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Le Figaro du 27 et 28 juillet 20021, a longuement interviewé Édouard Glissant sur ses idées de
Créolisation et de « Tout-Monde » en illustrant le propos d'un encadré, que nous n'avons pas publié
sur « World Music et musique du Tout-Monde » mais qui pour Bertrand Dicale est en quelque sorte
une illustration des contaminations géniales et étourdissantes que seule « le processus général de
créolisation » explicite…
De nombreux Martiniquais nous ont signalé cet article en faisant apparaître les idées que
Édouard Glissant y développe comme l'expression achevée, lisible et donc formidablement
« belle » de ce que la pensée d'Édouard Glissant a produit depuis 40 ans.
Cette interview, après sa récente rencontre avec Edwy Plénel sur les plateaux télévisés de LCI,
place donc l'auteur martiniquais au beau milieu du paysage intellectuel français, de manière incon-
tournable aujourd'hui. Ce qui est d'autant plus remarquable puisque s'il ne s'était agi que des seules
raideurs des institutions françaises, le penseur aurait pris sa retraite depuis au moins dix ans, ce qui
lui a été évité grâce à la « souplesse » des universités américaines qui ont accepté, sans problème de
lui confier un poste de travail à la mesure de ses capacités…
RENCONTRE
ÉDOUARD GLISSANT Le romancier, poète et essayiste martiniquais fait un constat radical du
changement de nature des cultures européennes.
Édouard GLISSANT. — L'identité antillaise est une identité souffrante, car elle a été en butte à
toutes les dénégations identitaires possibles, ce qui n'est pas le cas de l'identité française. Au con-
traire, l'identité française a eu tendance à s'organiser autour de l'arasement, par la centralisation mo-
narchique puis républicaine, d'un certain nombre de réalités identitaires régionales. Elle s'est cons-
truite, comme toutes les identités occidentales, sur l'idée de la filiation et de la légitimité — c'est-à-
dire que, dans cette filiation, n'entre pas qui veut.
Quant à elle, l'identité antillaise — identité créole — est souffrante parce qu'elle a toujours été
mise en doute et en interrogation par les puissances coloniales. Au commencement de l'esclavage,
aux XVe et XVIe siècles, on hésite à reconnaître à ces populations le statut d'homme, on se pose la
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Le FIGARO, n° 18029, samedi 27 et dimanche 28 juillet 2002, p. 25
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Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »
question de savoir si les nègres ont une âme. Et même quand cette question est résolue, on se refuse
à les considérer comme faisant partie d'une communauté à part entière. Ensuite s'est posé la
question de ce qu'on a appelé la négritude. Les Antillais ont longtemps éprouvé un double senti-
ment de honte : honte parce qu'en grande partie noirs, et honte parce qu'en grande partie métis. Les
cultures antillaises sont par la force des choses des cultures composites et, pendant longtemps, on a
considéré le composite comme une tare, une lacune. Je me souviens avoir présenté dans les cam-
pagnes de la Martinique un film sur les sculptures africaines ; des paysans, tout en reconnaissant la
beauté de l'art africain, me disaient à la fin du film : « Nous, on ne peut pas faire ça parce qu'on est
trop dégénéré. »
Aujourd'hui, on a renversé la vapeur. Tout le monde se rend compte que le monde est en train
de devenir composite, c'est à dire créolisé, et que ce qui était vécu par les Antillais comme une
espèce d'insuffisance est vécue désormais comme une sorte d'avantage.
Non que les antillais se proposent comme modèle — il ne faut jamais proposer de modèle, le
temps des modèles est fini ! — mais il y a aux Antilles une expérience tremblante du composite, du
choc des cultures et de leur intrication, qui fait qu'aujourd'hui un Antillais se sent peut-être, plus
qu'un Français, un homme du monde — pas au sens mondain du terme mais au sens cosmique.
— Pourquoi ?
— Parce qu'un Français est encore dans une identité de filiation et qu'il a de la difficulté à en
sortir. Toutefois, je pense que la France est déjà composite, que l'Europe est déjà en plein dans un
processus de créolisation.
— Il ne faut pas méconnaître le rôle des luttes de décolonisation. Même quand elle a été mal
faite — et le plus souvent elle a été mal faite —, même quand les combats de décolonisation ont eu
les mêmes idées fixes que les colonisateurs quant à une identité sans mélange, le fait même de la
décolonisation a permis de relativiser l'idée d'un modèle humain universel tel que les cultures occi-
dentales ont tenté de l'imposer.
Outre cette relativisation des valeurs occidentales, il y a eu l'imbroglio économique mondial.
Celui-ci est passé par toutes sortes de situations — de l'occupation coloniale pure et simple jusqu'au
libéralisme à tout va d'aujourd'hui — mais a fait que, peu à peu, se sont affrontées toutes sortes
d'influences : les tendances alimentaires, les grands délires sportifs mondiaux, les houles musicales
qui se répondent d'un océan à l'autre. Il y a eu un mélange incroyable de pulsions, d'intuitions, de
répulsions, qui fait que la sensibilité des divers peuples s'est inextricablement mélangée. On trou-
ve dans des communautés extraordinairement différentes la même passion pour Bob Marley ou le
même appétit pour la pizza. Tout cela fait que la relation entre les cultures du monde ne passe pas
par ce que nous savons officiellement des oppositions entre États ou religions, mais par des
imbrica-
tions de sensibilités que nous ne soupçonnons même pas.
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Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »
valeurs et les valeurs de l'autre. Cela, la France ne l'accomplit ni plus ni moins qu'aucun autre peu-
ple aujourd'hui. Tous les peuples sont contrains, non de concevoir une synthèse, ce qui serait absur-
de, mais d'accomplir une espèce d'opération d'interfusion entre leurs valeurs et les valeurs de l'au-
tre. C'est très difficile et très dangereux, mais c'est obligatoire dans le monde actuel.
L'Occident, qui avait envahi le monde, est à son tour envahi par le monde, par des gens qui
cherchent du travail, de l'argent, une sécurité. En France, les valeurs du républicanisme s'opposent
aux valeurs des gens qui arrivent et qui ne le comprennent pas. Il en résulte des conflits entre ce que
le corps culturel français voudrait voir instaurer et la réalité de tous ces éparpillements culturels qui
saupoudrent le territoire français. Ainsi, on n'a pas encore trouvé de résultante, mais je suis persua-
dé que la France, à travers des conflits, des oppositions, des drames, est capable de la trouver.
— Les États-Unis vous semblent-ils mieux armés que la France pour trouver cette
résultante ?
— A mon avis, les États-Unis sont un grand pays de l'avenir, non à cause de leur puissance
économique ou militaire (dans l'imprédictibilité du monde, elle est forcément fragile), mais parce
que c'est un pays où toutes les ethnies, toutes les religions, toutes les philosophies, toutes les cul-
tures du monde sont représentées. Ce sera un grand pays quand tout cela sera créolisé, ce qui n'est
pas encore arrivé : toutes les cultures sont là, mais sans réaction les unes par rapport aux autres.
Dans l'avenir, un grand peuple sera celui qui aura réussi à établir un système de circulation
harmonieuse entre des champs culturels qui ne seront pas intégrés les uns aux autres mais qui s'ac-
cepteront les uns les autres. Cela peut être très difficile et même douloureux du point de vue de
l'organisation administrative, policière, sociale, éducative, mais il me semble que c'est la voie pour
être un grand peuple. Or la France a une tradition négative sur ce point : les systèmes français de
gouvernement ont toujours tendu à éroder les valeurs particulières, qu'elles soient bretonnes,
occitanes, alsaciennes, etc. Si la France rompt avec cette tradition jacobine, je pense que ce sera un
grand pays.
— La position d'un peuple dans le monde, c'est sa langue, ses consommations culturelles.
— Oui, et également son rapport à la connaissance de l'autre, à l'échange, à ce qu'il veut pren-
dre et donner. La conception de l'identité de créolisation, contraire à l'identité verticale de filiation
et de légitimité, affirme qu'il ne faut pas craindre que l'on se dilue dans l'échange : on peut changer
en restant le même. Ça ne veut pas dire que, quand on pratique l'échange, on renie tout ce que l'on a
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été ; ça ne veut pas dire qu'on n’essaie pas de savoir qui était son grand-père et son arrière-grand-
père, ni qu'on ne doit pas être fier de ce qu'ils ont été.
— Justement, comment interprétez-vous le réveil de la musique bretonne ou le regain
d'intérêt pour la langue occitane ?
— Je me méfie des positions folkloriques de renferment sur soi, mais je crois qu'en l'occurrence
il s'agit d'une ouverture sur la diversité. Plus un pays sera divers, plus il sera grand dans le monde
de demain. Si une culture n'a pas la sensibilité de sa propre diversité, elle ne peut pas travailler dans
le monde.
— Tout le monde sait ce qu'est le métissage : un mélange racial, artistique, esthétique. Mais,
contrairement au métissage, qui est assez mécanique et prévisible, la créolisation est un mélange
des cultures qui produit de l'imprévisible. Personne ne peut dire ce qui va résulter d'une créolisa-
tion. Par exemple, qui peut dire ce que deviendra la Floride avec son énorme communauté cubai-
ne ? L'espagnol prendra-t-il le pas sur l'anglais ? Va-t-il naître un créole anglo-espagnol ? Comment
évolueront les relations entre Blancs et Noirs anglophones face à la montée des populations
hispanophones ?
C'est cela qui est intéressant dans la créolisation : tout reste ouvert.
— Mais quand Jack Lang ou la communication d'Universal Music parlent des bienfaits
du métissage, parlent-ils de la même chose? Que pensez-vous de cette idée que, plus mélan-
gées sont les choses, meilleures elles sont ?
— Il n'y a pas lieu de dire que plus on les mélange, meilleures sont les choses : à un certain
moment, on ne peut pas ne pas les mélanger ! Si un musicien décide qu'il veut mélanger le reggae,
le raï et le jazz, c'est certes volontariste, mais c'est la créolisation qui l'amène à envisager ce
possible. C'est la créolisation qui vous fait et non vous qui faites la créolisation.
— Il faut s'ouvrir à l'autre, bien sûr. Mais je ne pense pas qu'on puisse en faire un programme
— les programmes ne marchent pas. Ce qui marche, c'est l'intuition —l'intuition tremblante, ambi-
guë, obscure peut-être, mais l'intuition active — qu'en s'ouvrant à l'autre, on ne se dilue pas. Il ne
faut pas militer pour accélérer la créolisation, qui s'accélère très bien toute seule, mais militer pour
que change l'imaginaire des communautés et des peuples.
— Que faire ?
— Au plan individuel, ça ne peut venir que naturellement. Il ne faut pas régenter, se draper
dans des programmes, parce que la situation du Tout-Monde exige que nous abandonnions les pen-
sées de système ou les systèmes de pensée. Ce qui fonctionne, réussit, c'est le tâtonnement : conti-
nuer à forger sa pensée tout en parlant, aller dans des domaines où l'on n'est pas du tout sûr de ce
que l'on va rencontrer. J'appelle cela la pensée du tremblement : le monde qui se créolise n’est pas
un monde de certitudes, de routes bien damées et goudronnées, c'est un monde de traces, de
bouleversements. En ce qui concerne les peuples et les communautés, il faut répéter et répéter
encore les mêmes choses — ce ne sont pas des principes mais des sortes d'évaluations frissonnantes
de ce qui se passe dans le monde : si nous ne lisons pas dans le monde, le monde ne lira pas en
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Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »
nous ; si le monde ne lit pas en nous, si puissants que nous soyons, nous serons isolés dans le
monde.
Dès lors, il devient la figure dominante de la littérature antillaise francophone, ouvrant la voie
aux écrivains de la créolité (Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant…) et systématisant sa réflexion
sur les cultures créoles. Ainsi, il donne à comprendre le monde actuel — qu'il appelle Tout-Monde
ou Chaos-Monde comme une vaste aventure créolisante mêlant races, langues, modes de vie et phi-
losophies — « la relation » qui est au centre de son oeuvre. Il développe cette pensée décapante
dans des livres touffus et stimulants, comme son roman Tout-Monde ou ses essais Poétique de la
relation et Traité du Tout-Monde (Gallimard).
Professeur de littérature à l'université de New York (son étude sur Faulkner fait autorité),
président d'honneur du Parlement international des écrivains engagé (jadis contre la guerre
d'Algérie, aujourd'hui contre le renforcement de l'arsenal judiciaire visant les mineurs), Edouard
Glissant poursuit, à soixante-quatorze ans, une oeuvre foisonnante : un nouveau roman, Ormerod,
est prévu pour début 2003, suivi quelques mois plus tard d'un livre sur Saint-John Perse.
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Édouard Glissant : « L’identité française se créolise. »
(NDLR : Le second texte du Figaro non repris par Antilla a été mis ci-dessous.)