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Dossier

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Éclipse de lune sur un

La science-fiction,
lac imaginaire.

Une machine à écrire les futurs


Par Natacha Vas-Deyres, docteur en littérature française, francophone et comparée, chercheur associé de l’université Bordeaux
Montaigne, auteur de Ces Français qui ont écrit demain. Utopie, anticipation et science-fiction au xxe siècle.

E n 1976, Ray Bradbury, auteur


Sommaire des célèbres Chroniques martiennes
(1950), écrivait que la science-fiction
Origines plurielles était devenue « une littérature centrale
de la science-fiction –––––––––––––––– 19 de notre temps » : « Nous retrouvons
dans chaque récit de science-fiction
Le mot : un américanisme
l’ensemble des problèmes idéologiques,
Racines européennes philosophiques et moraux posés par
Science-fiction à la française le développement de l’humanité 1 ». La
science-fiction, dont la nature originelle
Plasticité, enjeux est littéraire, s’est métamorphosée
et thématiques –––––––––––––––––––––––––––––––– 20 aujourd’hui en un domaine culturel
Une tentative de définition polymorphe. Son caractère
Axes thématiques transmédiatique se décline entre
littérature, cinéma, séries télévisuelles,
Le mariage de la littérature
jeux de rôle ou jeux vidéos. Cette
jeunesse et de la science-
transversalité formelle, iconographique,
fiction ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––– 22
thématique est aujourd’hui intégrée de
Une spécialisation récente manière évidente dans la culture des
Une culture intergénérationnelle jeunes générations.

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La science-fiction, une machine à écrire les futurs Dossier

Origines plurielles
(Heinlein, 1956), Fondation et Les Robots (Asimov,
1951, 1950), Les Plus qu’humains (Sturgeon, 1953),
Le Monde des A (Van Vogt, 1945) 5, Demain les chiens
de la science-fiction et Le Torrent des siècles (Simak, 1952, 1952).

Le mot : un américanisme Racines européennes


Si l’Amérique a forgé le mot, elle n’a pas inventé
Pour éclairer les origines, aujourd’hui encore
l’idée dont les racines plongent dans la littérature
discutées par les exégètes, du domaine science-­
européenne. Certains critiques, comme Pierre Versins
fictionnel, sans doute faut-il, dans un premier temps,
dans son Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraor-
revenir à l’étymologie du mot lui-même. Le terme
dinaires et de la science-fiction (1972), font remonter
français « science-fiction » a pour origine l’expres-
la création de la science-fiction à l’Antiquité. L’Épo-
sion anglaise science fiction, sans tiret, apparu pour
pée de Gilgamesh aurait par exemple créé le thème
la première fois en 1851 sous la plume de l’écrivain
de l’immortalité, et Lucien de Samosate aurait ini-
britannique William Wilson 2 : « We hope it will not be
tié le voyage dans la Lune dans l’Histoire véritable
long before we may have other works of Science Fiction, as
en 180 avant J.-C. Son origine se trouve plutôt au
we believe such books likely to fulfil a good purpose, and
xvie siècle avec les voyages extraordinaires, illustrant
create an interest, where, unhappily, science alone might
les aspirations à la modernité, et les récits utopiques
fail... » (Nous espérons que peu de temps s’écoulera
littéraires : Utopia de Thomas More en 1516, La Cité
avant de lire d’autres ouvrages de science-fiction que
du soleil de Tommaso Campanella en 1623, La Nou-
nous croyons capables d’objectifs pertinents et de
velle Atlantide de Francis Bacon en 1627. L’utopie
créer un intérêt, là où, malheureusement, la science
consiste d’abord en la description socio-politique
a échoué.)
d’un monde imaginaire idéal, abordé accidentelle-
Il faut attendre presque soixante-dix ans pour
ment. De Robinson Crusoé au capitaine Nemo en
retrouver l’utilisation de ce néologisme anglophone
passant par Gulliver, il s’agit d’imaginer comment la
que Gérard Klein, écrivain et éditeur français, fon-
vie en société pourrait se dérouler en un autre lieu, à
dateur entre autres de la collection « Ailleurs &
un autre moment.
Demain » chez Robert Laffont, estime être un amé-
Progressivement, l’utopie se colore d’une dimen-
ricanisme. Hugo Gersnback, créateur du magazine
sion futuriste, déjà présente dans L’An 2440 de
américain Amazing Stories en 1926, est considéré
Louis-Sébastien Mercier (1771) ou dans L’An 2000
comme le fondateur de la s­ cience-fiction aux États-
ou la Régénération de Restif de La Bretonne (1789).
Unis. En 1929, suite à un éditorial qu’il a écrit dans
le premier numéro du Pulp Science Wonder Stories, le
terme commence à s’imposer en Amérique du Nord,
aussi bien dans les milieux professionnels que chez Astounding stories,
les lecteurs, remplaçant ainsi d’autres vocables alors illustration de
en usage dans la presse spécialisée comme scientific Howard W. Brown
romance ou scientifiction. Pour les Américains, qui se pour Les Montagnes
voient comme les créateurs modernes de la science- hallucinées de H. P.
fiction, le terme exprime « un courant littéraire nouveau Lovecraft, 1936.
à mettre au service de l’idéal représenté par le Nouveau
Monde. [...] En faisant table rase du passé, l’imaginaire
moderniste de la nation américaine projette fièrement
dans le futur son désir d’âge d’or 3 ».
Les années 1930 ont donné naissance aux plus
grands maîtres du genre. En 1937, John Campbell,
écrivain déjà confirmé, est nommé à la tête de la
revue Astounding Stories 4. Pour lui, la science-fiction
n’a pas seulement valeur littéraire : elle propose un
outil de réflexion sur l’évolution scientifique de l’hu-
manité. Ce travail d’exigence fit en grande partie le
succès de la revue. Il aurait eu cependant moins de
portée si Campbell n’avait su repérer le talent d’une
poignée de jeunes auteurs : Robert Heinlein, Isaac
Asimov, Theodore Sturgeon, Alfred Elton van Vogt
ou Clifford D. Simak, autant d’écrivains considérés
aujourd’hui comme des maîtres de la science-fiction
américaine. Leurs œuvres sont devenues des clas-
siques de la littérature mondiale : Une porte sur l’été

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L’exotisme se déplace alors de l’espace au temps. Son apparition est inséparable du contexte de la
Cette filiation entre littérature utopique et science- révolution industrielle et de l’essor sans précédent
fiction est une vision opérante, dialectique, de l’his- des sciences et des techniques. Pour Irène Langlet,
toire de la science-fiction : « Du xvie au xixe siècle, « La science-fiction naît donc d’une interaction, neuve au
l’ère utopique met en scène les mondes futurs dont rêve moment où la Révolution industrielle commence, entre la
l’humanité industrielle. L’anticipation se fait alors réso- science, la technique et l’industrie bourgeoise. Aucun de
lument positive, consacrant toute son énergie à promou- ces trois pôles ne peut se comprendre en dehors de cette
voir le mythe du progrès émancipateur […]. À partir du intrication, dont le xixe siècle est l’aboutissement 8. » Les
xxe siècle, l’ère dystopique met en scène les mondes futurs techniques et les découvertes scientifiques reten-
dans lequel nous risquons de vivre. L’anticipation bascule tissent sur l’évolution de la littérature et engendrent
dès lors dans le pessimisme critique 6 ». un type différent de la féerie du conte qui tient à la
Ces propos de Gérard Klein apportent un éclai- fois du fantastique et du merveilleux scientifique.
rage nouveau sur les œuvres de Jules Verne et d’Her- Dans le dernier tiers du xixe siècle, plusieurs écri-
bert George Wells, considérés indiscutablement vains créent ainsi une sorte de floutage des divers
comme les fondateurs de l’anticipation. Toutefois, types d’imaginaire : Maupassant est l’auteur de
la part de l’anticipation positive apparaît assez peu L’Homme de Mars (1887) et son Horla (1886) tient à
conséquente dans l’œuvre de Jules Verne, et ses la fois du vampire, du mutant et de l’extraterrestre ;
« merveilles » technologiques n’ont finalement qu’une L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam (1886) ouvre
avance assez faible sur les techniques de l’époque et la voie aux créatures artificielles pensantes. À par-
semblent toujours ambivalentes. Le Nautilus, le pro- tir des années 1890, des écrivains majeurs du genre,
totype vernien du sous-marin dans Vingt Mille Lieues Jules Verne puis Maurice Renard en France, Her-
sous les mers (1870), l’Albatros, la version volante du bert George Wells en Angleterre, refondent entière-
Nautilus dans Robur le Conquérant (1886), l’Épou- ment ces littératures de l’imaginaire. Le merveilleux
vante, une machine hybride entre la voiture, le sous- scientifique se formalise dans le roman dit d’antici-
marin et l’avion dans Maître du monde (1904), sont pation, précurseur du récit de science-fiction. Sur-
tout à la fois des féeries techniques et des instru- tout, l’­illustrateur-écrivain Albert Robida s’impose
ments de mort. Le pessimisme vernien transparaît par la valeur conjecturale de ses œuvres : outre une
dans Maître Zacharius (1954), L’Île à hélice (1895) ou vision des guerres futures dans La Guerre au xxe siècle
Les Cinq Cents Millions de la Bégum (1879). L’inquié- (1883), il faut retenir Le Vingtième Siècle (1882) et La
tude de Jules Verne sur les méfaits de la civilisation Vie électrique (1892), formidable anticipation de la vie
technologique à venir et la malveillance humaine quotidienne des années 1950.

« 
rejoint ainsi celle de Wells. L’écrivain britannique a De 1910 à 1950, quelques écrivains posent les

ientifique
bases de la science-fiction apocalyptique en France :

Le mer veilleux sc Rosny Aîné, avec La Mort de la terre (1910) ou Les


le
se formalise dans ation,
Navigateurs de l’infini (1925), Jacques Spitz avec
L’Agonie du globe (1935) et La Guerre des mouches

roman dit d’anticip n de


(1938), Régis Messac – qui fut aussi un des premiers
spécialistes universitaires du roman policier et de
a
précurseur du rom
la science-fiction américaine – avec Quinzinzinzili
(1935). Enfin, en 1942, René Barjavel publie son pre-
science-fiction  » mier roman, Ravage, qui a longtemps été considéré
comme la seule œuvre de science-fiction valable de
popularisé les principaux thèmes de la science-fic- cette période.
tion moderne : le voyage temporel dans La Machine à
explorer le temps (1895), les manipulations génétiques
de L’Île du docteur Moreau (1896), la rencontre avec
des extraterrestres dans La Guerre des mondes (1898).
Mais sa singularité tourne durablement la science-
fiction vers une interrogation inquiète de l’évolution Plasticité, enjeux
de l’humanité et de la société. Pour Wells, influencé
par le darwinisme de Thomas Huxley 7, la civilisa-
tion, la science et les découvertes techniques ne sont
et thématiques
que des apparences dissimulant la part maudite de
l’humanité et sa violence destructrice. Une tentative de définition
Nous n’avons pas défini la science-fiction
Science-fiction à la française comme un genre ou un sous-genre littéraire car cette
caractérisation formelle littéraire ne permet pas
En France, la science-fiction, qui ne s’appelle une approche pertinente de la nature même de la
pas encore ainsi, naît véritablement au xixe siècle. science-fiction. Plusieurs éléments, tant génériques

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La science-fiction, une machine à écrire les futurs Dossier

Avatar réalisé par


James Cameron
en 2009, avec Sam
Worthington.

que sémantiques, autorisent néanmoins des délimi- La science-fiction propose une rhétorique de l’es-
tations opérantes de ce domaine culturel. trangement par un renouvellement inédit des thèmes,
La science-fiction se présente comme une littéra- des contenus et des moyens d’expression de la lit-
ture expérimentale du possible ; son champ d’expé- térature. Elle transgresse la réalité, la temporalité,
rience étant infiniment ouvert, elle peut s’inventer l’espace et le langage. Tout lecteur de science-fiction
tous les contenus imaginables, pourvu que la trame accepte de croire sans hésitation ce qui n’existe pas
conceptuelle obéisse à une logique interne : « La et ce qu’il ne comprend pas. Quels concepts étranges
science-fiction décrit de manière aussi réaliste que possible se dissimulent derrière les termes de « chronolyse 11 »,
ce qui n’existe pas 9 ». Des mondes sont ainsi créés, de cyborg, d’hyperespace, d’androïde ? Les univers
inventifs, étranges, iconographiques, de l’univers construits par la science-fiction ne se réfèrent que
littéraire de Dune (1965) de Frank Herbert à l’uni- très peu au connu, tout y est conjecture : « L’esthétique
vers cinématographique d’Avatar (2009) de James de la science-fiction se ramène à créer cet effet de para-
Cameron. digme [absent], à donner à croire non au littéral (comme
Sa nature générique est protéiforme car la dans le récit réaliste) mais au non-dit 12. » Certains
science-fiction possède une propension à l’indéci- auteurs, comme Frank Herbert ou Ursula Le Guin
dabilité, à l’hybridation, au mélange entre roman dans La Main gauche de la nuit (1969), proposent
d’aventures, merveilleux, fantastique ou policier. Le même un « mirage paradigmatique 13 », des cartes de
Blade Runner de Ridley Scott (1982), tiré du roman géographie ou des passages encyclopédiques fictifs.
de Philip K. Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ? (1968), est une rencontre réussie entre
science-fiction et polar. Les récits de Richard Mathe- Axes thématiques
son, notamment Je suis une légende (1954), explorent
la contamination entre science-fiction et fantas- La science-fiction offre une singularité théma-
tique. Si le fantastique déroge aux lois naturelles, la tique inouïe : space opera, extraterrestres, voyages
science-fiction est « une littérature de la connaissance temporels, mondes de demain, robots, mutants, apo-
distanciée 10 » qui pose un univers régi par des lois dif- calypses... Si l’exhaustivité thématique semble impos-
férentes du monde empirique mais susceptible d’une sible, il est néanmoins pertinent de classer ces thèmes
explication rationnelle. en trois majeures : ceux à dominante s­ cientifique,

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ceux à dominante psychologique et ceux à domi- Dick (1969) ou Le Temps incertain de Michel Jeury
nante sociologique. (1973).
Dans la première classification « scientifique », L’analyse des ressorts psychologiques de
le voyage dans l’espace est certainement le thème l’homme est exploitée par le thème de l’altérité sous
le plus ancien et le plus populaire, puisant aux res- toutes ses formes : la machine pensante, l’intelligence
sorts profonds de l’humain : la curiosité, l’appé- artificielle, le robot, l’ordinateur, le cyborg et l’extra-
tit de découvertes mais aussi la peur, le sentiment terrestre, un mot qui « captive et subjugue la science-
de l’étrangeté et l’angoisse de la solitude. De 2001, fiction tout entière 14 ». La science-fiction propose
Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968) à Tau un spectre de l’humanité confrontée à ses propres

« 
créations ou à l’étrangeté. Dans la pièce de théâtre

s ont mis
R.U.R. de Karel Capek (1921), l’humanité exprime

Nombre d’écrivain e d’un


ainsi sa crainte d’être dépossédée de son univers par
le robot ou l’androïde, variante subtile de l’être de
ic
leur talent au ser v une métal, qui pose également le problème de la fron-
t
jeune public, allian t des
tière entre la matière vivante et la matière inerte. La
variété des apparences de la créature exogène est à
e
écriture de qualité onnels
la mesure d’investissements fantasmatiques et idéo-
logiques. Wells, dans La Guerre des mondes (1898) en
ti
thèmes science-fic pations
avait fait une figure de la répulsion mais Ray Bra-

cu dbury, dans ses Chroniques martiennes (1950) en fera


adaptés aux préoc des êtres poétiques et pacifiques transformant les

des collégiens.  »
humains qui les colonisent en monstres « aux dents
d’acier ».
Enfin, la dimension sociologique de la science-
fiction, essentiellement critique, émane de la litté-
zéro de Poul Anderson (1970), des déplacements rature utopique. À partir du moment où l’utopie
extraordinaires de l’univers de Star Wars créé par provenant d’une fiction littéraire se réalise dans
George Lucas à Interstellar de Christopher Nolan l’histoire avec la Révolution bolchévique, elle donne
(2014), le thème semble inépuisable et renouvelable naissance à la dystopie, vision critique de systèmes
à la mesure des inventions technologiques. À l’es- idéologiques mortifères pour l’humanité. L’écrivain
pace, nous pourrions substituer le temps, autre grand britannique Aldous Huxley est un des fondateurs
thème de la science-fiction. De multiples moyens de la littérature dystopique et de la science-fiction
ont été imaginés pour voyager dans le temps : un « sociale » (Le Meilleur des mondes, 1932), avec le
coup de tonnerre (Une fenêtre sur le passé, Francis Russe Ievgueni Zamiatine (Nous Autres, 1920), la
Carsac, 1961) un étrange brouillard (Le Brouillard romancière suédoise Karin Boyle (La Kallocaïne,
du 26 octobre, Maurice Renard, 1913), des appareils 1940 – réédité en 2016 aux Moutons électriques)
sophistiqués comme la Machine de l’explorateur et bien sûr l’écrivain-journaliste George Orwell (La
du temps chez Wells, le chronoscope de Régis Mes- Ferme des animaux, 1945 et 1984, 1949).
sac dans La Cité des Asphyxiés (1937)... Ces œuvres
traitent du pouvoir que le temps exerce sur nous et
explorent à l’inverse le pouvoir que nous pourrions
avoir sur cette force non maîtrisable : son ralentis-
sement, son accélération ou son dérèglement (La
Machine à arrêter le temps de Dino Buzzati, 1959), Le mariage
de la littérature
son inversion (À rebrousse-temps de Philip K. Dick,
1967), la modification du passé (La Patrouille du
temps de Poul Anderson, 1956) le paradoxe temporel
(Le Voyageur imprudent de René Barjavel, 1943) ou
encore l’uchronie (Le Maître du haut-château de Phi- jeunesse et de la
lip K. Dick (1962) ou Rêve de fer de Norman Spin-
rad, 1972) qui est devenue une branche autonome
des littératures de l’imaginaire.
science-fiction
Au cours de son histoire, la science-fiction a en
outre intégré les ressources offertes par les sciences Une spécialisation récente
humaines : les auteurs se tournent vers une explo-
ration de l’intériorité après celle des dimensions S’il n’est pas question ici de revenir sur sa défini-
extérieures. Le thème du temps peut être croisé avec tion, sans doute faut-il consacrer un peu d’espace à
la dominante psychologique : le voyage temporel une « spécialisation science-fiction » de la littérature
devient dans les années 1970 une expérience inté- jeunesse en France, une science-fiction dynamique,
rieure et une odyssée dans le temps subjectif, une intelligente, rencontrant depuis les années 1980 ses
réalité mouvante, comme dans Ubik de Philip K. jeunes lecteurs au moyen de diverses collections :

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La science-fiction, une machine à écrire les futurs Dossier
« Jeunesse Poche Anticipation » chez Rageot, « L’Âge rameaux Homère, Dante, Gœthe, Lewis Carol, Jorge Luis
des étoiles » chez Robert Laffont, « Travelling sur Borgès,William Burroughs et – pourquoi pas ? – A.E van
le futur » chez Duculot et « Folio Junior SF » chez Vogt 16 ». La science-fiction a envahi la culture des
Gallimard, qui fut dirigé par Christian Grenier. sociétés industrielles avancées, elle est une machine
Aujourd’hui, nombre d’écrivains confirmés ont mis à écrire nos futurs possibles.
leur talent au service d’un jeune public, alliant une
écriture de qualité et des thèmes science-fictionnels 1. Ray Brabury, « Avant-propos », Igor et Grichka Bogdanoff, Clefs
adaptés aux préoccupations des collégiens (l’écolo- pour la science-fiction, Seghers, coll. « Clefs », 1976, p. 5.
gie, la survie dans un monde pollué, le rapport aux 2. William Wilson, A Little Earnest Book Upon A Great Old Subject :
machines, etc.). Si Christian Grenier et Danielle With the Story of the Poet-Lover, chapitre 10, Londres, Darton and
Company, p. 137.
Martinigol se sont spécialisés initialement dans la 3. Gérard Klein, « De la nécessité de repenser l’idée de science-
science-fiction jeunesse avec des titres toujours plé- fiction », André-François Ruaud et Raphaël Colson, Science-fiction,
biscités, comme L’Ordinatueur (1997), Les Oubliés de les frontières de la modernité, éditions Mnémos, coll. « Essais », 2014,
p. 21.
Vulcain (1995) ou L’Enfant mémoire (réédité et aug- 4. En 1938, la revue est renommée Astounding Science Fiction,
menté en 2015), des auteurs issus de la littérature Campbell souhaitant insister davantage sur le mot « science-­
science-fiction adulte comme Jean-Pierre Andre- fiction ».
5. Roman traduit en français en 1953 par Boris Vian, grand pro-
von, Pierre Bordage, Fabrice Colin, Johan Heliot ou moteur de la science-fiction en France.
Joëlle Wintrebert publient des romans pour les plus 6. Gérard Klein, op. cit., p. 22.
jeunes. Le phénomène n’est d’ailleurs pas typique- 7. Thomas Henry Huxley (1825-1895) est un biologiste et
ment français et pas aussi nouveau que l’on pourrait paléontologue anglais, ami de Charles Darwin et grand-père de
l’écrivain Aldous Huxley.
le croire : aux États-Unis, des auteurs comme Isaac 8. Irène Langlet, La Science-fiction : lecture et poétique d’un genre
Asimov (avec la série « Norby le robot fêlé », 1983) et littéraire, Armand Colin, Paris, 2006, p. 220.
Robert Heinlein avaient déjà compris que s’adresser 9. Gérard Klein, « La science-fiction est-elle une subculture ? »,
catalogue de l’exposition Science-fiction, musée des Arts Décoratifs
aux plus jeunes des lecteurs était valorisant. Denis de Paris, du 28 novembre 1967 au 26 février 1968 (à consulter en
Guiot, enseignant de lettres, a créé en 2001 la col- ligne sur http://tinyurl.com/article-klein).
lection « Autres mondes » des éditions Mango : « J’ai 10. Darko Suvin, Pour une poétique de la science-fiction, Montréal,
créé cette collection d’initiation à la science-fiction, car Presses de l’Université du Québec, 1977, p. 15.
11. Le mot fut inventé par l’écrivain français Michel Jeury dans
j’ambitionne de faire découvrir au jeune lecteur toutes les son roman Le Temps incertain en 1973. L’invention lexicale est une
richesses de la science-fiction, grâce à la fameuse question des perspectives essentielles de son œuvre.
"Que se passerait-il SI ?", ce qui constitue pour moi le pre- 12. Marc Angenot, « Pour une poétique de la science-fiction »,
dans Poétique n° 33, 1978, p. 86.
mier pas dans – n’ayons pas peur des mots – le question- 13. Op. cit., p. 85.
nement philosophique. Mais bien sûr tout en permettant 14. Igor et Grichka Bogdanoff, Clefs pour la science-fiction, Seghers,
au jeune lecteur de s’identifier à des personnages proches coll. « Clefs », 1976, p. 228.
15. Interview de Denis Guiot, dans « La SF jeunesse », dossier
de lui et ayant des préoccupations similaires, car le roman du site « Le cafard cosmique » : http://tinyurl.com/SF-jeunesse.
de SFJ relève aussi du roman d’apprentissage 15. » 16. Jacques Sadoul, « La science-fiction », Magazine littéraire,
n° 31, août 1969, p. 14.

Une culture intergénérationnelle


BIBLIOGRAPHIE
Ce numéro consacré à la science-fiction pro-
pose également une interview croisée de quatre • Marc Atallah, Frédéric Jaccaud et Francis Valéry,
écrivains français de science-fiction jeunesse. L’un Souvenirs du futur. Les miroirs de la Maison d’Ailleurs,
Presses polytechniques et universitaires romandes,
d’eux, Christian Grenier, qui fut enseignant de 2013
lettres en collège avant de devenir écrivain, qualifie • Simon Bréan, La Science-fiction en France. Théorie
la science-fiction de « littérature du questionnement et et histoire d’une littérature, PUPS, coll. « Lettres
du vertige ». Au sein de ce qu’il appelle les fictions françaises », 2012
invraisemblables dans le domaine jeunesse que sont • Roger Bozzetto, La Science-fiction, Armand Colin,
collection « 128 », 2007
le merveilleux (dragons, fées et sorcières – la littéra-
• Christian Grenier, Jeunesse et science-fiction, Magnard,
ture de l’enchantement et de l’irrationnel accepté) coll. « Lectures en liberté », 1972
et le fantastique (fantômes et vampires – la littéra- • Gilbert Millet et Denis Labbé, La Science-fiction,
ture de l’irrationnel inacceptable), le pacte de lec- Belin, coll. « Sujets », 2001
ture science-fictionnel fonctionne différemment : ses • Irène Langlet, La Science-fiction : lecture et poétique d’un
récits présupposent une métamorphose du monde genre littéraire, Armand Colin, coll. « U », 2006
connu, de la science ou des lois, c’est de l’irrationnel • Stéphane Manfrédo, La Science-fiction aux frontières de
justifié. La science-fiction est, pour les jeunes lecteurs l’homme, Gallimard, coll. « Découvertes », 2000
comme pour les adultes, un instrument de réflexion, • Jacques Sadoul, Une histoire de la science-fiction, Librio,
coll. « Inédit », 2001
une littérature de création et de re-création autoréfé-
• Natacha Vas-Deyres, Ces Français qui ont écrit demain.
rentielle de l’imaginaire. Les auteurs partagent, réé- Utopie, anticipation et science-fiction au xxe siècle,
crivent et transforment des images venues « du grand Honoré Champion, Bibliothèque de littérature
arbre de la littérature irréaliste qui a pour principaux générale et comparée, 2012

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