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Pierre BACELON

Mon Guillain-Barré à moi

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Syndrome de Guillain-Barré
Informations et témoignages autour de la maladie
Novembre 1973. J'attrape une maladie
carabinée. Un quart de siècle après les
copains me disent : "Ecris ça, c'est
intéressant". Un boulot sérieux d'écrire
ça. Après vingt cinq ans il va falloir
remuer les neurones oublieux des
misères du passé. Neurones debout dans
vos bottes, au pas de charge, cerveau
laisse aller tes souvenirs, ne sois pas têtu,
laisse filer la quenouille de ce qui fut et
que le temps n'a pas effacé au bord des
grèves de l'infini, d'où, parait-il nous
venons.
Mais au fait, droit au but, la nef attend
son passager, au grand largue, au plus
près, tout est dans l'allure, au gré des
vents embarquons !

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Chapitre I
La chute
1973. La nef navigue et flotte. Il a fallu écoper
quelque peu deux ans avant : divorce et séparation
d'avec les trois enfants issus de l'union, 5, 4 et 2 ans.
D'un point de vue professionnel je suis enseignant
-chercheur à l'université de Jussieu, en thèse avec pour
sujet : "La solvatation des anions". Comprenne qui
pourra. Ca n'avance pas très vite, mais comme dit ma
directrice de recherche : "Il est opiniâtre".
Fonctionnaire titulaire.
J'habite Evry, Ville nouvelle, ayant quitté après la
séparation, les enfants confiés à la mère, le cinq pièces
de la Mairie de Montreuil pour un deux pièces tout neuf
en 1972. Sur cette terre à blé de l'Essonne -la référence
absolue en qualité- on peut voir les bulldozers ériger des
buttes artificielles pour rompre la monotonie du début
de cette immense plaine de la Brie.
Je sens un froid avec les amis que m'invitent plus que
rarement à leurs agapes. Bien que 1968 soit passé par-
là, ça ne se faisait pas encore beaucoup la séparation
des mariés (mais après quelle hécatombe !). Tout ça,
ces détails, font partie du sujet, du planter du décor, ne
serait ce que pour envisager le côté psychologique de la
maladie afin de n'en pas trop charger le côté physique.
Il faut faire dans le psychosomatique.
Mais des faits ! Mon frère Jacques a acheté une ferme
près de Pontoise dans le Vexin où les maisons n'ont
quasiment pas d'ouverture ; et l'intérieur est à refaire

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dans sa totalité. Plus de femme, plus d'enfant, l'encore
jeune célibataire moi-même vient aider son frère aux
aménagements extérieurs et intérieurs. Nous sommes
en octobre, les travaux sont durs, ça cogne dans tous
les coins. Mon outil préféré c'est la masse. En coup
droit ou en revers (je joue beaucoup au tennis), c'est un
vrai plaisir de faire arriver l'engin le plus vite possible
sur le caillou -du calcaire dans cette région- afin
d'ouvrir une porte-fenêtre dans un mur plein de
quarante centimètres d'épaisseur. J'y vais d'un tel cœur
qu'autour de moi un vide se fait. D'ailleurs je préfère
l'activité physique du travail manuel au sport que je
considère comme une perte d'énergie uniquement
dévolue au jeu. Bref je cogne comme un sourd, tai-chi
de la masse.
Soudain la pierre qu'atteint la masse se casse trop
aisément. Emporté par l'élan ma main gauche s'érafle
sur le mur. Ce n'est vraiment pas grave mais par
précaution j'arrête pour vérifier les dégâts. Je constate
avec étonnement que l'éraflure correspond en fait à
une coupure assez profonde du médium gauche.
(Cependant que j'écris cela j'en cherche la cicatrice,
mais ça ne devait vraiment pas être grave car il n'en a
pas, mais en y regardant de plus près, elle se voit, une
cicatrice d'un centimètre de long sur un millimètre de
large juste assez large pour dire qu'elle est là, à la place
exacte de l'alliance que je viens de quitter par le
divorce.)
Geneviève la sœur de Nadine (Nadine étant l'épouse
de mon frère Jacques) s'approche. Elle va sur ses dix
neuf ans. Et me dit :

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- Où est la bague en verre que je t'ai rapporté de
Turquie ?
- Je ne sais pas mais je n'ai plus de bague.
- Donc c'est elle qui t'a coupé pendant le choc. Je suis
très embêtée c'est une bague porte-bonheur avec l'œil
bleu, et c'est elle qui t'a blessée.
- Laisse, dis-je, ce n'est pas méchant, le doigt plie à la
demande donc les tendons ne sont pas coupés, ce n'est
rien, sinon que ça saigne beaucoup, ça nettoie la plaie,
tant mieux.
Frère et belle-sœur viennent constater les dégâts.
Tout le monde s'accorde qu'il n'y a pas de quoi
fouetter un chat, ce n'est pas grave. Cependant...
cependant... qui guette l'écorché campagnard ? Mais
oui c'est lui, le malfaiteur, le mafieux, l'intrus, le démon
seulement visible au microscope, le ténébreux,
l'anaérobique (ce n'est pas le contraire du nouveau
sport des salles de gymnastique) le terrible tétanos, la
terrible bactérie tétanique, tout juste un peu moins
grave que la rage virale. Le démon des fermes du
Vexin, de partout, où a pu courir la gente équine,
cheval ou baudet, le perfide tétanos. Paralysie rigide
qui commence par les muscles des mâchoires (le
trismus si je me souviens bien) puis envahit les
membres qui prennent une rigidité quasi cadavérique
pour finalement atteindre les muscles intercostaux d'où
un arrêt respiratoire définitif et le décès de l'intéressé
parfaitement conscient de sa misère. Charmant
paysage, quelle horreur, si jeune en plus (j'apprendrai
plus-tard que cela fait 50 morts par an dont 90% ont
plus de soixante dix ans).

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Bon, bref il faut que j'aille me faire faire un sérum
antitétanique à l'hôpital de Pontoise le plus vite
possible, sur-le-champ. Je proteste comme un beau
diable, je déteste les piqûres, les injections, tout trouage
de peau m'est insupportable, certainement un reste
archaïque du réflexe de défense de trouer la peau,
premier pas vers le tatouage (vingt ans après cette
aventure, ceux qui se sont fait, trouer la peau pour
transfusion de sang -la plupart du temps inutile-
connaissent le calvaire du sida ou de l'hépatite
distribués gratuitement, en prime en quelque sorte.)
Mais les supplications alarmées l'emportent sur la
sagesse ancestrale peut-être de peur que si le frangin a
raison il n'ait pas sur la conscience une maladie aussi
épouvantable.
Donc j'y vais, quelques kilomètres en voiture jusqu'à
l'hôpital de Pontoise. Je me vois encore couché sur une
table d'observation en caleçon dans une pièce fermée
avec une seule porte. Arrive un être humain féminin
porteur d'une seringue qu'elle me plante dans la cuisse
gauche, appuie consciencieusement sur le piston pour
protéger ma santé (excellente) à l'aide d'un sérum
antitétanique. Puis soudain elle cesse sa poussée, la
seringue est encore à moitié pleine, me laisse dans la
pièce, s'enfuyant par la petite unique porte. Je trouve
tout ça étrange mais présume que le rituel antitétanique
demande un temps d'arrêt. (J'aurais dû en profiter pour
faire une prière, ou fiche le camp en vitesse, mais qui
connaît l'avenir ?).
Effectivement le genre humain revient quelques
minutes plus tard, termine l'injection et s'en va comme

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elle est venue : par l'unique petite porte. Bien servi, je
remonte le pantalon, rien à dire, le genre humain n'a
pas resquillé j'ai pu voir qu'on m'a enfilé toute la dose
dans la jambe gauche. Merci le corps médical je suis
sauvé ! Je rentre chez mon frère, je mange et suis pris
par un sommeil irrépressible. Bon, et bien voilà c'est
tout. Pendant quinze jours.
Après quinze jours je me sens flagada, mou. Mais ça
va, je parcours mes cinq mille mètres à la course à pied
et le tennis du week-end. Je vais au laboratoire de
recherches (la solvatation des anions...) mais un peu
plus lentement. Et puis après ça se dégrade, l'anxiété
me dégringole dessus parce que ça se dégrade, les pieds
sont de plus en plus lourds à soulever, les bras aussi,
les doigts s'engourdissent plein de fourmis. Je me
secoue, je fais un cinq mille mètres de plus, j'y arrive je
me rassure. Mais je constate que le surlendemain je n'ai
plus la force au laboratoire de soulever une bouteille
pleine de tétrachlorure de carbone (densité un et demi)
et la repose abasourdi : je ne peux plus travailler, les
mains, les bras n'obéissent plus, aucune paralysie
cependant, non, une fatigue très profonde qui
progressivement s'étend des pieds à la tête.
Monter les escaliers et surtout les descendre devient
un combat avec stratégie et tactique. Mais ça se corse
encore : la déglutition ne se fait plus. Ca, ça fait
vraiment peur : on ne peut plus manger. D'un jour sur
l'autre ça empire, même boire devient délicat car le
liquide remonte par le nez. La douleur de lassitude
extrême se généralise. Se lever le matin exige un effort
de plus en plus grand.

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Geneviève -que je fréquente assidûment- a un studio
à Paris rue du Faubourg saint Antoine. Je ne peux plus
habiter chez moi à Evry à cause de ma faiblesse et
Sainte Geneviève m'accueille en son bercail. En face,
juste en face, l'hôpital saint Antoine. J'y vais. Une
charmante interne. Je lui dis que ça ne va pas. Elle me
fait asseoir sur une table de consultation (la déjà
deuxième et non dernière de l'histoire). Me fait le coup
du marteau de Babinski sous la rotule : aucun réflexe
rotulien, le calme plat. Un petit coup au coude : rien
aussi. Rien plus rien égal rien. L'interne aussi rien, c'est
à dire elle n'y comprend rien, va voir un collègue,
discute longuement dans le couloir, revient et me dit
de me reposer, me fait un arrêt de travail, et salut mon
joli, bon repos.
J'ai la peau dure, le lendemain je peux encore me
lever, foncer chez un médecin de quartier. J'arrive
exténué me demandant si je pourrai repartir.
M'examine, table de consultation, hésite. Me
recommande à un collègue psychiatre du coté de la
gare saint Lazare. Trois cent francs. Un spécialiste.
Salut mon joli.
Le lendemain, la peau toujours aussi dure, (mais hélas
pas au point de casser l'aiguille) taxi pour saint Lazare.
Le spécialiste. Me fait parler je ne sais plus de quoi. Je
parle. Me fixe un nouveau rendez-vous. Salut mon joli.
Trois cent francs. Spécialiste.
Le soir en mangeant la catastrophe finale s'annonce :
je suis incapable de manger une rondelle de saucisson
d'excellente qualité. Là ça devient plus que grave : ne
plus pouvoir manger du saucisson ! Désespéré je gagne

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le lit, fantôme de moi-même, l'être agile, le gémeaux
toujours là et ailleurs, le gai actif, au lit avec la crainte
du réveil, la crainte de demain. Geneviève n'y
comprend rien, personne n'y comprend rien et ça fait
trois semaines que ça dure, et moi aussi je n'y
comprends rien, rien de rien, l'angoisse monte, le
moral descend, les muscles refusent tout service.
Ah oui ! J'oubliais. Je parle de plus en plus mal. Eh
oui, le lendemain arriva. Et paf, le bouquet, impossible
de se lever, le paquet de viande au fond du lit, vautré,
même plus la force de se lever même à l'aide des bras,
des jambes et de la tête, et de plus Geneviève, dans son
mignon studio, l'amant vaincu, cloué au lit, mais pas
pour la bonne cause !
Court-circuit général, les plombs sont sautés,
machine inutilisable et une conscience parfaite de tout
ce qui se passe. La tête intacte sur un corps
parfaitement mou. Je lui demande d'aller m'acheter une
religieuse à la vanille. Elle revient. Me met la religieuse
dans la bouche. La bouche ne s'ouvre pas, aucune
force, poupée de chiffon qui n'a plus l'énergie pour
même ouvrir la bouche.
A neuf heures du matin arrive ma mère, prévenue par
mon grand frère Michel, l'ainé de mes calamités. Elle
décroche le téléphone pour le Samu de l'hôpital de la
Pitié-Salpétrière (que font ensemble la pitié et le
salpêtre, mais ça c'est une autre histoire ?). Arrive le
Samu. Brancard dans l'escalier étroit, emmailloté dans
une couverture rigide qui fait mal partout et la sirène.
Je traverse tout Paris en priorité absolue !
Débarquement sur la table d'observation. Arrivée de

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l'interne. Je n'en peux plus. Vérification des réflexes :
nuls.
Le diagnostic quasi-immédiat tombe : syndrome de
Guillain et Barré. Donc c'est vilain et mal barré.
Décidément à la Pitié-Salpétrière tout va par deux.
Peut-être un homme et une femme, ou deux amis de
longue date, ou des jumeaux qui n'auraient pas le
même nom. Aucune explication sinon que ça peut-être
plus ou moins grave et que c'est spontanément
réversible. Aucune étiologie. Ca doit descendre du ciel,
ou ce qui revient à peu près au même, être héréditaire
comme l'a craint mon cher père. Et la consultation se
termine par un envoi du patient à Garches, hôpital
Raymond Poincaré, hôpital dépendant de la Pitié et
spécialisé dans la traumatologie nerveuse.
Ambulance. Arrivée à Garches. Terrassé. Ouf au lit.
Il faut le dire : un soulagement d'être arrivé quelque
part après ces trois semaines d'errance. Repos. On sait
ce que j'ai, le mal est identifié, la médecine sert à
quelque chose.
Arrivent, se relayent, ne cessent d'aller et venir des
bataillons d'internes plus jolies les unes que les autres
mais toutes aussi intraitables dans les traitements de
ponction, perfusion, piqûres. Troué de partout suis-je.
Un festival. Arrive un grand gars, le patron du service,
le Professeur Goulon. M'explique que les muscles
intercostaux ne vont bientôt plus fonctionner et qu'il
faut pratiquer une trachéotomie. Je lui dis que je chante
au conservatoire comme ténor et que ça m'ennuie, j'y
chante par exemple le choral de J.S. Bach « Bist du bei
mir, geh' ich mit Freuden zum sterben und zu meiner

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Ruh' » « Serais-tu près de moi, j'irai joyeusement
mourir et à mon repos » qui me lancinera durant tout
mes mutismes futurs, évidemment en pensant à
Geneviève. Il répond que cela s'impose d'autant plus.
Me demande mon accord. On a beau être têtu c'est
difficile de refuser.
Table d'opération. Anesthésie locale. Un drap sous le
menton. Scialytique. Asepsie. C'est lui qui opère.
Demande à un interne de me tenir la tête. Dans l'état
où je suis ! Je ne peux absolument pas bouger dans
aucun sens, c'est un boulet attaché au corps par un
manchon flasque : le cou. L'interne s'attelle à sa tâche.
Me tient donc la tête qui pendouille déjà sur un dévers
pour mieux exposer le cou où se fait l'opération. Mais
très vite ses bras s'alourdissent - car on ne peut rester
longtemps les bras tant soit peu levés - et au lieu que
ce soit lui qui tienne ma tête, c'est bientôt celle-ci qui
soutient ses bras. Douleur gigantesque jusqu'au bord
des larmes. Supplice inconscient infligé par les bien-
portants. Comment leur en vouloir, ils sont si forts ! Et
comment leur dire alors qu'ils sont entrain de me
rendre aphone ?
Le chirurgien est content de lui. Ca a bien marché,
pas de problème. Chariot roulant, retour au box de
réanimation avec un drôle de bruit à côté de ma tête à
gauche. On m'explique : je suis raccordé à un
respirateur qui fait pschitt-pschitt toutes les 4 secondes
et qui est relié à une canule fixé dans mon cou.
Epouvantable, incroyable, je ne suis plus moi-même
mais un être inconnu à la merci des autres et d'une

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machine. Je savais que j'allais mal mais pas au point de
filer un aussi mauvais coton.
Sûrement, me disais-je, la vie ne tient qu'à un fil.
Aucune vision de la chose, personne ne me propose
un miroir. Ca doit être trop horrible à voir me dis-je.
Pierrot le légume. Mais un légume connaît-il la
douleur ? Parce qu'on m'a prévenu : durant cette
maladie, la tête reste claire (comme dans le tétanos !).
Enfin quand je ne dors pas, parce que je dors
beaucoup. D'ailleurs on m'a prévenu : dans les
maladies neurologiques on ne donne ni calmants, ni
antidépresseurs, ni somnifères et bien entendu aucun
anti-douleur. Le corps est déjà suffisamment calme,
trop même, déprimé, endormi et bien entendu
douloureux, pour l'encourager dans cet état. Et ce
d'autant plus que les antidouleurs, tel la morphine
entraîne le corps vers encore plus de calme, de
déprime et de sommeil. Alors, vraiment, la douleur en
profite, tout lui est cadeau dans ces conditions.
Je dors beaucoup, à peu près comme un grippé
fiévreux, que le moindre bruit réveille en maugréant,
alors qu'il dort depuis quinze ou vingt heures sans
discontinuité.
Ca se complique je commence à voir double. J'ai très
peur de la salive que je sais ne plus pouvoir avaler
puisque la gorge est paralysée. Je me souviens que
lorsque je dormais sans cette maladie, d'une part je ne
salivais pas et que d'autre part j'avais le bout de la
langue collée au palais. Donc avant que cette paralysie
ne soit complète je m'évertue à fixer ma langue au
palais (comme si cette paralysie était rigide alors qu'elle

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est flasque donc de toute façon la langue retombera).
Je remarque ceci en écrivant et non à l'époque.
Un problème fondamental des alités non déplaçables,
lié que je suis à une machine à respirer, le problème
fondamental est le problème du fondement, autrement
dit de l'évacuation. Du liquide et du solide. Or miracle,
le liquide passe très bien à volonté, sexe imparalysable,
pas de tuyaux sondeurs, une grande chance m'explique
t'on : la plupart des Guillain-Barré sont aussi paralysés
de ce coté là. Je la crois sans peine. Mais l'entrejambe
fait quand même mal au fur et à mesure que la
paralysie envahit, certainement à la suite de la
rétractation des muscles qui obligent le squelette à
prendre de nouvelles dispositions. Côté solide le
calvaire commence. On en reparlera. Mais avant de
parler de la sortie, parlons de l'entrée. Comment je
mange ? Eh bien à côté du lit se tient un mat à
transfusion classique mais au lieu qu'y pende une
poche à transfusion y pend un récipient en verre - un
gros entonnoir - dans lequel on verse un liquide broyé
très fin contenant les aliments. Cela s'appelle la diase.
Celle-ci passe par un tuyau de plastique, celui-ci
passant lui-même dans mon nez par la narine gauche
ou droite, et arrive dans l'estomac. Une intubation.
Bizarre façon de manger. C'est-à-dire que les aliments
n'ont aucun goût puisqu'ils ne passent pas par la
bouche. Quelle frustration ! Durant tout mon séjour je
ne cesserai de penser au goût des pizzas que j'achetais
rue du Faubourg St Antoine à coté du petit paradis de
Geneviève et des sandwichs tunisiens de la rue de la
Huchette au quartier Latin. Cela reste même un des

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souvenirs les plus forts de ce séjour : l'absence de goût
des aliments et le désire interminable de les retrouver.
Donc je mange sans le savoir. Mais il faut évacuer.
Or cette maladie ne paralyse pas le système
neurologique végétatif dont dépendent les intestins.
Donc je devrais pouvoir aller à la selle. Or je n'y vais
pas. C'est un cauchemar de jour et de nuit, la douleur
est immense et remonte jusqu'au cœur sans
interruption. Une fatigue indescriptible. Un supplice
chinois d'un raffinement exquis. De temps à autre je
demande le bassin. Je ne sais comment d'ailleurs
puisque je ne peux plus bouger ni parler. Alors le
personnel me met un bassin en fer sous les reins. Or
j'ai maigri de vingt kilos en quelques jours, passant de
67 à 47 kilogrammes. Les os du bassin sont à même la
peau. Donc quasi au contact du bassin. Nouvelle
douleur intolérable. Et le personnel m'oublie sur le
bassin. Combien de temps ? J'ai une très mauvaise
notion du temps entre la fatigue, le sommeil et
l'absence de mouvement. C'est horrible, la ferraille me
rentre dans le sacrum. Je pleure de douleur. Le bassin
est caché sous les draps, invisible. Les infirmières rient
et plaisantent surtout aux changements de garde et ne
disent pas aux suivantes la présence du bassin ! Très
vite je ne demande plus le bassin. Est-ce que le
personnel le fait exprès ou est-ce de l'inconscience ? Je
continue l'accumulation des sous-entendus : j'entends
parler de caroube au-dessus de mon lit. Le caroube
bloque totalement toute possibilité d'excrétion. Il me
semble que l'on m'en donne à chaque diase. Au moins
comme cela les draps restent propres. Les médecins

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me tâtent le ventre et constatent la présence de
caecelum durs comme des cailloux.
Je sais que je délire. Comment peut-on savoir sans
aide extérieure que l'on délire ? Je vais essayer de
l'expliquer à propos de mes pauvres boyaux. J'y ai donc
très mal. Ca c'est la réalité ! Personne ne me demande
si j'y ai mal. Donc je dois trouver un remède tout seul.
Et je pense à un copain, Adrien, très astucieux avec
lequel j'allais en vacances, un garçon capable de tout
réparer, porte, chaussure, montre. Et je crois qu'il est là
et qu'il m'ouvre le ventre pour en sortir ce qui ne veut
en sortir. Je lui parle, je lui explique ce qui ne va pas, il
est là ça y est, il m'aide je suis soulagé, ça va mieux. Et
soudain je me réveille et m'aperçois que j'ai toujours
aussi mal. Et dans la touffeur de la douleur je me rends
compte qu'Adrien n'est pas là, qu'il n'est pas venu. Et
que si je me suis réveillé c'est que la douleur est
revenue à son maximum, m'empêchant de dormir.
Donc je sais, à ce moment, que je délire en croyant
qu'Adrien est là mais que je suis capable de faire cesser
le délire quand je m'aperçois qu'il n'y est pas.
Il me faut organiser l'économie de ma toute nouvelle
petite vie de plus en plus artificielle.
En particulier la respiration. Qu'un appareil assure
puisque je n'ai plus de nerfs pour commander aux
muscles. Cet appareil fait le bruit d'un petit ronfleur.
Moi qui suis si fier de respirer sans aucun bruit, sans
ronfler la nuit, me trouver emmanché avec cet
énergumène ! Et pas une seconde de silence, de jour
comme de nuit pschiit-pschiit dans l'oreille gauche. Ca
ne rate pas je deviens sourd et nerveux constamment

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dérangé que je suis par ce chuintement. Pendant six
mois je n'ai pas connu le silence. Mais ce n'est rien à
côté d'un autre aspect de la respiration : l'expectoration.
Faute de muscle je ne peux plus cracher au bassinet.
Plus aucun moyen de se débarrasser des
encombrements bronchiques. C'est connu. Le remède :
l'aspiration. C'est assez horrible à lire mais je raconte
quand même, d'autant que c'est moins difficile à
supporter qu'à lire puisque c'est une question de vie ou
de mort. Il s'agit, comme chez le dentiste pour la
salive, d'un petit aspirateur à liquide relié à un tuyau fin
en plastique que l'on introduit par le trou de la canule
de la trachéotomie dans les poumons du malade pour
le débarrasser (ce que l'on fait naturellement quand on
se racle la gorge). C'est indispensable à la survie.
A ce propos cet écrit va tourner à la diatribe, à
l'accusation contre le personnel hospitalier, accusation
proférée par un quasi-comateux, vingt ans après les
faits. Mais tant pis allons-y, Esculape reconnaîtra les
siens. De toute façon à l'époque je m'étais promis de
dire ou d'écrire tout cela, tant le jeu entre la vie et la
mort - consciemment ou non - va loin chez certains.
Car au sein de l'hôpital lui-même il y a des partisans de
la vie et il y a des partisans de la mort. Et entre eux, par
l'entremise des malades, se joue un jeu sans pardon ou
le plus fort, parfois la vie, parfois la mort, gagne. Mais
pas d'anticipation. Des faits :
(De toute façon, il n'est pas certain que le malade
préfère systématiquement la vie... lorsqu'il est malade
comme nous le verrons).

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Bien alors, l'aspiration (... pas nécessairement à la vie
comme il vient d'être vu), l'aspiration ne peut être
effectuée que par un interne. C'est un geste médical et
non de soin. Ces charmants jeunes gens, et encore plus
charmantes jeunes filles se pointent à heure fixe,
entrent par la porte d'entrée, aucun mot doux ou
apaisant, mettent les gants, aspirent, enlèvent les gants
et partent par la porte qui est devenue de ce fait de
sortie. J'exagère, quelques uns font un sourire,
certaines filles ont les yeux si doux et beaux qu'elles
n'en ont pas besoin. Le problème est que ces
charmants jeunes viennent à une heure fixe prévue par
un programme inexorable. Or la maladie est variable
(et parfois aussi inexorable). Donc quel que soit
l'encombrement bronchique, il faut attendre. Même si
l'on ne peut plus respirer. C'est la loi. Et le cœur sous
oxygéné démarre. Et puis il y a les retardataires, la nuit
bien sûr. Ceux qu'on attend comme le messie qui
redonnera la vie, pendant que l'on meurt tout
doucement dans son lit tout propre de l'hôpital.
J'exagère ? Peut-être vingt ans après. Allez donc savoir,
la nuit il peut se passer tant de choses inhabituelles, ne
serait-ce que l'absence de soleil.
Et puis un détail technique, si jamais cet écrit est lu
par un membre de la confrérie des docteurs guérisseurs
(je suis très en colère encore maintenant en écrivant):
ne pas laisser la tête droite, au grand jamais, car alors la
salive tombe directo dans les poumons. Non, s'il vous
plaît, messieurs-dames, la tête de coté. Que la salive
s'écoule de côté par la bouche nécessairement ouverte
sur l'oreiller. Paralysie oblige. Le dirais-je : Que de
morts évitées par ce simple stratagème. Songez que

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vous avez affaire à un bébé qui doit rester des heures
tel que vous l'avez laissé.
Bien sûr à ce jeu le cœur fatigue, entre les boyaux
constamment en train, en vain, d'essayer d'expulser et
les poumons bouchés. Alors le cœur que cette maladie
ne touche pas -puisque ses battements sont
involontaires- le cœur fatigué commence à dérailler.
L'arythmie arrive. Le patron à la visite du matin déclare
à mi-voix (donc une voix que le malade ne comprend
pas, ce qui signifie qu'il comprend que c'est le début de
la fin) entouré de sa cour d'internes que cette maladie
est terrible, que les efforts thérapeutiques prodigués à
ce malade (5000 F par jour à 10 000F par jour en
réanimation intensive où j'étais) ne doivent peut-être
pas continuer. Il est rasé de près, blouse
magnifiquement blanche, et soi dans le lit est à l'état de
plus en plus cadavérique, mauvais malade qui ne veut
pas guérir. Alors que la caroube fait son effet et que
l'interne de garde est passé deux fois au lieu de trois
pour aspirer.
Le cœur démarre. Message reçu. Vite on branche le
monitoring. Enfin je dis ça maintenant que j'écris. Mais
en fait à l'époque dans mon semi-délire, semi-coma, je
n'ai pas compris cela. En fait j'ai entendu un bruit
lancinant, très aigu, répétitif, interminable, puisqu'il
devait durer plusieurs jours, plus exactement plusieurs
nuits et jours sans aucune interruption, apportant un
état de fatigue exacerbée.
En effet ce son à une fréquence qui tient le cerveau
en éveil, afin que, s'il devient continu (donc si le cœur
s'arrête), le personnel soignant s'en aperçoive

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immédiatement par sa stridence encore accentuée.
Mais qui a pensé au malade à un mètre de l'émetteur
que ce bruit, qui accroît la vigilance du personnel,
empêche aussi de dormir nuit et jour, et entretient,
sinon dans un stress continu, au moins un vacarme
hors du commun ? Comment le corps médical ne s'est-
il pas rendu compte que ce bruit entraîne la mort du
malade par exténuation, que c'est là un supplice ? Bref.
Bien entendu à l'époque je n'ai pas tenu ce
raisonnement mais le suivant : Tiens, une ambulance
fait pin-pon à la porte de l'hôpital, mais la barrière est
baissée et la voiture ne peut pas entrer. Ce doit
pourtant être drôlement urgent puisque cette
ambulance ne cesse de carillonner. Enfin qu'ils ouvrent
la porte que ce malade soit sauvé et qu'enfin ce
vacarme cesse ! Et comme ça des jours et des nuits. (A
vrai dire je pense que cette sono était pour moi, mais si
ça se trouve elle était pour l'un de mes voisins puisque
d'après mes écoutes sonores il y avait quatre boxes de
réanimation dans cette pièce, séparés partiellement par
une cloison. D'où encore des bruits, et pas n'importe
lesquels vu l'état des occupants, des bruits inoubliables
rendant le sommeil encore plus précaire, d'où l'alarme
branchée sur le cœur, d'où une absence de sommeil,
d'où... etc.).
Je sais bien que vingt cinq ans après, je raconte mes
malheurs que j'aurais peut-être dû oublier. A quoi sert
d'écrire tout cela ? Je crois surtout à l'oublier, à tourner
la page, à oublier la colère de mourir non de sa
maladie, mais des soins anarchiques qui lui sont
prodigués. Certains racontent leur traversée du pôle
Nord, d'autres leurs amours. Et pourquoi pas son

http://sgbfrance.free.fr 21
Guilain-Barré, surtout si c'est le sien à soi
exclusivement. Peut-être le coucher sur le papier me
fera définitivement lever de mon lit d'alors.
Alors malheur pour malheur continuons. De toute
façon à quelque chose malheur est bon. Certainement
c'est ce bon que j'essaye de dégager en écrivant ces
lignes.
Donc allons au malheur suivant (ce n'est pas le
dernier). Voyons le couché. On sait que ses deux
principaux dangers sont les escarres (plaies qui se font
par frottement et manque d'irrigation dans les parties
du corps en contact avec les draps) et l'autre danger est
la phlébite surtout dans les jambes.
Des escarres j'en ai eu deux : l'un derrière la tête au
contact de l'oreiller, puisque le personnel soignant
remet systématiquement la tête du malade droite et
non sur un côté ou l'autre. J'en ai déjà parlé. L'autre au
nez au contact du tuyau de la diase (pour manger).
C'est affreusement douloureux. A pleurer de douleur et
de rage puisque le malade constate que le personnel n'y
voit rien, ou s'il le voit ne fait rien contre, ce qui est
très simple pourtant.
Contre la phlébite l'héparine. Trois fois par jour une
mini piqûre dans la peau du ventre. Indolore certes.
Mais au bout de dix jours cela fait 30 petits trous. Qui
se mettent à gratouiller à qui mieux-mieux, à gratter, à
démanger, à irriter, peut-être un peu comme une
fourmi qui se promènerait 10 jours et nuits sur un
ventre nu. Supplice chinois. Ne pas pouvoir le dire.
C'est horrible, parce qu'il devient impossible de
dormir. Ce n'est rien, ça devient tout. Le remède est

22
connu : l'alcool camphré en massage. Mais celui-ci est
rapidement passé sur le ventre après la piqûre. D'où
une attente de huit heures pour la suivante. Impossible
de dormir. Afin que le lecteur se rende compte de la
difficulté de la situation, un exercice tout simple
s'impose : la prochaine fois que vous avez envie de
vous gratter, ne le faites surtout pas, pas touche, laissez
se développer l'irritation, en particulier s'il s'agit d'une
piqûre de moustique et vous serez récompensé en
vivant un bref mini Guillain Barré. Et d'autant plus
bref, qu'à moins d'avoir fait un stage de plusieurs
années de méditations transcendantales, vous vous
gratterez.
Et pour en terminer avec la position couchée : Les
pieds de Charlot. Puisque la paralysie est flasque, les
pieds s'écartent en Charlot sous leur propre poids.
Charlot à l'hôpital. En fait Pierrot. Mais là n'est pas le
sujet. Pour vaincre la pesanteur il faut bloquer les
pieds. La technique est simple et efficace : le traversin
sous les pieds. Chaque fois que le lit est refait (trois
fois par jour, soit 7 heures, 15 heures et 22 heures) on
enfonce bien les pieds du patient dans le traversin
jusqu'au prochain change, huit heures après. (On
apprend très vite à compter jusqu'à trois en secteur
hospitalier). Résultat : C'est équivalent à rester debout
vingt quatre heures sur vingt quatre pendant six mois.
C'est horrible. Une douleur sourde, lancinante sous la
plante des pieds, partie très sensible à la pression. Un
supplice garchoix. Bon admettons qu'il n'y ait pas
d'autre méthode. Pourquoi personne ne prévient le
malade de la douleur qu'il va endurer ? Personne ne la
connaît, ou tout le monde s'en fout. Bon, bien, résultat

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des courses : impossibilité de dormir pas excès de
souffrance. Or, le seul médicament de cette maladie est
le sommeil.
Alors allons-y encore pour quelques douleurs. On
aura compris, j'espère, que cette description
douloureuse ne doit pas être ressentie comme une
accusation gratuite envers les soins hospitaliers. Il est
bien certain que je ne pouvais pas faire autrement que
d'aller à l'hôpital dans l'état ou j'étais. Mais il est certain
aussi que des négligences existent qui font un tort
considérable à la santé des malades ; et qu'éviter ces
négligences coûterait de l'argent certes, mais oh
combien moins qu'une dizaine de jours de plus en
réanimation. Parce que ces négligences se font aux
dépens du sommeil, donc créent une fatigue
insurmontable qui entrave durablement le
rétablissement du patient.
Oui, allons, encore quelques négligences coupables :
le mal à l'estomac, le bruit, l'absence de miroir;
quelques soins brutaux, et la lumière. Ouf ! C'est
promis, après c'est fini. Enfin, encore qu'après il y aura
une surprise.
Le mal à l'estomac : le temps est précieux. La diase
pend dans son bocal au-dessus de l'alité. Si l'on est
pressé, que fait-on ? On ouvre tout grand le robinet et
la diase se précipite dans l'estomac du malade comme
la crue d'une rivière au printemps. Soit à peu près un
litre de liquide en deux-trois minutes. L'estomac
explose dilaté comme un ballon de baudruche. Puis
arrivent les fermentations devant l'excès. Or roter est
un acte volontaire qui demande des muscles. Or la

24
maladie de Guillain et Barré l'interdit puisque les
muscles ne sont plus innervés. D'ou une douleur
stagnante phénoménale dans l'estomac. Mais l'acte de
vomir n'est pas volontaire. Mais vomir avec une
trachéotomie est une catastrophe puisque tout le
contenu stomacal se déverse dans les poumons.
Horrible détail ! Je vois des jongleurs avec une deux
trois cinq six massues. Je les admire. Mais quelle
jonglerie pour ne pas vomir. Des heures entières de
réflexion, de concentration, d'entraînement, de
crispation sur le sujet.
Ah, le bruit ! Quelle galère. J'en ai déjà parlé. Mais il y
a tout à en dire. Le nouvel arrivant dans le boxe
contigu, celui qui s'est suicidé et qui crache à la figure
de ceux qui le ramènent à la vie, l'Africain - ministre -
atteint de méningite et qui donne des ordres
tonitruants à la terre entière, le manœuvre portugais
asphyxié à l'oxyde de carbone et qu'une nuit entière de
soins intensifs ramènent à la vie mais pas à la
conscience, l'accidenté de la route qui geint. La
promiscuité dans la misère. Et puis bien sûr le
personnel de santé, fort de l'impunité de sa santé, qui
ferme la porte en la claquant le plus fort possible, les
infirmières en sabots, une invention diabolique s'il en
fut. Dormir, dormir, se reposer dans le hall de la gare.
Aie, le cœur !
Ca se termine presque, cette liste de jérémiades. Vous
n'avez donc aucune reconnaissance pour ces gens qui
vous ont sauvé la vie ? Ah oui ! les soins brutaux : la
prise de tension avec le garrot qui reste en place toute
la journée. Je vous laisse imaginer. Le bras bleu.

http://sgbfrance.free.fr 25
L'ankylose. La douleur. Oui, et puis la cicatrice au
poignet droit (il me reste deux cicatrices de cette
expédition : la trachéotomie bien sûr et la cicatrice au
poignet droit : je n'y ai plus aucun pouls on m'a dit que
ce n'est pas grave, les veines se compensent.
Effectivement à l'heure actuelle je n'en ressens aucun
trouble. Cicatrice faite pour introduire dans le corps
quelques catéthères pour dispenser l'héparine, pour
faire les prises de sang, je ne sais combien par jour,
pour introduire les traceurs radioactifs (je ne sais
toujours pas comment je sais ça puisque à l'époque
j'étais incapable de voir quoique ce soit). Durant tout
ce séjour cette opération m'a fait un mal de chien. Mais
sûrement était-elle obligatoire. J'ai appris plus tard que
cette cicatrice s'était infectée, comme c'est écrit sur le
compte-rendu de l'hôpital.
Voilà, ne reste que la lumière. Le principal. Sans
lumière que faire ? Mais la lumière est le pire ennemi
du Guillain-Barré. Car l'œil y est attiré irrésistiblement.
L'œil se tourne toujours vers la lumière.
Phototropisme. Mais dans le Guillain-Barré la paupière
est paralysée comme le reste des muscles volontaires.
Donc s'il y a de la lumière, l'œil ne peut que la regarder
sans ciller à aucun moment. Un seul remède pour y
échapper : dormir. Puisque dans le sommeil l'œil se
révulse spontanément (donc sans paralysie) et échappe
de ce fait à la lumière.
Mais on aura compris par les descriptions
précédentes, le plus dur pour un Guillain-Barré est de
dormir. Donc il ne dort pas. Donc il voit,
inexorablement. J'insiste lourdement. C'est assez

26
difficile à comprendre pour un bien - portant qui peut
à tout moment se tourner ou fermer les yeux.
La lumière devient elle aussi un supplice.
Bien entendu, il faut prendre le mot lumière au sens
de clarté : Un Guillain-Barré ayant les muscles des yeux
paralysés, ceux-ci biglent, louchent, divergent, ne sont
pas coordonnés. On voit au moins deux images, c'est à
dire que l'on voit un flou, permettant de distinguer
l'ombre de la lumière et c'est à peu près tout, du moins
au plus fort de la crise.
Il faut distinguer deux lumières : celle du jour et celle
de la nuit.
La lumière du jour par ciel couvert est acceptable. De
même que celle d'un jour ensoleillé si le soleil n'arrive
pas dans la figure. D'autant que les fenêtres de cet
hôpital sont gigantesques et très hautes et tournées au
SUD !!!
Mais alors s'il y a du soleil et si le soleil arrive en
pleine figure du malade ? Apparemment personne n'a
pensé à ce problème. INVRAISEMBLABLEMENT.
PERSONNE N'A PENSE A CA. Si le soleil brille
deux heures c'est deux heures dans la rétine, DEUX
HEURES DANS LA GUEULE
Supplice occidental d'hôpital. Le soleil dans la gueule
deux heures de suite (les fenêtres donnent au sud),
plusieurs jours de suite. Après on s'affole, tiens, qu'est
ce qui se passe, la cornée est desséchée, que faut-il
faire, c'est curieux ce gars là il a un Guillain-Barré et
ses yeux sont secs comme de l'amadou. Plongeons
dans la caisse à médicaments, augmentons le volume

http://sgbfrance.free.fr 27
sonore du monitoring, mais surtout, mais surtout, ne
descendons pas le store (qui existe !). Dans la salle
commune de convalescence, lorsque je réapprenais à
marcher avec les cannes anglaises il y avait un vieillard
dans le coma (?) ou du moins dans l'incapacité de
s'exprimer par la parole dans la chambre commune.
Près de la fenêtre, en plein soleil le matin. Il ne cessait
de geindre et chacun lui disait de se taire. Mais il ne
cessait. Un matin je m'approche, demande à une
infirmière très gentille de rester là, et je lève une de
mes cannes anglaise pour que l'ombre de celle-ci se
pose sur les yeux du vieillard. Immédiatement celui-ci
cesse de geindre au grand étonnement de l'infirmière.
J'enlève la canne, il recommence. Et bien le plus
stupéfiant de l'histoire c'est que l'infirmière fut
stupéfaite du résultat. Donc les biens portants ignorent
que le soleil dans l'œil d'un comateux est un supplice
qui fait mourir.
Bref. Et la nuit. La nuit est perfide. La lumière de la
nuit n'est pas celle du soleil, mais à juste titre au-dessus
de mon lit il y a une lumière modulable, plus ou moins
forte donc. L'interne entre pour effectuer un soin.
Lumière en grand. Réveil. Repart. N'éteint pas du tout
la lumière. C'EST UNE CATASTROPHE. L'œil
devient fou d'éblouissement durant tout le temps que
dure la nuit, par exemple quatorze heures en hiver. Or
cette lumière irrite l'œil, le dolorise, empêche donc de
dormir, c'est à dire empêche l'œil de se révulser, seule
façon d'échapper à la lumière. Et le lendemain le
patron au chevet du malade constatera avec effarement
que toute sa science (pourtant immense) ne parvient
pas à faire cesser la dégradation du patient. Non

28
seulement la sécurité sociale paye la lumière, mais de
plus les dégâts qu'elle occasionne !
Donc je haïssais la lumière, je ne voulais plus voir la
lumière, c'était une phobie de jour et de nuit, un
leitmotiv, un reproche permanent fait aux bien-
portants dont la force écrasait toute subtilité. Mais
comme qui dirait l'autre : en dépit de leurs défauts, se
sont les biens-portants qui soignent les malades et non
pas l'inverse. En toute humilité, c'est pourquoi j'écris
ces lignes laborieusement : pour dire aux bien-
portants : Messieurs, Mesdames, encore un effort... par
pitié !
Et voilà la litanie s'achève, maintenant on va
s'intéresser aux choses moins anecdotiques plus
fondamentales. Eh bien non, hélas, en relisant mon
pense-bête écrit au crayon sur une feuille à part, je
constate que j'ai oublié un point de détail - qui
d'ailleurs fait liaison avec la lumière - je veux dire le
miroir. Chacun de nous se mire peut-être vingt ou
trente fois par jour dans un miroir, que ce soit en
faisant sa toilette, dans la vitre d'une automobile dans
la rue, dans une vitre au travail. On n'a pas idée du
nombre de regard porté au miroir. Dans le miroir on
sait que cette notre image inversée mais enfin c'est
presque nous. Narcisse n'a jamais fait de mal à
personne, le masque qu'il porte n'apportera jamais de
dégâts qu'à lui-même.
Or le Guillain-Barré et tout comateux ou tout
grabataire immobilisé ne peut plus se voir. Quand on
rentre à l'hôpital touts les repères sont cassés : la
famille, l'appartement, le boulot, le verre de vin, la

http://sgbfrance.free.fr 29
cigarette, l'amour à faire. C'est déjà une sacrée
désincarnation. Mais de plus le corps se transforme par
exemple en maigrissant de vingt kilos dans mon cas, en
étant paralysé pour un gémeaux, en ayant une canule
au cou et des tubes de plastique à demeure au poignet
et dans le nez. Ca doit valoir le coup d'œil ! D'autant
que lorsque je demandais (je raconterai plus loin
comment j'ai fait pour réinventer la demande, paralysé
et muet que j'étais), de voir mes enfants on me
répondait que j'étais trop horrible pour cela. J'aurais
bien voulu voir ça. Et puis s'ajoute à ce changement le
changement des sensations qui se transforment en
s'abolissant. Effectivement l'atteinte neurologique se
traduit par une perte de sensibilité cutanée
considérable. Comme dirait l'autre (encore) : on ne se
sent plus. Les jambes cessent d'exister, les bras aussi, la
tête. C'est à dire plutôt qu'ils existent encore puisque le
kinésithérapeute les manipule mais ils existent
indépendamment de l'organe central auxquels ils sont
reliés : le tronc.
Ainsi les bras prennent une longueur extraordinaire,
la tête n'a plus de cou, les jambes se tordent en des
nœuds inexplicables. Et les doigts. Cette orfèvrerie du
corps. Sont-ils croisés, droits, ont-ils des ongles, le
poing est-il fermé, la main ouverte, la paume dessus ou
dessous, quel est l'angle du poignet, quelles sont leurs
couleurs, et qu'en est-il de ce que j'ai au poignet droit ?
(J'ai appris avec le rapport d'hospitalisation qu'une
infection s'y était nichée, c'est pourquoi j'entendais le
personnel m'infiltrer de Négram, antibiotique qui me
plongeais dans une horreur sans nom, et que je ne peux
encore nommer, par exemple en me réveillant croyant

30
que j'avais un nez de cochon qui dépassait au-dessus des
draps). Les membres deviennent évanescents.
Désincarnation. Progressive désincarnation, perte de
conscience de soi comme un quidam qui vivrait dans
l'obscurité. Encore que se quidam pourrait se toucher
et se persuader d'exister. Mais messieurs Guillain-Barré
ont interdit une telle liberté à leurs patients. Perte de
repère spatial et temporel. Le néant s'approche, des
heures entières à s'y baigner des orteils au sommet de
l'occiput. Le moral en dessous du niveau de la mer
presque la mer morte. Absence de preuve d'existence.
Mais c'est ça cette maladie mon bon jeune homme.
Nenni, non, niet, nein, no.
Cet aspect de la maladie se guérit avec un miroir mon
bon monsieur.
Miroir à dix balles, à vingt balles ou glace de la galerie
des glaces de Versailles, vite, face à la terrible
désincarnation, face à la perte de l'image inconsciente
du corps vite le remède gratuit et salvateur,
homéopathique et allotropique sans distinction, le
miroir, la moitié de la conscience de soi.
Mais vous ne voyiez pas clair avez-vous dit. Oui je
l'ai dit, c'est vrai. Mais je sais aussi que parfois j'arrivais
à synthétiser des images floues mais interprétables,
certainement au réveil. Par exemple je me souviens
d'avoir vu et entendu le patron du service au chevet de
mon lit un matin entouré de ses internes et leur parlant
à mi-voix de mon cas. A mi-voix : je ne pus rien
entendre et en déduisit que la fin approchait.
Effectivement vers Noël tout faillit bien basculer dans

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un nouvel inconnu. Mais stop : UN MIROIR DE
GRACE. Ne laissez pas, bien portants, glisser vos
protégés dans l'oubli d'eux-mêmes. Ils s'en
souviendront !
Car lorsque vous allez miséricordieusement au chevet
des alités dont la conscience s'égare sachez, je vous
prie, que l'oreille reste aussi bonne que la vôtre, que
chaque mouche à son bourdonnement entendu, que
tout silence paraît miraculeux, que toute parole est bue,
tout bruit analysé, toute voix identifiée sinon avec une
figure, du moins avec un prénom, avec le son du talon
frappant le sol, avec un timbre, un vocabulaire, que
tout ce que vous dites et que votre voisin peut
entendre le malade, peut l'entendre, exacerbée qu'est
son ouïe, dernier sens en place et fonctionnel.
Effectivement comme on l'a vu la vie est très touchée,
le sens tactile est quasi aboli, le goût n'a plus de sens
puisque la nourriture est transportée de l'extérieur dans
l'estomac par un tuyau.
Reste donc deux sens opérationnels : le sens olfactif
et acoustique. Ces deux là ne ratent rien au contraire ils
sont certainement meilleurs qu'à l'état normal devant
compenser les sens qui manquent. Mon frère Jacques
quand il venait, lui ou son épouse, je les reconnaissais
uniquement à l'odeur, l'odeur caractéristique des
maisons anciennes longuement inhabitées, cette
maison que je remettais en état avant de me retrouver
dans mon triste état. Méfiez-vous des comateux leurs
oreilles vous écoutent, leurs narines vous flairent.
Et ce fut alors que tomba sur mes congés payés de
fonctionnaire cette énorme injustice sociale, à savoir

32
que dans la maladie, en dépit de tous les combats
sociaux, en dépit du Front Populaire, de la Déclaration
des droits de l'Homme et du Citoyen, des Conventions
de Genève et autres statuts sociaux, et bien, dans la
maladie… il n'y a ni week-end ni congés payés ni
congés non payés. Ca peut être pris comme une
blague, mais ce n'en est pas une du tout, il est vrai que
je constatais avec une naïveté sans borne que la
maladie ne respecte pas les conventions sociales. Et
couché dans le lit, je mis des semaines et des mois à
réaliser cette injustice, jusqu'à ce que je comprenne que
la justice n'est jamais malade.

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34
Chapitre II
Le déluge
Donc voilà, je suis très malade, j'en ai profité pour
débiner au maximum le personnel soignant qui m'a
sauvé la vie. Je me demandais pourquoi on me laissait
mourir alors qu'il était si simple de me guérir, pourquoi
tant de petites erreurs pouvaient remettre en cause un
si grand dévouement.
Pour résumer ce premier chapitre j'espère avoir décrit
le mal avec précision : il s'est installé en moi une
paralysie flasque, qui se distingue de la paralysie rigide.
Dans cette dernière les articulations sont bloquées ou
bien les muscles sont tétanisés (crampes). Dans la
paralysie flasque tout est mou. Il n'y a pas de force.
D'où la trachéotomie. Donc je ne peux rien bouger,
tête, yeux, bras, doigts, torse, abdomen, tronc, jambes.
C'est classique m'apprend-on à l'hôpital. Et que c'est
réversible, c'est à dire que la santé revient toute seule à
condition que trop d'ennuis ne se mettent pas sur son
chemin. Surtout l'infection des poumons puisque la
bouche et le nez ne jouent plus leur rôle de filtre
désinfectant à cause de la trachéotomie. Et il faut que
le cœur tienne face à la fatigue au stress provoqué par
cette paralysie soudaine. Et il faut juguler les dangers
de la phlébite. Pas de calmant ou de somnifère ou
d'anti-douleur, le système nerveux est déjà assez
secoué !
Donc on aura compris que je ne peux plus bouger,
plus voir, plus parler, plus de sens gustatif, j'ai perdu 20

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kilogrammes et le sens du toucher les nerfs étant trop
déréglés pour connaître une quelconque sensation.
Seul sur une île déserte. Restent le sens auditif et les
odeurs.
Par contre, au milieu de cette flaccidité totale, reste
un îlot de mouvement : je peux encore bouger les
pieds, c'est à dire faire de timides battements avec. On
en verra l'importance au chapitre suivant.
Je suis un nouveau-né dans les bras de l'hôpital. Voilà
le résumé du premier chapitre, chapitre qui se veut
objectif, plein de bon sens et écrit à usage d'utilité !
Mais ce deuxième chapitre est un chapitre de
cauchemar. C'est à dire le cauchemar des relations
entre le malade et le personnel, chapitre subjectif s'il en
fut. Eh bien allons faire connaissance de votre
serviteur aux mains de ces messieurs-dames soignants.
Alicia, (le prénom a été changé), Alicia l'ange de la
mort, je la connais par son prénom et sa voix, et
uniquement par son prénom et sa voix. Une voix
rauque d'où le sentiment est exclu à moins qu'elle n'en
soit pleine. Elle est ma salvatrice, la fin du calvaire, la
mort enfin accessible, je sais tout de suite qu'elle la
dispense avec connaissance et savoir-faire. Ce n'est pas
la débutante timide, effarouchée, qui risque de rater
son coup, ce n'est pas son coup d'essai, elle est en
pleine maturité psychique et physique, je le sais au son
de sa voix, elle est allée au bout du chemin, elle connaît
l'envers du décor. Service de nuit uniquement de vingt
trois heures à sept heures du matin. Je ne peux la voir,
tout ça se passe vers Noël, je suis au plus bas, je n'ai
plus aucune conscience de mon corps, je suis aveuglé.

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Mais une lueur d'espoir brille, la dernière, elle, son
prénom Alicia. Par elle tout cela cessera. Je sais que
mon cas a tout d'abord intéressé les médecins par sa
gravité. Mais maintenant ils en ont pris l'habitude. Un
cas parmi d'autres en quelque sorte. Et je délire en
imaginant le couloir plein d'êtres errant sans but,
abandonnés de la gente médicale, revêtus de blouses
blanches ou vertes comme celles que l'on enfile avant
d'aller au bloc opératoire. Des survivants abandonnés
de tous, méprisables car ni capables de vivre ni
capables de mourir.
Or il faut choisir, vivre ou mourir mais pas d'attente
interminable et stérile qui n'aboutit ni à la guérison ni à
la disparition, qui n'aboutit qu'aux fantômes du couloir.
Mais heureusement, l'ange de la mort est là et qui
saura mettre un terme à l'interminable, Alicia.
A l'époque, 1972, une Patricia défraya la chronique
internationale en se rangeant du coté des terroristes
nord-américains, à savoir Patricia Hearst qui, avec ses
compagnons, dévalisa moult banques, assassina et
terrorisa toute l'Amérique. Sur son passage la mort se
répandait. J'en avais entendu parler sans plus par les
journaux et la radio. Elle apportait avec elle la solution
définitive.
Or dans mon box de réanimation à l'hôpital de
Garches je fus immédiatement persuadé que "ma"
Alicia était Patricia Hearst. Je reste encore étonné de
cette association d'idées ou plutôt de personnes. Il est
vrai qu'à l'époque les femmes parlaient haut et fort,
pour ne prendre qu'un autre ange, ceux de mon âge se

http://sgbfrance.free.fr 37
souviennent de la si belle Angéla Davies et sa
splendide chevelure.
Alicia, Patricia Hearst, la solution, le dernier espoir.
Car je savais que je flirtais avec la mort. Ce qui n'est
pas plus effrayant que de vivre. (Comme je l'ai déjà dit
au chapitre précédent, les mauvais traitements qui
peuvent conduire à la mort sont effrayants, mais la
mort ne l'est pas, ce n'est qu'un changement). Mais une
autre cause d'effroi était permanente peut-être la cause
fondamentale : personne ne me parlait de la mort. Or à
Garches dans les box de réanimation intensive la mort
y est intensive, monnaie courante, chaque membre du
personnel, du garçon de salle en passant par le radio
graphiste jusqu'au professeur agrégé, chacun sait à quoi
s'en tenir, la décrire, la prévoir. Mais aucun ne sait en
parler au principal intéressé : le patient. Comme si ça
n'existait pas. D'où un sentiment étrange qui s'installe
chez le patient, la mauvaise conscience de mourir alors
qu'autour de lui c'est la ronde agitée et bruyante des
infirmières. Bref, l'impression de mourir quand il ne le
faut pas. Or il ne faut pas prendre le malade pour un
imbécile, il sait quand même que la vigueur diminue,
que la lucidité est perturbée, que le terme peut-être là
d'un moment à l'autre. Le monitoring du cœur n'est
pas réservé aux bien-portants.
Donc l'impression d'avoir à mourir clandestinement,
contre l'avis de tous. Mourir dans la solitude, détestable
programme !
Mais Alicia est là qui guette et attend son heure, la
salvatrice, la secourable, le terme.

38
En tant qu'infirmière de nuit, Alicia ne connaissait
pas ma phobie pour la lumière solaire. Mais elle
connaissait ma phobie pour la chaleur. Effectivement
en hiver, à partir de cinq heures du soir, le chauffage se
déchaînait. De mémoire je dirais 10 degrés de plus la
nuit que le jour. Pourquoi ? Mystère. Mais un bien-
portant peut se découvrir, un paralysé n'a qu'à subire et
attendre que ça cesse sous ses couvertures.
Or aux approches de Noël, Alicia décide d'ouvrir la
fenêtre qui donne sur l'extérieur. Aussitôt un
merveilleux souffle d'air traverse les box, la
température baisse, je cesse de transpirer comme
toutes les nuits à cette heure, et je n'ai pas soif, je
navigue sur un tapis volant, la vie, le vent régénère le
malade momifié dans ses draps trempés de sueur.
D'un côté cette merveilleuse sensation de fraîcheur et
de l'autre le froid qui s'installe.
N'ayant pas de muscles je ne peux pas trembler, mais
je peux frissonner et je ne m'en prive pas. Quel délice !
Enfin je sens quelque chose qui se passe dans mon
corps, les frissons involontaires qui font à nouveau
bouger mon corps. Quelle thérapie (je ne plaisante pas,
il me semble que bien dosés, les frissons permettent au
corps de reprendre conscience de lui-même). Mais en
fait, cette fraîcheur, me vaut bien une bronchite
carabinée. Et ma complexion est telle que mes ennuis
pulmonaires se traduisent par un encombrement
bronchique exceptionnel. Donc il faut m'aspirer plus
souvent. Mais la règle est la règle : l'interne passe trois
fois dans la nuit un point c'est tout. Evidemment j'ai
cessé de fumer par la force des choses ce qui limite les

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dégâts, mais à l'époque le personnel hospitalier a le
droit de fumer... dans les box. Au nez et à la barbe du
client. Comme au bistrot ou en boite de nuit. Pareil
kif-kif. Et quand l'un fume les autres fument. "T'en
veux une ?". Les poumons explosent, j'étouffe, n'ayant
plus de voix je ne peux râler, (au sens propre, c'est à
dire émettre des râles) par contre je fais des bulles, c'est
horrible, car les bulles ne se font pas dans la bouche
mais dans les poumons. On l'aura compris, j'asphyxie
petit à petit, progressivement, je barbote, tout ma
volonté n'a qu'un objectif : aider l'appareil à respirer,
faire un effort avec lui, se mettre en résonance, mais
l'inondation s'amplifie, rien ne peut l'enrayer.
Or le personnel est de l'autre côté du mur, dans le
box voisin. Un nouvel invité vient d'arriver. Ca barde.
Ça gueule, ça hurle, un suicidé qui se fait insulter
comme c'est pas permis et même j'entends des baffes
retentissantes agrémentées de menaces. C'est la nuit.
Impossible de dormir dans ce vacarme. L'interne
aspirateur ne vient pas. Je me noie à deux pas du corps
médical. Alicia est là, j'entends sa voix rauque qui
commande à l'hôpital entier. Et soudain, surgie du
néant, la voilà à mon chevet. Ce n'est pas mon jour
(ma nuit) je ne vais pas y passer. Alicia est là !
Effectivement, elle m'aspire. Mais incroyable ! Elle
n'aspire qu'un poumon !
Tu rêves mon bonhomme. Un seul poumon ? Une
infirmière faire ça à un malade ? Bien sûr, je ne suis pas
très frais, je suis très malade, une bronchite par là-
dessus, j'asphyxie, ce n'est pas possible un truc pareil
de la part d'un personnel soignant !

40
Eh bien, maintenant en 1997, vingt quatre ans après
1973 je maintiens mordicus que cette jeune personne
ne m'a sciemment aspiré qu'un poumon alors que
j'étais au bord de l'asphyxie.
Et je maintiens mordicus que cette jeune personne
s'est amusée à ça toute la nuit, alors qu'à deux mètres
de moi, dans le box voisin au chevet du suicidé
récalcitrant se tenaient les sommités médicales de la
réanimation. Je crois que cette jeune personne a dû rire
un bon coup de jouer ainsi avec la mort de l'autre.
Et mon amour se transforma en terreur.
Mais ce n'était là que le début du jeu.
Bon, je continue si cela amuse encore un peu le
lecteur. Quant à moi, j'écris tout cela parce qu'à
l'époque, dans mon lit je me suis promis de le raconter.
Alors je continue.
Quelques nuits plus tard me revoilà râlant dans une
nouvelle asphyxie. Une superbe et progressive
asphyxie. Je sais que j'ai hélas la tête bien droite et non
sur le côté (ce qui est ma terreur, l'eau des poumons ne
pouvant s'écouler), je le sais parce qu'au dessus de mon
lit je vois la lumière qui n'a -comme d'habitude- pas été
éteinte. Or pour voir la lumière du plafond, il faut
avoir la tête droite. Au milieu de mes gargouillis je me
réveille et je vois la lumière du plafond... grise. Or cette
lumière est habituellement jaune, pas grise. J'en déduis
que je suis tellement sous-oxygéné que mes yeux ne
peuvent plus voir la lumière telle qu'elle est, mais de
plus en plus noire. Je sais que la fin est proche, non pas
à cause de la maladie, mais encore une fois à cause de

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l'absence de soins. Je sombre dans un chaos
d'inconscience -conscience au milieu des souffrances
indicibles de l'étouffement par noyade. Le peu de
conscience qui me reste me dit clairement que là, j'ai le
choix : lutter ou mourir.
Il faut expliquer pourquoi j'ai encore le choix : j'ai
remarqué que les douleurs diverses dont je suis affligé
disparaissent plus ou moins si j'oppose les quelques
forces qui me restent à la machinerie qui me fait
respirer. Effectivement, celle-ci maintient le malade
plutôt en sur-ventilation qu'en sous-ventilation, donc
en état de veille et de sensibilité exacerbée. Or en
opposant les cinq pour cent de force pulmonaire qui
me restent au jeu de la machine je diminue le débit
d'air de celle-ci. C'est du moins ce que j'imagine. C'est-
à-dire que lorsque la machine m'insuffle de l'air, je fais
en sorte d'expirer. Donc je suis encore maître de cinq
pour cent de mon destin.
Et dans l'état où je suis, proche de la faillite, j'ai le
choix : ou de continuer le calvaire de cette lente noyade
en aidant la machine, ou de faire cesser la noyade en
s'opposant à la machine et bye-bye, à la prochaine. Je
remue tout ça dans ce qui me reste de tête.
Et soudain apparaît à ma gauche une horreur de
profil de tête d'homme avec une casquette bleu
-marine de capitaine. Une horreur pleine de verrues, de
cicatrices, de furoncles sur le visage, réellement
l'homme qu'il est impossible d'aimer, peut-être un
profil de lépreux verruqueux. Et qui se met à
m'engueuler, il n'y a pas d'autre terme, il hurle en
m'insultant ; il veut me terroriser, il me terrorise, c'est

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un terroriste. Dans l'état de stupeur due à la sous-
oxygénation où je suis il me procure une des plus
fortes peur émotionnelle de ma vie. J'en tremble dans
ma culotte, ou plutôt dans mon lit. Et maintenant que
j'écris tout cela, je ne me souviens pas du tout de ce
qu'il a dit. A moins qu'il ne m'ait engueulé de la sorte
pour me faire honte de ne pas avoir adopté aussitôt la
solution de respirer avec l'appareil -la vie- alors que
trois enfants m'attendent à la sortie de l'hôpital. (Car je
le rappelle j'ai à l'époque trois enfants de 5 ans 4 ans et
2 ans). Je crois bien que c'est ce qu'il m'a dit cet ange
déguisé en monstre. (Ca doit être d'ailleurs assez
terrible pour les angéliques anges d'avoir à se déguiser
ainsi pour ramener dans le droit chemin !).
J'ai compris, j'aide l'appareil.
Je sens le lecteur accroché à mon dernier souffle : Et
alors ? Et alors je me retrouve dans un état de
conscience de très grande lucidité. Chaque inspire-
expire est analysé car le danger est toujours là,
personne pour m'aspirer. Cela dure très longtemps. Un
vrai marathon. L'interne de garde a dû être viré par
Alicia (c'est fréquent), il ne passe plus, bien qu'en tant
qu'infirmière elle n'a pas le droit d'aspirer.
Et soudain qu'entend-je aux abords de ma couche ?
Des pas. Des pas, je ne suis plus seul !
Une voix d'homme qui dit : "Après ça tu devrais aller
te laver les mains".
Une voix de femme qui répond (on l'aura deviné
instantanément la femme a la voix de Alicia) :

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"Les gars comme ça je les aime à zéro ou à deux
cents".
Là-dessus elle m'aspire.
Là-dessus le cœur démarre en tachycardie (je
l'entends au monitoring).
La dessus la charmante m'empoigne la tête, me met
son genou au niveau de la carotide droite, appuie très
fort, et le cœur arrête sa chamade.
Rêve ou réalité ?
Deux anges dans la nuit, le capitaine et Alicia c'est
beaucoup pour un seul patient. Je m'endors.
Mais vraiment elle me fait de plus en plus peur. Elle,
elle sait très bien que je suis conscient dès que
j'entends le son de sa voix rauque caractéristique de
grande fumeuse avinée, elle sait très bien qu'après
l'avoir angélifiée, maintenant je la trouve démoniaque.
Elle sait que si je n'en meurs pas, elle restera dans ma
mémoire autant qu'elle le voudra, car elle et elle seule
m'a fait désirer la mort, la mienne qui plus est, m'a fait
aimer ma mort. Elle sait qu'elle est l'ange de la mort,
que je la redoute ou que je la demande, elle m'a indiqué
sans ambiguïté que sur cette terre coexistent des
vivants aimant la vie, et des vivants aimant la mort.
Cependant, cette infirmière n'était pas une soignante
convaincue du bien fondé de l'euthanasie, mais une
personne convaincue du fait que sur terre il faut bien
s'amuser, surtout avec la mort, sous l'œil amusé de tant
d'audace du médecin de garde.

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Je mets quelques jours à comprendre le zéro ou deux
cents. Mon ange voulait parler du cœur. Du mien
d'ailleurs. Brachycardie à zéro ou tachycardie à 200
comme le disent les professeurs agrégés le matin à la
visite au pied du lit, comme s'ils ne savaient pas ce qui
se passe la nuit lorsqu'ils dorment pour se reposer de
leurs longues études de médecine.
Et pourquoi se laver les mains ? Et qui est cet
homme de bon conseil ? (Je n'ai pas entendu l'eau
couler, elle ne s'est pas lavé les mains). Mais enfin, je
ne peux que les remercier tous deux car si d'aventure
ils n'étaient pas passés par là j'étais foutu.
Merci encore les tourtereaux.

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Chapitre III
La lumière
Bon ben voilà, le tour de la maladie a été fait, le tour
du personnel soignant aussi. Le chapitre trois sera le
plus court, il traitera de la lumière.
Basta, c'est pas bien ça, j'ai oublié de parler des
anges-gardiens-infirmiers-qui-font-du-bien-au-malade.
Sacrés patients, plus ils sont malades moins ils sont
reconnaissants. Tout leur est dû. Ah, pour se plaindre
ils n'en ratent pas une, mais pour parler du professeur
de mathématique au long nez qui s'est recyclé comme
infirmier avec la douceur et l'abnégation d'un
sacerdoce trois lignes c'est tout. Et du couple
d'infirmières de quinze à vingt trois heures qu'on aurait
été malade rien que pour être soigné par elles, et du
couple d'infirmiers le grand - gros et le petit maigre,
aux petits soins à peine un entrefilet. Curieux couples,
non pas dévoués au malade, mais attentionnés, calmes
devant l'imprévu, des simplificateurs du monde,
simplifiant le monde au point que la croyance en la
coexistence de l'amour et de l'efficacité s'affiche dans
leurs yeux attentifs. Comme les journaux, on ne parle
que de ce qui ne va pas.
La lumière. Je raconte, et là se pose le problème de
raconter cette histoire extraordinaire aussi brève que
décisive, histoire aussi bizarre que son effet : abolir la
douleur.
Dans mon état semi-comateux, je me réveille. Je ne
sais si cela était le jour ou la nuit, ce devait être en

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décembre ou janvier quand j'étais au plus bas, peut-
être. Je me réveille donc et dans un même temps je
constate avec ravissement que je n'ai plus mal nulle
part (sous les pieds à cause du traversin qui évite les
pieds en Charlot, aux cuisses dont les muscles ont
fondu de 100 % ou presque, aux intestins, au ventre à
cause des piqûres d'héparine, aux poumons qui
respirent librement, au nez dans lequel le tuyau de la
diase a creusé un escarre, derrière la tête où au contact
de l'oreiller s'est creusé un autre escarre, à la main
droite où s'est fait l'opération, etc.). Je n'ai plus mal nulle
part, la première fois depuis deux ou trois mois. Je suis
ravi, le monde retrouve de la tendresse pour ma carcasse.
Ravi jusqu'à aimer la lumière ! Ma phobie : la lumière
dans les yeux. Et bien, j'en sors, de la lumière, j'en
émerge, je sors de l'immersion, j'en viens, j'y étais
entièrement dedans, je me suis fondu dans la lumière,
j'étais lumière, une lumière de tous cotés, plus brillante
que mille soleils, et qui ne m'a pas ébloui, j'ai pu la
regarder, et je l'ai vue et je ne fus pas ébloui, elle qui
venait de partout au point que je ne me voyais plus,
disparu en elle, jaune, orange, dorée, omniprésente,
douce, chaleureuse, enthousiasmante, illimitée, infinie,
la lumière en-soi se générant elle-même, pas
d'ampoule, d'astre, de ciel, une lumière sans cause dans
toutes les dimensions venant de toutes les dimensions
au point que même moi qui la contemplais avais
disparu en elle, était elle.
Ravi que j'étais. Avoir vu la lumière et ne plus avoir
mal. Quel cocktail ! Mais pas simultané : quand je me
suis réveillé j'ai constaté qu'à cet instant du réveil - et

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après - je n'avais pas mal, mais au moment de ce réveil
j'étais persuadé d'avoir vu la lumière avant le réveil,
quand je dormais donc. J'aurais pu oublier ce
ravissement lumineux si le second miracle : ne plus
avoir mal n'avait pas eu lieu.
Mais la somme des deux fut et reste inoubliable.
Maintenant que je réfléchis à cet état second où je fus
ailleurs, je me demande si la lumière et l'absence de
souffrance furent simultanées. Mais franchement, à
l'époque cet état de grâce se déroula en deux temps : la
lumière puis l'absence de douleur.
Quelle importance d'ailleurs ?
Sinon qu'au delà de cette chronologie cette lumière
orienta ma vie dans les directions imprévisibles. J'en
reparlerai, si le lecteur n'est pas trop fatigué de mes
aventures comme le craint Stendhal lorsqu'il raconte la
vie d'Henri Brulard.
Cependant, je ne peux faire autrement que de
raconter cet épisode sans cause. Déjà dans mon lit à
cette époque je me promettais de raconter cet épisode
extraordinaire à mon frère Michel lorsqu'enfin je
pourrai d'une façon où d'une autre m'exprimer.
(Michel mon fidèle supporter qui vint me soutenir le
moral presque tous les jours de cette aventure. Ainsi
que d'autres d'ailleurs. A voir dans un prochain
chapitre).
Mais auparavant un chapitre dont je suis fier :
Comment je parvins à m'exprimer, en pleine
paralysie, grâce d'ailleurs à mon autre frère, Jacques.

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Chapitre IV
Le verbe
Plus ou moins conscient que j'étais, j'avais une
priorité : arriver à communiquer avec mes visiteurs.
Pour deux raisons : montrer que j'étais conscient et
dire la terreur que j'avais du corps médical. Et arriver à
dire cette terreur de façon qu'elle ne soit pas prise pour
un délire afin d'être transféré dans un hôpital de rêve
où mon infortune soit considérée à son juste niveau, et
de plus afin que le personnel de l'hôpital où j'étais en
chair et en os ne se doute en aucun cas de ma plainte à
son égard, car les nuits sont longues et solitaires quand
rode le danger.
Cela faisait déjà des mois que je ne parlais plus,
comme me gratter, en fait, j'ai passé 6 mois de silence
total, peut-être en suis-je devenu si bavard.
Je savais être comparable à Robinson Crusoe, seul
sur une île inaccessible aux autres. Or, il fallait
précisément que d'autres humains abordent l'île.
Le résultat fut le suivant :
- Calmez-vous Monsieur Bacelon, vous allez vous
fatiguer. (l'infirmière)
- ............ (moi)
- Mais enfin calmez-vous qu'est ce qui vous prend ?
(l'infirmière)
- ............. (moi)

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- Voyez-vous, Monsieur (mon frère Jacques), dès que
vous êtes là il s'énerve. (l'infirmière)
- Oui, c'est curieux, calme-toi, Pierre, qu'est ce que tu
as ? (le visiteur, mon frère Jacques)
- ............... (moi)
- Mais arrête, tu deviens tout rouge, reste tranquille,
tu as mal quelque part ? (mon frère)
- .............. (moi)
- Arrête je te dis. (le frangin)
- ............... (moi)
Résultat : On m'attacha. Mais oui, on attacha le roi
des impotents, plusieurs fois, aux barreaux du lit, les
bras - Ça fait très mal.
Ça ne fait rien. ÇA chaque visite : toubib, infirmière,
visite je m'agite comme un possédé. Je n'en rate pas
une. Je me déchaîne. Question de vie ou de mort.
Jusqu'à l'épuisement je bouge. Halte mon ami, vous
oubliez que vous êtes paralysé. Répondez ! Que
bougez-vous ?
Et bien figurez-vous que Dieu dans son infinie bonté
n'a pas jugé nécessaire -ou a oublié- de me paralyser les
pieds. En fait cette maladie de Guillain et Barré
démarre en général par les pieds et y fait un maximum
de dégâts, et beaucoup de malades quand ils se
rétablissent gardent le handicap d'avoir perdu une
partie de la sensibilité de la plante du pied, c'est à dire
retrouvent difficilement la marche. C'est en effet les
pieds qui sont innervés par les plus longs axones du
corps humain, presque un mètre depuis la colonne

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vertébrale jusqu'au pied. La moindre démyélinisation y
est donc fatale en ce qui concerne la marche.
Même au plus fort du cataclysme je pus bouger les deux
pieds, c'est à dire plus exactement que je pus faire le
mouvement correspondant à battre la mesure. Et dès
qu'un visiteur arrive, je bats des pieds sous le drap bien
entendu. Ce sont ces saccades qui émeuvent tant le
personnel. C'est vrai qu'il m'épuise mais il faut que je parle.
Un jour mon frère Jacques, vient me voir comme il
fait si fréquemment, heureusement. Je lance les pieds
en action. Passe une infirmière. Mon frère Jacques lui
demande pourquoi je montre une telle frénésie
pédestre. Et j'entends encore l'infirmière - lui répondre
avec une désinvolture sublime en passant son chemin :
- Il doit essayer de vous dire quelque chose.
Pan ! Dans le mille ! J'ai été capté !
Vais-je sortir du silence ?
Mon frère s'intéresse donc à mes pieds. Je lui bats un
coup, puis deux, puis trois, puis quatre et ainsi de suite.
Il comprend que ce n'est pas le hasard qui m'agite. Il
me demande si je veux lui dire quelque chose. Je
réponds (chaque tiret représente un coup de pied).

– - --- ----- ------------ --------------- ----------------


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Je n'y vois rien mais je présume qu'il se gratte la tête.


J'ébullitionne. Va-t-il deviner ?

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Il me dit :
- Tu veux dire BACELON ?
Il a compris !
Je retape la même chose pour le fortifier dans son
choix.
Il revient avec une infirmière et lui explique que je
parle avec les pieds. Ca ne fait ni chaud ni froid à celle-
ci. Et mon frère d'ajouter à l'adresse de l'infirmière ni
chaude ni froide :
- Je le croyais dans le coma ! Il n'y est donc pas !
Il me croit dans le coma, et c‘est normal vu la
description qu'il m'a fait plus tard de mon aspect
physique dans le lit : immobile totalement (sauf les
pieds mais il n'y prenait pas garde), les yeux ouverts -et
parfaitement ouverts même durant le sommeil- et
parfaitement fixes faute de muscles, des tuyaux
plastiques un peu partout enfoncé, et parfaitement
muet, une vraie souche à regarder m'a t-il dit. Et il ne
sait pas que même ceux dans le coma entendent (et
comprennent) tout. C'est normal il n'en fréquente pas
tous les jours. Mais le personnel soignant, il l'ignore
aussi ? D'ailleurs, mon frère me dira plus tard que dès
que je pus ainsi m'exprimer, le personnel soignant
devint encore plus distant avec les visiteurs, comme si
une conscience du danger émanant de cette
communication devenait palpable.
Ce personnel ignore que lorsqu'un paralysé peut
encore bouger un poil c'est pour parler. Aucun de ces
abrutis stupides, rancuniers, arrivistes, je m'en-

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foutistes, fainéants, inhumains, membres de la caste
supérieure, surhommes, de ces médecins ne sait qu'un
malade qui peut parler est guéri. Après des milliers de
comateux et semi comateux. Ils sont incapables de
fournir un alphabet auditif au patient, à moins qu'ils
aiment la mort pour montrer ô combien leur métier est
difficile et qu'ils méritent leur phénoménal salaire et
surtout la redoutable considération, la considérable
peur, le prodigieux respect qui les entoure.
Pas de miroir, pas d'alphabet. Survis, misérable, si tu
le peux. Dans ma blouse blanche tous les jours je
t'observe et te jauge.
Bon je m'excite. Peut-être maintenant dans les
hôpitaux y a t-il miroir et alphabet. D'ailleurs je devrais
devenir visiteur hospitalier. Peut-être après la retraite.
Voilà, je suis sorti du silence. Je parle comme un
pied, j'ai la langue dans les talons, une phrase se
construit en cinq minutes, mais enfin elle se construit.
J'ai quand même réussi un exploit, sans le vouloir bien
sûr, exploit de ne pas dire un seul mot durant six mois,
véritable ermite de l'Himalaya à l'hôpital de Garches !
Geneviève, mon amie, connaissant la sténographie
comprend très vite que ce n'est pas à moi de dire les
lettres (surtout quand c'est dans les dernières de
l'alphabet), mais à elle et je dois taper du pied quand
elle dit la bonne.
J'ai appris récemment qu'un paralysé dont seul une
paupière fonctionnait a ainsi réussi à écrire un livre, Le
scaphandre et le papillon, Jean-Dominique Bauby, Ed:
Succès du livre, 1997.

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Je me souviens de mon père, un petit calepin à la
main, écrivant lettre à lettre mes déclaration, et ma
mère (très giscardienne) me lisant le journal
L'Humanité, comme une militante acharnée !
L'horizon se dégage, la communication est rétablie.
Bien entendu, je me dégonfle de parler à mes visiteurs
du comportement des infirmières de l'après-midi et de
la nuit parce que... la nuit les visiteurs sont absents et
que les dames pourraient s'amuser peut-être encore un
peu plus par esprit de revanche. Et là, franchement je
me dégoûte: ne pas profiter de la communication pour
demander mon transfert n'importe où, sauf ici, dans un
endroit où certain personnel ne joue pas avec la vie
des patients.
D'ailleurs en fin de maladie on m'annonça que si je
l'avais désiré il aurait été possible d'aménager un lit à
côté du mien pour un proche qui aurait accepté de
partager ma galère. Et la si attentionnée Geneviève qui
faisait tous les jours l'aller et retour Paris-Garches ne l'a
donc jamais su et a fait l'aller et retour tous les jours.
Mais cela aurait peut-être gâché les aventures et
amusements de ces dames-messieurs. De plus, à
l'époque la tendre Geneviève n'avait que juste acquis sa
majorité, et ce lieu n'est vraiment pas fait pour une
demoiselle, même si seul l'amour la guide. Ce qui était
le cas.
Fait remarquable : jamais un médecin ni une
infirmière n'essaya de communiquer avec moi avec le
système des pieds (que pourtant j'agitais en tous sens).
Pourquoi ? Manque de temps ? Désintérêt ?

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Pourtant ils savaient très bien que ce que je disais
était sensé. Je revois encore mon père un calepin à la
main comptant mes battements de pied et les
transcrivant en lettre puis en mot puis en phrase et me
demandant en fin de compte si c'est là ce que je voulais
dire. J'avais un code : un coup : oui. Deux coups : non.

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Chapitre V
La multitude (jamais assez nombreuse)
La multitude sont ceux qui vivent ensemble, parlent
pleurent et rient ensemble : les visiteurs. Les verticaux.
Les anges-gardiens. Les indispensables. Les obligeurs à
vivre. Les extirpateurs du sommeil. Les conservateurs
de la mémoire. L'air pur des cimes. La marée de
l'océan. Et bien d'autres choses encore.
Et de l'autre côté de la barrière ceux au lit,
horizontaux, inamovibles, anxieux de ne pas créer trop
de chagrin dans le cœur des parents, amis, copains,
compagne qui viennent le voir.
Avec pour jeu entre eux : la mort et la guérison. Mais
comme disent avec à-propos les infirmières :
"Impossible les cimetières sont pleins !"
Chaque fois que le patient évoque sa disparition
éventuelle, le chœur des muses en réponse : "Non,
non, t'en fais pas tu vas guérir. Parle pas de ça".
Le partage des rôles.
Sur ce point impossible d'avoir raison. Les visiteurs
amènent la vie, pour eux tout ce qui touche à la mort
est la négation de leur visite, ils amènent le souci de
vivre contre vents de marée, tout ce qui touche à la
mort est plainte, pleurnichage, apitoiement sur soi-
même, lâcheté en quelque sorte, jérémiades.
Dans mon cas, ils eurent raison de refuser
d'envisager ne serait ce qu'en parole la disparition. Mais

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attention quand même à ne pas laisser quelqu'un
mourir seul. Car si l'on est jamais le seul à mourir (à
chaque minute des centaines disparaissent) on peut
être seul à comprendre et savoir que l'on meurt. D'où
le sentiment très frustrant non pas de quitter la vie,
mais de quitter les vivants contre leur gré, sans être
cru, d'avoir tort d'être le seul de son avis, d'être assez
têtu pour outrepasser l'avis général. C'est à dire que la
solidarité disparaît, c'est la plus complète des solitudes,
c'est avoir la tête suffisamment brûlée pour n'en faire
qu'à sa tête quitte à la perdre, et le reste aussi.

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Chapitre VI
La fin, la bonne, celle de la maladie !
La fin. Deux fins à cette histoire peuvent exister mais
non coexister : la fin de la maladie ou la fin du malade.
Le choix entre ces deux extrémités diamétralement
opposées fut assez long à se décider. On l'aura compris
: le malade survécut à sa maladie. Pierre vainquant
Guillain et Barré à lui tout seul ! Il faut dire que les
deux compères n'y allèrent pas de main-morte pour
faire cesser la vie. Mais celle-ci l'emporta.
Pour résumer, la renaissance commença par un bruit
rythmique de sommier que les bons esprits pourraient
attribuer à un rythme amoureux ; non je n'en étais pas
encore là. (Curieusement le sexe ne se laissa jamais tout
à fait gagner par la paralysie... flasque).
Non il se trouve qu'un beau jour je fus tout étonné
d'entendre le sommier émettre des grincements de
sommier alors que personne n'y touchait. Je finis par
en déduire que ce devait être ma personne qui s'agitait.
Le début du printemps (ce devait effectivement être
début mars). Donc que les forces revenaient dans la
membrane. Dès que j'avais un moment de libre je
tendais puis détendais mon dos dans une euphorie sans
partage. Le retour de la force, de la mobilité, de
l'agitation, de l'autonomie. Et l'on va, à ce propos
pouvoir juger de ma méchanceté scrupuleuse (j'ai bien
dit ma méchanceté) à propos du personnel soignant.
A peine si depuis quelques jours j'avais réussi à
mettre en branle mon pauvre dos que les ravissantes

http://sgbfrance.free.fr 61
infirmières en bande blanche vinrent me voir pour...
m'interdire cette agitation. Pourquoi ? A cause du bruit
que cela faisait, du petit couinement des ressorts qui les
horripilait. Mais oui, au lieu de se précipiter voir le chef
de service pour fêter ce retour au mouvement, celui-ci
me fut interdit pour cause de vacarme. Alors que ces
dames pénètrent en sabots dans les box. (En particulier
la fille du patron du service qui savait être au dessus de
toute réprimande administrative).
Et ainsi progressivement tout cela cessa, la paralysie
cessa, jusqu'au jour ou le kinésithérapeute m'assit au
bord du lit et où je ressentis toute l'ampleur de
l'euphorie du lever. Extraordinaire l'euphorie du lever,
de la verticalité, de la promesse de ne plus tenir à la
terre que par la plante des pieds et non par toute la
nuque, le dos, les bras, les fesses, les cuisses, les
mollets, les talons. Devenir aérien après ce corps à
corps de six mois avec la terre, quel effort, quelle
récompense ! Salut et au-revoir la terre et salut le ciel
dispenseur de la lumière du soleil et de l'eau nuageuse.
Et là, assis au bord du lit, soutenu par le
kinésithérapeute, je vis l'étendue de mon oubli : un
arbre, je le sais un cèdre, vert, avec des branches,
indépendant, seul et fier, un arbre vert, symbole de la
verticalité, symbole de la vie, symbole du végétal
intercesseur entre le monde minéral soumis à la seule
gravitation comme le grabataire dans son lit mais lui
debout. Et je fus tant ému que, je crois, pour la
première fois depuis le début des épreuves je versai des
larmes.

62
Puis ce fut le 1er mai 1974, où il neigea et durant
lequel les arbres fruitiers gelèrent et où je réappris à
manger et à grossir. Puis le fauteuil roulant dans les
couloirs de l'hôpital en promenade, promenade durant
lesquelles mon visage d'ex-mourant faisait tellement
peur que les gens se détournaient.
Bien entendu j'avais quitté le box de réanimation. Et
puis ce fut la sortie en juin et en juillet les copains
gauchistes emmenaient Geneviève, les enfants et moi-
même pour deux mois de naturisme en Corse à trente
kilomètres de toute ville. J'y retrouvais l'ami Adrien qui
devait m'ouvrir le ventre pour me permettre d'aller à la
selle, sinon qu'il m'ouvrait les portes de la
convalescence en Corse pleine de soleil ! Car à l'époque
il y avait des contestataires sympathiques. Il y en a
encore maintenant bien sûr mais je ne les connais pas.
Puis la vie repris en entier Pierre dans son sein si
ample : métro-boulot-dodo.
Un an après je retournais à Garches et au cours d'un
entretien privé avec le médecin chef je lui demandais
ce qu'il pensait d'Alicia. Il me répondit qu'elle avait été
déclarée caractérielle et faisait son travail de jour.
Et je lui demandais pourquoi j'avais attrapé cette
maladie. Réponse à suivre au chapitre suivant.

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64
Chapitre VII
Etiologie de l'ontologie
Tare héréditaire ? Mon père dans sa probité se
flagellait déjà, craignant d'avoir refilé à une partie de sa
descendance un chromosome plus ou moins de bonne
qualité. Je devais en tant que scientifique (et chercheur
s'il vous plait) en avoir le cœur net.
Geneviève à l'époque habitait face à l'hôpital Saint
Antoine, comme je l'ai déjà dit, puisque j'y allai me
faire examiner par l'interne de service qui ne trouva
l'origine de mes maux. Donc de nombreuses librairies
médicales se trouvent dans les rues adjacentes à
l'hôpital.
J'y consulte un livre spécialisé sur les maladies
immunitaires. Je tombe sur le chapitre Guillain-Barré.
On y signale que cette maladie peut-être d'origine
virale, bien que les preuves pour cette étiologie soient
très faibles, mais aussi que cette maladie peut-être due
à une réaction immunitaire de l'organisme dont les
lymphocytes se mettent à dévorer tout ce qui leur
tombe sous la dent ou la main et en particulier la gaine
de myéline des nerfs - l'équivalent de la gaine plastique
entourant un fil électrique - mettant ainsi ceux-ci à nu
d'où des courts - circuits conduisant à une impossibilité
de la conduction de l'influx nerveux et à la paralysie
flasque.
Mais syndrome signifie bien ce qu'il veut dire (du grec
"syndrome", concours) : la maladie est caractérisée par

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ces symptômes et non par ses causes qui ne sont pas
connues.
Oui, alors pourquoi soudain, en pleine force de l'âge
ces nerfs mis à nu ? Alors je continue la lecture de ce
livre savant et je lis : "Peut-être dû à un sérum
antitétanique hétérologue".
Ne nous énervons pas, restons calme : un sérum
antitétanique hétérologue. Hétérologue : qui ne vient
pas de l'homme.
Effectivement deux types de sérum antitétanique
existent :
- Celui élaboré à partir du cheval qualifié donc
d'hétérologue (coût : 10 francs).
- Celui élaboré à partir du sang humain donc des
gamma-globulines, qualifié d'homologue (coût : 100
francs).
Paf ! Le bouquet ! Sérum antitétanique hétérologue
égale Guillain-Barré.
Car trois semaines avant le début de cette excursion
au pays des survivants - comme je l'ai dit au début de
ce reportage - j'ai eu droit à l'hôpital de Pontoise à une
séance de sérum antitétanique dans la jambe gauche où
j'ai d'ailleurs encore de petites douleurs à l'heure où
j'écris ces quelques lignes.
Moi, Pierre Bacelon, gauchiste, naturiste, écologiste,
me faire avoir par Mérieux et l'institut Pasteur réunis,
par la confédération toute puissante des vaccinateurs
en grand, nationaux internationaux, planétaires, de la
constellation du Crabe s'ils y arrivaient, de la galaxie

66
d'Andromède s'ils en avaient les moyens, me faire
avoir par la bande internationale des injecteurs à la
seringue longue, enfants, femmes, hommes, vieillards,
tous y passent, une loterie seulement avec des numéros
sinon perdants, du moins truqués.
Injections dont les effets sont cumulatifs : la
première à l'école où l'a attrapé déjà une sacrée fièvre
et parfois la myopie (c'est pour ton bien mon petit), la
deuxième au service militaire à la suite de quoi je suis
resté un mois au lit à l'infirmerie sans force ni tonus
(c'est le règlement, t'es là pour en chier !) comme une
lavette, dans un état d'anxiété inexprimable et qui, à la
réflexion est exprimable seulement lorsqu'on connaît
ces messieurs Guillain et Barré : j'y avais chopé un mini
Guillain-Barré, et à la troisième, paf, ton compte est
bon mon bonhomme tu dégages à l'hôpital vers le
corps médical, ce farouche défenseur de l'institut
Mérieux Pasteur.
Voilà, je sors de la librairie moins bête qu'en y étant
entré, et sans tare héréditaire et me promettant bien
que la prochaine fois on ne m'y reprendra pas à me
faire soigner.
Je comprends alors que ce sérum, par son inadaptation
à la situation, a transformé l'hypothétique paralysie
rigide du tétanos en une paralysie flasque, parvenant
ainsi à l'accomplissement de sa tache, même si c'est au
prix de cette paralysie flasque qui peut être mortelle.
Depuis bien entendu je me suis renseigné sur la
correspondance vaccination/Guillain-Barré et j'ai
constaté avec effroi qu'elle est hélas très grande : à
chaque grande campagne de vaccinations, quel que soit

http://sgbfrance.free.fr 67
le vaccin -BCG, polio, grippe, hépatite et ainsi de suite-
pour alimenter les caisses des instituts, des centaines
d'enfants, adultes, vieillards plongent dans un Guillain-
Barré de qualité ou autres maladies dégénératives
nerveuses. Pour s'en convaincre, il suffit de taper
« Guillain Barré » sur son ordinateur pour découvrir le
pot aux roses et la douleur infinie de ceux -enfants,
adultes ou vieillards- dont les nerfs à fleur de peau les
envoient dans les pays du handicap.
Bon je termine le chapitre avec la visite de sortie au
médecin soignant de l'hôpital de Garches auquel je
demandais une attestation pour ne pas être revacciné
contre le tétanos. Et bien savez-vous ce qu'il m'a écrit
ce faux-cul sur une feuille de papier à l'en-tête de
l'hôpital : "Ne doit pas subir une nouvelle vaccination
antitétanique en raison de ses antécédents de santé,
bien qu'il n'y ait pas de lien de cause à effet".
De l'art de protéger la santé de son patient et le fond
de commerce Merieux-Pasteur !
Mais j'ai confiance : au train d'enfer où vont les
vaccinations, les maladies nerveuses dégénératives ont
de beaux jours devant elles.
Un dernier mot : Combien a coûté cette plaisanterie à
la sécurité sociale ?
Gain : 100 - 10 = 90 F différence de prix entre le
sérum homologue et le sérum hétéro logue.
Perte : 8 mois de 30 jours de réanimation intensive à
10.000 francs par jour soit 10.000 x 30 x 8 =
2.400.000 F. Le prix d'un yacht ou de deux maisons en
régions parisienne.

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Ce n'est pas la peine de faire le bilan. Le trou ne peut
que s'approfondir.
Et cependant, comment ne pas remercier la Sécurité
Sociale de m'avoir sauvé d'un si mauvais pas ?

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70
Chapitre VIII
Et la vie continue
Donc la vie continua. Dans l'affaire je perdis la
moitié de mes forces dans les jambes, surtout les
cuisses, quant au haut du corps il retrouva presque
toutes ses forces. La reprise fut cependant longue.
Mais là n'était pas mon sujet d'inquiétude.
Mon sujet d'inquiétude provenait du fait que chaque
automne les fourmis me remontaient les jambes à
partir des pieds, et les bras à partir des mains. Et les
courts-circuits dans les membres que je ressentais toute
l'année s'amplifiaient au point de devenir désagréables
alors que le reste du temps je savais qu'ils
correspondaient à la remise progressive des nerfs dans
leur état normal.
Ainsi, chaque automne je sentais très distinctement la
maladie revenir progressivement dans les membres,
j'avais appris à l'hôpital que cette maladie peut-être
récidivante dans des cas très rares.
Mais des amis apportèrent la solution. C'était Richard
et Isabelle. Ils dirent à Geneviève : "Ce monde dans
lequel nous vivons est un peu fou. Il faut se calmer et
le calmer. Pour cela la meilleure méthode est d'adopter
la phase végétarienne d'un nouvel art de vivre : la
macrobiotique."
Tel Abram riant devant l'ange, je ris in petto parce
que j'aime beaucoup ces amis et ne voulais pas me

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moquer ouvertement de leurs idées, aimant encore plus
le saucisson
Mais catastrophe, du jour au lendemain, en un tour
de main, Geneviève donna tous les aliments se
trouvant dans son studio et les remplaça par des
choses biologiques aussi étranges que du millet en
grain, de l'avoine en grain, de l'orge ou du blé en grain,
et même de l'épeautre en grain, et de surplus des
caisses entières de riz, et même du seigle, le tout
d'origine biologique, peut-on imaginer pire punition
pour un dégustateur de saucisson agrémenté d'un
canon de rouge, que ces trucs invraisemblables
japonais d'origine : tamari, tofu, tempeh, gomasio
préparé dans un suribachi et summum de
l'invraisemblable des algues, appelé par nos charmants
amis "légumes de mer", des algues nori, wakamé, laitue
de mer, dulse, hiziki et tutti-quanti. Le Japon dans son
assiette !
Bon le but de cette histoire n'est pas de décrire la
macrobiotique mais de dire que sous les conseils des
amis et la férule de Geneviève du jour au lendemain
j'abandonnais le petit déjeuner café - pain - fromage
pour un bol de millet arrosé de ... tamari.
Et le but est de dire qu'à l'automne suivant cette
innovation, toute remontée de maladie disparut sans
laisser aucune trace. Ouf ! Je sus enfin alors que j'étais
guéri parce que devenu mon propre médecin.

72
Chapitre IX
Et l'alimentation fut

Durant cette maladie, immobilisé que j'étais, je dus


me rendre à une évidence : autant on mange, autant on
rejette (sauf pendant la croissance où on rejette un peu
moins qu'on absorbe). D'ailleurs quelque dix ans plus
tard je réalisais qu'autant un aspirateur aspire d'air
autant il en rejette. Il n'est jamais trop tard pour bien
faire, même pour un chimiste dont le savoir repose sur
la loi que rien ne se crée, rien ne se perd. On se rend
aux évidences qu'on mérite.
Bon tout ça pour dire que je mangeais pour me
nourrir. Avec la macrobiotique j'appris que la façon de
manger peut apporter la paix sur terre. Cela me plut
beaucoup que ce soit vrai ou non. Ce qui fait que je
quittais le parti communiste en 1981 qui est pourtant le
parti de la paix (enfin, c'est pour cela que j'y avais
adhéré en 1971).
Encore une fois, vrai ou faux, trouver dans
l'alimentation un facteur décisif de la conduite entre les
hommes (et les femmes) me semble suffisamment
nouveau pour que j'y adhère en âme, conscience, et
estomac. J'y trouvais là une marque de matérialisme
dialectique que même Marx n'avait pas inventé ni
imaginé. Manger pour faire la paix. Ne faites pas la
guerre, mangez. C'est Ohsawa, un japonais qui importe
cette idée en France dans l'année 1960. Et comme
d'autre part cette nourriture est frugale elle rapproche
les riches et les pauvres, et comme d'autre part elle est

http://sgbfrance.free.fr 73
essentiellement végétarienne elle rapproche les juifs
d'avant Noé (ceux qui ne mangeaient que des herbes)
des chrétiens (dont je suis) et qui font maigre. Bref,
c'est la nourriture universelle : céréales, féculents et
quelques accessoires.
Avec Geneviève nous avons pratiqué cet art de vivre
jusqu'en 1994. Puis on a élargi cet art de manger à
toutes les nourritures, ce qui n'est peut-être pas très
orthodoxe. Mais enfin la roue tourne, car entre temps
deux enfants apparurent, Aurélie et Sarah, allèrent à
l'école et en revinrent en disant: "A l'école on mange
quelque chose qui a bon goût et qui n'existe pas à la
maison. Qu'est ce que c'est ?" Bien entendu, il s'agissait
de viande, bifteck, côtelettes, andouillette, navarin, pot-
au-feu, viande hachée et tutti quanti, servis à gogo dans
les cantines. Que faire face à ce raz de marée animal?
Et bien, l'animal fit progressivement sa place sur la
table de la salle à manger, et les parents revinrent
partiellement à leurs anciennes amours.
La roue tourne.
La roue tourne : Un tour yang, un tour yin, et yin est
dans yang, et yang est dans yin. La vie en mouvement,
la vie est le changement.
Bon et puis un jour les deux amis Richard et Isabelle
dirent :
- Ecoute, ô toi chimiste, faiseur de molécules inédites
auxquels même le créateur n'aurait pas pensé, marieur
d'atomes pour le pire et le meilleur, manipulateur de la
matière comme d'autres manipulent la conscience,
caresseur d'édifices cristallins que seule la

74
mathématique justifie, fabricant de dynamite explosive
et de médicaments guérisseurs, écoute :
J'écoutais donc.
- Ecoute. Voilà. Sais-tu que. Que l'univers est
mouvement. Ecoute.
J'écoutais.
- Ces éléments aussi jouent et changent.
Je parle :
- Oui, je sais, Becquerel le premier le montra au
monde des scientifiques. Car les Français sont très
forts physico-chimistes (cocorico !).
Eux : (les amis)
- Mais non tu n'es plus coco, maintenant t'es macro.
Pan sur le bec ! Ils enfoncèrent le clou.
- On essaie de te dire que les plantes opèrent eu leur
sein même, des transmutations nucléaires, comme dans
un réacteur atomique.
Mon sang ne fit qu'un tour. Quoi, eux, tout d'abord
lui politologue au CNRS et elle, charmante; donner à
moi chimiste des leçons de chimie et vouloir me faire
accroire que les plantes transmutent -en leur sein- le
potassium en calcium. D'abord, même si c'était vrai,
tout le monde s'en moque. En plus ce doit être faux,
sans quoi ça se saurait. Et eux qu'est ce qu'ils en
savent, non-chimistes qu'ils sont !
Mon sang ne fit qu'un tour. M'apprendre à manger
passe encore, me dire que l'avenir est dans la mâchoire

http://sgbfrance.free.fr 75
et non dans le prolétariat passe moins bien mais passe
encore -les couleuvres sont faites pour être avalées-
mais m'apprendre mon métier de restructurateur de
molécules ! Et à chaque visite ils remettaient sur le
tapis : l'herbe transmute, depuis l'avoine jusqu'à la
vesce de Cerdagne !
D'autant qu'après quatorze ans d'effort opiniâtres, en
1981 je soutenais avec succès ma thèse en chimie, « La
solvatation des anions » comprenne qui pourra. Et qu'il
me fallait un sujet d'après thèse. Alors je retournais ma
veste et je proposais comme sujet d'après-thèse du
laboratoire du CNRS : "Les transmutations dans le
monde du vivant". Le bide, le four, l'échec, l'erreur, le
refus. Sujet impossible, fantaisiste, mauvaise
bibliographie, charlatanisme, alchimiste, billevesée,
sornette. Refusé.
Alors je devins un renégat de la science : je quittai la
recherche et ne fis plus que mon enseignement. Ainsi
je n'eus plus d'avancement et restais huit ans assistant,
c'est à dire le plus bas grade possible dans
l'enseignement universitaire.
Il faut dire aussi que l'année de ma thèse j'aurais dû
passer maître-assistant (équivalent à maître de
conférences actuel) mais que mon rapporteur avec
laquelle j'avais travaillé quinze ans refusa cette
nomination sous prétexte de mes agissements
politiques et syndicaux au sein de l'université : sympa,
mais enfin c'est la vie. Quand même, elle aurait pu me
prévenir. Mais elle devait préférer la méthode du coup
de pied de l'âne. Mais pour cela il faut être un âne,
même si universitaire.

76
Sujet de recherche refusé, promotion d'enseignement
refusé. Le front de refus. Donc Geneviève et votre
serviteur ouvrirent une brocante à Evry : "L"Aurore"
au frontispice du magasin. Achat et vente de meubles,
bibelots, tableaux, débarras, vide-grenier, camionnette,
l'équivalent d'un déménagement par semaine. Huit ans
qu'on a tenus. Sans faire faillite, à travailler douze
heures par jour avec le temps que prend la restauration
des meubles, à être aimable avec les clients, à chiner
sur les foires ou à faire les achats à domicile chez les
particuliers. Mais quel apprentissage :
Apprendre les bois : noyer, merisier, chêne, acajou,
citronnier, orme, châtaigner et les autres ; apprendre
les époques et leur style, connaître les poinçons de l'or
et de l'argent, les faïences, les porcelaines, les montres
à coq et autres, les carillons, les pendules, les horloges
de parquet. Mais le plus difficile et le plus amusant
reste et demeure l'art (car c'est un art) d'acheter les
tableaux qui en soi n'ont aucune valeur sinon
artistique. Ce fut très amusant, surtout que les
collègues, farouches individualistes, ne me traitèrent
jamais par le dédain mais au contraire
m'encouragèrent. Salut à eux !
Mais on s'en doute le destin avait frappé à la porte et
ne lâchait pas sa proie : je me jetai à corps perdu dans
l'étude des transmutations dans le vivant ce qui me
demanda d'élargir mes connaissances en biologie,
physique et mathématiques. Cela continue. Le destin
ne me lâche pas les basques.

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78
Chapitre X
Chamanisme

Après avoir écrit ces infortunes maladives, j'ai écrit


un livre intitulé La féerie du néant (téléchargeable
gratuitement en tapant son titre). Or les lecteurs de ce
livre me font remarquer que j'en suis absent, que je n'y
suis pas impliqué.
En conséquence, je vais essayer de joindre les deux
bouts et vérifier que ce texte à propos du Guillain-
Barré est en fait l'introduction à ce livre féerique.
C'est à dire que je vais tâcher de savoir si cette
maladie a été mon introduction au chamanisme.
Ainsi, je pourrai respecter cette maladie mortelle dans
cinq pour cent des cas, et ne plus la traiter comme un
accident, mais comme une utilité, un besoin, une
exigence. Car le chamanisme émane du respect de la
nature, jusque et y compris la nature du néant que cette
maladie me fit fréquenter au plus près.
C'est à dire qu'il va me falloir chasser la colère qui
reste en moi de savoir que certains soins médicaux
sont plus dangereux que la maladie qu'ils prétendent
soigner. Je désire une dernière fois –dans cet écrit-
insister sur cette dangerosité de certains aspects de la
médecine allopathique, et pour cela il suffit de taper
Guillain-Barré sur Internet pour se voir enseveli sous
les rapports médicaux (principalement canadiens)
rendant compte des dangers réels de l'intrusion de
l'aiguille hypodermique sous la peau, ce viol minimal.

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Bien sûr, tous les gens ayant eu un Guillain Barré ou
une de ces maladies nerveuses dégénératives n'en font
pas un fromage comme moi. Et toutes ne se
retrouvent pas dans le chamanisme. Cependant, il est
vrai qu'en général, elles ne sont pas prêtes de l'oublier.
Comment passer de cette maladie inoubliable au
chamanisme ? Voilà le sujet de cette conclusion.
Autrement dit, en quoi le chamanisme est-il
inoubliable après une telle atteinte physique, atteinte
corporelle, spirituelle, vitale, inoubliable ?
Pour répondre à cette question, je vais rapidement
faire l'historique de mes occupations extra-
professionnelles afin de voir si elles me conduisirent
dans le filet chamanique.
Oui est immédiatement la réponse. Dès que je sus
que je n'étais pas le seul à avoir connu cette maladie et
la lumière qui l'a accompagnée, en lisant en 1985 par
hasard (?) La source noire de Patrice Van Eersel,
livre dans lequel l'auteur raconte les tribulations des
personnes qui ont connu une expérience de mort
imminente EMI (near death experience NDE en
anglais), je sus qu'il me fallait approfondir le mystère de
cette lumière salvatrice que je fus durant la maladie.
Pour cela je participai assidûment aux travaux de
l'association IANDS (International Association for the
Near Death Experiences) durant quatre ans.
J'écrivis alors en 1992, dans le livre La mort
transfigurée (Belfond) un article intitulé Les NDE
font-elles perdre le nord ? Article basé sur l'hypothèse
que lors des NDE, les témoins meurent et revivent

80
avec la fréquence de la lumière, c'est à dire un milliard
de million de fois par seconde. Or, ce chiffre est la
fréquence de la lumière visible, et par conséquent,
durant cette transe, les témoins sont …la lumière.
J'insiste bien que sur le fait que durant cette expérience
les témoins ne voient pas seulement la lumière, ils
sont la lumière, ils sont ce qu'ils voient et ils
voient ce qu'ils sont. Ils réalisent le rêve d'Einstein
de chevaucher un rayon de lumière, avec toutes les
conséquences qu'il a mises en évidence. N'y a t-il pas là
de quoi perdre le nord, nord que j'appris plus tard en
pratiquant le chamanisme qu'il est la demeure des
esprits des ancêtres. Et ce qui pose la question : les
témoins de NDE sont-ils leurs propres ancêtres ? A la
réflexion, mon livre « La féerie du néant » tente de
répondre à cette question.
Je connus dans cette association Régis Dutheil,
l'auteur des ouvrages L'homme super lumineux et
de La médecine super lumineuse, et ce fut lui qui
considéra d'un œil favorable l'hypothèse de la latence
de la lumière sur les surfaces que j'expose dans le livre
La féerie du néant. Cette association fut un incroyable
courant de savoir et de curiosités, tous et toutes
bénévoles, comme si la mort réversible avait enfin
droit au chapitre, comme si la mort présentait une
petite fêlure, un petit creux par où aller la visiter sans y
laisser sa peau, avec cependant aucune garantie d'en
revenir. Et aucune garantie d'y aller, ces expériences de
NDE semblent distribuées par le plus grand des
hasards, la grâce janséniste en quelque sorte totalement
aléatoire, tel que cela me fut enseigné au lycée du
moins. Est-ce là ce que recherchent certains jeunes au

http://sgbfrance.free.fr 81
jeu du foulard –ô combien dangereusement-, ce va et
vient possible entre la vie et la mort?
De nombreux psychanalystes, psychiatres,
psychologues se pressaient là, et c'est ainsi que je
connus Didier Dumas -qui écrivit lui aussi un article
dans le livre de IANDS- et qui me fit connaître le
chamanisme en 1999 lors d'une sweat-lodge, ma
première.
Voici la description que j'en fis à l'époque, et à la
relecture, je trouve qu'elle est encore d'actualité 8 ans
après : il fait vraiment très chaud dans une sweat-
lodge ! J'ai intitulé cette première sweat-lodge un peu
pompeusement La science entre dans la sweat-lodge.

Cela faisait un bout de temps que cela rodait, tournait


autour, s'immisçait dans la discussion, semblait
essentiel et inévitable et obligatoire. Je connaissais peu
ou prou, j'en avais entendu parler. Et, en quelques
images télévisées, vu quelques personnages d'un autre
âge, avec un tambour, la plupart du temps, tentant de
communiquer avec les esprits de la terre et du ciel, de
l'eau et du feu, craints et respectés.
D'un autre âge car apparemment sans livre. Peut-être
des magiciens ou des sorciers qui mangeaient l'amanite
tue-mouche (amanita muscaria) et dont les adeptes
buvaient l'urine pour en recueillir les dernières traces
de substance active (la muscarine et l'atropine).
Des gens bien sympathiques, qui, visiblement,
n'avaient pas épuisé tous les us et coutumes de nos

82
religions révélées et monothéistes. D'un autre âge par
conséquent.
Ils me plaisaient ces chamans du haut de ma tour
d'observation, d'où, entomologiste, je les regardais
vivre. J'étais cependant descendu de cette tour, il y a de
cela quelques 20 ans pour, premièrement, aller
chercher des amanites tue-mouche, ces champignons
vénéneux dans la forêt de Rougeot près de Melun, et
pour, deuxièmement, aller en cuisine les faire cuire à
l'eau. Je les mangeais le matin à jeun, un demi-chapeau,
pour en connaître les hallucinations visuelles. Je n'en
eus jamais aucune, et pour cause, quand j'appris plus
tard que la chaleur de la cuisson fait s'évaporer les
principes actifs cités plus haut ! Ils doivent se manger
crus !
Puis Didier Dumas avec qui j'avais sympathisé
lorsque nous nous connûmes dans une association
s'occupant des expériences aux abords de la mort en
1992, me laissa entendre que l'on ne pouvait
décemment pas vivre sans connaître et pratiquer le
chamanisme. C'est à ce moment que cela commença à
s'insinuer, s'infiltrer.
Et c'est ainsi qu'il m'invita à une première sweat-
lodge le premier mai 1999 au Mesnil par Sermaise près
de la Ferté Alais, aller travailler le chamanisme le jour
chômé de la fête des travailleurs. A croire que ce n'est
pas un travail !
La mort par manque d'air (que j'évitai par la
trachéotomie) est la plus redoutable et rapide puisqu'il
faut sans cesse respirer, et la mort la moins probable
puisqu'il y a de l'air partout sur notre planète. La peur

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de mourir faute d'air est perceptible dans les saunas,
étant donné la chaleur qui y règne et par la forte
proportion de vapeur d'eau qui diminue la pression
d'oxygène. Mais enfin, la lumière aidant, on peut y
constater que son voisin ne passe pas l'arme à gauche
et donc que l'on peut s'en tirer soi-même. C'est dans
cet état d'esprit que je me rendis à ce premier rendez-
vous avec les mystères de l'eau de l'air de la lumière et
du feu.
Quel spectacle ! Déjà la cérémonie préalable de poser
et de dédier les pierres sur la plate-forme du futur
foyer, avec chacun sa prière. Puis construire le foyer
avec les bûches, l'allumage du feu (avec le Figaro, qui,
j'ose le dire, aurait pu être remplacé par de l'herbe
sèche ou de la paille, ce sera ma seule critique), suivi
des recommandations de Jean-Gabriel, d'Ivana et de
Benny. Recommandations à propos du rituel tel que ne
pas passer entre la lodge et le feu, tourner autour de
celle-ci dans le sens du déplacement du soleil, ne pas
franchir le cercle de pierres entourant le feu. Et que les
prières adressées aux esprits doivent être exprimées
dans un langage le plus clair possible.
Le feu de plus en plus ample sous le soleil printanier,
le feu plus chaud que le soleil de printemps, autour
duquel les firemen Malika et Elie tournent sans relâche,
une chaleur de plus en plus formidable et la danse de
ses serviteurs rajoutant bois sur bois, bûche sur bûche,
comme pour rappeler aux participants l'inconfort de
l'enfer.
Et les rattles qui se mettent à sonner, à l'époque du
transistor !

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Ivana prévient : si ça ne va pas dans la lodge par suite
de la chaleur –bien que ça ne se fasse pas- vous pouvez
sortir momentanément puis entrer à nouveau si les
gardiens du feu en sont d'accord.
La première fournée entre avec Ivana. Les maîtres du
feu sortent trois pierres avec une fourche et les entrent
dans la lodge, puis trois autres puis encore trois et
encore trois. Ce sera la première porte. Je mets un
certain temps à comprendre que la cérémonie
comporte 4 portes, une par direction (porte de l'Est,
du Sud, de l' Ouest, et du Nord) et qu'à chacune de ces
portes…la porte de la lodge ( qui est toujours orientée
vers l'Ouest comme les portes des églises) est ouverte
afin d'amener un peu d'air frais dans la fournaise.
Parfois même, une porte est ouverte à l'est
simultanément tant la chaleur est grande. Et à chaque
ouverture il est apporté de nouvelles pierres chaudes
demandées par le conducteur de la lodge.
Une heure écoulée, tout le monde sort à quatre pattes
salué par les rattles du groupe qui attend son tour, c'est
très émouvant. Ils s'allongent au sol de tout leur long
pour se rafraîchir apparemment fort éprouvés. A mes
yeux de novice, c'est très impressionnant.
C'est maintenant au groupe de Benny dont je fais
partie d'y aller. Et la lodge est déjà surchauffée par le
passage de nos prédécesseurs ! Benny a déclaré que
notre groupe est placé sous le signe de l'araignée car
celle-ci a le pouvoir de faire et de défaire sa toile.
Il demande à chacun d'adresser une prière aux
esprits afin que se réalise un vœu cher.

http://sgbfrance.free.fr 85
Je leur demande comment de la lumière peut s'auto
annihiler pour former un trou noir, car pour moi un
trou noir est le lieu où la lumière est en telle quantité
qu'elle s'auto absorbe.
Entrée en lodge. Par le hasard je me trouve près de la
porte, à l'ouest par conséquent, là où le soleil se
couche, là où la vie s'amenuise pour disparaître,
l'agonie. Les servants apportent trois pierres.
Extraordinaire, sous le dais de la lodge, dans la semi-
obscurité de la porte encore ouverte, les pierres sont au
rouge ! C'est à dire d'après la couleur du rayonnement
du corps noir (en jargon de physicien) aux environs de
1000 degrés ! Puis encore d'autres et d'autres. Tout de
suite la température est insupportable. Entre le seau
d'eau. Elle redouble lorsque la tenture de la porte se
ferme pour faire l'obscurité. On ne peut même plus
savoir si son voisin est entrain de mourir ! Sensation
très nette d'asphyxie, d'être dans un four, four sans
flamme. Au moins celles-ci amèneraient la lumière,
mais là rien. Voici au moins une partie de ma prière
exaucée me dis-je pour me consoler, il y a absence de
lumière.
Sueur à gogo et asphyxie. Benny raconte une histoire
d'ours qui aime le miel à cet amoncellement de corps
surchauffés. Il faut chanter. Malgré l'oppression c'est
quand même un dérivatif. Je fais le Aoum tibétain.
L'eau du seau est versée sur les pierres. La vapeur
surchauffée entre dans la gorge. Surtout ne pas refuser
de respirer. Didier m'a charitablement prévenu avant
l'entrée que le plus simple est d'accepter de mourir.
Surprise. Mon Aoum sort de ma gorge, et, qui plus est,

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ne cesse d'en sortir, comme si il était inutile de respirer
pour expirer (au sens propre), curieux pour des
poumons en mal d'air !
La porte s'ouvre, la température baisse et devient
moins suffocante surtout que je suis placé près de la
porte. Je ne sais comment ceux du fond (la place de
l'aigle) tiennent. Nouvelles pierres. La porte se ferme.
L'ours n'a pas fini son miel annonce Benny toujours
aussi vaillant et l'araignée tisse encore…Surréaliste !
Face à ce discours sans sens avec la situation l'anxiété
croit. Halètement de femmes en travail, la respiration
du chien sans plus de contrôle ; je suis d'ailleurs assis à
coté d'une femme enceinte, et quand j'ai le courage de
revenir à moi je perçois que ces halètements ne sont
pas les siens mais les miens. Il faut chanter et
psalmodier. Les poumons inépuisables donnent de l'air
comme jamais, opéra en lodge. Cette dissociation du
cerveau qui se pense mourant et des poumons
inépuisables amènent l'appareil digestif aux abords de
tout ce qui pourrait traîner à l'intérieur. Je n'ai rien
mangé. Rein ne sort. Encore l'eau du seau. Typhon sur
le crématorium. En pleine face. Est-ce qu'un excès de
chaleur peut diminuer la température ? Est-ce qu'un
excès de lumière peut faire baisser la lumière en
formant un trou noire, la lumière s'auto absorbant par
auto gravitation ?
Quelques corps se vautrent à terre là où la chaleur est
moindre. Quel dommage qu'à l'intérieur de ce corps il
y ait tant d'organes qui craignent la fin prochaine.
Halètement irrépressibles. L'air en est empoissonné.
Tentative de destruction à quelques kilomètres de la

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civilisation, Paris. Aoum, Aoum, de plus en plus fort,
et Benny rappelle que l'araignée n'est pas sourde et que
seule l'intention de la prière doit rester forte. La voix
doit être celle du groupe et non celle d'un seul aussi
seul soit-il. Même dans la situation la pire possible, pas
possible d'appeler au secours plus fort que son voisin !
Nouvelle porte et série de pierres, ça devient
interminable (surtout quand on se prénomme Pierre et
qu'on y est pour rien se sont les parents –les ancêtres-
qui en ont décidé ainsi) et encore plus chaud, plus
moyen de mettre un point dans cette aventure de faire
le point, tout le monde souffre, je crois que c'est la
quatrième série et quand la réelle quatrième arrive,
alors que je croyais que c'était enfin terminé, grosse
émotion ça n'en finira donc jamais, surtout ne pas
sortir alors que dans le groupe précédent aucun n'a
subi cette infamie, ne pas faire de précédent, il faut
tenir en dépit du cerveau qui ne sait plus compter
jusqu'à quatre, l'ours et l'araignée ont eu le temps de se
reproduire et de faire de nombreux enfants, oppression
jusqu'à l'écœurement, je ne peux pas tomber plus bas,
et si une formidable concentration de lumière
empêchait cette lumière de se propager par auto
gravitation, ne serait-ce pas un trou noir, les tripes à la
bouche et même à cet instant crucial encore le cerveau
qui ne veut pas la fermer, se taire…
Soudain Benny annonce que s'est terminé, qu'il faut
faire attention de ne pas tomber dans les pierres
chaudes du centre en sortant dans le sens des aiguilles
d'une montre, à quatre pattes tel un animal, nu, et de se
nouer la serviette collante de sueur autour des reins.

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Au dehors, le soleil est toujours de la partie, je sors
toute inquiétude immédiatement envolée, c'était très
drôle, ça rattelle ferme, j'entreprends une danse soufie,
je n'ai pas soif, pas faim, pas chaud. Que s'est-il passé ?
Je suis un nouvel homme. Le monde est fou, fou, fou.

Voilà raconté ma première sweat-lodge. Bien d'autres


ont suivi, avec à chaque fois le même écroulement de
toutes mes certitudes quant à leur bien fondé, et à
chaque fois le désir d'y retourner pour connaître cet
état de transe où le monde cesse d'exister, ou du moins
je cesse d'exister. Mais comment faire la différence
entre ces deux alternatives ?
C'est ainsi que progressivement, je me rendis compte
que j'avais connu durant cette maladie l'essentiel de
l'initiation chamanique, à savoir le démembrement,
l'inclusion d'objet sous la peau, le silence de soi par le
non-parler, et la transe de naviguer entre la vie et la
mort à la vitesse de la lumière.
Je reprends ces affirmations dans l'ordre :
- le démembrement : durant cette maladie, je ne me
suis pas vu durant quelques 6 ou 7 mois, alors que dès
que nous voyons un miroir c'est pour s'y regarder, mais
non seulement par narcissisme mais aussi pour être sûr
d'exister, pour être sûr que nous n'avons pas soudain
un groin de cochon en guise de nez ou que notre bras
est toujours attaché à notre épaule. Or ce luxe de se
voir me fut refusé durant des mois, et certains matins
-comme je l'ai dit précédemment- je me réveillais
persuadé d'avoir un groin de cochon en guise de nez et

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que mes bras s'étaient considérablement détachés de
mes épaules, qu'ils étaient devenus des filaments
tortueux, quelque peu des serpents.
Le monde s'était divisé entre les blouses blanches
vivantes surveillant le déclin des blouses jaunes, les
futurs morts dont je faisais partie, ceux dont il n'y a
plus rien à espérer sinon leurs disparitions rapides et
programmées.
En ce qui concerne l'inclusion d'objet sous la peau, je
ne fus pas en reste, entre les aiguilles de ponction
lombaire, celles d'héparine, l'ouverture de la gorge pour
y mettre la canule de la trachéotomie et l'incision du
poignet droit dans lequel tous les goutte-à-goutte
aboutissaient, ainsi que tous les traceurs radioactifs
nécessaire à l'observation de mes métabolismes. Et
pour couronner la panoplie des objets étranges, la
sonde gastrique, ce long tuyau en plastique qui entre
par le nez et arrive directement dans l'estomac.
Par ailleurs, je suis devenu épouvantablement bavard,
plus rien ne m'arrête, il me semble que je rattrape 8
mois de silence, ma faconde ne connaît plus de bornes,
j'espère que cela ne transparaît pas trop dans mes
écrits !
Et puis, être la lumière pour couronner le tout !
Comment dire cela sérieusement ?
Comment l'affirmer sans forfanterie ?
Avec tout ce que cela comporte de dangers, soit
d'être considéré comme un illuminé, soit d'avoir un
ego plus gros que le ventre.

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Se déclarer chaman et ne pas l'être comporte des
dangers bien connus.
Ne pas se déclarer chaman et l'être comporte des
dangers bien connus.
Dans les deux cas, le risque est de perdre son âme.
La manière la plus simple de perdre son âme est de la
confondre avec son esprit.
C'est à dire perdre l'esprit par la même occasion.
C'est pourquoi dans mon livre La féerie du néant je
tiens tant à distinguer l'une de l'autre.
Et face à ces dangers aussi violents l'un que l'autre,
trouver une niche de refuge où la perte est acceptable.
Cette niche je l'ai nommé le néant.
Le néant, cette régression sans fin ni loi, le néant, là
où il m'est encore possible de garder la foi face à mon
audace de le fréquenter, la foi en la clémence du ciel et
de la terre.
Quelle autre féerie peut-on vivre, sinon cette
clémence, nous les locataires du ciel et de la terre ?

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Conclusion
Rêves de ma fille Cécile

Une nuit j'ai « vu » mon papa à l'hôpital qui ne


bougeait plus car il était malade donc paralysé. J'étais à
coté de lui assise et me préoccupais car j'avais peur
qu'il meurt, mais à ce moment là dans la chambre se
trouve aussi un monsieur haut, avec des cheveux
blancs, longs, et un peu bouclés, sans barbe, habillé de
noir avec un grand imperméable.
Il était souriant, tranquille et très gentil et en fait-je lui
ai posé la question si mon papa allait mourir et il m'a
répondu que non, que je devais être tranquille et
sereine car mon papa allait guérir très vite et il pourrait
parler et bouger de nouveau.
Je suis passé d'une sensation de peur et de tristesse a
une sensation de joie et de gaîté et le tout était vrai
même si c'était un rêve.
Ce monsieur je pourrais dire qu'il ressemble au
portrait de Jésus Christ mais pas quand il avait 33 ans
mais plus ou moins 60 ans.
Et même si aujourd'hui j'ai 39 ans et le rêve a plus ou
moins 30 ans je me rappelle très bien des sensations
belles et sereines que m'a amené ce Monsieur, et
encore aujourd'hui si j'ai envie de parler à quelqu'un de
gentil et dont j'ai confiance je lui parle.
Voici mon rêve qui sûrement a permis à moi de
continuer à vivre sereine quand j'avais 9 ans même si la

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maladie de mon papa était quand même plus jeune,
mais peut-être le rêve je l'ai fait quand il était encore
malade, je ne rappelle plus !!!
Bref la première fois que je l'ai raconté à mon papa
c'était en février 2006, par hasard !!!

Je vais vous en raconter un autre, j'étais dans un bar


avec une grande glace à la pistache et je disais à Mamy,
ma grand-mère maternelle, que mon père allait bien et
que si quelque chose se serait mal passé, il y avait cette
boule de glace à la pistache qui aurait de toute façon
fait plaisir à mon papa. J'avais plus ou moins 12 ans.
Voilà j'ai fini mes rêves.

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