/
assets/files/declarations/fr-declaration.pdf].
1.╇ Ce qualificatif est employé ici dans le sens le plus neutre possible€:
celui d’un contexte social marqué par la coexistence de plusieurs cultures.
L’usage de ce terme ne comporte donc de notre part aucun jugement
de valeur sur les politiques, multiculturalistes ou autres, permettant de
«Â€gérer€» cette coexistence. Est-il pour autant nécessaire de préciser que
nous saluons la fluidité des cultures, leur faculté d’évoluer et leur capacité
de dialoguer entre elles€?
2.╇ Charte canadienne des droits et libertés, annexe B de la Loi sur le Canada,
1982, c. 11 (R.-U.)€; dans L.R.C. (1985), App. II, n° 44.

83
le sens de la liberté

de la liberté dans le contexte multiculturel des sociétés qui sont


les nôtres.
1. Entre individu et société€:
les sens axiologiques de la liberté
Il y a un demi-siècle, la Cour suprême du Canada a dit
de la liberté qu’elle était un principe fondamental de l’ordre
constitutionnel1. Toutefois, la constitutionnalisation des droits
fondamentaux, au début des années quatre-vingt, a indéniablement
eu pour effet de forcer les tribunaux à expliciter davantage le sens
qu’ils entendent donner au concept. Depuis 1982, la liberté fait
l’objet d’énoncés explicites dans la Charte canadienne des droits et
libertés. À l’article 2, figure ainsi l’énoncé des grandes libertés
fondamentales, notamment les libertés d’expression et de religion 2.
À l’article 7, dans une section intitulée «Â€garanties juridiques€»,
est garanti le droit à la liberté, auquel il ne peut être porté atteinte
«Â€qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale€»3.
Enfin, la liberté est un élément constitutif de la notion de «Â€société
libre et démocratique€», notion qui permet d’apprécier la validité

1.╇ V. les arrêts Saumur c. Ville de Québec, [1953] 2 R.C.S. 299 et Chaput
c. Romain, [1955] R.C.S. 834, relatifs à la liberté de religion. Dans
Saumur, le juge Rand s’exprime ainsi (à la p. 327)€: «Â€From 1760 […] to
the present moment religious freedom has, in our legal system, been
recognized as a principle of fundamental character. €»
2.╇ «Â€2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes €:
a) liberté de conscience et de religion€;
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression,
y compris la liberté de la presse et des autres moyens de
communication€;
c) liberté de réunion pacifique€;
d) liberté d’association.€»
3.╇ «Â€7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne€;
il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes
de justice fondamentale.€»

84
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

d’une limite apportée aux droits fondamentaux, selon l’article


premier de la Charte1.
Dans l’arrêt Big M Drug Mart (1985), qui traite de l’interdiction
d’avoir une activité commerciale le dimanche comme pouvant
entraver la liberté de religion protégée par l’article 2, la Cour
suprême donne une longue définition conceptuelle de la liberté,
souvent citée, qui n’est pas sans évoquer le sens générique du terme,
mentionné en introduction, celui d’une absence de contrainte€:
La liberté peut se caractériser essentiellement par l’absence de
coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l’État ou
par la volonté d’autrui à une conduite que, sans cela, elle n’aurait pas
choisi d’adopter, cette personne n’agit pas de son propre gré et on ne
peut pas dire qu’elle est vraiment libre. L’un des objectifs importants
de la Charte est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la
coercition et la contrainte. La coercition comprend non seulement la
contrainte flagrante exercée, par exemple, sous forme d’ordres directs
d’agir ou de s’abstenir d’agir sous peine de sanction, mais également
les formes indirectes de contrôle qui permettent de déterminer ou
de restreindre les possibilités d’action d’autrui. La liberté au sens
large comporte l’absence de coercition et de contrainte et le droit
de manifester ses croyances et pratiques. La liberté signifie que,
sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la
sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits
fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à
ses croyances ou à sa conscience2.
Plus loin, la Cour précise sur quels fondements politiques et
philosophiques se base cette conception de la liberté€:

1.╇ «Â€ 1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits
et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par
une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la
justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et
démocratique.€»
2.╇ R. c. Big M Drug Mart, [1985] 1 R.C.S. 295 (par. 95).

85
le sens de la liberté

[L]’insistance sur la conscience et le jugement individuels est […] au


cœur de notre tradition politique démocratique. La possibilité qu’a
chaque citoyen de prendre des décisions libres et éclairées constitue la
condition sine qua non de la légitimité, de l’acceptabilité et de l’efficacité
de notre système d’autodétermination. […] Vu sous cet angle, l’objet de
la liberté de conscience et de religion devient évident. Les valeurs qui
sous-tendent nos traditions politiques et philosophiques exigent que
chacun soit libre d’avoir et de manifester les croyances et les opinions que
lui dicte sa conscience, à la condition notamment que ces manifestations
ne lèsent pas ses semblables ou leur propre droit d’avoir et de manifester
leurs croyances et opinions personnelles1 .
La perspective est ici résolument individualiste, moderne
pourrait-on dire2€ : la liberté protégée par la Charte canadienne
vise à garantir l’autodétermination de l’individu, à lui ménager ce
qu’on a pu appeler «Â€une sphère d’autonomie, de responsabilité,
voire de solitude3€ ». Dans l’affaire Morgentaler, la juge Wilson
ne dira pas autrement, en soulignant qu’un «Â€aspect crucial€» du
droit à la liberté protégé par l’article 7 était le droit «Â€de prendre

1.╇ Ibid. (par. 122-123).


2. Benjamin Constant distinguait de cette façon la liberté des Anciens
et celle des Modernes€ : «Â€ Le but des Anciens était le partage du
pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie€: c’était là ce
qu’ils nommaient liberté. Le but des Modernes est la sécurité dans les
jouissances privées€; et ils nomment liberté les garanties accordées par
les institutions à ces jouissances€». De la liberté des Anciens comparée à
celle des Modernes, discours à l’Athénée royal de Paris (1819), dans Écrits
politiques (Paris, Folio/Gallimard, 1997), p. 591-619. (Merci à Hugo
Cyr, professeur au Département des sciences juridique de l’UQAM,
pour la référence à ce texte).
3.╇ Nathalie Des Rosiers, «Â€Liberté, pour l’instant, Égalité, de temps
en temps, Fraternité, …pas encore€: les 25 ans de la Charte canadienne
des droits et libertés€», dans J. E. Magnet et B. Adell (dir.), The Canadian
Charter of Rights and Freedoms After Twenty-Five Years (Toronto,
LexisNexis, 2009), p. 123 (à la p. 132).

86
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

des décisions personnelles fondamentales sans intervention de


l’État1€». La perspective de l’arrêt Big M Drug Mart est par ailleurs
résolument libérale€: avec les passages consacrés par la Cour aux
limites sociales de la liberté, on n’est pas très loin de John Stuart
Mill, qui, rappelons-le, tenait pour illégitime toute contrainte
exercée par la société sur les actions individuelles qui n’affectent
pas l’intérêt d’autrui 2.
L’année suivante, la Cour donnera cependant à la liberté un
sens axiologique davantage incarné socialement, dans le cadre
de la «Â€disposition limitative€» de l’article premier de la Charte
canadienne,€disposition qui permet à l’État d’encadrer, au moyen
de restrictions législatives répondant à certains critères formels et
matériels3, l’exercice des libertés et droits fondamentaux. Dans l’arrêt
Oakes (1986), cinq valeurs viennent guider l’application de cette
disposition limitative. La liberté, que le texte de l’article premier lie
explicitement à la démocratie, paraît ici orientée vers des finalités
bien précises€:
1.╇ R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 (par. 228, j. Wilson). Est ici en
cause le droit à l’interruption volontaire de grossesse.
2.╇ «Â€La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour
user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux
autres€»Â€: John Stuart Mill (1859), De la liberté, trad. L. Lenglet (coll.
Folio Essais€; Paris, Gallimard, 1990), p. 74.
3.╇ Le critère formel est prévu à l’article premier€ : les restrictions en
question doivent être prévues «Â€ par une règle de droit€ ». Quant aux
critères matériels, ils ont été élaborés par la jurisprudence. La restriction
doit d’abord viser un objectif suffisamment important. Elle doit ensuite
répondre à un critère général de proportionnalité, qui comporte, en
premier lieu, l’examen du lien rationnel censé exister entre ladite
restriction et l’objectif poursuivi€; ensuite, l’examen des autres façons
de rechercher ledit objectif (critère de l’atteinte minimale)€; et enfin,
l’examen de la proportionnalité proprement dite entre les effets positifs
et négatifs de la restriction, ainsi qu’entre ces effets et l’objectif lui-
même€: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103 [Oakes]€; Dagenais c. Société
Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835.

87
le sens de la liberté

Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes
essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent,
selon moi, le respect de la dignité inhérente de l’ être humain, la
promotion de la justice et de l’égalité sociales, l’acceptation d’une grande
diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe
et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la
participation des particuliers et des groupes dans la société 1.
Ici la perspective n’est plus vraiment celle de l’individualisme
exacerbé et presque romantique qui sous-tendait les énoncés de
Big M Drug Mart, mais une conception de la liberté qui n’exclut
pas, comme nous pourrons bientôt le vérifier, l’intervention des
pouvoirs publics, particulièrement lorsqu’il s’agit de favoriser
l’exercice de la liberté des faibles, ou encore de protéger les faibles
contre la liberté des forts. Comme l’a souligné Andrée Lajoie,
la description d’une société libre et démocratique qu’on peut
lire dans l’arrêt Oakes laisse voir, dans le discours des juges de la
Cour, une volonté de se rapporter à une conception historique
particulière de l’État, celle de l’État-providence tel qu’il existait
au Canada (quoique déjà affaibli) dans les années quatre-vingt 2.
Il conviendrait sans doute d’ajouter, à cette façon de décrire la
représentation que la société canadienne se fait de son identité
sociopolitique, l’importance que le discours judiciaire accorde
aux droits constitutionnels des minorités ainsi qu’aux politiques
multiculturalistes, autres piliers de la psyché canadienne comme le
laissent entendre non seulement le passage précité de l’arrêt Oakes
mais bien d’autres arrêts de la Cour 3.

1.╇ Oakes, j. en chef Dickson, par. 64). Les italiques sont de nous.
2.╇ Andrée Lajoie, Jugements de valeurs – Le discours judiciaire et le droit
(Paris, P.U.F., 1997), à la p. 80.
3.╇ La protection des droits des minorités est considérée par la Cour
suprême comme un principe constitutionnel fondamental au même
titre que le fédéralisme, la démocratie et la primauté du droit€: voir le
Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 (par. 79 à 82).

88
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

La Cour suprême continue de se référer comme à un fil d’Ariane


à la matrice normative que constituent les arrêts Big M Drug Mart
et Oakes1. En revanche, le sens donné à la liberté par la Cour à
travers ses arrêts est loin de toujours paraître cohérent, du moins
si l’on est à la recherche d’une unité transversale de pensée qui
inspirerait et ce, de manière constante et prévisible, l’ensemble des
décisions de la Cour portant sur la liberté. Depuis Big M Drug
Mart et Oakes, le «Â€sens de la libert逻 est ainsi construit par la Cour
suprême au fil de décisions qui, en apparence, sont difficilement
conciliables, et qu’il est utile de rattacher à des tendances ou
paradigmes2. Les arrêts qui constituent la célèbre trilogie de
1987 sur l’action syndicale et la liberté d’association constituent
peut-être l’incarnation la plus achevée d’une perspective libérale,
sous-tendue par une conception avant tout individualiste de la
liberté3. Dans ces arrêts, une majorité de juges note la «Â€nature
Quant aux politiques multiculturalistes, elles font l’objet d’énoncés
de principe qui sont loin d’être dénués d’une portée normative. La
tolérance religieuse est ainsi une valeur qui est «Â€à la base même de notre
démocratie€ » selon l’arrêt Multani c. Commission scolaire Marguerite-
Bourgeoys, [2006] 2 R.C.S. 256 (par. 76). Dans Syndicat Northcrest c.
Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551, arrêt qui porte sur l’interprétation de la
Charte québécoise (et non de la Charte canadienne), la Cour évoque un
Canada «Â€multiethnique et multiculturel€» qui «Â€constitue de bien des
manières un exemple pour d’autres sociétés€» (par. 87).
1.╇ Pour une illustration récente€: Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson
Colony, 2009 CSC 37 (24 juillet 2009).
2.╇ V. ainsi€: A. Lajoie, op. cit., pp. 57-65. Également€: Michel Coutu,
«Â€Les libertés et droits fondamentaux, entre individu et sociét逻, dans
P. Bosset (dir.), La Charte québécoise des droits et libertés après 25 ans, vol.
2 (Montréal, Commission des droits de la personne et des droits de la
jeunesse, 2003), aux pp. 163-199. Lajoie et Coutu s’accordent à dire
que lesdits paradigmes renvoient à des formes spécifiques d’État, l’État
social interventionniste dans le cas du paradigme social, l’État libéral
non interventionniste dans le cas du paradigme libéral.
3.╇ Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act, [1987] 1

89
le sens de la liberté

individuelle de la liberté d’association1€», une liberté qui, pour ainsi


dire, n’existerait que pour permettre l’exercice collectif de droits
que la loi reconnaît déjà aux individus€:
[U]ne théorie de l’association doit commencer par l’individu. Dans
une société régie par des principes démocratiques, c’est l’individu qui
constitue l’intérêt ultime de l’ordre social. Ses intérêts et ses droits
sont prépondérants. L’association est un prolongement de la liberté
individuelle. C’est une façon de rendre plus efficaces les besoins,
les aspirations et les libertés de l’individu, et de leur donner plus de
profondeur et de portée2 .
Évidemment, cette conception de la liberté d’association a des
conséquences concrètes. Ainsi, puisque «Â€le fait d’être associés ne
confère en soi aucun droit supplémentaire aux individus, l’association
n’acquiert aucune liberté, garantie par la Constitution, de faire ce
qui est illicite pour l’individu de faire3€». Dans ces arrêts, les juges
de la majorité concluront que, si la liberté d’association protège le
droit de former des syndicats et celui d’exercer en groupe des activités
licites, telles que jouer au golf4, en revanche elle ne protège ni le
droit de grève, ni celui de négocier collectivement ses conditions
de travail€ : une conclusion qui, on l’admettra, est peu sensible
aux inégalités de pouvoir socio-économique qui, dans les faits,
conditionnent la mise en œuvre de la liberté d’association dans
R.C.S. 313€; Alliance de la Fonction publique du Canada c. Procureur général
du Manitoba, [1987] 1 R.C.S. 424€; Syndicat des détaillants, grossistes et
magasins à rayons c. Saskatchewan, [1987] 1 R.C.S. 460.
1.╇ Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act, précité (j.
McIntyre, par. 171).
2.╇ Thomas I. Emerson, “Freedom of Association and Freedom of
Expression”, (1964) 74 Yale L.J. 1 (p. 4) cité par le juge McIntyre dans
le Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act (par. 156). La
traduction est de la Cour.
3.╇ Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act (par. 176).
4.╇ Ibid. (par. 175).

90
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

les rapports collectifs de travail1. Dissidents, les juges Dickson et


Wilson dénonceront d’ailleurs la portée «Â€légaliste, parcimonieuse
et voire même insipide€» donnée à la liberté d’association par la
majorité2.€La doctrine n’a pas été tendre non plus, notamment en
ce qui concerne le poids donné par les juges de la majorité aux
interprétations américaines – nettement individualistes – de la
liberté d’association3.
Historiquement mais aussi sur le plan du discours, cette trilogie
de 1987 marque probablement le point culminant du paradigme
libéral d’interprétation de la Charte, paradigme reposant sur la
valorisation des libertés individuelles face à l’autorité d’un État
souvent vu comme liberticide, particulièrement en droit pénal et
en droit administratif4, mais fondé également, comme on le voit,
sur une conception individualiste des rapports sociaux. Dans

1.╇ M. Coutu, op. cit. à la p. 169. L’ironie de la situation n’a pas échappé
à un commentateur aussi caustique qu’Harry Arthurs. Voir€: “The Right
to Golf€: Reflections on the Future of Workers Unions and the Rest of
Us under the Charter”, (1988) 13 Queen’s L.J. 17.
2. Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act, par. 81 (j.
en chef Dickson).
3.╇ Par exemple€: Ken Norman, “Freedom of Peaceful Assembly and
Freedom of Association (Section 2(c) and (d))”, dans G.-A, Beaudoin
et E. Ratushny (dir.), The Canadian Charter of Rights and Freedoms, 2ème
éd. (Toronto, Carswell, 1989), à la p. 248€: “As for the reading given to
section 2(d) by McIntyre J., one is left with a narrow American gloss
on the status quo ante of the Charter”.
4.╇ Voir, entre autres€: Hunter c. Southam, [1984] 2 R.C.S. 145€; Singh
et al. c. M.E.I., [1985] 1 R.C.S. 177€; Renvoi relatif à la Motor Vehicle
Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486€; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S 613€;
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933€; R. c. Stinchcombe, [1995] 1 R.C.S.
754€; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),
2002 CSC 1€; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007
CSC 9.

91
le sens de la liberté

ce paradigme libéral «Â€ classique1€ », l’État se situe en surplomb


des rapports sociaux€; ainsi, il n’a pas à intervenir – au moyen,
par exemple, d’un régime légiféré de négociation collective des
conditions de travail – pour établir d’autorité tel ou tel équilibre
au sein de ces rapports.
Ce paradigme libéral entrera bientôt en concurrence avec une
autre façon de concevoir le rôle de l’État. C’est la problématique de
la liberté d’expression qui fournira à la Cour suprême l’occasion de
définir le sens de la liberté d’une manière moins individualiste, cette
fois en tenant compte également des valeurs collectives qui la sous-
tendent. Dans l’arrêt Irwin Toy, la recherche de la vérité (considérée
comme «Â€une activité bonne en soi€») et la «Â€participation à la prise
de décisions d’intérêt social et politique€» s’ajouteront à la poursuite
de l’épanouissement personnel des individus comme valeurs
sous-jacentes à la liberté d’expression 2. Dans cet arrêt, la Cour
n’ira pas jusqu’à remettre en cause le principe d’une interprétation
libérale des droits garantis par la Charte€; elle rappellera même
que la liberté d’expression est garantie pour assurer «Â€que chacun
puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait
toutes les expressions du cœur et de l’esprit, aussi impopulaires,
déplaisantes ou contestataires soient-elles3€». La Cour continuera
donc d’accorder, en principe, la protection de la Charte à des
contenus ou formes d’expression aussi divers et parfois controversés

1.╇ A. Lajoie, op. cit. à la p. 57.


2.╇ Irwin Toy c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927 [Irwin
Toy].
3.╇ Irwin Toy à la p. 968. Ce passage rappelle ce que disait la Cour
européenne des droits de l’homme de la liberté d’expression€ : «Â€ Elle
vaut non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec
faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi
pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction
quelconque de la population.€»Â€: arrêt Handyside du 7 décembre 1976,
Série A, n° 24 (par. 49).

92
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

que l’affichage commercial1, la publicité professionnelle2 ou encore


destinée aux enfants3, l’obscénité4, la sollicitation à des fins de
prostitution5, la possession de pornographie juvénile6, la diffusion
de fausses nouvelles7 ou encore la propagande haineuse8. Peu à
peu, toutefois, la Cour abandonnera la posture de l’observatrice
détachée qu’elle s’était implicitement auto-attribuée dans sa trilogie
de 1987 et validera certaines restrictions apportées par l’État à la
liberté d’expression. Dans certains cas, elle posera un jugement
de valeur explicite sur certaines formes d’expression, jugeant par
exemple que la publicité professionnelle ou la propagande haineuse
ne présentent qu’un lien ténu avec les valeurs individuelles et
collectives sous-tendant la liberté d’expression, ce qui justifiera
qu’au stade de l’examen du critère de proportionnalité de l’article
premier, on leur accorde un poids moindre qu’à d’autres formes
d’expression9. Dans d’autres affaires – et nous rejoignons ici plus

1.╇ Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712.


2.╇ Rocket c. Collège royal des chirurgiens dentistes d’Ontario, [1990] 2
R.C.S. 232.
3.╇ Irwin Toy (précitée).
4.╇ R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452.
5.╇ Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’art. 195.1(1)(c) du Code criminel (Man.),
[1990] 1 R.C.S. 1123.
6.╇ R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45.
7. R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731.
8.╇ R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697€; Canada (Commission des droits
de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892.
9.╇ Arrêts Rocket et Keegstra, précités. Dans ce dernier arrêt, la Cour
s’exprime ainsi (à la p. 766)€: «Â€La propagande haineuse apporte peu aux
aspirations des Canadiens ou du Canada, que ce soit dans la recherche
de la vérité, dans la promotion de l’épanouissement personnel ou dans la
protection et le développement d’une démocratie dynamique qui accepte
et encourage la participation de tous.€»

93
le sens de la liberté

spécifiquement le thème du rôle de l’État dans le rééquilibrage


des rapports sociaux – la Cour reconnaîtra à l’État une latitude
appréciable s’il s’agit pour lui d’intervenir afin de protéger des
groupes vulnérables, tels que les enfants visés par la publicité, ou
encore les femmes victimes de violence sexuelle, contre les abus de
la liberté d’expression €: la rigueur apparente des critères de l’article
premier fera alors place à une déférence explicite envers le pouvoir
législatif 1. C’est également la prise en compte des déséquilibres
sociaux qui inspirera les décisions où la Cour reconnaîtra comme
constitutionnellement protégé un droit de s’exprimer dans certains
lieux publics2. Dans l’affaire Ramsden, qui concerne la possibilité
d’afficher sur les poteaux de téléphone ou d’électricité, la Cour
rappelle qu’historiquement, ce type d’affichage a toujours été un
moyen peu coûteux de s’exprimer pour les groupes minoritaires et
pour les personnes appartenant à des catégories socio-économiques
défavorisées, la Cour évoquant métaphoriquement à ce propos
la «Â€bibliothèque des démunis€»3. Toujours dans le même esprit,
dans KMart, la Cour accordera la protection de la Constitution
à la distribution paisible de tracts par des salariés en grève, à
l’entrée de magasins appartenant au même employeur mais non
impliqués dans le conflit4. Ici, la Cour soulignera «Â€la vulnérabilité
individuelle des employés, particulièrement ceux du commerce de
détail, ainsi que l’inégalité de leurs rapports avec la direction de

1.╇ Arrêts Irwin Toy et Butler, précités. Cette déférence est exprimée en
termes pudiques mais clairs dans Irwin Toy€: «Â€lorsque les tribunaux sont
appelés à contrôler les résultats des délibérations du législateur, surtout
en matière de protection de groupes vulnérables, ils doivent garder à
l’esprit la fonction représentative du pouvoir législatif€».
2.╇ Comité pour la République du Canada c. Canada, [1991] 1 R.C.S. 139€;
Ramsden c. Peterborough (Ville), [1993] 2 R.C.S. 1084 [Ramsden].
3. Ramsden à la p. 1102.
4.╇ T.U.A.C., section locale 1518 c. KMart Canada, [1999] 2 R.C.S.
1083.

94
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

leur entreprise€», ajoutant que «Â€c’est grâce à la liberté d’expression


que les travailleurs vulnérables sont en mesure de se gagner l’appui
du public dans la quête de meilleures conditions de travail1€».
Comme l’a fait remarquer Michel Coutu, il est difficile de
subsumer pareilles décisions sous un paradigme libéral€ ; via la
prise en compte judiciaire des rapports de pouvoir dans la société,
l’approche mise de l’avant dans ces arrêts renvoie à une dynamique
très différente, ouverte à une conception sociale de l’État et de la
démocratie2. Par un ironique retour des choses, peut-être, c’est dans
le champ de la liberté syndicale que cette conception du rôle de l’État
dans la défense des libertés finira par trouver, dans la jurisprudence
de la Cour, une légitimation explicite. Après sa trilogie de 1987,
la Cour suprême reconnaîtra en effet, graduellement, la nécessité
d’interpréter la liberté d’association d’une manière qui tienne
davantage compte de l’inégalité des rapports de forces dans les
relations du travail et de la spécificité de l’action syndicale, n’hésitant
plus à imposer à l’État certaines obligations positives en cette
matière. En 2001, en réaction à la décision du législateur d’exclure
les travailleurs agricoles ontariens du régime d’accréditation syndicale
en vigueur dans cette province, la Cour rappellera que l’histoire des
relations du travail au Canada démontre «Â€qu’une attitude de retenue
de la part du gouvernement dans les relations de travail expose
la plupart des travailleurs […] à diverses pratiques déloyales de
travail3€»Â€; sans aller jusqu’à constitutionnaliser un droit automatique
à l’accréditation syndicale pour toutes les catégories de salariés, la
Cour reconnaît dans cette affaire aux catégories de travailleurs
qui sont particulièrement vulnérables aux pratiques déloyales,
comme ici les travailleurs agricoles, le droit à un régime juridique
de protection comprenant au moins le droit de se syndiquer, ainsi
1.╇ Ibid. (au par. 25).
2.╇ M. Coutu, op. cit. à la p. 180.
3.╇ Dunmore c. Ontario (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 1016 (au
par. 20) [Dunmore].

95
le sens de la liberté

que les libertés accessoires à ce droit, soit la liberté de se réunir,


de participer aux activités légitimes de l’association et de présenter
des revendications, de même que la protection de l’exercice de ces
libertés contre l’ingérence ou les menaces de l’employeur1. Cette
approche nouvelle de la Cour sera confirmée en 2007 dans l’arrêt
Health Services, qui porte sur la validité d’une loi qui outrepassait
les conditions de travail prévues par les conventions collectives
préexistantes et qui empêchait pratiquement toute négociation
collective sur certaines questions2. La Cour retracera l’histoire
de la négociation collective au Canada, reconnaîtra l’importance
fondamentale de celle-ci dans la vie sociale et, reniant sans détours
sa propre jurisprudence refusant toute protection constitutionnelle
à la négociation collective 3, finira par consacrer l’existence
d’un «Â€ droit procédural de négocier collectivement4€ » protégé
constitutionnellement au titre de la liberté d’association. Selon la
Cour, ce droit signifie que les travailleurs ont le droit de s’unir,
de présenter collectivement des demandes à leurs employeurs du
secteur de la santé et de participer à des négociations de bonne foi
en vue d’atteindre des objectifs liés au milieu de travail€; la liberté
d’association impose également aux employeurs du secteur public
des obligations correspondantes de négocier de bonne foi avec les
salariés€ ; enfin, elle restreint le pouvoir de légiférer en matière

1. Ibid. (par. 67).


2.╇ Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Assn. c.
Colombie-Britannique, [2007] 2 R.C.S. 391 [Health Services].
3.╇ «Â€[L]’examen de la jurisprudence mène à la conclusion que les décisions
rendues dans [la trilogie de 1987] qui excluaient la négociation collective
du champ d’application de l’al.€ 2d) ne sauraient être acceptées plus
longtemps.€Aucune des raisons exposées par les juges majoritaires dans
ces arrêts ne résistent (sic) à l’examen€»Â€: Health Services au par. 36.
4.╇ Health Services (par. 68).

96
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

de négociation collective, et notamment de soustraire certaines


matières du champ de la négociation1.
Il convient probablement de ne pas exagérer la portée de ces
arrêts récents de la Cour, autant pour ce qui concerne la liberté
syndicale proprement dite que la liberté en général. La Cour a pris la
peine de préciser que le droit procédural de négocier collectivement
qui est reconnu dans l’affaire Health Services ne comprend pas
nécessairement tous les aspects de la «Â€négociation collective€» au
sens où ce terme est employé dans les divers régimes législatifs
de relations du travail, fédéral et provinciaux€; il ne garantit pas
non plus l’atteinte d’un résultat particulier lors d’un différend
entre employeur et salariés, ni l’accès à un régime législatif
précis€ ; surtout, la question de savoir si la liberté d’association
inclut le droit de grève a été explicitement exclue par la Cour
du champ de l’analyse2, de sorte que l’examen de cette question
devra sans doute attendre des litiges ultérieurs3. Par ailleurs, les
avancées bien réelles qui furent enregistrées en matière de liberté
syndicale dans ces affaires récentes ne doivent pas faire oublier
qu’en matière de libertés fondamentales en général, l’attitude de

1. Ibid. (par. 89 et 113-114).


2. Ibid. (par. 19).
3. Pour des analyses contrastées de la portée de l’arrêt Health Services,
voir, entre autres€: Judy Fudge, “The Supreme Court of Canada and
the Right to Bargain Collectively€ : The Implications of the Health
Services and Support Case in Canada and Beyond”, (2008) Ottawa
L.R. 685€; et€: Roy J. Adams, “Is Collective Bargaining Now Really
Free€ ?,” CCPA Monitor (septembre 2007) [en ligne€ : http€ ://www.
policyalternatives.ca/MonitorIssues/2007/09/MonitorIssue1727/
index.cfm€?pa=DDC3F905]. Et, pour une perspective spécifiquement
québécoise€ : Michel Coutu, Laurence-Léa Fontaine et Georges
Marceau, «Â€ L’arrêt Health Services and Support de la Cour suprême
du Canada€: la constitutionnalisation du régime québécois de relations
industrielles€?€», (2008) 13 Lex Electronica [en ligne€: http€://www.lex-
electronica.org/docs/articles_3.pdf].

97
le sens de la liberté

la Cour suprême reste fondamentalement non-interventionniste.


La règle demeure que «Â€la Charte n’oblige pas l’État à prendre des
mesures positives pour préserver ou faciliter l’exercice de libertés
fondamentales€», a rappelé la Cour dans sa décision de 2001 sur la
liberté d’association1, fidèle à une position qu’elle exprimait déjà, de
façon imagée, à propos de la liberté d’expression, lorsqu’elle disait
que celle-ci «Â€interdit les bâillons mais n’oblige pas à la distribution
de porte-voix 2€». Le paradigme libéral continue ainsi d’inspirer
et, parfois, de sous-tendre les décisions de la Cour touchant les
libertés fondamentales3.
Néanmoins, l’émergence de préoccupations sociales explicites
dans plusieurs jugements de la Cour témoigne d’une approche
plus contextuelle de la liberté 4, attentive aux déséquilibres
économiques et sociaux qui conditionnent l’exercice des libertés
fondamentales, et qu’on est alors tenté de rattacher, par opposition
à la précédente, à une conception sociale (ou égalitaire) de la liberté.

1.╇ Arrêt Dunmore, précité (au par. 19).


2.╇ Haig c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 995 (à la p. 1035). V. également€:
Association des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S.
627. Dans cette dernière affaire, la Cour jugeait que l’État n’a pas à
financer la participation d’un groupe des femmes autochtones à des
négociations constitutionnelles, de façon à faciliter l’expression de leur
point de vue.
3.╇ Pour un exemple récent€: Baier c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 673. La
Cour se fonde sur la distinction entre un «Â€droit négatif€» (de ne pas voir
l’État intervenir) et un «Â€droit positif€» (à une intervention de l’État)
pour rejeter une demande visant à reconnaître, par l’action du législateur,
la possibilité pour certains fonctionnaires de se porter candidats à des
postes électifs.
4.╇ Michel Coutu et Laurence-Léa Fontaine,”The Health Services
and Support Ruling€ : Ending the Supreme Court’s Methodological
Individualism€? A View from Québec”, communication présentée au
congrès de la Law and Society Association à Montréal le 30 mai 2008 [en
ligne€: http€://www.allacademic.com/meta/p255248_index.html].

98
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

Cette conception doit par contre coexister avec d’autres paradigmes


émergents. S’agissant de l’article 7 de la Charte et du droit à la
liberté, nous avons mentionné plus haut la zone «Â€d’autonomie,
de responsabilité, voire de solitude€» que la Cour, dans la filiation
des thèses de J.S. Mill sur la souveraineté de l’individu sur sa
personne, semblait prête à reconnaître à l’individu dans les années
quatre-vingt. Or, plus récemment la Cour, dans l’affaire Malmo-
Levine, a voulu ramener ce sanctuaire privé à un espace d’intérêts
déjà constitutionnellement protégés «Â€impliquant, par leur nature
même, des choix fondamentaux participant de l’essence même
de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance
individuelles1€», ce qui, en l’espèce, a eu pour effet d’exclure la
consommation récréative de marijuana du champ de la protection
offerte par l’article 7 de la Charte. La Cour a alors qualifié de «Â€trop
simples€» les thèses de Mill et retenu le critère du consensus social
aux fins de déterminer l’existence ou non d’un principe de justice
fondamentale au nom duquel il est possible de porter atteinte au
droit à la liberté. Avec Nathalie Des Rosiers, on peut voir ici le
début d’un glissement possible vers une détermination de plus
en plus vague des principes de justice fondamentale, susceptible
de conduire à une surutilisation du droit pénal 2. Le contexte
induit par la «Â€guerre au terrorisme€» s’inscrit peut-être dans une
problématique analogue€: en dépit de la réaffirmation solennelle de
l’importance de la liberté qu’on peut lire dans certaines décisions
post-2001 de la Cour suprême, le poids des considérations de
sécurité est manifeste dans ces décisions, dans lesquelles la
liberté n’est protégée, en définitive, que par des garanties d’ordre
procédural3. Peut-être n’est-il donc pas exagéré d’évoquer, dans ce

1.╇ R. c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571 (au par. 85, citant€: Godbout
c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 au par. 66).
2.╇ N. Des Rosiers, op. cit. aux pp. 138-139.
3. En particulier€ : Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de
l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3€ ; Ahani c. Canada (Ministre de la

99
le sens de la liberté

contexte d’ensemble, l’émergence graduelle d’une autre conception,


«Â€sécuritaire€» celle-là, de la liberté1.
Au total, il n’est pas aisé d’identifier le sens axiologique
donné à la liberté par le haut tribunal€: l’évolution de la Charte
canadienne nous amène plutôt à constater l’existence de paradigmes
concurrents et difficilement conciliables dans l’absolu. Ces
fluctuations de paradigmes peuvent aussi bien s’observer dans
une perspective diachronique, comme le suggère l’évolution de la
jurisprudence de la Cour suprême, que d’une liberté à une autre, ce
qui montre bien la difficulté de donner à la liberté un sens unique,
même en s’en tenant à une analyse positiviste du droit. Comme
nous l’avons vu, les paradigmes qui président à l’identification
du sens de la liberté par les tribunaux renvoient par ailleurs à des
conceptions de l’État lui-même€: libéral, social ou sécuritaire (sinon
répressif). Pour Andrée Lajoie, les fluctuations de paradigmes,
en particulier dans le discours de la Cour suprême, peuvent
s’expliquer par la conjoncture politique et économique, telle que
«Â€ médiée€ » par les conceptions antérieures des juges et par les
facteurs «Â€pérelmaniens2€», à savoir le contexte normatif et factuel
ainsi que les attentes variées des auditoires auxquels s’adresse la
Cour3. La difficulté de donner un sens à la liberté dans une société
multiculturelle n’en apparaît alors que plus aigüe€: en effet, comme
nous le verrons maintenant, la problématique multiculturelle met
en question l’adéquation des paradigmes juridiques existants, et

Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 72€; Charkaoui c. Canada


(Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350.
1.╇ En ce sens€: Michel Coutu et Marie-Hélène Giroux, «Â€L’Après-11
septembre devant la Cour suprême du Canada€: situation exceptionnelle
et légitimit逻, (2003) Revue du Barreau, numéro spécial sur les 20 ans
de la Charte canadienne des droits et libertés, pp. 237-270.
2. Voir€ : Chaïm Perelman (en collaboration avec P. Foriers), La
motivation des décisions de justice (Bruxelles, Bruylant, 1978).
3.╇ A. Lajoie, op. cit., p. 65-82.

100
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

des formes d’État qui leur sont sous-jacentes, à une réalité encore
plus complexe.
2. La liberté dans une société multiculturelle€:
une problématique encore mal appréhendée par le droit
Avec la problématique multiculturelle, ce sont les particularismes
religieux, ethniques ou linguistiques individuels, bien entendu,
mais aussi les appartenances collectives qui font irruption dans le
champ du droit, sollicitant de manière inédite sa capacité de donner
un sens à la liberté. Il n’est pas certain que les paradigmes libéral
et social que nous venons de décrire épuisent toutes les façons
par lesquelles il peut appréhender cette question. Car, si individu
et société restent les protagonistes essentiels de ce débat sur le
sens de la liberté, les appartenances collectives d’ordre religieux,
ethnique ou linguistique compliquent l’équation, brouillant les
repères universalistes traditionnels (libéraux ou sociaux). En
1985, l’entrée en vigueur de l’article 15 de la Charte canadienne,
garantissant l’égalité, introduira dans cette équation une nouvelle
variable, la discrimination. Dès lors, «Â€ [d]’autres valeurs vont
entrer en scène, véhiculées par un courant de pensée distinct
et assez éloigné du libéralisme, notamment par sa valorisation
d’une certaine solidarité sociale d’abord à caractère universaliste,
[mais] évoluant ensuite vers la réparation d’injustices séculaires
subies par certains groupes1€ ». L’analyse de la jurisprudence de
la Cour suprême révèle, à notre avis, la difficulté de gérer ces
divers paradigmes d’une manière cohérente, vu l’absence d’une
perspective d’ensemble intégrant, dans la réflexion juridique, les
dimensions aussi bien individuelles que collectives de la liberté.
Le droit puise simultanément à plus d’un paradigme€ pour
aborder ces questions. Une perspective nettement «Â€ libérale€ »
a prévalu, jusqu’à maintenant, pour ce qui est de préciser les
contours de la liberté religieuse€; elle s’est traduite par la priorité
1.╇ A. Lajoie, op. cit., p. 61-62.

101
le sens de la liberté

donnée à la conscience subjective de l’individu qui invoque


cette liberté, même lorsque l’exercice de cette subjectivité paraît
aller à l’encontre d’une pratique religieuse majoritaire ou encore
contredire les enseignements officiels d’une église. Le ton fut donné
dès 1986, dans l’affaire Jones, où le juge LaForest mit de l’avant,
pour déterminer l’existence d’une atteinte à la liberté religieuse, le
critère de la sincérité des croyances individuelles€; le juge souligne
alors que, si les tribunaux ont le devoir de s’assurer de la sincérité
des personnes, en revanche ils ne sont «Â€pas en mesure de mettre
en question la validité d’une croyance religieuse, même si peu de
gens partagent cette croyance1€». Cette façon de dire les choses
laisse l’impression que c’est avant tout la difficulté qu’aurait un
tribunal civil à trancher une question de doctrine religieuse qui
serait à la source de cette attitude empreinte de retenue. Dans
une affaire subséquente, jugée la même année, la Cour s’engagera
cependant plus loin sur le terrain des principes€; elle décrira alors le
but de la liberté de religion comme étant d’assurer «Â€que la société
ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent
la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans
certains cas, d’un être supérieur€»2. C’est donc l’accent mis sur le
caractère intime des croyances religieuses qui paraît expliquer la
réticence de la Cour à se prononcer sur la validité objective de
celles-ci. Ce cap sera fermement gardé dans l’affaire Amselem, où
la question de la conformité des croyances individuelles par rapport
aux interprétations majoritaires ou officielles était directement
posée à la Cour3. Elle y répondra, dans le droit fil de l’arrêt Big

1.╇ R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284 au par. 20 (j. LaForest). L’italique


est de nous.
2.╇ R. v. Edwards Books and Arts, [1986] 2 R.C.S. 713 à la p. 759 (j. en
chef Dickson). Les italiques sont de nous.
3.╇ Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004] 2 R.C.S. 551 [Amselem].
Quatre copropriétaires, juifs orthodoxes, avaient érigé des souccah sur
leurs balcons, contrevenant ainsi à certaines clauses de leur déclaration

102
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

M Drug Mart, en affirmant que la liberté de religion repose


sur «Â€ les notions de choix personnel, d’autonomie et de liberté
de l’individu1€ », ce qui exclut donc tout examen du caractère
obligatoire d’une pratique religieuse (une entreprise que la Cour
qualifiera d’inappropriée et de semée d’embûches2). La Cour
insistera sur le danger de voir l’État s’ingérer dans les affaires
internes des religions3€; en définitive, elle refusera d’exiger qu’un
expert démontre l’existence d’une pratique religieuse obligatoire4€;
quant à la pratique religieuse antérieure du demandeur, elle ne sera
qu’une façon parmi d’autres de démontrer sa sincérité5.
Si un paradigme très nettement libéral semble donc présider à
la délimitation du champ de la liberté religieuse6, c’est en faisant
appel aux finalités sociales de la liberté, décrites dans l’arrêt Oakes,
et notamment à l’impératif de respect des cultures et des groupes
qui composent la société, que la Cour pourra justifier certaines
limites apportées, en particulier, à la liberté d’expression. Les
arrêts sur la propagande haineuse, prononcés au début des années
quatre-vingt-dix, rappelleront à ce propos l’engagement envers

de copropriété. À leurs yeux, l’aménagement de souccah individuelles


constituait une obligation religieuse. Un rabbin, venu témoigner devant
le tribunal, affirmera que l’aménagement d’une souccah collective suffisait
à satisfaire aux obligations religieuses du judaïsme. Le juge de première
instance retiendra le témoignage du rabbin.
1.╇ Amselem (au par. 42).
2.╇ Ibid. (au par. 47).
3. Ibid. (au par. 55).
4.╇ Ibid. (au par. 54)€ : «Â€ Un expert ou une autorité en droit religieux
ne saurait remplacer l’affirmation par l’intéressé de ses croyances
religieuses€».
5.╇ Ibid. (au par. 53).
6.╇ L’approche du droit américain est la même sur ce point€; voir Frazee
c. Illinois Department of Employment Security, 489 U.S. 829 (1989).

103
le sens de la liberté

le multiculturalisme qui figure dans le principe d’interprétation


énoncé à l’article 27 de la Charte canadienne 1, ce qui permettra à
la Cour, en l’occurrence, de démontrer l’existence d’un objectif
social suffisamment important pour justifier une limitation à la
liberté d’expression 2. C’est également au paradigme égalitaire ou
social que la Cour puisera lorsqu’il s’agit d’aménager les rapports
entre les normes et institutions sociales et les personnes. Elle
tiendra alors compte de la situation de désavantage social dans
laquelle se trouvent certaines personnes du fait, notamment,
de leurs contraintes religieuses. C’est dans le cadre des lois
antidiscriminatoires, lois qui visent tant le secteur privé que les
activités de l’État3, que les premières traces de ce paradigme
apparaîtront dans la jurisprudence de la Cour. Dans l’affaire
Simpsons-Sears, dont les faits remontaient à la fin des années
soixante-dix, soit bien avant l’entrée en vigueur de la Charte
canadienne, une vendeuse de magasin alléguait être victime de

1.╇ «Â€27. Toute interprétation de la présente Charte doit concorder avec l’objectif
de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel
des Canadiens.€»
2.╇ «Â€[L]’art.€27 et l’engagement envers une vision multiculturelle de notre
nation doivent être pris en considération car ils soulignent l’importance
capitale de l’objectif d’éliminer la propagande haineuse de notre société.
[…] Parmi [les facteurs précisant le sens de l’art 27], j’adopte expressément
le principe de la non-discrimination et la nécessité de prévenir les attaques
contre les liens qu’un individu entretient avec sa culture€»Â€:«Â€ R. c. Keegstra,
précité à la p. 757 (j. en chef Dickson). Voir également€: Canada (Commission
des droits de la personne c. Taylor, précité€; et Ross c. Conseil scolaire du District
n° 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825.
3.╇ Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., c. C-12€;
Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), c. H-6. Des lois
équivalentes existent dans toutes les provinces canadiennes. Précisons que
la Charte québécoise est bien davantage qu’une loi antidiscriminatoire
puisqu’elle garantit également les libertés fondamentales, des droits
politiques, des droits judiciaires et certains droits économiques et
sociaux.

104
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

discrimination du fait que son employeur n’avait pas voulu lui


aménager un horaire de travail lui permettant de se conformer
à sa pratique religieuse1. La Cour abordera ce litige en ayant
recours à une conception matérielle de la notion d’égalité, ce
qui lui permettra de considérer ce refus comme indirectement
discriminatoire, compte tenu des obligations religieuses de
l’employée2€; puis, elle se penchera spécifiquement sur l’adaptation
de l’horaire de travail€:
La question [de l’accommodement] n’est pas exempte de difficultés.
La thèse selon laquelle chaque personne devrait être libre d’adopter
la religion de son choix et d’en observer les préceptes ne pose aucun
problème. […] Le problème se pose lorsqu’on se demande jusqu’où
peut aller une personne dans l’exercice de sa liberté religieuse€? À
quel moment, dans la profession de sa foi et l’observance de ses règles,
outrepasse-t-elle le simple exercice de ses droits et cherche-t-elle à
imposer à autrui le respect de ses croyances€?3
La Cour aborde donc la question de l’accommodement
raisonnable comme indissociablement liée à celle de la liberté.
En l’occurrence, elle juge que les lois antidiscrimination imposent
l’obligation de prendre, en faveur des personnes affectées par
des normes discriminatoires, des mesures d’accommodement

1.╇ Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985]


2 R.C.S. 536 [Simpsons-Sears].
2.╇ Ibid. (à la p. 551). Sur l’émergence de la notion de discrimination
indirecte€en droit canadien€: Pierre Bosset, La discrimination indirecte
dans le domaine de l’emploi – Aspects juridiques, coll. Études et Documents
de recherche sur les droits et libertés (Cowansville, Yvon Blais, 1989),
pp. 19-55 (ch. II).
3.╇ Simpsons-Sears (à la p. 553).

105
le sens de la liberté

«Â€raisonnables1€». L’octroi de congés religieux 2 et la modification


des tâches d’une personne handicapée3 sont des exemples type
d’accommodements. Les employeurs, les établissements scolaires
publics et privés4, les établissements de santé5, les tribunaux6,
les municipalités7 et d’autres services publics8 seront donc tenus

1.╇ Sur la raisonnabilité telle qu’elle s’incarne dans la notion de contrainte


excessive, mise de l’avant par la Cour dans Simpsons-Sears, voir€: Christian
Brunelle, Discrimination et obligation d’accommodement raisonnable en
milieu de travail syndiqué (Cowansville, Yvon Blais, 2001), pp. 248-252.
Dans Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S.
525 [Bergevin], la Cour suprême dira que l’obligation d’accommodement
fait «Â€partie intégrante du droit à l’égalit逻, d’où l’inutilité de lui chercher
un fondement explicite dans les textes législatifs.
2.╇ Par exemple€: arrêt Bergevin, précité.
3.╇ Voir€ : Commission des droits de la personne du Québec c. Emballages
Polystar, (1997) 28 C.H.R.R. D/76 (T.D.P.).
4.╇ Commission des droits de la personne c. Collège Notre-Dame du Sacré-
Cœur, [2002] R.J.Q. 5 (C.A.)€; Multani c. Commission scolaire Marguerite-
Bourgeoys, [2006] 2 R.C.S. 256.
5.╇ Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S.
624 [services médicaux devant être accompagnés d’une traduction en
langue des signes à l’intention des personnes sourdes]. L’accommodement
des personnes sourdes est généralement conceptualisé comme fondé sur
le handicap. Au sein de la «Â€communauté sourde€», certains courants
considèrent cependant le refus d’assurer des services d’un interprète
en langue des signes comme une forme de discrimination fondée sur
la langue. Cette façon de voir les choses nous ramène peut-être alors
sur le terrain de la différence culturelle. Voir€: Mary Ellen Maatman,
“Listening to Deaf Culture€ : A Reconceptualization of Difference
Analysis under Title VII”, (1996) 13 Hofstra Labor L.J. 269.
6.╇ Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Régie du
logement, [1996] R.J.Q. 1776 (T.D.P.)
7.╇ Morel c. Corporation de Saint-Sylvestre, [1987] D.L.Q. 391 (C.A.).
8.╇ Association des sourds du Canada c. Canada, [2007] 2 C.F. 323 [accès

106
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

d’accommoder les citoyens qui font appel à leurs services et,


le cas échéant, les membres de leur personnel. Bien que cet
accommodement consiste généralement à déroger à une règle ou
norme générale sur une base ad hoc, dans les affaires Meiorin et
Grismer, jugées en 2001, la Cour suprême imposera aux institutions
l’obligation de tenir compte de la situation des groupes touchés
et ce, dans la formulation même de leurs normes 1. Sous peine
de devenir l’objet de plaintes de discrimination, les institutions
doivent ainsi adapter d’avance leurs normes et leurs pratiques, de
manière à en éliminer l’impact discriminatoire. En influençant la
conception même des normes institutionnelles, l’accommodement
tend à prendre une dimension moins réactive ou, si l’on préfère,
plus structurante2€: désormais préventive et même proactive, et non
plus seulement correctrice, l’obligation d’accommodement acquiert
ici, dans les faits, une portée collective qui révèle l’ampleur prise
par cette obligation en droit canadien depuis son émergence, au
milieu des années quatre-vingt3.

aux services gouvernementaux].


1.╇ Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-
Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, par. 19
[Grismer]€ ; Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations
Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 [Meiorin]. Noter toutefois
que, le 24 juillet 2009, dans l’affaire Alberta c. Hutterian Brethren of
Wilson Colony, 2009 CSC 37, la Cour suprême a sensiblement réduit le
champ d’application de l’obligation d’accommodement raisonnable, en
statuant que cette obligation ne s’applique pas à l’action du législateur€:
«Â€[d]e par leur nature, les mesures législatives d’application générale ne
sont pas adaptées aux besoins particuliers de chacun€» (au par. 69).
2.╇ Voir€ : Jean-Yves Brière et Jean-Pierre Villaggi, «Â€ L’obligation
d’accommodement de l’employeur€ : un nouveau paradigme€ », dans
Développements récents en droit du travail (2000) (Cowansville, Yvon
Blais, 2000), p. 219.
3.╇ Sur l’évolution de l’obligation d’accommodement raisonnable en droit
canadien€: Pierre Bosset, «Â€Les fondements juridiques et l’évolution de

107
le sens de la liberté

L’accommodement raisonnable est souvent critiqué pour


cette dimension collective des solutions qu’il induit, mais la
perspective qui le sous-tend se veut résolument universaliste.
Dans la logique de l’accommodement raisonnable, la prise en
compte des particularismes intervient d’abord, en effet, comme
une manière de comprendre le phénomène de la discrimination
(via la notion de discrimination indirecte), puis comme élément
d’une solution dont la raison d’être demeure, en principe, la pleine
participation des personnes à la vie sociale. Bien que les décisions
de justice se réfèrent rarement de manière explicite à de telles
considérations, empruntant plutôt le vocabulaire juridique de
l’égalité et de la discrimination, la logique de l’accommodement
est que des normes peu sensibles aux particularismes culturels
peuvent avoir un effet d’exclusion sur les membres de certains
groupes, compromettant ainsi leurs chances d’intégration à la
société1. L’accommodement raisonnable est compatible avec

l’obligation d’accommodement raisonnable€», dans M. Jézéquel (dir.), Les


accommodements raisonnables – Quoi, comment, jusqu’où€? (Cowansville,
Yvon Blais, 2007), pp. 3-21. Pour une comparaison entre le concept
d’accommodement en droit canadien et en droit américain€(où la portée
de l’accommodement est plus limitée)€: Emmanuelle Bribosia, Julie
Ringelheim et Isabelle Rorive, «Â€ Aménager la diversité€ : le droit
de l’égalité face à la pluralité religieuse€», (2009) 78 Rev. trim. D.H.
319-373.
1.╇ S’agissant du port du hidjab à l’école publique, par exemple, il a été
tenu compte du risque que son interdiction se traduise par le refoulement
des principales intéressées hors du réseau public d’enseignement,
compromettant ainsi leur droit à l’instruction publique, droit reconnu
par la Charte québécoise des droits et libertés€: Conseil du statut
de la femme, Réflexion sur la question du port du voile à l’école (Québec,
Le Conseil, 1995)€; Commission des droits de la personne et des
droits de la jeunesse, Le pluralisme religieux au Québec (Montréal,
La Commission, 1995). Dans ce dernier texte, la Commission
s’exprime ainsi€: «Â€l’école porte, en raison de son mandat éducatif, des
responsabilités sociales majeures, dont celle d’offrir à l’ensemble des

108
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

une «Â€ éthique de responsabilité1€ » qui tient compte de ce rôle


intégratif joué par les institutions. Soulignons que le fait de
recourir à la notion d’accommodement raisonnable peut être, en
soi, susceptible de remplir une fonction intégratrice€; l’hypothèse
a été émise, notamment par Pierre Noreau, que le recours aux
concepts juridiques et à l’appareil judiciaire était de nature à
favoriser l’intégration et la participation politiques des membres de
groupes minoritaires, dans la mesure où il fournit un forum où la
citoyenneté de chacun peut être exercée démocratiquement, suivant
des règles reconnues de tous2. En recourant aux chartes des droits
et, en particulier, à l’obligation d’accommodement raisonnable,
les membres de groupes minoritaires seraient peut-être ainsi
amenés à «Â€intérioriser progressivement les valeurs individualistes,
rationalistes et séculières de la société libérale3€», ce qui continue
de s’inscrire dans un paradigme universaliste.
À l’encontre de cette perspective axée sur la «Â€participation des
particuliers et des groupes dans la sociét逻 (pour reprendre les

jeunes qui lui sont confiés des chances égales de réalisation de soi et de
réussite€» (à la p. 13).
1.╇ Yves Lafontaine, «Â€ Égalité et pluralisme dans les institutions
publiques€: le rôle de la Commission des droits de la personne€», dans
F. Gagnon, M. McAndrew et M. Pagé (dir.), Pluralisme, citoyenneté et
éducation (Paris, L’Harmattan, 1996), p. 228. L’auteur était président
de la Commission des droits de la personne du Québec.
2.╇ Pierre Noreau, «Â€Le droit comme vecteur politique de la citoyennet逻,
dans M. Coutu et al. (dir.), Droits fondamentaux et citoyenneté - Une
citoyenneté fragmentée, limitée, illusoire€? (Montréal, Thémis, 2000), pp.
323-359. Pour une analyse plus élaborée, par le même auteur, du rapport
des groupes minoritaires au droit€: P. Noreau, Le droit en partage€: le
monde juridique face à la diversité ethnoculturelle (Montréal, Thémis, 2003),
particulièrement aux pp. 27-113.
3.╇ José Woehrling, «Â€ L’obligation d’accommodement raisonnable
et l’adaptation de la société à la diversité religieuse€», (1998) 43 R.D.
McGill 325, à la p. 401.

109
le sens de la liberté

termes de l’arrêt Big M Drug Mart), on note toutefois l’existence


d’une autre jurisprudence, où les identités culturelles particulières
semblent devenir des fins en elles-mêmes, contredisant ainsi les
paradigmes universalistes. À la fin des années quatre-vingt, une
telle tendance commençait à se faire jour dans l’arrêt Caldwell,
jugé sous l’empire d’une loi antidiscriminatoire provinciale, où
la Cour suprême avait avalisé le non-renouvellement du contrat
d’une enseignante catholique qui venait d’épouser civilement un
divorcé, contrevenant ainsi aux règles de l’Église catholique1. La
Cour avait alors invoqué la nature du projet éducatif de cette école
confessionnelle, où l’on demandait aux enseignants de donner
«Â€l’exemple le plus parfait de conduite chrétienne2 €», témoignant
ainsi du message chrétien non seulement dans leur travail, mais
jusque dans leur vie personnelle. En autorisant ce type d’institution
à se poser en juges du comportement privé de leurs employés, ce
jugement imposait aux individus un standard de comportement
personnel fort exigeant, peu compatible avec la sphère d’autonomie
personnelle qu’un paradigme libéral reconnaîtrait en principe aux
individus3.€Dans l’affaire Université Trinity Western (2001), la Cour
continuera de s’inscrire dans la même mouvance. La Cour forcera
alors l’État à accréditer un programme d’enseignement supérieur
pour futurs enseignants mis sur pied par une université affiliée à
une église chrétienne, programme qui comportait un engagement,
de la part de l’étudiant, à ne pas avoir de pratiques condamnées

1.╇ Caldwell c. Stuart, [1984] 2 R.C.S. 603.


2.╇ Ibid. (à la p. 608).
3.╇ Plus tard, la Cour confirmera que l’objet de ces dispositions
législatives, qui autorisent certaines institutions sans but lucratif à
avoir des pratiques a priori discriminatoires, est de favoriser la liberté
des individus de s’associer afin de poursuivre des fins communes, ce
qui entraîne parfois la nécessité d’exclure sur une base discriminatoire€:
Brossard (Ville) c. Québec (Commission des droits de la personne), [1988] 2
R.C.S. 279.

110
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

par la Bible, et notamment des activités homosexuelles. En droit


administratif, la question posée à la Cour était de savoir si l’État,
en appliquant le critère de l’intérêt public prévu par la loi pour
l’accréditation d’un programme d’enseignement supérieur, pouvait
tenir compte des pratiques discriminatoires de l’établissement.
La Cour décrira le problème de fond comme étant de «Â€concilier
les libertés religieuses d’individus qui souhaitent fréquenter
l’UTW avec les préoccupations d’égalité des élèves du système
scolaire public […], préoccupations qui peuvent être partagées
par la société en général1€». Elle donnera la priorité à la volonté
de l’établissement d’assurer que son programme d’enseignement
reflète une vision chrétienne du monde, l’essentiel étant selon elle
que les comportements ultérieurs des enseignants formés dans ce
programme demeurent respectueux des droits de leurs élèves2.
L’arrêt n’aborde pas de manière véritablement satisfaisante les
droits et libertés des étudiants inscrits à ce programme, si ce n’est
pour dire que, «Â€[q]uoique les homosexuels puissent être dissuadés
de fréquenter l’UTW […], cela ne les empêchera pas de devenir
enseignants3€».
Cette dernière jurisprudence laisse entrevoir un paradigme
communautaire qui n’ose pas dire son nom. Il paraît difficile,
en effet, de concilier une telle approche avec les arrêts portant
sur la délimitation du champ de la liberté religieuse, arrêts où
prévaut une approche individualiste et libérale, très ouverte aux
interprétations personnelles, subjectives, de la religion. Dans les
arrêts dont nous venons de faire état, la possibilité d’une dissidence
interne au sein des religions n’est pas reconnue, ce qui tend à réifier
les doctrines religieuses officielles. Par exemple, dans l’affaire
Trinity Western, peu de cas est fait de la possibilité qu’un étudiant
1.╇ Université Trinity Western c. British Columbia College of Teachers,
[2001] 1 R.C.S. 772 (au par. 28).
2. Ibid. (aux par. 36-37).
3.╇ Ibid. (au par. 35).

111
le sens de la liberté

adhère aux enseignements du christianisme sans nécessairement


partager les éléments qui ont trait à la morale sexuelle€; la doctrine
religieuse est prise comme un donné devant lequel il faut, soit se
soumettre, soit se démettre. Certes, l’interprétation subjective de
la religion elle-même n’est pas sans risques – au premier chef, celui
de voir la religion instrumentalisée à des fins politiques1 – mais
la possibilité pour l’individu de s’autodéterminer au sein de ses
groupes d’appartenance, de se définir si nécessaire en opposition
à eux, ou du moins en retrait, reste l’un des enjeux essentiels du
débat sur la liberté dans une société multiculturelle2. Au delà
de la surreprésentation du facteur religieux dans toute cette
jurisprudence, il faut bien constater ici la difficulté qu’éprouve
le droit à penser, autrement qu’en termes de subordination, cette
relation entre l’individu et sa ou ses communautés d’appartenance€:
nous y voyons le reflet d’une incapacité plus large à penser la liberté
telle qu’elle se déploie au sein d’une société multiculturelle, dans
ses dimensions aussi bien individuelles que collectives. En dépit
d’une abondante jurisprudence et d’une variété de paradigmes
au moyen desquels le droit tente d’appréhender cette question, la
détermination du sens de la liberté dans une société multiculturelle
reste ainsi, à nos yeux, une œuvre inachevée.
1. Sébastien Lebel-Grenier, «Â€La religion comme véhicule d’affirmation
identitaire€: un défi à la logique des droits fondamentaux€», dans P. Eid et
al., Appartenances religieuses, appartenance citoyenne€: un équilibre en tension
(Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2009), p. 123-139.
2. Voir en ce sens les thèses sur la liberté culturelle, développées par
Amartya Sen€: Identity and Violence€: The Illusion of Destiny (New York,
Norton, 2006). Ces thèses sont reprises dans le Rapport mondial 2004
sur le développement humain du Programme des Nations Unies pour
le développement (PNUD), intitulé La liberté culturelle dans un monde
diversifié (Paris, Economica, 2004). La liberté culturelle y est définie (à
la p. 6) comme le fait de donner aux individus la liberté de choisir leurs
identités et de mener les vies qu’ils tiennent à avoir, sans être exclus
d’autres choix qui sont importants à leurs yeux, notamment en matière
d’emploi, d’éducation ou de santé.

112
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

Conclusion
La concurrence des paradigmes qui président à la détermination
du sens de la liberté illustre bien la difficulté d’une entreprise
qui, dans l’absolu, équivaut probablement à vouloir résoudre le
problème de la quadrature du cercle€: la liberté n’a de «Â€sens€», en
fait, que dans le cadre d’une conception donnée de l’être humain,
de la société et des institutions, au sein desquelles l’État occupe
évidemment une place centrale, notamment dans le rééquilibrage
des rapports sociaux. Le droit doit nécessairement se situer par
rapport à ces enjeux, car il n’est autre qu’une construction humaine
et politique. Les paradigmes auxquels le droit a recours témoignent
de cette difficile recherche, que le caractère multiculturel de nos
sociétés rend d’autant plus ardue qu’aux paradigmes universalistes
traditionnels (libéral et social), tend alors à se superposer un
paradigme communautaire dont les conséquences concrètes
peuvent se révéler difficilement conciliable avec les idéaux
universalistes.
Nous souhaiterions esquisser ici les contours de que serait une
réflexion juridique sur le «Â€sens de la libert逻 qui serait informée
par la notion de droits culturels, une notion qui permettrait peut-
être d’intégrer ces divers paradigmes dans une relation moins
conflictuelle€ ; ou, si l’on préfère, dans une vision globale des
droits fondamentaux, tenant compte de l’indivisibilité et de
l’interdépendance des droits1. Les droits culturels pourraient bien,
en effet, servir de concept intégrateur dans une réflexion sur le
sens de la liberté dans une société multiculturelle. Au centre des
droits culturels, se trouve l’idée suivant laquelle «Â€non seulement
universalité et diversité ne s’opposent pas, mais se nourrissent

1.╇ Indivisibilité et interdépendance des droits sont des principes


cardinaux de la théorie moderne des droits€: Conférence mondiale
sur les droits de l’homme (Vienne, 1993), Déclaration finale, Doc.
N.U., A/CONF.157/323 (au par. 5).

113
le sens de la liberté

l’une, l’autre1€ ». Les droits culturels ont pour point de départ


la complémentarité entre les valeurs de liberté, d’égalité et de
diversité. Ils sont à certains égards la clé de voûte du système des
droits de la personne car, rassemblant les dimensions individuelles
et collectives des droits, ils tiennent compte de l’indivision de
la condition humaine, permettant alors de construire, pour
reprendre les termes de Jean-Bernard Marie, une relation à la
fois harmonieuse et dynamique entre les droits de l’individu et
les droits des communautés2.
Par «Â€droits culturels€», on entend un faisceau de droits ayant
la culture pour objet. Dans cette catégorie-carrefour, convergent
droits civils, politiques, sociaux et, bien entendu, proprement
culturels. Pour saisir la nature de ces droits, il faut se référer à un
ensemble de textes graduellement élaborés au sein de la communauté
internationale3. Les droits culturels comportent diverses exigences,

1.╇ Patrice Meyer-Bisch, «Â€Les droits culturels ou le renforcement des


capacités personnelles€», dans P. Bosset et L. Lamarche (dir.), Donner
droits de cité aux droits économiques, sociaux et culturels€: la Charte québécoise
des droits et libertés en chantier [en préparation]. Merci à l’auteur pour la
permission de reproduire ce court extrait du manuscrit.
2.╇ Jean-Bernard Marie, «Â€Les droits culturels€: interface entre les droits
de l’individu et les droits des communautés€», dans P. Meyer-Bisch (dir.),
Les droits culturels, une catégorie sous-développée des droits de l’homme,
VIIIe Colloque interdisciplinaire sur les droits de l’homme (Presses de
l’Université de Fribourg, [1991]), p. 199.
3.╇ Voir, en particulier€: la Déclaration universelle des droits de l’homme,
Doc. N.U. A/810 (1948), art. 27€; le Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels, (1976) 993 R.T.N.-U. 13 (art. 13 à
15)€; la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale, (1970) R.T.N.-U. 660 (art. 1-2€; 5)€; la Convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard
des femmes, (1979) R.T.N.-U. 1249 (art. 1-3€; 5€; 10)€; la Convention relative
aux droits de l’enfant, Doc. N.U. A/RES/44/25 (1989) (art. 17€; 28-30)€;
la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs
migrants et des membres de leur famille, Doc. N.U. A/RES/45/158 (1990)

114
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

notamment des exigences d’accès et de participation à la vie


culturelle auxquelles il n’est pas nécessaire de nous attarder
ici, bien qu’elles soient fondamentales1. Pour nous en tenir à la
problématique de la liberté dans une société multiculturelle,
insistons par contre sur le fait que les droits culturels comprennent
également des exigences de liberté et d’identité, lesquelles doivent
ici être vues comme complémentaires2. L’exigence identitaire
fait appel à la relation entre l’individu et sa ou ses communautés
d’appartenance. L’article 27 du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques illustre la dimension identitaire des droits
culturels €:
Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou
linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent
être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de
leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer
leur propre religion, ou d’employer leur propre langue.
Les droits consacrés à l’article 27 sont consacrés à titre de
droits individuels et peuvent être revendiqués à ce titre3, mais

(art. 17, 31)€; la Convention relative aux droits des personnes handicapées,
Doc. N.U. A/61/611 (2006) (art. 24, 30). Pour un survol de la plupart
de ces textes€ : Jean Dhommeaux, «Â€ Culture et droits culturels dans
les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme€», dans
(Coll.), Diversité et droits culturels (Paris, Agence intergouvernementale
de la Francophonie, 2002), p. 112.
1.╇ Voir€: Stephen A. Hansen, “The Right to Take Part in Cultural Life€:
Toward Defining Minimum Core Obligations”, dans A. Chapman et
S. Russell (dir.), Core Obligations€: Building a Framework for Economic,
Social and Cultural Rights (Anvers, Intersentia, 2002).
2.╇ Mylène Bidault, «Â€ Ce que déclarer des droits culturels veut
dire€ », (2008-2009) 7 Droits fondamentaux [en ligne€ : www.droits-
fondamentaux.org].
3.╇ Par exemple, voir€ : Lovelace c. Canada, constatations du Comité
des droits de l’homme des Nations Unies en vertu de l’article 5(4) du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Doc. N.U.

115
le sens de la liberté

leur respect dépend également de la mesure dans laquelle le


groupe minoritaire parvient à maintenir sa culture, sa langue
ou sa religion. Il pourra en découler l’obligation de tenir compte
des particularismes collectifs, notamment dans l’élaboration des
politiques publiques€; c’est en ce sens qu’il faut comprendre, nous
semble-t-il, le concept d’adéquation ou d’acceptabilité culturelle,
auquel se réfèrent de plus en plus fréquemment les instances de
l’ONU compétentes dans le domaine des droits de la personne1.
Il n’est pas douteux que, malgré la formulation apparemment peu
contraignante de l’article 27 pour les pouvoirs publics, les États
doivent ainsi, parfois, prendre des mesures positives pour protéger
l’identité des minorités2.
Nourrie des apports des sciences sociales, l’exigence identitaire
vise donc à situer les droits culturels dans la perspective de l’être
humain vivant «Â€ici et maintenant€», ce qui est compatible avec
une vision sociale de la liberté. En revanche, cette exigence
n’est pas exempte de dangers€: le moindre n’est pas celui de voir
CCPR/C/13/D/24/1977 (1981).
1. Ce concept renvoie à l’idée selon laquelle un droit fondamental possède
nécessairement une dimension culturelle à respecter. À titre d’exemple,
dans une observation générale consacrée au droit au logement (Doc.
N.U. E/C.12/1992/23) le Comité des droits économiques, sociaux et
culturels des Nations Unies s’exprime ainsi€:
«Â€ Respect du milieu culturel. L’architecture, les matériaux
de construction utilisés et les politiques en la matière
doivent permettre d’exprimer convenablement l’identité
culturelle et la diversité dans le logement. Dans les activités
de construction ou de modernisation de logements, il faut
veiller à ce que les dimensions culturelles du logement ne
soient pas sacrifiées.€»
2. À titre d’illustration€: Examen des rapports présentés par les États parties
en vertu de l’article 40 du Pacte – Observations finales du Comité des droits de
l’homme (Canada), 28 octobre 2005, Doc. N.U. CCPR/C/CAN/CO/5,
par. 10 [mesures à prendre par le Canada pour assurer la préservation
des langues autochtones].

116
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

l’individu en faire les frais, comme nous avons pu le pressentir


en abordant le paradigme communautaire qui semble percer à
travers certaines décisions de la Cour suprême du Canada. Face à
la tentation de réduire l’individu à une appartenance première et,
en quelque sorte, indélébile, il faut donc rappeler que si l’exigence
de liberté culturelle a un sens, elle doit comprendre également celle
pour l’individu de se réclamer d’une ou plusieurs communautés
culturelles et de modifier ce choix. Tel est le sens qu’ont retenu les
auteurs de la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, dans
laquelle ce droit a été explicitement consacré1. Cette faculté de
choix individuel apporte un contrepoids qui nous paraît nécessaire
à la dimension identitaire des droits culturels. Ceux-ci peuvent
alors apparaître, moins comme un dépassement du libéralisme
que comme un accomplissement, peut-être2.
Au final, la notion de droits culturels nous paraît intégrer de
manière harmonieuse et globale les dimensions personnelle, sociale
et identitaire de la liberté, tout en respectant le caractère fluide de
la culture elle-même3. Elle fournit, selon nous, un outil conceptuel
fort utile et précieux pour donner un sens à la liberté dans une
société multiculturelle. Juridiquement parlant, les droits culturels
restent, il est vrai, une catégorie «Â€sous-développée4€» de droits de
1.╇ Déclaration de Fribourg, précitée (art. 4).
2.╇ Pour un argument en ce sens€: Patrice Meyer-Bisch, «Â€Les libertés
culturelles, dépassement ou accomplissement du libéralisme€?€», dans
G. Vincent (dir.), La partition des cultures€ : droits culturels et droits de
l’homme (Presses universitaires de Strasbourg, 2008), pp. 349-370.
3.╇ Sur cette fluidité€: Elsa Stamopoulou, Cultural Rights in International
Law€: Article 27 of the Universal Declaration of Human Rights and Beyond
(Boston, Martinus Nijhoff, 2007), pp. 107-112 (“Culture is about human
relations and thus constant cross-influencing, cross-fertilization, conflict
and change are part of culture”).
4.╇ Pour une présentation globale de la thématique du «Â€ sous-
développement€» des droits culturels, voir €: Patrice Meyer-Bisch (dir.),
Les droits culturels, une catégorie sous-développée des droits de l’homme, op.

117
le sens de la liberté

la personne. L’indigence de la réflexion juridique sur ce point a


souvent été déplorée1€: «Â€soit les manuels oublient cette catégorie,
soit ils traitent de l’interculturalité en général, mais non des droits
culturels spécifiques, soit ils y consacrent une portion très faible, ou
ils les considèrent comme des droits essentiellement collectifs2€».
Pauvreté doctrinale qui, inévitablement, se répercutera sur les
institutions publiques qui sont chargées de promouvoir et protéger
les droits et libertés€: dans l’exercice de leurs responsabilités, les
commissions des droits de la personne, par exemple, n’accorderont
souvent qu’une attention limitée aux droits culturels 3, alors
considérés comme un simple appendice des droits économiques
et sociaux. Il arrivera même que la facture des textes juridiques
protégeant les droits et libertés reflète le sous-développement des
droits culturels. C’est, entre autres, le cas de la Charte des droits et
libertés de la personne du Québec, texte par ailleurs progressiste,

cit. Les travaux de Meyer-Bisch sont largement consacrés aux droits


culturels comme «Â€pierre angulaire€» du système des droits humains.
1.╇ “To date, cultural rights seem to be among the least understood and
developed of all human rights both conceptually and legally”€: Stephen
A. Hansen, op. cit., p. 281. Dans le même sens€: Asbjørn Eide, “Cultural
Rights as Individual Human Rights“, dans A. Eide, C. Krause et A.
Rosas (dir.), Economic, Social and Cultural Rights€: A Textbook (Dordrecht,
Martinus Nijhoff, 1995), p. 229.
2.╇ P. Meyer-Bisch, «Â€Méthodologie pour une présentation systémique
des droits humains€», dans €: E. Bribosia et L. Hennebel (dir.), Classer
les droits de l’homme, coll. «Â€Penser le droit€» (Bruxelles, Bruylant, 2004),
à la p. 85 (n. 29).
3.╇ V. la Synthèse des travaux du 1er Congrès de l’Association francophone
des commissions nationales pour les droits de l’homme, tenu à Montréal
du 29 septembre au 1er octobre 2005€: «Â€[N]ous avons constaté [dans
l’action de nos institutions] le statut de parents pauvres qu’occupent les
droits culturels au sein de la catégorie plus large des droits économiques,
sociaux et culturels€»Â€[en ligne€: http€://democratie.francophonie.org/
IMG/pdf/Declaration_de_Montreal.pdf, à la p. 3].

118
pierre bosset – la liberté dans une société multiculturelle

où le droit au maintien et au développement de la vie culturelle,


seul droit ayant la culture pour objet, n’a été reconnu qu’aux seules
minorités ethniques, tout en figurant dans un chapitre intitulé de
manière générique «Â€Droits économiques et sociaux€», comme si
la culture était une simple sous-catégorie du social1. Le champ est
donc libre pour les juristes qui, ayant à écrire le nom de la liberté
sur le tableau noir du droit, voudront le faire en ayant à l’esprit la
notion de droits culturels.
Pierre Bosset
Département des sciences juridiques
Université du Québec à Montréal

1.╇ Voir€: Pierre Bosset, «Â€Être nulle part et partout à la fois€: réflexion
sur la place des droits culturels dans la Charte des droits et libertés de
la personne€», dans A.-R. Nadeau (dir.), La Charte québécoise€: origine,
enjeux et perspectives (Cowansville, Yvon Blais, 2007), p. 81-107.

119
Page laissée blanche intentionnellement
LiBerté et
Institutions démocratiques
Page laissée blanche intentionnellement
LE POINT DE VUE DU JUGE

L
es liens qu’entretiennent les institutions démocratiques
et la liberté sont nombreux et variés. Pour ma part, en
ma qualité de juge à la Cour européenne des droits de
l’homme, j’aimerais d’abord relever que l’article 3 du Statut du
Conseil de l’Europe fixe comme but de cette organisation le respect
de l’État de droit, des droits de l’homme et de la démocratie.
Une référence expresse à la démocratie figure ensuite dans le
Préambule de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi, son considérant quatre réaffirme-t-il le profond attachement
des États-membres «Â€aux libertés fondamentales qui constituent
les assises-mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont
le maintien repose essentiellement sur un régime véritablement
démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception
commune et un commun respect des droits de l’homme dont ils
se réclament€».
Le lien entre libertés fondamentales et régime démocratique se
traduit dans la Convention européenne des droits de l’homme de
plusieurs manières. Dans le bref laps de temps qui m’est imparti,
j’ai choisi de mettre l’accent sur trois points€ : le principe de la
légalité€ ; l’indépendance des tribunaux et la clause «Â€ dans une
société démocratique€» qui figure notamment au § 2 des articles
8 à 11. Faute de temps, j’ai, de manière délibérée, omis de traiter

123
le sens de la liberté

de la jurisprudence relative à l’article 3 du Protocole additionnel


n°Â€1.
1. Le rôle de la loi et du principe de la légalité dans le
système de la Convention européenne
des droits de l’homme
a) Dans la Convention elle-même les références à la notion
de loi sont multiples. On les retrouve à l’article 2 § 1 («Â€le droit de
toute personne à la vie est protégé par la loi€») et §Â€2€c («Â€la mort
n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans
les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument
nécessaire pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une
insurrection€»)€; à l’ article 5 («Â€nul ne peut être privé de sa liberté,
sauf dans les cas suivants et selon les lois légales€ »)€ ; à l’article
6 § 1 («Â€toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un
tribunal indépendant et impartial, établi par la loi€») et § 2 («Â€toute
personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à
ce que sa culpabilité ait été légalement établie€»).
Les articles 8 à 11 prévoient de leur côté que les libertés qui y
sont consacrées peuvent subir des restrictions lorsque celles-ci sont
prévues par la loi, et sont nécessaires dans une société démocratique
à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou
de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés
d’autrui. Comme on peut le constater, la loi vient donc encadrer
l’exercice des libertés idéales que sont la liberté de religion, la
liberté d’expression, ou la liberté de réunion et d’association.
b) Le lien entre la notion de loi et le principe démocratique
est évident. Toute l’activité étatique, dans ses diverses formes et
manifestations, doit pouvoir être ramenée à la loi, votée par les
représentants du peuple. Grâce à cette finalité, l’exigence de la
légalité contribue efficacement au renforcement de la légitimité des
actes étatiques. Le principe de la légalité s’adresse principalement

124
giorgio malinverni – le point de vue du juge

aux pouvoirs qui menacent le plus les libertés, avant tout le pouvoir
exécutif et l’administration. Comme on peut le constater, il existe
ainsi un lien étroit entre le principe de légalité et le principe de la
séparation des pouvoirs. Le principe de la légalité s’adresse aussi
aux juges, auxquels il incombe de respecter ces exigences. Mais
il s’adresse aussi au législateur, en prévoyant que la loi doit être
claire et précise.
c) La principale finalité du principe de la légalité consiste
en ceci que le pouvoir exécutif et son administration ne peuvent
prendre des décisions en dehors du cadre que leur prescrit le
législateur. Il vise également à éviter des inégalités de traitement,
dès lors que la loi doit s’appliquer de la même manière à toutes les
personnes se trouvant dans la même situation. Le principe de la
légalité tend également à protéger les justiciables contre l’arbitraire.
Si elle n’était pas liée par la loi, l’administration échapperait en
effet à tout contrôle. Enfin, le principe de la légalité favorise
la sécurité juridique, dans ce sens qu’il rend l’activité étatique
prévisible et permet aux particuliers d’adapter leur comportement
en conséquence.
d) Face à la multiplicité des notions de loi existant dans les
différents États membres du Conseil de l’Europe, la Cour a très
tôt dû donner sa propre définition de la notion de loi. Celle-ci est
donc une notion autonome, dans ce sens qu’elle est définie par la
Cour, et ne correspond pas nécessairement aux définitions qui
sont données de cette notion dans les différents États parties à la
Convention.
Pour qu’une loi corresponde aux exigences formulées par la
Cour, elle doit remplir un certain nombre de conditions.
La première est l’accessibilité, qui veut que les citoyens puissent
prendre connaissance de la loi. Cette première condition exige
normalement que la loi soit publiée. Dans certains cas, toutefois,
lorsque les destinataires de la loi sont peu nombreux (par exemple
les personnes détenues dans une prison), la publication peut se faire

125
le sens de la liberté

par voie d’affichage et pas nécessairement par voie de publication


dans un document officiel.
La deuxième condition est la prévisibilité. Le droit interne
applicable doit être formulé avec suffisamment de précision pour
permettre aux personnes concernées, le cas échéant avec l’aide d’un
homme de loi, de prévoir les conséquences d’un acte déterminé.
Cela signifie que la loi doit avoir une densité normative suffisante,
en d’autres termes qu’elle soit suffisamment claire, précise et
transparente.
Lorsque ces deux conditions sont remplies, la loi est
revêtue, selon la terminologie utilisée par la Cour, d’une qualité
suffisante.
Comme on peut le constater, la notion de loi au sens de la
Convention ne repose pas sur la distinction traditionnelle entre
loi au sens formel et loi au sens matériel. Elle englobe à la fois les
lois du parlement, mais également les décrets, les ordonnances et
les règlements du gouvernement, voire la jurisprudence et le droit
non écrit.
e) Ceci dit, la jurisprudence révèle qu’il existe différents
degrés dans les exigences du principe de la légalité. Les atteintes
graves aux droits fondamentaux, telles que les mesures privatives
de liberté, devront normalement reposer sur une loi au sens
formel. C’est celle-ci qui doit par exemple prévoir les causes et
la durée des peines privatives de liberté (articles 5 et 7 CEDH).
Les simples restrictions aux libertés peuvent, en revanche,
s’accommoder d’exigences moins strictes, sans toutefois laisser un
pouvoir d’appréciation trop large à l’Exécutif. Ainsi, dans l’arrêt
Hassan et Tchaouch du 26 octobre 2000, la Cour a affirmé que «Â€
lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux,
la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, l’un des
principes fondamentaux d’une société démocratique consacrée par
la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’Exécutif
ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir

126
giorgio malinverni – le point de vue du juge

l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une


netteté suffisante.€» (§ 84).
2. Le rôle des tribunaux indépendants et impartiaux
Le rôle des tribunaux dans une société démocratique ressort
principalement de la lecture des articles 5 et 6 de la Convention.
a) Le droit à un procès équitable, consacré par l’article 6,
ne se limite pas à assurer certaines garanties dans une instance
déjà pendante, mais il reconnaît d’abord le droit d’accéder aux
tribunaux à toute personne désireuse d’introduire une action. Le
droit à un procès équitable proscrit donc d’abord le déni de justice
(arrêt Golder du 21 février 1975). Il exige également qu’un jugement
rendu par un tribunal indépendant et impartial soit exécuté dans
un délai raisonnable (arrêt Bourdov c. Russie, 59498/00, du 7 mai
2002).
b) La Cour a défini la notion de tribunal comme étant une
autorité dont l’indépendance, notamment à l’égard de l’Exécutif,
ainsi que l’impartialité, sont favorisées par des règles relatives
au statut personnel de ses membres et à la procédure qu’elle doit
suivre pour rendre ses décisions (arrêt Thompson c. Royaume-Uni,
36256/97, du 15€juin€2004, § 46).
c) L’indépendance vise à assurer la liberté d’esprit des
juges. Cette garantie implique donc que les tribunaux soient
indépendants à l’égard des parties et des autres pouvoirs de l’État,
en particulier de l’Exécutif. L’indépendance et l’impartialité des
tribunaux sont donc le corollaire du principe de la séparation des
pouvoirs.
d) Le droit à un procès équitable exige que l’organisation
judiciaire soit fondée sur la loi et que la compétence des tribunaux,
ainsi que leur composition, soient déterminées par des normes
générales et abstraites. Les tribunaux ne doivent pas être institués
ad hoc ou ad personam. L’exigence d’être jugé par un tribunal établi

127
le sens de la liberté

par la loi exclut donc les tribunaux d’exception, qui doivent être
distingués des tribunaux spéciaux, qui sont normalement prévus
par la loi. Souvent controversés, les tribunaux militaires ne sont
fondamentalement pas remis en question. Chaque justiciable a le
droit d’être jugé par le tribunal compétent rationae personae, loci,
temporis et materiœ.
e) Le principe de la publicité des débats a pour but de
permettre à l’opinion publique de vérifier que le procès se déroule
de manière correcte, en ouvrant la salle d’audience au public et à
la presse. L’importance de ce principe dans un État démocratique
est telle qu’il est interdit d’y déroger, sauf pour des raisons
impérieuses.
3. Le rôle de la clause «Â€nécessaire dans une société
démocratique€»Â€dans la technique
des restrictions aux libertés
a) Dans le système de la Convention, il convient d’abord
de distinguer entre les droits qui ne sont susceptibles d’aucune
restriction, et ceux qui peuvent être limités. Au nombre des droits
qui ne peuvent d’aucune manière être restreints figurent par
exemple les articles 3 (interdiction de la torture), 6€§Â€2 (principe
de la présomption d’innocence) et 7 (pas de peine sans loi). Il s’agit
de droits pour lesquels aucun intérêt public ne saurait justifier que
l’on y apporte des restrictions. Ces droits sont parfois appelés droits
absolus. Les autres droits (parfois appelés droits relatifs) peuvent
être restreints selon deux techniques différentes€ : la première
consiste en une liste énumérative et exhaustive des motifs de
restriction. On retrouve ces techniques par exemple aux articles 4
et 5. La deuxième technique, que l’on retrouve au § 2 des articles
8 à 11, est celle d’une clause générale. Aux termes de cette clause,
les libertés qui y sont consacrées ne peuvent être limitées que si
elles reposent sur une base légale, poursuivent un but légitime, et
sont nécessaires dans une société démocratique.

128
giorgio malinverni – le point de vue du juge

b) La jurisprudence a précisé que dans l ’expression


«Â€nécessaire dans une société démocratique€» l’adjectif nécessaire
n’est pas synonyme d’indispensable, mais n’a pas non plus la
souplesse de termes tels que «Â€admissible€», «Â€normal€», «Â€utile€»,
«Â€raisonnable€» ou «Â€opportun€». La nécessité suppose en général
l’existence d’un besoin social impérieux pour la restriction en cause
(arrêt Handyside c. Royaume-Uni, 5493/72, du 7 décembre 1976,
§Â€48).
La question décisive€qui se pose à la Cour lorsqu’elle examine
si la condition de la nécessité est remplie est donc celle de savoir
si l’ingérence étatique est proportionnée au but légitime poursuivi
et si les motifs invoqués par l’autorité nationale pour la justifier
apparaissent pertinents et suffisants. Le juge doit donc mettre en
balance l’intérêt de l’État à protéger la sécurité nationale avec la
gravité de l’atteinte à une liberté.
c) La tâche du juge consiste donc à ménager un juste
équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté
et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de
l’individu.
Ceci dit, la règle de la nécessité est interprétée plus ou moins
strictement en fonction de plusieurs critères. Parmi ceux-ci figurent
en particulier la gravité de l’atteinte à un droit fondamental,
d’une part, et l’importance du droit garanti, d’autre part. Le
juge doit se livrer à un examen de la question de savoir si une
mesure portant moins gravement atteinte à la liberté en cause ne
permettrait pas d’atteindre le même but. C’est ici qu’intervient la
notion de la société démocratique, notion sur laquelle repose la
Convention toute entière. Lors de l’examen du respect du principe
de la nécessité, le juge doit donc avoir constamment à l’esprit les
valeurs qui prévalent dans une société démocratique. La liberté
d’expression, la liberté religieuse et la protection de la vie privée
comptent par exemple au nombre des principes essentiels d’une
société démocratique. La société démocratique constitue ainsi le

129
le sens de la liberté

paramètre ultime permettant à la Cour de dire si une liberté a


été violée ou non.
d) Dans cette démarche l’approche de la Cour se fonde sur
deux grands principes: la marge d’appréciation des États, d’une
part, et le contrôle européen qu’elle exerce elle-même, d’autre
part.
La théorie de la marge d’appréciation€repose sur le principe de
la subsidiarité du contrôle effectué par la Cour. Elle part de l’idée
que, grâce à leur contact direct et constant avec les forces vives de
leur pays, les autorités nationales sont mieux placées que le juge
international pour se prononcer sur la nécessité d’une restriction.
La marge d’appréciation des États varie cependant en fonction
de plusieurs critères.
D’abord, le droit en cause. La marge d’appréciation sera plus
étroite pour les droits qui sont considérés par la jurisprudence
comme des droits indispensables au bon fonctionnement des
institutions démocratiques, comme par exemple la liberté
d’expression. Elle sera en revanche plus large pour les droits de
nature économique, comme la garantie de la propriété.
Ensuite, la gravité de l’ingérence. Plus l’ingérence est
importante, plus la marge d’appréciation des États s’amenuise.
Le dernier critère est constitué par le consensus européen.
Lorsque, dans un domaine donné, la majorité des États ne tolère
pas certaines restrictions, ceux d’entre eux qui font exception
seront plus facilement sanctionnés par la Cour que lorsqu’un tel
consensus n’existe pas.
La marge d’appréciation des États va toutefois de pair avec
un contrôle européen exercé par la Cour. Celui-ci concerne la
finalité de la mesure restrictive litigieuse et sa nécessité. Si l’État
a dépassé sa marge d’appréciation, la Cour dira que l’ingérence
ne correspond pas à un besoin social impérieux dans une société
démocratique et elle conclura à une violation.

130
giorgio malinverni – le point de vue du juge

Un arrêt récent de la Cour (arrêt Sergey Kuznetzov c. Russie,


10877/04, du 3 octobre 2008) résume bien cette problématique€:
As regards the necessity test, the Court reiterates that the right of
peaceful assembly enshrined in Article 11 is a fundamental right in
a democratic society and, like the right to freedom of expression,
one of the foundations of such a society. By virtue of the wording
of the second paragraph of Article€11, the only necessity capable of
justifying an interference with the rights enshrined in that Article is
one that may claim to spring from “democratic society” (see Christian
Democratic People’s Party€v. Moldova, no.€28793/02, §§ 62-63, ECHR
2006â•‚, and Djavit An, cited above, §Â€56). Accordingly, States must not
only safeguard the right to assemble peacefully but also refrain from
applying unreasonable indirect restrictions upon that right. In view of
the essential nature of freedom of assembly and its close relationship
with democracy there must be convincing and compelling reasons
to justify an interference with this right ... (§ 39).
La Cour a poursuivi son raisonnement dans les termes
suivants€:
1.€€ … In this connection the Court reiterates that any measures
interfering with the freedom of assembly and expression other than
in cases of incitement to violence or rejection of democratic principles
– however shocking and unacceptable certain views or words used
may appear to the authorities – do a disservice to democracy and
often even endanger it. In a democratic society based on the rule of
law, the ideas which challenge the existing order must be afforded a
proper opportunity of expression through the exercise of the right of
assembly as well as by other lawful means … (§ 45).

Giorgio Malinverni
Juge à la Cour européenne des droits de l’homme

131
Page laissée blanche intentionnellement
Limites de la Liberté
Page laissée blanche intentionnellement
Restrictions permises des libertés
dans la jurisprudence de la cour
européenne des droits de l’homme1

L
a question de l’ingérence des États contractants dans
l’exercice des libertés garanties par la Convention
européenne des droits de l ’homme et des libertés
fondamentales (ici la Convention) et celle du contrôle juridictionnel
de la Cour européenne des droits de l’homme (ici Cour européenne
ou la Cour) sur les mesures nationales de restriction des libertés
sont de tout temps au cœur des interrogations des politiques et
des juristes, de la doctrine et des juges. Mais qui sont vraiment
aujourd’hui les gardiens du Temple, se demande-t-on, au cœur
d’une société européenne en mutation€? Le sujet est vaste, complexe
et contreversé€; la jurisprudence plus qu’abondante€; la doctrine
foisonnante, qu’il s’agisse des commentaires d’arrêts, œuvres
des spécialistes du droit de la Convention ou des contributions
théoriques, à l’égard desquelles ce propos, bien qu’à visée presque
pédagogique, est pourtant largement redevable.
C’est assez dire qu’une délimitation de cette communication
s’impose. Elle pourrait être dictée par l’intitulé retenu par les
1.╇ Les arrêts cités sont accessibles sur le site en ligne du Conseil de
l’Europe et de la Cour, avec leur numéro de requête€ : http://www.
echr.coe.int/echr et dans Les Grands arrêts de la Cour européenne des
droits de l’ homme, sous la direction de F. Sudre, J.P. Marguénaud,
J. Adriantzimbazovina, A. Gouttenoire, M. Levinet, P.U.F, 3ème édition,
2005, cités ici GACEDH

135
le sens de la liberté

organisateurs du colloque. Restrictions nationales d’abord et non


dérogations pour des circonstances exceptionnelles, elles aussi
permises par la Convention, ensuite restrictions des libertés
et non a priori celles des droits garantis, mais droits et libertés
peuvent faire l’objet de l’ingérence autorisée de l’État. Dès lors
en doctrine, c’est sous la mention droits garantis tels le droit à la
vie, le droit au respect de la vie privée et familiale, ou encore les
droits de procédure, qu’un des meilleurs spécialistes du droit de
la Convention, le professeur Frédéric Sudre étudie les libertés
de la pensée1. L’on est même d’autant plus fondé à inclure droits
et libertés dans le sujet des restrictions permises, dans la mesure
où le même auteur sous la rubrique «Â€les libertés de la personne
physique€» traite «Â€du droit à la liberté et à la sûret逻, du «Â€droit à
la liberté de circulation€» ou encore sous la rubrique «Â€les libertés
de la pensée€» du «Â€droit à l’instruction€», enfin sous la mention des
«Â€libertés de l’action sociale et politique€», du «Â€droit à la liberté de
réunion et d’association€», du «Â€droit à des élections libres€».
Concurremment à cette extension potentielle du sujet, l’on
s’autorisera à l’inverse un focus sur la jurisprudence récente de la
Cour européenne des droits de l’homme, notamment celle des
arrêts de Grande Chambre, aujourd’hui assez nombreux, même si
des incursions plus anciennes sont nécessaires2.

1. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 8ème


édition, PUF, 2006, 786p.
2.╇ La compétence contentieuse de la Grande Chambre est fondée sur les
articles 30 et 43 de la Convention.Il peut s’agir d’un désaississement de la
Chambre face à une question délicate d’interprétation mais à condition
qu’aucune des parties ne s’y oppose. Il peut s’agir d’un renvoi par une
partie dans les trois mois du prononcé de l’arrêt de chambre mais pour
des€«Â€cas exceptionnels€». Comme le note l’ancien juge Lucius Caflish, «Â€le
mécanisme du renvoi est un luxe que la Cour ne peut se permettre€»,€ devant la
montagne de requêtes individuelles. Qui plus est, selon L. Caflish «Â€il n’est
pas sûr, du reste, qu’un organe composé de dix sept juges et de trois suppléants,
la plupart désignés par le sort, dispose de plus de savoir et de sagesse que les sept

136
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

La complexité du sujet se comprend dans la mesure où le regard


se porte sur l’autonomie des États dans l’application qu’ils font de
la Convention et sur le contrôle du juge européen. La Cour en effet
détermine par rapport aux exigences de la Convention – figurant au
§ 2 des articles –, qu’elle interprète, l’étendue de cette autonomie
de l’État contractant. Or la Cour apprécie l’autonomie de l’État
en principe in concreto et par définition a posteriori, au moyen de
plusieurs paramètres, eux-mêmes évolutifs, qui vont s’inscrire
dans le cadre d’une combinaison dont les magistrats européens
détiennent certainement l’alchimie, mais qu’ils dévoilent dans leurs
opinions séparées et particulièrement dans les opinions dissidentes,
voire même dans leurs travaux académiques pour certains. C’est
pourquoi, il a paru utile de recenser d’abord les principaux aspects
de cette problématique des restrictions nationales aux libertés,
permises par la Convention et la Cour (I) avant de l’illustrer par
quelques arrêts récents (II).
I. La problématique des restrictions permises
Avant de rappeler les exigences conventionnelles auxquelles
l’ingérence de l’État est soumise(3), de nommer l’autonomie
nationale, à savoir la marge nationale d’appréciation en liaison
avec la technique de proportionnalité (4), de dénombrer ensuite
les paramètres variables de cette autonomie de l’État (5), pour
tenter d’approcher la ratio decidendi de la Cour, il faut se demander
pourquoi et comment la jurisprudence de la Cour européenne qui
a certes toujours retenu l’attention en Europe et hors d’Europe,
suscite depuis une dizaine d’années, autant d’interrogations
épistémologiques sur la logique de gradation de son raisonnement
(1), et de suspicions de la part des politiques comme des juristes

juges d’une chambre habitués à travailler ensemble€», L. Caflish, «Â€Voyage


autour de la Grande Chambre, propos sur la Grande Chambre de la
Cour de Strasbourg€», in L’État souverain dans le monde d’aujourd’hui,
Mélanges en l’honneur de J.-P. Puissochet, Pedone, 2008, p. 35-46.

137
le sens de la liberté

(2), voire parfois d’attaques virulentes dirigées contre les juges


européens eux-mêmes.
1) De la logique binaire à la logique de gradation€?
La Cour européenne a-t-elle abandonné la logique binaire et
opter pour une logique floue dite aussi de gradation, encore
que plus vraisemblablement, elle combinerait les deux€? La
notion de marge nationale d’appréciation a fait l’objet de
nombreuses études dont certaines sont déjà anciennes1, mais
l’on doit aux professeures Mireille Delmas Marty et Marie-
Laure Izorge d’avoir initié une réflexion sur le rapport de la
marge nationale avec l’internationalisation du droit et sur
la validité formelle d’un droit commun pluraliste, publiée
notamment dans la revue de droit de McGill en 2001,
prolongée par un débat théorique dans la revue de science
criminelle en 2006. Ainsi dans leur étude de 2001, ces deux
auteures2 écrivaient-elles€:

1.╇ F. Ost, «Â€ Originalité des méthodes d’interprétation de la Cour


européenne des droits de l’homme€ » in M. Delmas-Marty (dir.),
Raisonner la raison d’État, PUF, 1989, p. 405€ ; C. Picheral et A.D.
Olinga, «Â€La théorie de la marge d’appréciation dans la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme€», Revue Trimestrielle des
droits de l’homme, 1995, p. 567€;€E. Kastanas, Unité et diversité€: notions
autonomes et marge d’appréciation des États dans la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme, préface de G. Malinverni, Bruxelles,
Bruylant, 1996€; P. Lambert, «Â€Marge nationale d’appréciation et contrôle
de proportionnalit逻 in F. Sudre (dir), L’interprétation de la Convention
européenne des droits de l’homme€ ? Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 63€ ;
P. Wachsmann, Une certaine marge d’appréciation, Mélanges Pierre
Lambert, Éd.Lavoisier, 2000, p. 1027.
2.╇ M. Delmas-Marty et M.L. Izorge, «Â€Marge nationale d’appréciation
et internationalisation€ : réflexions sur la validité formelle d’un droit
commun pluraliste€», McGill Law Journal, vol 46, 2001/4, p. 923-954
ainsi que M.L. Izorge, «Â€La marge nationale d’appréciation, enjeu de
savoir et de pouvoir, ou jeu de construction€?€» Revue de science criminelle,

138
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

Entre les deux termes de l’alternative obligation de conformité/


appréciation souveraine des États, la marge nationale introduit une
troisième formule, l’obligation de compatibilité, au sens le plus précis
du terme. Alors que la conformité va de pair avec l’exigence d’identité
(c’est-à-dire l’exigence de pratiques nationales strictement conformes
à la conduite prescrite par la norme internationale), la compatibilité
repose sur une exigence de proximité (c’est-à-dire l’exigence de
pratiques suffisamment proches de la norme internationale pour être
compatibles). La décision de compatibilité impose donc de situer la
pratique en cause sur une échelle graduée et de fixer un seuil. C’est
pourquoi la marge implique un changement de logique juridique, de
la logique binaire classique à une logique de gradation évoquant les
sous-ensembles flous. Ce changement aurait du entraîner un surcroît
de transparence dans la motivation des décisions et un surcroît de
rigueur dans le raisonnement de la Cour. Or s’il est vrai que dans
son principe la marge d’appréciation «Â€n’est plus guère contestée€», il
semble bien que «Â€ la manière dont le juge européen en tient compte…
( ) demeure en revanche problématique.
L’on retrouve là dans l’ordre de la réflexion juridique des thèmes
à vocation interdisciplinaire comme l’incertitude, la relativité,
le pluralisme, l’interaction, la rétroaction, en somme le lot des
ensembles complexes que sont les systèmes dans les sciences
fondamentales comme dans les sciences humaines1.

janvier-mars 2006, p. 25-34.


1.╇ Voir F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau€?, pour
une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés
universitaires Saint-Louis, 2002, 587p. (p 183 et s). Dans l’ordre du
droit communautaire européen et du droit de l’Union européenne,
M.F. Labouz, Le système communautaire européen, préface de J.P Jacqué,
Paris, Berger-Levrault, 1986, 350 p., 2ème édition 1988, 506 p. et Droit
communautaire européen général, Bruxelles, Bruylant, 2003, 374p.€ ;
P. Soldatos, Le système institutionnel et politique des Communautés
européennes dans un monde en mutation, théorie et pratique, Bruxelles,
Bruylant, 1989€, 305 p.€; F. Berrod, La systématique des voies de droit

139
le sens de la liberté

2) La Cour européenne, objet de suspicion des politiques


et des juristes
À côté de cette critique de théorie du droit apaisée sinon
apaisante, la critique acerbe des États s’élève contre des atteintes
à la souveraineté nationale ou encore à certaines caractéristiques
inhérentes à l’identité nationale ou plus simplement au principe de
subsidiarité1. Pourtant la notion de marge nationale d’appréciation
reconnue d’abord par la Commission européenne des droits de
l’homme puis par la Cour dans l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni du
7/12/1976 relève précisément de la préservation des souverainetés
et de la reconnaissance de l’aptitude des États à user au mieux des
moyens qui leur sont propres pour appliquer la Convention 2.
La critique juridique plus technicienne, est très contrastée,
tantôt laudative, tantôt négative. Laudative, la doctrine s’attarde
sur les vertus d’équilibriste de la Cour européenne pour préserver
et enrichir le fonds de valeurs communes, en écho à l’affirmation
répétée de la Cour selon laquelle les droits garantis sont vivants,€
«Â€non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs€»3, mais
au risque alors par son «Â€dynamisme interprétatif€»4, de dessiner une

communautaire, préface de R. Kovar, Paris, Dalloz, 2003, 1136 p., p. 1-26.


Dans l’ordre sociologique, E. Morin, Introduction à la pensée complexe,
1990, Paris, Le Seuil, 2005, collection Points, 158 p.
1.╇ L’arrêt de principe est rendu par la Cour dans l’affaire Handyside c.
Royaume-Uni du 7/12/1976, GACEDH p 70
2.╇ Pour une critique négative de la jurisprudence de la Cour européenne
par l’Allemagne, l’entretien accordé à la presse de Renate Jaeger, juge à
la Cour Constitutionnelle avant son entrée le 1/11/2004 à la Cour de
Strasbourg, http://www.are-org.de/are/?q=fr/node/€390.
3.╇ Arrêt Airey c. Irlande du 9/10/1979, in GACEDH, p 18
4.╇ L’expression est de F. Sudre, op.cit. p. 230 et s

140
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

figure constitutionnelle contreversée1, à tout le moins de s’ériger


en législateur2 bien que la Cour s’en défende.
Négative, la critique juridique dénonce de plus en plus la
faiblesse du contrôle juridictionnel de ces restrictions aux droits
et libertés, voire désavoue l’abdication de la Cour, qui, retranchée
derrière la marge d’appréciation de l’État, refuserait de trancher,
s’exposerait à un déni de justice, bref qui risquerait, dit-on, de
devenir une chambre d’enregistrement des volontés étatiques. Mais
à l’inverse, ne dénonce-t-on pas aussi l’arbitraire dont elle ferait
preuve en s’engageant par trop dans certains de ses jugements3,
1.╇ Cette constitutionnalisation rampante pour certains, s’illustre surtout
dans les «Â€arrêts pilote€» de la Cour depuis l’arrêt de Grande Chambre
Broniowski c. Pologne du 22/6/2004, GA CEDH p. 698, avec l’indication
à l’adresse de l’État partie de mesures de redressement de portée générale
mais l’hypothèse est limitée aux affaires répétitives.
2.╇ Comme l’écrit un ancien avocat général à la Cour de Cassation
française, J. Sainte Rose «Â€ La Cour européenne des droits de l’homme
peut-elle se substituer en dernier ressort au législateur national dans la
détermination de l’intérêt général€?.../…Le refus de juger in abstracto
a une signification politique€: le juge européen n’est pas un juge de la
constitutionnalité des lois. La question fondamentale est alors de savoir
si, en contrôlant le caractère impérieux des motifs d’intérêt général
d’une loi, la Cour franchit le Rubicon qui sépare jugement in concreto et
jugement in abstracto€», in L’intérêt général et le juge, http://www.conseil-
constitutionnel.fr/bilan/annexes/20061016/sainterose.pdf
3.╇ J.P. Marguénaud, La Cour européenne des droits de l’homme, Paris,
Dalloz, 2005 p 52€; Pour F.Sudre, op.cit. p. 223, il s’agit d’une «Â€ dérive
de l’interprétation consensuelle€ » qui s’illustre dans les arrêts Vo c.
France du 8/7/2004 ( G.C, GACEDH p. 95) et Evans c. Royaume-Uni
du 7/3/2006, affaires dans lesquelles la Cour, en l’absence de consensus
européen, «Â€refuse de dire expressément si le droit à la vie est applicable à
l’enfant à naître€». Pour une €« totale approbation€» de l’arrêt de Grande
Chambre dans l’affaire Evans relative à la fécondation in vitro, s’agissant
du refus de la Cour de reconnaître un droit à l’enfant, cf. l’analyse de
P. Hilt, L’Europe des libertés, sept-déc. 2007, http://leuropedeslibertes.u-
strasbourg.fr/article.php?id_article=424, qui conteste cependant la

141
le sens de la liberté

nonobstant par ailleurs la présence classique dans la Convention


d’une disposition sur «Â€ la limitation de l’usage des restrictions
aux droits€» qui induit logiquement la rigueur du contrôle (article
18). La critique des juristes s’exprime aussi au nom de la sécurité
juridique défaillante, devant la variabilité des solutions retenues
par la Cour1, notamment pour une même question de société
lorsque l’identité de l’individu se trouve en jeu, allant même pour
beaucoup d’observateurs, sur la base des divergences et/ou des
incohérences de jurisprudence jusqu’à stigmatiser, relayant alors la
critique des politiques, un gouvernement des juges européens2, ou
même pire encore, à souhaiter pour quelque uns de voir dénoncée
la Convention3€!
3) L’ingérence de l’État permise sous conditions
Comme on le sait la summa divisio de la Convention distingue
les droits intangibles parce qu’absolus mais en nombre limité
(les articles 2.3 et 4 CEDH) exclus du champ de l’étude, des
rupture de l’équilibre entre l’intérêt de la requérante devenue stérile et
celui de son ex compagnon, retirant son consentement à l’implantation
des embryons dans l’utérus de la requérante, la privant ainsi d’une
maternité biologique, au nom pour la Cour européenne de la très large
marge d’appréciation du législateur britannique, privilégiant l’autonomie
de la volonté, en conformité avec l’article 8 qui incluse aussi bien le droit
de devenir parent que celui de ne pas le devenir..
1.╇ De septembre 2007 à février 2008, dans 80% des cas (quatre espèces
sur cinq), la Grande chambre a déjugé totalement la Chambre comme
l’explique J.F. Flauss dans sa chronique de l’Actualité juridique de droit
administratif de mai 2008 p 978 et comme il l’écrit «Â€ le constat statistique
des divergences interpelle€».
2.╇ J.F Flauss, chronique précitée, mai 2008 p 978 et s, traite des «Â€ ultra
vires de la Cour€», à travers «Â€ l’instrumentation des sources extérieures au
service de l’arbitraire du juge européen€», s’interrogeant sur les jugements
politiques et l’exercice d’un contrôle abstrait.
3. B. Edelman, La Cour européenne des droits de l’homme€: une juridiction
tyrannique€?, Dalloz, 2008, p. 1946-1953

142
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

droits et libertés, eux conditionnels, pour lesquels le texte de


la Convention use d’une formulation itérative que l’on retrouve
d’ailleurs dans la Charte québécoise: les mesures nationales
de restriction des libertés ne sont permises qu’à condition de
poursuivre un but légitime, d’êtres prévues par la loi et nécessaires
dans une société démocratique. Le défaut ou l’insuffisance d’une
condition rend donc a priori l’ingérence de l’État non conforme
à la Convention.
La nécessité s’apprécie selon la liberté en cause au regard
des buts légitimes, selon le cas, la sécurité nationale, l’intégrité
territoriale (art 10 liberté d’expression) ou la sûreté publique, la
défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la
santé ou de la morale, la protection de la réputation ou des droits
d’autrui, ou la protection des droits et libertés d’autrui (art 11
liberté de réunion et d’association).
La Cour a interprété largement l’exigence d’une ingérence
législative, en retenant le critère matériel et non organique ou
formel1. La loi doit présenter des qualités de précision, clarté,
prévisibilité et accessibilité. Cependant le constat de violation de
l’article 8 relatif à la protection de la vie privée, par une Chambre
le 20/3/2007 dans l’affaire Tysiak c. Pologne (requête 5410/03)
à propos d’un avortement thérapeutique refusé, une question
particulièrement sensible en Pologne et qui ne donne pas lieu à
un dénominateur commun en Europe, n’est pas partagé pour le
moins par le juge Borrego Borrego.Il récuse vigoureusement dans
son opinion dissidente le choix de la majorité de sanctionner le
manquement à l’obligation positive de la Pologne, celle de prévoir
dans sa législation des recours effectifs en cas de désaccord entre
le médecin et la patiente sur l’avortement thérapeutique, au lieu
d’une mise en balance «Â€ complexe et sensible de droits à la vie

1.╇ F. Sudre, op. cit., p. 209 qui note que le Comité international des
droits de l’homme applique ce critère matériel à la différence de la Cour
Interaméricaine des droits de l’homme

143
le sens de la liberté

placés sur le même pied d’égalité … de la mère et de l’enfant€» et


finalement de se démarquer d’un arrêt D c. Irlande. Dès lors pour
le juge de la minorité, la Cour tient un raisonnement subjectif,
fait oeuvre de charité- la patiente ayant perdu la vue-, se substitue
même à la Diète polonaise.
La condition de nécessité dans une société démocratique est
pour sa part l’objet d’appréciations souvent négatives en raison de
l’indétermination qui s’y attache, compte tenu de l’imprécision
de formules jurisprudentielles telle celle du «Â€ besoin social
impérieux€ », évidemment tributaire du nombre élevé d’États
membres du Conseil de l’Europe et donc de parties contractantes
à la Convention ( 47), et surtout last but not least de la proximité
de deux notions d’origine prétorienne, la marge nationale
d’appréciation et la technique de la proportionnalité que la Cour
utilise concurremment sans toujours les distinguer clairement.
4) La marge nationale d’appréciation
et l’exigence de proportionnalité
La marge nationale d’appréciation, n’est pas selon la Cour
illimitée car elle en détermine dans le cas d’espèce son étendue
au regard, comme elle le dit en fonction «Â€des circonstances, des
domaines et du contexte€», en somme affaire de distance plus ou
moins grande entre l’État et la Convention, dans le cadre d’un
rapport de compatibilité1.
La proportionnalité de la mesure nationale de restriction aux
buts légitimes poursuivis est quant à elle une affaire d’intensité

1.╇ La notion est aussi étudiée en droit international, voir Y. Shany,


«Â€ Toward a general margin of appreciation doctrine in Internationl
law€ ?€ », European Journal of International Law, 2005/5, p. 907-940.
La notion de marge se retrouve dans la jurisprudence de la Cour de
Justice des Communautés européennes et dans le contrôle juridictionnel
britannique du Human Right Act de 1998, voir A. Duffy, in L’Europe
des Libertés, mai-aout 2007, n° 24, p. 1-18 (http://leuropedeslibertes-u-
strasbg.fr/article.php?id_article=399 )

144
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

plus ou moins forte de la restriction du droit garanti. Elle est


selon la formule de F. Sudre «Â€au cœur du contrôle de la marge
d’appréciation€». Petr Muzly auteur d’une thèse de doctorat sur
la technique de proportionnalité1, s’explique sur ses éléments
constitutifs et sur son rapport «Â€ consubstantiel€ » à la marge
d’appréciation. En effet selon l’auteur, le raisonnement du juge
européen sur la proportionnalité fait appel à une mise en relation
de variables à l’aide d’un terme de référence, dit encore «Â€ critère de
rapprochement€», pour mesurer l’intensité de la mesure litigieuse
et prononcer un jugement en termes de «Â€ juste équilibre€», après
mise en balance des intérêts en présence. Enfin, l’auteur réhabilite
l’importance et même la priorité de la proportionnalité dans le
raisonnement de la Cour, comparé à la marge d’appréciation très
commentée avec qui la proportionnalité partage tout de même
la référence complexe à des variables. Il faut insister selon lui sur
le fait que la marge nationale, outre qu’elle est souvent présentée
comme un élément modérateur du comportement étatique qui en
effet n’est pas sans bornes, est aussi et surtout peut-être un «Â€ frein
de sécurit逻 – une sorte de judicial self restraint – pour la Cour qui
a compétence pour «Â€réapprécier€» les faits de l’espèce, ce qui lui
vaut d’ailleurs à ce sujet le grief de se substituer aux juges nationaux
dans l’exercice de qualification juridique des faits€:
Ce n’est pas en fait la seule détermination de l’ampleur de la marge
d’appréciation qui donne lieu à la solution du cas d’espèce, mais plutôt
l’utilisation de la proportionnalité qui, prenant égard à la marge
d’appréciation, permet de formuler une conclusion.
Complexe, la technique de proportionnalité l’est assurément si
l’on souscrit au commentaire de J.P Marguénaud 2 sous l’arrêt de

1. P. Muzny, La technique de proportionnalité et le juge de la Convention


européenne des droits de l’homme, essai sur un instrument nécessaire dans
une société démocratique, préface de Frédéric Sudre, 2 tomes, Presses
Universitaires d’Aix-Marseille, 2005, 300 p. et 734 p.
2.╇ J.P. Marguénaud, La petite maison dans la forêt, note sous l’arrêt Hamer
145
le sens de la liberté

section du 27/11/20007 Hamer c. Belgique dans lequel la Cour en


matière de protection de l’environnement aurait fait usage d’une
ultime «Â€figure€» de la proportionnalité. Au fil des arrêts, nous
explique-t-on, s’est ajoutée à la définition de la proportionnalité en
liaison avec l’étendue de la marge et la tension vers le but légitime,
une proportionnalité «Â€ inversée€ » au bénéfice de l’État dont la
charge d’une obligation positive ne devrait pas être trop lourde,
voire une proportionnalité «Â€privatisée€» pour «Â€trouver un juste
équilibre entre des intérêts particuliers€». Dans l’affaire Hamer, la
Cour européenne juge non disproportionnée, la démolition d’une
maison estivale bâtie irrégulièrement dans une zone forestière
protégée mais dont les autorités ne s’étaient pas préoccuper 27 ans
durant lesquelles la famille Hamer, propriétaire, en avaient profité
sans que sa perte entraîne pour la requérante, héritière du bien,
aux yeux de la Cour un préjudice réellement opposable à l’État
face à l’intérêt général environnemental€:
Autrement dit, si la démolition de la maison a été jugée proportionnée,
ce n’est pas parce qu’elle constituait une ingérence bien légère au regard
de la gravité des enjeux environnementaux, mais parce que la gravité
des enjeux environnementaux, justifie la légèreté de l’attitude des
autorités qui les ont en charge. Cette nouvelle figure de contrôle de
proportionnalité absolutoire n’est peut-être pas celle qui est la mieux
adaptée à la stimulation de l’action de protection de l’environnement
qui est pourtant placée sous le signe de l’urgence.

5) La variabilité des paramètres de la marge


et de la proportionnalité
Reste donc à identifier les multiples paramètres à plusieurs
composantes, autant de variables et de sous variables dont la
Cour européenne se sert pour mesurer l’étendue de la marge
d’appréciation qu’elle reconnaît dans chaque cas à l’État et qui
influera sur l’évaluation de la proportionnalité. Dans une étude

c Belgique, Dalloz, 2008, p. 884-887.

146
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

de référence publiée en 2006 dans la revue de science criminelle,


coécrite avec un assistant de l’université de Liège, Luc Dounay, la
juge européenne Françoise Tulkens1, les énonce ainsi€:
l’objet ou la matière en cause, la nature du droit auquel il est porté
atteinte et la gravité de cette limitation, l’existence d’un consensus
européen, la diversité des approches nationales, le caractère
exceptionnel de la situation.
La variable principale semble bien être celle du consensus
européen, à savoir du plus grand dénominateur commun des droits
nationaux, à tout le moins d’une «Â€communauté de vues€» car la
mention de ce facteur se retrouve dans la plupart des arrêts. Celui-
ci est en relation avec la variable sur la diversité des approches
nationales mais selon qu’elle est pondérée ou non par un ou
plusieurs des autres paramètres précités, cette marge nationale est
restreinte ou vaste, induisant ou non la condamnation de l’État,
mais suscitant dans tous les cas de figure, des opinions dissidentes,
très argumentées, contestant tantôt le constat d’emblée positif ou
négatif de la Cour sur le consensus européen, tantôt la pesée de
tous les paramètres et la conclusion variable d’une marge qui peut
être selon le cas, pour la Cour, très large, large, certaine, restreinte
voire quasi inexistante. Aussi propose-t-on ici, sans illusion sur
sa relativité, une grille de lecture des arrêts€récents selon cinq cas
de figure pour illustrer la problématique des restrictions permises
aux libertés, en écho à l’affirmation de Jean-Pierre Marguénaud 2
selon laquelle

1.╇ F. Tulkens et L. Dounay, «Â€L’usage de la marge d’appréciation par


la Cour européenne des droits de l’homme, paravent juridique superflu
ou mécanisme indispensable par nature€ », Revue de science criminelle,
2006, p 3-23.
2.╇ J.P. Marguénaud, La Cour européenne des droits de l’homme,Paris,
Dalloz, 3ème édition, 2005, p. 50 ( coll. Connaissance du droit), 4ème
éd. 2008.
147
le sens de la liberté

La marge se rétrécit parfois dans des domaines où elle était


traditionnellement importante€ ; elle s’élargit quelquefois dans des
hypothèses où elle était ordinairement restreinte.
En écho aussi au propos du président de la Cour européenne
Jean-Paul Costa qui tout en créditant la doctrine d’apporter
les clés de la ratio decidendi, limite cette explication doctrinale
enrichissante à l’intérêt porté aux seules opinions concordantes des
juges car il ne croit pas que les opinions dissidentes quelque soit leur
haute qualité, préfigurent les jurisprudences futures. Et ce constat,
explique encore le président, vaut pour la doctrine académique sans
influence sur les revirements de jurisprudence, même si elle peut
inspirer un juge, «Â€avoir une incidence sur sa pensée€»1.
Le premier cas de figure est aisément repérable dans la mesure
où le droit garanti€ est la liberté d’expression, au premier chef la
liberté de la presse, fondamentale pour la Cour dans la société
démocratique que consacre la Convention 2, mais aussi les libertés
d’expression politique et artistique. L’équation de principe à
condition de prendre l’expression dans un sens non mathématique,
s’énonce alors€ : présence d’un consensus européen de valeurs
versus marge étroite de l’État et fermeté du contrôle. Le second
cas s’illustre dans des domaines sensibles (religions, questions de
société,) et fait rimer en principe l’absence de consensus européen
avec une large marge nationale d’appréciation et un contrôle plus
souple. Les deux autres cas de figure dérangent les commentateurs3,
souvent «Â€ déconcertés». L’on est alors en présence d’une sorte
d’équation inversée, apparemment contre nature pour les tenants
de la logique binaire, en somme les exceptions aux données
précédentes€: soit l’absence de consensus et pourtant une marge
1.╇ J.P. Costa, «Â€ La Cour européenne des droits de l’homme et la
doctrine€», in Droits et justice, n° 29, printemps/été 2008, p, 2.
2.╇ Arrêt Parti communiste unifié c. Turquie du 30/1/1998, Grande
Chambre, GACEDH p 590
3. J.P. Marguénaud, op.cit. p. 50.

148
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

nationale étroite, soit encore la présence d’un consensus européen


et pourtant une large marge d’appréciation de l’État, ces derniers
cas sont donc corrélés à un ou plusieurs autres paramètres que le
commentateur doit repérer et que la Cour pèse sur un trébuchet.
Pour les besoins de la présentation, se suivent les cas où
prédomine le critère de l’existence du consensus (1) en matière
notamment de liberté d’expression, induisant une marge
d’appréciation tantôt étroite en principe (A) et large par exception
(B), puis les cas d’absence du consensus (2) induisant tantôt une
marge large en principe (A), restreinte par exception (B). Mais
qu’elle soit large ou étroite, la marge d’appréciation reconnue à
l’État par la Cour, ne lui permet pas d’adopter des restrictions
disproportionnées au but légitime poursuivi ce qui commande
finalement le dispositif de la Cour sur l’existence ou non de la
violation. Un ultime cas de figure peut être évoqué lorsqu’il s’agit
d’un conflit de normes (3). Existe-t-il une règle de conflit€ dans
ce maelstrom ? L’on saisit de toute façon la vaine recherche des
commentateurs d’une introuvable solution uniforme alors que la
Cour européenne est garante du pluralisme.
II. L’illustration récente
Si la présence d’un consensus européen au jugement de la Cour
induit en principe une étroite marge d’appréciation de l’État (1)
et son absence à l’inverse, en principe toujours, une marge étroite
d’appréciation (3), la variabilité d’assez nombreux paramètres
permet à la Cour d’inverser l’ampleur de la marge, qui élastique
devient large bien qu’en présence d’un consensus (2) et étroite bien
qu’en l’absence d’un consensus (4).
1) En présence du consensus, la marge nationale est
par principe étroite
En matière de liberté de la presse, les ingérences sont
exceptionnelles si bien que la critique négative se focalise sur
l’indulgence de la Cour à l’endroit des journalistes dont les sources
149
le sens de la liberté

seraient préservées quelque soit le moyen utilisé pour les obtenir


et dont les propos outranciers seraient admis trop largement.
Ainsi dans l’affaire Depuis et autres c. France, dans laquelle deux
journalistes auteurs d’une enquête sur les écoutes téléphoniques
illégales pratiquées par la cellule antiterroriste de la présidence
de la République avaient été condamnées pénalement pour
délit de recel de violation du secret de l’instruction et du secret
professionnel, la Cour européenne par arrêt du 7 juin 2007 juge
qu’il s’agit d’une affaire d’État, autrement dit qu’un «Â€ intérêt
public considérable€» était en jeu et bien qu’elle rappelle le devoir
des journalistes de respecter les lois pénales nationales, elle n’en
considère pas moins que la révélation des éléments de l’instruction
pénale dans ce dossier sensible des écoutes, dont la presse s’était
déjà emparé, l’emporte sur le respect de la confidentialité qui en
l’occurrence pour la Cour dans le contexte «Â€n’est pas€ un impératif
prépondérant€». La Cour étend ici la solution de l’arrêt Fressoz
et Roire contre France (requête 29183/95) du 21/1/ 19991 où fut
soulevée sans succès par la France la violation du secret fiscal par
des journalistes de l’hebdomadaire satirique le Canard enchaîné2.
1.╇ JCP G 1999 II 10120 note E. Derieux et RDP 2000 p. 732 obs.
M.Levinet.
2.╇ Un projet de loi sur la protection des sources des journalistes (texte n°
735) a été déposé par le gouvernement français à l’Assemblée nationale
le 12/3/2008 et adopté le 15/5/2008 (n° 145). La Garde des Sceaux,
Rachida Dati l’a défendu en invoquant le principe d’équilibre entre
la protection des sources et l’impératif prépondérant d’intérêt public,
conformément à la jurisprudence européenne, rappelant que l’article 10
de la Convention permet la levée du secret pour des mesures nécessaires
à la sécurité nationale, l’intégrité du territoire ou la sûreté publique, la
défense de l’ordre et la prévention du crime, la protection de la santé
ou de la morale, la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir
judiciaire. Déposé au Sénat le 20/5/2008 ( texte 341), il a fait l’objet
d’un rapport au nom de la Commission des Lois ( rapport Buffet n°
420 ).La Commission des lois a proposé «Â€de préciser la rédaction du
projet de loi en la rapprochant notamment encore un peu plus de la

150
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

Dans l’affaire Guja c. Moldova (requête 14277/04), l’arrêt de


Grande Chambre du 12/2/2008 rendu à l’unanimité, sur saisine
par la Chambre, juge qu’il y a eu violation de l’article 10, relatif à
la liberté d’expression, ici d’un fonctionnaire du Parquet général
moldave, révoqué pour avoir divulgué des documents émanant

jurisprudence de la Cour de Strasbourg…/… d’affirmer que de manière


générale les mesures susceptibles de porter atteinte au secret des sources
lorsqu’un impératif prépondérant d’intérêt public existe, doivent être
’strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi’€».
Le projet de loi mal accueilli par les syndicats de journalistes a fait
l’objet d’un premier commentaire critique par A.Guedj, Dalloz 2008
p. 1285-1286 dénonçant la persistance du délit de recel de violation du
secret professionnel. À côté de la protection des sources des journalistes,
consacrée par la Cour européenne avec éclat dans l’arrêt Goodwin c.
Royaume-Uni du 27/3/1996 (16/1994/463/544), il y a la protection des
sources étatiques qui nonobstant les impératifs de la lutte contre le
terrorisme, est mise en balance avec les droits garantis par la Convention,
cf. l’arrêt de la Cour européenne Segersted-Wiberg et autres c. Suède du
6/6/2006, note L. Pubert in L’Europe des libertés mai-aout 2006 (la
surveillance secrète par les services de renseignements «Â€n’est tolérable
d’après la Convention que dans la mesure strictement nécessaire à la
sauvegarde des institutions démocratiques€ », toutefois la protection
de la sécurité nationale, la lutte contre le terrorisme autorisent l’État à
refuser l’accès intégral aux renseignements personnels collectés.Voyez
aussi l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Charkaoui c.
Canada, 2008 CSC, où il est dit que les services de renseignement ont
l’obligation de conserver et de divulguer aux ministres et aux juges saisis,
les notes qui jouent un rôle central dans la délivrance des certificats de
sécurité, pour préserver les intérêts fondamentaux des personnes visées. Il
appartient au juge saisi de filtrer la preuve qu’il a vérifié et de «Â€déterminer
les limites de l’accès auquel l’individu visé aura droit à toutes les étapes
de la procédure, que ce soit lors de l’étude de la validité du certificat ou
à l’étape de révision de la détention€». La Cour fédérale dans la même
affaire juge le 18 janvier 2008 que les droits fondamentaux doivent
primer sur la protection des sources des journalistes, auteurs d’un article
de presse en 2007, appuyé sur les informations du service canadien du
renseignement de sécurité.

151
le sens de la liberté

de hauts personnages politiques contrevenant aux instructions


de lutte contre la corruption. C’est la première fois que la Cour a
eu à connaître de la divulgation d’informations internes par un
fonctionnaire. Or tous les fonctionnaires jouissent de la liberté
d’expression garantie par l’article 10. Ils sont néanmoins assujettis
à des obligations de discrétion, de réserve, de loyauté. La Cour
explique qu’elle doit mettre en balance à l’aide de plusieurs facteurs,
l’intérêt général qui s’attache à la confidentialité de documents
internes et l’intérêt de divulguer les documents litigieux. La Cour
prend soin de rappeler longuement les principes applicables. D’un
côté, la divulgation au public «Â€ ne doit être envisagée qu’en dernier
ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement€», d’un
autre côté, puisqu’il s’agit de s’exprimer sur une question d’intérêt
général, il n’y a «Â€ guère de place pour les restrictions€».Tout parait
dépendre de la nature de l’intérêt du public à être informé d’un
sujet très important. Si tel est le cas, dit la Grande Chambre, il
«Â€peut l’emporter sur l’obligation de confidentialit逻. La mesure
de la proportionnalité fait intervenir plusieurs facteurs, proches
de la mise en balance des intérêts et de la marge de manœuvre
de l’État€: l’authenticité de l’information divulguée, le poids des
dommages respectifs lié à l’objet de la divulgation et à la nature
de l’autorité administrative concernée, la bonne foi, enfin la
peine infligée. Compte tenu des faits, la Grande Chambre en
déduit devant l’inaction du Parquet général et le silence du droit
moldave sur la divulgation, l’absence d’autres moyens que la
divulgation publique. La lutte contre la corruption, la dénonciation
d’éventuelles pressions politiques sur le Parquet sont bien des
questions d’intérêt général «Â€ très importante(s)€» qui l’emportent
sur «Â€ l’intérêt qu’il y a à maintenir la confiance du public dans le
parquet général€».La bonne foi du requérant est établie pour la
Cour et la sanction appliquée lui parait trop sévère.
Cette liberté d’expression de l’article 10, très étendue couvre
aussi l’expression artistique et politique. Ainsi dans l’affaire

152
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

Kunstler c. Autriche, où il s’agissait de savoir si la liberté artistique


d’un peintre trouve une limite dans le caractère pornographique de
sa toile portraiturant des personnages politiques du parti libéral et
du FPO, la Cour par arrêt du 25/1/2007 insiste sur la légitimité
de la peinture satirique faite d’exagération et de provocation à
visée politico - sociale. L’interdiction judiciaire absolue d’exposer
le tableau obscène lui parait excessive et entraîne la violation de
l’article 10. Les juges dissidents citeront P. Martens pour qui «Â€il
y a des limites à l’excès, on ne peut être excessivement excessif€».
Dans l’affaire Mamère c. France, le député vert Noël Mamère,
ancien journaliste, avait tenu des propos peu amènes sur une
chaîne de télévision publique à l’encontre d’un responsable de la
surveillance nucléaire, traité de «Â€sinistre personnage€» au regard
de la désinformation pendant la catastrophe de Tchernobyl. Ceci
lui avait valu une condamnation pour propos outrageants. La Cour
par arrêt du 7/11/2006 se fondant sur l’intérêt public manifeste
à être informé des effets des retombées radioactives sur la santé
et l’environnement, considère que l’expression critique de l’élu,
même exagérée et provocatrice, n’est pas exagérément excessive.
Dès lors il y a eu violation de l’article 10.
2) Même en présence du consensus, la marge nationale
peut être large
Dans l’affaire Stoll c. Suisse, un journaliste avait divulgué
la teneur d’un rapport diplomatique, relatif à la question de
l’indemnisation des victimes de l’holocauste, dont les biens ont
été «Â€détenus€» par des banques helvétiques. Le journaliste avait
été condamné pour violation du code pénal suisse. La Chambre
de la Cour condamnera la Suisse pour violation de l’article 10 .La
Grande Chambre saisie par la Suisse reconnaît au contraire dans
son arrêt du 10/12/2007 que la Suisse poursuivait bien un but
légitime de protection d’informations confidentielles, opposable
aux journalistes. Son ingérence est jugée nécessaire dans une
société démocratique comme le montre le fait que la négociation
153
le sens de la liberté

diplomatique qui requiert discrétion pouvait se trouver compromise


par cette indiscrétion, nonobstant le sujet d’intérêt public concerné.
La Cour européenne comme elle fait le plus souvent raisonne ici
dans le contexte global de l’affaire, considérant que le journaliste
loin de remplir sa mission d’information, avait recherché avant
tout le scandale. La mise en balance des intérêts fait prévaloir dès
lors pour la Cour l’intérêt de l’État sur l’intérêt du public, desservi
selon elle par la presse. Les juges dissidents, déploreront ce qu’ils
considèrent comme un risque d’abandon d’une jurisprudence qui
a fait de la liberté d’expression «Â€une valeur primordiale€» dans
une société démocratique.
Dans l’affaire Lindon, Otchakosky, July c. France (requêtes
21279/02 et 36448/02), la Grande Chambre saisie par une
Chambre dit par treize voix contre quatre, par arrêt du 22/10/2007,
qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 dont se plaignaient les
requérants, un écrivain, un éditeur et le directeur de la publication
du journal Libération. Ils avaient été condamnés pénalement pour
délit de diffamation en vertu de la loi sur la presse de 1881, pour
avoir le premier et le second porter atteinte à la réputation de Jean-
Marie Le Pen, président du Front national, dans un roman où
l’homme politique était nommément traité dans quelques passages
de l’ouvrage litigieux, de «Â€chef d’une bande de tueurs€», inspirant
«Â€un racisme diffus€», et le troisième requérant condamné pour
avoir reproduit les passages reconnus diffamatoires, dans le cadre
d’une pétition de soutien à Mathieu Lindon, auteur du livre .
La Grande Chambre commence par rappeler le caractère
fondamental de la liberté d ’expression dans une société
démocratique y compris sous la forme d’idées choquantes ou
provocatrices1. L’interprétation des restrictions permises sur la base
du paragraphe 2 de l’article 10 est donc étroite et les «Â€ limites plus
larges de la critique admissible€» à l’égard d’un homme politique.
Toutefois, si le roman dit la Cour, relève de l’expression littéraire

1.╇ Arrêt Handyside c.Royaume-Uni du 7/12/1976, GACEDH p 70

154
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

et s’adresse à un public plus restreint que celui de la presse, celui-ci


«Â€ s’inspire de faits réels mais en y ajoutant des éléments fictifs€».
Le sujet romancé à partir d’un certain nombre de faits criminels
impliquant des militants du parti d’extrême droite de J.-M. Le Pen
participait bien d’un débat d’intérêt général, reconnaît la Cour et à
ce titre pouvait a priori bénéficier d’une protection élevée puisque
l’État ne dispose que d’une marge «Â€ particulièrement restreinte€»
s’agissant d’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.
Puis la Cour relève que le romancier, l’éditeur, le journaliste
n’échappent pas «Â€ aux possibilités de limitation que ménage le
paragraphe 2 de l’article 10€» qui vise à la fois les devoirs et les
responsabilités .
La Grande Chambre se dit alors convaincue par le raisonnement
des juges nationaux qui ont reproché aux requérants l’absence de
vérifications minimales sans lesquelles l’imputation des faits à
J.-M. Le Pen et à son parti portait atteinte à sa réputation. C’est
dire que pour la Cour même le jugement de valeur doit reposer
sur une base factuelle suffisante. La Cour se défend ce faisant
de se substituer aux juridictions nationales en considérant que
leurs raisonnements s’accordent avec le sens de la Convention. La
sanction constituée par une amende et des dommages et intérêts
modérés, pour quelques passages diffamatoires du roman, sans
atteinte à la diffusion du livre, n’était donc pas pour la Cour,
disproportionnée au but légitime poursuivi, la protection de la
réputation d’autrui. Le raisonnement de la Grande Chambre
est inchangé s’agissant du directeur de la publication du journal
Libération, nonobstant le rappel du rôle de «Â€chien de garde de la
démocratie€» rempli par la presse1.
Dans son opinion concordante, le juge Loucaides se félicite
que la Grande Chambre ait rompu avec une jurisprudence qui

1.╇ L’expression figure dans l’arrêt de Grande Chambre Goodwin c.


Royaume-Uni du 27/3/1996 (point 39), chr. J.P. Marguénaud, Revue
trimestrielle de droit civil, 1997, p. 1026.

155
le sens de la liberté

«Â€surprotégeait€» écrit-il, la liberté d’expression par rapport au droit


à la réputation couvert par l’article 8 § 1 de la Convention car la
dignité requiert une protection «Â€plus large et directe contre les
accusations diffamatoires€», de nature à discréditer les journalistes
irresponsables et par là même à élever selon lui le niveau du débat
public. Les juges Rozakis, Bratza, Tulkens et Sikuta auteurs d’une
opinion partiellement dissidente, soulignent d’emblée que l’objet
du délit ne correspond finalement qu’à 3 lignes sur les 138 pages
du roman qui, pour être politique et mêler faits réels et fiction n’en
demeure pas moins une œuvre littéraire dont les expressions outrées
font image et ne peuvent pas être prises à la lettre. Le conflit entre
la liberté d’expression et le droit à la réputation aurait du trouver
une résolution plus équilibrée selon eux dans le cadre du contexte
global. Or la Cour ne s’est guère intéresser à la personnalité de la
victime .Les juges dissidents vont dresser la liste de ses nombreuses
condamnations pénales, notamment pour négation de crimes
contre l’humanité et incitation à la haine raciale. Les juges de la
minorité y trouvent là la base factuelle suffisante et soulignent
longuement la dissonance de la solution retenue par les juges de
la majorité, comparée à la jurisprudence traditionnelle de la Cour
européenne dans des affaires similaires1.
3) En l’absence de consensus, la marge nationale est large
par principe
La solution précédente d ’une ample marge nationale
d’appréciation ne concerne pas seulement une tendance nouvelle
décelable en matière de liberté d’expression journalistique ou
littéraire, domaine pourtant du consensus européen .Cette solution

1.╇ Dans une étude sur l’article 10 de la Convention, le Procureur général


honoraire J.F. Burgelin, s’interroge sur «Â€ la dévotion€» que la Cour voue
à la liberté d’expression – du moins jusqu’au récent l’arrêt Lindon. Il y
voit un élément de réponse dans la composition de la Cour, in Mélanges
Philippe Léger, Paris, Pedone, 2006, p. 127-134. En ce sens, J.F. Flauss,
chr. Actualité juridique de droit administratif, mai 2008, p, 978.

156
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

se retrouve cette fois en l’absence de consensus européen où là elle


en constitue le principe
Dans la célèbre affaire Odièvre c. France (requête 42326/98),
l’arrêt de Grande Chambre du 13/2/2003, la requérante alléguait la
violation de l’article 8 du fait de la loi française sur l’accouchement
sous X et son impossibilité en raison donc du secret de sa naissance
de connaître ses origines. La Grande Chambre juge par dix voix
contre sept qu’il n’y a pas eu de violation du droit à la vie privée
et familiale. La Cour, se fondant sur l’absence de législations
comparables en Europe considère que la France dispose d’une
marge d’appréciation
qui doit lui être reconnue en raison du caractère complexe et délicat
de la question que soulève le secret des origines au regard du droit
de chacun à son histoire, du choix des parents biologiques, du lien
familial existant et des parents adoptifs.
Le juge Rozakis dans son opinion concordante se demande
toutefois si cette marge n’est pas trop large. Il plaide pour une
relégation de la marge d’appréciation à un rôle subsidiaire lorsque
le critère de nécessité est suffisamment démontré par des motifs
pertinents, comme en l’espèce, notamment la protection des mères
en détresse. Les sept juges de la minorité rédigent une opinion
dissidente commune. Ils contestent l’affirmation sans nuances de
la Cour selon laquelle il n’y aurait pas de dénominateur commun
européen sur cette question. Des évolutions sont en effet en cours
ou consacrées en Italie, en Espagne, en Allemagne, aux Pays-
Bas, en Suisse et dans d’autres États. Il est ensuite reproché à la
majorité de
prendre l’argument du consensus à rebours€ »Â€ : «Â€ plutôt que de
permettre une évolution dans le sens du développement des droits
garantis par la Convention, au départ de ce qui est accepté dans une
large majorité de pays, le recours à l’interprétation consensuelle,
fondée sur la pratique quasi-isolée d’un pays, sert à justifier une
limitation des droits.

157
le sens de la liberté

Pour les juges dissidents, la loi française de 2002 sur l’accès


aux origines des personnes adoptées et des pupilles de l’État
constitue un progrès insuffisant pour ménager un juste équilibre
des intérêts car la réversibilité du secret de l’identité de la mère
est conditionnée par son acceptation préalable de sorte que même
après sa mort, il est impossible de lever le secret, si elle n’y a pas
consenti de son vivant1.
Dans l’affaire Fretté c. France (requête 36515/97), la Chambre
juge par quatre voix contre trois par arrêt du 26/5/2002,
que la France n’a pas violé l’article 14 sur l’interdiction de la
discrimination combiné avec l’article 8, en refusant au requérant
en raison de son homosexualité, l’agrément préalable à l’adoption
d’un enfant 2 . La Cour constate l’absence de dénominateur
commun en ce domaine justifiant «Â€ une grande latitude de l’État
…/… une large marge d’appréciation », car l’État est mieux placé
que la Cour pour «Â€ prendre en considération les intérêts de la
société dans son ensemble … /… pour évaluer€ les sensibilités et
le contexte locaux€». Quant à la proportionnalité, elle est liée à
la grande marge d’appréciation. Mais l’on conviendra ici que la
seule limite parait être alors le garde fou de l’article 14 encore
qu’il soit en vérité illusoire puisque l’ampleur de la marge régit la
proportionnalité et gomme la discrimination3. Le juge Costa dans
1. Sur l’affaire Odièvre c. France, GACEDH p. 394€; note A. Gouttenoire
et F. Sudre, J.C.P., 2003, II, 10649.
2. Sur l’affaire Fretté c.France, note A. Gouttenoire et F. Sudre,
J.C.P.G, 2002, II, 10074.
3.╇ On notera que le Protocole additionnel n°12, entré en vigueur le
1/4/2005 reprend à l’article 1-1 les motifs de discrimination interdits
par l’article 14 et stipule au paragraphe 2 que «Â€nul ne peut faire l’objet
d’une discrimination de la part d’une autorité publique quelle qu’elle soit
fondée notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1€».L’article
2 porte sur l’application territoriale et l’article 3 précise que les article
1 et 2 sont des articles additionnels à la Convention. En conséquence
toutes les dispositions de la Convention trouvent application.

158
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

son opinion partiellement concordante convient que la balance


pouvait pencher de l’autre côté€:
Il y a des éléments dans les deux sens, et la solution dépend de
l’éclairage, selon que l’on met l’accent sur la subsidiarité du rôle de
la Cour européenne des droits de l’homme, ou sur l’importance du
‘contrôle européen’ qui lui incombe.
Or la Cour a précisément insisté sur sa volonté de ne pas se
substituer à l’État. Dans leur opinion partiellement dissidente
commune, les juges Bratza, Fuhrmann et Tulkens, estiment qu’il
y avait violation de l’article 14 car le motif unique du refus était
l’orientation sexuelle du requérant et la différence de traitement
dénuée en l’espèce de justification objective et raisonnable. Enfin,
ils abordent la question de la marge d’appréciation sous l’angle de
la proportionnalité. S’ils conviennent d’une «Â€ certaine marge€» sur
une question qui fait débat, ils sont en désaccord avec la majorité
qui a conclut à l’absence de dénominateur commun «Â€ouvrant la
voie à une totale marge d’appréciation des États€».
Ainsi encore en matière de port de signes religieux1, la Grande
Chambre s’est fondé dans son arrêt du 10/11/2005 dans la
retentissante affaire Leyla Sahin c. Turquie (requête 44774/98) sur «Â€la
diversité des approches nationales€» en matière de réglementation,
pour accorder à l’État turc une large marge d’appréciation, à la
lumière des exigences de la laïcité turque et du maintien de l’ordre
public, pour interdire à l’université d’Istanbul le port du foulard
islamique2. Dès lors le critère de proportionnalité dit encore la
1.╇ Au Québec, la Commission Bouchard-Taylor a rendu le 22/5/2008
son rapport sur les pratiques d’accommodements raisonnables,
constatant quelques dérapages mais pas de racisme, de xénophobie ou
de discrimination. Elle a prôné une laïcité ouverte. Le Parti Québécois,
tout en approuvant certaines des recommandations, a dénoncé l’absence
de solutions pour préserver l’identité québécoise et réclamé des «Â€ balises
juridiques€».
2.╇ Parmi de nombreux commentaires, L. Burgorgue-Larsen et
E. Dubout, «Â€Le port du voile à l’université, libres propos sur l’arrêt

159
le sens de la liberté

Grande Chambre ne doit pas priver de sens la réglementation


interne de l’université et l’article 9 n’a donc pas été violé juge la
Grande Chambre par seize voix contre une. Quant à la violation
alléguée de l’article 2 du Protocole 1 sur le droit à l’instruction,
la Cour note qu’il n’est pas absolu et supporte des «Â€ limitations
implicites€… Par conséquent,les autorités nationales jouissent en
la matière d’une certaine marge d’appréciation€» .Mais le contrôle
de la Cour s’en trouve d’autant plus réduit qu’ici l’énumération
exhaustive des ‘buts légitimes’, ne s’applique pas, à la différence des
articles 8 et 9 de la Convention. Le rapport de proportionnalité
lui ayant déjà paru raisonnable sous l’angle de la liberté religieuse,
elle juge par seize voix contre une qu’il n’y a pas eu violation de
l’article 2 du Protocole 1, de même que les articles 8, 10 et 14 de
la Convention. La juge Tulkens dans son opinion dissidente relève
d’abord que la réglementation du port du foulard islamique fait sur
un point essentiel en l’espèce, l’objet d’un consensus€ européen€:
dans tous les États de la Convention, le foulard islamique n’est pas
interdit à l’université .Par ailleurs, pour la juge Tulkens, la Cour
en liant le port du foulard islamique à l’atteinte à la laïcité a pris

de la Grande Chambre Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005€»,


Revue Trimestrielle des Droits de l’Homme, 2006 /66, p. 183-215. Pour une
analyse d’ensemble de la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme et la liberté de religion, l’étude de Y. Ben Achour, IHEI de
Paris, Pedone, 2005, 93 p. En comparaison, voyez l’ordonnance n°289947
du juge des référés du Conseil d’État français du 6/3/2006 Association
United Sikhs et Shingara Mann Singh, rejetant la requête en annulation
d’une circulaire ministérielle exigeant une photographie d’identité «Â€
tête nue et de face€» Voyez aussi l’arrêt de la Cour suprême du Canada
dans l’affaire Multani c Commission scolaire (2006)1 RCS 256 CSC 6.
La Cour suprême annule la décision de la Cour d’appel qui avait estimé
que l’interdiction du port du kirpan (poignard) à l’école par un écolier
de religion sikh orthodoxe entrait dans les justifications des atteintes
à la liberté de religion, admises par la Charte canadienne des droits et
libertés et la Charte québécoise, sous réserve d’un accommodement
raisonnable€: le kirpan scellé à l’intérieur des vêtements.

160
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

parti en réalité dans un débat politique, celui de la lutte contre le


fondamentalisme, alors que le port du foulard n’est pas univoque
et qu’en l’occurrence l’étudiante ne troublait pas l’ordre public1.
Dans l’affaire Broniowski c. Pologne, objet d’un arrêt de Grande
Chambre du 22/6/2004 l’ampleur de la marge nationale est justifiée
par le caractère exceptionnel du contexte historique, politique et
administratif, lié à l’indemnisation à grande échelle des biens situés
autrefois dans les territoires orientaux de la Pologne, abandonnés
depuis la fin de la seconde guerre mondiale pour être transférés aux
pays limitrophes (Ukraine, Belarus, Lituanie). La Cour eu égard
au «Â€caractère structurel et systémique€» de la question complexe

1.╇ Depuis lors sur fond de crise entre les kemalistes présents dans
la magistrature et l’armée et les conservateurs islamiques, la Cour
Constitutionnelle turque a annulé le 5/6/2008 par 9 voix contre deux,
pour violation du principe de laïcité, la loi constitutionnelle votée le
7/2/2008 qui aurait autorisé le port du voile islamique dans les universités,
conformément au vœu du parti de la justice et du développement (AKP)
au pouvoir, contre qui une enquête a été ouverte par la Cour en mars pour
«Â€ activités anti laïques€».La Cour Constitutionnelle turque a finalement
rejeté en juillet 2008 d’une courte majorité la demande d’interdiction de
l’APK. En France, le Conseil d’État dans un arrêt du 27/6/2008, rejette
la requête d’une marocaine mariée à un citoyen français, contestant le
refus d’octroi de la nationalité française. Le Conseil d’État se fonde
sur le Code civil et le défaut d’assimilation autre que linguistique,
considérant que la requérante qui «Â€ possède une bonne maîtrise de la
langue française, a cependant adopté une pratique radicale de sa religion,
incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française,
et notamment avec le principe d’égalité des sexes€ ». La requérante
observait des pratiques salafistes, portait la burqa et vivait recluse. Selon
une anthropologue du fait religieux, ancien membre du Conseil français
du culte musulman, Dounia Bouzar, «Â€ être choqué par une burqa, c’est
respecter l’Islam, puisque cela revient à s’étonner et à être persuadé que
la religion musulmane ne peut édicter ce type de conduite archaïque.
Relier la burqa à une ’pratique’ de l’Islam, c’est valider la définition de
l’Islam des intégristes et renforcer leur pouvoir€» in le Journal Libération
du 18/7/2008.

161
le sens de la liberté

posée ( 80000 personnes concernées, 137 requêtes pour violation


de l’article 1 du Protocole 1, menaçant le mécanisme de protection
de la Convention ) rend un «Â€arrêt pilote€» enjoignant la Pologne
de prendre les mesures de redressement et de réparation à l’égard
de tous les demandeurs1,
Un arrêt de Grande Chambre du 8/7/2008 dans l’affaire Yumak
et Sadak c. Turquie ( requête 10226/03) conclut à la non violation
de l’article 3 du Protocole 1 relatif à la libre expression de l’opinion
du peuple sur le choix du corps législatif. Est en cause le seuil
électoral de 10% qu’impose la législation turque pour les élections
nationales. La Grande Chambre confirme par treize voix contre
quatre, la solution de la Chambre qui par cinq voix contre deux
avait conclu à la non violation de l’article 3 du Protocole 1. La
Grande Chambre se livre d’abord à un examen de droit comparé
des législations électorales européennes, ce qui fait apparaître que
seuls quatre États seulement ont adopté des seuils élevés. Mais ne
pourrait-on ici considérer qu’il y a au contraire consensus européen
en faveur de seuils moins élevés voire inexistants destinés à ne pas
entraver l’alternance politique et en principe la marge nationale
devrait être alors restreinte comme le recommande l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe€? Mais la Grande Chambre
maintient sa jurisprudence sur la marge élargie des États, compte
tenu de la variété des régimes électoraux. Le gouvernement turc
soutient donc classiquement que «Â€ le seuil en question constitue
une mesure proportionnée qui relève principalement de son ample
marge d’appréciation€ ». Et la Grande Chambre l’approuve car,
nonobstant l’absence de référence explicite aux buts légitimes, «Â€ les
droits garantis par l’article 3 du Protocole 1 ne sont pas absolus. Il
y a place pour des ‘limitations implicites’ et les États contractants
doivent se voir accorder une large marge d’appréciation en la

1.╇ GACEDH p 698€; parmi de nombreux commentaires, P. Tavernier,


Journal du droit international, 2005, p, 544€; F. Sudre et H. Surrel, Revue
du droit public, 2005, p. 758 et 809.

162
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

matière€».Dès lors, il est expliqué que les critères du contrôle des


restrictions diffèrent des éléments traditionnels applicables pour
les article 8 à 11 de la Convention. Plus question de besoin social
impérieux, il suffit que la mesure ne soit pas disproportionnée
et que la restriction ne porte pas atteinte à la libre expression
électorale.
Mais bien que la Grande Chambre reconnaisse d’une part que
des seuils élevés soient excessifs d’une manière générale comme le
pense l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et que
d’autre part la loi turque oblige les partis politiques minoritaires
à des stratagèmes d’alliances peu recommandables, elle n’en
considère pas moins, dans le cadre du «Â€contexte politique propre
de la Turquie€ » dans ces élections, que la législation litigieuse
offre à travers les coalitions électorales notamment, des correctifs
suffisants et des garanties de contrôle constitutionnel. Il n’y a donc
pas de violation de l’article 3 du Protocole 1. Les juges Tulkens,
Vajic, Jaeger et Sikuta rédigent une opinion dissidente commune.
Ils centrent leur désaccord sur l’insuffisance des correctifs et
garanties .Les stratagèmes électoraux, «Â€ les alliances cachées€ »
ne rendent pas le processus électoral transparent, jouent «Â€ à
cache-cache avec les électeurs€» et ne peuvent s’accorder avec les
valeurs conventionnelles, des élections libres. Seule leur ultime
conclusion laisse perplexe dans sa rédaction ambiguë à nos yeux,
dans la mesure où le système électoral en cause leur parait dépasser
manifestement la «Â€ très ample marge d’appréciation dont jouit
l’État et va à l’encontre du but et de l’objet de l’article 3 du Protocole
1€». Leur opinion n’est donc que partiellement dissidente.
Dans l’affaire Saadi c. Royaume-Uni (requête 13229/03),
relative au droit à la liberté et à la sûreté, la Grande Chambre par
arrêt du 29/1/2008 juge par onze voix contre six qu’il n’y a pas
eu violation de l’article 5-1, confirmant l’arrêt de Chambre1 et à
l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 5-2 de la Convention.

1.╇ C. Paris, in L’Europe des Libertés, 2006/21, p. 23-24.

163
le sens de la liberté

Le requérant, un médecin irakien, demandeur d’asile, a fait


l’objet d’une détention administrative de sept jours dans un
centre de rétention. La Grande Chambre approuve «Â€ la plus
grande latitude€» laissée au Royaume-Uni, s’agissant du contrôle
national de l’immigration1. Les États, dit la Cour européenne,
disposent d’un «Â€droit souverain indéniable€» pour l’entrée et le
séjour des étrangers sur leur territoire, y compris le droit de placer
les candidats à l’immigration en détention. Toutefois le § 1 de
l’article 5 contient aux alinéas a à f «Â€une liste exhaustive des motifs
autorisant une privation de libert逻2 . La Grande Chambre dans

1. L’argument était celui de la Chambre des Lords en 2002.


2.╇ Lors de la saisine du Conseil Constitutionnel français portant sur le
projet de loi relatif notamment à la rétention de sûreté, les sénateurs firent
valoir que «Â€ cette censure est d’autant plus bienvenue à prononcer que la
Cour européenne des droits de l’homme ne manquerait pas de condamner
la France, au regard de l’article 5 de la Convention européenne des droits
de l’homme, si un tel dispositif était applicable. En effet, la mesure de
rétention de sûreté ne figure pas parmi les exceptions au principe de
l’interdiction de la privation de libert逻. Le Conseil Constitutionnel
dans sa décision n° 2008-562 du 21/2/2008 invalide partiellement le
texte. Le principe de la rétention de sûreté renouvelable, prononcée
par des juges, sur avis d’une commission pluridisciplinaire, à l’encontre
d’une personne ayant purgé sa peine de réclusion criminelle de 15 ans
ou plus pour des crimes de sang et présentant en raison d’un trouble de
sa personnalité, une dangerosité et donc une probabilité de récidive est
validée. En revanche les dispositions rendant ce dispositif rétroactif sont
invalidées. Voyez Y. Mayaud, La mesure de sûreté après la décision du Conseil
Constitutionnel, Dalloz, 2008, p. 1359-1366€; D. Roets, La rétention de
sûreté à l’aune du droit européen des droits de l’ homme, Dalloz, 2008,
p. 1840-1847€; P. Jan, Actualité Juridique de droit administratif, 2008 p
714-716€; B. Mathieu, «Â€La non rétroactivité en matière de rétention
de sûreté, exigence constitutionnelle ou conventionnelle€?€» JCP, 2008
actu.166. Le 25/2/2008, le Président de la République Nicolas Sarkosy
s’est adressé au Premier Président de la Cour de Cassation pour lui
demander nonobstant l’article 62 de la Constitution française sur
l’autorité des décisions du Conseil Constitutionnel, quelles pourraient

164
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

l’affaire Saadi considère qu’une entrée non dûment autorisée par


l’État est irrégulière et relève de l’alinéa f sur une restriction à la
liberté «Â€ pour empêcher une personne de pénétrer irrégulièrement
dans le territoire€».Reste alors à la Cour à confronter la détention à
la «Â€ finalité générale de l’article 5€» sur la protection du droit à la
liberté. Comme la détention lui parait nécessaire au but déclaré du
Royaume-Uni, à savoir gérer des milliers de demandes1 et dans la
mesure où une détention de sept jours dans ce contexte lui parait
raisonnable, elle en conclut que l’article 5-1 n’a pas été violé. En
revanche, le requérant ayant été informé des motifs de sa détention
que 76 heures après son arrestation, l’une des exigences du § 2 sur
«Â€dans le délai le plus court€» n’est pas satisfaite.
Dans leur opinion dissidente commune, les juges Rozakis,
Tulkens, Kovler, Hajivev, Spielman et Hirvela, reprochent aux
juges de la majorité d’avoir abusivement assimilé les demandeurs
d ’asile aux immigrants ordinaires considérés comme des
«Â€immigrants illégaux potentiels€» au mépris des autres instruments
internationaux, de banaliser la détention dans ces circonstances,
sans examen des alternatives à la privation de liberté, d’autant
plus qu’a été acceptée ici une durée de rétention de sept jours que
la Cour «Â€ n’accepte généralement pas dans les autres hypothèses
de privation de libert逻2.
être les «Â€ voies juridiques€ » pour atteindre néanmoins l’objectif de
protection des victimes.
1.╇ En 2002 la Chambre des Lords avait estimé le nombre de
demandes d’asile à environ 13000 par an et avait qualifié ces chiffres
d’astronomiques.
2.╇ Voyez à titre de comparaison, l’arrêt de la Cour suprême du Canada,
rendu en février 2007, dans l’affaire Charkaoui c. Canada ((2007)1
RCS 350, 2007 CSC 9 (http://scc.exum.umontreal.ca). La Cour
suprême invalide sur le fondement de la Charte canadienne des droits
et libertés, la procédure permettant à l’exécutif de détenir indéfiniment
et sans procès des individus suspectés d’être des terroristes. La loi
réformant la procédure des certificats de sécurité est entrée en vigueur

165
le sens de la liberté

4) Même en l’absence du consensus, la marge nationale


peut être étroite
La Cour depuis l’arrêt C. Goodwin c. Royaume-Uni du
11/7/20021, illustre cette marge étroite de l’État alors pourtant
qu’il n’y a pas de consensus sur la question de société, objet de
débat€: ainsi en 2002 s’agissait-il de la reconnaissance civile de
la conversion sexuelle, en 2008 de l’adoption d’un enfant par
une requérante homosexuelle. Dans les deux affaires, la Cour a
interprété l’article 8 dans un sens dynamique «Â€à la lumière des
conditions d’aujourd’hui€», en vérité d’un consensus en formation,
voire même en l’anticipant. En 2002, ce fut l’existence d’une
obligation positive du Royaume-Uni de reconnaître le changement
de sexe qui fut déterminante dans la recherche du juste équilibre
des intérêts en présence2, alors qu’ordinairement la Cour fait rimer
l’absence de dénominateur commun aux systèmes juridiques,
avec une large marge nationale d’appréciation et comme l’écrit
F. Sudre avec «Â€le refus d’ériger une obligation positive€», comme
dans l’affaire Odièvre c. France sur le secret de la naissance après
un accouchement sous X. L’on mesure donc le changement.
Dans l’affaire E.B c. France (requête 43546/02), la Chambre
s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre qui par arrêt du
22/1/2008, rendu par dix voix contre sept, juge qu’il y a violation
de l’article 14 combiné avec l’article 8, renversant sa jurisprudence
Fretté c. France, mais au nom des différences entre ces deux
affaires. Ici pour la Grande chambre, il s’agit d’un refus de l’État
le 22/2/2008.
1.╇ GACEDH p. 419€; parmi de nombreux commentaires, Chronique de
jurisprudence comparée sous la direction de L.Burgorgue-Larsen, Revue
du droit public 2003/4, p. 982 et s et 2005/4, p. 1139 et s.
2.╇ Lire aussi L. Burgorgue-Larsen, «Â€ De l’art de changer de cap,
libres propos sur les nouveaux revirements de jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme€», Mélanges Gérard Cohen-Jonathan,
Bruxelles, Bruylant, 2004, tome 1, p. 336-350.

166
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

d’accorder l’agrément sans référence explicite au choix de vie de


la requérante et par ailleurs celle-ci vit dit la Cour une relation
«Â€stable et durable€» avec sa compagne. Comme le gouvernement
s’est abstenu de fournir des statistiques sur des refus fondés sur
l’absence de référant maternel ou paternel, la Grande Chambre en
conclut qu’un tel motif pénalise les célibataires, que «Â€la référence
à l’homosexualité de la requérante était sinon explicite du moins
implicite€». Sept opinions dissidentes et une opinion concordante
sont jointes à l’arrêt. Dans son opinion dissidente, le juge Zupancic
considère que l’article 14 est inapplicable car en l’espèce est en jeu
un privilège et non un droit d’adopter un enfant. Le raisonnement
de la majorité est pour lui incohérent car tout en jugeant que la
requérante ne dispose pas d’un droit, elle n’en conclue pas moins à
la violation de l’article 14 qui ne protège que des droits. Plusieurs
juges de la minorité sont en désaccord avec la majorité qui a
conclu que l’un des motifs du refus d’agrément non conforme à la
Convention ( l’orientation sexuelle ) «Â€ contaminait€» la décision
de refus, nonobstant le motif tiré de l’absence de référant maternel
et paternel.
5) Le conflit d’objets et de normes
La liberté d’expression a des objets divers qui se cumulent et
peuvent entrer en concurrence€: expression politique, religieuse,
historique, littéraire, artistique. L’arrêt de section rendu à
l’unanimité dans l’affaire Giniesky c. France (requête 64016/00) le
31/4/2006 illustre la variabilité de la marge nationale dans une
même affaire selon qu’il s’agit pour la Cour de rappeler le principe
général d’une marge de l’État «Â€ certaine mais pas illimitée€», qui
devient large si sont en cause des attaques contre des convictions
religieuses mais qui est finalement étroite si, comme en l’espèce,
l’article de presse litigieux qui soumettait à la critique une
encyclique pontificale, intéresse la recherche historique sur les
causes possibles de l’extermination des juifs d’Europe. La Cour

167
le sens de la liberté

considère «Â€ qu’il est primordial dans une société démocratique


que le débat engagé, relatif à l’origine des faits d’une particulière
gravité constituant des crimes contre l’humanité, puisse se dérouler
librement€». Elle réaffirme que «Â€ la recherche de la vérité historique
fait partie intégrante de la liberté d’expression€ ». Dès lors «Â€ la
condamnation du requérant du chef de diffamation publique envers
la communauté des chrétiens ne répondait pas à un ‘besoin social
impérieux’€» et la sanction parait disproportionnée compte tenu
de l’importance du débat d’intérêt général1.
Dans l’affaire Ollinger c. Autriche, sont en cause le droit de
manifester garanti par l’article 11 sur la liberté de réunion et
d’association et le droit de manifester ses convictions religieuses
par le culte, les pratiques, les rites, garanti par l’article 9 sur la
liberté de pensée, de conscience et de religion. La Cour condamne
l’Autriche par six voix contre une, par arrêt du 29/6/2006 pour
ne pas avoir préserver la coexistence de deux manifestations dans
un cimetière de Salzburg, l’une autorisée d’anciens SS, l’autre
silencieuse, au nom de la mémoire de l’holocauste et du rôle
criminel des SS mais interdite bien que non susceptible de trouver
la paix du cimetière et celle des croyants Le juge Loucaides rédige
une opinion dissidente estimant que la majorité n’a pas tenu compte
de la marge d’appréciation de l’État et s’est substitué à lui.

1.╇ Pour une mise en cause de la distinction opérée par la Cour depuis
l’arrêt Oto-Preminger-Institut c. Autriche du 25/11/1994 (A.295-A,
RUDH 1994 p 441), entre les contestations «Â€gratuites et offensantes€»
d’opinions religieuses et celles qui participent d’un intérêt général,
F. Rolin, http://frederic-rolin.blogspirit.com/archive/2006/02/07Cedh.
Dans l’arrêt Von Hanover c. Allemagne, GACEDH p. 401, la Cour dans
son arrêt du 24/6/2004, malgré la notoriété de la princesse Caroline de
Monaco, juge que les juridictions allemandes ont eu tort de se fonder
exclusivement sur la notion de «Â€ personnalité absolue de l’histoire
contemporaine€ » pour protéger, en l’occurrence la presse people au
détriment de la vie privée de la requérante, alors que celle-ci n’exerce pas
de fonction officielle et qu’il n’y a pas lieu à débat d’intérêt général.

168
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

La conclusion sera brève. La marge nationale d’appréciation


est rendue nécessaire par le pluralisme des systèmes juridiques et
des données socio culturelles, celles des 47 États contractants et
des quelques 800 millions de citoyens. Ces deux facteurs induisent
la variabilité irréductible dans l’espace et dans le temps des cas
individuels et des solutions. La Cour européenne des droits de
l’homme s’efforce de moduler voire de réguler cette variabilité, en
déployant de manière finalement empirique et donc évolutive, un
arsenal de paramètres pour atteindre ce qu’elle considère comme
un juste équilibre des intérêts en présence. Mais l’élasticité de la
marge nationale d’appréciation et l’incertitude juridique qui en
résulte ont d’abord pour conséquence un afflux dommageable de
requêtes individuelles1, alors que par ailleurs, la Cour européenne
dont le rôle est surchargé connaît aussi un taux record de
décisions d’irrecevabilité. Enfin, l’interprétation dynamique de
la Convention, à travers la découverte voire la construction par la
Cour du consensus européen, mais aussi la perception par la Cour

1.╇ En 2006, 39000 requêtes nouvelles enregistrées€ ; en 2007, plus


de 41000. Le nombre total des affaires en cours est passé de 90000 à
103000. Plus de 1500 arrêts ont été rendus sur le fond. Le pourcentage
de requêtes ayant donné lieu à une décision d’irrecevabilité ou de
radiation du rôle était en 2007 de 94 %, chiffres extraits du discours du
président de la Cour, Jean-Paul Costa le 25/1/2008. Selon le rapport de
Lord Woolf de décembre 2005, sur les méthodes de travail de la Cour,
le nombre des affaires pendantes pourrait atteindre en 2010, 250000.
Pour le Groupe des Sages, auteur d’un rapport en novembre 2006, au
Comité des ministres du Conseil de l’Europe, «Â€ la survie du mécanisme
de protection juridictionnelle des droits de l’homme et la capacité de la
Cour à faire face à sa charge de travail sont sérieusement menacées par
une augmentation exponentielle du nombre de requêtes individuelles.
Cette évolution dramatique menace le bon fonctionnement du système
de contrôle de la Convention. Ce développement est évident depuis
l’entrée en vigueur du protocole n° 11 et la suppression de la Commission
européenne des droits de l’homme€».

169
le sens de la liberté

européenne de l’intérêt général ou même des valeurs morales1


pose la question de la nature intégrative ou non du mécanisme
européen de protection des droits de l’homme dans son rapport
aux pouvoirs publics nationaux 2..
L’on peut bien sûr espérer que la Cour européenne des droits
de l’homme, adepte de la pratique du droit comparé, parvienne
à rationaliser la marge nationale d’appréciation, en explicitant
toujours plus dans la motivation de ses arrêts, à l’aide de «Â€ bilans
1.╇ Pour P. Mbongo, «Â€la Cour peut ou bien emprunter au stéréotype, ou
bien privilégier les positions morales des détenteurs de pouvoirs sociaux,
dans un contexte- le contexte contemporain d’épuisement de la fiction
de la représentation et d’individualisation des opinions et des mœurs-
où la connaissance des positions morales du corps social à travers celles
des détenteurs des pouvoirs sociaux n’est pas évidente€ », in La Cour
européenne des droits de l’Homme a-t-elle une philosophie morale, Dalloz,
2008, p. 99-1003, p. 101.
2.╇ Lire J. Adriantzimbazovina, «Â€La prise en compte de la Convention
européenne des droits de l’homme par le Conseil Constitutionnel,
continuité ou évolution€ ?€ » Cahiers du Conseil Constitutionnel, n° 18,
http://www.conseil-constitutionnel.f/cahiers/ccc18/études5.htm . Pour
J. F. Flauss, op.cit. p. 978 «Â€Tantôt la Cour se comporte en quatrième
degré de juridiction, tantôt au contraire elle privilégie le caractère
subsidiaire du contrôle européen€». Dans l’arrêt Refah Partisi c. Turquie
du 13/2/2003, GACEDH, p. 528, la Grande Chambre, tout en
raisonnant au vu du contexte turc, épouse la position de la Chambre
sur «Â€l’incompatibilité de la charia avec les principes fondamentaux de
la démocratie tels qu’ils résultent de la Convention€». Un arrêt récent du
tribunal de grande instance de Lille du 1/4/2008 annulant sur la base
de l’article 180-2 du code civil français, un mariage pour «Â€erreur sur
les qualités essentielles€» de la conjointe musulmane reconnaissant son
mensonge relatif à sa virginité, a soulevé en France une vive contreverse.
Pour un premier commentaire, P. Labbée, Dalloz, 2008, p. 1389-1391.
Dans un tel cas de figure, la jurisprudence de la Cour européenne sur
l’article 12 et le droit au mariage offre-t-elle une solution prévisible€? Les
États disposent d’une certaine marge d’appréciation et la Cour ne fait
porter son contrôle sur les législations nationales que dans la mesure où
elles font effectivement obstacle à l’exercice du droit garanti.

170
marie-françoise labouz – restrictions permises des libertés

comparatifs et sociaux€» la combinaison des paramètres qu’elle utilise,


comme le souhaiterait Mireille Delmas Marty ou regretter que le
Protocole de réforme n° 11 n’ait pas retenu, à l’instar de la Cour de
Justice des Communautés européennes, l’institution d’un Avocat
général, en compensation de la disparition de la Commission
européenne des droits de l’homme ou encore regretter aussi que
le Protocole de réforme n° 141 n’ait pas retenu la solution du renvoi
préjudiciel, la libérant de sa charge contentieuse pour mieux se
consacrer à la cohérence de sa jurisprudence, voire même souhaiter
voir supprimer la technique du renvoi devant la Grande Chambre
comme l’a préconisé l’ancien juge Lucius Caflish, pourfendeur de
la composition aléatoire de cette instance2. Mais à tout prendre,
le pouvoir discrétionnaire des juges risque moins de tutoyer
l’arbitraire que celui des États et en tout cas, la Cour européenne
des droits de l’homme émerveille encore par quelques revirements
récents de jurisprudence, les étudiants européens. Les citoyens ne
devraient-ils pas en être rassurés€?
Marie-Françoise Labouz
Professeure de droit public, Chaire Jean Monnet ad personam
Université de Versailles-St-Quentin-en-Yvelines

1.╇ Sur les mécanismes du Protocole 14 non encore entré en vigueur en


raison de l’exigence d’unanimité et de la non ratification pour l’heure
de la Russie, G. Cohen-Jonathan et J.F. Flauss (dir.), La réforme du
système de contrôle contentieux de la Cour européenne des droits de l’homme,
Bruxelles, Bruylant/Némésis, 2005, 256 p..
2. Cf. note 2. L’on pourrait même, pour certains, relever le déséquilibre
en 2007 dans la représentation des sexes€: 12 hommes sur les 17 juges
de la Grande Chambre.

171
Page laissée blanche intentionnellement
Liberté et sécurité

P
arler des limites de la liberte dans un colloque sur ce meme
principe est toujours difficile.
Pour un criminologue, le sujet est aussi complexe que
pour un philosophe selon qu’on se place du point de vue des
victimes, des auteurs ou de la société qui a le monopole, par
l’intermédiaire de ses élus, de codifier le droit pénal, expression
de l’opinion du moment.
On pense être une peu le père fouettard de la fête.
D’autant que le criminologue a une relation fort peu morale
avec les criminels. Une relation quasi incestueuse. Sans eux, nous
n’aurions pas de travail, et sans nous ils ne seraient pas reconnus.
Or ils ont un besoin considérable de reconnaissance.
Entre la liberté du plus fort, puis des plus nombreux, on ne
peut que constater un fait€:€«Â€la liberté absolue est une contrainte
absolue€».
Revenons dont au texte fondateur, la DDHC de 1789, «Â€En
présence et sous les auspices de l’Etre suprême, les droits suivants
de l’Homme et du Citoyen sont reconnus€:
Art. 1er. -
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.
Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité
commune.

173
le sens de la liberté

Art. 2. -
Le but de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la
liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.
Art. 3. -
Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans
la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui
n’en émane expressément.
Art. 4. -
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à
autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a
de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société
la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être
déterminées que par la Loi.
Art. 5. -
La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la
Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être
empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne
pas€».
En bref, le texte de référence répond parfaitement à la question
en fixant des limites€: «Â€pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas a
autrui€ ». Et c’est la Loi, expression de la volonté générale, qui
résout les contentieux éventuels.
La liberté révolutionnaire de 1789 est donc d’abord une liberté
régulée.
Il s’agit de définir une indépendance sous contraintes, dans
tous les domaines. La volonté est donc restreinte, qu’il s’agit de
sa vie personnelle, de l’éducation de ses enfants, de la gestion des
altérités subies en dehors du foyer.
Bergson rappelait, dans un tout autre registre, que€: «On appelle
liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit» (Essai
sur les données immédiates de la conscience).

174
alain bauer – liberté et sécurité

Toutes nos libertés sont donc soumises à des contraintes ou


à des contrats€: naître, se marier, enfanter, s’éduquer, choisir sa
religion, en changer ou n’en choisir aucune, travailler, se déplacer,
payer l’impôt, se soigner, …
Et toutes ses libertés ont connu des phases de progrès et des
contraintes nouvelles établies par des sociétés de plus en plus
sophistiquées et de plus en plus vulnérables.
La colère, la violence, en sont les éléments les plus visibles et qui
provoquent, de manière essentiellement réactive, les contraintes
les plus fortes, au nom de gesticulations nécessaires, mais pas
toujours efficaces, édictées pour répondre à la demande supposée
de l’opinion publique.
La liberté subie donc des accommodements plus ou moins
raisonnables, en fonction de notre capacité à accepter les différences
ou à subir les agressions. Au fil de révoltes face à l’injustice, des
phases d’inertie naturelle s’intercalent dans les mouvements pour
plus de liberté, puis plus de sécurité. L’équilibre instable entre ces
deux mouvements, résistance à l’oppression et droit de propriété,
droit à la sûreté, est donc particulièrement fragile et tout entier
soumis aux bouleversements du Monde.
Les médias, fabrique complexe de l’opinion, s’en font l’écho ou
tentent d’influer sur cet équilibre en fonction des évènements, le
spectaculaire masquant souvent la perspective générale.
Selon Emmanuel Leroux présentant une remarquable
communication sur le «Â€ sens de la liberté€ » devant la société
française de philosophie il y 70 ans, le terme de liberté a été
employé dans des sens très différents.
Sous ce nom, on a désigné tantôt un certain idéal, plus ou
moins rarement réalisé, tantôt un certain pouvoir inhérent à la
nature de l’homme.
La liberté «Â€ idéal€ », ce serait la liberté du sage stoïcien ou
spinoziste, l’état de l’homme affranchi des contraintes internes,
des passions ou des pulsions, dirigé par la seule raison.

175
le sens de la liberté

Quant à la liberté «Â€ pouvoir€ », elle peut être entendue par


l’aptitude que possède l’homme, du fait qu’il est doué d’intelligence,
à modifier sa conduite en raison des idées qu’il acquiert. C’est la
liberté morale.
Au sens de ce que Schopenhauer appelait la liberté
intellectuelle.
C’est aussi le pouvoir d’agir sans être déterminé par des causes
intérieures, le pouvoir d’opter entre des possibles dont aucun ne
s’impose nécessairement. Une sorte de libre-arbitre.
Depuis assez longtemps la réfutation du libre-arbitre est
un exercice fréquent chez les philosophes : d’un côté, la pensée
philosophique paraît répugner d’instinct à la notion du libre-
arbitre et, d’autre part,
il semble qu’elle n’arrive pas à s’en passer, si elle veut interpréter
l’activité humaine dans toute sa profondeur.
On a soutenu que cette notion ne répondait pas à la nature
intime de la vie. Bergson s’en est ainsi pris surtout au déterminisme
dans son Essai sur les Données immédiates ; il en a fait une critique
profonde, presque définitive.
Mais Bergson n’en écarte pas moins la conception du libre-
arbitre en tant qu’elle prétend caractériser la liberté par une égale
possibilité de deux actions contraires. Ainsi ce passage de l’Essai,
où il montre les raisons de l’écarter : la représentation d’un moi
indifférent, hésitant entre deux voies contraires, repose d’après lui
sur une symbolisation géométrique de la vie psychologique, et qui
fausse celle-ci. En réalité il n’y a pas deux parties inertes ni deux
tendances immobiles ; il y a l’activité continue d’un moi où l’on
peut discerner, dit-il, seulement « par un effort d’imagination »
ou « par abstraction », deux directions opposées.
Dès qu’on renonce à l’idée de cette équivalence, on se demande
si l’acte accompli aurait pu ne pas être. Bergson va jusqu’à
déclarer que toute définition de la liberté donnera raison au
déterminisme. Il n’en introduit d’ailleurs pas moins, pour son

176
alain bauer – liberté et sécurité

compte, une conception qui prétend se distinguer des deux thèses


traditionnellement opposées : l’acte libre est celui qui émane de la
personnalité tout entière.
Jaspers, pour sa part, insiste avec force sur la réalité fondamentale
du choix, et puis il refuse de faire du choix une option entre des
possibles pour le ramener à une sorte de position première du
moi€: « Il n’y a jamais devant moi, en tant qu’existantes, deux
voies que je pourrais reconnaître et entre lesquelles je choisirais.
Se représenter ainsi les choses, c’est faire tomber dans la sphère
de l’objectivité ankylosée ce qui est vie existentielle. »
Face à ces arguments, aucun penseur n’a voulu plus nettement
établir la thèse déterministe que Spinoza, aucun n’en a conçu de
façon plus rigoureuse toutes les conséquences ; au cinquième livre
de l’Éthique, on voit réapparaître la notion de liberté indéterminée.
Chez Leibniz, un des déterministes les plus résolus qui aient jamais
existé, on voit intervenir une notion de « bonne volont逻.
Kant a senti que la liberté vraie devait être une liberté de
choix ; mais en même temps, parce qu’il concevait le monde des
phénomènes comme régi par un déterminisme rigoureux, il a
relégué cette liberté dans l’intemporel, tout en signifiant que :
« Satisfaire au commandement catégorique de la moralité est au
pouvoir de chacun en tout temps ».
Dans L’Évolution créatrice, Bergson, après avoir déclaré que
«Â€la vie est, avant tout, une tendance à agir sur la matière brute »,
ajoute « Cette action présente toujours, à un degré plus ou moins
élevé, le caractère de la contingence ; elle implique tout au moins
un rudiment de choix ». Et il précise : « Un choix suppose la
représentation anticipée de plusieurs actions possibles ».
En somme, les deux interprétations les plus importantes
du dualisme intérieur me paraissent encore être ces deux
interprétations classiques que sont l’interprétation hellénique et
l’interprétation chrétienne. Autrement dit, le dualisme peut se

177
le sens de la liberté

ramener soit à l’opposition de l’aveuglement et de la sagesse, soit


à l’opposition de l’égoïsme et de la charité.
Le fond du libre-arbitre, c’est précisément l’opposition entre
l’appel de l’idéal et les résistances à cet appel.
Notre débat du jour n’aurait-il donc pas du porter beaucoup plus
sur la Responsabilité dans la liberté€?.
Responsabilité face aux lois injustes et aux traditions
inacceptables, responsabilité face aux règles raisonnables et à la
sanction des transgressions€?
Tout notre droit pénal, en Occident, a subi ses mutations,
marquées par les élans du christianisme, du protestantisme, des
lumières. Et le consensus général imposée par les monothéismes
a, au fil du progrès scientifique, de la modernisation des croyances,
provoqué une rupture entre le nouveau Monde, l’ancien Monde et
les espaces longtemps oubliés aux marges des Empires.
Ma rges intér ieu res, où pauv reté, relégation,
ségrégation,€précarité, génèrent des espaces de sécession.
Marges extérieures, ou l’Islam, hier moderne, connaît des
phases de tensions internes face à ce qui est considéré comme
autant d’excès insupportables.
La recherche de cet équilibre permanent, entre laïques
respectueux des croyances dès lors que rien de s’impose à la volonté
intime et croyants, entre progressistes sachant éviter les tabous
absolus notamment dans le domaine génétique et partisans d’une
morale stricte dans le domaine scientifique, entre partisans de
l’autorité pour préserver les fondamentaux de la vie en commun
et libertaires prêt à tout pour garantir leur vision du progrès, n’est
pas une activité de tout repos.
Le crime n’est pas un secteur en récession. La violence a
tendance à progresser même si historiquement son niveau est
revenu à une zone d’étiage faible en Occident.
Le fichage progresse, moins par sa nature que par les technologies
nouvelles qui s’offrent à lui. Mais son équilibre naturel, le contrôle

178
alain bauer – liberté et sécurité

citoyen, a du mal à s’imposer hors de mobilisations de l’opinion.


Une opinion dont une partie importante, notamment chez les
plus fermes partisans des libertés, ne manque pas de se laisser
hypnotiser par les réseaux sociaux promus par Internet, fournissant
sur la toile des informations d’une intimité telle qu’aucun service
de police ou de renseignement n’aurait jamais rêvé disposer.
Il nous faut donc vivre avec vigilance toutes ses contradictions
pour maintenir cet équilibre instable entre liberté à développer et
sûreté à garantir.
Seuls l’usage des outils démocratiques et le renforcement des
organismes de contrôle citoyens peuvent permettre de parvenir
à cet objectif naturel, vivre libre avec les autres, dans le respect
mutuel.
Utiliser l’idéal pour maîtriser le réel. Le chemin le plus difficile,
le plus ardu, le plus complexe. Et le seul à notre disposition.
Entre le fort et le faible,
entre le riche et le pauvre,
entre le maître et le serviteur,
c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.
Disait Lacordaire, mis en exergue du programme de ce
colloque.
Ce prédicateur talentueux vivant pleinement toutes les
contradictions de son époque, et tout particulièrement de la IIème
République Française.
On me permettra, comme laïque militant de conclure par trois
autres citations de ce Catholique libéral et social, issues de ses
prêches à Notre Dame€:
«Â€Être libre, c’est se posséder soi-même. »
« Tout ce qui s’est fait de grand dans le monde, s’est fait au cri
du devoir ; tout ce qui s’y est fait de misérable s’est fait au nom
de l’intérêt.

179
le sens de la liberté

« L’égoïsme consiste à faire son bonheur du malheur de


tous€»
Trois belles voies à suivre pour concilier la Foi, l’espérance et
la volonté de vivre libre, en acceptant les contraintes nécessaires
et en garantissant le droit à la révolte nécessaire contre toutes les
oppressions, bref en construisant des lois justes, qui devront alors
s’imposer à tous.
Alain BAUER
Criminologue, Paris

180
Table ronde
sur
les limites de la Liberté
Page laissée blanche intentionnellement
Présentation

A
vant d’écouter nos panélistes sur le sujet d’aujourd’hui,
permettez-moi de faire quelques remarques préliminaires
sur le rôle des tribunaux dans la gouvernance des États
modernes, et plus particulièrement au Canada.
Cette question doit préoccuper les juges, mais aussi les avocats,
les juristes et même le grand public.
En fait, les tribunaux sont devenus partie prenante dans la
gouvernance des états développés et modernes.
Toutes les questions socio-économiques controversées qui
divisent la société se retrouvent sur la table des tribunaux. Les
exemples sont tellement nombreux qu’il est impossible d’en faire
une liste exhaustive.
L’état du droit sur l’avortement a été déterminé par l’affaire
Morgentaler, sur l’euthanasie par l’affaire Sue Rodriguez, sur le
meurtre par compassion par l’affaire Latimer et la légalité du
mariage entre personnes de même sexe par des arrêts des Cours
d’appel et de la Cour suprême du Canada.
On peut mentionner quelques exemples plus récents€:
Le Renvoi sur la procréation assistée. Les mesures qui relèvent
du droit criminel et les autres mesures régulatoires relevant de la
bioéthique, sont-elles de compétence fédérale ou provinciale€?

183
le sens de la liberté

La création d’une commission canadienne des valeurs


mobilières, est-elle valide sur le plan constitutionnel€?
Le regroupement forcé des unités d’accréditation dans le secteur
de la santé et la limitation imposée d’un maximum de quatre unités
de négociation est-il contraire à la liberté d’association garantie de
la Charte canadienne selon Dolphin Delivery et, surtout, selon la
décision récente de la Cour suprême dans Health Services.
Le débat judiciaire est souvent parallèle au débat politique.
Les causes de ce phénomène sont multiples.
Au premier chef, les instruments de droit dont la Charte
canadienne et la Charte québécoise qui ont profondément modifié
le mode de gouvernance du pays; nous sommes passés d’un
régime de souveraineté parlementaire à un régime de primauté
constitutionnelle.
Deux dispositions ou plutôt trois sont essentielles dans ce
changement€:
• L’article 52 C.c. qui assure la primauté de la constitution
et qui rend inopérante toute règle de droit incompatible
avec celle-ci.
• L’article 24 qui donne au juge le pouvoir d’accorder
la réparation qu’il estime juste et appropriée dans les
circonstances. Il crée le recours ou le «Â€remède€» à partir
de sa compétence inhérente.
• L’article 1 qui, d’une part, garantit les droits et libertés,
mais qui, par ailleurs, permet de les retreindre par une
règle de droit dans les limites raisonnables et dont la
justification peut être démontrée dans une société libre et
démocratique.
En second lieu, la révolution des communications qui, grâce
à la technologie moderne, sont devenues à la fois planétaires et
instantanées. Nous n’avons pas fini d’évaluer les conséquences d’un
tel phénomène sur les populations. On peut faire deux réflexions
immédiatement€:

184
michel robert – les limites de la liberté / présentation

• Le caractère interactif des communications donne un


nouveau pouvoir aux citoyens (empowerment) et une
tendance très marquée vers des formes de démocratie
directe (référendums, sondages d’opinion, blogues, etc.) au
détriment de la démocratie représentative et de la crédibilité
et de l’autorité des hommes publics.
Est-ce qu’on peut envisager d’ores et déjà un phénomène
semblable quant à l’autorité des tribunaux€? Possiblement, mais
c’est peut-être trop tôt pour le dire.
• Enfin, la collectivisation des recours procéduraux facilite
les contestations judiciaires, notamment par les recours
collectifs, les causes types, les renvois et les recours
multiparties.
Ce Nouveau Monde, cette nouvelle culture posent des défis
considérables aux avocats, aux juristes, aux juges. Il faut y réfléchir
et s’y préparer.
Le thème de la table ronde est la limitation des droits. Depuis
l’introduction de la Charte en 1982 dans notre droit, nos tribunaux
exercent non seulement un contrôle de légalité, mais également
un contrôle de conformité des lois aux droits et aux libertés
fondamentaux. Or, les droits et les libertés sont énoncés en termes
généraux. Les instruments de droits sont généralement rédigés
dans un style de droit civil par opposition à un style de common
law.
Il s’ensuit que les tribunaux ont la tâche de définir le contenu
des droits, en précisant le contour de chacun des droits, comme
la liberté de religion.
On peut affirmer sans se tromper que durant les 25 premières
années de l’interprétation de la Charte, les tribunaux et la Cour
suprême notamment, ont eu tendance à donner une portée assez
large à chacun des droits, évitant le piège de restreindre les droits
par une définition trop étroite.

185
le sens de la liberté

Or en ce faisant, on augmente la possibilité de conflit entre


deux droits garantis par la Charte. Il est à prévoir que le second
quart de siècle de l’interprétation judiciaire portera principalement
sur les conflits de droits.
Jusqu’ici la Cour suprême du Canada n’a pas cédé à la tentation
de créer une hiérarchie des droits , quoique certains droits, comme
les droits démocratiques, semblent, à première vue, plus difficiles
à limiter. Le droit à l’égalité également est peut-être aussi dans
une catégorie à part, car il est formulé dans une prohibition de
discrimination applicable à l’ensemble des droits.
Depuis quelques années, et c’est là sans doute, une tendance
lourde, nous sommes appelés à trancher des conflits de droit. À
cette fin, nous disposons de l’article 1 de la Charte qui nous permet
de limiter l’exercice d’un droit, tout en recherchant un équilibre
délicat entre deux droits protégés.
Trois exemples jurisprudentiels serviront à illustrer mon propos.
D’abord l’affaire du kirpan où un élève sikh voulait porter en classe
la dague de cérémonie, qui est cependant un véritable couteau
recourbé. La Commission scolaire s’opposait parce que, selon
elle, cela représentait un danger pour les enfants. Il s’agissait ici
d’un conflit entre la liberté de religion et le droit à la sécurité de
la personne garanti par l’article 7.
La Cour suprême a tranché en permettant le port du kirpan
dans un fourreau de bois cousu dans les vêtements.
Dans l’affaire Amselem, des juifs orthodoxes voulaient ériger
sur leurs balcons dans un édifice à logements de prestige, les
«Â€ souccahs€ » requises à une certaine période de l’année. La
déclaration de copropriété défendait ce genre de construction. Il
s’agissait ici d’un conflit entre, d’une part, la liberté de religion et,
d’autre part, la règle de la force obligatoire des contrats. La Cour
suprême du Canada infirmant la Cour d’appel a fait prévaloir la
liberté de religion.

186
michel robert – les limites de la liberté / présentation

Enfin, dans l’affaire de Val-Morin, une autre congrégation juive


orthodoxe avait construit une synagogue et une école talmudique
dans une zone résidentielle. Encore là, il s’agissait d’un conflit
entre liberté de religion et la planification du territoire par les
collectivités locales. Cette fois, la Cour d’appel a fait prévaloir le
droit des citoyens à la planification du territoire.
Un problème semblable s’est posé dans le conflit opposant les
témoins de Jéhovah et la municipalité de Lafontaine à propos de
l’érection d’une Salle du Royaume. Le conflit a été tranché en
faveur des témoins de Jéhovah, mais par des arguments de droit
administratif.
On le voit facilement, le rôle des tribunaux sera crucial dans
les années qui viennent pour faire les nouveaux équilibres dans
ces conflits de droit et contribuer à maintenir une société paisible
et diversifiée.
Honorable j.j. michel robert
Juge en chef du Québec

187
Page laissée blanche intentionnellement
LIBERTÛ RELIGIEUSE
ET LIBERTÛ DE CHOIX
LA DÛCONFESSIONNALISATION SCOLAIRE
AU QUÛBEC
ET L’ARTICLE 41 DE LA CHARTE
DES DROITS ET LIBERTÛS

D
ans son essai le plus récent, Liberty of conscience, la
philosophe américaine Martha C. Nussbaum propose une
intéressante discussion des limites de la liberté religieuse
aux États-Unis1. Passant en revue l’histoire constitutionnelle
du principe d’égalité, elle met en relief l’importance du XIVème
amendement de la Constitution américaine, interdisant au
gouvernement d’endosser une religion particulière, ou de
promouvoir la religion à l’encontre de la non-religion. Malgré que
ce principe ait été lui-même le fruit de la réflexion européenne sur
la tolérance et la liberté religieuse depuis les écrits de John Locke,
la tradition du respect égal de toutes les croyances ne s’implanta
que très progressivement en Amérique au cours du dix-neuvième
siècle. Martha Nussbaum rappelle comment le domaine du libre
exercice de la religion a conduit à la notion d’accommodement
raisonnable et son étude met en lumière les nombreuses étapes du
progrès vers un respect intégral de la liberté de conscience. Dans
ce tableau, nous sommes surtout confrontés au défi de la protection
des convictions minoritaires contre les prétentions des religions

1.╇ Martha C. Nussbaum, Liberty of Conscience. In Defense of America’s


Tradition of Religious Equality. New-York, Basic Books, 2008.

189
le sens de la liberté

majoritaires. C’est ce défi qui rend nécessaire un plaidoyer pour


l’éducation au pluralisme, tenant compte de la tendance quasi
irrésistible de l’esprit humain à promouvoir ses propres convictions
comme positions supérieures ou seules vraies.
Le motif de sa prise de position en faveur d’un principe d’égalité
dans la défense de la liberté religieuse est très proche des raisons
qui ont conduit l’année dernière aux travaux de la Commission
Bouchard et Taylor1 et plusieurs des analyses de Martha Nussbaum
pourraient trouver une application dans des cas similaires au
Québec. Si je me réfère à cette discussion au point de départ de
ma présentation, c’est d’abord parce qu’elle se situe sur le terrain
philosophique où je souhaite intervenir€: quels sont, en effet, les
principes qui nous permettent de penser ce qui est perçu par
certains membres de la société comme une restriction de leur
liberté religieuse ? Disposons-nous, au cœur de la philosophie
libérale, d’une réflexion satisfaisante sur la liberté religieuse et
ses limites ? Quelle est la différence entre la liberté religieuse et
la liberté de conscience ? Ces questions sont à la fois vastes et
précises€: malgré l’ampleur de leur domaine d’application, elles
sont au fondement d’articles de nos chartes et l’évolution de la
jurisprudence nous permet d’en clarifier le sens et la portée au fur et
à mesure que des recours sont présentés devant nos tribunaux.
Je m’intéresserai ici à un point particulier de ce dossier très
complexe€ : la liberté religieuse dans l’éducation. Alors que la
discussion libérale se porte surtout vers les droits des minorités et
des religions autres que les confessions majoritaires, notamment
dans la pratique de l’accommodement en milieu scolaire, je
discuterai plutôt les revendications de ceux qui se présentent
comme les représentants de la majorité catholique et qui s’estiment

1.╇ Le rapport de la Commission de consultation sur les pratiques


d’accommodement reliées aux différences culturelles, présidée par
Gérard Bouchard et Charles Taylor, a été publié sous le titre Fonder
l’avenir. Le temps de la conciliation. Québec, 2008.

190
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

lésés par l’avènement de législations laïques. Je ne discuterai pas


ici de la représentativité des groupes dont je citerai l’opinion,
mais seulement les arguments qu’ils mettent de l’avant. Pour ces
groupes, émanant de milieux traditionalistes catholiques, deux
législations récentes apparaissent comme des limites intolérables
aux droits de la personne€: d’une part, la modification de l’article
41 de la Charte québécoise des droits de la personne, et d’autre part
l’introduction d’un cours non-confessionnel et universel d’éthique
et de culture religieuse dans l’enseignement public et privé.€
Il sera utile, dans un premier moment, de présenter quelques
éléments historiques pour préciser le contexte social dans lequel
cette modification de l’article 41 a été introduite et qui a conduit
également à l’implantation du cours non-confessionnel depuis
septembre 2008 dans toutes les écoles primaires et secondaires du
Québec, publiques et privées. Je discuterai ensuite les principes
mis de l’avant par la Commission des droits de la personne dans
son avis au Ministre, en juin 2005, relativement à la modification
de l’article 41 et je présenterai ma position sur la revendication
contestataire. Je formulerai enfin quelques conclusions de nature
philosophique, faisant appel aux principes d’une philosophie
libérale de l’éducation dans les sociétés multiculturelles.
1. Le contexte historique de la loi 95
S a n s r e v e n i r s u r l ’e n s e mbl e du pro c e s s u s d e l a
déconfessionnalisation au Québec, il me semble important de
rappeler deux points. Je note d’abord que depuis les États généraux
de l’éducation et le dépôt du Rapport sur la place de la religion à
l’école en 1999, suite aux travaux de la Commission présidée par
M. Jean-Pierre Proulx1, un vaste consensus social s’est développé
au Québec concernant la nécessité d’achever le processus de
1.╇ Ce rapport, préparé par le Groupe de travail sur la place de la religion
à l’école, présidé par M. Jean-Pierre Proulx, a été publié sous le titre
Laïcité et religions. Perspective nouvelle pour l’école québécoise. Québec,
Ministère de l’Éducation, 1999.

191
le sens de la liberté

la déconfessionnalisation. Ce processus avait été amorcé en


2000 par le passage des commissions scolaires confessionnelles
aux commissions scolaires linguistiques et poursuivi en 2005
par l’abrogation des clauses dérogatoires de la Constitution
canadienne, qui permettaient jusque-là le maintien des
privilèges des catholiques et des protestants pour l’enseignement
confessionnel sur les territoires couverts par l’Acte de l’Amérique
du Nord britannique.
Lorsque nous relisons les documents qui ont jalonné ce
processus, et principalement le Rapport Proulx de 1999, nous
sommes amenés à constater que le principe déterminant de la
déconfessionnalisation fut le principe d’égalité€: toutes les religions
pouvant prétendre également au même traitement par l’État, et
cela incluant le statut de l’enseignement confessionnel dans le
cadre scolaire, deux voies étaient possibles et furent reconnues
par les commissaires. D’une part, une voie de neutralité,
conduisant progressivement à une déconfessionnalisation complète
impliquant une séparation essentielle des responsabilités de l’État
et des confessions religieuses dans la transmission des croyances
religieuses ; d’autre part, une voie communautarienne, telle que
pratiquée dans certains pays d’Europe du Nord, garantissant aux
confessions religieuses un accès au soutien de l’État dans l’école
publique selon le nombre, pourvu que ce soutien soit offert à tous
de manière égale. Le rapport était très clair à cet égard€: les deux
voies étaient pleinement et également respectueuses du principe
de l’égalité. En choisissant la première voie, un choix adopté
ensuite par l’État suite à une très vaste consultation publique, les
Commissaires faisaient appel à un principe complémentaire€: la
priorité du bien commun. Ils privilégiaient ainsi la recherche d’une
culture publique commune, renforçant au sein de l’école l’unité
de la société, et le refus d’une approche qui dans un contexte de
multiculturalisme croissant pouvait conduire à la fragmentation.
Ce principe a fait l’objet d’une discussion approfondie, et la

192
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

consultation publique a montré qu’il recueillait une adhésion très


majoritaire chez les citoyens.
Notons par ailleurs, et c’est un point déterminant, que la position
de l’État ne s’est pas limitée à une neutralité respectueuse du principe
de l’égalité. Dans les orientations ministérielles, promulguées en
juin 2005, le Ministre ajoutait à la déconfessionnalisation une
mesure complémentaire€: l’introduction d’un cours obligatoire et
universel d’Éthique et de culture religieuse, pour toutes les écoles
publiques et privées, à compter de septembre 20081. Ce cours
qui vise des objectifs généraux de reconnaissance de l’autre et de
poursuite du bien commun vient remplacer la structure optionnelle
antérieure de l’enseignement confessionnel et de l’enseignement
moral, et il se relie à l’éducation civique, associée au programme
d’histoire, pour compléter le dispositif normatif de la formation
dans l’école québécoise.
Ces deux mesures législatives, déconfessionnalisation complète
et introduction d’un cours d’éthique et de culture religieuse, sont
actuellement l’objet de contestations de la part d’une coalition qui
se réclame de la liberté de choix, la Coalition pour la liberté en
éducation. J’examine maintenant leurs arguments et je présente
les principes qui nous permettent d’en débattre.
2. Les nouvelles mesures législatives
et les principes les justifiant
Pour satisfaire les exigences de la neutralité et en vue d’une
cohérence supérieure des textes fondateurs, le Législateur a dans
la foulée modifié un article important de la Charte québécoise
des droits et libertés. La modification de l’article 41 de la Charte
constitue un point essentiel du débat sur les limites de la liberté
1.╇ On trouvera une bonne synthèse de l’historique de ce cours dans
l’étude de Jean-Pierre Proulx, La genèse du programme d’éthique et
d’enseignement culturel de la religion, dans Jean-Pierre Béland et Pierre
Lebuis (sous la dir. de), Les défis de la formation à l’éthique et à la culture
religieuse. Québec, Presses de l’Université Laval, 2008; pp. 7-17.

193
le sens de la liberté

religieuse. Dans la version de la Charte promulguée en 1975, cet


article se lisait comme suit€:
Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’exiger
que, dans les établissements d’enseignement publics, leurs enfants
reçoivent un enseignement religieux ou moral conforme à leurs
convictions, dans le cadre des programmes prévus par la loi.
Lors de la révision de la loi en 2000, conduisant à l’adoption
de la loi 95, une révision rendue nécessaire par la conformité avec
l’ensemble de la législation sur la déconfessionnalisation du système
scolaire, cet article fut reformulé de la manière suivante 1
Les parents ou les personnes qui en tiennent lieu ont le droit d’assurer
l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à
leurs convictions, dans le respect des droits de leurs enfants et de
l’intérêt de ceux-ci.
Cette modification très substantielle a pour effet d’annuler le
droit des parents à obtenir dans l’école publique un enseignement
confessionnel ou moral conforme à leurs convictions. Deux
éléments doivent être ici clairement distingués€: d’abord, le point
central de la modification, ensuite la question du droit parental. Il
était en effet, et c’est le point central, impossible de maintenir dans
l’article 41 de la Charte québécoise une référence à l’enseignement
confessionnel dans les écoles publiques, puisque la disposition
législative qui rendait possible cet enseignement était désormais
rendue caduque par l’abrogation des clauses dérogatoires. Il
n’était donc plus question d’enseignement confessionnel dans
les écoles publiques, ni d’enseignement moral offert dans un
cadre confessionnel. Mais un élément complémentaire doit être
souligné, et c’est la notion d’un droit parental d’obtenir dans
l’enseignement public un enseignement, «Â€ religieux ou moral
conforme à leurs convictions€». Cette conformité fait l’objet du
droit parental, tel que mis de l’avant dans la revendication de la

1. Projet de Loi 95, Loi modifiant diverses dispositions législatives de nature


confessionnelle dans le secteur de l’éducation.

194
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

Coalition pour la liberté en éducation. Le projet de loi 95 a donc


deux conséquences importantes du point de vue des objecteurs€:
d’une part, il abolit l’ancien système confessionnel, et d’autre
part il les prive d’un enseignement conforme à leurs convictions.
Dans la discussion de la déconfessionnalisation du système public,
ces deux points doivent être considérés distinctement, compte
tenu de la revendication relative à la liberté de choix€: les parents
contestataires considèrent en effet que, nonobstant le processus de
déconfessionalisation, ils devraient pouvoir maintenir une liberté
de choisir un enseignement conforme à leurs convictions, et ils
plaident donc que l’État a une obligation de rendre possible ce
choix. Est-ce bien le cas ?
Aux yeux de ceux qui contestent la nouvelle formulation de
l’article 41, celle-ci représente une intrusion inacceptable de l’État
dans l’éducation des enfants. Ils considèrent donc le nouvel article
41 comme une atteinte au droit parental, et présentent moins
d’objections à la déconfessionnalisation en tant que telle et à la
perte des privilèges confessionnels historiques qu’à l’introduction
d’un cours universel qu’ils jugent d’emblée, et a priori, contraire à
leurs convictions et néfaste pour leurs enfants. C’est l’introduction
de ce cours qui constitue à leurs yeux une intrusion de l’État
enfreignant leur liberté de conscience et de religion. Telle est la
raison pour laquelle ils considèrent l’article 41 comme une limite
de leur liberté, même si rien dans cet article ne constitue une telle
limite. Mais avant d’entrer dans ce débat, je citerai le manifeste
de la Coalition pour la Liberté en éducation€:
En vertu de ce changement, c’est l’État qui, désormais, décidera ce
qui est moralement bien pour nos enfants. L’État peut donc obliger
les enfants à suivre des cours qui vont à l’encontre des principes ou
valeurs familiales.€Les parents ont perdu le pouvoir de décider pour
leur enfant, ils ne sont€ plus les premiers responsables de l’éducation
de leurs enfants1.

1.╇ Manifeste de la Coalition pour la liberté en éducation, Avril 2008,

195
le sens de la liberté

Cette position se fonde sur deux principes qui méritent d’être


examinés€: d’une part, les parents font valoir un droit parental,
considéré comme un privilège historique, dans le volet moral ou
normatif de l’enseignement, y compris la sphère religieuse; d’autre
part, ils font prévaloir un principe de liberté de choix, selon eux
plus respectueux du principe de l’égalité. L’affirmation selon
laquelle l’article 41 établirait un pouvoir de l’État sur la nature
du bien moral pour les enfants est évidemment une formulation
dépourvue de sens€ : de toute évidence, le mandat de l’école
publique est le bien des enfants et l’État ne saurait s’en abstenir.
La contestation porte donc ici, comme la seconde phrase le précise,
sur l’obligation faite par l’État de suivre un cours contraire aux
principes ou valeurs de la famille. Il sera donc important de mesurer
comment cette contradiction entre un cours non-confessionnel et
des valeurs familiales peut être établie ou mesurée. Ces parents ne
s’opposeraient pas à un modèle communautarien, garantissant un
enseignement confessionnel selon l’appartenance à divers groupes
religieux, et ils accepteraient la coexistence dans l’école publique
de plusieurs enseignements religieux confessionnels distincts. Ils
exigent en conséquence le rétablissement de l’ancienne formulation
de l’article 41 et ils demandent la réintroduction de l’enseignement
confessionnel optionnel dans l’école publique. Le dossier public
actuel montre qu’ils se satisferaient cependant, au bout du compte,
d’une exemption, renonçant ainsi à un débat sur le principe et le
fond.
Ces arguments peuvent-ils être considérés par le Législateur,
sans atteinte au principe de l’égalité ? Dans son avis au Ministre
sur le projet de loi 95, publié en juin 2005, la Commission des
droits de la personne et des droits de la jeunesse a proposé de
distinguer quatre registres différents de la discussion, selon les
principes en cause€:

texte disponible en ligne sur le site web de la CLE.

196
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

1. Le respect de la liberté de conscience et de religion.


2. Le droit à l’égalité, reconnu comme principe.
3. Les droits des parents.
4. Le contexte juridique canadien et la question des clauses
dérogatoires.
Les deux premiers registres de la discussion font retour sur les
articles 3 et 10 de la Charte€: d’une part la liberté de religion et la
liberté de conscience, considérés comme droits fondamentaux pour
l’individu, et qui ont comme corollaire l’impossibilité pour l’État
d’introduire une contrainte en matière religieuse. Ces principes ont
préséance sur tout autre et ils sont au fondement de la neutralité
de l’État; celui-ci, tout en n’ayant aucune obligation de mise en
œuvre vis-à-vis quelque confession que ce soit, a cependant une
responsabilité de protection de ces droits fondamentaux. Dans
le domaine de l’accommodement raisonnable, l’État doit veiller
particulièrement à ce que chacun soit traité avec égalité1. Par
ailleurs, le droit à l’égalité doit être interprété selon la Commission
comme étant relié dans le cadre scolaire prévu par l’article 40 de
la Charte€: dit autrement, le droit à l’instruction publique pour
tous doit respecter le principe de l’égalité, c’est-à-dire n’introduire
aucune discrimination fondée notamment sur la religion. C’est
ce double dispositif qui trouvait dans l’ancienne formulation de
l’article 41 une interprétation décisive, puisque cet article établissait
les droits des parents à «Â€exiger€» de l’État un soutien positif à un
enseignement religieux et moral conforme à leurs convictions.
Selon la nouvelle formulation, en vertu du principe de l’égalité,
cette exigence n’a plus d’objet. L’ensemble du domaine scolaire
est en effet délesté de l’obligation de transmission de normes ou
croyances religieuses, et le mandat délégué antérieurement à l’État
par les Églises est désormais résilié.

1.╇ Commission des droits de la personne et de la jeunesse, Consultations


particulières sur le projet de loi 95, Juin 2005.

197
le sens de la liberté

Me Pierre Bosset, qui a préparé l’avis de la Commission,


rappelle que cette formulation de l’article 41 se situait à très
grande distance de l’obligation préconisée par le Pacte international
relatif aux droits civiques et politiques (article 18, paragr. 4) de
l’Organisation des Nations Unies, qui garantit aux parents le droit
de «Â€faire assurer l’éducation morale et religieuse de leurs enfants
conformément à leurs convictions€». Selon cette formulation, le
principe en cause est le suivant€: les parents doivent être protégés
de tout endoctrinement, et ils peuvent choisir les moyens d’assurer
l’éducation de leurs enfants selon leurs convictions. Il ne s’agit donc
nullement d’un texte fondant le droit parental à obtenir de l’État
la mise en œuvre d’un enseignement religieux confessionnel ou
moral selon leurs convictions dans l’école, mais au contraire d’un
texte fondant le droit des parents à mettre en œuvre, eux-mêmes ou
en recourant aux moyens qu’ils jugent pertinents, cette éducation.
Cette approche se retrouve dans le Protocole additionnel à la
Convention européenne des droits de l’homme (article 2), qui garantit
le respect des convictions des parents dans l’éducation de leurs
enfants. De plus, dans un avis (20 juillet 1993), le Comité des droits
de l’homme des Nations Unies a confirmé la possibilité pour l’État
d’offrir un enseignement d’histoire des religions ou d’éthique,
pourvu qu’il soit offert de manière non-confessionnelle et hors de
toute finalité d’endoctrinement, garantissant de la sorte le respect
des convictions des parents dans l’éducation de leurs enfants.
Cette position a été reprise par la Commission européenne, qui a
mandaté un groupe de travail chargé de faire des recommandations
sur les meilleurs moyens de soutenir cet enseignement et de former
les enseignants dans un contexte de neutralité1. Ce groupe s’est
1.╇ Les Principes Directeurs de Tolède (Toledo Guiding Principles on Teaching
about Religions and Beliefs in Public Schools) ont été rédigés et rendus
publics à Tolède en juin 2007, en réponse à des demandes des Nations
Unies et de la Commission européenne pour faciliter l’enseignement
sur les religions et les croyances afin de promouvoir la tolérance et
la compréhension. Ils sont publiés par le Bureau des Institutions

198
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

réuni à Tolède en juin 2007 et a rendu publiques ses constats et


recommandations.
L’avis de la Commission des droits de la personne a donc
recommandé la modification de l’article 41 et l’adoption du
texte actuel en se fondant sur deux principes€ : d’une part, une
formulation universelle du droit à l’égalité, et d’autre part le
respect de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits
civiques. Si nous tentons de mesurer la portée de cet argument
dans la discussion sur les droits des parents, nous voyons donc
que la contestation actuelle se fait d’abord au nom d’un refus
de la prérogative de l’État de promulguer un principe d’égalité
qui aurait pour conséquence la perte des privilèges d’un groupe
ou d’une confession. En réclamant une liberté de choix, les
parents contestataires argumentent comme si l’État avait une
obligation de soutenir l’éducation morale et religieuse pour tous
les parents, selon leurs convictions, et non pas seulement de les
protéger de l’endoctrinement ou de la discrimination de positions
majoritaires. Or cette obligation non seulement n’existe pas dans
la Loi de l’instruction publique, mais elle n’a jamais existé€: les
privilèges des confessions catholique et protestante résultaient d’un
aménagement législatif, rendu possible par le recours aux clauses
dérogatoires de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. La
discussion publique qui a conduit à l’abrogation de ces clauses a
été lente et pleine de précautions et suite aux délibérations de la
Commission sur la place de la religion à l’école, elle s’est terminée
par l’adoption de la loi 95 et la déconfessionnalisation du système
public d’enseignement.
Il semble clair, et c’est aussi l’objet du consensus actuel, que
cette obligation ne fait aucunement partie des responsabilités de

démocratiques et des Droits Humains (Office for Democratic Institutions


and Human Rights, ODIHR) et l’Organisation pour la Sécurité et la
Coopération en Europe (OSCE).

199
le sens de la liberté

l’État dans la philosophie libérale moderne1€: d’abord en raison des


conséquences qui en découleraient pour l’application du principe
de l’égalité, ensuite pour des raisons intrinsèques relatives à la
neutralité de l’État. Le principe de l’égalité possède une valeur
absolue, et la décision du Législateur, en mettant en œuvre les
conclusions du Rapport Proulx, a été de le considérer tel. Dans un
contexte de pluralisme croissant, cette position était non seulement
fondée, mais socialement sage et pertinente. Mais ces raisons
sociales ne sont pas des raisons fondamentales, car le respect de
la neutralité pourrait être promu comme principe même dans une
société homogène et religieuse, où l’État pourrait se tenir pour
obligé de ne pas favoriser la transmission d’une foi religieuse, voire
d’une position non-religieuse hostile à la religion. Dans le cas du
Québec, l’objectif complémentaire de la poursuite du bien commun
vient confirmer cet argument, il ne le fonde donc pas. Il est dès lors
peu probable que l’argument dit de «Â€liberté de choix€» apparaisse
au Législateur comme introduisant une restriction intolérable
des droits des parents€: la nouvelle formulation de ces droits dans
l’article 41 représente une protection supérieure en fonction du
principe de l’égalité, et elle renforce la neutralité de l’État.
L’approche de protection et de vigilance, fondée sur la neutralité
et l’égalité, est-elle suffisante, dans un contexte libéral, pour
rassurer les parents et garantir le respect de leurs convictions€? Dans
la contestation de l’article 41, le recours à la liberté de religion et à la

1.╇ Un examen de la littérature pertinente exigerait une longue analyse; je


me contenterai de renvoyer aux nombreux travaux de Robert Jackson, et
notamment son livre International Perspectives on Citizenship, Education
and Religious Diversity, Londres, Routledge Falmer, 2003; de Fernand
Ouellet, L’ étude des religions dans les écoles. L’expérience américaine,
anglaise et canadienne. Waterloo, Sir Wilfrid Laurier University Press,
1985€; et le recueil préparé par Hans-Günther Heimbrock, Christoph
T. Scheilke et Peter Schreiner. Towards Religious Competence. Diversity
as a Challenge for Education in Europe. Münster, LIT Verlag, «Â€Schriften
aus dem Comenius-Institut, Band 3€», 2001.

200
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

liberté de conscience doit être interprété comme un recours sérieux,


et non seulement comme le projet de rétablir l’ordre qui prévalait
antérieurement. Dans la discussion de ce recours, je propose
donc de le considérer sur la base des droits invoqués€: l’article 41
peut-il satisfaire les parents qui craignent l’endoctrinement dans
le nouveau système déconfessionnalisé€? C’est précisément sur ce
point que le deuxième volet des mesures législatives, l’introduction
du cours d’Éthique et de culture religieuse, révèle l’écart qui
sépare la position de l’État de la position des contestataires. Non
seulement refusent-ils en effet une universalisation du droit à
l’égalité, parce que la déconfessionnalisation conduit à leurs yeux
à la perte des privilèges de certains, mais encore expriment-ils un
doute et une crainte considérables vis-à-vis toute proposition d’un
enseignement non-confessionnel de connaissances historiques
ou anthropologiques en matière religieuse et morale. Cette
attitude de refus les conduit à demander l’exemption de ce
cours, par dérogation, pour leurs enfants. Le principe auquel les
contestataires ont alors recours n’est pas celui de l’égalité, mais
celui du droit des parents à assurer l’éducation de leurs enfants
selon leurs convictions, c’est-à-dire une interprétation de la
nouvelle formulation de l’article 41. Selon eux, même dans une
perspective non-confessionnelle, un enseignement historique des
religions ou des morales présente le risque d’une atteinte profonde
à leur liberté de conscience, et à l’éducation de leurs enfants. En
réclamant le libre choix, ces parents réclament donc de soustraire
leurs enfants à un enseignement qui fait partie intégrante du
Programme de formation de l’école québécoise, et de créer pour
eux un statut d’exemption. Cette exemption vaudrait autant pour
le volet d’éthique du programme que pour le volet de culture
religieuse. Je ne m’engagerai pas, à ce stade, dans une présentation
du programme, pour montrer qu’il ne présente aucun des dangers
présumés mis de l’avant par les parents contestataires, je tenterai
plutôt de comprendre leurs arguments.

201
le sens de la liberté

C’est en effet très précisément ce principe du droit parental en


matière morale et religieuse qui a été placé au centre de la discussion
américaine sur le droit des «Â€home schoolers€» de soustraire de l’école
publique leurs enfants, pour leur éviter, par exemple, d’être exposés
à la présentation de doctrines non-créationnistes de l’évolution,
ou d’être soumis à des environnements pluralistes ou considérés
par eux comme moralement dégénérés. Comme le montre Martha
Nussbaum dans son livre, dont les arguments viennent ici en
soutien de ceux que j’ai évoqués plus haut, la liberté positive de
la croyance et de la conviction, exprimée par exemple dans la
doctrine lockienne classique du droit à l’association religieuse
ne saurait être confondue avec un droit au soutien de l’État pour
toute forme d’association religieuse, ou d’éducation conforme
aux principes de telles associations. La limite de l’intervention de
l’état est en effet une limite négative€: l’État doit d’abord protéger
toutes les personnes et associations de la discrimination et de
toute manifestation d’intolérance, et il doit déployer à cet effet
des moyens particuliers. Mais aucune obligation ne lui est faite
de soutenir une association ou une conviction plutôt qu’une autre
dans un contexte libéral. Mais cette approche ne dispose pas de la
position contestataire sur l’impossibilité de la neutralité.
Si cet argument est clair, celui qui concerne l’endoctrinement l’est
en effet sans doute beaucoup moins€: il ne s’agit pas d’un argument
de principe, mais d’un doute radical porté sur la possibilité de la
neutralité, dans les matières morales et religieuses, qu’elles soient
ou non confessionnelles. Ce doute mérite un examen plus détaillé
que celui que je peux produire ici, et il est l’objet d’une très vaste
littérature, notamment dans divers comités de la Commission
européenne, plusieurs pays de l’Union ayant décidé de procéder
à l’implantation de modèles très semblables à celui du Québec1.

1.╇ L’expérience norvégienne présente d’intéressantes similitudes avec


le cas du Québec. On peut lire à ce sujet les actes d’un colloque tenu à
Oslo en septembre 2004, sous le titre€: Teaching for tolerance, respect and

202
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

L’exemple de la Norvège, pour ne citer que celui-là, nous montre


que, si l’enseignement des principes humanistes de l’éthique et
l’introduction à la réflexion critique sont préconisés pour l’école
élémentaire et secondaire en même temps que l’introduction
aux grands récits et aux traditions religieuses de l’humanité, ce
doit toujours être en association avec une doctrine rigoureuse de
l’objectivité et de la neutralité des enseignants soutenue activement
par l’État. Nous sommes ici au cœur du débat€: le doute sur la
neutralité constitue-t-il en soi un argument susceptible de soutenir
la prétention de ceux qui affirment que leurs droits fondamentaux
sont brimés par un programme non-confessionnel ? Cette question
mériterait une longue discussion. La neutralité ou l’objectivité ne
peuvent certes, en aucun cas, constituer des idéaux aussi absolus
dans les matières morales ou normatives que dans les matières
scientifiques ou mathématiques. Même le domaine de l’histoire
se révèle toujours ouvert, comme toutes les sciences humaines, à la
pluralité des interprétations1. On ne peut penser cependant que les
objecteurs au programme n’aient pas conscience de cette évidence,
et c’est donc ailleurs qu’il faut chercher les raisons profondes de
leur hostilité au programme.
Cette résistance semble en effet moins motivée par la crainte
d’une neutralité manquant de rigueur que par la menace, à leurs
yeux très réelle, de la présentation du pluralisme moral et religieux
en tant que tel. C’est en effet la différence des croyances religieuses
et des systèmes moraux, une différence historiquement indéniable
et toujours en évolution, qui paraît ici l’obstacle majeur. Aux
recognition in relation with religion or belief, et notamment la présentation
de€Oddbjørn Leirvik, disponible en ligne.
1.╇ Voir par exemple l’étude de Roland Le Clezio, La neutralité. Un défi
pour l’école. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006. On trouvera
également une réflexion très riche dans l’ouvrage collectif, publié sous
la direction de Dominique Borne et Jean-Paul Willaime. Enseigner les
faits religieux. Quels enjeux ?, Avec une préface de Régis Debray. Paris,
Armand Colin, 2007.

203
le sens de la liberté

yeux des parents contestataires, tous croyants catholiques et non


pas membres de confessions minoritaires comme on aurait pu le
supposer, l’éducation religieuse des enfants présuppose l’unicité
de la foi religieuse et l’adoption d’une posture de vérité, fondée
sur la révélation. Un programme non-confessionnel ne saurait
donc, selon ces parents, n’être que «Â€relativiste€». Sous ce terme,
les parents placent d’abord leur crainte que, présentées de manière
non-confessionnelle, les croyances semblent toutes de même valeur
aux yeux des jeunes; mais ils expriment aussi par là la crainte
qu’aucune religion ne soit présentée comme dépositaire de la vérité,
le relativisme conduisant irrésistiblement à une forme appuyée de
cynisme. C’est donc sur la base d’une accusation de «Â€relativisme€»
que ces parents attaquent, au nom de la liberté religieuse et de la
liberté de conscience, la nouvelle formulation de l’article 41.
Nous voyons ainsi que le doute sur la possibilité de l’objectivité
et de la neutralité exige non seulement une considération
méthodique, mais qu’il ne peut être réfuté comme un simple
argument€: les parents qui expriment ce doute ont le droit d’être
rassurés, en vertu même des principes de la philosophie libérale
qui sont promus dans nos sociétés. Nous pensons en effet qu’un
programme non-confessionnel non seulement peut être neutre,
mais qu’il doit absolument l’être; nous pensons par ailleurs que la
présentation du pluralisme et de la différence est non seulement
possible dans nos écoles, mais qu’elle est essentielle à l’éducation
de la jeunesse. Que des parents croyants, s’appuyant sur ce qu’ils
prétendent être la vérité de leur foi, refusent pour leurs enfants la
connaissance de la culture religieuse ou non-religieuse de ceux
qui ne partagent pas leur croyance, est une attitude surprenante
dans le monde contemporain. Mais on peut certes la comprendre
dans le contexte de l’évolution du Québec actuel, qui accède à une
laïcité encore inconnue dans nos institutions et où subsiste une
anxiété de disparition plus profonde qu’on ne le croit généralement.
Le fait, par exemple, que ces parents puissent librement, au sein

204
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

de structures paroissiales, éduquer religieusement leurs enfants,


comme le font toutes les communautés actives au sein de notre
société, juives, musulmanes ou autres, ne semble pas suffisant.
Habitués à s’appuyer sur l’État pour transmettre la foi, ces parents
expriment donc un désarroi authentique devant un enseignement
qui ne reconnaît le privilège d’aucune confession religieuse et
aborde toutes les religions de manière culturelle.
De là cependant à tirer de cette crainte un argument se
fondant sur la liberté religieuse, il y a un pas que la majorité
hésitera à franchir. Quand ces parents contestataires retournent
un argument de neutralité comme celui que nous trouvons
dans la nouvelle formulation de l’article 41 contre la position
même de l’État, ils montrent sans doute qu’ils ne prennent pas
eux-mêmes au sérieux la volonté du Législateur de promouvoir
à la fois la neutralité et la culture religieuse, encore moins ses
capacités d’endiguer l’endoctrinement. On peut être d’un avis
contraire et penser qu’une telle interprétation de l’article 41
est une interprétation retorse, mais la situation présente nous
montre aussi que l’argumentaire social et politique en vue de la
connaissance de l’autre et la poursuite du bien commun, les deux
finalités qui justifient la nécessité d’une éducation au pluralisme,
constitue une position qui ne convaincra jamais les tenants de
positions communautaires, voire sectaires, dans un contexte de
transformation sociale1. Pour ces groupes, la liberté religieuse et
la liberté de conscience ne seraient respectées qu’en restaurant
l’ordre ancien, c’est-à-dire les privilèges d’une confession. La
position de repli, qui consiste à réclamer juridiquement un statut
d’exemption, est bien sûr une demande de compromis, mais elle
équivaut au refus d’un programme universel. On peut y lire un
renoncement à la demande de libre choix, mais en fait l’exemption

1.╇ J’ai présenté moi-même un tel argument dans mon essai, Éthique,
culture religieuse et dialogue. Arguments pour un programme. Montréal,
Fides, 2007.

205
le sens de la liberté

maintient cette demande de manière affaiblie. Il faut espérer que


la poursuite du débat public introduira des arguments qui seront
de nature à rassurer ces parents, qui les inciteront à adhérer à une
laïcité ouverte et généreuse. N’oublions pas que le programme a
reçu du Législateur une consigne très claire€: le christianisme, le
judaïsme et les spiritualités amérindiennes doivent en constituer
les domaines privilégiés.
Mes conclusions seront brèves et, je l’espère, précises. La
position du Gouvernement du Québec dans l’achèvement du
processus de déconfessionnalisation du système scolaire repose sur
un recours rigoureux au principe de l’égalité, qui est ici proposé
dans un dispositif institutionnel où il renforce la neutralité de l’État
eu égard au pluralisme religieux et moral. Il me semble très difficile
de contester la nouvelle formulation de l’article 41 de notre Charte
en invoquant une atteinte à la liberté de conscience ou à la liberté
de religion. Il faudrait pour cela deux ensembles d’arguments qui
ne semblent pas disponibles€: d’abord des arguments pour renverser
la position de neutralité, qui est un acquis de la laïcité moderne,
par une obligation de soutien; ensuite des arguments qui dans ce
cas où le soutien serait restauré protégeraient l’égalité. La situation
actuelle, qui a confirmé les analyses lucides du Rapport Proulx, ne
rend possible ni les uns ni les autres. On peut donc comprendre
les raisons qui ont amené la Commission Bouchard Taylor à
recommander dans son rapport l’implantation du programme
d’Éthique et culture religieuse, car ce programme est proposé
comme un élément essentiel de l’éducation au pluralisme dan un
contexte de neutralité et de laïcité.
En revanche, nous devons reconnaître que le doute porté sur
l’objectivité dans les matières religieuses et morales doit être
pris très au sérieux. Ce doute doit nous conduire à une rigueur
supérieure concernant la mise en œuvre d’une authentique
neutralité. Une interprétation littérale du texte de l’article 18
du Pacte international, notamment de l’expression relative au

206
georges leroux – liberté religieuse et liberté de choix

«Â€choix des moyens€» peut en effet conduire certains à contester


toute forme d’éducation ou d’enseignement pouvant avoir une
portée morale, spirituelle ou religieuse. Par exemple, si un élève
du secondaire est amené à lire Goethe ou Voltaire, pourrait-on y
trouver argument contre la liberté de conscience ? Ou encore, si
un élève du primaire est invité à remarquer que sur le territoire
où il habite sont présentes à la fois des églises, des synagogues et
des mosquées, pourrait-on y trouver argument contre la liberté
religieuse ? Si par surcroît on invite cet élève à réfléchir sur le défi
de la coexistence commune et sur la reconnaissance de l’autre,
dira-t-on que la seule mention de l’autre induit le relativisme et
conduit à l’endoctrinement ? Nous savons que ces positions sont
hélas représentées dans quelques milieux particulièrement inquiets
de l’éducation morale et religieuse de leurs enfants. Le panthéisme
romantique ou l’athéisme rationnel, pour ne rien dire de la réalité
du pluralisme, ne sont que des exemples des occasions où une
certaine rigidité peut conduire à des excès dans la revendication
de la liberté de conscience et de religion.
Il nous appartient par conséquent de développer, comme le
font partout actuellement aux Etats-Unis comme en Europe, des
arguments clairs en soutien de l’objectivité et de la neutralité dans
notre rapport à la transmission du patrimoine moral et religieux
de l’humanité autant que dans l’éducation éthique de la jeunesse.
Comme Martha Nussbaum nous y invite, nous devons concevoir
notre responsabilité à l’égard de la liberté de conscience et de la
liberté de religion d’abord comme une responsabilité de vigilance
et de protection contre la tyrannie de la majorité. La contestation
actuelle de parents catholiques doit nous protéger de ce qu’elle
appelle «Â€ overconfidence€ »Â€ : il ne suffit pas en effet de mettre
en place des législations généreuses, sécularisées, tolérantes et
soucieuses de l’égalité. La déconfessionnalisation appartient à
ce corps législatif égalitaire et nous devons nous en réjouir. Mais
encore faut-il rendre possible l’avènement de cet espace public

207
le sens de la liberté

pluriel où elle peut être mise en œuvre sans donner l’apparence


de brimer «Â€la liberté de choix€» et sans causer une inquiétude
déstabilisante à des groupes de la population qui n’en comprennent
pas les motifs. L’école constitue un tel lieu, et il est essentiel qu’il
ne soit pas un lieu catholique ou protestant ou athée, mais un lieu
civique où se rencontrent diverses conceptions de la vie bonne et
où entrent en discussion les principes qui les soutiennent. Tous les
parents demeurent catholiques, protestants, musulmans ou athées,
mais comme l’écrit Martha Nussbaum, dans l’école, cela ne devrait
avoir aucune importance, «Â€non pas parce qu’ils n’enseignent pas
ces valeurs à leurs enfants et les chérissent comme leur meilleur
espoir personnel dans un monde confus. Mais ils reconnaissent que
l’espace qu’ils partagent avec d’autres est un espace où existent des
opinions différentes sur des questions ultimes, et ils respectent les
ressorts de la conscience chez leurs concitoyens qui les conduisent
à des conclusions différentes, par des chemins divers, même quand
ils jugent que ces conclusions et ces chemins sont profondément
erronés1.€»
Georges Leroux, professeur émérite
Département de philosophie
Université du Québec à Montréal

1.╇ Martha C. Nussbaum, op. cit. ,p. 362.

208
La pire des lois vaut-elle mieux que
le meilleur des maîtres€?

L
orsque Rousseau écrit dans la 8ème Lettre de la Montagne€:€«Â€la
pire des lois vaut encore mieux que le meilleur des maîtres,
car le maître a des préférences arbitraires et la loi n’en a
jamais.€», il entend par loi une déclaration de la volonté générale
sur un sujet d’intérêt commun et par maître le maître d’esclave.
Il maintient le sens premier d’eleutheria des grecs et de libertas
des romains pour qui la liberté se définissait comme absence d’
esclavage qui consiste à vivre à la merci d’autrui «Â€ C’est un extrême
malheur d’être le sujet d’un maître duquel on ne peut jamais être
assuré qu’il soit bon puisqu’il est en sa puissance d’être mauvais
quand il voudra .€» (La Boétie, Contr’un).
La liberté dont se réclame Rousseau n’est pas la liberté négative
dont parlera plus tard Isaah Berlin (qui l’a trouvée, entre autres,
chez B. Constant), entendue comme non interférence, absence de
toute immixtion d’autrui dans ma sphère d’action. La liberté pour
Rousseau est une liberté que j’appellerai républicaine, entendue
comme absence de domination, une liberté qui pose ses propres
réquisits institutionnels.
Liberté politique et indépendance s’excluent mutuellement,
c’est la loi qui permet de sortir des impasses de l’indépendance
en nous libérant des rapports réels de dépendance matérielle qui
nous lient les uns aux autres. Il s’ensuit une critique radicale de la

209
le sens de la liberté

propriété privée entendue comme fondement du lien social, elle


est mise en question comme€source de misère et d’horreur, il s’agit
d’en découvrir le titre juridique, l’origine réelle ce qui revient à la
comprendre à la fois comme droit et comme fait.
La question que je pose dans cette intervention en fait surgir
immédiatement une autre€: si l’esclave emblématique a des fers
et des chaînes, l’assujettissement volontaire aux lois au nom de la
liberté ne revient-il pas à se forger aussi des chaînes€? Hobbes n’a
pas d’hésitation sémantique€:
De même que les hommes pour se procurer la paix et par là se préserver
eux-mêmes ont fabriqué un homme artificiel appelé République, ils
ont aussi fabriqué des chaînes appelées lois civiles qu’ils ont eux-
mêmes par des conventions mutuelles attachées au bout des lèvres d’un
homme ou d’une assemblée à qui ils ont donné le pouvoir souverain et
de l’autre à leurs propres oreilles. Ces liens qui n’ont par leur nature
propre aucune force, on peut néanmoins sous l’effet du danger qu’il y
a à les rompre faire qu’ils résistent. (Léviathian, II, XXI)
La liberté pour Hobbes réside dans ce que la loi passe sous
silence, acheter, vendre choisir sa résidence etc...
Chaînes pour chaînes, ser vice forcé de l ’esclave ou
assujettissement volontaire du citoyen aux lois, voilà l’alternative,
l’assujettissement volontaire pourrait paraître préférable si ce choix
ne se heurtait dans la réalité à des exigences excessives du pouvoir
telles que la soumission à un bon maître peut sembler préférable
(en effet , la souveraineté du peuple étant proclamée, le peuple
n’a jamais le pouvoir, il a des représentant qui gouvernent pour
lui) . La question recouvre alors une pertinence inattendue€: une
servitude indéterminée, laissée à la discrétion d’un bon maître ne
vaut-elle pas mieux qu’un assujettissement volontaire retourné en
servitude surdéterminée?

210
paule-monique vernes – la pire des lois...

De nouvelles questions s’ajoutent à la question initiale€:


1. Quel critère permet de distinguer servitude et assujettissement
aux lois€?
Une fois admis le postulat kantien€: l’homme est un animal
qui, lorsqu’il vit parmi d’autres membres de son espèce, abusera à
coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables , il a donc besoin
d’un maître qui limite sa volonté particulière et le force à obéir à
une volonté universellement valable afin que chacun puisse être
libre. Ce maître ne peut se trouver que dans l’espèce humaine et il
est lui aussi un animal qui a besoin d’un maître qui doit être juste
par lui-même. Tâche impossible, nous retombons sur la question
circulaire€:€«Â€ qui éduquera les éducateurs du peuple ?€» À la place
du dernier maître de la série, il faut mettre la loi ou plutôt les lois,
il faut remplacer la fatalité d’une nature animale par le destin des
groupes et la formulation de lois multiples qui ne me forcent pas
comme la loi du maître mais m’obligent dans la mesure où j’y ai
consenti.
C’est en consentant à la limitation d’une liberté naturelle sans
limites que l’on conquiert la liberté légale, limitée. Kant la définit
comme la faculté de n’obéir à aucune loi extérieure si ce n’est à
celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment€; cette liberté
s’accompagne d’un droit de contrainte essentiel. En s’obligeant
au respect de la loi, le citoyen jouit par la même du droit d’y
contraindre tout un chacun, tenté d’y contrevenir, c’est sur cette
loi de contrainte réciproque que s’édifie pour Kant la construction
du concept de droit.
C’est la réciprocité conquise sous la contrainte acceptée qui
semble distinguer la servitude et l’assujettissement politique,
mais à la simple réciprocité qui existe déjà normalement dans
l’échange économique où ce que donne l’un est égal à ce que donne
l’autre en retour, il faut ajouter avec Rousseau l’idée de mutualité
des individus où ce que fait l’un affecte tous les autres€ :€ «Â€ Les
engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que

211
le sens de la liberté

parce qu’ils sont mutuels et leur nature est telle qu’en les remplissant
on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi.€»
Ce lien de l’obligation et de la mutualité est le pendant inversé
de l’impossibilité de promettre d’obéir€: On ne peut promettre
d’obéir, on ne peut que s’engager mutuellement€; la mutualité est
inscrite dans l’obligation et non pas le seul consentement, car le
consentement est dans la résidence€: en principe, on peut toujours
s’en aller.
La liberté de chacun comme autonomie, comme obéissance
à la loi qu’il se prescrit à lui-même, fonde la possibilité d’un
monde moral, cette liberté, si elle en reste à elle-même, ne ferait
que consacrer ce à quoi elle s’oppose, elle ne ferait qu’entériner
la violence diffuse dans la société, c’est pourquoi l’obéissance-
contrainte réapparaît dans le cercle politique.
N’est-il pas de situations où l’on préférerait un maître, a
fortiori un bon maître, à cette obéissance-contrainte à laquelle on
a consenti ? C’est lorsque l’État est sans visage, qu’il ne procède
plus après débats et votes d’apparat, par des lois s’adressant à des
citoyens mais par notes de service destinées à quelques milliers
de fonctionnaires. Ce n’est pas le seul cas de l’État totalitaire
mais aussi celui de l’État démocratique dans des situations dont
le paradigme pourrait être les avis de mobilisation. À propos de la
mobilisation générale du 3 août 1914 Alain écrit, dans Le Citoyen
contre les pouvoirs€:
Nous cherchions une décision et nous trouvons une circulaire
recommandée€... la forme de cet ordre effrayant mérite attention,
l’administration y a mis sa marque. L’État se montre ici sans
visage, comme il est. C’est à peu près comme si on nous avait
dit ceci€: Pour des raisons administratives et conformément aux
3600 circulaires antérieures, la plupart confidentielles, toutes les
libertés sont suspendues et la vie des personne de moins de 50 ans
n’est plus garantie.

212
paule-monique vernes – la pire des lois...

Face à la froideur bureaucratique et parfois kaf kaienne,


moins exceptionnelle qu’on le croit dans nos démocraties, le face
à face avec un maître peut sembler préférable. La délibération
du maître peut se solder par une amnistie, déboucher sur une
exception, il y a toujours un espoir si mince soit-il. L’État sans
visage ne laisse aucune espérance, aussi comme le conclut Alain€:
«Â€ Il n’y eut point de discours et chacun alla graisser ses bottes.€»Â€
Peut-être n’est-il pas nécessaire d’envisager ces extrémités pour
préférer l’arbitraire d’une volonté dont on ne peut jamais s’assurer
qu’elle soit mauvaise puisqu’il est toujours en sa puissance d’être
bonne quand elle voudra.

2. La formule de La Boétie peut en effet être renversée, qui ne


préférerait pas le meilleur des maîtres plutôt que de tomber sous
le coup d’une loi, prête à le condamner à mort€?
L’alternative est d’autant plus pressante que la loi est mauvaise
pour moi ou en soi.
Qu’est-ce qu’une loi mauvaise pour moi€ ? Selon Spinoza
(Éthique, IV, déf. 2) est mauvais ce que nous savons empêcher
que nous possédions un bien. Une chose mauvaise entraîne une
diminution de ma puissance d’agir et par conséquent un sentiment
de privation et de tristesse. Dans cette perspective une loi peut
être bonne en soi et mauvaise pour moi dans la mesure où elle
me prive de la jouissance d’un bien ou réduit la puissance d’agir
de mon corps. C’est le cas d’une expropriation légale et d’une
condamnation à mort ou à l’incarcération après délibération de
l’organe judiciaire.
Une fois la sentence prononcée, le condamné à mort au nom
de la loi n’est-il pas dans le même cas que l’esclave exécuté sur un
simple claquement de doigt du maître€? Pour Montesquieu, il y a
une différence essentielle
ce qui fait que la mort d’un criminel est chose licite, c’est que la loi
qui le punit a étè faite en se faveur€: un meurtrier a joui de la loi qui

213
le sens de la liberté

le condamne elle lui a conservé la vie à tous les instants, il ne peut


donc pas réclamer contre elle (EDL XV, 2).
Alors, conclut Montesquieu,€« un homme à qui on ferait son
procès et qui devrait être pendu le lendemain serait plus libre qu’un
bacha ne l’est en Turquie€».
La logique du raisonnement est impeccable à partir de ses
prémisses mais ne peut-on pas considérer la peine de mort comme
une expulsion sacrificielle et le remède mortel d’une société
malade qui n’a pas su éduquer certains de ses membres ? Qu’un
certain nombre d’États l’ait supprimée témoigne sans doute que
la peine de mort est une loi mauvaise en soi, contrevenant à la
déclaration de droits, selon laquelle tout individu a droit à la vie,
à la liberté et à la sûreté de sa personne, le vivant faisant tout, non
pour se conserver mais pour s’accroître. Cette barbarie se pratique
encore dans des sociétés civilisées qui combattent par ailleurs la
violences organisée chez les autres.
Ce qui, pour l’instant, donne théoriquement raison à la thèse
du positivisme juridique, qui part de Hobbes pour aboutir à
Kelsen, l’essence de la loi réside dans sa forme et le critère de
l’ordre juridique est la contrainte€: on ne peut refuser à aucun ordre
juridique la validité sous prétexte du contenu de ses normes, la
validité objective du droit positif n’est que relative. Formellement
la loi, par-delà sa contingence que sa soudaine abrogation confirme,
c’est la loi, elle est en deça ou par delà le bien et le mal, le juste et
l’injuste€: il faut obéir à la constitution qui est en gros et de façon
générale efficace.
Le positivisme juridique est l’idéologie de l’omnipotence du
législatif que signale Tocqueville (DEA,L II,7)€ :€ «Â€ Les légistes
craignent moins la tyrannie que l’arbitraire et pour peu que
le législateur se charge lui-même d’enlever aux hommes leur
indépendance, ils sont à peu près contents€».

214
paule-monique vernes – la pire des lois...

3. Je ne vais guère m’attarder sur le dernier point que j’ai


annoncé dans la mesure où il est traité et disséqué dans nos
quotidiens habituels€: je me contenterai de mettre en relief une
contradiction.
D’une part, le discours du droit est amplifié partout, certifiant
à chacun qu’il a des droits, le droit est perçu comme purement
personnel et devient la revendication à la satisfaction de tout
désir, mon droit veut donc une liberté sans limites. Peu soucieux
de la cohérence de ses désirs successifs et changeants devenus des
caprices, l’individu ne se préoccupe guère de ceux des autres. La
revendication d’un droit à tout objet d’un désir est exacerbée, dans
les sociétés nanties, par le leurre de la marchandise, l’abondance
des objets offerts à l’achat (ou au vol), qui promettent la découverte
de sensations nouvelles et l’auto-épanouissement que l’hyper
capitalisme nous réserve avec ses technologies de pointe. Ce n’est
plus la liberté du citoyen que les Grecs nommaient eleutheria
mais celle que Platon, dans sa critique de la démocratie nommait
axousia, ou licence qui permet de faire ce que l’on veut .
D’autre part, de plus en plus d’êtres humains glissent sous
le seuil de pauvreté. Le chômage, les bidonvilles, la famine, les
banlieues sont les éléments banalisés du capitalisme mondial, c’est
dire qu’entre le discours général du droit et telle situation singulière
s’étendent des rapports de force où interviennent de nouveaux
Maîtres. Je ne fais pas ici le procès du libéralisme économique
qui, à penser le marché sans penser le pouvoir, a pu oublier le
pouvoir inscrit dans le marché car l’histoire des libertés accordées
à l’homme n’a cessé de suivre l’histoire de libertés accordées par
l’homme à l’économie . Pouvons-nous nous contenter des licences
issues du libre-échange alors que la libre circulation des capitaux
entraîne une omni marchandisation en globalisant tous les
marchés, ce qui a rendu jusqu’à maintenant impossible la tentative
de régulation des États qui ne recherchent qu’une légitimation à
leur désengagement programmé. Les États conservent dans leur

215
le sens de la liberté

propre sphère le monopole du politiquement correct et en accordent


une liberté quasi totale aux financiers, aux professionnels des
médias qui ont pour fin la formation d’une opinion publique et
au pouvoir techno scientifique€: principe de précaution et comités
d’éthiques sont de pudiques paravents à l’abri desquels se continue
une œuvre problématique.
Dans cette crise qui ne fait que commencer, les uns craignent
pour leurs petites ou grandes économies et crient comme
Harpagon€: ma cassette, ma cassette ! Les autres craignent pour
leur travail, leurs retraites, l’avenir de leurs enfants, puisque
aujourdhui, la liberté suit, non plus le sort des lois, mais celui
de l’argent-maître, on en appelle à l’État qui doit sortir de son
rôle minimal de «Â€ veilleur de nuit€», agir pour éviter les dégats
le plus graves et jouer les réassureurs€: Nicholas Sarkozy endosse
le rôle de shérif et crie€: je vous protège! Tandis que le premier
ministre français en appelle à l’unité nationale. Mais la sortie du
Far-West n’est pas pour demain et les traders sortiront vite de
leurs «Â€bleus€».

Alors, la loi ou le maître ? Le philosophe-Roi de Platon, forcé


à gouverner doit à la préexistence d’une volonté fondatrice que
son discours politique ne soit pas exhibition de soi et volonté
tyrannique, il en appelle au nomothète€ : l’athénien des Lois,
qui propose des lois adaptées à une situation historique, lois
restauratrices puisqu’il propose de revenir à l’époque de Clisthène,
(et non à celle de Périclès) à l’Athènes de la liberté où les lois sont
un compromis entre la liberté et l’ordre. Le nomothète se livre à
une tâche compliquée d’éducation car la santé du corps politique
dépend toujours de la façon dont on éduque l’enfant, ici apparaît
la figure du maître, celui qui enseigne, instruit, bref fait école.
Le meilleur des maîtres l’emporte ici sur m’importe quelle loi
puisque sa politique se fonde sur la pensée dont la nature est d’être
communauté, la koinonia même du logos.

216
paule-monique vernes – la pire des lois...

La cité de Rousseau aurait besoin de citoyen comme Émile,


lequel, paradoxalement, bien éduqué n’a pas besoin de cité,
puisqu’il est devenu maître de soi dans le double jeu des rapports
avec les choses et des rapports avec les êtres, il est comme le stoïcien
approprié à soi. Cependant dans la cité du Contrat, le jugement
du peuple souverain n’est pas toujours éclairé et doit s’en remettre
au grand Législateur, qui, ni Souverain ni Prince, est une autorité
morale dont la raison s’élève au-dessus des hommes vulgaires.
Nomothète et Législateur entérine l’idée que le souverain
ne peut s’instaurer que d’un principe méta-politique, qu’on ne
peut rien établir de politique qu’en sortant du politique et de la
législation pragmatique.
Alors préférer la politique de l’intelligence, le meilleur des
maîtres, à celle du contrat€? La cité de Platon n’a jamais existé et
le contrat ne s’est jamais incarné dans les faits, ils restent des idées
régulatrices de l’organisation politique et les deux modèles se sont
toujours entrecroisés. Le meilleur des maîtres reste au niveau du
symbolique qui se distribue dans des lois qui ont pour règle le
bien commun. La pire des lois sert l’intérêt particulier et oublie
le symbolique au profit du réel trop réel.
Reconnus inaptes à la liberté absolue, sans nous entretuer, nous
devons nous accommoder de l’alternance de la loi et du maître, de
la liberté limitée sporadique pour persévérer dans notre être.
Une véritable démocratie est l’école où l’on pratique un examen
permanent des valeurs et où chacun s’autocritique, elle a besoin

217
le sens de la liberté

de rebelles mais aussi de maîtres désintéressés, surtout pas d’un


maître exaltant la condition de disciples obéissants.
(Je pense ici au Discours du Rectorat de Martin Heidegger où le
destin de l’université est identifié à celui du Volk et aux impératifs
du national-socialisme, où les disciples n’ont plus qu’à marcher au
pas de l’oie).
Paule-Monique Vernes
professeur émérite des Universités
Chaire Unesco d’étude des fondements philosophiques de la
justice et de la société démocratique

218
Les Auteurs

L
ouise Arbour, c.c., ll.l , ll.d (hon), a récemment
terminé son mandat à titre de Haut Commissaire des
Nations Unies aux droits de l’homme. Elle a servi en cette
qualité de 2004-2008.
Mme Arbour, une ressortissante canadienne, a débuté une
carrière universitaire en 1974€ ; en 1987, elle devint professeur
agrégé et vice-doyenne au Osgoode Hall Law School de
l’Université York à Toronto, Canada. En décembre 1987, elle fut
nommée à la Cour suprême de l’Ontario (Haute Cour de justice)
et, en 1990, à la Cour d’appel de l’Ontario. En 1995, Mme Arbour
a été nommée commissaire pour mener une enquête sur la prison
pour femmes de Kingston, en Ontario.
En 1996, elle fut nommée par le Conseil de sécurité des Nations
Unies à titre de procureur en chef pour les Tribunaux pénaux
internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. En 1999, elle
devint juge à la Cour suprême du Canada.
Mme Arbour est diplômée du Collège Regina Assumpta,
Montréal (1967)€ ; et a complété un LL.L. (avec distinction) à
la Faculté de droit de l’Université de Montréal en 1970. Elle fut
admise au Barreau du Québec en 1971 et au Barreau de l’Ontario en
1977. Mme Arbour a reçu une trentaine de doctorats honorifiques
de différentes universités ainsi que de nombreux prix et médailles.
Elle est membre de nombreuses associations professionnelles et

219
le sens de la liberté

organisations et elle siège sur les conseil d’administration du


International Crisis Group et de Human Rights Watch.
Louise Arbour est née le 10 Février 1947 à Montréal, au
Québec et a trois enfants. Elle parle couramment le français et
l’anglais.

S
alah Basalamah est titulaire d’une licence et d’une
maîtrise en littérature française moderne (Paris 3),
d’un Diplôme d’études approfondies en «Â€ Lexicologie,
terminologie multilingue et traduction€» (Lyon 2), d’un Master
en droit de la propriété intellectuelle (Pierce Law) et d’un€Ph.D
en traductologie sur le droit de la traduction (UdeM). Entre 2002
et 2005, il est chargé de cours à l’Université de Montréal, où il a
enseigné, à la maîtrise, au programme d’Études internationales,
et au premier cycle, en traduction. Depuis 2005, il est professeur
adjoint à l’École de traduction et d’interprétation de l’Université
d’Ottawa.
↜Ses intérêts de recherche€sont€: la traductologie€; la philosophie
de la traduction; l’éthique et le statut du traducteur€; le rapport
de la traduction au droit (d’auteur) et au politique€ ; les études
postcoloniales€; la langue et la traduction coraniques€; les figures
de l’exil (spirituel) dans les littératures arabophone et francophone€;
la pensée musulmane occidentale médiévale et contemporaine€;
etc.€
Un des membres fondateurs du groupe de recherche Poexil
(www.poexil.umontreal.ca), Salah Basalamah est notamment
l’auteur de plusieurs articles scientifiques en traduction, en droit
d’auteur, en littérature de l’exil et en islamologie, de même qu’il
contribue dans la presse francophone québécoise et canadienne
autour des questions d’actualité liées à la présence musulmane en
Occident.

220
les auteurs

En novembre prochain est prévue la publication de son ouvrage


Le droit de traduire. Une politique culturelle pour la mondialisation
aux Presses de l’Université d’Ottawa et Artois Université
Presses (Arras) et au premier trimestre 2009, paraîtra chez VLB
(Montréal) sa traduction vers le français du livre de Fred Reed,
Shattered Images. The Rise of Militant Iconoclasm in Syria. Toronto€:
Talon Books, 2002.

A
lain Bauer détient un Diplôme d’études supérieures
spécialisées (DESS) de politiques publiques et gestion
des organisations de l’Université PARIS€I. Il a été Chargé
d’enseignement à l’Institut de criminologie de Paris (université Paris
II-Panthéon Assas), aux universités Paris€I Panthéon Sorbonne et
Paris V-René Descartes, à l’Ihesi, au Centre national de formation
judiciaire de la gendarmerie nationale, à l’université Paris II-
Panthéon Assas, Senior Research Fellow Center of Terrorism du
John Jay College of Criminal Justice à New York (Etats-Unis), à
l’Académie de police criminelle de Chine, à l’Université de Droit
de Pekin, à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris et au
Centre national de protection et de prévention.
Il est Président-directeur général d’AB Associates SA depuis
1994, de Versant SA depuis 1998. À l’Institut Alfred Fournier, il
est administrateur depuis 2003 et Secrétaire général depuis 2007.
Monsieur Bauer est aussi secrétaire général de l’Institut de relations
internationales et stratégiques (Iris) depuis 2004,de l’Institut
national des hautes études de sécurité (Inhes) depuis 2004 et
président du conseil d’orientation de l’Observatoire national de
la délinquance depuis 2003. Il est aussi membre de nombreux
comités et conseils de direction.
Il est auteur ou coauteur de nombreux €livres, articles et de
chapitres de livres.

221
le sens de la liberté

Alain Bauer est Chevalier de la Légion d’honneur, Officier de


l’ordre national du Mérite, des Palmes académiques et des Arts
et des Lettres et du Mérite agricole. Il a reçu les Anneaux d’or
du Comité international olympique (CIO) en 1995 et la Grand
croix de l’ordre de La Fayette, Médaille d’honneur de la Police
nationale en 2007.
Il a aussi été administrateur délégué de l’Institut national
supérieur d’études de défense (Insed)de 1982 à 1985, Vice-
président, chargé des affaires générales, administratives et
financières de l’université Paris I - Panthéon Sorbonne de 1982 à
1989 et Membre du conseil de la Chancellerie des universités de
Paris de 1983 à 1988.
Monsieur Bauer a été Directeur conseil de la Centrale
d’échanges et de communication (Cecom) de 1987 à 1988, conseil
au Groupe d’études pour la construction (Gec) en 1988, chargé
de mission auprès du directeur de cabinet du Premier ministre de
1988 à 1990 et conseiller à la direction générale d’Air France en
1990. Alain Bauer a été secrétaire général du World Trade Center
Paris-la-Défense de 1991 à 1993 et membre de la commission
juridique internationale de la World Trade Center Association de
1992 à 1993. Au sein de Sari, Monsieur Bauer a été le Conseiller
du directeur général puis du président, directeur du département
de contrôle financier et administrateur de Sari Services et de Cnit
Com de 1990 à 1993. Il a aussi occupé les postes de vice-président
de Science Applications International Europe (Groupe Saic) en
1993, président du directoire du groupe Cartes jeunes en 1998 et
administrateur de Stentofon France SA de 1995 à 1998.
Il a été membre de la commission départementale des systèmes
de vidéosurveillance de la Préfecture du Nord de 1997 à 2003,
de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme
de 2000 à 2003, de la Société internationale de criminologie,
Conseil du New York Police Department (NYPD), de la sûreté
du Québec (SQ ) (Canada) et du conseil du Los Angeles Sheriff

222
les auteurs

Department (LASD). Christian Bauer a été membre du collège


de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour
l’égalité de 2005 à 2007, président du Groupe de travail sur les
fichiers de police en 2006 et rapporteur du Groupe de travail sur
la police au quotidien en 2007 et Grand maître du Grand Orient
de France de 2000 à 2003.

G
regory Baum est professeur émérite à la faculté de
sciences religieuses de l’université McGill et est détenteur
d’un doctorat en théologie de l’université de Fribourg
en Suisse (1956). Il a été nommé peritus (expert) au secrétariat
de l’unité chrétienne du concile Vatican II. Avant d’enseigner
à l’université McGill en 1986, M. Baum a été, pendant 28 ans,
professeur de théologie à St.Michael’s College de l’Université de
Toronto. Il est l’auteur de plusieurs livres. Son dernier sera publié
bientôt€: The Theology of Tariq Ramadan: A Catholic Perspective.

P
ierre Bosset est professeur de droit public au
Département des sciences juridiques de l’Université du
Québec à Montréal (UQAM). Titulaire de maîtrises en
droit et en relations internationales, il a d’abord œuvré dans le
milieu communautaire, avant d’entrer à la Commission des droits
de la personne du Québec, où il a exercé les fonctions de conseiller
juridique, puis de directeur de la Recherche et de la Planification
stratégique. À ce titre, il fut l’auteur de nombreuses études sur
la discrimination, la liberté d’expression, les droits économiques
et sociaux comme «Â€parents pauvres€ » de la Charte québécoise
des droits et libertés, ainsi que sur l’aménagement juridique de
la diversité culturelle et religieuse dans toutes ses dimensions, y
compris celles de la laïcité et de l’accommodement raisonnable.
C’est à ce titre qu’il fut, notamment, l’auteur des avis officiels de la

223
le sens de la liberté

Commission sur le port du voile islamique à l’école et sur la place


de la religion dans l’espace public. Professeur à l’UQAM depuis
2007, Me Bosset a été membre, au cours de la dernière année, du
comité conseil de la Commission de consultation sur les pratiques
d’accommodement reliées aux différences culturelles, présidée par
MM. Gérard Bouchard et Charles Taylor.

D orval BRUNELLE est l’actuel directeur de l’Institut


d’études internationales de Montréal. Il est diplômé en
droit de l’Université de Montréal (LL.B., 1962) et en
sociologie (doctorat 3e cycle de l’École pratique des Hautes études,
VIIe section, Paris, 1973). Il a été boursier du gouvernement
espagnol (Universidad Complutense, Madrid, 1962-63) et du
gouvernement français (EPHE, Paris, 1968-70).
Au cours de sa vie professionnelle, il a été successivement Chef
de cabinet du ministre des Affaires municipales, Pierre Laporte,
de 1964 à 1966, et journaliste à la Société Radio-Canada (1967-
68). Depuis 1970, il est professeur au département de sociologie
de l’Université du Québec à Montréal. Il a été co-fondateur et
directeur du Groupe de recherche sur l’intégration continentale
(GRIC) et, de 2004 à 2008, directeur de l’Observatoire des
Amériques, tous deux rattachés au Centre Études internationales
et mondialisation (CEIM) de la même université. Ses champs
de spécialisation sont l’économie politique, l’intégration dans
les Amériques et les mouvements sociaux. Ses travaux ont porté
sur le Québec (La Désillusion tranquille, 1978), le Canada (Les
trois colombes, 1985) et l’Amérique du Nord (Le libre-échange par
défaut, avec C. Deblock, en 1989). Il a également publié deux
ouvrages de théorie sociale (La Raison du capital, 1982€; Droit et
exclusion€: critique de l’ordre libéral, 1997). Un de ses livres sur la
mondialisation (Dérive globale, 2003) a été traduit en anglais et
publié par la University of British Columbia Press, en mai 2007,

224
les auteurs

sous le titre€: From World Order to Global Disorder€: States, Markets,


and Dissent.
Il a de plus co-dirigé ou dirigé la publication de plusieurs
ouvrages collectifs, parmi lesquels L’A LENA€ : le libre-échange
en défaut, avec C. Deblock, en 2004, et Main basse sur l’État€ :
les partenariats public-privé au Québec et en Amérique du Nord, en
2005, ainsi que Gobernabilidad y democracia en las Américas€: teorías
y prácticas, Editorial de la Universidad Tecnica Particular de Loja,
Équateur, en 2007. Il a également écrit, en collaboration avec,
entre autres, Jackie Smith et Marina Karides, Global Democracy
and the World Social Forums, publié par Paradigm Publishers aux
États-Unis, en juin 2007. Par ailleurs, il a été professeur invité dans
plusieurs universités, notamment à Aix-en-Provence, à Toulouse,
à Montevideo, à Rome et à Harbin.
Il est actuellement impliqué dans au moins deux projets de
recherche, l’un avec l’Institut de recherches et d’études féministes
(IREF) sur la libéralisation des marchés et les conditions de travail
et de vie des femmes, l’autre avec le Collège des Amériques sur la
gouvernance et la démocratie dans les Amériques.

225
le sens de la liberté

M
arie-Françoise Labouz est professeure de droit
public international et européen et titulaire d’une
Chaire Jean Monnet à l’Université de Versailles.
Elle est aussi professeure invitée à la Chaire Jean Monnet de
l’Université de Montréal (1999). Madame Labouz a publié aux
Editions Bruylant, Le Partenariat de l’Union européenne avec les pays
tiers (dir. 2000)€; Intégrations et identités nord américaines vues de
Montréal (dir. 2001, Actes d’une université d’été sous sa direction
à l’université de Montréal 1995/2000)€ ; Droit communautaire
européen général (2003)€ ; La diversité culturelle en question(s)/
cultural diversity in question(s) (codir. avec Mark Wise, 2005)€ ;
L’Union européenne élargie aux nouvelles frontières et à la recherche
d’une politique de voisinage (codir. avec Christian Philip, Panayotis
Soldatos, 2006). Elle a collaboré notamment à la Revue Québécoise
de droit international, à la Revue de droit de McGill, aux travaux
de la Chaire Jean Monnet , de l’Institut d’études européennes de
Montréal.

G
eorges Leroux est professeur émérite au Département
de Philosophie de l’Université du Québec à Montréal,
où il a enseigné de 1969 à 2006, Georges Leroux est
d’abord connu comme helléniste. Il est membre de l’Académie
des Lettres du Québec. Collaborateur au journal Le Devoir,
il s’intéresse aux grands dossiers culturels contemporains.
Engagé dans la promotion de la laïcité scolaire, il a travaillé à
l’élaboration du nouveau programme d’Éthique et de culture
religieuse (Éthique, culture religieuse, dialogue. Arguments pour
un programme, Fides, 2007). Membre du comité conseil de la
Commission sur les pratiques d’accommodement reliées aux
différences culturelles, il intervient sur divers sujets d’éthique et
d’éducation. Son récent livre (Partita pour Glenn Gould. Musique

226
les auteurs

et forme de vie, Presses de l’Université de Montréal, 2007) lui a


valu le Grand prix du livre de la Ville de Montréal.

P
eter Leuprecht a enseigné aux Universités de
Strasbourg et de Nancy ainsi qu’à l’Académie de droit
européen de Florence. Professeur au Département des
sciences juridiques de l’UQAM et professeur à la Faculté de
droit de l’Université McGill dont il a été le doyen de 1999 à
2003, Monsieur Leuprecht s’est spécialisé dans les domaines
du droit international et des droits de la personne. Dès 1961, le
jeune diplômé de l’Université d’Innsbruck (Autriche) amorce
une brillante carrière au Conseil de l’Europe. Il y restera jusqu’en
1997 après avoir été, entre autres, secrétaire du Comité des
ministres, directeur des Droits de l’Homme et Secrétaire général
adjoint (poste électif). Conseiller au Ministère canadien de la
Justice de 1997 à 1999, membre du Comité des «Â€ Sages » qui
a préparé le programme d’action sur les droits de la personne
pour l’Union européenne de l’an 2000, monsieur Leuprecht€€a€
aussi€€été €représentant spécial du Secrétaire général des Nations
Unies pour les droits de la personne au Cambodge de 2000 à
2005. Il a été directeur de l’Institut d’études internationales de
Montréal de 2005 à 2008.€
Peter Leuprecht est lauréat du Prix du civisme européen
(1991) et du Human Rights Award of the Lord Reading Law Society
(2001).

G
iorgio Malinverni est diplomé en droit de
l’Université de Fribourg (Suisse) et de l ’Institut
universitaire de hautes études internationales de Genève.
Il a enseigné le droit constitutionnel et le droit international
des droits de l’Homme à la Faculté de droit de l’Université de

227
le sens de la liberté

Genève de 1974 à 2006 et a été professeur invité aux Université


de Lausanne, Neuchâtel, Nice, Paris II et Strasbourg.
Giorgio Malinverni a été membre suisse de la Commission de
Venise du Conseil de l’Europe de 1190 à 2006, membre du Comité
des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies
de 2001 à 2006 et membre du Comité consultatif institué par la
Convention-cadre pour la protection des minorités nationales en
2002.
Depuis le 19 janvier 2007, il est juge à la Cour européenne des
Droits de l’Homme.

C
hristian Philip est diplômé de l’Institut d’études Politiques
de Paris en 1968 et Docteur en Droit de l’Université Paris
II en 1973.
Il débute sa brillante carrière en octobre 1970 comme assistant
à la Faculté de Droit et des Sciences Économiques du Mans. Il
sera nommé professeur à la Faculté en 1977 et Doyen en 1979. Il
a été Président de l’Université du Mans de 1979 à 1983. Pendant
cette période, il est admis (7e) au concours d’agréation de Droit
public en 1976, membre du jury du concours d’entrée à l’E.N.A.
(1982) et nommé professeur à l’Université Jean Moulin (Lyon
III) en 1982.
Monsieur Philip a été élu au CNESER en juin 1983 et membre
de sa section permanente de 1983 à 1986. Il a été directeur du Centre
de Documentation et de Recherche Européennes et responsable du
D.E.A. “Droit Communautaire” à l’Université Lyon III de 1984
à 1988 et à nouveau de 1996 à 2008. Il a été membre du jury du
concours d’accès au cycle préparatoire de l’E.N.A. en 1984 et 1985
et chargé de mission à l’AUPELF- Association des Universités
Partiellement ou Entièrement de Langue Française de 1985 et
1986. Monsieur Philip a été nommé Directeur des Enseignements
Supérieurs au Ministère de l’Éducation Nationale en 1986, nommé

228
les auteurs

Recteur de l’Académie de Reims en mai 1989, nommé Recteur


de l’Académie de Clermont-Ferrand en mars 1992, directeur
de Cabinet du Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la
Recherche de 1993 à 1995 et Vice-Président de la Délégation à
l’Union européenne de l’Assemblée Nationale de 2002 à 2007. Il
a été Président d’Avenir Transports de 2002 à 2007 et Président
de Lyon Parc Auto de 2001 à 2008.
Christian Philip est élu conseiller régional Rhône-Alpes de
1986 à 1989. Il a été Premier Adjoint au Maire de Lyon, Vice-
Président de la Communauté Urbaine de Lyon et Président du
SYTRAL entre 1995 et 2001. Il a également été Conseiller général
du Rhône de 1998 à 2002, Maire du 3e arrondissement de 2001
à 2002 et Député du Rhône de 2002 à 2007.
Monsieur Philip est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les
questions européennes dont : Le Dictionnaire Juridique des
Communautés Européennes (PUF) ; Deux manuels : Institutions
Européennes et Droit Social Européen chez Masson ; Trois « Que
Sais-je » : La Cour de justice des Communautés Européennes,
un recueil des «Â€principaux textes institutifs des Communautés
Européennes€ » , et «Â€ La Constitution Européenne€ » (2004) et
co-auteur du «Â€Lexique des termes juridiques€» chez Dalloz avec
plusieurs collègues de la Faculté de Droit de Lyon.
Aujourd’hui, Christian Philip est, depuis le 20 juin 2007, le
Représentant personnel du Président de la République pour la
Francophonie. Il est aussi Président de la CODATU (Association
pour le développement des politiques de mobilité dans les pays
émergents), professeur à l’Université Lyon III , Vice-président du
Mouvement européen France et Président de la Fédération des
Industries Ferroviaires.

229
le sens de la liberté

L
’honorable J. J. Michel Robert, C.P., C.R., B.A., LL.L.
est diplômé du Collège Ste-Marie, Montréal, B.A. en
1958 et de l’Université de Montréal, LL.L. en 1961 et à
l’Université McGill, Cours d’admission au Barreau en 1962. Il a
été admis au Barreau du Québec le 3 juillet 1962.
Monsieur Robert a été associé principal de Robert, Dansereau,
Barré, Marchessault et Lauzon à Montréal de 1968 à 1990 puis
avocat associé de Langlois Robert de 1990 à 1995. Il a été nommé
membre du Comité de surveillance des activités de renseignement
de sécurité de 1991 à 1995. L’honorable J. J. Robert a été nommé
juge puîné à la Cour d’appel du Québec le 9 mai 1995 et nommé
Juge en chef du Québec le 25 juin 2002.
Monsieur Robert a aussi été bâtonnier au Barreau du Québec de
1974 à 1975 et président de la Fédération des professions juridiques
du Canada de 1976 à 1977. Monsieur Robert a été membre du
Conseil Associé du barreau canadien de 1975 à 1982 et du Corps
École des Officiers canadiens de 1956 à 1960. Il a été chargé de
cours en responsabilité extra contractuelle et en droit judiciaire
privé, faculté de droit, Université de Montréal de 1970 à 1980.
Monsieur Robert a été Lieutenant de la Réserve supplémentaire
dans le Corps Royal canadien des communications en 1960.
L’honorable J. J. Michel Robert est auteur et co-auteur de
plusieurs livres et articles.
Nommé C.R. en décembre 1982 il est aussi Judicial
Fellow, American College of Trial Lawyers depuis 1987. Il
est aussi membre de l’Association du barreau international,
de la Corporation professionnelle des conseillers en Relations
industrielles du Québec.
Dans le cadre de sa carrière politique, l’honorable J. J. Michel
Robert a été assermenté au conseil privé le 5 décembre 1991 par le
Très honorable B. Mulroney. Il a été président des jeunes libéraux
du Canada de 1963 à 1965. Il a été membre de la Commission
royale sur l’union économique et les perspectives de développement

230
les auteurs

du Canada (Commission Macdonald) de 1982 à 1985 et Président


du Parti libéral du Canada de 1986 à 1990.

P
aule-Monique VERNES est Professeur émérite de
philosophie moderne et politique dans le département de
philosophie de l’Université de Provence, vice–présidente de
la chaire de l’UNESCO d’étude des fondements philosophiques
de la justice et de la société démocratique. Elle est l’auteur d’études
sur la mondialisation et les zones de non-droit qu’elle engendre, de
travaux sur la pensée des philosophes politiques et en particulier
de JJ Rousseau (Les illusions de la communauté, la ville, le fête et
la démocratie, ouvrage couronné par l’Académie Française). Ses
livres récents ont été écrits en collaboration avec Josiane Boulad–
Ayoub, Descartes révolutionnaire et Aux fondements théoriques de
la représentation politique. Sa dernière monographie est parue, en
2008, aux PUL, Méfiez-vous de ces cosmopolites...

231
Page laissée blanche intentionnellement
Table des Matières

Introduction
Peter Leuprecht
Le sens de la liberté.............................................................. 7
Hommage à Bronislav Geremek.................................................... 7
Pourquoi un tel colloque€? ................................................... 8
Quelle libert�............................................................................... 8
Quelle loi€?..................................................................................... 9
Droits humains, mondialisation
et idéologie panéconomique. .............................................11

Louise Arbour
Mot d’ouverture................................................................ 13
Conférence d’ouverture
Dorval Brunelle
Les libertés en contexte....................................................... 17
Préliminaires...................................................................... 17
Les libertés en contexte...................................................... 19
1. L’ordre d’après-guerre...................................................26
2. Comment penser le système des droits
dans l’après-guerre froide€?............................................... 32
3. Retour sur la conjoncture..............................................37
Quelques pistes de réflexion en guise de conclusion........... 41

Libertés et Valeurs
Libertés et religions
gregory baum
La liberté et les religions..................................................... 47
La thèse .............................................................................48
Le catholicisme...................................................................48
Les autres religions............................................................. 50

233
le sens de la liberté

Les droits humains sont-ils occidentaux€?........................... 51


Une dimension universelle.................................................. 53
Repenser la liberté religieuse..............................................54
Salah Basalamah
Le sens de la liberté vu d’une perspective musulmane.......... 59
1. Universalité.....................................................................60
2. Limite.............................................................................63
3. Spiritualité......................................................................66
Conclusion.......................................................................... 67

Liberté et multiculturalisme
Christian Philip
Sans multiculturalisme peut-il y avoir libert�.................. 69
I. Pas de liberté sans respect du multiculturalisme
dans chacun de nos États....................................................70
II. Pas de liberté sans multiculturalisme
au plan international........................................................... 74
Pierre Bosset
Concevoir juridiquement la liberté dans une société
multiculturelle................................................................... 81
1. Entre individu et société€:
les sens axiologiques de la liberté....................................... 84
2. La liberté dans une société multiculturelle€:
une problématique encore mal appréhendée par le droit...101
Conclusion........................................................................ 113

Libertés et institutions démocratiques


Giorgio Malinverni
Le point de vue du juge.................................................... 123
1. Le rôle de la loi et du principe de la légalité dans le
système de la Convention européenne
des droits de l’homme...................................................... 124

234
table des matières

2. Le rôle des tribunaux indépendants et impartiaux...... 127


3. Le rôle de la clause «Â€nécessaire dans une société
démocratique€»Â€dans la technique des restrictions
aux libertés....................................................................... 128

Limites de la liberté
Marie-Françoise Labouz
Restrictions permises des libertés dans la jurisprudence de la
cour européenne des droits de l’homme.............................. 135
I. La problématique des restrictions permises...................137
1) De la logique binaire à la logique de gradation€?.............. 138
2) La Cour européenne, objet de suspicion des politiques
et des juristes........................................................................ 140
3) L’ingérence de l’État permise sous conditions ................ 142
4) La marge nationale d’appréciation et l’exigence
de proportionnalité............................................................... 144
5) La variabilité des paramètres de la marge
et de la proportionnalité....................................................... 146
II. L’illustration récente.................................................... 149
1) En présence du consensus, la marge nationale
est par principe étroite ......................................................... 149
2) Même en présence du consensus, la marge nationale peut
être large .............................................................................. 153
3) En l’absence de consensus, la marge nationale est largepar
principe................................................................................. 156
4) Même en l’absence du consensus, la marge nationale peut
être étroite............................................................................. 166
5) Le conflit d’objets et de normes ...................................... 167

Alain Bauer
Liberté et sécurité............................................................. 173

235
le sens de la liberté

Table ronde sur les limites de la liberté


Honorable J.J. Michel Robert
Présentation ................................................................... 183
Liberté religieuse et liberté de choix
Georges Leroux
La déconfessionnalisation scolaire au Québec..........................
et l’article 41 de la charte des droits et libertés.................... 189
1. Le contexte historique de la loi 95................................ 191
2. Les nouvelles mesures législatives et les principes les
justifiant............................................................................193
Paule-Monique Vernes
La pire des lois vaut-elle mieux
que le meilleur des maîtres€?............................................. 209
Les Auteurs................................................................ 219
Table des matières.......................................................233

236

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