Vous êtes sur la page 1sur 6

Édouard Glissant : « L’identité française se créolise.

Martinique, ANTILLA n° 1002 du 23 août 2002, p. 32

Une interview qui impressionne la Martinique

Dans « LE FIGARO » L'INCONTOURNABLE EDOUARD GLISSANT…

Le Figaro du 27 et 28 juillet 20021, a longuement interviewé Édouard Glissant sur ses idées de
Créolisation et de « Tout-Monde » en illustrant le propos d'un encadré, que nous n'avons pas publié
sur « World Music et musique du Tout-Monde » mais qui pour Bertrand Dicale est en quelque sorte
une illustration des contaminations géniales et étourdissantes que seule « le processus général de
créolisation » explicite…

De nombreux Martiniquais nous ont signalé cet article en faisant apparaître les idées que
Édouard Glissant y développe comme l'expression achevée, lisible et donc formidablement
« belle » de ce que la pensée d'Édouard Glissant a produit depuis 40 ans.

Cette interview, après sa récente rencontre avec Edwy Plénel sur les plateaux télévisés de LCI,
place donc l'auteur martiniquais au beau milieu du paysage intellectuel français, de manière incon-
tournable aujourd'hui. Ce qui est d'autant plus remarquable puisque s'il ne s'était agi que des seules
raideurs des institutions françaises, le penseur aurait pris sa retraite depuis au moins dix ans, ce qui
lui a été évité grâce à la « souplesse » des universités américaines qui ont accepté, sans problème de
lui confier un poste de travail à la mesure de ses capacités…

Aujourd'hui, la pensée d'Édouard Glissant travaille et témoigne pour nous tous…

RENCONTRE
ÉDOUARD GLISSANT Le romancier, poète et essayiste martiniquais fait un constat radical du
changement de nature des cultures européennes.

« L'identité française se créolise »


Propos recueillis par Bertrand DICALE

LE FIGARO. — Pour un français de métropole, l'identité est un concept vertical, qui


renvoie au sol, à l'enracinement familial. Pour vous, qui êtes antillais, l'identité se conçoit-elle
différemment ?

Édouard GLISSANT. — L'identité antillaise est une identité souffrante, car elle a été en butte à
toutes les dénégations identitaires possibles, ce qui n'est pas le cas de l'identité française. Au con-
traire, l'identité française a eu tendance à s'organiser autour de l'arasement, par la centralisation mo-
narchique puis républicaine, d'un certain nombre de réalités identitaires régionales. Elle s'est cons-
truite, comme toutes les identités occidentales, sur l'idée de la filiation et de la légitimité — c'est-à-
dire que, dans cette filiation, n'entre pas qui veut.
Quant à elle, l'identité antillaise — identité créole — est souffrante parce qu'elle a toujours été
mise en doute et en interrogation par les puissances coloniales. Au commencement de l'esclavage,
aux XVe et XVIe siècles, on hésite à reconnaître à ces populations le statut d'homme, on se pose la

1
Le FIGARO, n° 18029, samedi 27 et dimanche 28 juillet 2002, p. 25

1
Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »

question de savoir si les nègres ont une âme. Et même quand cette question est résolue, on se refuse
à les considérer comme faisant partie d'une communauté à part entière. Ensuite s'est posé la
question de ce qu'on a appelé la négritude. Les Antillais ont longtemps éprouvé un double senti-
ment de honte : honte parce qu'en grande partie noirs, et honte parce qu'en grande partie métis. Les
cultures antillaises sont par la force des choses des cultures composites et, pendant longtemps, on a
considéré le composite comme une tare, une lacune. Je me souviens avoir présenté dans les cam-
pagnes de la Martinique un film sur les sculptures africaines ; des paysans, tout en reconnaissant la
beauté de l'art africain, me disaient à la fin du film : « Nous, on ne peut pas faire ça parce qu'on est
trop dégénéré. »
Aujourd'hui, on a renversé la vapeur. Tout le monde se rend compte que le monde est en train
de devenir composite, c'est à dire créolisé, et que ce qui était vécu par les Antillais comme une
espèce d'insuffisance est vécue désormais comme une sorte d'avantage.
Non que les antillais se proposent comme modèle — il ne faut jamais proposer de modèle, le
temps des modèles est fini ! — mais il y a aux Antilles une expérience tremblante du composite, du
choc des cultures et de leur intrication, qui fait qu'aujourd'hui un Antillais se sent peut-être, plus
qu'un Français, un homme du monde — pas au sens mondain du terme mais au sens cosmique.

— Pourquoi ?

— Parce qu'un Français est encore dans une identité de filiation et qu'il a de la difficulté à en
sortir. Toutefois, je pense que la France est déjà composite, que l'Europe est déjà en plein dans un
processus de créolisation.

— Comment cette créolisation se produit-elle ? Est-ce seulement une question de flux


migratoires ?

— Il ne faut pas méconnaître le rôle des luttes de décolonisation. Même quand elle a été mal
faite — et le plus souvent elle a été mal faite —, même quand les combats de décolonisation ont eu
les mêmes idées fixes que les colonisateurs quant à une identité sans mélange, le fait même de la
décolonisation a permis de relativiser l'idée d'un modèle humain universel tel que les cultures occi-
dentales ont tenté de l'imposer.
Outre cette relativisation des valeurs occidentales, il y a eu l'imbroglio économique mondial.
Celui-ci est passé par toutes sortes de situations — de l'occupation coloniale pure et simple jusqu'au
libéralisme à tout va d'aujourd'hui — mais a fait que, peu à peu, se sont affrontées toutes sortes
d'influences : les tendances alimentaires, les grands délires sportifs mondiaux, les houles musicales
qui se répondent d'un océan à l'autre. Il y a eu un mélange incroyable de pulsions, d'intuitions, de
répulsions, qui fait que la sensibilité des divers peuples s'est inextricablement mélangée. On trou-
ve dans des communautés extraordinairement différentes la même passion pour Bob Marley ou le
même appétit pour la pizza. Tout cela fait que la relation entre les cultures du monde ne passe pas
par ce que nous savons officiellement des oppositions entre États ou religions, mais par des
imbrica-
tions de sensibilités que nous ne soupçonnons même pas.

— La France est assez fière de son universalisme proclamé. Vu de l'extérieur, ressemble-


t-elle vraiment à son propre mythe ?

— Je ne le crois pas. Deux principes s'opposent : l'universalité et l'ouverture. L’universalité, ce


sont des valeurs particulières érigées en valeurs valables pour tous. En revanche, un pays est ouvert
s'il n'érige pas ses propres valeurs en valeurs universelles mais essaye de faire la synthèse entre ses

2
Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »

valeurs et les valeurs de l'autre. Cela, la France ne l'accomplit ni plus ni moins qu'aucun autre peu-
ple aujourd'hui. Tous les peuples sont contrains, non de concevoir une synthèse, ce qui serait absur-
de, mais d'accomplir une espèce d'opération d'interfusion entre leurs valeurs et les valeurs de l'au-
tre. C'est très difficile et très dangereux, mais c'est obligatoire dans le monde actuel.
L'Occident, qui avait envahi le monde, est à son tour envahi par le monde, par des gens qui
cherchent du travail, de l'argent, une sécurité. En France, les valeurs du républicanisme s'opposent
aux valeurs des gens qui arrivent et qui ne le comprennent pas. Il en résulte des conflits entre ce que
le corps culturel français voudrait voir instaurer et la réalité de tous ces éparpillements culturels qui
saupoudrent le territoire français. Ainsi, on n'a pas encore trouvé de résultante, mais je suis persua-
dé que la France, à travers des conflits, des oppositions, des drames, est capable de la trouver.

— Les États-Unis vous semblent-ils mieux armés que la France pour trouver cette
résultante ?

— A mon avis, les États-Unis sont un grand pays de l'avenir, non à cause de leur puissance
économique ou militaire (dans l'imprédictibilité du monde, elle est forcément fragile), mais parce
que c'est un pays où toutes les ethnies, toutes les religions, toutes les philosophies, toutes les cul-
tures du monde sont représentées. Ce sera un grand pays quand tout cela sera créolisé, ce qui n'est
pas encore arrivé : toutes les cultures sont là, mais sans réaction les unes par rapport aux autres.
Dans l'avenir, un grand peuple sera celui qui aura réussi à établir un système de circulation
harmonieuse entre des champs culturels qui ne seront pas intégrés les uns aux autres mais qui s'ac-
cepteront les uns les autres. Cela peut être très difficile et même douloureux du point de vue de
l'organisation administrative, policière, sociale, éducative, mais il me semble que c'est la voie pour
être un grand peuple. Or la France a une tradition négative sur ce point : les systèmes français de
gouvernement ont toujours tendu à éroder les valeurs particulières, qu'elles soient bretonnes,
occitanes, alsaciennes, etc. Si la France rompt avec cette tradition jacobine, je pense que ce sera un
grand pays.

— Cela signifie vivre avec plusieurs conceptions de la laïcité, plusieurs langues…

— Absolument. S'il n'y a ni diversité ni pluralité en France, ce pays ne pourra ni dialoguer ni


commercer avec le monde. Le principe de la médecine chinoise est que les organes sont importants
mais que la circulation entre organes est tout aussi importante. Il faudrait que la France, en tant que
corps culturel, commence à penser aux modes de circulation entre ses organes : la circulation entre
une culture juive, une culture bretonne, une culture musulmane est très importante pour constituer
une grande nation.
Hélas, nous n'en sommes pas encore au point ou la pensée publique pose les problèmes de la
créolisation. On continue à réagir en fonction d'habitudes, d'atavismes, sans se demander réellement
que fait la France dans le monde. Ce n'est pas seulement une question de puissance, grande, moyen-
ne ou petite, ni de pouvoir diplomatique et militaire. Il s'agit de savoir si ce pays est capable ou non
de partager des réflexes et des perspectives avec d'autres cultures. On laisse la position de la France
au gouvernement, mais il faut que les peuples commencent à penser eux-mêmes leur position dans
le monde.

— La position d'un peuple dans le monde, c'est sa langue, ses consommations culturelles.

— Oui, et également son rapport à la connaissance de l'autre, à l'échange, à ce qu'il veut pren-
dre et donner. La conception de l'identité de créolisation, contraire à l'identité verticale de filiation
et de légitimité, affirme qu'il ne faut pas craindre que l'on se dilue dans l'échange : on peut changer
en restant le même. Ça ne veut pas dire que, quand on pratique l'échange, on renie tout ce que l'on a

3
Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »

été ; ça ne veut pas dire qu'on n’essaie pas de savoir qui était son grand-père et son arrière-grand-
père, ni qu'on ne doit pas être fier de ce qu'ils ont été.
— Justement, comment interprétez-vous le réveil de la musique bretonne ou le regain
d'intérêt pour la langue occitane ?

— Je me méfie des positions folkloriques de renferment sur soi, mais je crois qu'en l'occurrence
il s'agit d'une ouverture sur la diversité. Plus un pays sera divers, plus il sera grand dans le monde
de demain. Si une culture n'a pas la sensibilité de sa propre diversité, elle ne peut pas travailler dans
le monde.

— Quelle différence faites-vous entre métissage et créolisation ?

— Tout le monde sait ce qu'est le métissage : un mélange racial, artistique, esthétique. Mais,
contrairement au métissage, qui est assez mécanique et prévisible, la créolisation est un mélange
des cultures qui produit de l'imprévisible. Personne ne peut dire ce qui va résulter d'une créolisa-
tion. Par exemple, qui peut dire ce que deviendra la Floride avec son énorme communauté cubai-
ne ? L'espagnol prendra-t-il le pas sur l'anglais ? Va-t-il naître un créole anglo-espagnol ? Comment
évolueront les relations entre Blancs et Noirs anglophones face à la montée des populations
hispanophones ?
C'est cela qui est intéressant dans la créolisation : tout reste ouvert.

— Mais quand Jack Lang ou la communication d'Universal Music parlent des bienfaits
du métissage, parlent-ils de la même chose? Que pensez-vous de cette idée que, plus mélan-
gées sont les choses, meilleures elles sont ?

— Il n'y a pas lieu de dire que plus on les mélange, meilleures sont les choses : à un certain
moment, on ne peut pas ne pas les mélanger ! Si un musicien décide qu'il veut mélanger le reggae,
le raï et le jazz, c'est certes volontariste, mais c'est la créolisation qui l'amène à envisager ce
possible. C'est la créolisation qui vous fait et non vous qui faites la créolisation.

— Alors, cette affirmation serinée çà et là qu'il faut « s'ouvrir à l'autre » ?

— Il faut s'ouvrir à l'autre, bien sûr. Mais je ne pense pas qu'on puisse en faire un programme
— les programmes ne marchent pas. Ce qui marche, c'est l'intuition —l'intuition tremblante, ambi-
guë, obscure peut-être, mais l'intuition active — qu'en s'ouvrant à l'autre, on ne se dilue pas. Il ne
faut pas militer pour accélérer la créolisation, qui s'accélère très bien toute seule, mais militer pour
que change l'imaginaire des communautés et des peuples.

— Que faire ?

— Au plan individuel, ça ne peut venir que naturellement. Il ne faut pas régenter, se draper
dans des programmes, parce que la situation du Tout-Monde exige que nous abandonnions les pen-
sées de système ou les systèmes de pensée. Ce qui fonctionne, réussit, c'est le tâtonnement : conti-
nuer à forger sa pensée tout en parlant, aller dans des domaines où l'on n'est pas du tout sûr de ce
que l'on va rencontrer. J'appelle cela la pensée du tremblement : le monde qui se créolise n’est pas
un monde de certitudes, de routes bien damées et goudronnées, c'est un monde de traces, de
bouleversements. En ce qui concerne les peuples et les communautés, il faut répéter et répéter
encore les mêmes choses — ce ne sont pas des principes mais des sortes d'évaluations frissonnantes
de ce qui se passe dans le monde : si nous ne lisons pas dans le monde, le monde ne lira pas en

4
Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »

nous ; si le monde ne lit pas en nous, si puissants que nous soyons, nous serons isolés dans le
monde.

Théoricien et poète de la relation


Edouard Glissant est un écrivain à l'image de l'identité créole : complexe, mouvant, imprévi-
sible. Régulièrement cité parmi les « nobélisables » français, il est à la fois poète, théoricien, ro-
mancier, polémiste, universitaire. C'est lui qui, le premier en Martinique, refuse que tous les re-
gards se tournent vers l'Afrique mythifiée par la négritude d'Aimé Césaire, et affirme que l'identité
créole est fondamentalement composite par la race, la culture, l'histoire, la langue, la cuisine — une
révolution intellectuelle. Mais si, en 1958, le jeune Glissant est célébré en France, c'est pour son ro-
man La Lézarde, qui obtient le prix Renaudot et révèle une écriture foisonnante, fervente, semée
d'éblouissements poétiques et de tournures créoles enfin réhabilitées.

Dès lors, il devient la figure dominante de la littérature antillaise francophone, ouvrant la voie
aux écrivains de la créolité (Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant…) et systématisant sa réflexion
sur les cultures créoles. Ainsi, il donne à comprendre le monde actuel — qu'il appelle Tout-Monde
ou Chaos-Monde comme une vaste aventure créolisante mêlant races, langues, modes de vie et phi-
losophies — « la relation » qui est au centre de son oeuvre. Il développe cette pensée décapante
dans des livres touffus et stimulants, comme son roman Tout-Monde ou ses essais Poétique de la
relation et Traité du Tout-Monde (Gallimard).

Professeur de littérature à l'université de New York (son étude sur Faulkner fait autorité),
président d'honneur du Parlement international des écrivains engagé (jadis contre la guerre
d'Algérie, aujourd'hui contre le renforcement de l'arsenal judiciaire visant les mineurs), Edouard
Glissant poursuit, à soixante-quatorze ans, une oeuvre foisonnante : un nouveau roman, Ormerod,
est prévu pour début 2003, suivi quelques mois plus tard d'un livre sur Saint-John Perse.

5
Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »

(NDLR : Le second texte du Figaro non repris par Antilla a été mis ci-dessous.)

World music et musique du Tout-Monde


« J'appelle Tout-Monde le monde actuel tel qu'il est enfin réalisé dans sa totalité, c'est-à-dire
sans terra incognita, sans tâche blanche sur la carte, tel qu'il exerce sur nous une influence im-
médiate et sans intermédiaire, et tel qu'il se développe avec une imprédictibilité totale. » C'est par
cette définition roide et un peu énigmatique qu'Édouard Glissant définit notre monde, ce Tout-
Monde entré dans un processus général de créolisation qui brouille les identités telles que nous, Oc-
cidentaux, les concevions depuis des siècles. Et le Tout-Monde de Glissant fait écho à d'autres vi-
sions aussi prophétiques mais beaucoup moins universitaires : la « sono mondiale » rêvée des an-
nées soixante-dix, la world music déferlante des années quatre-vingt, les musiques du monde révé-
rées dans les années quatre-vingt-dix... Car la musique est sans doute le domaine dans lequel se ré-
vèle de la manière la plus éclatante combien le monde « exerce sur nous une influence immédiate et
sans intermédiaire ».
Ce monde sans terra incognita, dans lequel on peut sans la moindre difficulté, à Nantes comme
à Göttingen, écouter à la suite un disque de flûte japonaise, une rumba zaïroise, un tango de Carlos
Gardel et un enregistrement de didjeridoo aborigène, est un monde de contaminations culturelles,
dans lequel les généalogies des musiques populaires deviennent d'une effarante complexité. Bien
sûr, toutes les cours d'Europe ont dansé des allemandes sous la Renaissance, et les musicologues
expliquent que Le Gorille de Brassens se dandine sur une tarentelle — une danse italienne, comme
sa mère. Mais qui aurait pu imaginer que surgiraient en France des enfants naturels de Bob Mar-
ley ?
Car, sans même parler des musiciens issus de l'immigration ou natifs des DOM-TOM, il faut se
remémorer les succès, par exemple, de groupes de reggae comme Tryo, Regg'Lys ou Massilia
Sound System. Ce sont des Blancs, qui ne viennent pas de bidonvilles écrasés de soleil, qui ne
partagent pas la foi rastafarienne, et qui pourtant ont choisi de chanter, en France, en français et
pour un public français, une musique née dans les bas-fonds d'une île tourmentée des Caraïbes.
C'est sur ce rythme et en fraternité instinctive avec les insolents prophètes jamaïcains qu'ils ont mis
en forme un hédonisme, une gouaille, une ferveur qui ne trouvaient pas à s'exprimer dans les
formes courantes de la variété et de la chanson françaises — d'ailleurs, y ont-ils songé ?
Étourdissante également la musique de Manu Chao, que l'on ne peut expliquer qu'en termes de
créolisation : l'énergie punk, le grand maelström rythmique des Amériques du Sud (des musiques
traditionnelles paysannes à la rage électrique des faubourgs), la pulsion haletante du ska, des bribes
de rêves africains et l'impression que l'on traverse à toute allure la bande FM sur une radio... Ses
deux albums, Clandestino et Proxima Estaçion Esperanza, se sont vendus à 5 millions d'exemplai-
res dans le monde sans que l'on puisse dire s'il s'agit de musique « française », « espagnole » ou
« européenne ». C'est simplement la résultante, chez un musicien surdoué, d'une enfance bilingue
en région parisienne et de la possibilité de connaître, d'approcher et de vivre toutes les musiques du
monde, une possibilité qu'aucune génération jusqu'alors n'avait connue. Et, s'il faut ranger Manu
Chao dans une famille musicale, ce sera avec Mighty Sparrow, le révolutionnaire de la soca à
Trinidad dans les années soixante-dix, Kassav', l'inventeur du zouk triomphant dans les années 80-
90, les Colombiens passionnés de musique congolaise qui ont récemment inventé la champeta. Des
bricoleurs de musiques créoles venus des Amériques, qui comptent désormais un Européen dans
leurs rangs.

Vous aimerez peut-être aussi