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SAMEDI 8 FÉVRIER 2020

édimbourg (écosse) ­ envoyée spéciale

L
es 67 144 tickets ont tous été ven­
dus, « sold out », répète en boucle
une voix féminine sur le répon­
deur de la Scottish Rugby Union
(SRU), la fédération écossaise de
rugby. Samedi 8 février, son stade,
Murrayfield, affichera complet. L’Angleterre
vient défier à Edimbourg le XV du Chardon et,
en cette année 2020, les connaisseurs pro­
mettent de la sueur et des larmes, en clair, le
grand frisson. A les écouter, la joute s’an­
nonce singulière, différente des autres ren­
contres qui ont tant de fois mis en scène la
rancœur entre le peuple écossais et l’envahis­
seur anglais, ennemi de toujours, combattu
sur les champs de bataille depuis le
Moyen Age jusqu’au 1er mai 1707, jour d’entrée
en vigueur du traité d’Union.
Les soubresauts géopolitiques qui agitent
aujourd’hui les deux nations voisines expli­
quent en partie les prophéties des experts. Le
31 janvier, le Royaume­Uni a quitté l’Union
européenne, un Brexit auquel 62 % des Ecos­
sais étaient opposés. Depuis, beaucoup ne dé­
colèrent pas, unis dans l’opposition à la politi­
que conservatrice menée à Londres mais frus­
trés de leur impuissance face à un Boris John­
son détesté. Le Scottish National Party (SNP),
le parti indépendantiste, est de nouveau en
embuscade, décidé à organiser un second ré­
férendum sur l’indépendance, six ans après
celui de 2014, où 55 % des Ecossais avaient re­
jeté sa proposition de larguer les amarres. En La sélection écossaise, le 17 mars 1990, à Murrayfield, avant son match contre l’Angleterre. A gauche, le capitaine, David Sole. H. WALKER/MIRRORPIX
ce début février, le drapeau européen pourrait
bien flotter dans les tribunes de Murrayfield
aux côtés de la croix de saint André, l’em­

« Flower of Scotland »,
blème bleu et blanc de l’Ecosse que les natio­
nalistes aiment tant peindre sur leurs visages.
2020 – drôle d’année décidément – célèbre
aussi un anniversaire que personne, dans les
pubs d’Edimbourg et de Glasgow, n’a oublié :
il y a trente ans, l’Ecosse battait l’Angleterre
13­7 à Murrayfield. Un match mythique.

l’hymne des braves


Mieux, un cri patriotique qui souleva, en son
temps, une question toujours d’actualité : si
l’Ecosse devenait indépendante, quel serait
son hymne national ?
Le 17 mars 1990, les deux équipes présentes
sur le terrain sont en mesure de gagner le
tournoi – qui n’était alors que des cinq na­
tions – et de réaliser le Grand Chelem. Le XV
de la Rose, donné favori, est persuadé de vain­
cre. Dans les gradins, des supporteurs anglais Cette chanson populaire, entonnée par les supporteurs du Firth of Forth, où les collectionneurs de
arborent déjà des tee­shirts « Grand Che­ timbres, de monnaie et de médailles vien­
lem 1990 », folle arrogance. Le stade est du XV du Chardon, a une histoire indissociable nent chercher leur bonheur. C’est le dernier
bondé. Côté écossais, la pièce de théâtre, se­ sanctuaire philatélique de la ville, tous les
crètement mise en scène par le capitaine Da­ de celle du Tournoi des six nations. Si l’Ecosse devient magasins concurrents ayant disparu faute de
vid Sole et ses coéquipiers, peut commencer. clientèle. Le soir, Bob donne libre cours à son
un jour indépendante, elle pourrait devenir son hymne autre passion : la musique. Avec sa bande de
UNE CHANSON FOLK ANTIANGLAISE copains, il joue des airs traditionnels ou im­
Premier acte : la sortie des vestiaires. provise dans les cafés de la vieille ville.
« Comme d’habitude, les Anglais ont déboulé Mais ce barde à la voix mélodieuse s’est éga­
sur la pelouse en courant », se souvient John « Si nous avons décidé de faire jouer cet air po­ soit joué pour elle pendant si longtemps ? Ce lement fixé une mission politique : faire dé­
Jeffrey, l’infatigable troisième ligne écossais, pulaire, c’était pour emmener le public avec n’est pas un hymne unioniste mais un hymne couvrir à ses compatriotes quelques chan­
60 ans aujourd’hui. « Nous, nous avons mar­ nous afin qu’il nous soutienne sans relâche anglais, qui célèbre la royauté et Dieu, pas vrai­ sons du répertoire écossais susceptibles de
ché la tête haute, comme David nous l’avait de­ pendant toute la partie. Et c’est ce qui s’est ment des valeurs républicaines », conteste­t­il. devenir un jour l’hymne de sa nation chérie,
mandé. On aurait dit de fiers gladiateurs péné­ passé, la foule est devenue notre seizième Dans les meetings du SNP, raconte ce farou­ afin qu’ils puissent trancher en connaissance
trant dans l’arène », raconte, encore troublé, joueur », témoigne l’ancien centre Sean che indépendantiste, c’est plutôt Scots Wha de cause. « Bien sûr qu’il faut y songer sérieuse­
l’ancien numéro 6, surnommé par ses pairs Lineen, qui entraîne désormais la sélection Hae qui est chanté, un air patriote écrit en ment, argumente­t­il. Les choses bougent vite,
« le Grand Requin blanc », « car j’étais connu nationale des moins de 20 ans. scots, une langue traditionnelle, par le poète comme vous savez. L’histoire de l’Europe en est
pour faire des allers­retours sur le terrain à la Le troisième acte de la pièce peint des Ecos­ écossais Robert Burns (1759­1796). Mais, con­ un témoignage vibrant. Le gouvernement de
recherche des plus belles proies parmi mes ad­ sais galvanisés, résistant jusqu’à la dernière vient Christian Allard, « David Sole et ses com­ Boris Johnson peut sauter d’ici à quelques
versaires du jour ». Mais, confesse­t­il en riant, minute aux assauts anglais, sous les applau­ plices ont eu raison de choisir Flower of Scot­ mois, qui sait ? »
« tout le monde savait que j’avais un faible dissements de la princesse Anne, fidèle sou­ land, beaucoup plus populaire et dont les paro­ Sans surprise, Flower of Scotland figure
pour les mollets anglais ». tien du XV du Chardon, dont elle est la mar­ les sont régulièrement imprimées dans les quo­ dans sa liste. Pédagogue, il explique qu’elle se
Le deuxième acte du spectacle est gravé à ja­ raine. Avant de partir fêter la victoire dans un tidiens écossais avant une rencontre sportive ». réfère à la bataille de Bannockburn, où,
mais dans les mémoires locales. Cette fois­ci, night­club, les 21 héros inscrits sur la feuille de en 1314, Robert Bruce vainquit le roi
la Fédération écossaise de rugby a été mise match iront enregistrer dans un studio de té­ BÉMOL ET CORNEMUSE Edouard II d’Angleterre pendant la première
dans la confidence ; impossible de faire autre­ lévision d’Edimbourg un disque devenu col­ « COMMENT  En 2014, le SNP tenta vainement d’embriga­ guerre d’indépendance. Et confirme surtout,
ment, puisque tout doit se jouer au moment lector. Sur la pochette, les joueurs photogra­ L’ÉCOSSE A­T­ELLE  der les vainqueurs du 17 mars 1990 dans la sourire aux lèvres, que contrairement à ce
du cérémonial – très officiel – des hymnes. phiés en kilt. A l’intérieur, un seul chant : campagne en faveur de l’indépendance, per­ que beaucoup d’étrangers pensent, Flower of
Alors que les cornemuses viennent de finir le Flower of Scotland. Depuis, cet air s’est fait con­ PU ACCEPTER QUE  suadé que le choix d’entonner Flower of Scot­ Scotland ne fait pas référence au chardon
God Save the Queen joué en l’honneur des An­ naître et apprécier à l’étranger, même dans les land et leur détermination sur le terrain tra­ mais à la fine fleur de la nation écossaise ap­
glais, un lourd silence tombe sur Murrayfield. stades de football. En France, les supporteurs LE “GOD SAVE THE  duisaient une sincère volonté politique de pelée, dans la ballade, à prendre la relève des
Les images de l’époque montrent David Sole ultras du Paris Saint­Germain l’ont repris dès chasser l’Anglais hors d’Ecosse. Devenu pa­ troupes de Robert Bruce pour bouter hors
se tourner vers la fanfare du 1er bataillon du la fin des années 1990 en y accolant des paro­
QUEEN” SOIT JOUÉ  tron d’un cabinet de conseil qui propose du des frontières l’ennemi ancestral.
régiment d’infanterie britannique, les Gor­ les à la gloire de la capitale (Oh ville lumière). POUR ELLE PENDANT  coaching aux chefs d’entreprise, David Sole Sa voix s’élève soudain dans la boutique, au
don Highlanders, et faire un discret signe de Samedi, les joueurs de 2020 pénétreront­ils dut expliquer publiquement qu’il était au milieu des dizaines d’albums de timbres ran­
tête. Flower of Scotland, une chanson à faire sur la pelouse de Murrayfield en marchant SI LONGTEMPS ?  contraire en faveur du non, la seule réponse gés en hauteur sur les étagères en bois. Il bat
frissonner tout un stade, retentit alors, re­ afin de « briser la routine anglaise », consigne économique pertinente, selon lui. Beaucoup la mesure et insiste sur une note : « Vous avez
prise en chœur par des milliers et des milliers scrupuleusement observée par leurs aînés il y CE N’EST PAS UN  de ses coéquipiers firent de même. entendu le bémol ? Il est dans la version origi­
de poitrines. Sur la chaîne de télévision écos­ a trente ans ? Leur coach, Gregor Townsend, HYMNE UNIONISTE  « Eh oui, regrette Christian Allard, David Sole nale des Corries, mais il est impossible à rendre
saise, le journaliste, ému aux larmes, parvient ancien demi d’ouverture de l’équipe natio­ incarne parfaitement le dilemme de nombre à la grande cornemuse. Ce serait un peu bi­
seulement à murmurer qu’il n’a jamais res­ nale, a mille fois entendu le récit du MAIS UN HYMNE  de mes concitoyens qui se vivent comme de zarre, non, de choisir un hymne impossible à
senti une telle sensation. 17 mars 1990. Qu’a­t­il décidé ? Rien n’a filtré à hardis Ecossais mais ne parviennent pas à se jouer sur notre instrument fétiche ? » Préfére­
Ce n’était pas la première fois, pourtant, que Oriam, le centre d’entraînement des sportifs ANGLAIS » sortir de cette drôle d’Union, qui dure depuis rait­il Scots Wha Hae ? Scotland the Brave ?
cette ballade créée en 1967 par un duo folklo­ écossais, dans la banlieue d’Edimbourg. CHRISTIAN ALLARD maintenant plus de trois cents ans. » Est­ce en Freedom Come­All­Ye ? Impossible de le savoir.
rique d’Edimbourg, The Corries, et perçue Le 31 janvier 2020, Brexit oblige, le député ancien député européen raison de l’échec de cette tentative de récupé­ Bob refuse d’influencer qui que ce soit en in­
comme passionnément antianglaise, rem­ européen franco­britannique Christian Al­ ration que, dans son livre blanc intitulé « Scot­ diquant pour quelle musique son cœur pa­
plaçait l’hymne britannique adopté depuis lard a dû renoncer à son siège. A Strasbourg, il land’s Future » et publié pour défendre le oui triote bat la chamade.
des décennies par l’Ecosse, bien malgré elle. siégeait au sein du groupe des Verts­Alliance au référendum de 2014, le SNP oublia d’évo­ Bémol ou pas bémol, une chose est cer­
La chanson avait été testée en catimini à libre européenne. Exilé depuis trente ans et quer la question d’un hymne national alors taine : samedi, quand les sonneurs lanceront
l’automne 1989 lors d’un match amical con­ marié à une Ecossaise, ce solide quinquagé­ que le drapeau, la langue officielle et même le Flower of Scotland à Murrayfield, l’émotion
tre les Fidji, puis interprétée une deuxième naire natif de la Côte­d’Or qui aime porter le gouvernement étaient déjà choisis ? sera à son comble. Deux couplets seront
fois contre la France, le 17 février 1990 ; une kilt et le spencer est un ancien élu du SNP. Dé­ D’ailleurs, adopter un hymne, oui, mais le­ joués, bien sûr. Dans les tribunes, qu’ils
simple répétition, en réalité, avant le bouquet sormais simple conseiller municipal à Aber­ quel ? Depuis trois ans, l’indépendantiste Ro­ soient en faveur ou non de l’indépendance,
final du 17 mars où deux couplets – du ja­ deen, il se souvient très bien de la prestation bert Murray, 62 ans, travaille à la question. Cet on peut parier que les braves de 1990 à nou­
mais­vu – sont exécutés. de 1990 et ne manquerait pour rien au homme a deux vies. Le jour, il est le proprié­ veau réunis, John Jeffrey et Sean Lineen en
Dès lors, Flower of Scotland devient monde celle de samedi. « Comment l’Ecosse a­ taire de « Robert Murray Stamp Shop », une tête, chanteront haut et fort. 
l’hymne – non officiel – de tout un peuple. t­elle pu accepter que le God Save the Queen boutique située au nord d’Edimbourg, près marie­béatrice baudet

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