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1. M. Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Ga., 9, Wegmarken, F.-W. von Herrmann (éd.),
Francfort, Klostermann, 21996, p. 122 ; trad. fr. R. Munier (modifiée) in Martin Heidegger,
Paris, L’Herne, 1983, p. 56.
2. M. Heidegger, Ga. 29/30, p. 153 ; trad. cit., p. 158.
3. Aristote, Problemata, XXX, 954 a 31.
LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 257
1. M. Heidegger, Conférences de Cassel, éd. bilingue, trad. fr. J-Cl. Gens, Paris, Vrin,
2003, p. 178-179.
LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 259
vérité dans son sens le plus originaire, en tant qu’elle rend possible l’être-à-
découvert (Entdecktheit) de l’étant. Dans ce contexte, Heidegger stipule
une différence entre le monde des animaux « primitifs », qu’il qualifie de
« simple » (einfach) – mais nullement de « pauvre » – et celui des animaux
supérieurs. Enfin, il mentionne en termes laudatifs la biologie de son
époque, derrière laquelle pointe déjà la figure de von Uexküll, celui qui, le
premier, a interrogé la nature des rapports de l’animal à son Umwelt.
Aucune de ces affirmations ne sera maintenue à la lettre dans les textes
suivants. Dès Sein und Zeit, en effet, on assiste à une radicalisation de
l’opposition entre le Dasein et l’animal qui va de pair avec la formulation
cette fois tout à fait explicite du problème ontologique de la vie dans sa
distinction d’avec l’existence en tant que mode d’être original du Dasein :
« L’ontologie de la vie s’accomplit sur la voie d’une interprétation
privative ; elle détermine ce qui doit être pour que puisse être quelque chose
qui ne serait “plus que vie” » 1. Le mode d’être de l’animal, du vivant, doit
être déterminé à partir des existentiaux du Dasein au moyen d’une via
privationis qui ne laisse à la vie que le statut d’une infra-existence, d’une
existence dépouillée de certains de ses caractères ontologiques essentiels.
Du même coup, le bénéfice des découvertes biologiques positives se voit
sévèrement limité, puisque la biologie, comme toute science ontique, est
aveugle aux caractères ontologiques de son domaine de recherche, qu’il
revient à la philosophie (sous la forme d’une ontologie fondamentale), et à
elle seule, de déterminer. Aussi, Heidegger insiste-t-il cette fois moins sur
les avancées de la biologie contemporaine, que sur son « insuffisance » de
principe :
Le propos ontiquement trivial : « avoir un environnement » pose un
problème ontologique. Le résoudre ne réclame rien d’autre que de déter-
miner d’abord l’être du Dasein de manière ontologiquement satisfaisante.
Que la biologie – surtout à nouveau depuis K. E. v. Baer – fasse usage de
cette constitution d’être, cela n’autorise pas à taxer son usage philo-
sophique de « biologisme ». Car la biologie, en tant que science positive,
n’est pas capable elle non plus de découvrir et de déterminer cette structure
– elle est obligée de la présupposer et d’en faire constamment usage 2.
Seule l’interprétation ontologico-fondamentale de l’être du Dasein
fournit à l’investigation sur l’être de la vie son « sol » et son point de départ,
en même temps qu’elle soustrait la recherche existentiale à toute espèce de
1. M. Heidegger, Ga., 65, Beiträge zur Philosophie, F.-W. von Herrmann (éd.),
Francfort, Klostermann, 1989, § 154, p. 277.
2. M. Heidegger, Einfürung in die Metaphysik, Tübingen, Niemeyer, 6 e éd. 1998, p. 34 ;
trad. fr. G. Kahn (modifiée), Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967, p. 56.
3. M. Heidegger, Über den Humanismus, éd. bilingue, trad. fr. R. Munier, Lettre sur
l’humanisme, Paris, Aubier, 3 e éd. 1964, p. 57.
4. Ibid., p. 61.
5. Ibid., p. 63.
LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 261
1. N’oublions pas que l’Umwelt désignait encore dans Sein und Zeit le monde de la
quotidienneté, par opposition au monde « authentique », au Welt als Welt, rendu manifeste par
l’angoisse.
2. M. Heidegger, Lettre sur l’Humanisme, op. cit., p. 65.
3. J. Derrida, Heidegger et la question, Paris, Flammarion, 1990, chap. VI.
4. M. Heidegger, Ga., 8, Ga., 8, Was heißt Denken ?, P.-L. Coriando (éd.), Francfort,
Klostermann, 2002, p. 18 ; trad. fr. G. Granel, Qu’appelle-t-on penser ?, Paris, P.U.F., 1956,
p. 90.
5. Ibid., p. 90. Il serait intéressant de comparer ce passage aux découvertes de l’éthologie
animale. Non seulement nous savons depuis les travaux de Tixie Gardner, dans les années 70,
qu’il est possible d’enseigner à un chimpanzé le langage par signe des sourds-muets, mais le
geste de donner et de recevoir, de même que celui de « tendre la main », soit pour solliciter soit
pour apporter de l’aide, n’est pas absent de son répertoire : « Le geste que l’on appelle “tendre
la main” consiste à tenir le bras tendu, la paume tournée vers le haut. C’est le geste le plus
courant dans le groupe [de chimpanzés]. Sa valeur, comme celle de tant d’autres signaux
chez les chimpanzés, dépend du contexte dans lequel il apparaît. Les singes en usent pour
262 CLAUDE ROMANO
quémander de la nourriture, pour entrer en contact, ou même pour obtenir un soutien lors d’un
conflit. Lorsque deux chimpanzés s’agressent, l’un peut tendre la main vers un troisième
individu. ce geste d’invite joue un rôle non négligeable dans la mise en place des alliances
agressives ou coalitions : c’est l’instrument politique par excellence. Tous ces comporte-
ments (plus d’une centaine) […] ont été également observés chez les chimpanzés vivant en
milieu naturel. La mimique de jeu, la grimace et le geste qui quémande ne sont pas des
imitations du comportement humain mais des formes naturelles de communication non
verbale, communes aux chimpanzés et aux humains » (Frans de Waal, La politique du
chimpanzé, trad. fr. U. Ammicht, Paris, Éditions du Rocher, 1992, p. 34-35).
1. Rainer Maria Rilke, La huitième élégie de Duino, trad. et commentaire par R. Munier,
Fata Morgana, 1998, p. 17. Cf. M. Heidegger, « Wozu Dichter ? », Ga., 5, Holzwege,
F.-W. von Herrmann (éd.), Francfort, Klostermann, 1977, trad. fr. W. Brokmeier, « Pourquoi
des poètes ? », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, réed.
Tel-Gallimard, p. 341 sq. ; « Der Ursprung des Kunstwerkes », op. cit. ; trad. cit., « L’origine
de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, p. 83 ; Parmenides, Ga., 54,
p. 225 sq. Pour un commentaire d’ensemble sur cette question de l’interprétation de l’Ouvert
rilkéen par Heidegger, voir Michel Haar, Le chant de la terre, Paris, L’Herne, 1980.
2. M. Heidegger, « Pourquoi des poètes ? », dans trad. cit., Chemins qui ne mènent nulle
part, op. cit., p. 341.
3. M. Heidegger, Ga., 54, Parmenides, M. S. Frings (éd.), Francfort, Klostermann,
21992, p. 226.
4. Ibid., p. 226.
LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 263
1. Ibid., p. 237.
2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 395 ; trad. cit., p. 395.
3. Ibid., p. 384 ; tard. cit., p. 383.
264 CLAUDE ROMANO
Les deux théories sont fausses, affirme Scheler. Elles manquent toutes
deux « l’être métaphysique de l’homme » 1. Il existe en effet chez celui-ci
un principe qui l’élève au-dessus de la vie, « un principe opposé à toute vie
en général » que Scheler appelle l’« esprit ». L’esprit se différencie de
l’intelligence et du choix. Il désigne à l’intérieur de l’homme une dimen-
sion nouvelle qui est refusée à l’animal. C’est dans ces analyses consacrées
à l’esprit que l’on trouve les passages les plus décisifs du point de vue de
Heidegger, ceux qui permettent de parler d’une supériorité de l’anthropo-
logie schélérienne par rapport à toutes les tentatives antérieures. L’esprit,
pour Scheler, n’est pas une faculté intellectuelle puisque, du point de vue
de l’intelligence, la différence de l’homme et de l’animal n’est qu’une
différence de degré. L’esprit est ce qui permet à l’homme d’acquérir un
« détachement existentiel » à l’égard des contraintes de vie organique et
pulsionnelle, « de se détacher de la fascination et de la pression de ce qui est
organique, de se rendre indépendant de la “vie” et de tout ce qui relève
de la “vie”, par conséquent aussi de sa propre “intelligence” soumise aux
pulsions (triebhaften) » 2. Mais en quoi consiste plus précisément un tel
« détachement » ? Il consiste, répond Scheler, en une ouverture au monde.
En effet, l’animal est « extatiquement absorbé (ekstatisch aufgeht) »
par son environnement (Umwelt) : toutes ses réactions et ses actions (même
intelligentes) sont dictées par le rapport que son organisme dominé par la
vie pulsionnelle entretient avec son environnement particulier, de sorte
que « ce qui n’intéresse pas les instincts et les pulsions n’est pas donné non
plus, et ce qui est donné est donné à l’animal seulement à titre de centre de
résistance par rapport à l’attrait et à l’aversion » 3. L’être vivant est captif de
son Umwelt au sens où il est captivé par ce qui, à l’intérieur de celui-ci,
assouvit ses pulsions. À la différence de l’animal, l’homme n’est pas « exta-
tiquement absorbé » par ce qui se rapporte à ses tendances vitales. C’est ce
qui lui confère un « esprit » : « Un tel être “spirituel” n’est plus attaché à la
pulsion et à l’environnement (trieb- und umweltgebunden), il est “libéré
de l’environnement (umweltfrei)”, nous dirons qu’il est “ouvert au monde
(weltoffen)”, qu’il possède un monde (Welt) » 4. Ce qui caractérise l’esprit,
c’est donc l’ouverture au monde comme tel, et non plus à un simple envi-
ronnement où ce qui « concerne » l’animal est uniquement ce qui sollicite
ses tendances : pulsion sexuelle, pulsion de fuite devant l’ennemi, pulsion
1. M. Scheler, Die Stellung des Menschen im Kosmos, trad. fr. M. Dupuy, La Situation
de l’homme dans le monde, Paris, Aubier, 1951, p. 52.
2. Ibid., p. 53-54.
3. Ibid., p. 54 (trad. modifiée).
4. Ibid (trad. modifiée).
270 CLAUDE ROMANO
privilégie à la suite de von Uexküll ? Derrière cette critique du darwinisme, on sent percer une
autre attaque, plus insidieuse, contre le libéralisme : la doctrine de la sélection naturelle serait
« né[e] dans la perspective d’une conception économique de l’homme » (M. Heidegger, Ga.,
29/30, p. 377 ; trad. cit., p. 377), à laquelle Heidegger oppose une philosophie de la nature qui
plonge ses racines dans la tradition romantique allemande et qui privilégie les notions d’orga-
nisme, de finalité (la Planmässigkeit de von Uexküll), de subjectivité animale. De même,
selon Jakob von Uexküll, le darwinisme serait « davantage une religion qu’une science »
(Theoretische Biologie, p. 197) ; il ne serait « rien d’autre que l’incarnation de l’impulsion de
la volonté humaine de se débarrasser par tous les moyens du plan (Planmässigkeit) de la
nature » (Ibid.). Il resterait aveugle à la « sagesse (Weisheit) » des organismes (Ibid., p. 143).
Même l’inspiration « économique » de cette théorie est présente sous la plume de von
Uexküll : le progrès des espèces n’est « au fond qu’une vue de petits-bourgeois qui spéculent
sur le bénéfice croissant d’une bonne affaire » (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und
Menschen, Hambourg, Rowohlt Verlag, 1956, p. 149). Tous ces jugements sont passable-
ment arbitraires. Pour se faire une idée de leur contexte, voir P. Bowler, The Eclipse of
Darwinism : Anti-darwinian Evolution Theories in the Decades Around 1900, The John
Hopkins University Press, 1992.
1. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 137.
2. Ibid., p. 61.
3. Ibid., p. 62.
LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 273
1. Ibid., p. 100.
2. Ibid., p. 145.
3. J. von Uexküll, Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, suivi de
Bedeutungslehre, Hambourg, Rowohlt Verlag, 1956, p. 52 ; trad. fr. P. Muller, Paris, Denoël,
1965, p. 47.
274 CLAUDE ROMANO
Pourtant, Heidegger ne veut pas soutenir non plus que l’animal n’aurait
aucun accès au monde tel qu’il appartient à la constitution ontologique de
l’être-au-monde, et que le fait d’évoquer sa pauvreté en monde relèverait
d’un anthropomorphisme ou, si l’on peut dire, d’un « Dasein-morphisme ».
Ce cas est celui de la pierre. « La pierre est sans monde » est une expression
paradoxale, puisque la pierre, n’ayant aucun accès à quelque chose comme
le monde, ne peut pas non plus en être « dépourvue ». Ce n’est que du point
de vue d’un étant qui existe en tant qu’ouvert au monde que la pierre peut
apparaître « sans monde ». Mais il en va différemment de l’animal. Prenons
le lézard qui se chauffe au soleil : il n’est pas venu là par hasard ; il possède
bien « une relation propre à la roche, au soleil et à d’autres choses » 1. En
même temps, il n’a pas accès à ces étants en tant qu’étants. On dira : il s’agit
là d’un truisme puisque le lézard ne possède pas le langage (et on pourrait
évoquer à ce propos la remarque de Wittgenstein : un chien peut attendre le
retour de son maître, mais il ne peut pas attendre le retour de son maître
demain, faute de maîtriser l’usage des indexicaux). Toutefois, aux yeux de
Heidegger, la différence en question n’est pas purement linguistique. Un
homme n’est pas un lézard qui posséderait en outre le langage : c’est leur
mode d’accès au monde qui diffère radicalement. C’est leur « situation
(place) dans le monde », comme disait Max Scheler. Or, aucune analyse de
la nature du langage n’épuisera la différence de leurs modes d’être res-
pectifs. C’est plutôt dans la différence de leurs modes d’être et de leur ouver-
ture au monde que s’enracine la possibilité humaine de l’acquisition du
langage. L’analyse de Heidegger se veut phénoménologique de part en part.
À la différence de la pierre, donc, l’animal ne possède pas un rapport au
monde uniquement par référence au Dasein. Sa relation au monde est
constitutivement ambiguë. Pour caractériser les rapports du Dasein à
l’animal, on ne peut parler au sens strict ni d’un Mitsein (puisque l’animal
n’existe pas au sens où le Dasein existe), ni d’un pur Mitleben (puisque le
Dasein n’est jamais un simple vivant), mais seulement d’un « partage »
ambigu du monde – par exemple entre le maître et son chien – dont la nature
est difficile à comprendre. Mais revenons au lézard : qu’est-ce qui nous
autorise à affirmer qu’en un certain sens, un sens il est vrai tout à fait
problématique, le lézard possède bien une « relation » à quelque chose,
et, en fin de compte, à un environnement ? Sur ce point, les analyses de
Heidegger présupposent celles de von Uexküll dont elles sont largement
inspirées. Dans sa Theoretische Biologie, ce dernier distinguait quatre
concepts de « monde » : 1) la totalité des effets que le monde exerce sur
1. C’est par exemple la démarche de Didier Franck dans « L’être et le vivant », dans
Dramatique des phénomènes, Paris, P.U.F., 2001, qui conclut à la nécessité d’un « renverse-
ment de la hiérarchie entre l’existence et la vie », c’est-à-dire à l’affirmation selon laquelle « la
temporalité du Dasein présuppose la propriété du vivant », et non l’inverse (p. 44). Par
conséquent, « nous devons cesser de nous comprendre comme Dasein et temporalité pour
nous penser comme corps pulsionnel vivant et propriété » (p. 53). Mais, inverser ainsi la
hiérarchie, c’est nier la spécificité de la perspective analogique. Comme le précise Heidegger
dans un cours antérieur, tandis que la vie et le « monde » animal sont accessibles à partir de
l’existence du Dasein, « l’inverse n’est pas possible puisque, dans l’analyse du monde
ambiant des animaux, nous sommes toujours obligés de parler par analogie, et pour cette
raison, leur monde ambiant [non plus que leurs autres caractéristiques, vie ou pulsion-
nalité] ne peut pas être celui qui, pour nous, est le plus simple » (Ga., 20, Prolegomena
zur Geschichte des Zeitbegriffs, P. Jager (éd.), Francfort, Klostermann, 31994, p. 305 ;
trad. d’A. Boutot, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, Paris, Gallimard, 2006,
p. 323 ; je souligne).
282 CLAUDE ROMANO
LE PROBLÈME DE L’ORGANISME
faux pas. Cette imprudence s’explique une fois encore, au moins en partie,
par la lecture de von Uexküll 1.
Ce qui est dit ici du primat de l’aptitude sur l’organe dérive d’un
exemple étudié par le zoologiste, celui de la paramécie. Pourquoi ces
animaux qui apparemment n’ont pas d’organes sont-ils « philosophique-
ment les plus désignés pour nous donner un aperçu sur l’essence de
l’organe » 2 ? Parce que ces amibes ont des « organes instantanés » qu’ils
engendrent pour une fonction déterminée puis qu’ils résorbent en
eux-mêmes. Comme l’indiquait déjà von Uexküll, chez les infusoires, les
organes de l’alimentation ne sont pas permanents. Il se forme chaque fois
« autour de chaque bouchée une poche qui devient d’abord une bouche,
puis un estomac, puis un intestin et enfin un anus » 3. Chaque organe
s’anéantit après avoir rempli sa fonction selon un ordre immuable compa-
rable à une mélodie. « Nous voyons les organes apparaître les uns après
les autres en une suite temporelle bien définie et, après avoir accompli
leur action, disparaître à nouveau » 4. « De là cette conclusion frappante,
poursuit Heidegger : les aptitudes à manger, à digérer, sont antérieures aux
divers organes » 5. Pour accepter cette conclusion, il faut admettre plusieurs
thèses de von Uexküll, dont aucune ne va de soi : 1) les organismes unicel-
lulaires sont paradigmatiques pour penser l’essence de l’organisme en
général ; comme le dit la Theoretische Biologie, « tout être vivant procède
du protoplasme » 6 ; par conséquent, les organes instantanés de la paramécie
« nous donnent aussi la clé pour ces trois actions susmentionnées du proto-
plasme chez des animaux supérieurs : la construction, la mise en marche et
la réparation » 7. 2) Les organes des amibes ne sont pas des organes perma-
nents à la différence des organes des animaux supérieurs. 3) Puisque ces
organes ne préexistent pas à leur fonction, c’est donc que la fonction
précède l’organe, et non l’inverse : « Dans ce cas nous voyons clairement
que la suite d’impulsions des fonctions est présente avant même que les
organes qui exercent les fonctions ne soient d’aucune manière formés » 8.
1. Et peut-être celle d’Aristote, cf. Les parties des animaux, IV, 12, 694b13 sq. : « En
effet, la nature crée les organes d’après la fonction, et non pas la fonction d’après les organes »
(trad. fr. P. Louis). Je remercie Cyrille Habert pour cette remarque.
2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 327 ; trad. cit., p. 328.
3. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 98.
4. Ibid., p. 98.
5. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 327 ; trad. cit., p. 329.
6. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 97.
7. Ibid., p. 98.
8. Ibid.
LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 287
1. Sur ce point, cf. les remarques d’A. Séguy-Duclot, « Humanisme et animalité », dans
B. Pinchard (éd.), Heidegger et la question de l’humanisme : faits, concepts, débats, Paris,
P.U.F., 2005, p. 340.
2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 342 ; trad. cit., p. 342.
3. Ibid., p. 326 ; trad. cit., p. 327.
288 CLAUDE ROMANO
antériorité des aptitudes par rapport aux organes dont elles sont les apti-
tudes ? Ce qui manque au vitalisme, affirme Heidegger, c’est de concevoir
plus précisément le rapport entre ces deux notions. Mais les analyses de
Heidegger y parviennent-elles mieux ? En effet, que peut bien signifier que
« l’aptitude prend l’organe à son service » 1 ou que « l’organe n’est pas
équipé d’aptitudes ; ce sont les aptitudes qui se créent des organes » 2, si
l’on ne suppose par un principe d’ordre supra-mécanique qui précède la
constitution de l’organisme, l’oriente et la rend possible ?
1. M. Heidegger, Sein und Zeit, op. cit., p. 193-194 ; trad. cit., p. 148.
2. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 339 ; trad. cit., p. 340.
290 CLAUDE ROMANO
en son essence, aptitude. Mais être apte, c’est être apte à quelque chose. Ce
qu’il reste à comprendre, c’est donc « ce à quoi (wozu) l’aptitude est
aptitude » 1. À quoi l’animal est-il apte ? À ce que lui prescrit sa vie pulsion-
nelle. Mais que lui prescrit sa vie pulsionnelle ? On pourrait penser que la
question que pose Heidegger possède une réponse évidente : l’aptitude est
aptitude à des comportements (manger, se reproduire, fuir, chasser, etc.)
qui sont prescrits à l’animal par ses tendances. Bien entendu. Toutefois,
que signifie « se comporter » ? Y a-t-il une ou plusieurs manières de se
comporter ? L’homme se comporte-t-il de la même manière que l’animal ?
Pour répondre à ces questions, Les Concepts fondamentaux proposent
une distinction terminologique entre verhalten, qu’ils réservent à l’homme,
et benehmen qu’il réservent à l’animal. Les deux verbes signifient « se
comporter ». On pourrait proposer en français « se conduire », pour l’être
humain et « se comporter » pour l’animal. L’animal a un comportement
(Benehmen), l’homme a une conduite (Verhalten). L’homme, en effet,
décide de la manière dont il se conduit ; et il peut en décider dans la mesure
où il existe ontologiquement sur le mode d’un projet (fini), c’est-à-dire
dans la mesure où il possède une liberté. L’animal ne se conduit d’aucune
manière, car il ne décide pas de sa conduite. Il se comporte de la façon que
lui dictent ses impulsions : « Le comportement animal n’est pas une façon
de faire et d’agir, comme l’est la conduite humaine, mais c’est un mouve-
ment pulsionnel (Treiben) » 2. La différence entre ces deux manières de
« faire » reçoit un éclaircissement supplémentaire d’une analyse de la
« fin » qui appartient à chacun de ces étants. La liberté, pour le Dasein, est
essentiellement liberté pour la mort : cela signifie qu’une décision véritable
n’est remise au Dasein que s’il s’est préalablement résolu, c’est-à-dire s’il a
anticipé sa fin et accédé à l’essentielle finitude de ses possibles. Mais,
comme l’a signalé déjà Heidegger dans Sein und Zeit, l’animal ne meurt pas
(au sens du Sterben), il ne connaît que le périr, littéralement le fait d’arriver
au bout, le « finir » (Verenden) 3. Ne pouvant anticiper sa mort, il ne peut pas
être libre pour des possibles finis, ni s’approprier son existence, c’est-à-dire
l’exister sur le mode de la Selbstheit. Car, pour le Dasein, ipséité et liberté
vont rigoureusement de pair. L’animal n’a qu’une propri-été, et tout ce
qu’il « fait » (la manière dont il se comporte) est régi par sa vie pulsionnelle.
Alors que le Dasein est auprès de soi dans la résolution, l’animal est
« auprès de soi (bei sich) » dans le mouvement pulsionnel qui lui dicte son
comportement.
La conduite humaine est rapport à l’être même en sa finitude. Mais le
comportement animal n’a aucun rapport à l’être ni, par conséquent à l’étant
comme tel. Est-ce à dire qu’il n’a rapport à rien ? Bien sûr que non. L’animal
qui se comporte se comporte bien vis-à-vis de certains étants : il poursuit
une proie ou fuit un prédateur, il cueille un fruit ou recherche un partenaire
sexuel. Mais comment se rapporte-t-il à tout cela ? La réponse de Heidegger
est la suivante : alors que le Dasein ne peut se conduire envers de l’étant que
parce qu’il possède d’abord un rapport à l’être, c’est-à-dire est extatique-
ment transposé hors de soi et exposé à l’ouverture même de la manifesta-
tion, l’animal, à l’opposé, est toujours enfermé en soi, c’est-à-dire captif
du cercle de ses tendances, il n’a accès à de l’« autre » (à de l’étant) que
pour autant que cet étant satisfait (éveille, stimule, dés-inhibe) ses pulsions.
Le comportement animal se rapporte bien à quelque chose, mais sur le
mode de l’être-pris, absorbé en soi-même (Ein-genommenheit in sich).
Ce sont cette Eingenommenheit (absorption) et cet Ein-nehmen (être-pris)
que Heidegger va appeler « stupeur » animale, hébétude, Benommenheit,
en jouant sur la proximité lexicale des deux termes. Tout comportement
animal est absorbé, accaparé, hébété : « La stupeur est la condition pour que
l’animal, de par son essence, se comporte en étant absorbé au sein d’un
milieu ambiant (Umgebung), mais jamais dans un monde (Welt) » 1.
Cette hébétude n’a rien à voir avec la stupeur de l’ennui, qui est une
possibilité proprement humaine. L’animal n’est pas hébété de temps à
autre, il n’est pas non plus hébété en permanence : il est tel que l’hébétude
appartient à son être. Être animal, c’est être hébété, ce qui ne veut pas dire
que cette hébétude serait un défaut ou un handicap – au contraire. Être dans
la stupeur ne signifie pas être stupide, cette stupeur est au contraire ce qui
rend possible la plus parfaite adaptation du comportement animal à son
environnement, ce qu’on appelle classiquement la « sûreté de l’instinct ».
Car en vertu de cette stupeur, l’animal ne se pose aucune question, il
n’hésite pas, il ne choisit pas, il est immédiatement « branché » sur ce qui
satisfait sa pulsion et régit son mouvement. Mais cette absorbtion est-elle
de même nature pour les animaux inférieurs et supérieurs ? Heidegger ne
soulève pas cette question. Les exemples vers lesquels il se tourne sont
empruntés au monde des insectes, ils proviennent une fois de plus de von
Uexküll. L’un de ces exemples est celui de la mante religieuse dévorant son
1. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 141 ; Ga., 29/30, p. 364 ; trad. cit.,
p. 364.
2. J. von Uexküll, Theoretische Biologie, op. cit., p. 141.
294 CLAUDE ROMANO
comportement met de côté, ce qui veut dire qu’il est rapporté à quelque
chose, mais de telle sorte que jamais, au grand jamais, l’étant ne puisse se
manifester en tant qu’étant » : voilà « l’essence […] de l’hébétude » 1 donc
aussi l’essence de l’animalité 2.
On aperçoit désormais en quoi le cercle de désinhibition est le dernier
mot, la réponse à la question de savoir si l’animal possède ou non un
Umwelt. Cette notion n’est rien d’autre que la reformulation en termes
quasi-ontologiques (« quasi », puisque l’ontologie est ici une ontologie
« indirecte ») du concept zoologique d’Umwelt 3. Une telle modification
n’est pas seulement terminologique. En voulant souligner la différence
radicale qui sépare l’homme de l’animal, Heidegger a tendance à gommer
tout ce qui, dans le vocabulaire de von Uexküll, pouvait renvoyer du côté de
la signification. Par exemple, les signaux (Merkmale), que von Uexküll
rebaptisera dans les œuvres postérieures à la Theoretische Biologie les
porteurs de signification (Bedeutungsträger), sont compris comme simples
désinhibiteurs par Heidegger. Ce que possède l’animal, c’est un cercle de
désinhibition constitué, non de stimuli (monde physique), non d’étants
(monde humain), mais de facteurs désinhibants : « Ce que le comportement
atteint, en tant qu’il est doté de l’aptitude pulsionnelle, est toujours d’une
façon ou d’une autre ce qui lève l’inhibition. Ce qui de la sorte désinhibe, et
ne le fait qu’en relation au comportement, se dérobe constamment et
nécessairement à celui-ci, parce que c’est là sa manière propre de “se
montrer” – si l’on peut dire » 4.
Ne confondons pas, toutefois, ce « dérobement » qui est celui de l’étant,
et a fortiori de l’étant en tant qu’étant, qui laisse paraître le corrélat de la
pulsion, le désinhibiteur, avec le retrait de l’être, cette latence qui est la
condition de toute manifestation, et dont Heidegger aperçoit la trace dans
l’aletheia comprise comme Unverborgenheit. Si l’animal, en 1929-1930,
n’est pas entièrement exclu ou banni de la vérité de l’être, donc n’est pas
sans monde (Weltlos), mais seulement pauvre en monde ; s’il n’est ni ouvert
à l’étant comme tel, ni entièrement fermé à lui, mais plutôt absorbé en lui et
accaparé par lui, il n’en reste pas moins que ce « dérobement » de l’étant par
et dans le désinhibiteur de la pulsion n’équivaut nullement au dérobement
de l’être en tant qu’il rend possible la venue en présence de tout étant. La
Benommenheit animale, le fait que l’animal n’a jamais de saisie expresse de
ce qui désinhibe sa pulsion en tant qu’étant, faute d’en avoir une compré-
1. Ibid.
2. Ibid., p. 361 ; trad. cit., p. 362.
3. M. Heidegger, Ga., 29/30, p. 383 ; trad. cit., p. 383.
4. Ibid., p. 370 ; trad. cit., p. 371.
LE MONDE ANIMAL : HEIDEGGER ET VON UEXKÜLL 297
hension ontologique, ne saurait être mise sur le même plan que la dissimu-
lation de l’être telle qu’elle joue au cœur de l’Unverborgenheit. L’interpré-
tation d’Agamben selon laquelle « la lèthè […] n’est que le non-dévoilé
du milieu animal » 1 est peut-être séduisante, mais elle est à la lettre
fausse. Donc le Dasein n’est pas « simplement un animal qui a appris à
s’ennuyer » 2. La « clôture » du milieu animal est en un sens antérieure à la
clôture de la léthè, puisque l’animal n’a même pas accès à la différence du
clos et de l’ouvert, du retrait et du manifeste qui appartient à la vérité de
l’être comme dévoilement. Elle lui est antérieure ou plutôt postérieure :
car, puisque l’animal n’a pas accès à l’ouverture du monde comme tel, son
monde ne peut être dit clos qu’en référence à celui-ci, c’est-à-dire de
manière comparative, par celui qui possède un accès à cette ouverture, qui
veille sur elle, le Dasein.
Cette unité du cercle de désinhibition qui articule la diversité des
pulsions entre lesquelles est tiraillé l’animal apporte à présent une réponse
à la question laissée en suspens, celle de l’unité de l’organisme : « l’orga-
nisme n’est ni un complexe d’outils, ni un faisceau de pulsions […] L’orga-
nisme est l’être-apte au comportement dans l’unité de l’hébétude » 3. Ainsi,
c’est l’hébétude qui est la dimension fondamentale à l’intérieur de laquelle
se déploie l’ensemble des aptitudes qui définissent l’organisme. Ce qui
confère à l’organisme son organisation, ce qui fait que l’animal n’est pas
seulement tiraillé entre des pulsions, mais que ses pulsions s’ordonnent et
s’organisent, c’est l’aptitude fondamentale de l’animal à s’entourer d’un
cercle, d’un milieu. L’idée d’Umwelt de von Uexküll se trouve par là
« ontologisée », puisque l’aptitude de l’organisme animal à s’entourer d’un
cercle de désinhibition est l’analogon rigoureux de la compréhension de
l’être pour autant qu’elle conditionne l’ouverture au monde du Dasein, –
son analogon, et rien d’autre. Au lieu d’avoir ici une éclaircie, une clairière
(Lichtung) comme dira plus tard Heidegger, nous avons plutôt une espèce
d’aveuglement congénital qui enferme l’animal dans le cercle de sa vie.
Cette « ontologisation », qui est aussi une « dé-biologisation », est
encore plus paradoxale que la dé-théologisation menée par Sein und Zeit
des concepts de « faute » ou de « chute ». Ici, en effet, nous avions des
phénomènes qui étaient « manifestes » pour le Dasein et qu’il suffisait
d’interpréter. Là, nous avons seulement les observations du biologiste en
guise de « chose » du phénoménologue, de sorte que la voie comparative,
Claude ROMANO