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Blanche-Benveniste Claire. Les régulations syntaxiques dans les productions de français parlé. In: Linx, n°20, 1989. Analyse
grammaticale des corpus oraux. pp. 7-20;
doi : 10.3406/linx.1989.1118
http://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1989_num_20_1_1118
1. J'ai présenté une partie de cette analyse au séminaire de recherche de Saint-Cloud, dirigé par M.
Tournier, en avril 1987. Je remercie les participants de toutes leurs suggestions.
2. La typologie des productions orales a été surtout étudiée pour l'anglais. On en trouve une utile
mise au point dans D. Biber 1989. Pour cette orientation dans le GARS, cf. Barallier 1985.
sans en fournir le détail3. On peut alors observer comment les différentes unités
syntaxiques s'organisent en "configurations" syntaxiques. Enfin, dans ces configurations, on
peut observer le tri que les locuteurs font parmi les différentes possibilités grammaticales
qui leur sont offertes.
La nécessité de faire cette réduction paraît évidente pour les "ratés", les erreurs et les
corrections que produisent les locuteurs. Pour l'analyse d'un exemple comme :
On ne peut pourtant pas se contenter de rejeter ces "bribes" dans un domaine vague du
"raté", qui serait une sorte de no man's land de l'analyse syntaxique; on trouve en effet
un phénomène analogue dans d'autres situations où l'effet produit ne serait pas un "raté"
mais plutôt une recherche d'appellation lexicale :
— j'avais une bourse au chose au lycée quoi au collège (AGI, 27, 10)
— c'est une montagne une alpe (Timha 12),
Ces différents exemples ont en commun une caractéristique : ils comportent des suites
d'éléments qui ne sont pas des enchaînements de différentes places syntaxiques, mais la
réédition de plusieurs versions d'une même place; le locuteur fournit une liste d'articles ou
de pronoms sujets (identiques ou différents), une liste de compléments de même type
pour le verbe c'est ou pour le verbe faire. À chaque fois, il s'agit d'une sorte
d'inventaire paradigmatique, et non d'une avancée syntaxique; le locuteur reste sur la même place
syntaxique d'article, de pronom sujet ou de complément. Les effets produits peuvent être
extrêmement différents; ils correspondent cependant à un même mécanisme. Nous avons
décidé de représenter l'inventaire paradigmatique sur un axe vertical, qui interrompt
provisoirement le déroulement syntagmatique, représenté à l'horizontale :
3. L'analyse syntaxique est exposée dans Blanche-Ben veniste et alii 1984; l'application aux textes
oraux dans Blanche-Benveniste et alii 1979, Bilger 1983 etLoufrani 1981 & 1984.
on avait fait les
des maisonnettes
on
on n'a pas discuté
débordée parses
par ses grossesses
j'avais une bourse au chose
au lycée quoi
au collège
c'est une montagne
unealpe
faire de la couture
des lessives
des
du raccommodage
Sur cet axe paradigmatique sont situés des phénomènes de nature énonciative différente :
erreurs, répétitions intentionnelles ou non, recherche de dénomination ou coordination de
constituants. Avantage immédiat : cela évite d'avoir à se prononcer sur les "intentions*' du
locuteur, que la seule -saîyse syntaxique n'a pas les moyens de dévoiler. Par exemple,
dans l'extrait suivant, il est difficile de savoir si le locuteur entend dire qu'il sortait de
l'école, de l'usine, ou des deux à la fois :
je revenais de l'us
de
de l'école
de l'usine avec lui
Avant de se prononcer sur "la bonne interprétation" il est utile d'enregistrer le type
d'opération qui est en jeu : enumeration paradigmatique de plusieurs intanciations du
complément prépositionnel de "je revenais" (dont certaines sont de simples amorces).
Ce parti pris implique une analyse de la coordination4; nous traitons la
coordination de constituants comme une enumeration paradigmatique sur une même place
syntaxique; cette enumeration peut se faire sans joncteur ("faire de la couture des lessives") ou
avec un joncteur comme et :
Cette prise de position a pour effet de donner une légitimité aux "bribes" que sont
les amorces et les ratés, en les situant dans le même ensemble que les coordinations et les
4. Mireille Bilger en a exposé le détail dans sa thèse de 1983 ainsi que Modou Ndiaye en 1989.
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recherches de dénomination5. Cela n'implique pas que l'on confonde ces phénomènes,
mais qu'on les soustrait de l'axe syntagmatique.
La distinction des deux axes, paradigmatique et syntaxique, est ici une opération
fondamentale : on ne laissera apparaître, sur l'axe des enchaînements syntagmatiques,
que les éléments liés par des dépendances syntaxiques. La représentation graphique de
cette répartition permet de visualiser les deux axes et facilite la lecture des textes. En effet,
la disposition en lignes continues est particulièrement incommode pour saisir ces
phénomènes de parcours paradigmatiques. Il suffit de comparer les deux dispositions pour un
même exemple :
Pour observer la régularité des schemes syntaxiques choisis par les locuteurs, il faut
adopter une sorte d'analyse syntaxique "de surface", qui en préserve la diversité, et qui ne
cherche pas à ramener toutes les productions à un modèle sous-jacent unique.
Nous distinguerons les constructions verbales et non verbales, qui peuvent alterner
dans un passage, sans les réduire à un modèle unique :
le pinot
et le muscat coulent à flot dans les versoirs
95° Huxley de moyenne
La disposition générale du texte doit faire ressortir cette différent en montrant la rupture
entre les types de constructions. Il n'est donc pas question d'état m à l'avance une grille
d'analyse passe-partout, ni de prévoir des colonnes d'éléments syntaxiques pour tout un
texte. Chaque passage dicte sa propre grille et ses ruptures.
Pour les constructions verbales, nous distinguons plusieurs "dispositifs"
syntaxiques7 : le direct, celui qui comporte une extraction, une pseudo-clivée, ou une binarisa-
tion avec élément antéposé. Il arrive fréquemment qu'un locuteur utilise, pour un même
verbe, trois dispositifs différents au cours d'un passage. Par exemple, il commence par
utiliser le verbe "'discuter" dans un dispositif direct, enchâssé sous le verbe "je me
souviens" :
Dans un troisième temps, il reprend le verbe "discuter** dans un dispositif binarisant, avec
complément en tête :
Les trois dispositifs de "discuter" forment trois types d'unités syntaxiques, qui viennent
rompre la succession de dispositifs directs; il nous paraît important de traiter ces trois
types comme des formes syntaxiques irréductibles les unes aux autres.
Autre facteur de diversité : l'enrichissement plus ou moins grand du type choisi. La
construction verbale peut être réalisée sous une forme "pauvre**, qui comporte seulement
le verbe et sa valence :
ou, sous une forme plus riche, avec des éléments régis par le verbe, placés à droite, à
gauche, ou au milieu de la séquence :
— elle le couvrait avec un linge pour qu'il prenne pas froid I certainement I
parce que le soleil est chaud
— je me souviens avoir beaucoup discuté avec papa / parce que maman n'avait
pas le temps de parler (version simplifiée de Baral 56)
— avec maman on n'a pas discuté / parce qu'on lui aurait pas raconté ces trucs-
là (id.)
Les différents types de constructions et leur "remplissage" variable constituent les unités
syntaxiques que les locuteurs utilisent avec certaines formes de régularité.
— elle me dit moi j'en ai marre moi je vais le dire à maman et tout (Baral 26)
Dans le premier cas, le verbe "j'en ai marre" est encadré par deux moi, en écho, ce qui
est assez fréquent. Dans le deuxième, il y a deux constructions verbales symétriques, avec
un moi détaché en tête. Dans un problème comme celui-ci, l'intonation aide moins qu'on
ne pourrait l'espérer; le plus sage est de noter les deux découpages et de garder en réserve
les deux interprétations qu'ils fournissent; la suite du texte permet souvent de décider
8. Les "associés" sont des éléments non construits par le verbe mais formant avec la construction
verbale une unité complexe; cf. Blanche-Benveniste et alii 1984.
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après coup quelle est la meilleure interprétation : on peut y retrouver une régularité de
moi en écho ou de détaché en tête. On misera donc sur la cohérence d'un passage assez
étendu avant de choisir la meilleure délimitation d'unités syntaxiques. La cohérence des
textes est un des paris majeurs de cette analyse.
Autre exemple : il s'agit de savoir si l'on a deux éléments syntaxiques imbriqués,
dans la dépendance l'un de l'autre, ou si l'on a deux unités autonomes :
— je vais le dire à maman et tout alors -f- il y a plus un sou ni rien (Baral 26)
Deux solutions : la première implique une forme de discours direct; la seconde donne
deux constructions distinctes :
Dans certains types de productions (conversations et récits de vie par exemple), les
locuteurs tendent à répéter plusieurs fois de suite un même type syntaxique et à rompre la
répétition par l'intervention d'un type différent. Dans d'autres situations, la répétition se
poursuit assez longtemps sans rupture; en voici un cas, pris dans un discours d'avocat; il
y a quatre fois de suite une construction verbale en dispositif direct, sans ajout ni à droite
ni à gauche; le groupe verbal comporte quatre fois une sorte de "verbe modal" :
"s'apprête à", "succombe à la tentation de", "se laisse aller à", "songe à"; les sujets sont
des "il"; la symétrie est totale (Barb. 24) :
Une symétrie aussi poussée, sur quatre temps, est rare dans les récits de vie; on y trouve
plutôt des alternances régulières entre types syntaxiques différents, comme dans le
passage suivant : série de constructions verbales "impersonnelles" ("il y avait", "il venait
beaucoup de jeunes", "il venait des copains à mon frère", "il fallait qu'ils lui plaisent"),
entrecoupée par deux constructions à sujet nominal :"ma mère aimait", "les copains à
mon frère venaient".
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moi il y avait
il ve à l'a
il venait beaucoup déjeunes enfin après
à l'adolescence
Sur un exemple plus étendu, on voit l'alternance entre les dispositifs direct, à extraction et
binarisé, pour le même verbe "discuter". Les deux premiers verbes du passage et les deux
derniers sont prolongés à droite par des séquences en "parce que"; les deux verbes du
centre sont dépourvus de cette prolongation. Voici d'abord le texte disposé en lignes
continues :
moi je me souviens avoir beaucoup discuté surtout avec papa parce que maman
-h maman débordée par euh par ses -h par ses grossesses •+■ ses allaitements ■+■
et-/- et tout n'avait pas le temps -h de parler-/- on -/- on ne -/- parlait pas avec
maman parce qu'elle n'avait pas le temps de nous écouter euh c'est avec papa que
je discutais je revenais de l'us de: de: l'école de: de l'usine avec lui ben je lui
racontais tout ce que j'avais entendu comme -h comme absurdités et comme
cochonneries -h parce que -/- quand on allait à l'usine c'était: un vrai dessalage
mais: je: -h avec maman on: on (n')a pas discuté parce que -h elle était tellement:
occupée à autre chose -/- que: on lui aurait pas raconté ces trucs-là (Baral 56)
Les signes ■+- , — et notent trois degrés de pause. Les allongements vocaliques
sont notés par un double point.
Dans la schématisation graphique de ce passage, on a encadré les trois mentions du
verbe "discuter", qui représentent trois types syntaxiques différents. On a reporté en note,
par simple commodité, deux développements qui sont signalés par (a) et (b).
moi je me souviens avoir beaucoup discuté surtout avec papa parce que maman
(a)
n'avait pa
on ne parlait pas avec maman parce que elle n'avait pa
c'est avec papa que je discutais
je revenais de l'us
de
de
de l'école
de
de l'usine avec lui
ben je lui racontais tout ce que j'avais entendu
(b) parce que quand c'était u
mais avec maman je
on
on n'a pas discuté parce que elle était tellement o
qu'on ne lui aurait pas
(a) dclxmlée par eu h (b) comm
par ses comm
par ses grossesses et comm
et ses allaitements
cl
cl tout
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Les dispositions strophiques de ce genre peuvent être produites par un seul locuteur
ou par plusieurs9. Voici un exemple (Baral 10, simplifié) où interviennent deux
locuteurs; ils utilisent des séries de verbes en dispositif direct, avec des sujets je ou on,
rompues par des constructions en c'est; les lignes sont numérotées, pour faciliter le
repérage :
Les régularités d'organisation syntaxique donnent des indices utiles pour une
typologie : les récits de vie et certaines conversations sont des productions fondées sur une
alternance de répétitions et de ruptures. À l'inverse, certaines prises de parole publiques
misent sur une homogénéité de type syntaxique, sans rupture; c'est le cas du discours de
l'avocat qui a été cité; c'est aussi le cas du discours d'un conseiller municipal, qui produit
d'immenses suites appartenant à une seule unité syntaxique qui comporte de multiples
enchâssements; pour représenter graphiquement une unité syntaxique aussi longue, il
faudrait disposer d'une page d'un mètre cinquante de large ! En voici un exemple, édité en
lignes continues (Stras 1, 184) :
1 je-/- je voudrais simplement souligner que ce qui n'a pas été dit c'est que
2 l'expérience semble être prévue pour huit mois -+■ ce qui est une durée -h
3 euh disons relativement courte -h par rapport à la somme investie -+■ qui
4 elle est quand même relativement élevée -f- puisqu'il faut non seulement -/-
5 tenir compte des six cent mille francs d'investissements que fournit la
6 SNCF -h sur son terrain •+- mais également de l'impact des réductions con-
7 senties au niveau tarifaire et qui sont entièrement à la charge de la SCTS -f-
8 donc je crois -/- et qui représentent sur la période de huit mois ■+■ euh
9 d'après euh les estimations une somme à peu près équivalente aux six cent
10 mille francs d'investissement -+■ alors euh est-ce qu'il est prévu de -h limi-
11 ter cette opération à ces huit mois
L'unité syntaxique se déroule entre les lignes 1 et 10; elle est enrichie de quantité de
développements; il est certain que, dans ce cas, aucune régularité ne pourra être perçue sur
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une extension aussi longue. Un exemple de ce type laisse penser, a contrario, que les
séquences assez courtes et très récurrentes des récits de vie et des conversations ont une
structure syntaxique et rythmique qui les rend plus manipulables pour la perception.
Le matériau grammatical utilisé est un autre aspect important de la typologie des
textes (souvent le seul qui soit pris en compte). On a remarqué10 que dans les prises de
parole peu préparées à l'avance, il y a peu de sujets constitués par des syntagmes
nominaux; les sujets sont essentiellement des pronoms. Même dans une explication didactique,
la proportion de sujets nominaux ne dépasse pas vingt pour cent11. En revanche, un
bulletin d'information de la radio, même s'il utilise le procédé de répétitions et ruptures
qui caractérise les productions dites "spontanées", se remarquera par le nombre important
de sujets faits de syntagmes nominaux. Voici l'exemple d'un bulletin d'information qui
mêle les constructions nominales et les constructions verbales; dans les constructions
verbales, tous les sujets sont des syntagmes nominaux (la configuration donne une version
simplifiée) :
cave coopérative cTEguisheim -h le tempo des livraisons s'accélère ■+- le pinot et
le muscat coulent à flot dans les versoirs •+■ 95 degrés Huxley de moyenne -/-
mais certaines parcelles gelées donneront à peine 28 kilos l'are la cave
d'Eguisheim a le vent en poupe -h tout le monde le sait -h même l'antigel
autrichien a de quoi réchauffer les cœurs ici -h les vins d'outre-Rhin ne cessent
d'augmenter -h le prix du verre autrichien de baisser -f- à cause de la mévente
(Stras HI, 221)
10. Pour l'anglais, voir Biber 1989 et pour le français Jeanjean 1981.
11. Les comptages viennent d'être refaits par Eric Castagne, dans un travail en cours.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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