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M Le magazine du Monde n o 451.

Supplément au Monde n o 23429/2000 C 81975


SAMEDI 9 MAI 2020. Ne peut être vendu séparément.
Disponible en France métropolitaine, Belgique et Luxembourg.

ET SPÉCULATION SUR LES NAVETS


ENTRE COURSE AUX CLOCHETTES

LE GRAND JEU DU CONFINEMENT


“ANIMAL
CROSSING”
chanel .com
KEIRA KNIGHTLEY PORTE DES BAGUES COCO CRUSH
EN DIAMANTS, OR BLANC ET OR BEIGE.
CARTE BLANCHE À Stephen Shore.
AVEC SES CLICHÉS DE STATIONS-SERVICE, D’ENSEIGNES DE RESTAURANTS OU D’AUTOROUTES DÉSERTES, LE
PHOTOGRAPHE AMÉRICAIN DE 72 ANS A IMMORTALISÉ UNE AMÉRIQUE À LA FOIS BANALE ET MYTHOLOGIQUE.
AU DÉBUT DES ANNÉES 1970, SES PAYSAGES EN COULEURS TRANCHENT AVEC LE NOIR ET BLANC, DOMINANT
À L’ÉPOQUE. ALORS QUE CERTAINES DE SES IMAGES SONT REGROUPÉES DANS L’OUVRAGE “TRANSPARENCIES:
SMALL CAMERA WORKS 1971–1979”, PUBLIÉ CHEZ MACK, “M” OUVRE SA CARTE BLANCHE JUSQU’EN JUIN
À CE PIONNIER DE LA PHOTOGRAPHIE CONTEMPORAINE.

Stephen Shore and Cour tesy 303 Galler y and Mack

Image issue de Transparencies: Small Camera Works 1971-1979 (Mack, 2020).

6
Au programme
LES LECTEURS DE “M”, TOUJOURS PLUS NOMBREUX* À mille lieues de cet univers se trouve l’Hôtel de France à
– qu’ils soient ici remerciés chaleureusement par l’équipe Mende, en Lozère, le département le moins touché du pays
confinée, mais passionnée, qui imagine et réalise ce par la pandémie. Ariane Chemin, l’une des plumes du
magazine toutes les semaines –, connaissent bien notre Monde, y a séjourné quelques jours en avril et en retrace
politique éditoriale… Elle se caractérise par une grande l’histoire. Elle est simple, car elle dit le désespoir de milliers
liberté dans le choix des sujets ; la volonté de ne pas se d’hôteliers, de restaurateurs et de cafetiers sur tout le
donner de limites et d’avancer l’esprit ouvert et curieux, ­territoire. Elle est grande, car Ariane Chemin lui donne une
mais aussi par la recherche de surprises dans l’élaboration dimension unique. C’est l’article d’une journaliste assuré-
des sommaires et des couvertures. Tout est possible dans ment. Et c’est aussi beau qu’une nouvelle. « Ça fait du bruit,
M Le magazine du Monde, tant que la qualité est là ! De ce le silence, à un moment », lâche un des personnages qu’elle
point de vue, le numéro que vous tenez entre les mains a interviewés.
se classe d’ores et déjà comme un des meilleurs de ces Unique, l’histoire de Benjamin Orenstein l’est plus que
dernières années. Par sa diversité d’abord, puisque figure toute autre. À 93 ans, cet homme né en Pologne est un
en couverture la formidable (et surprenante) enquête de rescapé des camps de la mort, un des derniers survivants
Corentin Lamy, membre de l’équipe Pixels au Monde, sur de la Shoah, un des rares témoins qui puissent encore dire
Animal Crossing: New Horizons, un des jeux vidéo les plus l’horreur. Avec une grande économie de mots et une juste
populaires de l’histoire, qui a servi d’occupation et pudeur, les journalistes Nathalie Brafman et Benoît Hopquin
d’échappatoire à des millions de confinés pendant cette la lui font raconter. Inutile d’en rajouter : ce que vous allez
singulière période dont l’Europe commence tout juste à lire là restera longtemps dans votre esprit. Aujourd’hui,
sortir. Personnages naïfs, îles enchantées et économie de M. Orenstein va bien. Marie-Pierre LANNELONGUE
marché à base d’échanges de navets, le monde merveil-
leux d’Animal Crossing est fascinant, même pour ceux qui * FIN AVRIL, M LE MAGAZINE DU MONDE S’EST VU ATTRIBUER
DEUX ÉTOILES DE L’ACPM-OJD RÉCOMPENSANT LA PROGRESSION
n’y ont jamais joué. Et il y en a sans doute quelques-uns DE SA D­ IFFUSION SUR CINQ ANS (+72 979 EXEMPLAIRES)
parmi nos lecteurs… ET SUR LA PÉRIODE 2018-2019 (+37 310 EXEMPLAIRES).
1 – CO R E N T I N L A M Y est journaliste pour la 2 – ARIANE CHEMIN est grand reporter au Monde. 4 – NATHALIE BRAFMAN ET BENOÎT HOPQUIN, jour-
rubrique Pixels du Monde. Pour ce numéro de M, Cette semaine, dans M, elle raconte son escale à nalistes au Monde, ont retracé pour M le parcours de
il a voyagé d’île en île, visité des musées, participé Mende : « J’étais partie en reportage explorer la Benjamin Orenstein qui, à 93 ans, est l’un des der-
à un festival de jeux vidéo et mené des interviews Lozère, le pays sans Covid. Et puis je suis tombée sur niers témoins de la Shoah. Il a survécu à sept camps
en ne respectant pas du tout les consignes de dis- l’Hôtel de France, à Mende, ses 38 chambres vides, de travail et d’extermination ainsi qu’à la marche de
tanciation sociale – le tout sans bouger de chez et sur son propriétaire, dont les angoisses m’ont tou- la mort. « Pendant plus de cinq heures, chez lui à
lui. Car dans le jeu Animal Crossing: New chée. J’ai posé mon sac dans la 8. Un hôtel vide a Lyon, il nous a raconté son enfance dans son village
Horizons, sur Nintendo Switch, véritable simula- quelque chose de terriblement triste, mystérieux et d’Annopol en Pologne où l’antisémitisme était partout,
tion de vie quotidienne, les joueurs se mobilisent poétique, de photogénique, aussi. À l’Hôtel de la mort de ses parents, ses frères, sa sœur, sa petite-
pour reproduire et parfois réinventer le monde France, le bien-nommé, on touche du doigt la crise nièce de 8 mois et ses années de déportation, jusqu’à
d’avant le confinement. Il en a profité pour induite par le virus. L’établissement est devenu pour Auschwitz. L’horreur des camps, les auteurs de cette
­rencontrer quelques avatars virtuels – et vendre moi comme une allégorie de l’économie en relâche, barbarie, la faim, la soif, la peur qui, dit-il, ne l’a
des montagnes de navets. P. 27 et j’ai tenté d’“épuiser” le lieu. ». P. 32 jamais lâché. Sa mémoire est intacte. » P. 38

3 – SANDRA MEHL est photojournaliste, installée à 5 – BRUNO AMSELLEM est photographe de presse
Montpellier. Cette semaine, pour M Le magazine depuis 1997. Le Centre d’histoire de la Résistance
du Monde, elle a réalisé les images à Mende. et de la déportation, à Lyon, avait notamment
« Quand les principaux acteurs du reportage – le exposé « Voyages pendulaires », son reportage sur
maire, la préfète, l’évêque, des étudiantes chinoises – les migrations des Roms entre France et Roumanie
nous ont dévoilé leur lien avec l’Hôtel de France, ce en 2010, également publié dans M Le magazine du
dernier nous est apparu comme le personnage cen- Monde. Pour ce numéro de M, il a photographié
tral du récit, telle une petite histoire racontant la Benjamin Orenstein, à Lyon. Bruno Amsellem tra-
grande. » Sandra Mehl s’intéresse particulièrement vaille régulièrement pour Le Monde, The
aux notions de territoire et d’identité. Elle colla- Washington Post, The Guardian, L’Obs, Libération,
bore régulièrement avec The New York Times, Télérama… ll fait aujourd’hui partie du regroupe-
Washington Post, Stern, Internazionale… P. 32 ment Divergence Images. P. 38

Elles et ils ont participé à ce numéro.


Audrey Travère. Ariane Chemin. Sandra Mehl. Le Monde. Le Monde. Fabrice Caterini/Inediz

1 2 3 4 4 5

9
Le sommaire

LA SEMAINE LE MAGAZINE
12 Entre-soi 24 Débat de soirée 27 
A nimal Crossing, les îles 38 Au nom de tous les siens.
Le semis marathon. Faut-il sortir de de la tentation Le jeu Benjamin Orenstein est
chez soi le 11 mai ? vidéo de Nintendo, sorti le seul membre de sa famille

Stephen Bulger Galler y and Vadehra Ar t Galler y. Sunil Gupta, DACS 2020. Laurence Leenaer t
13 
L a mission (presque) le 20 mars, accompagne à avoir survécu aux camps
impossible 25 En mode confinés le quotidien de millions de concentration.

Sandra Mehl pour M Le magazine du Monde. Cour tesy the ar tist and Hales Galler y,
des enseignants du 93. Le peignoir en éponge. de personnes recluses Aujourd’hui, à 93 ans, pour
chez elles. Un drôle de contrer l’oubli et les discours
16 
Après la prison, 26 La première fois monde d’évasion rattrapé révisionnistes, il continue
la radio angevine que “Le Monde” par certains des pires de raconter la Shoah.
entre dans les Ehpad. a écrit VOD. travers du capitalisme.
44 PORTFOLIO
18 Frites et maroilles 32 La longue nuit de l’Hôtel Rue des garçons. Dans les
dans le même panier. de France. D’ordinaire années 1970, l’artiste indien
animée et chaleureuse, Sunil Gupta a photographié
19 
Qui est vraiment ? cette institution de Mende, les passants d’une artère
Martine Wonner. en Lozère, est comme de Greenwich Village,
pétrifiée depuis le début à New York. Souvenir
20 Au Brésil, les « love motels » du confinement. À l’image d’un âge d’or pour
prêts à accueillir des de tout le secteur hôtelier. la communauté gay.
malades du Covid-19.

22 
Charles Saatchi, galeriste
en voie de dispersion.
DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-­Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_ Grégoire BISEAU,


Agnès GAUTHERON, Clément GHYS.
DIRECTRICE DE LA MODE_ Suzanne KOLLER.
RÉDACTRICE EN CHEF TECHNIQUE_ Anne HAZARD.

Samuel BLUMENFELD, Zineb DRYEF, Vanessa SCHNEIDER,


Laurent TELO.
Style-mode_Chloé AEBERHARDT (cheffe adjointe Style) et
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode),
Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode). Avec Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Christine DOREAU, Marie-France WILLAUME.

DÉPARTEMENT Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),


VISUEL Hélène BÉNARD-CHIZARI, Françoise DUTECH, Federica ROSSI.
Avec Ronan DESHAIES (Instagram).
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio)
et Marielle VANDAMME.
Avec Camille DURAND.
Photogravure_Fadi FAYED, Philippe LAURE. Avec Ingrid Maillard.

ÉDITION Stéphanie GRIN, Julien GUINTARD (chefs adjoints) et Paula RAVAUX


(adjointe numérique). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE,
Nadir CHOUGAR, Joël MÉTREAU et Agnès RASTOUIL.
Avec Geneviève Caux.
Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section),
Adélaïde DUCREUX-PICON. Avec Arnaud DUBOIS.

PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION :


Louis DREYFUS
DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA
PUBLICATION, MEMBRE DU DIRECTOIRE : Jérôme FENOGLIO
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION : Luc BRONNER
DIRECTRICE DÉLÉGUÉE À L’ORGANISATION DES RÉDACTIONS :
Françoise TOVO
DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Grégoire ALLIX,
Philippe BROUSSARD, Emmanuelle CHEVALLEREAU, Alexis
DELCAMBRE, Benoît HOPQUIN, Caroline MONNOT, Cécile PRIEUR
DIRECTEUR DÉLÉGUÉ AUX RELATIONS AVEC LES LECTEURS :
Gilles VAN KOTE
DIRECTRICE DES RESSOURCES HUMAINES : Émilie CONTE
SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DE LA RÉDACTION : Christine LAGET

LE GOÛT Documentation : Sébastien CARGANICO (chef de service), Muriel GODEAU et Vincent NOUVET /
Infographie : Le Monde / Directeur de la diffusion et de la production : Hervé BONNAUD / Fabrication : Xavier
LOTH (directeur), Jean-Marc MOREAU (chef de fabrication), Alex MONNET / Directeur du développement
53 Le Maroc dans 65 Sur tous vos écrans numérique : Julien LAROCHE-JOUBERT / Directeur informatique groupe : José BOLUFER / Responsable infor-
matique éditoriale : Emmanuel GRIVEAU / Informatique éditoriale : Samy CHÉRIFI, Christian CLERC, Igor
l’art du temps. “Héros à vendre” FLAMAIN, Aurélie PELLOUX, Pascal RIGUEL / DIFFUSION ET PROMOTION_Responsable des ventes France
en grande dépression. international : Sabine GUDE / Responsable commercial international : Saveria COLOSIMO MORIN / Directrice
des abonnements : Pascale LATOUR / Abonnements : abojournalpapier@lemonde.fr; De France, 32-89 (0,30
55 
Fétiche €/min + prix appel) ; De l’étranger (33) 1-76-26-32-89 / PROMOTION ET COMMUNICATION : Brigitte
Deuxième pied. 66 Voyage immobile à… BILLIARD, Marianne BREDARD, Marlène GODET et Élisabeth TRETIACK / Directeur des produits déri-
Louxor. vés : Hervé LAVERGNE / Responsable de la logistique : Philippe BASMAISON / Modification de service, réas-
sorts pour marchands de journaux : 0 805 05 01 47 / M PUBLICITÉ_Présidente : Laurence BONICALZI
56 Librement inspiré BRIDIER / Directrices déléguées : Michaëlle GOFFAUX, Tél. 01-57-28-38-98 (michaëlle.goffaux @mpublicite.
Talent monstre. 68 Traitement de saveur fr) et Valérie LAFONT, Tél. 01-57-28-39-21 (valerie.lafont@mpublicite.fr) / Directeur délégué - activités digi-
tales opérations spéciales : Sébastien NOËL / 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 / Tél. : 01-57-28-
Thé Deum. 20-00/25-61 / Courriel des lecteurs : mediateur@lemonde.fr / Courriel des abonnements : abojournalpa-
57 Variations pier@lemonde.fr / M Le magazine du Monde est édité par la Société éditrice du Monde (SA). Imprimé en
France : Maury imprimeur SA, 45330 Malesherbes.
Frais de garde. 69 Sous la main
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié
La rhubarbe. PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.018kg/tonne de papier. Dépôt légal à parution. ISSN 0395-2037 Commission
58 Des nouvelles de… paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2000 C 81975. Distribution Presstalis. Routage France routage.
Thierry Langlois, tourneur. 70 C’est le bouquet
Traité d’alliances.
60 Tête chercheuse.
Kaitlyn Aurelia Smith, 71 Confinement, mode d’emploi.
phénomène d’hypnose. L’effet papillon.
La couverture
62 À l’origine 72 Jeux a été réalisée
Employés à domicile. par Valentin
74 Dans l’album photo… Gillet pour
M Le magazine
64 Premier de tablée d’Artus. du Monde (2020
Le Quinzième. Nintendo).

11
ENTRE-SOI LE SEMIS MARATHON.
DE NOMBREUX CITADINS ASSIGNÉS À DOMICILE ONT PROFITÉ DU ­C ONFINEMENT POUR METTRE
LEUR APPARTEMENT AU VERT. TRANSFORMANT LEUR BALCON EN MICROPOTAGER.

Texte Guillemette FAURE

P U I SQ U E N O US VOILÀ ­–   EN noyaux d’avocat dans un pot de LEURS PONCIFS


PRINCIPE  – ARRIVÉS À LA FIN DU CONFI- yaourt rempli d’eau. « La Maison Ça vide la tête. Variante de Marine
NEMENT, c’est le moment de se deman- Lumni », programme scolaire de Le  Pen dans un message vidéo de
der ce qui restera de ces dernières France 4, conseille de faire tremper réponses à des questions d’internautes
semaines. Parmi les possibles : les réu- dans une soucoupe d’eau carottes ou posté mi-avril sur Facebook  : « Je
nions sur Zoom où tout le monde est à navets. Qui sait si cela ne donnera pas dépote, je rempote, tout ça, ça occupe
l’heure, la disparition définitive des un potager dès la deuxième année du dans la journée. »
chaussures à talon, la transformation confinement ?
de chambres en bureaux pour le travail LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
à distance, mais aussi celle de la cou- À QUOI ON LES RECONNAÎT « Si je plante des pétunias maintenant,
leur des balcons des grandes villes. Celles qui ne peuvent plus se faire les ça aura poussé avant l’été ou il faut
Pendant que, faute de jardiniers, les ongles les ont désormais noirs. Dans attendre le printemps prochain ? » « Les
trottoirs et certains jardins publics se une villa privée parisienne, un chirur- noyaux d’avocat, y a des gens pour qui
sont transformés en forêts vierges, gien, une juge et toutes sortes de gens ça a marché ? » « Faut-il enlever le petit
chaque millimètre ne serait-ce que qui ne mettent jamais la main à la pâte filet autour des racines des plantes que
d’appui de fenêtre s’est couvert de vert (terreuse) se transforment en jardiniers. t’achètes ? »
ou, au moins, d’espoir de vert. Jusque-là, ces apprentis mains vertes ne
Le microjardinage est devenu l’obses- s’investissaient pas trop : à quoi bon LEUR GRAAL
sion des urbains prisonniers de leur faire pousser des fleurs puisqu’ils Les échanges de graines (avec main-
ville. Les fleuristes fermés dans un pre- seraient partis pour les ponts de mai et tien des gestes barrière). La Ville de
mier temps, ce sont d’abord les mar- tous les mois d’été ? Ceux qui n’ont pas Bruxelles, qui propose à ses habitants
chands de fruits et légumes et les épi- la chance d’avoir un balcon installent de leur envoyer des kits gratuits de
ciers qui se sont mis à proposer des leur jardin en cuisine. Il n’y a qu’à suivre démarrage de semis. Trouver, parmi
plantes en pots, en plus du traditionnel les exploits de Pénélope Bagieu, star de les meilleures ventes d’Amazon, les
basilic et de la ciboulette d’avant confi- la BD (Culottées), sur Twitter : quelques ouvrages Les Cahiers du jardinier. Créer
nement. Les petites ou grandes sur- jours après avoir « mis dans un verre des potagers surélevés (Marabout),
faces ont suivi. On se prend désormais d’eau le petit bout d’un poireau » d’éton- L’Hydroponie pour tous (Mama
les pieds dans les sacs de terreau à nantes racines commençaient à pous- Éditions) ou Faucher et récolter à la
l’entrée du Monoprix. Avec l’engrais, ser au pied de la plante potagère. main (Ulmer).
voilà le nouvel or noir, surtout depuis
qu’on n’a plus de farine pour passer le COMMENT ILS PARLENT LA FAUTE DE GOÛT
temps en faisant son pain. « Ça fait deux week-ends qu’on plante, Personne ne nous avait dit que ça attire-
Même la fameuse « continuité pédago- je n’ai jamais eu autant de main- rait des souris. Annoncer sur Instagram,
gique » de l’enseignement à distance d’œuvre. » « On s’est extraordinaire- photo de fenêtre à l’appui, être « officiel-
s’y est mise. Pas une maîtresse, pas ment bien débrouillés pour nos plants. lement devenue une mémère à géra-
une newsletter de primaire qui, parmi En ce moment, c’est facile d’avoir des nium » et avoir un commentaire « ce
les occupations suggérées pour occu- prix. » « On a fait un coin enfants avec sont des pélargoniums ».
per les enfants, ne conseille de plan- les tutos des maîtresses. » « Est-ce qu’il
ter des lentilles dans du coton, te reste basilic, tournesols, rose tré-
comme dans les années 1970, cette mière ? » « Ça sent le jardin d’une mai-
époque lointaine sans tablettes ni son de vacances. » « L’engrais liquide
groupes WhatsApp. Sur France Inter, bio, qu’est-ce que ça pue ! » « J’avais pas
dans ses « Barbatrucs », Dorothée pensé qu’il ne fallait pas arroser quand
Barba recommande de mettre des des gens passent sous le balcon. »
LA SEMAINE

Catherine Rossignol,
professeure
dans un collège à
Montreuil (ici chez
elle, à Rosny-sous-
bois, le 1 er mai).

LA MISSION (PRESQUE) IMPOSSIBLE JOURS,


SOPHIE SE SOUVIENT DE L’ANGOISSE DES PREMIERS
il s’agissait de s’assurer que ses élèves les plus
DES ENSEIGNANTS DU 93. ­vulnérables étaient « bien » confinés. Notamment une
petite fille, ­a sthmatique, hébergée par le 115 avec sa mère
À Montreuil, Pantin ou Bobigny, la fameuse dans un lieu administratif transformé en dortoir pour 14 mères
“continuité pédagogique” est une gageure. de famille. Sophie a rapidement compris qu’elles manquaient
de tout. « Elles n’avaient pas assez à manger, plus de savon et
Les professeurs cherchent avant tout à plus la possibilité de faire des lessives. Sans papiers, elles
maintenir le lien avec des élèves confrontés craignaient d’aller faire leurs courses… » La misère, Sophie
connaît. Professeure des écoles en Seine-Saint-Denis, elle en
à des difficultés sociales exacerbées par a vu, des élèves aux doudounes trop petites qui ne mangent
le confinement. Des jeunes qui risquent de qu’un repas par jour, à la cantine. Mais, cette fois, son inquié-
tude a été plus vive encore. L’enseignante s’est démenée
ne pas pouvoir reprendre les cours le 11 mai. jusqu’à obtenir du maire qu’il se déplace dans le centre d’hé-
bergement pour constater la catastrophe. « Ça a été ça, les
premiers jours du confinement : accompagner les familles… »
Texte Zineb DRYEF – Photos Marion POUSSIER La réouverture des classes le 11 mai, dans le 93,

13
LA SEMAINE

personne n’y croit. Vanessa, enseignante été vu en mai ? On le verra à la rentrée, en pédagogique pour élèves allophones arri-
à Montreuil, est partagée entre l’envie de seconde ». Il se soucie en revanche davantage vants » (UPE2A). Si les conditions de travail
revoir ses élèves et la crainte de reprendre de leur état ­psychologique à la sortie du confi- sont acrobatiques, Catherine Rossignol, pro-
dans la précipitation : « Les locaux inadaptés nement : « Je crains qu’on ne découvre une fesseure de collège dans un quartier sensible
ne permettent pas d’appliquer les consignes situation plus critique que ce qu’on imagine. » à Montreuil, se réjouit que, sur ses 17 élèves,
de distanciation, le manque de personnels est Le département de la Seine-Saint-Denis, très 15 se montrent assidus. Ce sont ses élèves de
monnaie courante… » Même si le ministère durement éprouvé par la crise sanitaire, a 4 et de 3e « ordinaire » qu’elle sent découra-
martèle depuis le 16 mars que la priorité est à enregistré une des surmortalités les plus gés. « Les UPE2A sont plus combatifs, sans
la « continuité pédagogique », beaucoup de élevées du pays. Une quinzaine d’élèves du doute parce qu’ils ont l’habitude d’être seuls. »
professeurs ont renoncé très tôt à cet objectif lycée Eugène-Delacroix à Drancy ont perdu Jérôme Piques, professeur de français, a une
jugé illusoire. Vanessa : « Là, enfermé chez soi, un parent ou un grand-parent, souligne classe UPE2A au lycée André-Sabatier de
chacun est renvoyé à sa condition de classe Shakila Zamboulingame qui y enseigne l’his- Bobigny. Les premiers jours du confinement,
sociale. Ce qu’on construit à l’école, c’est jus- toire et la géographie. Elle maintient un lien certains de ses élèves vivant en foyer ou en
tement quelque chose qui permette de sortir régulier avec la plupart de ses élèves – cours hôtel se sont retrouvés sans moyens. « La
de ça. Ce qui est mis à nu, ce sont les inégali- en visioconférence, échanges par e-mail… –, CPE qui habitait près d’un élève lui a remis de
tés. » À une famille particulièrement vulné- mais elle estime en avoir perdu une « bonne l’argent. Un autre a dû aller récupérer une
rable, elle téléphone régulièrement pour être dizaine ». C’est moins que les enseignants de petite somme au lycée. On n’a pas respecté le
sûre que tout va bien et pour ne pas culpabili- terminales techniques dont beaucoup cadre, mais on était en situation d’urgence. »
ser les parents de ne pas pouvoir « faire d’élèves travaillent : « Ils lâchent l’école pour S’ils ont reçu des tablettes, sur ses vingt élèves,
l’école » à leur fils. travailler pour Uber ou pour des plateformes seuls six parviennent à se connecter. « Ils font
un travail de production écrite qu’ils m’envoient
par texto. » Les conséquences de ces deux
“Beaucoup de mois sans cours l’inquiètent : « Ils ont un an
parents se sont pour apprendre la langue française. Là, c’est
un trimestre complètement perdu. » Les visio-
sentis dépassés. conférences sont acrobatiques : certains n’ont
Entre ceux qui n’ont pas de micro, d’autres pas de caméra. Les
élèves étaient heureux quand Emmanuel
pas d’imprimante, Macron a annoncé une date de déconfinement,
ceux qui rentrent tard mais, dans le 93, classé rouge, cette perspec-
tive s’éloigne : « Ils sont très angoissés. Je
le soir, ceux qui pense à un élève qui a perdu un copain pendant
ne maîtrisent pas leur traversée de la Méditerranée, ça lui revient
beaucoup en ce moment. Il a très peur de mou-
la langue… Ce sont rir s’il sort de son hôtel. Je l’écoute, mais je ne
des difficultés suis que prof de français… »
Agnès (prénom modifié) est parvenue à gar-
courantes ici der le contact avec ses élèves originaires de
qui, ­subitement, Roumanie grâce à ASET93, une association
qui se bat pour la scolarisation des enfants
explosent.” roms du département. Alisa Catalan, une des
médiatrices, qui a elle-même grandi en bidon-
Laurent Krief, professeur de ville, appelle régulièrement les parents, trans-
maths dans un collège à Pantin met des nouvelles aux professeurs, donne
des consignes aux enfants et se déplace par-
Le sentiment d’être impuissants, Laurent de livraison. » Avec eux, le lien est rompu. fois pour faire du soutien scolaire ou remoti-
Krief, professeur de maths au collège Dans ce département très jeune, qui compte ver un élève. C’est par son intermédiaire
Lavoisier à Pantin, le décèle dans les e-mails 350 000 élèves de la maternelle au lycée, qu’Agnès a des nouvelles de Florin, 13 ans.
des parents, comme cette mère qui lui a écrit combien sont-ils, ces élèves dont l’Éducation Ses parents ne parlent pas français et lui ne
pour s’excuser parce que sa fille n’a pas pu nationale n’a plus de nouvelles ? « Je n’arrive répond pas toujours au téléphone. « Mais il
rendre son devoir à temps : elle télétravaille pas à l’évaluer, mais, pour le département, c’est répond toujours à Alisa », souligne Agnès. Il a
et partage son unique ordinateur avec ses assurément plus que le chiffre de 4 % avancé reçu une tablette, prêtée par le conseil dépar-
enfants : « Beaucoup de parents se sont sentis par le ministère », répond Stéphane Troussel, temental. « C’est joli et utile, mais le contact
dépassés. Entre ceux qui n’ont pas d’impri- le président du conseil départemental. « Il faut humain est essentiel », poursuit Agnès qui, fin Marion Poussier pour M Le magazine du Monde

mante, ceux qui travaillent et rentrent tard dire la vérité : l’école à la maison, ça n’est pas avril, a obtenu l’autorisation de voir ses élèves.
le soir, ceux qui ne maîtrisent pas la langue… l’école », poursuit-il. Dans une lettre qu’il a Mardi 28 avril, elle a retrouvé Florin et
Ce sont des difficultés courantes ici qui, adressée à Emmanuel Macron, le 29 avril, d’autres enfants sur un bout de sable au bord
­subitement, explosent. La peur de mal faire, Stéphane Troussel réclame que le plan promis de la Seine, à quelques mètres du bidonville
la mauvaise image de soi est accentuée. » en faveur du département soit plus rapide que où ils vivent. Alisa était présente. « Ils étaient
L’enseignant s’est donné pour mission de prévu, notamment pour l’école. « La soupe quatre dont un petit de 11 ans qui attend tou-
« rassurer ». S’il envoie du travail toutes les populaire ne saurait être l’horizon indépas- jours d’être scolarisé par la mairie. J’ai décou-
semaines, il n’exige pas de date limite de sable de nos concitoyens », écrit-il. vert matériellement leur situation. » Avec
rendu et ne note pas les copies. Il n’est pas Une catégorie d’élèves rencontre plus de Antonio qui ne parle pas du tout français et
particulièrement inquiet pour la scolarité de difficultés encore : les élèves allophones qui courait un peu dans tous les sens, Agnès
ses élèves : « Le théorème de Thalès n’a pas accueillis dans les classes dites « unité a tracé des chiffres sur le sable.

14
LA SEMAINE

Le jeudi 23 avril, RCF Anjou a reçu


51 appels en une heure d’émission
consacrée aux résidents de l’Ehpad
de Beaupréau-en-Mauges (ici,
Raphaël de la Croix, directeur de
la station, ce même jour).

Starky : « On pense bien fort à toi, on est en contact avec ton
avocat. Surtout, tiens le coup ! Fais pas l’con, comme dit ta
mère ! » Une vedette, ce Starky, au moins trois appels rien que
pour lui. « C’est Nadia. On espère que tout va bien pour toi. Je
ne sais pas trop quoi te dire, je vais t’envoyer une carte. Mais,
bon, comme tu sais pas lire, tu demanderas à un codétenu
de le faire pour toi. » Raphaël de la Croix, le bien nommé
directeur de la station d’inspiration chrétienne, relève :
« Parfois, toute la famille se passe le téléphone, les enfants
et même les petits-enfants. Ça humanise les détenus. »
En Anjou, cette radio associative hébergée par le diocèse
d’Angers a pris la place dont n’a pas voulu le réseau France
Bleu, présent au Mans, à Tours et à Nantes. Depuis 1996, elle

APRÈS LA PRISON,
est adhérente du réseau RCF (Radio chrétienne francophone),
qui regroupe 64 radios de proximité en France et en Belgique
et rassemble 600 000 auditeurs chaque jour. Léonie, une

LA RADIO ANGEVINE grand-mère, appelle son petit-fils : « Reste bien tranquille,


bien sage. Parce que je connais ton caractère, hein ! Mon gars,

ENTRE DANS LES EHPAD.


on t’embrasse bien fort. »
Cette émission est tellement populaire qu’un membre du
conseil d’administration de la radio, qui siège aussi au sein
Depuis 1996, RCF Anjou donne la parole, en direct, d’établissements de santé, a eu l’idée de l’étendre aux maisons
de retraite, devenues inaccessibles aux familles à cause du
aux proches des détenus de la maison d’arrêt d’Angers. confinement. À la différence des détenus, les pensionnaires
Désormais, cette radio locale le fait aussi pour les ont pourtant le téléphone et peuvent communiquer très
facilement avec leurs proches. Les doutes ont vite été
familles des résidents des maisons de retraite de la dissipés. Dès la première, le standard a été débordé d’appels.
région que la pandémie prive cruellement de visites. Le jeudi 23 avril, 51 parents prennent à témoin les auditeurs
pendant l’heure d’émission consacrée aux résidents de
l’Ehpad Saint-Martin, à Beaupréau-en-Mauges. « Bonjour
Texte Yves TRÉCA-DURAND
Maminette, c’est Catherine et Laurence, tes filles. On t’envoie
du soleil et le chant des oiseaux. On s’installe pour prendre
un petit café et un gâteau en pensant bien à toi. »
“ALLO, BONJOUR, POUR QUI APPELEZ-VOUS ?” Sur Sœur Danielle, elle, téléphone de Lyon, du couvent Notre-
RCF Anjou, on est habitué à prêter l’antenne à ses auditeurs. Dame-des-Apôtres. « C’est pour nos sœurs Marguerite et
En général, c’est pour poster des messages aux détenus de Thérèse, un petit coucou qui va au-delà du mur. » Derrière elle,
la maison d’arrêt d’Angers, chaque dimanche. Désormais, un chœur de voix suraiguës s’élève et entonne Le Temps des
c’est aussi pour les pensionnaires des maisons de retraite, cerises. Dix minutes plus tard, sœur Marguerite appelle à son
privés de visites en raison de l’épidémie de Covid-19. « Le tour depuis l’Ehpad pour les remercier et s’adresse à la Vierge
Téléphone du dimanche », c’est la plus vieille émission à Marie, « notre maman du Ciel ». Elle prie. « De ce virus, venez
l’antenne. Copiée sur un modèle existant, elle a été lancée et délivrez-nous ». Cécile poste un message pour sa mère,
en 1992 sur les ondes de ce qui s’appelait alors pieusement Denise, mais elle n’oublie pas le personnel de la maison de
Radio Parabole, avec pour unique objet de donner la parole, retraite : « Surtout les filles, prenez soin de vous ! » Magalie,
en direct, aux familles de détenus. Derrière les épais murs c’est pour son « tonton Jojo », mais elle adresse à tous les
­d’ardoise de cette prison bicentenaire, les condamnés gardent, autres résidents « un gros câlin d’amour ». Certaines voix
chaque dimanche, l’oreille collée au transistor. Souvent, se brisent, d’autres rient, il y a aussi des silences. Les
comme ce 26 avril, c’est un peu Radio Londres, avec ses intermèdes musicaux sont adaptés à la circonstance. C’était
messages codés et ses sanglots longs. « Ouais, c’est Chris [voix Soprano, Renaud et Lady Gaga pour les prisonniers, c’est Piaf,
grave et éraillée], j’ai un message pour Gino : c’est une grosse Brel et Trénet pour les têtes chenues. Marc Bouchet, préposé
galère pour les parloirs, mon pote, mais, dès que tu sors, on se à la réalisation et au standard, souffle en sortant de la régie :
voit. T’inquiète, on fait comme on a dit. » De quoi alimenter « “Le Téléphone du dimanche”, à côté, c’est une balade de
les fantasmes des 13 000 auditeurs quotidiens de la station. santé ! » Quelques minutes plus tard, la directrice de la maison
Partage du butin enterré au fond d’un jardin, projet de de retraite envoie un e-mail touchant : « Les familles sont
braquage ou ­partie de poker, on ne saura rien. ravies, les résidents en ont pleuré… Et ça a fait un bien énorme
Yves Tréca-Durand

Alison appelle chaque dimanche, éperdue. Ce jour-là, c’est aux professionnels. » Raphaël de la Croix sourit : « C’est notre
encore elle qui parle en premier. « Mon amour, n’oublie pas, façon d’accompagner ceux qui sont particulièrement fragilisés.
je t’aimerai toujours. Bon, je te rappelle avant la fin de C’est un message d’amitié, d’espérance et de soutien. »
­l’émission.  » Il y a Dory aussi, qui s’inquiète pour un certain Pas de doute, vous êtes bien sûr RCF Anjou.

16
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LA SEMAINE

OPÉRATION SAUVETAGE des producteurs sont pleines. maroilles est victime de sa courte des fast-foods et l’annulation
POUR L’UN DES 45 FROMAGES Le président du Syndicat du date limite de consommation. Des des festivals, le secteur de la frite
appellation d’origine contrôlée maroilles, Claude Béra, a donc entreprises en ont donné, ­surgelée est en sérieuse difficulté.
du patrimoine gastronomique lancé un « SOS aux consomma- d’autres les ont bradés, et toutes Les producteurs belges de
français, qui subit de plein fouet teurs » dès le 10 avril pour aider ont essayé de vider leurs caves pommes de terre, qui sont les plus
la crise sanitaire. Le maroilles, les 120 producteurs soumis à un sans jeter les marchandises, « car gros exportateurs au monde de
le plus fin des fromages forts, cahier des charges européen très il faut payer pour les détruire », patates surgelées, se retrouvent
qui tire son nom d’une petite strict et éviter de devoir détruire souligne Claude Béra. avec 750 000 tonnes de pommes
commune dans le Nord, a vu sa la production. « Avec le confine- Pour ne pas mettre toute la filière de terre sur les bras, pour une
production chuter de 70 % depuis ment, les gens se sont tournés en péril, le conseil régional des perte estimée à 125 millions d’eu-
le début du confinement. Ce sont vers des achats de première Hauts-de-France s’est engagé dès ros. « D’habitude, on exporte dans
près de 1 500 emplois directs nécessité et ont délaissé les le 10 avril à tripler sa commande plus de 160 pays, explique Romain
et indirects qui sont rattachés à fromages comme le maroilles », publique, destinée principalement Cools, secrétaire général de la
cette filière. Depuis la mi-mars, explique Claude Béra, également aux cantines des 236 établisse- fédération Belgapom, l’organisa-
57 tonnes de lait sont déroutées producteur laitier dans la ments scolaires dont la réouver- tion porte-parole du commerce et
chaque semaine vers d’autres Thiérache. Affiné pendant un ture progressive est censée débu- de la transformation de pommes
industries laitières car les caves à quatre mois selon sa taille, le ter le 11 mai. Marie-Sophie Lesne, de terre. Là, il y a 30 000 camions
la vice-présidente régionale char- pleins de pommes de terre qui
gée de l’agriculture, a également attendent, sans destination. »
été entendue par des enseignes Avec une chute de la consom­
de grandes et moyennes surfaces mation mondiale estimée à 40 %
qui ont réussi à écouler une partie par les producteurs de frites
FRITES ET MAROILLES, DANS LE MÊME PANIER. de la production. « Il y a eu aussi
des ventes à prix coûtants sur les
surgelées, les congélateurs
des grands groupes de l’agroali-
Le plat fétiche belge et le fromage français ont marchés et de belles opérations mentaire sont remplis : impossible
vu leur consommation chuter depuis le début de solidarité, explique l’élue. Même
des bouchers ont proposé de
de transformer les Fontane ou
Innovator, ces variétés destinées
du confinement, mettant leurs filières en péril. vendre les maroilles dans leurs aux produits surgelés, car la capa-
commerces ou de les cuisiner cité de congélation est limitée.
Texte Laurie MONIEZ dans des plats préparés. » Près Et les pommes de terre récoltées
de quinze jours après le SOS à l’automne 2019 ne peuvent être
du syndicat fromager nordiste, stockées que jusqu’à l’été 2020.
les producteurs vont pouvoir Alors face à cette crise, l’extrait
­réamorcer la fabrication de d’une interview de Romain Cools
maroilles, tout en restant vigilant du 23 avril est devenu viral sur
sur l’état du marché. « Mon les réseaux sociaux. D’un naturel
acheteur de lait vient juste de redé- optimiste et joyeux, le secrétaire
marrer, donne à titre d’exemple général de Belgapom a proposé
Claude Béra. Mais pendant plus aux Belges de « tous manger
d’un mois, il n’a pas pu travailler, et des frites deux fois au lieu
d’autres producteurs ailleurs en d’une fois par semaine ». Depuis,
France ont souffert aussi. » non seulement les consomma-
Le Conseil national des appella- teurs ont répondu à l’appel en
tions d’origine laitières (Cnaol) vidant petit à petit les rayons des
a en effet indiqué que les com- supermarchés, mais en plus la
mandes ont en moyenne baissé situation des producteurs a fait
de 60 % pour l’ensemble des le tour du monde. « L’information
AOP et Indication géographique a été reprise par des médias
protégée (IGP) laitières, notam- comme la BBC ou CNN, et j’ai
ment à cause de la fermeture des reçu des appels de journalistes
restaurants et des rayons à la d’Australie et du Canada,
coupe dans la grande distribution. ces pays ont le même problème
Le Maroilles Entre le 15 mars et le que nous », raconte Romain Cools,
a du mal à 30 avril 2020, la chute des ventes encore surpris par la manière
s’écouler,
tout comme de camemberts de Normandie, dont son appel a reçu un écho
la frite belge. rocamadour, et autres fromages favorable. Parallèlement, d’autres
ANDBZ/Abaca. Éric Herchaft/Repor ters-REA

de chèvre ou à pâte molle AOP circuits ont été mis en place


représente une perte minimum pour écouler la production :
de chiffre d’affaires de 157 mil- dons aux banques alimentaires,
lions d’euros, estime le Cnaol. fourrage pour les animaux, et
Chez les voisins belges, c’est même production d’électricité
le plus célèbre des tubercules verte avec la bio­méthanisation.
comestibles qu’il faut sauver. « Ce n’est pas la crise qui va
Jusqu’ici, le secteur de la pomme nous faire oublier les efforts
de terre se portait très bien mais pour le climat », veut croire
avec la fermeture des restaurants, Romain Cools.
Martine QUI EST VRAIMENT ? VOIX DISSONANTE.
Elle est la seule députée La République en

Wonner.
marche (LRM) à avoir voté contre la stratégie
de déconfinement du gouvernement le 28 avril.
Alors que la quasi-totalité de ses collègues ont
LA DÉPUTÉE LRM DU BAS-RHIN, ÉGALEMENT PSYCHIATRE, EST approuvé la stratégie de l’exécutif présentée
LA SEULE ÉLUE DE SON GROUPE À S’ÊTRE OPPOSÉE AU PLAN DE par le premier ministre, Édouard Philippe, à
DÉCONFINEMENT DU GOUVERNEMENT. ELLE DÉFEND AUSSI LE l’Assemblée nationale, l’élue du Bas-Rhin,
RECOURS À L’HYDROXYCHLOROQUINE POUR SOIGNER LES MALADES. 56 ans, a exprimé une position de défiance
totalement assumée. « Depuis quelques
Texte Alexandre LEMARIÉ semaines, je ne fais plus confiance à ce gouver-
nement », explique-t-elle, en accusant le som-
met de l’État d’« amateurisme » et d’« une forme
de mensonge » dans la gestion de la crise.
Convoquée le 6 mai devant le bureau du groupe
majoritaire à l’Assemblée, la dissidente encourt
une sanction. Elle dit « ne rien craindre du tout ».
« Ils prendront leurs responsabilités. Si le
groupe ne me veut plus, j’en prendrai acte. »
PRO-HYDROXYCHLOROQUINE.
Pour justifier son vote contre le plan de déconfi-
nement du gouvernement, cette psychiatre au
CV étoffé a regretté « l’absence d’une quel-
conque stratégie thérapeutique » afin de pou-
voir traiter précocement les patients. Ancienne
responsable du Samu social de Paris, elle fait
partie d’un collectif qui milite contre l’interdic-
tion aux médecins de prescrire de l’hydroxy-
chloroquine. « Pendant qu’on tergiverse, des
gens meurent », dénonce-t-elle le 10 avril dans
Le Parisien. Une position qui suscite des cri-
tiques chez ses collègues. « Son soutien à la
chloroquine, en tant que médecin, est invrai-
semblable. Ce n’est fondé sur aucun élément
rationnel », estime Thomas Mesnier, député
LRM de Charente et médecin urgentiste.
AILE GAUCHE.
Issue de la société civile, cette mère de trois
enfants n’avait jamais fait de politique avant de
devenir députée, en 2017. Celle qui se qualifie
de « sociale-humaniste » a cofondé, en juin
2019, le Collectif social-démocrate, groupe
d’une vingtaine de députés au sein du groupe
LRM. « Martine Wonner fait partie d’un petit
noyau dur, très minoritaire, qui a tendance à
s’opposer par principe à tout ce que fait l’exé-
cutif », regrette un responsable macroniste.
En cas d’exclusion de la majorité, Martine
Wonner n’exclut pas, d’ailleurs, de rejoindre
le groupe socialiste ou celui de Libertés
et territoires, auquel appartient l’écologiste
Matthieu Orphelin dont elle est proche.
DE COMBAT ET DE CONVICTIONS.
Martine Wonner a notamment voté non à
la prorogation du glyphosate en mai 2018,
contre la ratification du CETA en juillet 2019,
après s’être abstenue sur la loi asile et
­immigration au printemps 2018. En
novembre 2019, elle signe, avec dix autres
députés LRM, une tribune pour demander à
l’exécutif de ne pas toucher à l’aide médicale
Nicolas Roses/ABACA

d’État (AME), qui permet un accès aux soins


aux étrangers en situation irrégulière. Se
disant « fière de ses valeurs », elle revendique
son image de « rebelle » : « Je suis une femme
de combat, de terrain et de convictions. »

19
LA SEMAINE

Début avril, les « love motel » brésiliens


ont commencé à être désertés par
leur clientèle habituelle. Elle pourrait
être remplacée par des malades…

extravagantes et les plus kitsch. Pour quelques dizaines


ou centaines d’euros, le client peut s’offrir une ambiance
Taj Mahal, tente berbère, yacht de luxe, cockpit d’avion,
temple grec, ring de boxe, Las Vegas ou donjon « sadomaso »
médiéval en carton-pâte, le tout sur ­plusieurs centaines de
mètres carrés, avec chaîne hi-fi, ­barbecue, piscine privative et,
parfois, toit ouvrant inclus…
Dans ces temples de la consommation, les clients peuvent
passer commande de tout et n’importe quoi : fouet,
combinaison de latex, godemiché, champagne, fruits de
mer… « C’est un espace utopique concret, entre pudeur et
hédonisme, où tout est permis car tout est caché. On y trouve
à la fois des personnes qui veulent avoir une sexualité minori-
taire, extrême ou tarifée, mais aussi des couples bien installés
qui souhaitent seulement pimenter leur quotidien, s’offrir un
AU BRÉSIL, LES “LOVE MOTEL” PRÊTS À peu d’imaginaire et de luxe », résume l’anthropologue français
Jérôme Souty, auteur d’un ouvrage sur le sujet (Motel Brasil.
ACCUEILLIR DES MALADES DU COVID-19. Une anthropologie des love hotels, Riveneuve, 2015).
Confrontés à la crise due au coronavirus, ces établissements
Parfaitement adaptés aux exigences d’hygiène et de ont, dans un premier temps, connu une augmentation signifi-
distanciation, ces temples du libertinage très populaires cative de leur fréquentation : au moins 20 % de plus que la
normale, pour ceux de Rio, durant les trois premières
dans le pays pourraient être réquisitionnés pour des semaines de mars, selon l’hebdomadaire Veja. Juste avant que
patients atteints du Covid-19 placés en quarantaine. les municipalités ne mettent en place des mesures de restric-
tion, il s’agissait de transgresser une dernière fois les règles,
Texte Bruno MEYERFELD comme avant la fin du monde. « La situation a fait que les gens
ont réévalué l’importance d’être en vie et d’avoir du plaisir »,
analysait l’anthropologue Bernardo Conde dans ce magazine.
Mais l’acmé n’a pas duré. Début avril, les « love hotels » ont
MALGRÉ LA GESTION DE LA CRISE SANITAIRE DÉPLO- commencé à être désertés. « La fréquentation chez nous a
RABLE DE LA PART DU PRÉSIDENT BRÉSILIEN, JAIR BOLSONARO, chuté de 60 % », confie par téléphone « Espedito », 56 ans,
magasins, bars, ­restaurants et autres commerces « non essen- sympathique gérant du New Star Motel, à Rio (qui, avec
tiels » sont fermés dans la plupart des grandes villes du pays. 48 chambres au bord de l’autoroute, propose « bon goût et
Mais, envers et contre la pandémie, il est des lieux particulière- raffinement à petit prix »). Comme dans d’autres établisse-
ment symbolique qui n’ont jamais baissé le rideau. Églises ? ments, il a fallu s’adapter pour éviter de mettre la clé sous la
Stades de foot ? Centres de beauté ? Rien de tout cela. Il porte. « On travaille masqués, on propose du gel hydroalcoo-
s’agit… des « love motel ». Ces lieux de rendez-vous intimes lique aux clients, on lave tout sans arrêt à l’eau de javel »,
entre adultes consentants, une véritable institution ici, pour- poursuit « Espedito », qui a dû mettre un quart de ses trente-six
raient, dans certains États, être réquisitionnés pour isoler les employés en chômage partiel. Tous les « love motel » n’ont
malades mis en quarantaine. Au nombre de 5 000, répartis sur cependant pas renoncé à attirer le client libertin et certains
tout le territoire, ils emploient environ 150 000 personnes, pour voient même dans le coronavirus une opportunité. « Si c’est
100 millions de nuitées par an, et produisent un chiffre d’af- pour être confiné, autant que ce soit en bonne compagnie »,
faires annuel estimé à 4 milliards de reais (660 millions d’euros proclame ainsi le Love Time Hotel de Rio sur son site. Comme
environ). Noirs et Blancs, jeunes et vieux, riches ou pauvres, d’autres, il met en avant les deux atouts majeurs du motel en
hétéro ou queer, à deux ou davantage… toute la société ces temps de pandémie : la distanciation et l’hygiène.
brésilienne a l’habitude d’y réserver une chambre. En règle générale, l’arrivée sur les lieux se fait, en effet, en voi-
Le concept débarque au Brésil dans les années 1960, ture, après avoir passé un guichet où l’employé de l’hôtel est
sous la dictature militaire. Le pays est en pleine urbanisation dissimulé par une vitre opaque. Depuis le garage, un escalier
et la jeunesse rêve de liberté, de transgression des mœurs privatif mène directement à la chambre. Celle-ci, insonorisée
et du corps, à l’opposé de la morale patriarcale et catho- et le plus souvent dépourvue de fenêtre, dispose d’une anti-
Lalo de Almeda/New York Times/Redux-REA

conservatrice des généraux à lunettes fumées. Quoi de mieux, chambre ou d’un système de trappe, permettant de se faire
alors, qu’un motel, à l’image de ceux qui existent aux États- livrer sans aucun contact. « C’est aussi un lieu d’hygiène
Unis pour les voyageurs, lorsqu’on veut se retrouver discrète- absolu », remarque Jérôme Souty. Entre chaque « passage »,
ment, de jour comme de nuit, loin des regards de la famille et les chambres sont en effet lavées à grandes eaux et à grand
de la société ? Aujourd’hui, le nom des établissements navigue renfort de produits chimiques. C’est donc tout sauf un hasard
entre le très explicite et le parfumé. Au choix : Nude, si le gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, Wilson Witzel, a
Fantasme, Playboy, mais aussi L’Amour, Bon goût, Fleur de lys signé au mois de mars une loi lui permettant le cas échéant de
ou encore le très culinaire Carbonara Motel. À l’intérieur, il y réquisitionner les nombreux « love motel » de la région pour
en a pour tous les goûts, depuis la chambre « classique » (draps des malades du Covid-19 en quarantaine. Un isolement sur
rouges, lit rond, miroirs, Jacuzzi…) jusqu’aux suites les plus des lits ronds aux draps rouges, encerclés de miroirs…

20
LA SEMAINE

CHARLES SAATCHI, 76 ANS, a italien Sandro Chia en a fait l’amère


beau avoir l’aplomb des vieux barons expérience à la fin des années 1980.
de la communication et faire preuve Lorsque Saatchi vend ses œuvres en
d’un flair hors du commun pour les ten- bloc, il provoque l’effondrement d’une
dances de l’art contemporain, sa répu- cote qui ne s’est jamais redressée.
tation n’en reste pas moins sulfureuse. Zappeur dans l’âme, le publicitaire
Dans sa vie privée comme de collec- enchaîne les toquades. Il a l’argent et
tionneur. En 2013, il avait fait la « une » encore plus le temps. Fin 1994, lui et son
de la presse populaire britannique pour frère sont bruyamment remerciés de
avoir tenté d’étrangler sa deuxième ex- leur agence. Et, si la fratrie fonde l’année
femme. Là, c’est en pleine crise du suivante M&C Saatchi, Charles n’en sera
Covid-19 que le marchand d’art se fait plus qu’un actionnaire passif. Au mitan
remarquer par la mise en vente d’une des années 1990, d’autres aventures le
collection de ses pièces accumulées passionnent. Tombé sur de turbulents
dans une pure visée spéculative. poulains nommés Damien Hirst, Chris
Lucide quant à la faiblesse de ses Ofili ou Tracey Emin, il les propulse pour
chances de faire exploser les enchères, incarner le renouveau de la scène
Christie’s a ­d’ailleurs très discrètement anglaise. Saatchi leur trouve un nom de
annoncé ce déstockage, le quatrième guerre, les Young British Artists (YBA)
du genre, qui aura lieu en ligne du 12 et orchestre en 1997 l’exposition
CHARLES SAATCHI, GALERISTE au 28 mai. « Saatchi est has been »,
tranche, implacable, Georgina Adam, la
« Sensation » à la Royal Academy de
Londres. Celle-ci est montrée à Berlin, à
EN VOIE DE DISPERSION. sagace journaliste du Financial Times. New York. Le maire de la ville à l’époque,
Artistes, marchands et maisons de Rudolph Giuliani, voit rouge devant une
Ce collectionneur d’art fantasque vend vente se sont pourtant longtemps pros- œuvre de Chris Ofili représentant la
aux enchères et en ligne une partie de ternés aux pieds d’un homme qui avait
su fusionner l’art et la publicité. Voilà dix
Vierge parsemée de bouses d’éléphant.
Saatchi, lui, jubile : le scandale suscite
ses acquisitions. Mais l’aura du publicitaire ans, le collectionneur boulimique, ver- une fréquentation record, 300 000 visi-
britannique, longtemps acteur puissant satile et cynique pouvait faire et défaire
les carrières. Porté par le nouveau et
teurs au total. En décembre 1998, il
vend, déjà chez Christie’s, 130 œuvres
du marché de l’art, s’est étiolée. l’ailleurs, Saatchi a propulsé des artistes de ces artistes. Bingo : les YBA sont lan-
chinois, puis des créateurs indiens, dont cés. Leur cote ne cessera de grimper.
certains lui sont encore reconnaissants. En 2004, Saatchi cède un grand requin
Texte Roxana AZIMI Pas un pays ou un continent qui n’ait de Damien Hirst conservé dans du for-
échappé à sa curiosité. Avec la pandé- mol, pour une dizaine de millions de dol-
mie, cependant, les collectionneurs lars, au hedge-fundeur new-yorkais
n’ont pas la fibre acheteuse. Et les Steven Cohen. « Saatchi a décomplexé
experts n’attendent pas les collectionneurs, commente un mar-
un bonus « Saatchi ». Les estimations chand, qui préfère rester anonyme, mais
pour la centaine de pièces mises aussi les spéculateurs. »
en vente sont plus que raisonnables, L’homme, qui n’est pas à un paradoxe
de 1 150 à 17 260 euros. près, annonce pourtant en 2010 son
En d’autres temps, les commerciaux de souhait d’offrir au Royaume-Uni quelque
l’écurie de François Pinault auraient 200 œuvres estimées à 25 millions de
sans doute convoqué le storytelling du livres sterling (29 millions d’euros).
collectionneur atypique, né en 1943 à Si Charles Saatchi n’est pas du genre à
Bagdad. Publicitaire façon Mad Men, trembler, son empire, lui, ne se porte pas
Charles Saatchi a conçu, en 1979, avec au mieux. Installée en grande pompe
son frère, Maurice, la campagne victo- en 2008 dans un bâtiment néoclassique
rieuse de Margaret Thatcher et son slo- cossu du quartier de Chelsea, sa galerie
gan simple et efficace, le slogan connaît une chute de fréquentation.
– « Labour isn’t working » (« le Parti tra- En 2018, elle essuyait des pertes
vailliste ne fait pas le job »). Mais c’est – modestes, certes – de 24 764 livres
dans l’art que son sens de la communi- sterling (28 000 euros), quand en 2017
cation et du business s’épanouit. Ogre ses profits s’élevaient à 1,2 million de
instinctif, Saatchi s’entiche d’abord des livres sterling (1,3 million d’euros), selon
minimalistes américains, puis du pop art, le New York Times. En 2019, la décision
Ricky Vigil M/GC Images/Getty Images

avant d’absorber tout ce qui lui tombe de lui donner un statut de fondation
sous la main et de l’exposer aussitôt fut interprétée comme une manière
dans sa « gallery », un mini-centre d’art de sauver les meubles. Idem pour les
qu’il fonde en 1985. Saatchi achète, ventes commencées un an plus tôt
Charles Saatchi,
ici en 2018, Saatchi expose, Saatchi revend, sans chez Christie’s et qui, en 100 lots à
est l’initiateur états d’âme. Sa méthode ? Rafler la tota- chaque fois, ont engrangé entre
du mouvement lité de la production d’un artiste, ne lais- 460 000 et 805 000 euros. Aucune
des Young British
Artists à la fin ser que des miettes aux autres et n’a eu sur la cote des artistes l’effet
des années 1990. contrôler ainsi son marché. Le peintre multiplicateur des YBA.
UNE MINI-SÉRIE NETFLIX

RÉALISÉE PAR ALAN POUL ET DAMIEN CHAZELLE LAURÉAT D’UN OSCAR®


MUSIQUE DE GLEN BALLARD SCÉNARIO DE JACK THORNE
DISPONIBLE DÈS MAINTENANT
LA SEMAINE

DÉBAT DE SOIRÉE FAUT-IL SORTIR DE


CHEZ SOI LE 11 MAI ?
SI RIEN NE VIENT D’ICI LÀ CHANGER LES PLANS DU GOUVERNEMENT, LA
LEVÉE DU CONFINEMENT, PROGRESSIVE ET VARIABLE SELON LES RÉGIONS,
DEVRAIT DÉBUTER LUNDI. MAIS ALORS QUE S’APPROCHE LA DATE FATIDIQUE,
VOUS VOUS SENTEZ, COMMENT DIRE, PARTAGÉ… Texte Vanessa SCHNEIDER

LE CONTRE- LE CONTRE-
ARGUMENT ARGUMENT
LE CONTRE- ÉMOTIONNEL PRATIQUE
ARGUMENT Vous vous sentez bien Prendre les transports
RATIONNEL dans votre cocon. en commun sera un
L’épidémie est loin Cette « slow life » défi digne de « Koh-
d’être endiguée et, découverte avec le Lanta », les écoles
selon les études, confinement vous n’accueilleront, au
moins de 6 % de la convient. Vous vous mieux, vos enfants
population seulement êtes transformé en que la moitié du
auraient contracté top chef, vous êtes mis temps et vous ne
le Covid-19. Sans au yoga, vous avez le pourrez pas festoyer
­compter que mettre sentiment d’avoir fait avec vos amis dans les
la main sur un masque connaissance avec bars et les restau-
ou un test relève vos enfants et il vous rants. Pas question
encore de la science- reste des tonnes de non plus de les
fiction. Sans parler du choses à faire comme embrasser. Sans
fait que, si vous êtes réparer votre portail, oublier que vous
fragile ou en contact coudre des masques n’avez pas envie
avec des malades, pour la famille ou finir d’exhiber vos kilos
vous risquez de de ranger vos pla- de confinement ni la
retourner fissa en cards. Et puis vous coupe de cheveux
quarantaine. Autant n’êtes pas du tout prêt effectuée par votre
de raisons de rester à entendre de nou- conjoint qui, malgré
encore calfeutré chez veau la sonnerie de sa bonne volonté,
soi un certain temps. votre réveille-matin. n’est pas coiffeur.

L’ARGUMENT L’ARGUMENT L’ARGUMENT


RATIONNEL ÉMOTIONNEL PRATIQUE
Avec déjà dix millions Vous vous sentez Vous allez enfin
de salariés au chô- parfois si seul que pouvoir sortir de ce
mage partiel, un la perspective d’un satané périmètre de
déficit de la Sécurité rendez-vous chez le 1 kilomètre autour
sociale abyssal, une dentiste ou avec votre de chez vous et vous
économie quasi à conseiller bancaire déplacer sans attesta-
l’arrêt, les comptes en vous semble aussi tion. Pour les parents,
banque de nombreux excitante qu’une c’est aussi l’occasion
Français commencent balade en bord de mer de redevenir mono-
à se vider dangereu- au soleil ­couchant. tâche et d’arrêter la
sement, sans parler Même vos collègues triple journée télétra-
des caisses de l’État. vous manquent, c’est vail, corvées ména-
Retourner travailler dire. Vous en avez ras gères, professeur des
c’est pour beaucoup le le bol de parler aux écoles. Vous allez
seul espoir de sortir la murs et de dire bon- enfin pouvoir souffler
tête de l’eau et, pour jour de votre fenêtre à et vos gosses aussi, ils
certains écoliers, celui des voisins que vous en ont assez de vous
de ne pas décrocher. ne connaissez pas ? avoir sur le dos. Et
On vous l’a assez dit : Vous allez pouvoir vous serez contents
le télétravail et l’école revoir vos amis, vos de tous vous retrouver
à la maison ne sont parents, vos copains le soir après avoir vu
pas adaptés à tous ! d’école, le nirvana ! des gens de votre âge.
Texte Marc BEAUGÉ
EN MODE CONFINÉS LE PEIGNOIR EN ÉPONGE. Illustration Jean-Michel TIXIER
LA RÉSISTANCE AU COVID-19 PASSE D’ABORD PAR UNE ASSIGNATION À RÉSIDENCE.
ATTENTION, ­TOUTEFOIS, EN CES TEMPS INCERTAINS, NOUS RAPPELLE NOTRE
CHRONIQUEUR, DE NE PAS SACRIFIER L’ÉLÉGANCE LA PLUS ÉLÉMENTAIRE.

APRÈS PRESQUE DEUX MOIS DE CONFINE-


MENT, de gestes barrière et de distanciation sociale,
avons-nous, finalement, été rattrapé par le virus ?
Nous n’avons ni fièvre ni toux, nous ne ressentons
pas de fatigue particulière, n’éprouvons aucune
gêne respiratoire et avons même conservé
tout notre odorat. Mais un autre symptôme,
particulièrement notable, nous inquiète.
Si nous continuons à distinguer la saveur des ali-
ments, nous nous trimballons depuis plusieurs jours
dans une tenue trahissant, sans l’ombre d’un doute,
une perte totale du goût. Concrètement, la tenue
en question se constitue d’un slip et d’un peignoir-
éponge. Si le premier est noir et moulant, le second
est pâle et informe. Ramolli par les années et l’hu-
midité, ainsi que par un manque flagrant de lavages
en machine, il s’écrase lourdement sur nos épaules,
arrondissant une carrure déjà peu imposante.
Clandestinement rapporté d’un hôtel cossu il y a
quelques années, ce peignoir est désormais
notre compagnon exclusif de confinement. Mieux,
c’est devenu un complice, presque un ami. Il nous
épaule au quotidien, en nous permettant de stocker
dans ses deux grandes poches un téléphone,
une télécommande et divers en-cas. Jour et nuit,
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il nous pro-
cure un confort sans égal. En réalité, ce peignoir
est si agréable à porter que nous rechignons
désormais – comble de l’ironie – à prendre un bain
ou une douche par crainte de devoir l’enlever,
même quelques minutes.
Ce n’est pas tout. Le peignoir suscite chez nous de
nombreux fantasmes. Certains jours, enroulé dans
ce tissu-éponge légèrement humide, au discret
­parfum de moisissure, nous nous prenons pour ces
hommes des années 1930, pionniers dans le port
du peignoir qui fut longtemps réservé aux femmes
et à la nuit. D’autre fois, nous nous sentons comme
le rappeur Big Daddy Kane, en peignoir à imprimé
sur la pochette du mythique Daddy’s Home, ou
comme The Dude, et son peignoir marron, glandeur
ultime du film The Big Lebowski des frères Coen.
Surtout, sagement assis sur la chaise de notre cui-
sine, nous imaginons régulièrement que cet inter-
minable confinement n’est en réalité qu’une brève
attente avant notre massage drainant ; qu’un
employé de la thalassothérapie arrivera sous peu,
en nous proposant de le suivre jusqu’à la cabine 22,
et nous demandera d’enfiler, pour la séance, le
fameux slip jetable… Finalement, c’est assez
agréable de ne plus avoir de goût.

25
LA SEMAINE

LE CONFINEMENT AURA CONVERTI scénaristes et acteurs avaient déjà échoué à Soderbergh, Bubble, n’est plus taboue. » Une
LES PLUS RÉFRACTAIRES AUX PLATEFORMES obtenir un pourcentage des ventes vidéo (…). concomitance impossible dans l’Hexagone,
DE VIDÉO À LA DEMANDE. À commencer par Les guildes des scénaristes et des acteurs où la VOD, qui reste un marché de niche,
l­’Académie des Oscars. Prenant acte de n’ont pas l’intention de commettre de nouveau gagne néanmoins du terrain. « Alors que la
la ­fermeture des cinémas aux États-Unis, cette erreur. » Ils trouveront finalement un vente des DVD en France enregistre une
comme dans de nombreux pays, et sans compromis, obtenant 1,2 % des recettes baisse significative, la vidéo à la demande
calendrier de réouverture précis, elle a décidé générées sur le Web et en VOD. (VOD) affiche une santé qui pourrait rapide-
d’autoriser à concourir des films sortis direc- Dans un premier temps, hors des États-Unis, ment devenir insolente », relève le
tement en VOD. Une mesure qui ne devrait la VOD peine à décoller, concurrencée par 31 mai 2007 Jean-Jacques Larrochelle, citant
être que temporaire, tout comme celle en le visionnage illégal des œuvres sur Internet. une étude selon laquelle « le potentiel du
France du Centre national du cinéma (CNC) Mais, au milieu des années 2000, des développement de la VOD en France est lar-
qui a assoupli la sacro-sainte chronologie des Européens commencent à se laisser séduire, gement sous-évalué, alors qu’il devrait
médias. Certaines œuvres sorties juste avant « au point de faire trembler les télévisions atteindre 500 millions d’euros à l’horizon 2012
le confinement sont déjà visibles en VOD et qui diffusent des programmes “linéaires” », (soit plus du double du chiffre d’affaires actuel
d’autres seront distribuées directement en souligne Nicole Vulser, le 6 avril 2006. « Entre de la location de DVD). » Mais les experts ne
ligne. Habituellement, la diffusion d’un long- 2000 et 2005, l’offre de VOD a été multipliée sont pas toujours visionnaires : « l’institut
métrage est interdite en DVD ou en VOD par dix en Europe, où plus de 2 000 films sont Forrester Research a lancé il y a quelque
­pendant les quatre mois qui suivent son d’ores et déjà disponibles (…). L’état du marché temps un pavé dans la mare en affirmant que
exploitation en salle. varie fortement d’un pays à l’autre, poursuit la le marché de la VOD payante atteindrait son
L’acronyme apparaît dans Le Monde le journaliste. Le Royaume-Uni a longtemps fait apogée en 2007, et qu’il connaîtrait un lent
16 avril 2001 à l’occasion d’un bras de fer office de pionnier, mais la France a rattrapé déclin au profit des services gratuits, financés
entre les syndicats d’acteurs et de scénaristes son retard et propose désormais l’offre la plus par la publicité », relève Le Monde le 22 sep-
américains et les majors, les grandes sociétés riche (plus de 700 films). » Un chiffre qui fait tembre 2007. C’était compter sans un nou-
de production. En matière de consommation aujourd’hui sourire quand le catalogue de veau venu, Netflix. La firme, qui vendait au
des films à domicile, c’est encore le règne du Netflix compte à lui seul plusieurs milliers de départ des DVD en ligne aux États-Unis, ne va
DVD, mais le développement des connexions films et séries… Mais, en Europe, il n’est alors pas tarder à bouleverser le paysage audiovi-
Internet à haut débit laisse déjà imaginer pas encore question du trouble-fête de suel. « Pour les câblo-opérateurs américains,
la révolution à venir. « La menace d’une grève Cupertino. Ce qui n’empêche pas les acteurs le diable a pour noms Hulu et surtout Netflix, le
des acteurs et des scénaristes à Hollywood du secteur de se bousculer. « Canal+, TF1, M6, numéro un de la location de films en ligne,
fait resurgir de manière inattendue, et urgente, Arte, TPS en France, la chaîne Première en avec 25,6 millions d’utilisateurs, écrit le
la question de la diffusion des films sur Allemagne, la RAI italienne, BSkyB outre- 17 août 2011 Guy Dutheil, alors chargé des
Internet, écrit Samuel Blumenfeld. L’arrivée Manche… Ils devront compter avec la concur- médias. Ils ont déjà commencé à réagir. En
prochaine de la VOD (video on demand, dont rence des grands opérateurs de télécommuni- janvier, Comcast a pris 51 % du capital du
l’équivalent télévisé serait le pay per view cation, des fournisseurs d’accès à Internet ­studio NBC Universal. Autant pour alimenter
– “paiement à la séance”, soit la perspective (AOL…), des moteurs de recherche et portails ses réseaux en films que pour en priver Netflix.
de voir chez soi, via Internet, n’importe quel (Google, MSN…), des industriels de l’électro- Car c’est notamment sur le contrôle des droits
film) est devenue un objet de litige. Personne nique grand public et de l’informatique (Apple, de diffusion des films et des séries que la
ne veut passer à côté de cette manne poten- Samsung, Sony…), des distributeurs de biens bataille va se jouer. » On est en plein dedans.
tielle. » « Les profits issus des nouvelles tech- culturels (Fnac, Virgin, Amazon…) ou des Moins de six ans après son arrivée en France
nologies se trouvent au centre des négocia- spécialistes de la location vidéo et en plein confinement, Netflix vient de
tions », souligne le journaliste, grand (Blockbuster…). » Et déjà Nicole Vulser décrocher auprès de MK2 les droits de
spécialiste d’Hollywood qui rappelle : « Lors remarque que, « aux États-Unis, la sortie ­diffusion de douze films signés Truffaut.
de leur précédente grève en mars 1985, ­simultanée du film en salle, en DVD et en VOD,

VOD
menée contre les producteurs et les réseaux, comme celle, fin janvier, du film de Steven Texte Agnès GAUTHERON

LE 16 AVRIL 2001, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT


LE MAGAZINE

Tous les visuels


sont tirés du jeu
Animal Crossing:
New Horizons.

“Animal Crossing”, les îles de la tentation.


DANS L’ESPRIT DE MILLIONS DE JOUEURS, IL RESTERA SANS DOUTE INDISSOCIABLE DE LA PANDÉMIE
DUE AU CORONAVIRUS. DEPUIS SON LANCEMENT MONDIAL, PAR NINTENDO LE 20 MARS, “NEW HORIZONS”,
LE NOUVEAU VOLET DE LA SÉRIE “ANIMAL CROSSING”, CONNAÎT L’UN DES MEILLEURS DÉMARRAGES
DE L’HISTOIRE DU JEU VIDÉO. CAR, SUR UNE PLANÈTE CONFINÉE, CETTE VIE QUOTIDIENNE DE SUBSTITUTION
DANS UN UNIVERS COLORÉ ET ENFANTIN OFFRE UN PARFAIT REMPART À L’ENNUI ET À L’ANGOISSE.
Nintendo 2020

L’ENGOUEMENT EST TEL QUE BEAUCOUP FONT MÊME ENTRER DU RÉEL DANS LE VIRTUEL. POUR
LE MEILLEUR : VISITES CULTURELLES, FESTIVALS… ET POUR LE PIRE : LORSQUE LE PRIX DU NAVET
DEVIENT L’OBJET D’UNE INCROYABLE SPÉCULATION FINANCIÈRE. Texte Corentin LAMY — Images Camille DURAND

27
De haut en bas, lors d’une
visite guidée qu’organise, par
l’intermédiaire de Skype,
Léo Tessier (avec le chapeau
de cow-boy), médiateur
scientifique du Muséum
d’Angers, sur le musée
qu’il a créé sur son île.
L’échange de navets permet
de gagner les fameuses
clochettes qui permettent
d’acheter de quoi enrichir son
univers. Hélas, la spéculation
sur ce légume a quelque peu
perverti le jeu…
L’avatar de notre graphiste,
adepte du jeu, en compagnie
de deux amis.

28
LE M AG A ZINE

U N M O I S ET D E M I S ’ E ST pourrait avoir réalisé le meilleur démarrage de l’histoire d’un média (le jeu vidéo)
ÉCOULÉ DEPUIS LA SORTIE qui approche tout de même de son demi-siècle.
D U J E U V I D É O Animal Gaetan a 20 ans, et de longs cheveux – bruns dans la réalité, roses dans le jeu. Il vit
Crossing: New Horizons, le confiné près de Nancy, dans son logement étudiant de 9 mètres carrés, dont il sort
20 mars. Un mois et demi une fois tous les quinze jours « uniquement pour les achats essentiels ». « Sinon je me
que des millions de contente d’être à ma fenêtre. » Ses amis ou sa famille lui manquent, mais il tient bon :
joueurs ont mis un pied « J’arrive à garder le moral. » Il s’occupe, en jouant de la guitare, en regardant des
sur la petite île déserte qui films, des séries… et donc aussi en jouant à Animal Crossing. Résultat : 535 heures
leur est attribuée en début de jeu, en un peu plus d’un mois. Le jeune homme a, tous les jours, la même rou-
de partie. Un mois et demi tine : « Je me balade pour regarder si mes fleurs ont poussé, je ramasse les fossiles et
qu’ils coupent du bois, arrosent des plantes, pêchent des poissons. les branches… » Après quoi vient l’heure de faire expertiser les fossiles auprès de
Un mois et demi de jeu, et un mois et demi de confinement aussi. Thibou, la chouette à nœud papillon qui gère le musée de son île. Avec Animal
Fatalement, cela laisse du temps. Chez moi aussi, le souvenir de l’île Crossing, on est très loin des effets pyrotechniques du jeu de guerre Call of Duty :
déserte (que j’ai baptisée « Plouf ») est déjà lointain. Désormais, je c’est d’abord un jeu qui reproduit le quotidien et se déroule en temps réel. Un jeu
me trouve à la tête d’une véritable petite communauté, peuplée de qui est ce qu’on en fait. Pour les plus productivistes, ce sera d’abord une course à la
pingouins gouailleurs, d’ours mythomanes et d’hippopotames clochette, la monnaie locale, dans le but de financer la maison la plus grande, de
fashionistas. Quelque chose qui tient autant du réseau social virtuel décorer l’île la plus éblouissante. Mais on peut très bien trouver son bonheur en
que de l’aquarium, ou plutôt du jardin japonais. De cette tentative s’employant activement à paresser. On peut y passer des heures au bord d’une
de capturer en miniature l’illusion de la nature – ou ici, d’une société. rivière, à taquiner le goujon, ou à écrire des courriers à ses amis en n’oubliant pas
Sur mon île, il y a désormais un petit supermarché où je passe de glisser dans l’enveloppe un petit cadeau, qu’il s’agisse d’un joli papier peint ou
chaque matin saluer les vendeurs et m’enquérir du prix du navet – la d’une table de billard qui ira très bien dans leur salon.
marchandise star du jeu – et parfois faire une folie en m’achetant un Elle s’appelle peut-être Léa ou Manon, mais, comme tout le monde sur Internet,
meuble. Il y a aussi une boutique de vêtements, un camping et, sur- elle a un pseudonyme : Shinju, 18 ans. Je fais sa connaissance sur Discord, un logiciel
tout, un magnifique musée, le joyau de Plouf. Et puis, il y a ma mai- de discussion apprécié des gameurs. Le confinement, pour elle, c’est d’abord de
son. Mon manoir, presque. Il y a un mois et demi, c’était une tente. ­l’angoisse. « Je me sens impuissante face à tout ce qui se passe, et parfois il est un peu
Aujourd’hui, à force d’emprunts remboursés, c’est une merveilleuse dur de relativiser. » Elle vit chez ses parents, les fenêtres grandes ouvertes, pour
demeure de quatre pièces et une cave, où se télescopent autant mes mieux oublier que la porte est fermée. Loin de sa Sorbonne, cette étudiante de
amours pour la déco cosy et les bibelots idiots que celui pour l’œuvre première année de lettres modernes suit des cours à distance, sans trop savoir ce
de David Bowie, dont j’ai accroché des reproductions ­d’albums aux que la fin de l’année lui réserve. « Je me suis fait un programme de révision, je dois
murs. Un endroit qui me ressemble, en somme. m’y tenir afin de ne pas relâcher les études pendant cette dure période. » Elle est, aussi,
Il en va des jeux vidéo comme de la musique ou des parfums : modératrice sur Animal Crossing Wiki, incontournable déclinaison de Wikipédia
certains sont promis à devenir de redoutables catalyseurs de intégralement consacrée à la série de Nintendo. « Aider les gens, donner des infor-
­souvenirs. Prenons les paris : pour les décennies à venir, Animal mations précieuses sur leur jeu préféré, c’est gratifiant ! », se félicite la jeune femme,
Crossing: New Horizons restera indissociable, dans l’esprit de mil- ou plutôt son avatar aux couettes rousses. « J’aide aussi mes parents à cuisiner, et
lions de gens, de la pandémie due au coronavirus. Qu’ils auront ensuite je joue à Animal Crossing tout le reste de la journée. » Pour elle, ce jeu,
vécu chacun depuis chez eux, mais, malgré tout, ensemble. Il est 275 heures au compteur, c’est une façon de garder à l’esprit un but, un projet. « Créer
envisageable que vous ne fassiez pas (encore ?) partie de ces mil- un espace jardin, aménager ma maison… Cela me permet de m’évader pendant
lions de personnes : dans le doute, faisons le point. Animal Crossing quelques heures. » Cela lui permet aussi de retrouver son petit ami, qui vit à
est une série de jeux vidéo de « simulation de vie » qui existe Bordeaux : séparés par le confinement, ils se retrouvent au sein du jeu, s’invitant
depuis 2001. Longtemps, elle est restée une curiosité dans le cata- tour à tour sur leur île respective. New Horizons permet ainsi de se retrouver jusqu’à
logue de son éditeur, le japonais Nintendo, plus connu du grand huit personnes connectées simultanément.
public pour ses Super Mario et autre Pokémon. Même les très beaux Il est donc possible, dans Animal Crossing, de partir à la rencontre d’inconnus. Il
succès des épisodes Wild World (en 2005) et New Leaf (en 2012) faut juste être bien préparé : Nintendo est une marque familiale, très prudente
n’annonçaient pas le raz de marée provoqué il y a quelques quand il s’agit de mettre en contact des joueurs entre eux. Ainsi, impossible de se
semaines par New Horizons alors que la France entrait dans sa qua- rendre sur l’île de quelqu’un si on n’y a pas été invité par l’intermédiaire d’un code
trième journée de confinement. Dans les boutiques japonaises, le d’accès : c’est ce que je décide de faire, en postant une invitation sur un site public.
nouvel Animal Crossing, disponible sur la console Switch (et vendu À peine le temps d’enfiler une jolie veste et d’installer un banc près de l’oranger à
60 euros en France), réalise des scores phénoménaux, entrant dans l’entrée du village de mon île, que Sadie et
le top 10 des meilleurs démarrages de l’histoire du jeu vidéo avec Matt débarquent. Sadie est canadienne et
près de deux millions d’exemplaires vendus en trois jours. Dans les très ennuyée par le confinement. Elle joue
enseignes américaines, ce jeu pourtant excessivement nippon réus- à Animal Crossing pour passer le temps.
2020 Nintendo

sit le troisième meilleur lancement de l’histoire des jeux Nintendo. Matt, qui travaille dans la communication,
Les chiffres exacts de ventes n’ont pas été communiqués, mais les est français, mais il a habité un an au
analystes avancent prudemment cette hypothèse : Animal Crossing Québec. Entre les deux, la
conversation s’engage rapidement, au point que
j’ai presque du mal à me faire entendre. Il faut dire que
“Je joue quand je veux
rien, et surtout pas les écoles de journalisme, ne pré- me relaxer et pour oublier
pare à utiliser le système de ­d ialogue d’Animal
Crossing : on ne peut s’y exprimer qu’en tapotant des
un peu le monde. Mon aîné
phrases courtes de trois ou quatre mots. Pour Matt, le de 10 ans pourrait jouer, mais
succès de New Horizons ne ­s’explique pas seulement
par la nostalgie du public qui a grandi avec les épi-
ça ne l’intéresse pas, il préfère
sodes précédents. « C’est [grâce à la pandémie due au ‘Minecraft’ ou ‘Pokémon’.
coronavirus] que le jeu marche aussi bien, analyse-t-il
doctement, derrière les grandes lunettes rondes de
De toute façon, je ne voudrais
son avatar. J’ai une “morning routine” sur Animal pas qu’il parle à des inconnus.”
Crossing, c’est important d’avoir des habitudes. » Avant
de changer de sujet et de demander son âge à sa coin-
Angelina, Australienne de 39 ans
terviewée. Elle a 21 ans. « C’est m­ arrant, parce qu’Ani-
mal Crossing est considéré comme un jeu pour enfants,
mais je ne rencontre que des adultes », commente Matt.
Ce n’est pas Angelina, 39 ans et deux fois maman, qui la
contredira. Angelina est arrivée sur mon île un peu par
hasard, pour faire du shopping, sans comprendre tout de
suite qu’un journaliste lui a tendu une embuscade. « C’est à moi que vous posez des ont mis en scène une manifestation de « gilets jaunes » au cri de
questions ? » Elle prend place à son tour sur le banc. « Je joue quand je veux me relaxer « Macron démission », lance-pierre à la main. À 120 kilomètres d’An-
et pour oublier un peu le monde, pendant quelques instants, raconte cette Australienne. gers, Hélène Beuchée, 28 ans, entreprend elle aussi de faire entrer un
Mon aîné de 10 ans pourrait jouer, mais ça ne l’intéresse pas, il préfère Minecraft ou peu de sa réalité d’avant dans le monde virtuel. Hélène est au chô-
Pokémon. De toute façon, je ne voudrais pas qu’il parle à des inconnus. » Plus loin, Alex, mage partiel. Elle a travaillé sept ans dans des magasins de jeux vidéo
un Espagnol de 13 printemps, répond par de lapidaires « oui » ou « non » à nos questions et est bénévole de longue date au Stunfest, le festival rennais du jeu
en anglais, tandis qu’il court d’arbre en arbre pour compléter sa collection de fruits. vidéo. Animal Crossing, c’est sa joie : « Clairement, il est tombé à pic. Il
remplit bien mes journées et il permet de faire du lien avec d’autres

MERCREDI
8 avril. La France est entrée dans sa qua- joueurs sur Internet. Et je suis zen ! » Le confinement, de son propre
trième semaine de confinement. Le pays aveu, elle ne l’a pas vu passer. « Je le vis très bien, je le passe avec mon
entier est bloqué, fermé, à deux doigts de compagnon dans notre appartement et on est tous les deux joueurs :
la crise de claustrophobie. Je tombe, sur on ne s’ennuie jamais. » Pour elle, pas besoin de s’évader : son balcon
Twitter, sur une petite annonce qui m’intrigue : « Visite guidée du Muséum d’Angers sur parc boisé, sa supérette et le fait de savoir qu’aucun de ses
sur Animal Crossing: New Horizons. Si l’expérience vous tente, inscrivez-vous par proches n’est touché par le coronavirus suffisent à son bonheur.
e-mail. » Forcément, je m’inscris. Quelques heures plus tard, après un bref échange Connecté en permanence par le biais d’Internet avec leurs amis, le
d’e-mails avec Léo Tessier, médiateur scientifique du Muséum d’Angers, me voilà couple discute et joue toute la journée. Seule ombre au tableau :
arrivé sur le ponton de son île, aux côtés d’une demi-douzaine d’autres visiteurs. Un l’annonce, le 19 mars, de l’annulation de l’édition 2020 du Stunfest.
chapeau de cow-boy vissé sur le crâne, des jumelles autour du cou, Léo, 27 ans, Hélène s’est alors mise à travailler sept à huit heures par jour sur ce
cultive un petit look Indiana Jones. Comme tous les joueurs, il a, sur son île, un qu’elle appelle son « petit projet » : en réalité, un travail de reconstitu-
musée réservé à la collecte (et à l’exposition) des poissons qu’il pêche, des insectes tion virtuelle maniaque de l’ensemble des éditions du festival. « Mon
qu’il capture et des fossiles qu’il déterre. Il y a amassé quelques fossiles de T. Rex, “Stunfest” comprend six salles représentant chacune un aspect du fes-
un demi-squelette de brachiosaure, de jolis papillons et une araignée rare. Pour les tival et de son histoire. » Elle énumère : « Il y a un hall avec des bornes
sept visiteurs, la visite guidée de ce musée pourtant virtuel a un parfum d’interdit, d’arcades, une grande scène pour les finales, une salle de concerts… et
comme un déconfinement avant l’heure. C’est presque un espace extérieur avec des galettes-saucisse et des transats, bien sûr. »
avec malice qu’on se bouscule joyeusement pour obser- Un travail de fourmi – Hélène a passé un temps fou à dessiner cer-
ver de plus près un impressionnant papillon de nuit. Les tains meubles – rendu possible par l’aide de ses amis avec qui elle fait
distances de sécurité ne sont plus que de lointains sou- du troc, mais aussi de développeurs de jeux vidéo lui ayant dessiné
venirs : de toute façon, c’est par la messagerie en ligne des bannières décoratives. « Son » Stunfest ouvrira ses portes le
Skype que Léo fait son exposé. « Mon métier, c’est d’ac- 15 mai, comme aurait dû le faire le « vrai ».
cueillir le public pour des visites guidées au Muséum Animal Crossing est un tel miroir des mondes perdus par les confinés
d’Angers, explique-t-il au téléphone. Et mon but, c’est de qu’il en reproduit aussi, forcément, certains vices. Oh, pas de
continuer à faire vivre le musée [malgré la fermeture]. » panique, il n’y a pas mort d’homme : juste de la spéculation sur le
Des visites qui, dit-il, l’ont aidé à retrouver le moral, navet. C’est un rituel immuable des joueurs : acheter ledit légume
alors que les premières semaines de confinement à Porcelette, un petit marcassin femelle de passage sur l’île tous
l’avaient déprimé. « Je n’ai pas à me plaindre, se justifie- les dimanches matin… et ensuite passer sa semaine à essayer de
t-il pourtant. Je vis à la campagne, à 30 kilomètres d’An- revendre son stock. Car le prix des navets évolue, tous les jours, deux
gers, avec mes quatre colocataires. C’est un luxe d’avoir fois dans la journée : il grimpe doucement, s’affole, redescend,
accès à un grand jardin, avec un potager, des poules, des ­s’effondre. L’opération est tentante, pour celui qui voudrait rembour-
coteaux sur lesquels pousse la vigne… » Léo organise ser plus rapidement le prêt contracté pour construire ou améliorer
désormais des visites de deux heures dans son musée sa maison. Mais c’est aussi une prise de risque, peut-être la seule
virtuel, tous les mercredis et tous les samedis. « On est un peu dépassés, admet-il. dans cet univers zen. Alors, les joueurs prudents se sont organisés.
C’est complet pour les trois prochaines semaines. » Et il est bien décidé à poursuivre Et ont commencé à se refiler les bons plans, ceux qui permettent de
­l’expérience, même après le 11 mai. multiplier sa mise par cinq ou six. Sur les réseaux sociaux s’échangent
Des initiatives de ce genre, brouillant la frontière entre Animal Crossing et la réalité, ainsi les « dodo codes », les fameuses invitations qui permettent de
il y en a mille. À Hongkong, des militants pro-démocratie se servent ainsi du jeu voyager d’île en île. Or, en quelques secondes, un code échangé sur
comme d’une plateforme militante et artistique. En France, huit joueurs facétieux Internet peut se retrouver partout sur la Toile : c’est l’embouteillage,
LE M AG A ZINE

la foire aux bugs et, ultimement, le plantage. « Un ami avait trouvé
une île sur Twitter où les navets se vendaient à un très bon prix, se
rappelle le développeur américain et créateur de podcasts Matthew
Jakubowski, alias Jaku, 34 ans. Il m’a envoyé le dodo code pour m’y
connecter : quarante minutes après j’enchaînais encore les messages
d’erreur. » Ça a fait « tilt » dans la tête de Jaku, qui a déjà travaillé
quatre ans plus tôt avec d’autres développeurs sur un système de file
d’attente pour le jeu Super Mario Maker. Le genre de service qui leur
vaut la fidélité d’une petite communauté et des revenus (réels cette
fois) de 1 000 dollars par mois (900 euros environ). « Je savais qu’avec
notre expérience on pouvait concevoir quelque chose qui faciliterait la vie des joueurs »,
me raconte-t-il. Ce « quelque chose » devient le site Turnip Exchange (« échange de
navets »), un panneau virtuel où les habitants d’îles qui pratiquent des prix intéressants
peuvent laisser des petites annonces. Ceux cherchant à vendre s’y inscrivent et sont
mis en attente. Quand une place se libère, ils reçoivent le dodo code de l’île en question,
leur permettant de s’envoler tranquillement pour la terre promise. Turnip Exchange
est gratuit, mais aussi bien pensé qu’un site professionnel. Illustrateur exilé à Taïwan,
au chômage technique depuis le début des manifestations prodémocratie à Hongkong,
Julian a réalisé des affaires fabuleuses (« J’ai déjà vendu des navets pour 685 clochettes »).
Mais lui se sert surtout de Turnip Exchange pour repérer des meubles. Il s’en inspire
ensuite pour s’adonner à son hobby : réaliser des « fan arts », des illustrations inspirées
d’Animal Crossing. « Ça me réconforte, confie-t-il. Et, si tu évites les longues queues, c’est
un bon moyen de rencontrer des gens. » Bien sûr, puisqu’il y a de grosses quantités de
clochettes en jeu, des règles, implicites ou explicites, se mettent en place. Certains, dont
votre serviteur, laissaient en remerciement un petit pourboire à leur hôte ou un cadeau.
Mais, avec le temps, les annonces ont commencé à se faire moins aimables. Les appren-
tis spéculateurs sont sommés de faire leur transaction au plus vite et de repartir aussi
sec. Surtout, le pourboire est devenu une sorte de ticket d’entrée et son prix s’est
envolé, les hôtes réclamant parfois des millions de clochettes…
Ce phénomène ne fait pas rire du tout Arthur, qu’on croise sur Discord et se pré-
sente comme « simple joueur ». « L’expérience Animal Crossing, à la base, c’était de
relier les familles ou des amis au travers d’une activité commune. Avec ce genre de
site, on est dans un rapport totalement utilitaire : personne ne se souviendra être venu
sur l’île d’un inconnu juste pour vendre des navets. » Pendant ce temps, Turnip
Exchange s’emballe. En quelques jours, les revenus (bien réels ceux-là) des créateurs
atteignent les 10 000 dollars. Leur astuce : ils vendent des coupe-file, qui permettent
de ne pas attendre deux, trois heures, parfois davantage, pour accéder à l’île de leur
choix. Les débordements sont tels que Le Perchoir, la principale communauté fran-
cophone autour de la série Animal Crossing, a interdit à ses membres de demander
des pourboires lors des transactions de navets. Guillaume est cofondateur du
Perchoir. Il a 19 ans et joue à Animal Crossing depuis presque autant d’années. « J’ai
un lien profond avec ce jeu depuis toujours, explique celui qui se fait appeler
“Majhinell” en ligne. Chaque jour amène son lot de nouveautés, c’est le jeu parfait
pour survivre émotionnellement en période de confinement, pour fuir la réalité. »
Alors, pour lui, cette marchandisation des navets a perverti quelque chose qui tient
de l’intime. Un jour, il a même surpris un utilisateur en train d’essayer de revendre
non pas des navets mais un de ses villageois… en échange de mois d’abonnement
au Nintendo Switch Online, un service qui a, pour le coup, une véritable valeur
pécuniaire. C’est la goutte d’eau. « Si vous ramenez les pires travers de la société
capitaliste sur Animal Crossing, vous finirez par tout détruire et tout déna­turer »,
m’explique-t-il pour justifier sa décision. Contre toute attente, la mesure, radicale,
a été applaudie au sein de la communauté.
Je retrouve Gaetan : l’étudiant nancéien est lui aussi membre du Perchoir. Il y a
De haut en bas, quelques jours, il a eu la surprise de découvrir sur son île un excellent taux
Gaetan, 20 ans, confiné dans son de 509 clochettes pour un navet, de quoi multiplier sa mise par cinq. Mais,
logement étudiant près de Nancy,
535 heures de jeu au compteur.
plutôt que d’en monétiser l’accès, cet étudiant en réorientation dans le
Faute de Stunfest cette année, Hélène domaine de la puériculture a ouvert les portes de son île pendant près de
Beuchée, bénévole pour ce festival dix heures, accueillant gratuitement plus de cent visiteurs. « La monétisa-
rennais du jeu vidéo, ouvrira
virtuellement le sien le 15 mai.
tion du moindre service est devenue extrême. Je comprends que les gens
Matt et Sadie, de passage sur l’île Plouf veuillent faire payer, mais on en est arrivé à un point où certains abusent,
de notre journaliste. au point de perdre le côté communautaire du jeu », regrette-t-il. Est-ce
Matthew Jakubowski a développé Turnip
Exchange, une plateforme utilisée par les parce qu’il refuse que ce nouveau monde singe les travers du nôtre ?
vendeurs de navets, qui lui rapporte des Gaetan fait en tout cas penser à ceux qui voient la fin du confinement
2020 Nintendo

revenus réels de 10 000 dollars par mois. comme l’opportunité d’un possible « monde d’après », débarrassé des sco-
ries de celui d’avant. « J’ai toujours aimé offrir et aider, alors ouvrir mes
portes bénévolement me satisfait encore plus que d’habitude. »

31
LA LONGUE
LE M AG A ZINE

C’est un haut lieu de Mende,


la préfecture de Lozère.
Mariages, réunions de

NUIT DE
notables, étape du Tour…
Toutes les grandes occasions
mènent à L’hôtel de France.
Mais, depuis le 12 mars,

L’HÔTEL
comme tous les
Texte Ariane CHEMIN
Photos Sandra MEHL
établissements du pays,
le lieu est pétrifié. Ses
chambres désertées. Et
son propriétaire angoissé.

DE FRANCE.
L’allégorie d’une économie
suspendue qui se laisse
explorer dans la pénombre
de couloirs abandonnés.
TRAVERSÉE DE MENDE SOUS LA PLUIE, juste
avant 20 heures. Pas une âme vivante dans les
rues de la préfecture de Lozère. Rien ni personne
ne circule, pas même le coronavirus. Sur le bord
de la nationale 88, en direction de Millau, une
enseigne indique : « Hôtel de France. Garage,
­parking, Canal+ ». Ça sonne comme une carte pos-
tale Yvon, la promesse d’une France d’avant les
crises. Une lourde grille à fleurs de lys bâille sur une
cour de pierres blanches, pas vraiment ouverte, pas
fermée non plus. Bonsoir, il y a quelqu’un ?
« Non. Enfin, oui. » Luc Boudon, le propriétaire de
l’hôtel, se tient derrière le comptoir de l’accueil. Il
n’a pas pensé à allumer les lumières et sourit tris-
tement comme Jean Gabin dans Un singe en hiver,
L’Hôtel de France, en plus jeune et plus brun. Il n’a pas eu besoin de
à Mende sortir son planning : depuis deux mois, le grand
(Lozère).
cahier n’accueille que les longs traits de Bic qui
biffent et enterrent toute une saison de réserva-
tions. « Choisissez. Toutes les chambres sont libres. »
Derrière lui, le tableau rempli de clés raconte le
désastre comme un dessin sans légende. Dans le
clair-obscur, on a vu ses yeux s’embuer.
Il n’était pas du tout prévu de poser si longtemps
son sac dans la chambre 8 de l’Hôtel de France.
Tout le monde n’est pas Simenon, qui aimait tant
se confiner dans des chambres inconnues avec
ses pipes et ses obsessions, laissant le monde
venir à lui. Mais Luc Boudon semble si perdu,
avec ses crises d’angoisse, ses insomnies, ses
8 kilos en moins depuis le début du grand coma
du confinement… Dans l’enfilade des couloirs
dépeuplés, l’hôtel se fait allégorie d’une France à
l’arrêt. Chaque chambre vide incarne la détresse
d’une profession et invite à explorer de près une
économie en relâche.
« D’habitude, il y a 23 personnes qui travaillent
ici », glisse Luc Boudon avant de s’éclipser.
Officières préposées à la vaisselle, chefs de rang et
apprentis sont aujourd’hui en chômage partiel,
comme les trois gouvernantes (portugaises).

33
LE M AG A ZINE

On n’a pas tous les jours le privilège de dor-


mir dans un hôtel abandonné. Tout est en place
mais la vie a disparu. Personne pour s’asseoir sur
les chaises en rotin de la salle à manger, plus de
feu dans la cheminée. Avant le « grand service »,
ça sentait les fonds de sauce, l’ail et les jus de
viande ; aujourd’hui ça ne sent plus rien, sauf
peut-être un fumet de chagrin.
La nuit, la cuisine ressemble à une salle d’hôpital
où trônerait un lit de réanimation – le piano du
chef. Écumoires et salamandre somnolent le long
des murs carrelés. La chambre froide est réglée à
4 degrés : dans le vide ambiant, cela peut ressem-
bler à un décor de film gore. Plus loin, sur le bar,
trois cents verres sur leur pied sont comme une
armée au garde-à-vous attendant la « drôle de
guerre », un Covid qui ne vient pas. Avec un seul
mort à déplorer début mai, La Lozère est le
département le plus épargné par l’épidémie. Elle
piaffe, mais reste solidaire.
Pourquoi, alors que les portes ont été laissées
ouvertes, a-t-on l’impression de violer une inti-
mité ? Les édredons sont pliés en quatre au pied
du lit, sans housse. Lavabos et baignoires
attendent leurs savons, leurs gels douches et leurs
shampooings. L’hôtellerie a une expression pour
désigner une pièce propre, mais sans draps ni ser-
viettes : non pas une « chambre blanche », comme
on dit quand elle est prête, mais une chambre « à
l’arrêt ». L’hôtel de France est à l’arrêt.
« Le plus dur, c’est le silence », dit le patron du
« France », pull camionneur et coupe en brosse,
joues roses qui rajeunissent ses 53 ans. « Les pre-
miers jours, ça m’a fait pleurer. Ici, on reste ouvert
toute l’année, le restaurant était toujours plein et
bruyant. Le chaos, on peut s’en remettre. Mais le
silence… » Durant ses rares heures perdues, Luc
Boudon suit des cours de guitare classique. Sur son
bureau traînent des partitions de l’Espagnol
Fernando Sor. Drôle de musique de chambre. « La
pause, la demi-pause, les soupirs, c’est indispensable
en musique. Mais, là, c’est la mélancolie d’années
qu’on ne retrouvera peut-être jamais. »

TOUS
les notables et
hobereaux du pays
ont leurs habi-
tudes au « France ».
La dynamique préfète, en talons et jeans slim, le
maire et ses adjoints, les notaires et la présidente
du département… Le conseil de l’ordre des méde-
cins s’y réunit chaque premier mardi du mois,
puis reste trinquer, dîner et digérer. « Je suis un
hôtel de préfecture », dit Luc Boudon. C’est la table
des gloires locales, telles la famille Bringer, les
propriétaires de l’Hyper U Cœur Lozère, l’un des
plus gros de France, celle des touristes et des
étrangers qui traversent la France l’été : l’hôtel a
deux maisons rouges au Michelin.
De petits banquets célèbrent des fiançailles, des
baptêmes et des repas de communion. Il y a un an,
c’est ici que l’évêque de Mende, Mgr Bertrand,
ancien pharmacien des hôpitaux et petit homme
rond aux lèvres gourmandes, a fêté son ordina-
tion. Certaines chambres sont assignées. Deux
soirs par semaine, on peut croiser la silhouette

34
gracieuse de « madame Dumas », seule dermato-
logue du département, qui, de Montpellier, vient
“LE PLUS DUR, C’EST LE SILENCE. LES PREMIERS JOURS,
donner ses consultations à Marvejols, à trente ÇA M’A FAIT PLEURER. ICI, ON RESTE OUVERT
minutes de Mende, et a pris ses habitudes dans
l’hôtel. Parfois, un père vient aider son fils maçon
TOUTE L’ANNÉE, LE RESTAURANT ÉTAIT TOUJOURS
et dort aussi au « France ». PLEIN ET BRUYANT. LE CHAOS, ON PEUT S’EN REMETTRE.
Aucune portière ne claque plus devant l’enseigne
gothique du « France ». Aucune valise ne roule le
MAIS LE SILENCE…”
LUC BOUDON, PROPRIÉTAIRE DE L’HÔTEL DE FR ANCE
matin dans la cour, aucune télé ne zèbre la nuit.
Le téléphone du standard ne bourdonne plus.
Dans L’Année dernière à Marienbad, l’hôtel désolé
d’Alain Resnais bruissait de chuchotements : ici,
nicht, rien. Sur la nationale, le train d’enfer des
poids lourds reliant Lyon à Toulouse s’est arrêté.
« Le premier dimanche après le confinement, les poisson auraient besoin de leur bain habituel d’eau
chats jouaient sur le boulevard. Les plus vieux tiède, citron et gros sel, la recette maison pour
Mendois eux-mêmes n’avaient jamais vu ça. » l’argenterie. Trop tôt. Le livre de cave lui aussi s’est
Chaque Français a ses propres marqueurs pour assoupi, comme les alcools du bar : la Suze, le
évoquer son printemps 2020. Pour le patron du Ricard, le bas-armagnac, l’eau-de-vie de mirabelle,
« France », ce sont les cigognes, qui, mi-avril, ont la gentiane, le thé d’Aubrac, et, pour les dames, le
étrangement fait étape à Mende. Et ces chats. birlou, une liqueur du Cantal.
Jean-Marc Chevalier préside la Société des lettres, Les voilages jaune paille ont été tirés au fond de la
des sciences et des arts de la Lozère, qui fête tout salle à manger, les surnappes blanches retirées des
juste ses 200 ans. Il ressemble à Christian Clavier tables rondes. La 1, dans le coin droit de la salle,
dans Les Visiteurs et veille avec gaieté sur la « c’était celle de M. Jacques Blanc. Il aime bien la 4
mémoire du pape Urbain V, « la plus grande gloire aussi ». L’ancien secrétaire d’État descend souvent
de la ville, avec Chaptal. Grâce au premier, nous de son village, La Canourgue, dans la vallée du Lot,
avons une cathédrale dans le trou du cul du monde, où il fut médecin jusqu’en 1973, pour dîner chez
grâce au second, on boit des vins charpentés ». Luc Boudon. Giscard, son parrain en politique,
L’ancien chimiste avait également restructuré l’appelait « notre jeune homme ». À 80 ans, il a
toutes les institutions françaises sous le Consulat, enterré tous ses adversaires politiques, y compris
raconte cet érudit mendois. M. Chevalier, lui aussi, le socialiste Georges Frêche, son opposant officiel,
est un habitué du « France » et de sa tourte chaude qui avait fini par le déboulonner en 2004 de la
aux cailles et canetons. « Monsieur Boudon a rai- région Languedoc-Roussillon, conservée en s’al-
son. Ça fait du bruit, le silence, à un moment. » liant avec le Front national. Jacques Blanc préside
Quand le silence écrase le décor, chaque détail se toujours l’Association des maires et élus de la
révèle comme dans un tableau hyper-réaliste. Une Lozère et, sur la carte du « France », il choisit sou-
mouche s’est échouée dans une coupe à cham- vent l’agneau d’Auxillac, son plat préféré.
pagne. Est-elle morte ? endormie ? Les couteaux à La vie grouillante du restaurant semble déjà
Page de gauche,
l’une des
chambres vides
de L’Hôtel
de France.
Ci-contre,
Fanting Pan,
23 ans, une
étudiante
chinoise en
formation dans
l’établissement.
Elle est
désormais
confinée et pose
exception­nel­
lement sur son
lieu de travail.
Ci-dessus,
Luc Boudon,
le propriétaire.
Sandra Mehl pour M Le magazine du Monde
LE M AG A ZINE

appartenir à un passé doré. Tout est allé si deux hôtels à Mende, Le lion d’or, que le départe-
vite ! L’une des première patiente « positive » de ment a racheté pour en faire des bureaux, et le
Lozère s’est déclarée deux jours avant les munici- “France”, un ancien relais de poste devenu une pen-
pales, le 13 mars. Mais c’est un autre détail qui sion de famille un peu endormie. Et puis, il est
aurait pu alerter Luc Boudon. Pour ses extras, il arrivé. » Luc Boudon est un gars du coin. Il est né
emploie souvent des étudiants en hôtellerie-­ à Marvejols et a suivi sa scolarité au lycée Saint-
restauration. Parmi eux, Fanting Pan et Tianju He, Joseph, avant de rejoindre l’école hôtelière à
deux jeunes chinoises en management du tou- Béziers. Il a ensuite passé dix ans dans des Relais
risme résidant à Mende, où l’université de & Châteaux du Sud-Ouest, chez Michel Trama,
Perpignan possède une antenne. Elles sont char- puis chez Michel Guérard. Il aime déplacer des
gées des « départs de service, des amuse-bouche, montagnes. Alors, en 2000, il a racheté le fonds de
des croûtons chauds », un must de la maison. Le commerce de l’Hôtel de France et s’est lancé.
14 février 2020, jour de la Saint-Valentin (le res- Il a agrandi les chambres, transformé la grange,
taurant, toujours plein, propose ce jour-là un construit une verrière, transplanté un olivier millé-
« menu spécial à six plats »), elles étaient arrivées naire, l’arbre de la sagesse. Début 2017, il a fini par
avec des masques chirurgicaux sur le nez. Effet racheter les murs de l’hôtel, en s’étendant alen-
Wuhan. « On a compris que ce n’était pas dans les tour : la Villa, les Loges, les Grandes Maisons…
habitudes françaises, racontent-elles. On les a reti- « Courageux », « audacieux », « battant », Boudon
rés dans la cour avant d’entrer. » Les voilà désor- fait l’unanimité dans la région. « Même moi qui suis
mais en congés forcés. La mondialisation a débar- d’extrême gauche, je ne dirais jamais que c’est un
qué à Mende. Alors que les vieilles Singer de capitaliste qui va tout bouffer », dit Roland Lesluin,
toutes les couturières de Lozère sont réquisition- un peintre-galeriste installé plus haut sur le boule-
nées pour coudre des masques, l’université du vard et dont les tableaux sont –  suivant les
Guizhou, au sud-ouest de la Chine, approvisionne périodes – emplis de nains, de martingales de sou-
depuis longtemps ses étudiantes expatriées en tiens-gorge ou de croquis de Jean Jaurès. Luc
France directement par La Poste. Boudon lui a acheté une sorte de nature morte au

LES
Carambar, mi-Dalí, mi-De Chirico, qui trône dans la
allocutions télévisées ont salle à manger à côté d’autres tableaux régionaux.
scandé ce funeste printemps Jusqu’au 14 mars, l’hôtel marchait bien, 1,5 million
2020, fixé les dates dans les d’euros de chiffre d’affaires annuel. Mais, pour res-
têtes. Le 12 mars, après l’in- taurer son établissement, Luc Boudon a contracté
tervention d’Emmanuel Macron, une dame avait sept emprunts encore en cours. « En trois mois, du
annulé sa réservation du soir même : douze per- 15 mars au 15 juin, ce sont plus de 400 000 euros
sonnes réunies pour un anniversaire. Le samedi, de chiffre d’affaires qui ont été perdus. Si le chô-
heureusement, le restaurant était à nouveau bien mage partiel s’arrête le 31 mai, je n’arriverai pas à
plein : 24 tables. « Des gens d’ici, des amis », dit conserver mes 17 emplois permanents. Je n’ai pas
M. Boudon. Une joyeuse assemblée, une insou- droit au fonds de solidarité, car j’emploie plus de dix
ciance presque surjouée. Mais, durant le service, salariés. En temps ordinaire, je suis déjà stressé par
l’annonce est tombée. Un couperet ! les charges dès le 15 du mois. Avec ce qui nous
Ce soir-là, Luc Boudon est trop occupé par son
service pour regarder le premier ministre à la
télévision, mais l’un de ses fils, « infirmier réa » à
l’hôpital d’­Aurillac, l’a prévenu  : « Papa, ils
déclenchent le plan blanc. C’est l’alerte maximale.
T’auras pas vingt-quatre heures pour te retour-
ner. » Face à la progression du virus, Édouard
Philippe annonce la fermeture des « commerces
MARDI 28 AVRIL, ÉDOUARD non essentiels ». Parmi eux, les bars et les restau-
PHILIPPE PRÉSENTE SON rants. M. Boudon est « percuté » mais s’accroche
à ses tables. Il y a encore des poulettes fermières
PLAN DE DÉCONFINEMENT. du Velay farcies au foie gras et la crème d’estra-
LA DÉCISION SUR gon prêtes à partir en salle.
Vers 21 h 30, ce 14 mars, deux policiers de Mende
L’OUVERTURE DES traversent la grande cour de l’hôtel. « M. Boudon,
RESTAURANTS EST nous fermons. Allez, dans une heure, c’est fini. »
L’hôtelier laisse ses clients terminer leur dessert,
RENVOYÉE AU 2 JUIN.
Sandra Mehl pour M Le magazine du Monde

puis demande au personnel de s’en aller. « Je


TROP LOIN, TROP TARD, devine que c’est le dernier jour du temps d’avant. »
Le surlendemain, au lever du jour, il monte par les
DIT LUC BOUDON. EN sentiers « vers le lac de Charpal, dans la Margeride,
LOZÈRE, DÉPARTEMENT à sept heures de marche, le temps de revenir pour
le début du confinement. Je voulais réfléchir à ce
RELATIVEMENT ÉPARGNÉ, que j’allais faire. J’ai croisé deux bûcherons, un ber-
ON POURRAIT ger, deux biches, un lièvre, deux renards. »
M. Boudon a investi l’hôtel il y a vingt ans exacte-
HÂTER LE TRAIN. ment. « Avant, raconte Jacques Blanc, il y avait

36
Mgr Benoît Bertrand (page
de gauche) a célébré son
ordination épiscopale, début
2019, à l’Hôtel de France.
Ci-dessous, dans la salle
du restaurant.

tombe dessus, il faut les alléger, pas les reporter, sauf


sans doute la TVA. Et que font les assurances ? »
Hôtelier-restaurateur, c’est un métier de chien qui
remplit tout, et fait parfois partir la vie en vrille.
Petits déjeuners, déjeuners, dîners, commandes,
livraisons, la roue des journées tourne sans fin.
Alors, quand tout à coup débarque le vide… « Je
vous fais un café ? » Le bruit du percolateur semble
réconforter le propriétaire de l’Hôtel de France : au
moins, sa maison vit et vibre quelques secondes.
« À cette date, d’habitude, tout est complet cinq mois
à l’avance. J’ai investi sur la trésorerie du futur qui
est à l’arrêt et dont je ne sais rien. »
Sur le planning, tout est vide jusqu’à la fin de l’été.
Ne restent plus, pour le moment, que les réserva-
tions pour le Marvejols-Mende, un semi-marathon
qui réunit entre 3 000 et 3 500 personnes, le troi-
sième week-end de juillet, et toujours maintenu à
cette heure. C’est l’un des rendez-vous de l’été,
comme le Tour de France. Le 14 juillet 1995,
Laurent Jalabert avait remporté l’étape de Mende.
La montée de la Croix-Neuve, petit raidillon à 13 %
sur deux kilomètres, y a gagné le nom de « montée
Jalabert ». Christian Prudhomme, le patron du
Tour, continue de le faire passer tous les trois ou
quatre ans en Lozère, et le cocktail des officiels se
tient au « France ».
Mardi 28 avril, le premier ministre, Édouard
Philippe, présente son plan de déconfinement
devant les députés. La décision sur l’ouverture des
restaurants est renvoyée au 2 juin. Trop loin, trop
tard, dit Luc Boudon. En Lozère, département
relativement épargné, on pourrait hâter le train.
Le propriétaire du « France » doit redoubler d’au-
dace pour ne pas grever son passif comptable. Il
réfléchit à ses nouveaux agencements, gel hydro-
alcoolique dès l’entrée, puis 2  mètres entre
chaque table, ce qui permettrait de recevoir
trente personnes tout de même. Songer aussi aux
masques pour les serveurs, à la carte à usage
exclusif pour chaque table…
Le menu gardera évidemment la fameuse pou-
lette et la tourte chaude aux cailles et canetons,
M. Chevalier sera content, mais Luc Boudon y
apportera quelques ajustements exigés par l’air
du temps. « Moins de plats et plus de fraîcheur »,
dit-il. L’andouillette ficelle était servie avec « un
corona de jus de ris de veau », une gaufrette de
pommes de terre en forme de cigare. « Cette gar-
niture-là va sans doute disparaître début juin »,
précise Luc Boudon. Pour survivre, il faut savoir
se raccrocher à ces petits détails anodins qui per-
mettent d’imaginer des lendemains.
Benjamin Orenstein, le 4 mars, chez lui, à Lyon.
LE M AG A ZINE

À QUOI PEUT ENCORE bain ambiant. Les humiliations, les obtenait un répit, comme 250 jeunes
regardait la fumée noire qui sortait
C R O I R E B E N J A M I N O R E N S T E I N  ? spoliations, l’asservissement par les hommes jugés encore aptes au tra-
des fours crématoires. « J’ai interpellé
Quelle foi garde debout cet homme premiers occupants nazis, préam- vail. Le reste du convoi « a été craché
Dieu. Il ne m’a pas répondu. J’ai alors
de 93 ans qui est là, devant nous, bule de la déshumanisation. Les par les cheminées dans le ciel » et la
su que c’était l’homme qui l’avait
dans cet appartement de Lyon ? Quel assassinats isolés, les morts pour foi de celui qui était désormais le
créé. J’ai tout rejeté en bloc. »
ressort vital le tient ainsi en l’air et lui l’exemple ou pour rien, apprentis- matricule B4416, tatoué sur son
Ils étaient 1 200 dans le convoi trans-
donne ce désir de raconter l’histoire sage de la violence indifférente. La avant-bras gauche, s’en est allée dans
féré le 3 août à Auschwitz-Birkenau.
lointaine d’un garçon qui a survécu à Shoah par balles, les massacres à ce sombre panache.
Contrairement aux juifs d’Europe
quatre années de déportation ? Le pleines fosses communes, prémices Les deux chandeliers à sept branches
occidentale, largement ignorants du
périlleux chemin de l’enfance à l’âge de la « solution finale ». Les camps de posés sur les étagères du salon lyon-
sort qui les attendait, ceux de
adulte, ce rite initiatique qui vous concentration et enfin d’extermina- nais marquent donc un sentiment
Pologne connaissaient la réputation
construit pour longtemps, il l’a par- tion. Et puis la suite, aussi, l’espoir fervent d’appartenance à un peuple
du lieu, qui courait dans les camps
couru entre sept camps de concen- qui triomphe, la vie qui continue. plus qu’une croyance religieuse. Au
depuis quatre ans que duraient les
tration. Il était adolescent et il est Est-ce quelque loi naturelle qui a milieu des photos en couleurs expo-
persécutions. Quand, dans le wagon
devenu homme, le ventre vide, permis à son corps, à cette solide sées pêle-mêle se détache un cadre
plombé, un homme, un représentant
abruti de travail, sous les insultes, les carcasse de beau vieillard qu’on a doré avec le portrait en noir et blanc
des chaussures Bata qui avait sil-
coups, au cœur d’indicibles cruautés découvert campée sur le pas de sa d’une jeune fille. Hinda, sa sœur, a
lonné tout le pays, a reconnu par la
et avec la seule pers- été assassinée avec ses
pective d’une fin pro- parents, Nahum et
grammée et fatalement Tova Leia, dans le
attendue. Terrible novi- camp d’extermination

Au nom de tous les siens.


ciat que de se forger de Belzec, fin 1942. Ce
dans la Shoah, fichu cliché, que possédait
enseignement que un cousin qui s’était
d’apprendre la vie au réfugié en France avant
milieu des morts. l’Holocauste, est la
Juif né en Pologne, il a BENJAM IN ORENSTEIN EST UN SURVIVANT. NÉ EN 1926, DERNIER seule chose qui lui
perdu son père, sa ENFANT D’UNE FAM ILLE JUIVE, IL A GRANDI CERNÉ PAR reste des siens. Ça et
mère, sa sœur, ses trois L’ANTISÉM ITISM E DES CAM PAGNES POLONAISES. PUIS, À PEINE ses souvenirs, comme
frères, sa belle-sœur, sa ADOLESCENT, IL A VU DÉFERLER LES TROUPES ALLEMANDES ET un magnifique céno-
petite nièce – elle avait A ÉTÉ HAPPÉ AVEC TOUS LES SIENS PAR LA MACHINE DE MORT taphe. « Ces mots pour
huit mois –, toute sa NAZIE. LUI SEUL EST RESSORTI DES CAM PS D’EXTERM INATION. sépulture » : c’est ainsi
famille, existences COM M E BEAUCOUP DE RESCAPÉS, IL A LONGTEM PS PRÉFÉRÉ qu’il a intitulé sa bio-
emportées par la bar- SE TAIRE. COM M ENT RACONTER L’INDICIBLE ? MAIS LE PROCÈS graphie, publiée à
barie nazie, tuées et BARBIE, À LA FIN DES ANNÉES 1980, ET LES FALSIFICATIONS compte d’auteur.
effacées de la surface DES NÉGATIONNISTES ONT POUSSÉ CE LYONNAIS D’ADOPTION D’aussi loin que
de la terre, rayées de À PRENDRE LA PAROLE. SOIXANTE-QUINZE ANS APRÈS LA FIN remonte la mémoire
tout sauf de son DE LA SECONDE GUERRE ­M ONDIALE, IL EST L’UN DES DERNIERS familiale, les Orenstein
incroyable mémoire. À POUVOIR TÉMOIGNER DE VIVE VOIX DE CE QUE FUT LA SHOAH. vivaient à Annopol, un
Lui, Benjamin shtetl situé à 70 kilo-
Orenstein, est là. Lui et Texte Nathalie BRAFMAN et Benoît HOPQUIN mètres de Lublin.
pas les siens, lui et pas Photos Bruno AMSELLEM Nahum, le père, ache-
les autres, les millions tait dans les fermes
d’autres. « J’ai eu beau- polonaises des œufs et
coup, beaucoup, beau- des veaux, abattus
coup de chance », ensuite selon le rituel
répète-t-il souvent et cette insistance porte, de résister aux privations et à lucarne la gare d’Oswiecim, le nom casher et revendus à Lodz ou même
incrédule n’est pas exagérée, au vu la sélection imposées par les bour- polonais d’Auschwitz, il n’y a plus eu à Varsovie. Tova Leia, sa mère, l’ai-
de son parcours. reaux ? Est-ce cette rage de vivre, le moindre doute. On arrivait au dait et s’occupait de ses trois fils
Pourquoi ? Il se le demande, en ser- cette énergie forcenée qui transpa- bout du chemin. On allait à la mort. aînés, Haim, Jacob Meyer, Léon, de
vant une liqueur polonaise dont la raît encore tout au long d’heures et Benjamin Orenstein n’a rien vu de la sa fille, Hinda, et du petit dernier,
saveur douceâtre et les vapeurs d’heures d’entretien, mené d’une sélection, abasourdi par le voyage, Benjamin.
alcoolisées n’effacent pas le goût traite et sans rature ? Est-ce le ser- aveuglé par les projecteurs et par la D’aussi loin que remontent égale-
âcre des mots. Parfois, il sème son ment de témoigner jusqu’à son der- nuque du camarade auquel il était ment ses souvenirs d’enfant,
récit de dictons anciens et de vieilles nier souffle, fait un jour avec collé. Il s’est retrouvé nu sous la Benjamin a toujours vécu avec l’an-
blagues, prononcés avec un fort d’autres déportés, au cas où l’un douche, tassé avec cinquante per- tisémitisme. La haine est entretenue
accent yiddish. Des petites histoires d’eux survivrait ? sonnes. Il connaissait l’existence des par les enseignants et les prêtres,
juives pour alléger une grande his- Est-ce une intervention divine ? Ça, chambres à gaz pour en avoir couverte par les policiers. Ce climat
toire juive, en somme. Tant sa chro- non ! Dieu, Benjamin Orenstein l’a entendu parler quand il travaillait ne semble même pas anormal au
nique particulière épouse littérale- abandonné, à moins que ce ne soit dans un kommando dépendant de jeune garçon. « On croyait que c’était
ment, jusqu’à la parabole, celle d’une l’inverse. Le garçon, élevé dans la Majdanek, un autre camp qui en partout comme ça, qu’on était fait
communauté pendant la guerre. religion mais sans excès, enfance à possédait. Comme tous ceux à ses pour naître et vivre ainsi. » Tandis
Du génocide, il a connu chaque l’ombre de la synagogue, vie réglée côtés, il était terrorisé « au point de que de plus prudents ou de plus for-
étape mortifère. L’antisémitisme par les fêtes et les interdits, a arrêté vouloir s’encastrer dans les murs ». tunés fuient vers un ailleurs qui ne
« ordinaire », mal dégrossi, viscéral, d’y croire au début d’août  1944. Mais de l’eau est finalement sortie du saurait être pire, la famille Orenstein
des paysans polonais, comme un C’était à Birkenau, alors qu’il pommeau. Benjamin Orenstein fait avec cette existence.

39
« On était comme un ver qui vit au printemps 1941 pour ces travaux polonais qui étaient là ont reçu conduits à pied vers la gare. Le cor-
dans du raifort et pense qu’il n’existe forcés, Benjamin se substitue, l’ordre de recouvrir les victimes de tège passe devant les baraques de
rien d’autre de meilleur. » moyennant un peu d’argent, de tissu terre. Il y avait encore des vivants, Rachow. Nahum, Tova Leia, Hinda,
L’Allemagne envahit la Pologne, en et de cuir, à son père, trop vieux et j’en suis sûr, mais ils ne les ont pas l’épouse de Haim et son bébé sont
septembre 1939. Les troupes de la affaibli pour résister. aidés. C’était ma première fusillade là. « Mes frères m’avaient soulevé
Wehrmacht sont très vite remplacées À 14 ans et demi, il entre dans son collective. » pour que je puisse les voir. Mon père
par les SS, plus tard épaulés par des premier camp : Ieniszow. La main- Benjamin ne le sait pas, mais la leur a demandé : “Surtout, veillez
supplétifs ukrainiens. Aux vexations d’œuvre est forcée à construire une « solution finale » vient d’être actée à sur le petit” et m’a dit : “Obéis à tes
pour l’amusement, comme ces digue sur la Vistule. « Le travail était la conférence de Wannsee, en jan- frères et tout ira bien avec l’aide de
barbes sacrées coupées dans la rue, très pénible, l’hygiène inexistante. vier 1942. « Vous savez combien de Dieu.” J’avais l’impression que c’était
aux passages à tabac gratuits, aux Nous étions bouffés par la vermine. » temps elle a duré ? Une demi-heure. la dernière fois que je verrais mon
exécutions de hasard, par désœuvre- La soupe est un liquide insipide où Un peuple a été condamné à mort en père. Malheureusement, c’était
ment, succède bientôt une véritable flotte un morceau de betterave ou de une demi-heure ! [Tenue le 20 janvier vrai. » Il n’en aura confirmation
politique de répression. Un potentat patate. Les gardiens, des détenus de 1942, la conférence dure un peu qu’après la guerre : son père, sa
local, Lazarczyk, fait régner la ter- droits communs polonais, sont impi- moins de deux heures et réunit mère et sa sœur ont péri à Belzec,
reur. « Des juifs avaient été réquisi- toyables et assomment les prison- 1 5   h a u t s fo n c t i o n n a i re s d u premier camp doté de chambres à
tionnés pour balayer les rues. Le pre- niers juifs de coups de fouet. « Les IIIe Reich] » Les massacres se multi- gaz dès la mi-mars 1942.
mier jour, ils avaient un Sur le domaine, les
cheval et une charrette. hommes sont astreints
Le deuxième jour, il n’y à un travail exténuant.
avait plus de cheval : ils
devaient tirer la char-
Dès que l’Allemagne envahit la Pologne, Les brimades sont per-
manentes. Pour une
rette. Le troisième jour, en septembre 1939, la répression se met en vétille, Benjamin est
les roues de la charrette
avaient été enlevées. »
place dans le village de Benjamin Orenstein. condamné à vingt-cinq
coups assénés avec une
Ainsi en allait-il du sort “Des juifs avaient été réquisitionnés pour planche de bois. Il est
des habitants
d’­A nnopol, empirant
balayer les rues. Le premier jour, ils avaient laissé à moitié mort.
Ses frères le cachent, le
toujours. un cheval et une charrette. Le deuxième jour, temps qu’il se réta-
En même temps que
dans les grandes villes,
il n’y avait plus de cheval : ils devaient tirer blisse. La vie ne dépend
que du bon vouloir ou
un ghetto est créé dans la charrette. Le troisième jour, les roues d’un coup de sang des
ce village. « Un cercle
d’un kilomètre a été
de la charrette avaient été enlevées.” gardiens. Le soir de la
Saint-Sylvestre 1942,
tracé autour de la place Lazarczyk, complète-
du marché. Si on s’aven- ment ivre, veut
turait au-delà, on était reprendre sa voiture,
exécuté. » Il faut égale- mais celle-ci refuse de
ment porter un bras- démarrer par
sard blanc frappé d’une −  20  degrés. Fou de
étoile de David, bleue rage, il abat d’une balle
ou noire, sous peine de dans la tête deux
mort. Avec ses cheveux prisonniers.
châtain clair, Benjamin En mai 1943, les quatre
peut passer pour un frères sont séparés.
Polonais. « Je sortais du ghetto et sans hommes tombaient comme des plient dans les mois qui suivent. Des Benjamin est conduit avec Jacob
brassard. J’encourais deux condamna- mouches. » Benjamin décide de s’éva- convois embarquent des centaines Meyer dans un autre camp, à Budzyn
tions à mort, mais j’étais gagnant : ils der avec un copain de son ­village et de personnes vers des destinations (ou Budzin). À l’entrée, deux hommes
ne pouvaient me tuer qu’une fois. » revient à Annopol. Heureusement, inconnues. « La population juive des qui avaient tenté de s’évader ago-
Pour survivre, les Orenstein n’ont aucun registre s­ ystématique n’est villages avoisinants disparaissait nisent, pendus par les pieds, sup-
que le troc avec des voisins, échan- encore tenu et son retour n’est pas corps et âme, comme si la terre les pliant qu’on les achève. Le lieu est
geant avec les profiteurs leurs biens signalé. Tova Leia pleure de joie, avalait. » Les Polonais pillent les mai- dirigé par Reinhold Feiks (ou Feix)
et même leurs vêtements contre un mais Nahum est inquiet : « J’étais une sons laissées vides, avant de les occu- dont le sadisme éclipse bientôt celui
peu de nourriture. Benjamin pro- bouche à nourrir… » Dès le lende- per quand il devient évident que les de Lazarczyk. Les nouveaux arrivants
pose ses services dans les fermes où main, il repart travailler pour les propriétaires ne reviendront pas. sont privés de leurs derniers biens.
se trouvent des paysans compatis- moissons dans la ferme d’un village Le 13 octobre 1942, les hommes juifs Une couverture est posée au sol.
sants. Il revient le dimanche avec des où vivent des cousins. d’Annopol, âgés de 16 à 60 ans, sont Feiks oblige un homme à sortir du
vivres qu’il distribue à sa famille. Un jour, Lazarczyk débarque avec à leur tour réunis sur la place du rang et l’abat de sang-froid. « Il nous
Imposé par les Allemands, un ses sbires ukrainiens dans le village bourg. Benjamin et ses trois frères a dit qu’il ferait de même avec tous
conseil des juifs doit répondre aux où il travaille. Le garçon n’a que le ont dix minutes pour réunir des ceux qui ne jetteraient pas leur argent
incessantes demandes de main- temps de se cacher avec un cousin. affaires puis sont emmenés dans un sur la couverture. »
d’œuvre. Il faut fournir des bras pour « Une vingtaine de personnes ont été camp de travail, à Rachow, un vaste Budzyn fournit la main-d’œuvre à
les chantiers environnants. Benjamin emmenées sous un châtaignier. Les domaine agricole situé à huit kilo- l’avionneur Heinkel, qui vient d’ins-
est plusieurs fois réquisitionné pour hommes ont été contraints de creuser mètres de chez eux. taller là une usine. « La mort qui
aller casser des cailloux sur les un trou. Il y a eu un bruit de mitrail- Le lendemain, les femmes, les rôdait dans ce camp était tellement
routes. Quand Nahum est désigné leuse, puis le silence. Les paysans enfants et les vieillards sont dense qu’on aurait lancé un couteau
LE M AG A ZINE

et il serait resté planté. » Les hommes pistolet, Feiks est finalement muté. ayant obtenu de Goering, chef de les autres survivants de la sélection,
s’épuisent dans les ateliers où sont Benjamin Orenstein a appris récem- l’armée de l’air, qu’il intervienne il est placé dans des baraquements
fabriquées des pièces de bombardier. ment que, jamais inquiété après la pour épargner la précieuse main- auparavant occupés par des
La nourriture se résume à une soupe guerre, le tortionnaire est mort dans d’œuvre. « Nous étions encore pour Tziganes qui venaient d’être gazés.
d’orties. « C’était immonde. La terre son lit en 1969. eux des juifs utiles. » Benjamin est Un kapo « aux airs de bouledogue » a
craquait sous les dents. Le premier Son départ modifie peu les condi- affecté aux cuisines, où il peut pour fixé la règle. « Ici, vous êtes moins que
soir, j’ai refusé de la boire. Des prison- tions de vie. Après l’évasion de trois la première fois depuis si longtemps de la merde. Dans la merde, je ne
niers m’ont demandé ma ration. Ils détenus, le nouveau commandant manger presque à sa faim. peux pas marcher. Sur vous, si. » Les
l’ont avalée avec avidité. » Le lende- décide d’exécuter trente otages choi- Une petite fille allemande s’aventure coups pleuvent, les hommes sont
main, Benjamin faisait de même. sis parmi les détenus alignés. Il les un jour entre les fourneaux. Benjamin abattus pour des broutilles, comme
Dans le camp se croisent des êtres désigne un par un, en tendant sim- essaie de lier conversation. pour un matricule mal énoncé en
décharnés. « On m’a dit : “Vous allez plement son fouet vers le condamné. « Je ne parle pas avec toi. allemand. Benjamin voit arriver les
bientôt ressembler à cela” et c’était Il fait ainsi devant Benjamin qui croit — Pourquoi ? nouveaux convois, regarde passer
vrai. Les plus costauds pouvaient avoir été désigné et reste tétanisé. — Parce que tu es juif. » les femmes dénudées, accompa-
tenir trois semaines à ce régime. » « Dépêche-toi, tu es sourd », hurle « Elle devait avoir à peine 4 ans et on gnées de leurs enfants, qui sont
Benjamin est employé l’été aux tra- l’Allemand. Il s’adressait en fait à son l’avait déjà éduqué à haïr les juifs », conduites à la mort. À Birkenau,
vaux des champs. Il grappille dans voisin, qui sort du rang. se désole le témoin. Benjamin Orenstein a 18 ans.
les récoltes, coupe du Au bout d’une semaine,
bois qu’il troque contre des civils allemands le
quelques vivres avec les choisissent et l’em-
familles des ingénieurs mènent à Fürsten­
allemands de l’usine. Il grube, un camp annexe
traficote également d’Auschwitz. Le prison-
avec des paysans. « Je nier est employé dans
ramenais un pain, un une mine de charbon.
morceau de saucisson. Là aussi, la mort fait des
Ça m’a sauvé la mise. » ravages. Mais, réguliè-
Chaque semaine, de rement, de nouveaux
n o uvea u x co nvo i s juifs arrivent pour rem-
amènent des juifs qui placer ceux qui
remplacent ceux qui décèdent. La liquida-
meurent d’épuisement tion du ghetto de Lodz,
et de faim. en octobre  1944, en
Après l’interminable a m è n e d e s t ra i n s
appel du soir, l’ordre de entiers. Puis ce sont des
dispersion n’est parfois Hongrois. Les pauvres
pas donné tout de suite. hères découvrent l’uni-
Immuablement, cela vers concentration-
signifie qu’une exécu- naire. Ils ne sont pas
tion va avoir lieu. Cette aguerris à la survie
fois-là, un déporté s’est comme les juifs polo-
avancé, nu, portant une Des médailles commémoratives de la Shoah dans la bibliothèque de Benjamin Orenstein. nais, qui trempent
chaîne au cou, reliée à depuis quatre ans dans
ses parties génitales, ce le malheur. Leurs rangs
qui l’obligeait à rester sont décimés. Le camp
courbé. « Il n’avait déjà plus l’aspect Les évasions sont rares et vouées à Puni pour une bricole, Benjamin est un lieu de déraison, jusqu’à l’ab-
d’un être humain. » Le supplicié est l’échec. « Le temps de survie variait perd sa fonction de faveur. Il est ren- surde, la folie et même la drôlerie.
accusé d’avoir caché de l’argent dans entre six et soixante-douze heures. » voyé à l’usine et réaffecté au pénible Fürstengrube possède ainsi une salle
le double fond de sa gamelle. Feiks Les Polonais ramènent les fuyards, atelier des boîtes métalliques. Après de théâtre. « Il y avait tous les
ordonne à chacun des 2 700 détenus morts ou vifs, et touchent une une fausse manœuvre, une lourde dimanches un spectacle et il était
de frapper le condamné, les geôliers prime : un litre de pétrole, un kilo pièce lui écrase la main. De cet acci- obligatoire d’y assister. Des hommes
ukrainiens veillant à ce que les pri- de sucre et une demi-bouteille de dent, il conserve encore aujourd’hui jouaient des opérettes d’Offenbach,
sonniers ne fassent pas semblant. vodka. « Aujourd’hui, cela vaut deux doigts paralysés. certains déguisés en femmes. C’était
« L’homme est mort avant d’arriver à 22 euros dans un commerce. C’était à Devant l’avancée des Soviétiques, les magnifique. »
ma hauteur. » l’époque la valeur d’un juif. » Au prisonniers sont déplacés en juil- Le 13 janvier 1945, vers 1 heure du
Jacob Meyer est bientôt renvoyé à cours de l’année  1943, plusieurs let 1944 à soixante kilomètres de là, matin, Fürstengrube est à son tour
Bruno Amsellem/Divergence pour Le Monde

Rachow, auprès des deux autres camps de concentration sont liqui- dans un autre camp, Ostrowiecz. évacué, après que les Soviétiques ont
frères. Benjamin reste seul à Budzyn. dés par les Einsatzgruppen, les com- Benjamin est affecté à la construction traversé la Vistule et repris leur pro-
Le sadisme de Feiks est sans limite. mandos chargés des assassinats de d’une cimenterie. Par quelle aberra- gression vers Berlin. Sous la direc-
Il ne cesse d’inventer de nouvelles masse. Benjamin apprend, en tion administrative les Allemands tion du SS Max Schmidt, juché sur
tortures. Ses Ukrainiens enterrent novembre, que les prisonniers de poursuivent-ils les travaux de cette un cheval, les détenus entament une
dix déportés dans le sol, leur tête Rachow, ses trois frères au milieu de infrastructure, alors que les armées terrible marche de la mort, par
seule dépassant. Puis ils s’amusent à six cents autres, ont été abattus à la de Staline sont si proches ? – 25 °C, revêtus de leur infime tenue
tirer sur ces cibles vivantes. Mais, mitrailleuse dans une carrière joux- Le 3 août, Benjamin et les autres rayée, avec simplement une couver-
ayant commis l’erreur de menacer tant le camp. Budzyn est épargné in détenus sont embarqués dans un ture sur les épaules. « On a marché
un ingénieur allemand avec son extremis, les responsables d’Heinkel train pour Auschwitz-Birkenau. Avec quatre jours et trois nuits. » La

41
Benjamin Orenstein a conservé le tout premier document d’identité provisoire qui lui a été délivré par l’armée américaine,
le 14 juin 1945, après la libération des camps. La date de naissance indiquée est erronée : il est né le 4 août 1926.
LE M AG A ZINE

colonne avance péniblement, peut pas encore marcher. Il est assiste à la création de l’État d’Israël, pas eu de génocide ni de chambre à
s’arrêtant sans cesse pour laisser pas- abandonné sur place avec les autres en 1948, puis s’engage dans l’armée gaz, disaient-ils. Alors, où sont les
ser les troupes allemandes battant invalides. Les prisonniers aptes, et participe au premier conflit miens ? »
en retraite. Les traînards, ceux qui environ 20 000, sont jetés sur les israélo-arabe. « Il était dit que je ne Le rescapé a mis en exergue de ses
s’arrêtent, sont abattus. « Les morts routes – la plupart périront lors de connaîtrais pas un jour de paix. » Mémoires un passage de Paul
jonchaient les bords de la route. » À la cet ultime calvaire. Ceux qui restent Au début des années 1950, Benjamin Éluard : « Si l’écho de leur voix fai-
gare de Gleivitz (Gliwice aujourd’hui), se partagent le peu de nourriture Orenstein découvre qu’un cousin a blit, nous périrons. » Les mots du
les hommes sont hissés dans un qu’ils trouvent. Le 11 avril, l’avant- lui aussi survécu et vit à Lyon. Il lui poète lui faisaient un devoir de
train, entassés debout sur des plate- garde alliée arrive enfin et découvre rend visite en 1951 et décide de res- raconter pour ceux qui ne le pou-
formes à ciel ouvert. cette cohorte de corps décharnés. ter. Il apprend le français, cette vaient plus. Les injonctions de
Pendant plusieurs jours, le dan- « Il y avait deux grands gaillards langue dont il ne connaît pas un Mireille aussi. « Ma femme m’a dit :
tesque convoi erre à la recherche américains. Ils ont pleuré comme des traître mot, reprend un magasin de “Bats-toi.” Alors j’ai commencé timi-
d’un camp capable de recevoir cette enfants en nous voyant. » produits orientaux puis, dans les dement à témoigner. » Il s’est mis à
cargaison humaine. « Ils étaient tous Libres, enfin ! Un prisonnier qui années 1970, se lance dans la parler, devant les écoliers, les jour-
surpeuplés. » Les corps de ceux qui entretenait sans cesse Benjamin de confection de vêtements. Il ren- nalistes et tous ceux que son his-
meurent sont empilés sur la plate- son rêve de rejoindre les États-Unis contre celle qui deviendra sa femme, toire intéressait. On lui a demandé
forme, tandis que le train continue s’il s’en sortait a le cœur qui lâche du Mireille, a deux enfants. d’accompagner des groupes sco-
d’avancer vers nulle part. l a i r e s à Au s c hw i t z .
Les prisonniers échouent « J’avais juré de ne plus
finalement à Dora. jamais mettre les pieds en
Comme il n’y a plus place Pologne. » Une nouvelle
dans les baraquements,
les sur­vivants sont par-
“Je vis au quotidien avec la Shoah. Un bruit, fois, Mireille l’a convaincu
de revenir sur son ser-
qués dans un théâtre en un chant, un cri me rappelle quelque chose. ment. Chaque année,
construction.
Les déportés travaillent
On a souffert de la faim, n’essayez même pas jusqu’à il y a trois ans,
quand les forces lui ont
cette fois dans les usines d’imaginer, de la soif, c’est encore pire. manqué, quand son corps
souterraines qui
fabriquent les V2, nouvelle
Mais la souffrance la plus dure, qui laisse est devenu « une vieille
guimbarde hors d’usage »,
arme qui, les nazis en sont des traces à tout jamais, c’est la peur. il s’est donc rendu sur
persuadés, inversera le
cours de la guerre. Très
Elle m’a marqué pour la vie.” place avec des élèves.
Refuser le passé était de
vite, Benjamin souffre hor- toute façon un vain com-
riblement d’une jambe. Il bat. « Je vis au quotidien
hésite à se déclarer inapte, avec la Shoah. Un bruit, un
de peur d’être achevé, chant, un cri me rappelle
mais, la douleur étant trop quelque chose. On a souf-
forte, se fait admettre au fert de la faim, n’essayez
revier, abréviation de même pas d’imaginer, de la
Krankenrevier, le bâtiment soif, c’est encore pire. Mais
réservé aux malades. Sa la souffrance la plus dure,
blessure virant au fleg- qui laisse des traces à tout
mon, il est envoyé au laza- jamais, c’est la peur. Elle
ret, en fait un mouroir où m’a marqué pour la vie.
la dysenterie achève les Aujourd’hui encore, je sur-
hommes. Un kapo serbe saute quand on crie der-
se charge aussi de hâter les agonies. trop-plein d’émotions. D’autres « Je me suis tu pendant quarante- rière moi, quand on me touche. »
« Ce n’est pas difficile de tuer un organismes affaiblis, eux, sont ter- huit ans. » Le survivant garde en lui Une fois, une seule fois, Benjamin
homme. Un coup sur la nuque. rassés par l’excès soudain d’alimen- son expérience, malgré le serment Orenstein est retourné à Annopol. Il
L’homme tombe sur le sol. Le lende- tation. « On nous a transférés dans fait entre déportés de témoigner. a pu se recueillir sur le charnier où
main, il est mort. » des maisons en dur. J’avais une fièvre « À quoi bon parler ? Qui me croi- ses frères ont été exécutés. Pour le
Benjamin survit pourtant à ce lieu de cheval, mais des bains chauds en rait ? » Ce silence obstiné a duré reste… Toutes les maisons occupées
comme à tous ceux qui ont précédé. ont eu raison. » Un infirmier alle- jusqu’à la fin des années  1980, par les juifs l’étaient désormais par
Un infirmier allemand le prend en mand, à son tour prisonnier, le quand le procès Barbie, devant la les descendants des anciens voisins
pitié. Le blessé est opéré, sans anes- soigne et le remet sur pied. cour d’assises du Rhône, a réveillé polonais. Ils prétendaient ne rien
thésie, un chiffon dans la bouche. Il La Croix-Rouge arrive et organise les souvenirs. Et puis, il y avait ceux savoir du passé. Le cimetière juif était
Bruno Amsellem/Divergence pour Le Monde

guérit, cette fois encore. Pourquoi les rapatriements. Pour Benjamin, il qui contestaient la réalité de la à l’abandon. Les pierres tombales
a-t-il été soigné et non éliminé ? n’est pas question de retourner en Shoah, qui menaient leur travail de servaient de pavage dans les cours de
Pourquoi cet acharnement à le faire Pologne. Il est évacué vers la Suisse, sape, instillaient le doute. Ceux-là ferme. Les lieux, les gens étaient
vivre, lui, le petit juif dont l’existence où il finit de se requinquer. Parmi avaient même fait de la ville qui a comme frappés d’amnésie. Est-ce
ne valait rien ? Encore des questions les survivants, certains lui parlent de accueilli Benjamin Orenstein une cette volonté d’oublier que cet
restées sans réponse… ce qui se passe en Palestine, de cet de leurs places fortes. « Lyon, capi- homme entend combattre jusqu’à
Les Américains arrivent, les prison- endroit où les juifs auront désor- tale de la Résistance, est devenue la son dernier souffle ? Et si c’était ça la
niers le savent. Ils sont presque là, mais un refuge. À l’issue d’une véri- capitale des négationnistes. Je ne dernière chose à laquelle Benjamin
quand les SS décident d’évacuer table odyssée, il débarque en 1946 à pouvais plus me taire. C’était inac- Orenstein veut encore croire ? La rai-
Dora, le 6 avril 1945. Benjamin ne Haïfa. Il intègre un kibboutz et ceptable et insupportable. Il n’y a son humaine.

43
Au milieu des années 1970, Sunil Gupta
est un jeune Indien venu étudier
la photographie à New York. Pendant
quelques semaines, il se poste sur
Christopher Street, à Greenwich Village,
cœur battant du mouvement gay
naissant. Longtemps restés confidentiels,
ses portraits pris sur le vif témoignent
d’une ère de liberté. Avant que
le sida ne vienne gâcher la fête.

Photos Sunil GUPTA

RUE DES
Texte Clément GHYS

GARÇONS. and Vadehra Ar t Galler y/Sunil Gupta. All Rights Reser ved, DACS 2020.
Images cour tesy the ar tist and Hales Galler y, Stephen Bulger Galler y

44
LE PORTFOLIO
LE PORTFOLIO

EN FÉVRIER, UN HAPPENING ÉTONNANT


A EU LIEU DANS LES RUES DE GREENWICH VILLAGE.
Pendant la fashion week new-yorkaise, la marque
de prêt-à-porter Helmut Lang n’a pas organisé de
défilé, optant plutôt pour une sorte de perfor-
mance : pas d’invités ni de podium, mais des
mannequins déambulant sur les trottoirs de
Christopher Street, seuls ou en couple, s’arrêtant
devant un bar, discutant sous le porche d’une
devanture… Chacun de ces drôles de badauds se
voyait immortalisé par le photographe Sunil
Gupta, installé sur le trottoir. Exactement au
même endroit que quarante-cinq ans plus tôt,
lorsque l’artiste photographiait les passants à la
volée. Car ce faux défilé était en réalité un
remake, un hommage à son travail réalisé pen-
dant quelques semaines en 1976 et en 1977.
Au milieu des années 1970, Sunil Gupta, né à
New Delhi en 1953, s’installe à New York. Il vient
de quitter le cercle familial, typique de la classe
moyenne indienne, « qui [lui] réservait deux
options : devenir ingénieur ou médecin ». Il s’est
inscrit pour faire des études d’art à la New
School, prestigieuse université de Manhattan. Là,
il suit des cours de photographie auprès des hommes étaient très libres dans la rue, libres comme bûcherons. Et tout cela allait ensemble. » Et Sunil
­professeurs emblématiques de l’école, Lisette ils ne l’avaient jamais été auparavant. Ils se tenaient Gupta de regretter qu’aujourd’hui « les applica-
Model et Philippe Halsman, qui encouragent la main, s’embrassaient ». Sur Christopher Street, les tions de rencontre, comme Grindr, isolent plus
leurs étudiants à vagabonder dans la ville pour en garçons s’apostrophent, se draguent, paradent. Et qu’elles ne rassemblent les gens ».
tirer des images et s’exercer au métier. le jeune homme n’en perd pas une miette. Il s’ins- Car c’est bien un monde homosexuel disparu qui
Sunil Gupta se rend à Greenwich Village, plus pré- talle dans la rue et shoote quiconque attire son œil. vit dans ces images de Christopher Street, comme
cisément à Christopher Street. Le jeune homme, Parfois, il demande aux gens de poser. « J’avais dans les clichés que Tom Bianchi avait pris à la
homosexuel, a l’habitude des lieux, qui constituent 23 ans, s’amuse-t-il, il y avait trop d’hommes et pas même époque à Fire Island, haut lieu gay près de
alors, avec le quartier du Castro, à San Francisco, assez de temps. » Surtout, l’appareil photo permet New York, et qui ont connu un succès éditorial il
l’un des épicentres du mouvement gay alors au timide gamin « d’aller parler aux garçons ». y a quelques années. Un monde d’avant la tragé-
émergent. « Au milieu des années 1970, il y eut une Pendant des décennies, ses images ne seront pas die du sida, mais aussi d’avant les légalisations du
période bénie. Les émeutes de Stonewall, survenues exposées. Et pour cause : « J’étais pauvre, je mariage ou de l’adoption pour tous. Un monde
en 1969 dans le quartier, avaient ouvert la voie à n’avais pas les moyens de faire développer des où, des décennies avant toute notion de distancia-
une liberté inédite. Et le sida n’était pas encore là », tirages, seulement des planches contact. » Après tion sociale et de confinement, sortir dans la rue
se souvient-il aujourd’hui, ajoutant que « les ses études, Sunil Gupta déménage à Londres, où était déjà synonyme de liberté.
il vit et travaille aujourd’hui, ses œuvres mêlant
Cour tesy The Ar tist and Hales Galler y, Stephen Bulger Galler y and Vadehra Ar t Galler y. Sunil Gupta, DACS 2020

notamment les questions de l’homosexualité et


de l’identité indienne. Ses clichés de Christopher
Street sont longtemps restés confidentiels,
connus de quelques initiés. Jusqu’à ce que,
en 2018, un éditeur britannique, Stanley/Barker,
ne leur consacre un ouvrage, vite épuisé, et leur
redonne ainsi vie. Au début de l’année 2020, ces
photos ont été exposées au Barbican, à Londres,
dans le cadre d’une exposition sur le thème de la
masculinité, exposition qui devait se tenir cet été
pendant les Rencontres d’Arles et à l’automne au
Martin Gropius Bau, à Berlin.
Des événements évidemment aujourd’hui en
suspens à cause de la pandémie, mais qui
montrent l’intérêt de l’époque actuelle pour
cette « période bénie ». Une sorte d’antiquité du
mouvement gay qui connaît un écho à l’heure
d’Instagram ou de Pinterest, où les images de ces
moments d’insouciance sont largement parta-
gées. « Si ces photographies plaisent aux jeunes
aujourd’hui, c’est qu’il y avait, chez ces passants,
une forme de sincérité, tente d’expliquer Sunil
Gupta. Ils s’habillaient comme ils en avaient
envie. On croisait tous les styles possibles, des hip-
pies en flanelle, des employés de bureau en cos-
tume, des hommes habillés en ouvriers ou en

47
Cour tesy The Ar tist and Hales Galler y, Stephen Bulger Galler y and Vadehra Ar t Galler y. Sunil Gupta, DACS 2020

LE PORTFOLIO

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Cour tesy The Ar tist and Hales Galler y, Stephen Bulger Galler y and Vadehra Ar t Galler y. Sunil Gupta, DACS 2020
LE PORTFOLIO

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KIDDY SMILE
Le Dj et chanteur est l’invité du “Goût de M”, le podcast
de “M Le magazine du Monde”. Retrouvez tous
nos épisodes sur lemonde.fr et sur toutes les plateformes.
LE GOÛT

Des vases de la
collection Paradou,
du studio Datcha.

Le MAROC dans l’art du temps.


SOUVENT TAXÉ DE KITSCH ET D’EXOTISM E TOC, L’ARTISANAT MAROCAIN
REVIENT AU GOÛT DU JOUR AVEC DES CRÉATIONS MÊLANT SAVOIR-FAIRE
TRADITIONNEL ET ESTHÉTIQUE CONTEM PORAINE. LE FRUIT DE
Texte Marie GODFRAIN LA COLLABORATION ENTRE STUDIOS DE DESIGN ET ARTISANS LOCAUX.
Datcha

53
LE GOÛT

C ’ E ST U N D R Ô L E D E PA R CO U R S Q U E adapter leur production au goût actuel. Cette ayant autant à apprendre des artisans que l’in-
CELUI D’ISMAIL TAZI. Banquier d’affaires spécia- réflexion l’a mené, fin 2018, à cofonder Trame, verse. « Notre ancrage au Maroc est fort, car
lisé dans le développement, ce natif de Meknès une marque d’objets décoratifs imaginés par des l’artisanat y est resté très vivant, et les savoir-
qui vit entre la France et le Maroc a longtemps designers européens mais fabriqués au Maroc faire et techniques y sont nombreux », précise le
œuvré à l’équipement des villages marocains en – la patte locale se retrouve dans le choix des fondateur de Datcha, Mériadek Caraës, qui met
eau potable et en électricité. Contrairement à ce techniques de tissage ou l’à-plat de deux cou- un point d’honneur à utiliser « le large éventail
qu’il espérait, ces infrastructures n’ont pas sen- leurs opposées, comme c’est souvent le cas sur de matériaux et de savoir-faire disponibles sur
siblement amélioré le niveau de vie des habi- les tapis traditionnels marocains. place ». Le royaume chérifien est resté attaché à
tants : pour la plupart artisans et sans le sou, ils Comme Ismail Tazi, de plus en plus de jeunes son ­artisanat. « Au Maroc, c’est un secteur qui
n’avaient pas les moyens de payer leur facture. entrepreneurs et créateurs s’emploient à revalo- embauche. On remarque aussi qu’il est plus facile
Et pour cause, ils n’arrivaient pas à écouler leur riser les savoir-faire séculaires du pays, en déve- d’innover ou de tenter des nouvelles choses là-
marchandise. Jadis prisé des Européens, l’artisa- loppant un style hybride entre les lignes et les bas qu’ailleurs. On y est moins prisonnier des
nat marocain est devenu synonyme de kitsch, couleurs du Maghreb et la pureté contem­ traditions. Avec nos différents potiers, nous
voire d’exotisme au rabais : saladiers aux motifs poraine. Parmi eux, Caitlin et Samuel Dowe- avons pu tester des techniques a­ typiques, comme
baroques, poufs en cuir et lanternes en terre Sandes, les créateurs des carreaux de ciment l’émaillage à la bulle de savon, le dessin aux
cuite ajourée ne font plus rêver. « Autrefois, rap- Popham Design, installés à Marrakech, la desi- crayons d’oxydes… »
porter ces artefacts achetés au souk était le pri- gner Emmanuelle Roule, en résidence dans les Pour que le mariage soit heureux, il faut que les
vilège des rares voyageurs, analyse Andrea montagnes du Rif à l’invitation de Sumano, une échanges s’étalent sur le long terme, que les
Servert, coauteure de l’ouvrage The New association qui fait revivre la tradition artisanale artisans ne soient pas réduits à de simples sous-
Mediterranean (éd. Gestalten, 2019), consacré des femmes des tribus marocaines, ou encore traitants. « De nombreux designers viennent pas-
aux intérieurs à l’esthétique néoméditerra- Datcha, un studio parisien de création d’objets ser une semaine ou deux au Maroc et font fabri-
néenne. Avec le développement des liaisons modernes dessinés à Paris et fabriqués de l’autre quer leur projet par des gens qu’ils ne connaissent
aériennes, cette perception a changé. » côté de la Méditerranée. Tous se défendent de pas… Ils échouent systématiquement ! », avertit
Pour aider les artisans locaux à vivre de leurs pratiquer l’appropriation culturelle et reven- Laurence Leenaert. Fondatrice de la mar­
savoir-faire, Ismail Tazi s’est demandé comment diquent un dialogue d’égal à égal, les designers que  LRNCE, cette jeune Belge subjugue le
monde de la décoration avec ses tapis, coussins,
vases et plats aux dessins graphiques, entre figu-
ration et abstraction, lointains descendants de
Matisse. « Il y a cinq ans, je suis venue faire fabri-
quer des sacs et j’ai découvert la richesse de
l’artisanat marocain par le bouche-à-oreille »,
“Au Maroc, il est plus facile raconte-t-elle. Elle a notamment sympathisé
d’innover ou de tenter avec une famille de potiers de Marrakech, avec
qui elle a longtemps mangé le couscous avant
des nouvelles choses de dessiner sur leurs vases et de collaborer avec
qu’ailleurs. On y est moins eux sur des séries entières. « Ils m’ont ensuite
présenté un ami tisserand, avec qui j’ai dessiné
prisonnier des traditions.” un tapis pour ma maison puis toute une collec-
tion. » Aujourd’hui, LRNCE cartonne. La marque
Mériadek Caraës, cofondateur de Datcha est distribuée au Bon Marché et, signe impa-
rable de son succès, elle est beaucoup copiée…
Ce qui n’étonne pas Andrea Servert : « Après le
“hygge” danois, les gens ont envie d’une esthé-
tique artisanale, ensoleillée, imparfaite, faite de
couleurs saturées, de terre cuite, de céramiques et
de tapis épais », explique-t-elle.
Le système, vertueux, semble amené à se déve-
lopper au-delà des frontières marocaines.
Composé de deux designers, algérien et fran-
çais, le studio IBKKI a ainsi lancé une collection
de céramique rouge émaillée avec des artisans
de la région de Djurdjura. Le duo a été repéré
par Valentine Gauthier, la créatrice de mode qui
distribue la c­ ollection à Paris dans son espace
Holism. « Ces savoir-faire uniques méritent qu’un
designer s’y intéresse parce que c’est en les aidant
à évoluer que l’on respecte leur identité », estime-
t-elle. Comme Yves Saint Laurent, le couple
Pim Top. IBKKI. Laurence Leenaer t

Eames ou Alvar Aalto, qui, en leur temps, ont


popularisé l’artisanat de la région en y injectant
leur modernité.
TRAMEPARIS.COM
En haut à gauche, un plaid en laine à VALENTINEGAUTHIER.COM/RIVEGAUCHE.PHP
boulettes, tissé et brodé main à Fès, DATCHA.PARIS
dessiné par Maria Jeglinska pour EMMANUELLEROULE.COM
Trame. Ci-dessus, un vase IBKKI. LRNCE.COM
Ci-contre, sandales Zahara, de LRNCE. POPHAMDESIGN.COM

54
Weston Vintage,
à partir de 330 €
la paire. Service
disponible dans
les boutiques
parisiennes,
55, avenue des
Champs-Élysées
(Paris 8 e) et
243, rue
Saint-Honoré
(Paris 1 er).
westonvintage
.com

FÉTICHE Deuxième PIED. Longtemps, les hiérarchies de la mode étaient évidentes. Aux créateurs la noblesse d’in-
venter un produit neuf, capable de surprendre ; aux revendeurs le soin de le récupérer et de lui offrir une deuxième vie, en version
Stylisme : Laëtitia Leporcq

vintage. Mais l’aspiration à une consommation plus durable autorise désormais la seconde main à s’inviter au cœur même de la stratégie
des marques. Si J.M. Weston réparait déjà les paires de ses clients, le chausseur français propose, depuis janvier, Weston Vintage. Un
client peut rapporter ses mocassins ou bottines usés contre un bon d’achat (de 100 à 700 €, selon le modèle). Ressuscités à la manu-
facture de Limoges, quelquefois légèrement décorés, les souliers sont revendus à prix cassés. Une façon de s’ouvrir à une clientèle plus
modeste, de ne pas gaspiller des chaussures lorsqu’on peut les ranimer et de reconsidérer notre obsession pour la nouveauté.
Valentin PÉREZ — Collage Kalen HOLLOMON
LE GOÛT

LIBREMENT INSPIRÉ

Talent MONSTRE.
DES PERSONNAGES COLORÉS D’ANDRÉ BUTZER,
HEDI SLIMANE, DIRECTEUR ARTISTIQUE DE CELINE,
N’A CONSERVÉ QUE LES SILHOUETTES. SA RELEC-
TURE EN NOIR ET BLANC DE L’UNIVERS DU PEINTRE
ALLEMAND TISSE UN LIEN ENTRE ART ET MODE.

Butzer, qui avoue être un novice en


mode. « Monsieur Hedi fait preuve
d’une inspiration et d’un instinct
profonds par rapport à mon travail.
Il se l’est approprié d’une façon très
belle et, à mon sens, convaincante »,
gratifie l’artiste allemand installé à
Los Angeles. Slimane s’est concen-
tré sur les étranges personnages
figuratifs qui peuplent ces toiles
chargées à l’huile et à l’acrylique.
Leurs silhouettes sont reprises en
noir et blanc sur des polos, chaus-
sures, pièces de maroquinerie,
comme sur ce panier en raphia où
des fils de laine dessinent une drôle
de créature, récurrente chez
Butzer. Grands yeux noirs inquié-
RÉPUTÉ POUR SES COLLA- tants, forme sinueuse du visage…
BORATIONS avec la fine fleur du rock Un monstre ? Butzer y voit plutôt
mondial qui compose régulière- « le philosophe Parménide ou un
ment les bandes-son de ses défilés, autre Grec optimiste en jupe plis-
Hedi Slimane a, depuis son arrivée sée », ici ranimé. « On a la sensation
chez Celine en 2018, également pris que cette pièce a pu exister autrefois
soin de nouer des liens avec des et qu’elle revient désormais. »
plasticiens. Plutôt que les grands Valentin PÉREZ
noms de l’art si souvent associés au
luxe, il sélectionne des signatures PANIER EN RAPHIA BRODÉ DE LAINE,
exigeantes et appréciées des initiés. ANSES EN COTON TRESSÉ, CELINE, 590 €.
CELINE.COM
Pour le printemps-été 2020, sa col-
EXPOSITION « ANDRÉ BUTZER »,
lection masculine emprunte notam- PRÉVUE EN SEPTEMBRE
ment au travail du peintre André À LA GALERIE MAX HETZLER, À PARIS.

Cour toisie de lar tiste et Galerie Ma x Hetzler, Berlin | Paris | London,Taschen Collection
ÉLÉMENT DE LANGAGE La projection SONORE.
Comment donner l’illusion que le son arrive de tous les côtés, comme au cinéma, quand
on n’est équipé que d’une simple barre de son, logée sous la télé, alors qu’il faudrait
quatre enceintes de plus ? En y glissant de ­nombreux haut-parleurs, dont certains seront
chargés de faire rebondir les différentes pistes sonores sur les murs, de façon à ce
qu’elles reviennent aux oreilles du téléspectateur depuis des endroits distincts,
­donnant une ­sensation d’espace. C’est la technique employée par les redoutables barres
Yamaha MusicCast YSP-2700 ou Sennheiser Ambeo. Leur installation demande un peu
de travail : le fabricant fournit un micro qu’il faut ­placer au niveau du canapé, pour que
l’enceinte mène automatiquement ses tests acoustiques, et ajuste la ­projection sonore
en conséquence. Le résultat va de décevant – si la pièce est immense, tarabiscotée et
remplie de meubles –, à bluffant – si elle est rectangulaire, peu meublée, et que la télévision
est placée au milieu. On se ­rapproche alors d’un vrai son cinéma 5.1. Nicolas SIX
MUSICCAST YSP-2700, YAMAHA, 900 €. FR.YAMAHA.COM. AMBEO SOUNDBAR, SENNHEISER, 2 499 €. SENNHEISER.COM

56
De gauche à droite,
Paris-Riviera, Chanel, 113 €
les 125 ml. chanel.com
Gardénia Antigua,
Armani Privé, 160 € les
100 ml. armanibeauty.fr
Des clous pour une pelure,
Serge Lutens, 120 € les
100 ml. sergelutens.com
Granada Salvia,
Guerlain, 110 € les 125 ml.
guerlain.com

VARIATIONS Frais de GARDE. En 1955, Edmond Roudnitska crée pour Dior l’Eau Fraîche. Avec ses essences de citron et
Stylisme : Laëtitia Leporcq

de mandarine corsées d’un accord chypré, elle revisite la Cologne et donne son nom à une nouvelle catégorie de parfums légers et
décontractés, qui se portent en splash généreux. Aujourd’hui, les eaux s’émancipent de la domination des agrumes. Certaines jouent la
fraîcheur gourmande, comme la nouvelle Eau de Politesse de Serge Lutens et son orange amère piquée de clous de girofle et de noix de
muscade. L’Aqua Allegoria Granada Salvia de Guerlain convoque, elle, les fruits rouges acidulés. Quant à Gardénia Antigua de la collection
Les Eaux, chez Armani, elle privilégie le registre fleuri avec un gardénia lacté et solaire, tandis que la dernière Eau de Chanel, Paris-Riviera,
rend hommage à la Côte d’Azur des années 1920 en mêlant le néroli au jasmin. Claire DHOUAILLY — Collage Kalen HOLLOMON
DES NOUVELLES DE...

Thierry LANGLOIS,
tourneur.
LE PRINTEM PS S’ANNONÇAIT RICHE EN
ACTUALITÉS. EXPOSITIONS, OUVERTURES DE
BOUTIQUES, CHANTIERS, BEAUCOUP ONT DÛ
­S ’ADAPTER. LE PATRON D’UNI-T PRODUCTION, EN
CHARGE DES ­TOURNÉES D’ARTISTES COM M E
IZÏA OU POMME, A DÉCHANTÉ AVEC L’ANNULATION
DES FESTIVALS. IL TENTE D’IMAGINER L’APRÈS.

Texte Pascaline POTDEVIN

SON PROGRAMME, CET ÉTÉ, nouveaux concerts. Quand c’est l’in- rencontrent, ont davantage de Uni-T, de son côté, n’a plus de ren-
ÉTAIT DÉJÀ BOUCLÉ : comme chaque verse, ça rend fou. » Au début de la public. Après six à huit mois passés trées d’argent depuis le début du
année, il devait enchaîner plusieurs pandémie, alors que la jauge des dans la noirceur des salles, ça pétille, confinement. Les dépenses, elles,
festivals, y découvrir de nouveaux salles se réduisait comme peau de tout le monde attend ça. Quand les continuent, du loyer au paiement
artistes et retrouver, entre deux chagrin, il a essayé de contourner annulations se sont succédé, j’ai des dix salariés de l’entreprise, qui
bières et trois concerts, les collè- l’obstacle : « Quand il a été impos- retrouvé certains artistes en détresse. réorganisent les plannings et ne
gues qu’il ne fait d’habitude que sible de réunir plus de 1 000 per- On essaie de rester positifs, d’avan- peuvent pas tous être mis au chô-
croiser. Mais depuis le début de la sonnes, on a divisé le public de cer. Mais on sent dans les regards et mage partiel. En passant par les
crise due au coronavirus, Thierry quelques concerts et fait deux spec- les conversations qu’on construit sur acomptes à rembourser : comme
Langlois, confiné avec sa famille et tacles au lieu d’un. Il y avait un petit du sable. » Qu’ils débutent ou aient dans de nombreux domaines, les
son chien dans sa maison du esprit gaulois, à vouloir dépasser les déjà une carrière établie, tous, selon assurances sont parfois réticentes.
Perreux-sur-Marne (Val-de-Marne), limites qui nous étaient posées. Mais lui, pâtiront de la situation. A for- Quant aux mesures annoncées par
raye peu à peu les événements aux- on a très vite abandonné parce tiori les plus jeunes, qui, au moment l’État, elles restent, aux yeux de
quels il avait prévu de participer. À qu’on a pris conscience que l’on fai- d’une éventuelle reprise des Thierry Langlois, de l’ordre de la
la tête d’Uni-T production, qui sait prendre des risques aux gens, concerts en septembre, se retrouve- communication : « On ne se sent pas
Christophe Crenel. Lisa Miquet/Hans Lucas

monte les tournées de nombreux que ce n’était pas citoyen. De toute ront face à ceux qui prévoyaient de très soutenus par notre ministère de
jeunes artistes français et interna- façon, les jauges ont été ensuite bais- se lancer à la rentrée. Si véritable tutelle. Je comprends qu’au début,
tionaux, comme Izïa, Pomme ou sées à 100 personnes, puis les rentrée il y a : « On commence à dans la panique, il ait été pris de
Thylacine, son activité est à l’arrêt. concerts annulés. » comprendre que nous allons être les court. Mais le fonds de secours d’ur-
Mais d’annulations en reports de Ensuite, ce sont les festivals qui sont derniers à reprendre, parce que nous gence [à la musique et aux variétés]
dates, ses journées restent char- tombés. Et avec eux, le moral des ne sommes pas un produit de pre- créé par le Centre national de la
gées : « C’est du 9 heures-21 heures artistes  : « Dès qu’on monte une mière nécessité. Ce qui reste à prou- musique, de 11,5 millions d’euros
non-stop. Notre métier, c’est d’être tournée, les discussions tournent vite ver : quand les régions n’auront plus plafonné à 8 000 euros par entre-
productifs, positifs, d’annoncer tou- autour des festivals. C’est un moment de salles à remplir, il y aura aussi un prise, paraît disproportionné par
jours de nouvelles choses, de essentiel, où les musiciens se problème économique. » rapport à ce qu’on vit chaque jour. »
LE GOÛT

Thierry Langlois
(en 2018), qui gère
les tournées de
Pomme (ici, en
février à La Cigale),
mise sur « un été
2021 exposif ».

“Remettre des productions en route du jour au lendemain. L’onde de


choc pour la culture va durer très
Solide, Thierry Langlois dort bien.
Mais il lui arrive de se laisser gagner,
ne se fera pas du jour au lendemain. longtemps. Et mettre en péril les en fin de semaine, par un coup de
L’onde de choc pour la culture va durer structures plus fragiles, composées
de deux ou trois personnes, qui
déprime ou un brin d’anxiété. Alors
il joue au Scrabble ou au Mölkky
très longtemps. Et mettre en péril ­forment le tissu des tourneurs avec ses enfants, navigue au gré des
les structures plus fragiles, composées français. »
En attendant, Thierry Langlois rêve
playlists des sites de streaming : il a
aimé le dernier album de Caribou,
de deux ou trois personnes, qui forment du jour où il pourra retourner voir celui de la jeune Française Louise
le tissu des tourneurs français.” un concert. Il sait bien lequel pour-
rait être le premier : Izïa, le 11 sep-
Verneuil. Et surtout, pense à l’après :
« Tous les festivals qui annulent
Thierry Langlois tembre, au Paloma à Nîmes. reprogramment déjà les mêmes
Pendant le confinement, il ne artistes, ce qui me semble assez juste,
regarde pas ou peu de lives en à la fois pour eux et pour le public,
vidéo, même s’il se réjouit de la qui ne sera pas laissé pour compte
visibilité qu’ils offrent aux artistes. en 2021. Humainement, ça rassure,
Le tourneur ne commentera même reprendront. Progressivement  : « Un concert, ça reste une commu- c’est important. Et ça peut donner
pas la déclaration de Franck Riester « Les secteurs du tourisme ou de la nion. Notre métier, c’est la réunion, quelque chose d’assez explosif l’été
au Sénat, le 16 avril, selon laquelle restauration pourront rouvrir dès le plaisir partagé. L’émotion se joue prochain. »
« de petits festivals de 50 personnes qu’on leur en donnera l’autorisation, à très peu de choses avec un artiste
et un musicien » seraient envisa- à condition de respecter les mesures sur scène. L’étincelle qui met le feu
geables : « À ce niveau-là de respon- d’hygiène. J’ai un ami coiffeur, dont peut tenir à un regard. Comment va-
sabilité, je ne comprends même pas les clients prennent déjà rendez-vous t-on envisager des concerts de rock
qu’on puisse prononcer ce genre de après le 11 mai. Mais remettre des ou d’électro avec des masques, des
phrases. » Il  le sait, les concerts productions en route ne se fera pas distances de sécurité ? »

59
LE GOÛT

TÊTE CHERCHEUSE

Kaitlyn Aurelia SMITH,


phénomène d’hypnose.
LA SOLITUDE, KAITLYN danse et l’écoute interne pour
AURELIA SMITH L’A PRATIQUÉE aller mieux : yeux fermés, oreilles
LONGTEMPS. Née sur l’île Orcas, bouchées, j’étais attentive aux
située à l’extrême nord-ouest sons qui provenaient de mon
des États-Unis, elle a grandi corps, aux émotions qu’ils pro-
près de criques froides, de voquaient. Je traduisais ensuite
­c ollines douces… et  d’un ces dernières en musique. » Et en
Buchla 100, un instrument élec- un hymne radieux à la cons­
tronique aux faux airs de cience de soi, parfois trans-
tableau de bord, capable d’évo- cendé par des chœurs mutants,
quer aussi bien le murmure des presque surnaturels.
robots que le chant des oiseaux. Après avoir enregistré à Los
« Un voisin me l’a prêté pendant Angeles, Kaitlyn Aurelia Smith
un an en 2011, et c’est ainsi que s’apprêtait à partir en tournée
les synthétiseurs modulaires sont mondiale quand la pandémie
arrivés dans ma vie. Ils étaient due au coronavirus a éclaté.
comme de nouveaux amis à qui Dommage : ses concerts tiennent
je demandais : “Que se passe-t-il de l’expérience du troisième
si je fais ceci ? Si j’appuie là ?” Au type, plongeant le public dans
fil du temps, j’ai appris leur lan- un état quasi hypnotique. « J’ai
gage, comment travailler avec fait des live en vidéo pendant le
eux. » Elle a publié quatre confinement : ça ne change pas
albums, dont The Tide: Music grand-chose pour moi, mais le
for Medi­tation and Yoga, lien avec l’auditeur est dégradé.
en 2018, dédié à sa mère profes- C’est là que quelque chose doit se
seur de yoga, dont Kaitlyn est réinventer. C’est à cela que je tra-
également adepte. C’est d’ail- vaille en ce moment. » Pour en
leurs sa relation physique à la finir définitivement avec l’isole-
musique qui lui a inspiré son ment. Pascaline POTDEVIN
nouveau disque, The Mosaic of
THE MOSAIC OF TRANSFORMATION,
Transformation. « Après avoir DE KAITLYN AURELIA SMITH
été très malade, j’ai pratiqué la (WESTERN VINYL).

RÉÉDITION HEURES de gloire.


Autour de 1943, la maison horlogère Audemars Piguet a produit
six exemplaires de la montre Réf. 1533, un chronographe à boîte en or rose
et acier, cornes ­papillon et cadran couleur or rose. Quatre-vingts ans plus tard,
les chronographes des années 1940 sont devenus une mine d’or
dans le secteur de la montre ancienne, des stars aux enchères. C’est donc, sans
doute, pour séduire les collectionneurs que la marque propose la [Re]Master01,
Audemars Piguet. Chantal Anderson

un modèle au look très proche de l’original, mais avec un mouvement de


chronographe automatique contemporain et un diamètre agrandi qui correspond
aux goûts d’aujourd’hui. En parlant de « remaster » plutôt que de « réédition »,
la maison cherche à affirmer une singularité, le terme faisant référence
à la restauration des pellicules de films de cinéma. David CHOKRON
AUDEMARS PIGUET [RE]MASTER01. BOÎTE EN ACIER ET OR ROSE DE 40 MM.
MOUVEMENT À REMONTAGE AUTOMATIQUE AVEC HEURES, MINUTES, SECONDES,
CHRONOGRAPHE. PRIX SUR DEMANDE. AUDEMARSPIGUET.COM

60
LE GOÛT

À L’ORIGINE Employés 2

à
DOMICILE. 3

TOUTES LES TENDANCES


ONT UNE HISTOIRE. QU’ELLE
SOIT GRANDE OU PETITE, “M”
S’AM USE À LA RACONTER
À SA FAÇON. CETTE SEMAINE,
LES SLIPPERS.

Texte Gonzague DUPLEIX


Stylisme Laetitia LEPORCQ
Images Camille DURAND

62
6

(1) Pantoufles Cosy BB en cuir lisse et finition en laiton, Balenciaga, 550 €. balenciaga.com (2) Souliers en agneau, Longchamp, 340 €. longchamp.com
(3) Chaussons en veau velours, Charvet sur Net-a-Porter, 350 €. net-a-porter.com (4) Slippers en toile GG, Gucci, 575 €. gucci.com (5) Chaussons en laine, Camper,
70 €. camper.com (6) Chaussures Holly en mouton retourné et cuir, Coach, 250 €. fr.coach.com (7) Sabots boston en suède, Birkenstock, 100 €. birkenstock.com

LE TERME “SLIPPERS” DÉSIGNE UNE CHAUSSURE D’INTÉ- Rien, à part Michel Houellebecq en curiste dans le film Thalasso
RIEUR TOUT CONFORT qui s’enfile sans peine et se porte à l’abri des (de Guillaume Nicloux, 2019), ne vient écorner cette image,
jugements et des regards interrogateurs. Mule, claquette, chausson ou si peu. Parmi toutes, l’illustration la plus emblématique de cette
d’hôtel ou fantaisie, charentaise, espadrilles, tout ce qui apporte immunité reste sans nul doute celle de Hugh Hefner, fondateur du
au pied détente et réconfort entre dans cette catégorie fourre-tout. magazine Playboy et théoricien d’un nouveau modèle de mascu-
Très populaire sur Instagram, avec 2,5 millions de publications, linité émancipée tel que le philosophe Paul B. Preciado le déve-
elle ne résiste plus désormais à ce que le théoricien américain loppe brillamment dans son essai Pornotopie (éd. Climats, 2011).
Bernard E. Harcourt nomme la société d’exposition. Pour les femmes, en revanche, tout se complique. La pantoufle
L’imaginaire lié à la chaussure d’intérieur est peuplé d’hommes de Cendrillon, les mules chez Fragonard ou celles de l’Olympia
aux positions surplombantes. Prince consort, dandy, poète, grand de Manet, les pin-up Playboy… renvoient à cette idée difficile à
écrivain, dramaturge, philosophe des Lumières, prodige de la déboulonner que la vie domestique est affaire de devoirs, et
musique classique, star d’Hollywood, grand serviteur de l’État toute sophistication une invite charnelle supplémentaire. Il fau-
passé dans le privé, éternel séducteur, fondateur d’un réseau dra attendre plusieurs scandales et l’avènement d’une génération
social, légende du sport, star du rap, oisif magnifique (The Big de femmes libérées pour entreprendre une remise à plat. Et c’est
Lebowski, alias le « Dude »), chef de famille, mari éreinté par une à l’extérieur que la chaussure d’intérieur montre son meilleur
journée de bureau attendant le repas du soir : des siècles que profil : certes, c’est une mode (des Birkenstock aux slippers de
toutes ces figures archétypales en font l’instrument de leur flegme luxe fourrés), mais aussi le signe plus pérenne d’une nou-
et de leur tranquillité. velle grâce, nonchalante, et d’une féminité enfin ­réinventée.
LE GOÛT

PREMIERS DE TABLÉE

Le QUINZIÈME.
LES RESTAURANTS SONT, JUSQU’À NOUVEL
ORDRE, FERMÉS. L’OCCASION DE RÉFLÉCHIR
À CE QUI FAIT LA GASTRONOM IE D’AU-
JOURD’HUI. ET DE RETOURNER SUR
LES TRACES DE CEUX QUI ONT SU CASSER
LES CODES. AVEC LE QUINZIÈM E, CYRIL
LIGNAC A PROUVÉ QU’UN RESTAURANT
Texte Marie ALINE ÉTOILÉ POUVAIT NAÎTRE DE LA TÉLÉRÉALITÉ.

EN 2005, LA FRANCE DÉCOUVRE ENCORE LA TÉLÉ-RÉALITÉ. émissions culinaires très populaires (« Top chef », « MasterChef »,
Subjugués par Loana, captivés par « Vis ma vie », les téléspecta- « Le Meilleur Pâtissier »…). « C’est un accélérateur de carrière indé-
teurs voient arriver « Oui Chef ! » sans se douter de l’impact que niable, reconnaît Stéphanie Le Quellec, gagnante de la saison 2
cette émission aura sur la gastronomie hexagonale. Le principe est de « Top Chef » en 2011 et actuelle cheffe de La Scène (deux
simple : M6 accompagne un cuisinier (Cyril Lignac) dans la créa- étoiles au Michelin). Mais les gens de la profession occultent com-
tion de son restaurant (Le Quinzième), de la recherche du lieu à plètement qu’on a eu un apprentissage, un début de carrière avant
l’ouverture. Ce sera le premier restaurant français né de la la télé. Il faut gagner sa légitimité. » La façon qu’a eue Lignac de
télé-réalité. gagner la sienne, en même temps qu’il utilisait la télévision pour
Cyril Lignac a 26 ans, il est grand, fin, ultradynamique, une mouche booster ses restaurants a fait école – Romain Tischenko, Florent
sous la lèvre inférieure, et un regard de gentil. Son accent aveyron- Ladeyn ou encore Jean Imbert ne seraient pas arrivés là où ils
nais chanté par une voix toujours au bord de la mue atténue les sont sans l’expérience Lignac.
directives parfois abruptes qu’il distribue à ses apprentis devant la Aujourd’hui à la tête de plusieurs restaurants parisiens, de pâtis-
caméra. Première émission culinaire à être diffusée en prime time, series, d’une chocolaterie et d’un bar, mais aussi d’une boîte de
« Oui Chef ! » réunit 4 millions de téléspectateurs par épisode – un production d’émissions culinaires, il reste pourtant un loup soli-
carton. Alors que l’on commence à le reconnaître dans la rue, taire. Ceux que l’on pourrait qualifier de « disciples » lui sont res-
Lignac n’a qu’une idée en tête : prouver que son restaurant est tés fidèles, à l’instar d’Aude Rambour, sa cheffe exécutive, ou de
encore plus parfait en vrai qu’à l’écran. Pour ce faire, il propose Benoît Couvrand, son chef pâtissier. Ses autres collaborateurs,
une cuisine rassurante avec une touche d’audace : tartare de dau- passés dans les cuisines du Quinzième mais aussi du Chardenoux,
rade à la mangue, filet de bœuf aux tomates confites, burger de d’Aux prés ou du Bar des prés, sont libres d’aller et venir. À l’in-
poulet gratiné à la mozza. La pression est au maximum. Elle le verse d’un Alain Ducasse ou d’un Yannick Alléno qui monte des
restera pendant des années, même après l’obtention d’une étoile écuries de cuisiniers pour les dispatcher dans leurs restaurants,
au Michelin. Dans son livre Histoires de goût (1), il confie qu’à Cyril Lignac trouve ce système archaïque. « Les collaborateurs ne
l’époque, il n’avait « pas mesuré la défiance de la profession vis-à-vis m’appartiennent surtout pas. Dans mon propre parcours, j’ai tou-
de la télévision. (…) “Oui Chef !” était en train de dresser un mur jours fait comme je sentais. Je leur souhaite de travailler selon leurs
entre une bonne partie des chefs étoilés, qui estimaient que la télé- convictions. » Un principe de vie qu’il s’est appliqué à lui-même
vision dévoyait le métier, et moi. » Mais il ne regrette rien : « Quand lorsque l’an dernier, il a renoncé à l’étoile Michelin en fermant
je vois que la télé a créé des vocations de cuisiniers, de boulangers, Le Quinzième pour y ouvrir Ischia, une brasserie à l’italienne,
Le Quinzième

de pâtissiers ; que notre profession n’est plus une voie de garage, courant 2020.
mais est devenue sexy, je suis content d’avoir essuyé les plâtres. » (1) ÉCRIT AVEC NOTRE CONSŒUR DU MONDE ELVIRE VON BARDELEBEN,
Depuis « Oui Chef ! », la télévision a produit de nombreuses ÉD. ROBERT LAFFONT, 2020.

64
SUR TOUS VOS ÉCRANS

“Héros à VENDRE” en grande dépression. Texte Samuel


BLUMENFELD

UNE SCÈNE OÙ DES EMPLOYÉS AU CHÔMAGE AFFRONTENT entreprise. Enfin, envoyé sur les routes pendant la plus violente
LA POLICE pour protester contre la suppression de leur emploi, dépression de l’histoire de son pays, il se retrouve à mendier sous
comme dans Héros à vendre (1933), de William Wellman, semble la pluie, devant une pancarte où est écrit : « Nous ne pouvons nous
impensable dans le cinéma américain. Même si cela pourrait chan- occuper de vous, nous n’arrivons déjà pas à nourrir les nôtres. »
ger, avec plus d’un quart de la population active aujourd’hui au Tourné en quelques semaines, dans l’économie de fortune seyante
chômage aux États-Unis, à la suite du confinement pour cause de à ce pamphlet politique, signé par un réalisateur pourtant guère
pandémie, une donnée qui finira bien par trouver sa traduction connu pour son engagement à gauche, Héros à vendre possède la
sur un écran. En 1933, William Wellman abordait, avec Héros à force du reportage. Le revoir aujourd’hui, c’est aussi comprendre
vendre, la catastrophe économique provoquée par la crise de 1929 qu’il n’est pas que le reflet d’une époque.
de manière frontale, avec son lot de violence et de misère. HÉROS À VENDRE (1 H 16), ÉDITÉ EN DVD CHEZ WARNER.
Plusieurs raisons expliquent l’audace d’un pareil film, dont la pro-
duction deviendrait impossible dès le milieu des années 1930. Le
fameux code Hays, sorte de guide d’autocensure destiné aux stu-
dios et visant non seulement la représentation des rapports sexuels
mais aussi les commentaires politiques dans les films, ne serait
appliqué qu’en 1934, quatre ans après sa rédaction effective.
En 1933, Héros à vendre y échappe donc. Par ailleurs, le film est
produit par la Warner : ce studio relativement modeste comparé
à ses concurrents Universal ou MGM s’était spécialisé dans la pro-
duction de films sociaux, à l’attention expresse d’un spectateur
prolétaire à même de se reconnaître dans des films mettant en
scène les inégalités sociales.
Il fallait d’évidence un vétéran de la première guerre mondiale
comme William Wellman pour filmer de manière aussi sèche et
réaliste le prologue du film où, avant de sortir de sa tranchée, le
personnage principal, fantassin de l’armée américaine, entend son
supérieur dire à d’autres officiers : « Je prends une dizaine d’hommes,
je ne peux pas me permettre d’en perdre davantage. » Le cynisme
est d’évidence la marque de ce film d’une inhabituelle noirceur. Le
premier rôle, incarné par Richard Barthelmess, l’une des rares
vedettes du muet à avoir gardé son statut après l’arrivée du par-
lant, perd son titre de héros de guerre au profit de son supérieur,
pourtant d’une lâcheté congénitale, mais fils de banquier et d’une
L’errance d’une des
extraction sociale supérieure. multiples victimes
Quand il contracte une addiction à la morphine à la suite d’une du chômage dû
grave blessure au combat, l’ancien soldat ne trouve aucun médecin à la crise de 1929
(avec Richard
pour traiter sa dépendance. Devenu employé dans une blanchis- Barthelmess,
serie, il fait face aux forces de police faisant la chasse aux rouges, au centre).
c’est-à-dire à toutes les formes de syndicalisme dans une

VU SUR LE NET Dandy SOLIDAIRE.


Photos de Karim Sadli ou Pierre-Ange Carlotti, billets de Marc Beaugé (chroniqueur de M)…
Sur son site Internet ou sur Instagram, De Fursac ne manque pas de style. La marque française
de vêtements pour homme a aussi su s’adapter au contexte et rester chic en offrant par exemple
le mois dernier 8 000 mètres de tissus, de rubans et d’élastiques au conseil départemental de la
Creuse (qui a vu naître la griffe) et à l’association creusoise Les Couturières du 23 pour fabriquer
surblouses et masques. Sur Instagram et dans une newsletter, elle donne également depuis le
début du confinement de bons conseils pour conserver plus longtemps ses vêtements préférés.
Prod DB. Romain Laprade

Les vrais dandys doivent savoir tout cela, mais il n’est pas inutile de rappeler qu’il faut laisser
reposer son costume au moins deux jours avant de le porter à nouveau, que les cintres en fer des
pressings cassent la tête de manche, que la maille se presse mais ne se tord pas quand on la lave
à la main, que la laine et le cachemire abhorrent l’adoucissant ou qu’on dénoue à l’envers sa cravate
pour la retirer sans tirer sur la petite partie du nœud… Caroline ROUSSEAU
DEFURSAC.FR
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Cr ystal Dynamics/Prod DB. Maria Mavropoulou/The New York Times/REDUX-REA. Jacques Sierpinski/Saif
images. Sepia Times/Universal Images Group/Getty Images. Dana Smillie/ Dalle. Prod DB/ EMI Films. Libretto
LE GOÛT

VOYAGE IMMOBILE À… LOUXOR.


EN ATTENDANT DES JOURS M EILLEURS, IL EST POSSIBLE DE
DÉCOUVRIR LE MONDE SANS QUITTER SA CHAM BRE… À DEUX PAS
DES TEM PLES DE KARNAK ET DES TOM BEAUX DE LA VALLÉE
DES ROIS, LA CITÉ ­É GYPTIENNE EST CHARGÉE D’HISTOIRES.

Texte Pascale DESCLOS

1 – SE GLISSER DANS LA PEAU DE LARA CROFT séchées dans 500 ml d’eau bouillante pendant 6 – TROUVER LE COUPABLE DE “MORT SUR LE NIL”
L’archéologue Lara Croft a trouvé dans la vallée cinq à dix minutes, puis laisser refroidir. Servie Agatha Christie avait écrit son roman dans une
des Rois la tombe du dieu Seth à tête de chacal, glacée et souvent sucrée, accompagnée de suite de l’hôtel Old Cataract, à Assouan, en 1933.
maître du tonnerre et de la foudre, et a retiré feuilles de menthe ou d’une tranche de citron, Son compatriote réalisateur John Guillermin a
l’amulette sacrée qui scellait son sarcophage. cette tisane acidulée et sans caféine est indiquée tourné en décors naturels le film du même nom,
Mais a-t-elle bien fait ? Car elle a ainsi libéré le pour lutter contre la déshydratation ou les sorti en  1978. Une poignée de happy few
dieu des ténèbres, qui a pris possession du corps infections urinaires. D’après les manuels de embarquent pour une croisière sur le Nil. Tout se
de son ancien professeur Werner Von Croy… botanique, elle serait aussi diurétique, tonique, passe merveilleusement jusqu’à l’assassinat de la
Quatrième épisode du jeu vidéo Tomb Raider, drainante et amincissante. Idéale pour un prin- riche héritière. Qui a commis le meurtre ? Peter
La Révélation finale est considéré comme le meil- temps confiné. Ustinov, alias Hercule Poirot, mène l’enquête en
leur de la série pour les décors en 3D, la fluidité costume trois pièces et nœud papillon, pendant
des mouvements et les sons immersifs. En jouant, 4 – DÉJOUER LES SUPERSTITIONS que défilent les images d’une Égypte rêvée, à
les retrogameurs explorent la vallée des Rois en Les scarabées en stéatite que l’on chine au souk de peine sortie de l’Empire colonial britannique :
Land Rover, franchissent le Nil à toute allure Louxor sont plus que des porte-bonheur. Dans coursives élégantes, couchers de soleil sur le
et déchiffrent les hiéroglyphes des temples de l’Égypte antique, le Scarabaeus sacer, aussi connu fleuve, souk de Louxor et temple de Karnak. Au
Karnak, à Louxor. sous le nom de bousier, était un symbole de bout de l’allée des sphinx à têtes de bélier, les
TOMB RAIDER. LA RÉVÉLATION FINALE, CORE DESIGN, 1999 renaissance. Son nom, Kheper, signifiait « se trans- personnages s’égayent entre les 134 colonnes de
former », et il incarnait le dieu soleil du matin, la salle hypostyle. Quand soudain…
2 – VISITER LA TOMBE DE SÉTHI 1 er poussant son disque à l’horizon. Des sculptures MORT SUR LE NIL, 2,99 € LA LOCATION DE
À quinze minutes de Louxor, dans la vallée des colossales le représentaient dans les temples, QUARANTE-HUIT HEURES SUR UNIVERSCINE.COM
Rois, la tombe du pharaon Séthi Ier fut découverte il figurait sur les peintures des tombes et des amu-
en 1817. Elle s’enfonce par un long corridor à lettes à son effigie étaient placées dans les sarco- 7 – (RE)LIRE “UN HIVER SUR LE NIL”
137  mètres sous la montagne thébaine et ne phages. De même que le scarabée, qui façonne et Hiver 1849. Deux jeunes gens, une Anglaise et
s’ouvre qu’à de rares visiteurs… On peut la décou- enterre des boules d’excréments pour y pondre un  Français, débarquent du vapeur reliant
vrir de chez soi, grâce à la visite virtuelle proposée ses larves, les Égyptiens devaient à leur mort rede- Alexandrie au Caire. Ils auraient pu se rencontrer,
par Tito Dupret, un réalisateur belge qui docu- venir nymphes, donc momies, pour préparer leur mais non : chacun de leur côté, ils vont descendre
mente en panophotographie les sites du résurrection solaire. le Nil en dahabieh jusqu’à Abou Simbel. Elle, c’est
Patrimoine mondial de l’Unesco. Son parcours, Florence Nightingale, l’infirmière qui se distin-
commenté, mène en un peu moins de qua- 5 – REVIVRE LA RÉVOLUTION EN MUSIQUE guera en 1855 en organisant le secours des bles-
rante minutes jusqu’à la chambre funéraire du Propulsé sur le devant de la scène pendant l’occu- sés de la guerre de Crimée. Lui, c’est Gustave
pharaon… Au fil des salles ornées de reliefs et gra- pation de la place Tahrir, en janvier 2011, le groupe Flaubert. En historien, le journaliste britannique
vées de formules magiques, le spectateur suit Cairokee a fait vibrer la jeunesse égyptienne et Anthony Sattin a puisé dans leurs lettres et jour-
Séthi Ier, assimilé au dieu Ré, dans son périlleux celle du monde entier avec son tube chanté en naux de voyage pour raconter leurs destins paral-
voyage post mortem à travers le monde arabe Sout al Horeya, « La voix de la liberté ». lèles, dans une Égypte s’ouvrant tout juste au
souterrain. Depuis la chute de Hosni Moubarak, Amir Eid tourisme. À Louxor, Florence Nightingale trouve
« VISITE VIRTUELLE DE LA TOMBE DE SÉTHI  I (KV17) »
er (voix et guitare) et ses quatre compagnons ont sa vocation d’infirmière au petit temple de
SUR YOUTUBE.COM sorti plusieurs albums, dont Noaata Beiding, Séthi Ier, sur la rive droite du Nil. Flaubert campe
en 2017, et The Ugly Ducklings, l’an dernier. Leurs sous les colonnes de Karnak et, allongé sous les
3 – SE RAFRAÎCHIR AVEC UN KARKADÉ GLACÉ
mélodies rock aux tonalités orientales et leurs étoiles, s’interroge sur la nécessité d’écrire.
Plante de la famille des malvacées, comme le
textes engagés collent aux problèmes sociopoli- UN HIVER SUR LE NIL, D’ANTHONY SATTIN,
coton, l’Hibiscus sabdariffa entre dans la com-
tiques de l’Égypte d’aujourd’hui. Et, malgré le LIBRETTO, 336 P., 10 €.
position du karkadé (ou bissap), une boisson
retour de l’autoritarisme, ce groupe continue
rafraîchissante très populaire à Louxor et dans
­d’incarner les espoirs de changement.
le sud de l’Égypte. Pour la préparer, laisser infu-
ser deux cuillèrées à soupe de fleurs d’hibiscus CAIROKEE.COM

67
LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR

LYNE WANG A FONDÉ LA BOUTIQUE TERRE DE CHINE, POUR FAIRE DÉCOUVRIR LES
THÉ Deum.
THÉS, NATURELS ET SUBTILS, QU’ELLE BUVAIT DANS SON ENFANCE, À SHANGHAÏ. LORS
DE SES VOYAGES DANS DES RÉGIONS RECULÉES DE CHINE, IL LUI ARRIVE DE TROUVER
DES ŒUFS AU THÉ, SOUVENIRS DE TEMPS HEUREUX AVEC SES GRANDS-PARENTS.

de la Chine. Nous avons décidé de faire découvrir L’ŒUF AU THÉ


notre pays à travers son artisanat, sa culture et DE LYNE WANG
son histoire, et d’ouvrir une boutique près de
Beaubourg, nommée Terre de Chine. Nous y ser- POUR 4 PERSONNES
vions également du thé, et j’ai commencé à me 8 œufs, 10 g de thé rouge
(Keemun Mao Feng) ou de
plonger dans le sujet. thé noir, 1 bâton de cannelle,
Au début, je n’y connaissais pas grand-chose 2 anis étoilés, 1 c. à c. de
– pas plus qu’à la médecine chinoise, qui est poivre sichuan (pour les
amateurs de piquant), 1 c. à s.
étroitement liée à l’alimentation. Nous achetions de sauce soja, 1 c. à c. de sel
nos thés chez Dammann Frères et autres fournis-
LA PRÉPARATION
seurs du genre. Un jour, le propriétaire d’une Porter de l’eau à ébullition
marque bien connue m’a fait visiter son labora- dans une casserole, y plonger
toire et j’ai vu tous les arômes artificiels utilisés délicatement les œufs, cuire
pendant 8 minutes. Passer
pour parfumer les thés. Je me suis rendu compte les œufs sous l’eau froide
que cela ne correspondait en rien à ce que je vou- pour les rafraîchir. Avec le
lais faire, ni à l’idée que j’avais du thé – celui, dos d’une petite cuillère,
tapoter sur toute la surface
naturel et subtil, que je buvais dans mon enfance. pour faire apparaître un
Nous avons décidé d’aller chercher des grands réseau de fissures sur la
coquille, sans les écaler.
crus sur le terrain, et de ne travailler qu’avec des Plonger les œufs dans un
producteurs indépendants et authentiques. Tous récipient d’eau froide
Texte Camille LABRO les ans, je pars à la rencontre de ces artisans for- pendant 10 minutes.
Dans une grande casserole,
Photos Julie BALAGUÉ midables dans les régions les plus reculées de mettre le thé, la sauce soja,
Chine. Parfois, dans ces petits villages de cam- les épices et le sel. Verser de
pagne et de montagne, je trouve encore un œuf l’eau froide et bien mélanger.
Ajouter les œufs et rajouter
LA P REMIÈRE FOIS QUE J’AI QUITTÉ SHANGHAÏ, c’était au thé. Cet œuf, c’est quelque chose de simple,
de l’eau s’ils ne sont pas
pour aller à Paris. J’avais 25 ans, je terminais mes études de méde- de très beau et de très symbolique aussi. Il repré- totalement recouverts.
cine (occidentale) et il me fallait partir coûte que coûte. Fuir mes sente toute la culture ancestrale chinoise, les tra- Porter à ébullition, réduire
à feu très doux et laisser
parents et leur carcan. Leur éducation était si stricte que jusqu’à ditions populaires, et mon enfance lointaine. mijoter pendant 2 heures.
24 ans, je n’ai pas eu le droit de passer plus d’une journée hors du TERREDECHINE.COM Laisser les œufs refroidir
foyer. Quand je sortais, je devais être rentrée avant 20 heures, sans dans la casserole.
Déguster seul, en snack
quoi je passais la nuit sur le palier. Le dimanche, mon frère, ma ou avec des légumes,
sœur et moi étions enfermés dans une pièce pour finir nos devoirs une salade, une soupe…
– c’était la condition pour pouvoir manger. Je ne me rappelle pas
avoir jamais vu mes parents sourire. L’un de nos seuls plaisirs,
c’était d’aller nous promener avec nos grands-parents, pour ache-
ter et grignoter des œufs au thé dans la rue. À l’époque, Shanghaï
comptait encore de nombreuses maisons en bois et ruelles pavées,
on trouvait des œufs au thé à tous les coins de rue et dans les
marchés, c’était un snack populaire vendu par des vieilles dames
pour caler les petites faims. Maintenant, c’est une mégalopole
aseptisée, les gratte-ciel modernes ont remplacé les baraques tra-
ditionnelles, il n’y a plus ni marché ni œufs au thé.
Je n’ai pas vraiment choisi où fuir : quand une amie m’a proposé
de partir en France avec elle, je me suis précipitée. Je ne parlais pas
un mot de français, je n’avais pas d’argent, mon diplôme chinois
n’était pas reconnu ici. J’ai commencé à faire des petits boulots à
droite à gauche, tout en apprenant le français, et après une tenta-
tive infructueuse pour trouver du travail en Chine en milieu hos-
pitalier, je me suis définitivement installée en France. C’est à ce
Alain Yen

moment-là que j’ai rencontré mon futur mari, un métis chinois


français, né à Paris. Nous étions en 1997, les gens ignoraient tout

68
SIM PLES, FRAIS ET FACILES À TROUVER :

SOUS LA MAIN La RHUBARBE. L’HEURE EST AUX BASIQUES QUI SE DÉCLINENT


(PRESQUE) À L’INFINI.

Robuste et pérenne, s’élevant QUAND LA MANGER ?


parfois jusqu’à 1,50 mètre de Semée en avril et mai en pépi-
haut, la rhubarbe appartient à nière, ou en août-septembre
la famille des polygonacées, sous châssis froid, elle sera
comme l’oseille ou le sarrasin. récoltée deux ans plus tard, au
Son nom, dérivé du latin rheum printemps. Elle supporte des
barbarum, signifie « racine températures de -20° C et
barbare ». Poussant spontané- apprécie les sols frais et pro-
ment dans les régions septen- fonds. Elle peut être cultivée
trionales et moyennes du dans l’obscurité (forcée), pour
continent asiatique, c’est une des pétioles plus doux et sans
plante à la fois alimentaire, chlorophylle.
ornementale et médicinale, qui
compte plus d’une trentaine COMMENT LA PRÉPARER ?
d’espèces. Entre autres : Peu calorique, riche en vita-
Rheum rhaponticum, ou rhu- mine C, fibres et minéraux, la
barbe sauvage originaire de rhubarbe a des propriétés
Bulgarie, Rheum officinale ou toniques et laxatives. Acide,
rhubarbe de Chine, Rheum elle est généralement
ribes ou rhubarbe de Perse, consommée cuite et sucrée,
ou encore Rheum palmatum en compote, en confiture ou
venue d’Asie centrale. Les en chutney. Cueillie jeune,
cultivars alimentaires fraîche et ­croquante, elle peut
modernes sont des hybrides aussi être utilisée crue, taillées
de ces espèces. Connue en fines lamelles sur une
depuis ­l’Antiquité, utilisée salade ou un poisson en
en médecine chinoise et ceviche, ou revenue à l’huile
appréciée des Britanniques pour accompagner une volaille
qui la surnomment « pie plant » grillée. Elle compose des
(plante à tarte), elle n’est tartes très graphiques (pourvu
adoptée par la cuisine qu’elle ne soit pas trop cuite,
française que vers 1880. pour garder sa couleur et sa
Concentrées en acide forme), de ­délicieux crumbles,
oxalique, ses grandes feuilles gâteaux ou sorbets, mais elle
sont toxiques : il ne faut parfume aussi ­limonades,
consommer que ses tiges bières et liqueurs, comme
vertes ou rouges, appelées l’amer italien Rabarbaro
pétioles. Zucca.

Texte Camille LABRO


Illustration Patrick PLEUTIN

À LA CAVE La mer à BOIRE.


Il est des vins tellement emplis de leur région qu’ils sont capables de nous y transporter
– une vertu appréciable ces temps-ci. Nés tout près de la Méditerranée, deux vins bio sont
dotés de ce pouvoir d’évasion. À Bandol, le rouge du domaine de Terrebrune possède une
matière d’une incroyable finesse, qui rend au palais les notes minérales qu’il prend à la terre, et
les accents maritimes qu’il absorbe de l’air. C’est l’un des rares de son appellation à se révéler
aussi frais. Sa personnalité provient aussi de son assemblage dominé par le mourvèdre, cépage
autochtone délicat, à peine agrémenté de deux autres cépages méditerranéens, le grenache
(10 %) et le cinsault (5 %). Produit plus à l’est, près de Narbonne, le blanc de Christophe
Bousquet est magique : on sent tous les parfums du paysage, des fleurs et des plantes qui ne
poussent que là-bas. Cet assemblage de grenache blanc et de bourboulenc, cépages locaux
entre tous, est vif, précis et croquant. Laure GASPAROTTO
DOMAINE DE TERREBRUNE, BANDOL, ROUGE, 2016, 30 €. TÉL. : 04-94-74-01-30.
CHÂTEAU PECH REDON, LA CLAPE, L’ÉPERVIER, BLANC, 2018, 15,90 €. TÉL. : 04-68-90-41-22 OU SUR VIE-D-OC.FR
LE GOÛT

Texte John TEBBS


Composition florale
Simone GOOCH
Photo James NELSON

C’EST LE BOUQUET Traité d’ALLIANCES.


LE BOUQUET MÉLANGÉ, OU BOUQUET DE PRINTEMPS, n’a pas toujours été à la mode. Il faut dire que l’assem-
blage de couleurs, de formes et de textures variées peut se faire de mille et une façons. À chacun sa méthode. Certains
fleuristes misent sur la juxtaposition de fleurs qui n’auraient jamais pu se croiser dans la nature. C’est une approche
surréaliste et assez amusante, dont ils font parfois leur signature. D’autres cherchent à recréer dans un vase un petit
Traduction : Agnès Rastouil

coin de jardin. C’est une option souvent retenue au printemps quand, après la disette de la palette hivernale, le marché
déborde de possibilités. C’est là que résident la difficulté et le secret d’un bouquet mélangé réussi : il faut savoir choisir
fleurs et feuillages jusqu’à ce que tous les éléments développent, entre eux, une cohérence. Les têtes d’affiche, comme
les pivoines, fonctionnent bien avec un ensemble de variétés plus douces et délicates – comme c’est le cas, d’ailleurs,
dans les jardins, où elles trônent souvent au-dessus d’un nuage de myosotis –, mais bien sûr il n’y a pas de règle. Tout
ce qui concerne le bouquet mélangé est si subjectif… et c’est peut-être bien là une des raisons de son succès.

70
CONFINEMENT, MODE D’EMPLOI

L’effet PAPILLON. Illustration Simon LANDREIN


JEUX

Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O  451 Sudoku
Yan GEORGET
N O  451 - TRÈS DIFFICILE

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III
Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX

X
Bridge N O 451
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE
XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Trouve les mots pour parler cru. Mot souvent cru. II Déploie ses grandes
ailes en Australie. Nettoie l’intérieur. III Bonne voie. Petit grain à surveiller. Parti depuis peu.
IV  Toujours à l’écoute. Renforce aussi le moral. V Héritée par Louis XV à la mort de Stanislas.
Pépie dans les villes et les champs. VI Vieille grogne. Cordages bien enroulés. Ramasse pour
l’État. VII  Pour tout suivre à l’office. Peine à l’ouvrage. Indice au laboratoire. VIII Du rouge chez
les chimistes. Fêlai en rayons. IX Côté levant. Renforce la carapace de la langouste. X Protège
le homard. Broutille. Risque d’exploser. XI Tour complet. Avance à coups d’ailes. Eau chaude
parfumée. Jeu de foire. XII Pompent pour se nourrir. Tend délicatement les lèvres. Réunit les
adhérents. XIII Jésus dans le Coran. Inscrivais dans le temps. Grecque. XIV Apportai une couleur
terreuse. Piégé. Point de départ. XV Évite d’aller voir ce qui se passe ailleurs.
VERTICALEMENT 1 Si elle est bonne pour le moteur, elle est mauvaise pour le régime. 2 Drame
lyrique souvent sacré. Compositeur roumain. 3 Liaisons et relations extérieures. Traverse les
Grands Causses. 4 Mettre en relation. Bouts de métal et coquilles pour faire de la musique.
Paresseux. 5 Fait la liaison. Avance en courant. Descend de la Cordillère. 6 Facilite l’approche.
Augustine sanctifiée. 7 Pli confidentiel. Agace les oreilles ou montre les dents. Base de départ.
8 Édifient. Fait appel. Dans la peau de Maigret et de Jean Valjean au cinéma. 9 Mangée par la
racine. Attaquai brutalement. 10 Au cœur de la luxure. Pour attirer l’attention. Avec des « oh »
dans l’effort. 11 Discutai comme un geai. Désagréables au toucher. A beaucoup à dire. 12 Note.
On la trouve aussi dans le maté et la cola. Toucha les cordes. 13 Échange de coups. Calme et
posé. En Suisse. 14 Harmonieusement arrondie. Station belge. La gauche en campagne.
Associe. 15  Travaille sur tout le contenu de la boîte.

Solution de la grille no 450


HORIZONTALEMENT I Irrésolue. Trier. II Nous. Rancunière. III Customisent. Pei. IV Optera. Ri. Rein. V Mir. DI. UV.
Corne. VI Pleureuse. An. Tm. VII Al. Hé. Sale. Draa. VIII Test. Jugent. Air. IX Père. Colt. X Bahia. Pétale. Bu. XI Inutile.
Ail. Gré. XII . Loberiez. Semeur. XIII Ide. Sp. Aïs. Ai. XIV Tire. Pansassent. XV Enthousiasmante.
VERTICALEMENT 1 Incompatibilité. 2 Roupille. Anodin. 3 Rustre. Schubert. 4 Este. UHT. Ite. Eh. 5 Ordre. Pairs.
6 Ormaie. Je. Lippu. 7 Lais. Usurpée. As. 8 Uns. Usagée. Zani. 9 Écervelé. Ta. Isa. 10 Uni. Encaissas. 11 TNT. Ça.
Tollé. Sm. 12 Ri. Rond. Le. Musa. 13 Iéper. Rat. Gê. En. 14 Éreintai. Bruant. 15 Reine-marguerite.

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LE GOÛT

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LES PODCASTS
“LE GOÛT DE M”
SUR LEMONDE.FR
ET SUR TOUTES
LES PLATEFORMES.
NOUVEL INVITÉ :
LE DJ ET CHANTEUR
KIDDY SMILE.

été pris, mais cela m’a rendu disponible pour

Dans l’album photo… Le Bureau des légendes. Et lors de ma première parti-


cipation au Festival d’Avignon, en 2010, deux mois
seulement après être monté sur une scène pour la

d’ARTUS.
L’HUMORISTE, QUI JOUE DANS LA SÉRIE
première fois, l’équipe de Laurent Ruquier est venue
voir mon spectacle, alors qu’il y en a 1 400 en même
temps. Un mois plus tard, je démarrais dans leur
émission, « On n’demande qu’à en rire ». Je suis donc
“LE BUREAU DES LÉGENDES”, A ÉTÉ HEUREUX persuadé d’avoir une bonne étoile.
DANS CE VILLAGE NOM MÉ ENFER. UN NOM En tant que bon hypocondriaque, je suis très angoissé
PRÉDESTINÉ POUR UN HOM M E ANGOISSÉ par la mort. Pour moi, « après », il n’y a toujours eu que
PAR LA QUESTION DE LA VIE APRÈS LA MORT. du vide. Mais à force de voir des reportages sur ce qu’on
appelle le paranormal, ce qu’on n’arrive pas à expliquer,
comme l’hypnose, par exemple, ou de lire un livre
comme Voyage aux confins de la conscience (de Sylvie
QUE CE SOIT CLAIR, JE NE SUIS PAS EN TRAIN Dethiollaz et Claude Charles Fourrier, Trédaniel, 2016),
D’ÉTRANGLER CE CHIEN, CECI EST UN CÂLIN D’ENFANT. dans lequel un homme arrive à quitter son corps, je
Je devais avoir 8 ou 9 ans, il s’appelait Ficelle et c’était pense qu’il y a quelque chose qui nous dépasse, et je
un sale con – il a mordu ma sœur trois fois. Mais c’est trouve ça cool. J’aurais adoré être croyant, ça doit être
le lieu de la photo qui importe : elle a été prise dans rassurant. Mais comme je ne le suis pas, je me raccroche
le jardin d’une maison de campagne où nous allions à cela. En ce moment, je m’intéresse beaucoup aux
en famille. J’aimais beaucoup cet endroit : on avait énergies : je suis allé chez un thérapeute qui m’a libéré
aussi deux canards, qui ont disparu un jour et qu’on a de 80 % de mes angoisses et de mes allergies, sans me
vus réapparaître à Noël, sous forme de terrine. toucher. Je trouve ça fou.
Surtout, la maison était située dans un hameau appelé Je suis malgré tout resté hypocondriaque parce que je
Enfer, dans le Val-d’Oise. Ensuite, nous avons démé- ne veux pas mourir : pour l’instant, j’aime la vie, et c’est
nagé en Suisse italienne, dans une commune appe- peut-être prétentieux mais je pense que ma mort ferait
lée… Paradiso. On a aussi fini par remarquer qu’on de la peine à quelques personnes, ce dont je n’ai pas
habitait toujours à moins de 30 mètres d’un cimetière, envie. Mais me dire qu’il y a quelque chose, ailleurs, ça
sans que ce soit volontaire. De l’enfer au paradis, à me fait beaucoup de bien. Propos recueillis par
côté des tombes : ce côté un peu mystique, inexpli- Pascaline POTDEVIN
qué, m’a suivi toute ma vie. LE BUREAU DES LÉGENDES, SAISON 5, DEUX ÉPISODES
Je suis complètement athée, mais je me pose des DIFFUSÉS LE LUNDI SOIR À 20 H 55 SUR CANAL+
questions. J’ai souvent été au bon endroit au bon ET DISPONIBLE SUR CANAL+ SÉRIES.
DUELS À DAVIDÉJONATOWN, PIÈCE COÉCRITE,
moment. Par exemple, je devais participer à un projet MISE EN SCÈNE ET INTERPRÉTÉE PAR ARTUS.
Ar tus

de série, sur Canal+. À la dernière minute, je n’ai pas TOURNÉE PRÉVUE DE SEPTEMBRE

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HUGO BOSS
Leader du prêt à porter masculin. Développe son offre de personnalisation
avec la ligne BOSS Made for Me. Dans la continuité du BOSS Made to Measure, LADRÔME
LABORATOIRE
BOSS dévoile le Made For Me avec le footballeur Mats Hummels et offre à ses
clients une nouvelle approche de l’art traditionnel du prêt-à-porter haut de
gamme. Ce service exclusif propose aux clients de créer leurs propres costumes
selon leurs envies, parmi de multiples combinaisons possibles, grâce à quatre
coupes, un choix exclusif de 24 tissus italiens, de couleurs, de 18 doublures et Au cœur de sa belle région, ladrôme laboratoire réalise depuis plus
de 12 boutons. Chaque client s’il de 25 ans un exigeant sourcing pour identifier les producteurs de
le souhaite peut faire broder ses plantes aromatiques et médicinales les plus en affinité avec ses
initiales ou sa signature à l’inté- valeurs. Cette proximité de chaque instant, doublée d’un outil
rieur de la veste Made For Me. industriel à la pointe, lui permettent de garantir une maîtrise totale
Un costume à partir de 600 €, de l’huile essentielle, de la plante au flacon. Un inestimable gage
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met en vedette la citrine. A l’image du soleil dans sa course de l’aube au crépuscule, elle est mise en lumière avec
une belle pierre de centre forme coussin, délicatement cerclée de saphirs et de tourmalines roses sur un corps serti
de diamants. Rayonnante par ses reflets pétillants, cette bague insuffle bonne humeur et gaité dans un vertige
de préciosité. Bague « Emotion » en or jaune 750/1000e : 3 100 €. Tel points de vente : 01 42 46 75 00.
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