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M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Licence Économie-Gestion, 2e année

F LORENT B RESSON1

Version 1.12α
24 juin 2013

1. Contact : florent.bresson@univ-orleans.fr. Dans la mesure où ce cours profite du feed-


back réalisés lors des séances de cours et de TD, il peut différer sensiblement de la version
présentée durant ces mêmes séances. Si vous relevez des erreurs dans ce document n’hési-
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© Florent Bresson

2
Table des matières

1 Le concept de monnaie et son rôle 7


1.1 Définition et fonctions de la monnaie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
1.1.1 Formes de la monnaie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
1.1.2 Fonctions de la monnaie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
1.2 Une économie monétarisée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
1.2.1 Le troc et ses limites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
1.2.2 La monnaie comme voile ou l’analyse dichotomique . . . . . . . 22
1.2.3 Une approche institutionnelle de la monnaie . . . . . . . . . . . 40
Annexe A La boite d’Edgeworth et une situation d’absence de double
coïncidence des besoins. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
Annexe B Les fonctions homogènes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

2 La demande de monnaie 51
2.1 La théorie quantitative de la monnaie correctement formulée. . . . . . . 53
2.1.1 L’équation de Cambridge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
2.1.2 L’effet d’encaisses réelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
2.1.3 Le mécanisme indirect . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
2.1.4 Théorie quantitative de la monnaie et neutralité de la monnaie 64
2.2 La détermination de la demande de monnaie dans la vision keynésienne 67
2.2.1 La demande de monnaie pour motifs de transaction et de pré-
caution . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
2.2.2 La demande de monnaie pour motif de spéculation . . . . . . . . 75
2.2.3 La vision de Keynes et la synthèse néo-classique . . . . . . . . . 92
2.3 La détermination de la demande de monnaie dans la vision friedma-
nienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
2.3.1 La construction théorique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
2.3.2 Implications et critiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
2.3.3 La théorie quantitative à l’épreuve des faits . . . . . . . . . . . . 109

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Annexe A La détermination de la périodicité des ventes de titre dans le


modèle de Tobin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Annexe B Le modèle de Baumol. . . suite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Annexe C Construction de courbes d’indifférence dans l’espace rendement-
risque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
Annexe D Le choix de portefeuille avec une fonction d’utilité quadratique 115

3 L’offre de monnaie 117


3.1 La mesure de la quantité de monnaie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
3.1.1 Vision restreintes et élargies : la Banking school contre la cur-
rency school . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118
3.1.2 Des critères de définition de la monnaie . . . . . . . . . . . . . . 121
3.1.3 Les agrégats monétaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
3.2 Le rôle des banques commerciales dans la création monétaire . . . . . 127
3.2.1 Des ressources aux emplois : l’intermédiation bancaire . . . . . 128
3.2.2 Des emplois aux ressources : la création de monnaie au travers
du crédit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
3.2.3 Les contreparties de la masse monétaire . . . . . . . . . . . . . . 135
3.3 Rôle des relations entre banque centrale et banques commerciales . . 137
3.3.1 La création de monnaie centrale . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
3.3.2 Base monétaire et masse monétaire : la relation comptable . . . 139
3.3.3 La base monétaire exogène : le multiplicateur de base monétaire 142
3.3.4 La base monétaire endogène : le diviseur de crédit . . . . . . . . 144
3.3.5 Généralisation : un modèle simple de la firme bancaire . . . . . 146

4
Préambule

Ce cours a été conçu en s’appuyant autant que possible sur les contri-
butions originales des auteurs ayant développé les différentes théories
présentées dans ce document. Pour être tout à fait transparent, il convient
toutefois de reconnaître que ces pages sont aussi nourries des réflexions
et présentations offertes dans les manuels suivants : Le Page (1991),
Diatkine (1995), Ruffini (1996), Lavigne & Pollin (1997), Augey & Bra-
moullé (1998), Guillaumont-Jeanneney (1998), Blaug (1998), de Mourgues
(2000), Bradley & Descamps (2005), Brana & Cazals (2006), Delaplace
(2009), Handa (2009) et Goux (2011).

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5
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

6
Chapitre 1
Le concept de monnaie et son rôle

Au cours de ce premier chapitre, nous allons dans un premier temps éclaircir


le concept même de monnaie avant de nous interroger sur ce qui caractérise une
économie monétarisée.

1.1 Définition et fonctions de la monnaie


À l’image du temps dont nous avons tous une intuition de ce qu’il est mais ne par-
venons jamais à définir convenablement, la définition de la monnaie se révèle sou-
vent un exercice délicat pour les économistes alors même qu’elle est présente dans
une majeure partie des débats économiques. Bien que celle-ci puisse être longue-
ment discutée, nous retiendrons ici la définition suivante : la monnaie est un actif
très largement accepté par les agents d’une économie en règlement d’une transac-
tion ou pour l’extinction d’une dette. La définition est suffisamment large pour cou-
vrir une grande variété d’actifs, la monnaie ayant considérablement évoluée dans
sa forme et ses fonctions au fil du développement des sociétés humaines.

1.1.1 Formes de la monnaie

Du point de vue de la forme physique, la monnaie est, semble-t-il, historiquement


apparue sous forme de monnaies objets 1 (bétail 2 chez les égyptiens et les romains,
coquillages en Inde, au Brésil et en Afrique, sel dans la Rome antique et l’empire
d’Éthiopie, haches en Afrique centrale et les pays celtes, anneaux en Égypte, fèves
1. Nous évitons ici soigneusement l’expression de « monnaie marchandise » car elle laisse supposer
que ces monnaies faisaient l’objet d’un échange marchand préalablement à leur usage monétaire, ce
qui n’est a priori qu’une fiction au regard de la réalité historique (Courbis, Froment & Servet, 1991).
2. On aime souvent préciser que l’adjectif « pécuniaire » a d’ailleurs pour racine le mot pecus qui
désigne les richesses mobiles en latin et donc notamment le bétail. L’éthymologie du mot monnaie est
d’ailleurs intéressante. Le mot moneta se rapporte en effet à deux divinités romaines à savoir Moneta
et Junon Moneta. La première est la déesse de la mémoire tandis que la seconde est la déesse du
mariage et de la fécondité. À Rome, les pièces de monnaie en or étaient tout simplement frappées et
conservées dans le temple de cette dernière.

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M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

de cacao chez les aztèques. . .), autrement dit des biens ayant une valeur d’usage
intrinsèque propre à chaque individu mais qui peuvent aussi être utilisés comme
moyen de paiement. Pour qu’une marchandise puisse être employée pour réaliser
des transactions, on devine alors aisément qu’elle doit procurer une utilité à un
grand nombre d’individus afin que chacun puisse à son tour pouvoir s’en dessaisir
pour réaliser d’autres échanges. La cigarette, qui fut massivement employée dans
les camps de prisonnier lors de la seconde guerre mondiale et dans toute l’Allemagne
de l’ouest jusqu’à la réforme de 1948 et la création du deutschmark, illustre parfai-
tement ce phénomène. Bien que la cigarette ne soit pas consommée par l’intégralité
des prisonniers, les non-fumeurs savaient qu’il existaient suffisamment de fumeurs
auprès desquels ils pourraient toujours écouler les cigarettes obtenues, notamment
au travers des colis distribués par la Croix Rouge, en l’échange de biens désirés.
Dans nombre de sociétés, la forme métallique de la monnaie s’est souvent impo-
sée du fait de son caractère inaltérable, assez facilement transportable et divisible
à loisir. Cette monnaie métallique est apparue dans un premier temps sous forme
d’objets dont le pouvoir d’achat était fixé après pesée du poids en métal. Par la suite,
ce métal a été transformé en pièces de taille (et quelques fois de formes) différentes
afin de s’affranchir de la contrainte de la pesée. Dans la mesure où le titre 3 de ces
pièces était néanmoins fréquemment sujet à caution est apparue la technique de la
frappe. Avec cette dernière, un sceau apposé sur la pièce par une autorité religieuse
ou politique garantissait la quantité de métal contenue dans la pièce, ce qui permet
à celui qui le reçoit d’en accepter la valeur avec confiance. Avec le développement
du billet de banque, les pièces de métaux précieux ont progressivement disparu de
la circulation. Les pièces en métaux non précieux 4 subsistent mais leur valeur est
totalement déconnectée de leur valeur faciale.
L’autre grande forme de monnaie manuelle est le billet de banque, dont les
formes modernes apparaissent au XVIIe siècle en Europe 5 . Celui-ci est dans un
premier temps un simple certificat attestant le dépôt d’une quantité de métaux pré-
cieux dans un établissement bancaire 6 . Il ne devient toutefois réellement intéres-
sant pour notre problématique qu’avec l’apparition du billet de banque convertible
et du cour légal. Ce dernier consiste en l’obligation légale d’accepter un instrument
monétaire pour régler une dette ou effectuer un paiement. Avec la convertibilité, la
banque émettrice s’engage à échanger le billet contre sa valeur en métal précieux
3. Le titre d’une monnaie est la quantité de métal précieux qu’elle contient.
4. Dans le cas de l’euro, les pièces de 1 et 2e sont réalisées dans un alliage de nickel, celles de 10,
20 et 50 centimes en or nordique — l’or nordique est un alliage de cuivre, zinc, aluminium et étain —
et les pièces 1,2 et 5 centimes en acier cuivré.
5. Son apparition en Chine semble beaucoup plus ancienne et on a trouvé des traces d’un système
équivalent en Perse et dans la Rome antique.
6. Les premiers billets ne sont en fait même pas imprimés, mais rédigés par les employés des
banques avec apposition d’un sceau et signatures. Dans certains cas, comme pour le Canada français
de manière intermittente aux XVIIe et XVIIIe siècles ou pour les premiers assignats émis pendant la
révolution française, les billets étaient mêmes rédigés au dos de cartes à jouer.

8
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

sur simple présentation du billet. On parles alors de monnaie fiduciaire (de fiducia,
confiance en latin) puisque son utilisation repose sur la confiance qu’a le porteur
de billet de pouvoir effectivement convertir son billet en métal précieux s’il se pré-
sente auprès de la banque émettrice. La dématérialisation de la monnaie se traduit
finalement par une rupture entre métal précieux et billets avec l’introduction du
billet inconvertible qui s’appuie sur un cours forcé de la monnaie. Ainsi en 1936 en
France, le gouvernement impose le cours forcé des billets — le cours forcé est l’impo-
sition par l’État du cours légal et de l’inconvertibilité. Les particuliers doivent donc
renoncer à la convertibilité de la monnaie (billets et monnaie divisionnaire) en or
alors même que sa valeur est encore définie pour les échanges internationaux en
référence à l’or (système de l’étalon or ou gold standard).
Le dernière forme générale de la monnaie est la forme scripturale. La monnaie
n’est pas matérialisée au travers d’objets ayant ou non une valeur intrinsèque, mais
par des lignes sur les comptes des banques. Les transactions s’effectuent alors de
manière effective par jeux d’écritures dans les comptes des banques, même s’il existe
différents supports pour les réaliser (chèques, carte bancaire, virements, titres inter-
bancaires de paiement, effets de commerce 7 , lettre de change relevé 8 , prélèvement
automatique et monnaie électronique).

1.1.2 Fonctions de la monnaie

La forme prise par la monnaie n’est malheureusement d’aucun secours pour dé-
finir la monnaie de sorte que l’on se réfère souvent aux fonctions de la monnaie pour
appréhender ce concept. Si comme le dit l’adage, money is what money does, la défi-
nition proposée en début de section semble faire de la monnaie essentiellement un
outil pour l’échange. Ses fonctions sont en fait plus larges. De manière générale, on
attribue au moins depuis Aristote trois fonctions à la monnaie, à savoir celles :
– d’unité de compte,
– de moyen de paiement et
– de réserve de valeur.
Bien que la réunion de ces trois fonctions fasse indubitablement d’un actif quel-
conque une monnaie, l’histoire nous montre généralement que certaines monnaies
n’ont pu en remplir que certaines de ses fonctions. Cette approche fonctionnelle de
la définition de la monnaie est particulièrement importante du point de vue de la
pensée économique car elle a soutenue et sert encore de base dans nombre de débats
relatif au rôle de la monnaie dans l’économie.
7. Parmi les effets de commerce on peut relever notamment la lettre de change pour son impor-
tance historique. Celle-ci est un effet de commerce dans lequel une personne désignée, le tireur, donne
l’ordre à une autre personne désignée, le tiré, de régler à une date convenue, une somme déterminée,
à un bénéficiaire nominalement désigné ou au porteur de la lettre.
8. Il s’agit d’enregistrement numérique d’effets de commerce afin d’en réaliser un traitement in-
formatique.

9
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

La fonction d’unité de compte est la plus basique. Elle permet de définir une
échelle de prix pour l’ensemble des biens et par la même de calculer rapidement
des prix relatifs. Cette fonction donne donc la possibilité de réduire le nombre de
prix nécessaires à la détermination et à la réalisation des échanges. Il est probable
que, d’un point de vue historique, ce soit au travers de cette fonction et non celle
de moyen de paiement que soient apparues les premières formes de monnaie. On
sait ainsi que les égyptiens utilisaient un système d’unités abstraites (shâts, deben
et quité) pour définir les prix des biens échangés au moins 2000 ans avant JC. Si
ces unités correspondaient en fait à des unités de poids et que la valeur des unités
de compte étaient définies pour un certain poids de métal, le métal en question
n’était pas utilisé pour les transactions. Les prix étaient ainsi fixés en selon l’unité
adéquate au volume de transaction, mais l’échange était ensuite effectué sous forme
de troc, que les échanges de marchandise soient simultanés ou non 9 . On utilise le
terme de numéraire pour désigner le bien par rapport au prix duquel sont définis
les prix de tous les autres biens. C’est donc un bien (réel ou fictif) dont le prix est
arbitrairement fixé à 1.
Certaines monnaies n’ont ainsi jamais servi que d’unités de compte comme la
livre tournois dans la France du Moyen-Âge jusqu’à la révolution française. Il en
fut de même pour la Guinée britannique après 1813 10 ou encore l’ECU (European
Currency Unit) entre pays membres du SME (Système Monétaire Européen) entre
1979, date de mise en place du SME, et l’arrivée de l’Euro en 1999. Enfin, le franc
français, s’il n’est plus utilisé pour le règlement d’échange, joue toujours un rôle
d’unité de mesure pour nombre de citoyens afin d’apprécier la valeur des biens.
La fonction de moyen de paiement est utilisée pour le règlement d’achat ou l’ex-
tinction des dettes. On dit d’ailleurs que la monnaie a un pouvoir libératoire — elle
permet de se « libérer 11 » d’une dette — dans la mesure où elle est le seul bien qui
permette le règlement d’un achat ou d’une dette sans accord préalable du créancier
ou du fournisseur. Attention toutefois, si la monnaie ayant cours légal dans l’écono-
mie ne peut en aucun cas être refusée pour une transaction, il est tout autre pour
ce qui est de l’acceptation de certains supports de monnaie. Il est ainsi courant de

9. L’utilisation de cette valeur étalon permettait en outre celle du dépôt de garanti. Ainsi, si Pignon
souhaitait échanger avec Perrin x shâts de fromage contre la même valeur en raisin non encore ven-
dangé, il pouvait dans un premier temps échanger avec Perrin son fromage contre une marchandise
non périssable évaluée à x shâts, puis dans un deuxième temps, après vendange, échanger les x shâts
de marchandise non périssable contre le raisin désiré.
10. La Guinée était une pièce d’or dont la frappe cessa en 1813. Si son cours initial était à parité
avec la livre sterling, il fluctua par la suite avant de se fixer à 1 livre et 1 shillings en 1813. Bien que
les pièces ne circulaient plus, un certain nombre de prix continuèrent d’être précisés en Guinées par
la suite jusqu’au passage du Royaume Uni à un système décimal en 1971.
11. À nouveau l’étymologie de certains noms communs est éclairante. Ainsi Courbis, Froment &
Servet (1990) notent que « payer, du latin pax (paix) et pacare (pacifier, apaiser), signifie originellement
se réconcilier, satisfaire, littéralement, apaiser son créancier par exemple. Le mot finance, synonyme
de paiement ou de rançon au XIIIe siècle, vient du latin, régler un différent, généralement par remise
d’argent. S’acquitter signifie littéralement se rendre quitte, libre, de quietus (tranquille) ».

10
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

voir des commerçants refuser les cartes de paiement ou les chèques pour certains
montants (ce qui est légal 12 ).
Même si les preuves manques pour dater le début de cette pratique, il est qua-
siment certain que certains biens on depuis longtemps servi de monnaie comme
nous l’avons indiqué précédemment. On sait en revanche que la monnaie existe sous
forme scripturale près de 2000 ans avant Jésus Christ en Mésopotamie. Les dettes
et créances des citoyens étaient alors en effet consignées sur des tablettes d’argiles
et évaluées au travers de leur valeur monétaire. A titre de comparaison, les pre-
mières pièces de monnaies font semble-t-il leur apparition en Europe environ 700
ans avant Jésus Christ dans le royaume de Lydie, situé au sein de l’actuelle Turquie,
lorsque les rois de l’époque — la postérité a notamment retenue le roi Crésus — au-
torisent la circulation de pièces en or, argent et électrum 13 , initialement destinées
à réaliser des offrandes aux divinités grecques, pour réaliser des transactions hors
des temples. On peut noter que cet outil fut d’autant plus facilement accepté qu’il
permettait toujours en dernier recours de se dégager de ses obligations vis-à-vis du
culte.
Enfin la fonction de réserve de valeur correspond à la capacité de la monnaie de
conserver sa valeur au cours du temps. Cette caractéristique est particulièrement
importante car elle offre la possibilité de décaler les transactions dans le temps en
offrant une sécurité à son détenteur. Certes, il existe une certaine érosion de la
monnaie au travers du mécanisme de l’inflation, mais, hors cas d’hyperinflation, la
valeur de la monnaie reste suffisamment stable dans le moyen terme pour que les
agents ne soient pas incités à s’en dessaisir le plus rapidement possible 14 . On note
d’ailleurs que les marchandises qui ont initialement joué le rôle de monnaie avaient
généralement deux caractéristiques : la durabilité et une certaine constance de la
production. Ainsi, l’aspect inaltérable des métaux et pierres précieuses permettent
une détention longue de la marchandise contrairement par exemple aux victuailles.
De même, la stabilité de la rareté relative de la marchandise assure que la valeur
de marché de celle-ci reste aussi stable. De fait, les conditions de production d’un
bien conditionnent largement le choix de celui-ci comme monnaie. Il convient néan-
moins de souligner que, des trois fonctions susnommées, la fonction de réserve de
valeur n’est finalement pas propre à la monnaie. Certains considèrent même qu’il
s’agit d’une fonction secondaire pour la définition de la monnaie dans la mesure
où cette fonction peut être déduite des fonctions d’unité de compte et de moyen de

12. Notons néanmoins que dans le cas des cartes de paiement, les commerçants ont généralement
l’obligation contractuelle de ne pas fixer de montant minimum pour les paiements.
13. L’électrum est un mélange naturel d’or et d’argent
14. Si la valeur faciale d’un instrument monétaire est normalement fixe, Sylvio Gesell, commerçant
et économiste allemand de la fin du XIXesiècle et du début du XXesiècle, proposa néanmoins l’idée de
la monnaie franche, à savoir une monnaie dont la valeur faciale diminue à intervalles fixes à partir
de sa date d’émission. L’idée de Gesell était de lutter ainsi contrer la thésaurisation, autrement dit la
conservation d’encaisses oisives.

11
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

paiement 15 16 .
À ces fonctions strictement économiques, il convient aussi d’ajouter que la mon-
naie présente aussi un certain nombre de fonctions sociales qu’il convient de ne pas
négliger. Premièrement, l’aire d’utilisation du monnaie définit une communauté, à
savoir celle de ses utilisateurs. De par son utilisation répétée sur un territoire au
sein d’une population, la monnaie favorise donc la création de lien social. Le besoin
des gouvernants de créer une unité nationale explique ainsi aisément pourquoi la
monnaie est souvent vue comme un des attributs de l’identité nationale, au même
titre que le drapeau ou l’hymne. Ainsi, la création d’un nouvel état entraîne dans
la quasi totalité des cas la création d’une nouvelle monnaie. De même, les débats
qui ont eu lieu au début des années 90 lors de l’abandon du franc français au profit
de l’euro ont ainsi montré qu’il existait une peur de perte identitaire avec la dispa-
rition du franc. Par ailleurs, la dimension politique de la monnaie est importante
puisque l’émission de monnaie a souvent été le fait de la puissance publique. Cette
volonté de créer du lien social autour d’un moyen de paiement est aussi au cœur des
systèmes d’échanges locaux (SEL) où la monnaie est souvent basée sur le temps de
travail effectué pour la production d’un bien ou d’un service.
La monnaie structure aussi les rapports sociaux en permettant de codifier les
rapports entre individus, la richesse se substituant par exemple à la force ou le
prestige pour définir des relations hiérarchiques dans la population. L’existence du
cens pour attribuer le droit de vote dans certains régimes politiques est par exemple
révélateur de l’importance de la monnaie pour la répartition du pouvoir au sein de
la population. La formation des dotes pour les mariages relève du même principe en
définissant quelles unions sont possibles. Il faut aussi noter que la monnaie fonde
l’économie marchande en ce sens qu’elle permet de définir une échelle de valeur
nécessaire à la réalisation de l’échange. Elle étend donc la portée du concept de
valeur dans la définition des rapports sociaux en favorisant la marchandisation de
l’économie La monnaie présente donc une dimension non-économique qu’il ne faut
pas négliger.

1.2 Une économie monétarisée


Pour mettre en avant les avantages liés à l’utilisation de la monnaie dans l’éco-
nomie, il semble dans un premier temps utile de montrer les limites pratiques ren-
contrées par les individus en son absence pour réaliser leurs échanges marchands.
Suivant ainsi une tradition née au XVIIIe siècle, notamment avec Adam Smith,
15. Voir par exemple Courbis et al. (1990).
16. Ostroy & Starr (1990, p. 4) notent que « le rôle transactionnel de la monnaie ne peut être séparé
de sa fonction de réserve de valeur. Si après la cession d’une marchandise contre de la monnaie, mais
avant l’achat d’une autre marchandise avec celle-ci, cette monnaie venait à se périmer, elle ne pourrait
que difficilement servir comme instrument pour dissocier achats et ventes. »

12
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

nous étudions donc dans une première partie l’économie de troc. La suite logique
nous amène à nous pencher sur le modèle dichotomique souvent présenté dans les
manuels d’introduction à la macroéconomie pour résumer le rôle secondaire de la
monnaie dans l’univers des auteurs classiques. Ce modèle suppose un rôle limité
pour la monnaie car une économie monétarisée y est alors conçue comme une éco-
nomie de troc où seraient levés l’ensemble des obstacles qui lui sont associés et à
laquelle vient s’ajouter la monnaie pour déterminer les niveaux absolus des prix. Un
exposé des critiques et incohérences de cette dichotomie entre sphères réelles et mo-
nétaires nous conduit finalement à réfléchir sur ce qu’est réellement une économie
monétarisée et à donner un rôle actif à la monnaie dans la formation de l’équilibre
économique.

1.2.1 Le troc et ses limites

L’échange et l’équivalence formelle entre troc et monnaie

Dès lors que les individus ne peuvent satisfaire au mieux leurs besoins dans un
équilibre autarcique, autrement dit à partir de leurs seules ressources, l’échange
marchand, pour peu qu’il soit possible, devient nécessaire pour accroître leur bien-
être. La manière la plus directe de réaliser un échange marchand est obtenue au
travers du troc — on négligera ici l’existence des mécanismes de don qui peuvent
tout à fait servir de mécanisme principal d’échange pour la société (cas des potlatch
amérindiens par exemple) —, autrement dit dans l’échange réciproque, concomitant
ou non, de biens et de services. Pendant longtemps, on a considéré que le troc avait
été la règle pendant des millénaires dans toutes les sociétés humaines. L’analyse
historique semble néanmoins montrer que cette vision est largement erronée de
sorte que certains auteurs suggèrent préférable de parler de fable du troc 17 . Néan-
moins, que l’économie de troc ne soit ou non qu’une fiction — ce ne serait de toute
manière pas la seule dans l’histoire de la discipline —, l’étude d’une économie non
monétarisée reste pourtant pertinente 18 car elle permet de cerner aisément certains
17. Voir notamment Courbis et al. (1991) et Servet (2001). Servet défend ainsi l’idée que cette fiction
du troc constitue un mythe fondateur pour la discipline économique telle qu’elle apparaît avec les
classique car elle permet de s’affranchir des contextes sociaux et politiques : « le mythe du troc est
ainsi un élément fondateur de l’économie politique comme discipline supposée autonome du savoir, et à
travers elle de notre modernité. S’il est possible d’imaginer une société auto-régulée, indépendamment
de toute organisation collective supérieure, par la confrontation des intérêts privés et la sommation
des de ces relations interindividuelles, et de définir une mesure naturelle pour évaluer les prix des
biens et des services, on peut dès lors penser un ensemble particulier de phénomènes sociaux comme
ayant une logique autonome et spécifique, autrement dit d’élaborer une discipline qui n’a été qualifiée
de politique qu’en souvenir de ses lointaines origines » (Servet, 2001, p. 32).
18. Du point de vue des auteurs classiques, elle trouvait aussi sa pertinence par rapport au contexte
intellectuel de l’époque. Pou les auteurs classique, il s’agissait de lutter contre les théories mercanti-
listes et notamment l’idée que les métaux précieux, autrement dit la monnaie, constituait la richesse
des nations. En étudiant une économie théorique en faisant abstraction de la monnaie, les classiques
pouvaient définir une théorie de la valeur qui soit indépendante de l’instrument monétaire. La théorie
quantitative introduite plus loin participait à ce combat intellectuel en défendant l’idée que l’objec-

13
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

avantages de la monnaie. En effet, si l’analyse théorique semble prouver la viabilité


et l’efficacité d’une économie de troc, les hypothèses implicites du modèle masquent
les nombreuses limites de ce dernier.
Comme nous allon le voir, le troc trouve effectivement rapidement ses limites car
il exige notamment une double coïncidence des besoins. En effet, si Pignon possède
des tommes de fromage auvergnat qu’il est prêt à céder à Perrin en échange de vin
de Bourgogne, le troc ne peut avoir lieu que si Perrin souhaite obtenir lui même du
fromage auvergnat et s’il est prêt à se dessaisir d’une partie de son stock de vin. Si
les deux conditions ne peuvent être remplies, le troc ne peut avoir lieu.
On peut toutefois noter que l’absence de monnaie dans le troc n’empêche pas la
formation de prix relatifs pour définir le nombre de kg de fromage nécessaires à
l’obtention d’une bouteille de vin. Plus exactement, si les conditions d’un échange
concurrentiel sont réunis sur les marchés de chaque bien et service disponible dans
l’économie, troc et monnaie sont sensés être équivalents comme on peut le voir de
manière simple au travers d’un modèle 2 × 2 (deux biens et deux consommateurs)
d’échange pur que nous allons traiter graphiquement à l’aide de la boîte d’Edge-
worth 19 .
La boite d’Edgeworth permet, entre autre, de déterminer de manière graphique
la manière dont se fixent les termes de l’échange et les quantités lorsque l’économie
est réduite à deux consommateurs ou deux producteurs 20 . Dans le cadre d’un mo-
dèle d’échange pur — la partie production est en effet exclue de l’analyse —, celle-ci
confronte les préférences individuelles de deux individus en supposant données les
dotations de chacun en chaque bien. Sur la figure 1.1, la largeur de la boîte montre
ainsi la dotation totale en fromage tandis que la hauteur correspond à la dotation
totale en vin. Enfin, en supposant que ces dotations totales sont intégralement ré-
parties entre les deux consommateurs, on peut identifier les dotations de chaque à
l’aide d’un point unique de la boite. Les dotations du premier individu sont appré-

tif d’accumulation d’or défendu par les mercantilistes constituait une erreur puisque les entrées d’or
sur le territoire ne se traduisaient in fine que par une augmentation du niveau des prix et non un
accroissement de la richesse nationale qui, selon les classiques, est constituée par la seule production
nationale.
19. Du nom de Francis Ysidro Edgeworth, économiste et philosophe irlandais de la fin du XIXe
siècle. On lui doit notamment des contributions en statistique, en théorie du commerce internationale
ainsi que le concept de courbe d’indifférence. Soulignons néanmoins que la boite d’Edgeworth n’est pas
due à cette auteur mais à été imaginée par Vilfredo Pareto. Comme le souligne Blaug (1998, p. 670),
il est en effet courant en sciences économiques que certains auteurs associent des théories à d’autres
que leurs véritables auteurs. Ainsi, « Thomas Gresham n’ a jamais énoncé la Loi de Gresham ; Jean-
Baptiste Say n’a énoncé la Loi de Say qu’après que bien d’autres l’aient fait pour lui. Robert Giffen n’a
jamais énoncé le Paradoxe de Giffen. Francis Edgeworth n’a jamais construit de Boite d’Edgeworth.
Ernst Engel n’a jamais tracé de courbe de Engel. Walras n’a jamais énoncé la loi de Walras. Irving
Fisher n’ a pas inventé le Nombre Indice Idéal et en réalité il avait demandé (vainement) qu’on ne lui
donne pas son nom. Arthur Bowley n’a pas énoncé la loi de Bowley. Arthur Pigou n’a pas énoncé l’Effet
Pigou,etc. [. . .] Néanmoins, il auxiste aussi des contre-exemples [. . .] comme l’optimalité de Pareto et
l’Effet Wicksell ».
20. Notons qu’originellement, il s’agissait surtout d’étudier le commerce entre deux nations.

14
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

xA2 Perrin

−e−1
vin

yA1 b
A yA2

Pignon xA1
fromage

F IGURE 1.1 – La boîte d’Edgeworth : les dotations.

ciées par rapport au point inférieur gauche de la boite et celles du second individu
par rapport au point supérieur droit. Sur la figure 1.1, le point A permet ainsi d’iden-
tifier les dotations initiales des individus 1 (Pignon dans notre exemple) et 2 (Perrin
dans notre exemple). Pignon possède alors xA1 kg de fromage et yA1 litres de vin
tandis que Perrin dispose de xA2 kg de fromage et yA2 litres de vin.
Pour compléter la représentation du modèle et visualiser les forces qui motivent
les agents à échanger, il suffit de reprendre la théorie microéconomique standard
du consommateur en ajoutant les préférences individuelles au travers de courbes
d’indifférences 21 . Celles-ci sont représentées de manière classique par rapport au
coin inférieur gauche pour le consommateur 1 tandis que celles du consommateur 2
sont définies par rapport au coin supérieur gauche de sorte qu’un mouvement vers
le bas et la gauche se traduit dans le cadre de préférences « normales » 22 par une
augmentation de son niveau de bien-être. L’optimum d’un consommateur se situe
pour rappel à un point de tangence entre une courbe d’indifférence et la droite de
contrainte budgétaire définie par l’équation 1.1. Comme les agents de notre modèle
doivent potentiellement céder une partie de leurs dotations pour pouvoir acquérir
d’autres biens, ils sont à la fois demandeurs et offreurs. De même, puisqu’il seront
offreur ou demandeur en fonction des termes de l’échange proposés, il se révèle com-
mode de réfléchir pour chaque bien en termes de demande nette, soit la différence
entre demande et offre. Un individu se trouve ainsi demandeur net si, pour des
termes de l’échange e donnés, la quantité demandée est supérieure à sa dotation
initiale. Dans le cas contraire, il sera offreur net ou, dit autrement, il exprimera une

21. Rappelons qu’une courbe d’indifférence représente graphiquement l’ensemble des paniers de
consommation, autrement dit des couples (x, y) dans notre cas, qui apportent le même degré de satis-
faction à l’agent considéré.
22. Pour mémoire, des préférences sont dites « normales » lorsque sont respectés les axiomes, de
complétude, de transitivité, de réflexivité, de monotonicité et de convexité des préférences.

15
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

vin xB2 xA2 Perrin

yB1 b yB2
B
UB1

yA2 b
A U yA2
A1

Pignon xB1 xA1


[l](6,.8)UA2[r](5,.8)U
fromage
B2

F IGURE 1.2 – Possibilités de gains simultanés en bien-être à partir de la


position autarcique.

demande nette négative.


Si Pignon et Perrin ne peuvent échanger, il doivent se contenter de leurs dota-
tions initiales. L’équilibre d’autarcie identifié par le point A leur procure les niveaux
de bien-être identifiés respectivement par les courbes UA1 et UA2 comme on le voit
sur la figure 1.2. On voit rapidement que la situation est sous-optimale puisqu’il
existe une zone comprise entre ces deux courbes correspondant à un ensemble de
dotations permettant l’amélioration simultanée du niveau de bien être de Pignon
et de Perrin, ensemble identifié par la lentille hachurée sur la figure 1.2. Dans le
cadre de notre exemple, on voit ainsi que cette amélioration de bien-être passe par
l’acquisition de vin pour Pignon et par l’obtention de fromage pour Perrin.
Si les deux consommateurs de la boite d’Edgeworth s’appuient sur le troc pour
améliorer leurs situations respectives au travers de l’échanges, on peut considérer
que leurs dotations sont assimilables à un revenu qu’ils peuvent « dépenser » pour
acquérir d’autres biens. En notant e les termes de l’échange entre les biens x et y,
autrement dit le nombre d’unités de x que l’on peut acquérir en se dessaisissant
d’une unité de bien x, on obtient la contrainte budgétaire suivante pour le premier
individu :
xA1 + eyA1 = xB1 + eyB1 (1.1)

pour tout panier quelconque B accessible pour l’individu 1 compte tenu des termes
de l’échange et des dotations totales de l’économie. Le membre de gauche exprime
la « valeur » en unités de x (par exemple de kg de fromage) de la dotation de l’indi-
vidu 1 tandis que celui de droite correspond à l’évaluation dans la même unité de la
consommation finale de cet agent. Une telle contrainte budgétaire est représentée
par la droite oblique discontinue sur la figure 1.1.
Du fait de la contrainte budgétaire de chaque individu, la distribution des biens

16
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

xE2 xA2 Perrin


−e∗ −1
UA2
UE2

yE1 b
E yE2
vin

UE1
yA2 b
A U yA2
A1

Pignon xE1 xA1


fromage

F IGURE 1.3 – Fixation des quantités échangées et détermination du prix


relatif des biens.

après échange doit nécessairement se trouver le long d’une droite passant par le
point d’équilibre autarcique A, la pente de cette courbe définissant le prix relatif du
litre de vin par rapport au kg de fromage. Dans le cadre de notre modèle d’échange
pur, il convient de noter que les individus ne sont pas preneurs de prix, de sorte que
le terme e est influencé par les demandes nettes de Pignon et de Perrin. La résolu-
tion du modèle est donc obtenue en trouvant la valeur de e qui permet d’obtenir en
un même point la tangence entre une courbes d’indifférence de chaque agent et la
droite d’échange 23 . Comme les termes de l’échange auxquels fait face Pignon sont
nécessairement identiques à ceux rencontrés par Perrin en l’absence de coûts de
transaction ou de système de taxation, on montre que la valeur e∗ est généralement
unique et l’équilibre après échange se trouve donc sur la figure 1.3 au point E cor-
respondant au point de tangence des courbes UE1 et UE2 . Pignon va donc acquérir la
quantité yE1 − yA1 de vin en cédant à Perrin xA1 − xE1 kg de fromage, pour un prix
yE1 −yA1
relatif e∗ égal à xA1 −xE1 .
Il convient de noter que dans notre modèle d’échange pur, seuls comptent les prix
relatifs. Introduisons en effet la monnaie en tant que simple unité de compte. Dans
ce cadre monétaire, en notant px et py les prix respectifs du vin et du fromage, la
contrainte budgétaire de Pignon devient :

px xA1 + py yA1 = px xB1 + py yB1 . (1.2)

23. Notons que ce modèle suppose de manière implicite une relative égalité des partenaires commer-
ciaux dans la fixation des termes de l’échange, de sorte qu’aucun d’entre eux ne soit capable d’imposer
à l’autre des termes de l’échange qui conduiraient pour ce dernier à une situation sous-optimale. On
retrouve bien là avec cette dimension égalitariste le caractère normatif des modèles concurrentiels et
non une description fidèle des conditions de fixation des termes de l’échange dans nombre de situations
réelles.

17
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Au lieu d’exprimer budget et consommation en kg de fromage, ces deux gran-


deurs sont maintenant évaluées en unités monétaires. En divisant chaque membre
de (1.2) par px , on obtient :

py py
xA1 + yA1 = xB1 + yB1 . (1.3)
px px
py
Il s’agit donc d’une expression identique à la contrainte de troc 1.1 avec e = px .
On conçoit en effet facilement pourquoi le troc ne nécessite que la formation de prix
relatifs : un doublement de chaque prix n’affecte en effet ni la pente ni l’ordonnée à
l’origine de la droite de budget. La pente est en effet définie par le rapport des prix
tandis que l’ordonnée à l’origine dépend de la valeur des ressources. Si le prix de
ces dernières double, le « revenu » de l’individu double aussi. Seuls comptent donc
les prix relatifs des biens dans le modèle de troc. On dit alors que les agents ne sont
pas victime d’illusion monétaire puisque la modification des valeurs nominales sans
changement des valeurs réelles ne modifie pas leur comportement

Les insuffisances du système de troc

Si, d’un point de vue formel, le système de troc et l’emploi de la monnaie doivent
permettre d’atteindre la situation d’équilibre décrite dans les paragraphes précé-
dents, il y a de fortes raisons de penser que l’équilibre général concurrentiel ne
pourra être atteint avec un système de troc du fait de ses limites pratiques. On peut
en effet recenser des problèmes d’information, d’absence de double coïncidence des
besoins, la possibilité d’obtenir des systèmes de prix non-cohérents, des problèmes
d’indivisibilités des biens et services ou encore de situations de simultanéité des
échanges.
Dans le cas d’une économie simplifiée à deux biens comme celle présentée aupa-
ravant, il faut aussi noter que l’absence de monnaie et le recours au troc ne donnent
pas lieu à un problème informationnel puisqu’un seul prix résume l’information né-
cessaire à la réalisation des échanges. Avec trois biens, par exemple du vin, du fro-
mage et du jambon, on voit que le système se complique puisqu’il est nécessaire de
définir 3 prix relatifs, autrement dit celui du vin par rapport au fromage, celui du
vin par rapport au jambon et enfin celui du fromage par rapport au jambon. Pour n
n(n−1)
biens, on montre qu’il est nécessaire de définir 2 prix relatifs afin que les indi-
vidus puissent bénéficier de toute l’information nécessaire à la réalisation de leurs
choix. D’un point de vue strictement informationnel, le troc se révèle donc parti-
culièrement difficile à gérer puisqu’il nécessite pour les agents le traitement d’une
information pléthorique 24 alors que n prix nominaux suffisent.

24. Par exemple, pour cent biens et services, il serait nécessaire de déterminer 4 950 prix relatifs
alors que 100 prix nominaux suffisent avec l’adoption d’une monnaie de compte.

18
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

On comprend néanmoins que les individus peuvent se limiter à n − 1 prix relatifs


puisque tout autre prix relatif peut alors être obtenu à partir du rapport de deux
autres prix relatifs. Ainsi, si l’on ne dispose que des prix relatifs du vin et du jambon
par rapport au fromage, le rapport de ces deux prix relatifs nous permet d’obtenir
directement le prix relatif du vin par rapport au jambon. Néanmoins, en nous re-
streignant à l’ensemble des prix relatifs par rapport au fromage, nous consacrons
celui-ci comme unité de compte, autrement dit réalisons un premier pas dans l’in-
troduction de la monnaie dans notre économie. Ce premier avantage informationnel
de la monnaie sur le troc explique pourquoi l’on peut raisonnablement être sceptique
sur l’existence réelle au cours de l’histoire de sociétés marchandes sans monnaie, du
moins sans unité de compte pour mesurer les valeurs des biens échangés.
Ainsi que nous l’avons énoncé précédemment, ce système exige notamment une
double coïncidence des besoins 25 . En effet, si Pignon possède des tommes de fromage
auvergnat qu’il est prêt à céder à Perrin en échange de vin de Bourgogne, le troc ne
peut avoir lieu que si Perrin souhaite obtenir lui même du fromage auvergnat et
s’il est prêt à se dessaisir d’une partie de son stock de vin. Si les deux conditions
ne peuvent être remplies, le troc ne peut avoir lieu (confer annexe A), de sorte qu’il
n’existe pas de système de prix permettant d’accroître le bien être des individus au
travers de l’échange.
Pour poursuivre notre mise en lumière des limites du troc, imaginons mainte-
nant que Perrin soit prêt à céder une partie de son vin, mais en échange de jambon
cru italien. Par un heureux hasard, un troisième individu, Campana, se trouve jus-
tement en possession de jambon de la vallée d’Aoste et cherche à obtenir du fromage
d’Auvergne. Si l’on voit bien qu’une solution est possible pour que chacun puisse
obtenir le bien désiré, le troc direct ne permet pas de réaliser l’échange (Menger,
1892). En effet, Pignon ne peut obtenir son vin que de Perrin qui n’est lui-même
intéressé que par le jambon de Campana. Pour que l’échange puisse avoir lieu, il
faut recourir au troc indirect, aussi appelé troc spéculatif. Par exemple, si Pignon
accepte de céder son fromage à Campana en l’échange du jambon cru de ce dernier,
il peut ensuite effectuer une opération de troc direct avec Perrin (jambon cru contre
vin) de sorte que chaque protagoniste obtienne le bien désiré. Bien que profitable à
tous, une telle opération ne peut toutefois avoir lieu s’il existe un coût à l’échange
ou au stockage du bien intermédiaire. De fait, si de tels coûts sont présents, Pignon
pourrait préférer que Perrin et Pignon échangent dans un premier temps leur vin et
leur fromage afin de pouvoir réaliser par la suite un troc direct avec Campana. Dans
la mesure où toutes les parties font face à la même contrainte, chacun est amené à
laisser les autres prendre l’initiative de l’échange intermédiaire afin de ne pas en
supporter les coûts. Si ces coûts sont suffisamment élevés, il est donc probable que

25. C’est à Stanley Jevons que l’on doit la mise en lumière de ce problème d’après Ostroy & Starr
(1990).

19
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

l’échange n’ait pas lieu et que chacun reste sur sa position d’autarcie. De manière
générale, il faut aussi noter que plus le nombre d’individus ne présentant pas de
double coïncidence des besoins est important dans l’économie, plus le nombre d’opé-
rations intermédiaires nécessaires à la réalisation du troc indirect est susceptible
d’être important. En l’absence d’information parfaite sur les dotations et désirs de
chacun, il est donc fort probable que l’opération de troc indirect ne puisse être réali-
sée parce qu’elle met en jeu des coûts de transaction de plus en plus importants tout
en augmentant les risques pour un individu de ne pas obtenir les quantités désirées
pour chaque bien.
Toutefois, même en cas de double coïncidence des besoins, il est possible que le
troc soit sous-optimal du fait d’indivisibilités — on peut difficilement partager un
tableau de maître ou tout autre bien dont la valeur serait fortement diminuée ou
anéantie par la division en plusieurs parties — et du caractère non pérenne de cer-
tain biens — une tarte s’échange beaucoup plus facilement le jour de sa fabrication
que le surlendemain. Pour illustrer le problème lié aux indivisibilités, supposons que
Pignon souhaite acquérir auprès de Perrin des chèvres en l’échange de chemises.
Imaginons que les termes de l’échange soient de une chemise et demi contre une
chèvre. Dans la mesure où une demi-chemise ne présente qu’une utilité très limité,
on en conclut que Perrin n’acceptera sans doute pas de céder une chèvre puisqu’il
n’obtiendra en échange qu’une seule chemise utilisable. Pour accroître sa dotation
en chèvres, Pignon va devoir donc en acquérir deux unités au prix de trois chemises.
Il est toutefois possible qu’un tel échange laisse Pignon ou Perrin avec un degré de
satisfaction moindre qu’avant échange de sorte qu’il soit préférable pour lui d’en
rester à la situation initiale. En l’absence de monnaie, il serait évidemment possible
que Pignon paie directement une chemise à Perrin pour obtenir sa chèvre et recon-
naisse une dette d’une moitié de chemise valable pour des transactions ultérieures
(par exemple pour la prochaine chèvre pour laquelle Perrin pourrait recevoir deux
chemises) mais le respect des engagements tenus peut être lui-même source de pro-
blèmes. Si la monnaie, parfaitement divisible, permet de régler ce problème, il faut
néanmoins souligner que l’échange n’implique pas nécessairement la cession d’un
bien puisqu’il est toujours possible de louer les services de ce bien. Ainsi, l’entrepre-
neur qui a besoin d’un véhicule peut parfaitement louer un véhicule pour la moitié
de la durée de vie théorique de celle-ci au lieu de l’acheter, de sorte que les indivisi-
bilités ne posent de problème que si les individus sont intéressés non seulement par
l’utilité ou les services procurés par le bien, mais aussi par sa propriété.
Notons aussi que l’on peut se demander, dans la situation où le troc spéculatif
n’est pas possible, si le troc direct débouche nécessairement sur l’obtention d’un sys-
tème de prix relatif cohérent. Pour illustrer cela, imaginons que l’on ait à nouveau
trois bien, à savoir le le vin, le fromage et le jambon, et six agents tels que l’on ait
pour chaque couple de bien un couple d’agent vérifiant la condition de simultanéité

20
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

des besoins. Les négociations au sein du premier couple de consommateurs vont


permettre par exemple de faire émerger un prix relatif eV F du vin par rapport au
fromage. Les tractations au sein du second couple permettent d’obtenir un prix re-
latif eJF du jambon par rapport au fromage et enfin les échanges dans le troisièmes
permettent d’aboutir à un prix relatif eV J du vin par rapport au jambon. À l’équi-
libre, dans un système d’équilibre général walrassien, le système de prix obtenu
doit être cohérent dans la mesure où l’on doit obtenir normalement eV J = eV F
eJ F sans
quoi l’allocation des ressources au sein de l’économie n’est pas efficace et ne permet
pas de maximiser le bien-être de chacun. Or, sans possibilité pour les individus de
profiter de différences dans les prix relatifs pour obtenir le plus des biens qu’ils dé-
sirent à partir de leurs dotations initiales, il est probable que l’on n’obtienne pas
cette cohérence requise dans notre système de troc et donc que l’équilibre général
walrassien ne puisse correspondre à celui atteint dans une économie de troc.
Le dernier problème posé par le troc est justement celui posé par la simultanéité
des échanges. En général, on suppose que les deux flux réels se déroulent de ma-
nière concomitante avec le troc. Néanmoins, si l’échange est différé dans le temps,
autrement dit quand la contrepartie d’un flux de marchandise est remise à une date
ultérieure, les individus font face à deux problèmes. Le premier est celui de la mé-
moire de la dette, autrement dit de la trace inaltérable de ce qui est dû. Le second
est celui de la garantie de la mémoire 26 . Pour que la reconnaissance d’une dette soit
effective, il est en effet nécessaire de disposer d’un tiers témoin, qui permette d’évi-
ter que la dette ne repose que sur la seule parole du créancier et de son débiteur. Par
exemple si Pignon cède à Perrin un certain volume de fromage en contrepartie d’un
certain volume de vin que Perrin livrera quelques mois plus tard, l’opération de troc
peut être décomposée en deux étapes. Dans un premier temps, Pignon donne son
fromage et obtient en contrepartie une créance de même montant auprès de Perrin.
Lors de la seconde étape, Perrin donne son vin à Pignon, ce qui lui permet d’éteindre
sa dette auprès de celui-ci. On conçoit aisément que pour que le troc puisse avoir
lieu, Pignon doit être persuadé que Perrin honorera bien sa dette. L’intérêt de Per-

26. Pour illustrer ce problème, Ostroy & Starr (1990) proposent la parabole des deux vieillards.
Ces individus sont supposés n’avoir que de besoins d’échange très limités aussi bien entre eux qu’avec
l’extérieur. En fait ces échanges se limitent à des dîners qu’ils s’accordent pour organiser tour à tour
à cause des coûts et de la fatigue que ces repas engendrent. Néanmoins la fréquence irrégulière de
ces repas et les problèmes de mémoires des deux vieillards aboutissent quelques fois à des disputes
sur l’identité de celui qui doit organiser le prochain dîner. De telles disputes ont pour conséquence de
diminuer la fréquence des rencontres entre les deux vieillards. Pour résoudre le problème, l’un décide
de prendre une pierre, de la peindre de manière à la rendre unique et de la donner à l’autre au cours
du prochain repas organisé par ce dernier. La pierre permet ainsi à son possesseur de se rappeler que
c’est à l’autre d’organiser le prochain repas et de pouvoir le prouver si nécessaire en exhibant la pierre
peinte.
Cette parabole, montre ainsi que la monnaie est un instrument simple mais efficace de conserva-
tion des transactions passées. Dans le cas présent, la monnaie (la pierre peinte) indique simplement
que son possesseur est celui qui a donné le dernier dîner. Le paiement du dîner par celui qui est invité
est simplement un moyen de transférer cette information.

21
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

rin pouvant être de se délier de ses engagements, le troc ne peut logiquement être
effectué que s’il existe un arbitre disposant d’un pouvoir coercitif pour s’assurer de
l’exécution de ses engagements par chacun des contractants. Or il est probable que
le recours à cet arbitre soit coûteux, ce qui peut empêcher la réalisation de transac-
tions de faible valeur lorsque ce coût est fixe. En définissant une valeur stable et
unanimement reconnue pour le règlement de toute dette dans une économie don-
née et en séparant les échanges réciproques réalisés au travers du troc, la monnaie
permet de résoudre ces problèmes sans coût 27 .

1.2.2 La monnaie comme voile ou l’analyse dichotomique

Une part importante du projet scientifique des auteurs classiques visait à ré-
futer la théorie mercantiliste selon laquelle la richesse d’une nation consistait en
la quantité de monnaie, autrement dit le métal précieux à l’époque, qu’elle parve-
nait à accumuler, notamment à l’aide du commerce extérieur 28 . En s’intéressant
à une économie de troc et en montrant qu’une telle économie était simultanément
viable et permettait de rendre compte d’un certain nombre de comportements éco-
nomiques observés, les classiques réussissaient dans leur entreprise en révélant la
nature réelle de la richesse. De fait, si la monnaie existe bien, on peut finalement
considérer son rôle comme mineur pour la détermination de l’équilibre réel et s’en
tenir pour décrire la nature des échanges marchands à la loi des débouchés énoncée
par Jean-Baptiste Say 29 , selon laquelle « les produits s’échangent contre des pro-
duits » et la monnaie n’apparaît donc que comme un voile permettant la réalisation
effective des échanges.
La formalisation par Léon Walras 30 au XIXe siècle d’un modèle de troc similaire
dans l’esprit à celui dont nous avons offert une représentation graphique dans la
section précédente, permit alors de souligner l’importance des prix relatifs dans la
détermination de l’équilibre entre offre et demande sur chaque marché. Néanmoins,
il restait que la monnaie ne pouvait être totalement rejetée de l’analyse puisqu’il
existait bien une offre et une demande pour cette dernière. Walras proposa donc de
compléter le modèle en intégrant la théorie dominante à l’époque en matière moné-

27. Concernant le problème de la garantie de la mémoire, Kocherlakota (1998) a montré que la


monnaie était assimilable à un système de mémoire des créances et dettes de chaque individu vis-à-
vis des autres dans une économie de marché.
28. Ceci explique notamment pourquoi l’ouvrage principal d’Adam Smith s’intitule « Traité sur la
nature et les causes de la richesse des nations ».
29. Jean-Baptiste Say est un économiste, journaliste et industriel français de la fin du XVIIIe et du
début du XIXe siècle. Il soutient que l’économie de marché se régule de façon spontanée en situation
de concurrence et plaide en faveur du libre échange.
30. Léon Walras, économiste français, fut avec Carl Menger et William Jevons l’un des auteurs
clef de la révolution marginaliste. Il est aussi le premier à mettre en équation l’équilibre général en
concurrence pure et parfaite, et à montrer son caractère unique et stable. Il met aussi en avant la
notion d’encaisse désirée bien avant que les théoriciens de l’école de Cambridge reformulent la théorie
quantitative (confer section 2.1).

22
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

taire, à savoir la théorie quantitative de la monnaie. Le modèle obtenu est généra-


lement qualifié de dichotomique dans la mesure où il conduit à un cloisonnement
des sphères réelles et monétaires. En fait, si la monnaie est bien présente dans ce
modèle, on va voir que celle-ci ne joue finalement qu’un rôle mineur, de sorte que
le modèle est construit sur l’hypothèse implicite que l’ensemble des obstacles rele-
vés précédemment pour les multiples formes de troc ont été levés 31 . De fait, dans
l’optique de ce modèle, la monnaie ne sert qu’à la définition des prix nominaux de
chaque bien et service. Plus précisément, il s’agit de mettre en évidence le message
porté par la vision quantitativiste classique de la monnaie : à long terme, tout ac-
croissement de la quantité de monnaie disponible ne se traduit que par une hausse
proportionnelle des prix (nominaux) 32 . Nous allons donc débuter l’analyse du mo-
dèle dichotomique par une première présentation de la théorie quantitative avant
de développer la logique du modèle et souligner ses incohérences.

L’équation des échanges

La théorie quantitative de la monnaie constitue sans doute une des plus vieilles
et des plus vivaces théories énoncées dans la littérature économique. Bien que la
formalisation de cette théorie soit généralement attribuée à Irving Fisher 33 , il est
courant d’accorder l’origine de la théorie quantitative de la monnaie dans la ré-
ponse de Jean Bodin 34 au paradoxe de Malestroict au milieu du XVIe siècle. À cette
époque, on relève en effet une hausse importante et persistante du prix des biens
et services. Mandaté par Charles IX pour vérifier la réalité de la chose — rappelons

31. Évoquant ses convictions durant ses jeunes années en tant qu’économiste, Samuelson (1968),
précise tout de même que les auteurs classiques et néo-classiques distinguaient nettement les aspect
qualitatifs et quantitatifs de la monnaie : « selon notre théorie qualitative, la monnaie n’était pas
neutre ; elle faisait une énorme différence. Pitié soit du pays qui dépende encore du troc, puisque
son système économique ne sera pas efficace. Mais dès lors que ce bénéfice qualitatif a été acquis
par l’adoption de structures de marché employant M [Ndt : la monnaie], le niveau quantitatif de M
n’avait pas d’importance particulière [. . .]. Nous aimions l’image de John Stuart Mill selon laquelle la
monnaie est un lubrifiant de l’industrie et du commerce. Comme même les conductrice le savent, la
lubrification est importante [sic]. Mais M est du point de vue quantitatif un lubrifiant spécial : une
goutte est aussi efficace qu’une pleine piscine. Par conséquent, une image encore meilleure que celle
de Mill était celle-ci : la monnaie est comme un catalyseur dans une réaction chimique, qui permet à la
réaction de se produire mieux et plus rapidement, mais qui, à l’instar de l’huile qui sauva le prophète
Élie, ne s’épuise jamais. En poussant l’analogie au delà du raisonnable, seul un iota du catalyseur est
nécessaire pour le processus ».
32. Bien que la théorie quantitative de la monnaie ait d’abord été formulée par des mercantiliste,
celle-ci participe pleinement au combat des classiques contre la pensée mercantilistes. En effet, si
l’accumulation d’or sur le territoire national se traduit uniquement par une hausse de prix, il n’est de
touté évidence pas possible de justifier l’accumulation de monnaie puisque l’on parviens finalement
qu’à déprécier le pouvoir d’achat de celle-ci.
33. Irving Fisher est un économiste américain de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Outre
la théorie quantitative, il proposa une théorie des taux d’intérêts liés à la préférence pour le présent
ainsi qu’une théorie de la déflation-dette. Moins reluisant, il fut président fondateur de la Société
Américaine d’Eugénisme.
34. Jean Bodin est un juriste français de la première moitié du XVIe siècle. Outre sa contribution à
l’analyse économique, il rédigea un certain nombre d’ouvrages en droit et en astrologie.

23
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

qu’il n’existe pas d’appareil statistique à l’époque — et d’en déterminer les éven-
tuelles causes, Malestroict arrive à la conclusion que les biens ne se sont en fait pas
enchéris depuis au moins 300 ans. En France, la monnaie utilisée alors pour défi-
nir les prix est la livre tournois, mais cette dernière ne sert que d’unité de compte
puisque les règlements sont effectués à l’aide de nombre de pièces d’or et d’argent
de poids et d’origine diverses. La valeur de la livre tournois était définie en rapport
à un poids fixe en argent, la valeur de ce dernier étant elle-même fixée par rapport
à l’or selon un certain rapport de poids. Néanmoins, la valeur de la livre tournois a
progressivement été érodée au cours du temps. Afin de diminuer la valeur réelle de
leurs dettes, stipulées en livre tournois et non en métal précieux, les rois de France
ont en effet régulièrement révisé à la baisse la quantité d’argent fin nécessaire à la
fixation de la valeur de la livre tournois. Les dettes du royaume présentaient ainsi
la même valeur nominale mais pouvaient être remboursées avec une quantité d’or
ou d’argent plus faible. Malestroict établit sa conclusion en montrant que les prix
des biens en métal précieux, autrement dit la valeur réelle, sont restés relativement
stables alors même que la dépréciation de la livre tournois a conduit à en augmenter
les prix nominaux. En effet, si la valeur d’un kg de fromage en or est laissée inchan-
gée et qu’un plus grand montant en livre tournois est nécessaire pour aquérir une
certaine quantité d’or, il est logique de voir le prix du fromage augmenter lorsqu’il
est libellé en livre tournois.
Jean Bodin conteste les conclusions de Malestroict et plus particulièrement l’hy-
pothèse selon laquelle la valeur des marchandises en métal précieux serait res-
tée inchangée. Parmi l’ensemble des causes citées 35 , Bodin insiste notamment sur
l’accroissement important des quantités de métaux précieux en circulation en Eu-
rope qui trouve son origine dans des afflux importants en provenance des provinces
latino-américaines récemment conquises. L’apport de Bodin à la théorie quantita-
tive se trouve donc le lien étroit qu’il pointe entre quantité de monnaie (en tant
qu’instrument de paiement, donc les pièces d’or et d’argent dans notre cas) et ni-
veau général des prix 36 .
On peut à nouveau utiliser la boîte d’Edgeworth pour illustrer ce résultat, en
considérant i) que le bien x est un métal précieux utilisé comme moyen de paiement
et comme numéraire, et ii) que cette monnaie entre directement dans la fonction
d’utilité des individus, ce qui est facilement acceptable dans le cas d’une monnaie
marchandise comme l’or 37 . On part donc d’une situation d’équilibre initial caractéri-

35. Dans son essai, Bodin cite aussi la présence des monopoles, les rationnements de l’offre liés aux
tarifs commerciaux et les tensions sur la demande provoquées par les consommations de la noblesse.
36. Il semble toutefois que l’on retrouve déjà cette idée de relation entre niveau des prix et stock de
métal précieux chez certains auteurs grecs comme Aristote et Xénophon.
37. Il s’agit bien d’une utilité propre de la monnaie puisque les autres biens sont explicitement
introduits dans la fonction d’utilité des individus, de sorte que l’utilité de la monnaie ne puisse être
assimilée à une utilité du revenu. Précisons aussi que le modèle utilisé ne se prétend pas être une
démonstration de la théorie quantitative telle qu’employée par les classiques puisque ces auteurs

24
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

0 0
UE1

b
G

b b
F
vin

E UG1
UF 1
px p′x
py p′y
UE2 UG2 UF 2
0
or
F IGURE 1.4 – Les effets de la hausse de la quantité de métal précieux.

px
sée par le point E et le système de prix relatifs py = a où a est une constante positive
quelconque. On peut noter que x étant utilisé comme numéraire, son prix est natu-
px
rellement fixé à 1. Le prix nominal du bien y est donc logiquement py = a = a1 . Dans
notre cas de figure, l’introduction d’une quantité supplémentaire de métal précieux
se traduit par un élargissement de la boîte d’Edgeworth puisque la dotation en bien
x a augmenté. Il est alors important de noter que cet élargissement se traduit par
une modification de l’origine pour Perrin. On suppose finalement que cet apport
de métal précieux est réparti d’une manière quelconque entre Pignon et Perrin —
on pourrait remplacer nos deux individus par la France et l’Espagne afin de nous
adapter à la réalité du problème abordé par Bodin —, de sorte que les quantités dé-
tenues par chacun en bien x ne diminuent pas par rapport à la situation d’équilibre
initial E.
Du fait de leurs préférences, il est fort probable que ces nouvelles dotations de
Pignon et de Perrin, représentées par le point E ′ sur la figure 1.4, ne correspondent
pas à une situation optimale pour le système de prix en vigueur avant croissance
du stock de métal précieux 38 . Les mécanismes traditionnels de marché se mettent
en œuvre et l’on démontre que la convexité des préférences individuelles se tra-
duit par la fixation d’un nouvel optimum G caractérisé par un niveau de prix re-
p′x px
latif p′y < py . L’intuition derrière ce résultat est la suivante : comme la convexité
des courbes d’indifférence traduit l’hypothèse de décroissance du taux marginal de
substitution entre les deux biens, une augmentation de la disponibilité du bien x ré-
duit les utilités marginales de Pignon et de Perrin vis-à-vis de ce bien toutes choses

n’attribuaient pas d’utilité propre à la monnaie.


38. Attention pour la comparaison des courbes d’indifférences du second individu lors de la lecture
de la figure 1.4. En effet, la courbe d’indifférence correspondant à UE2 s’apprécie par rapport au coin
supérieur droit de la boîte avant élargissement tandis que les courbes UF 2 et UG2 doivent être évaluées
par rapport au coin supérieur droit après élargissement. On vérifie dès lors aisément que UE2 < UF 2 <
UG2 .

25
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

égales par ailleurs. Comme l’équilibre correspond à une situation où le niveau rela-
tif des prix est égal au rapport des utilités marginales correspondant aux quantités
consommées, la baisse de dernier ratio entraîne nécessairement celle du prix rela-
tif 39 .
D’autres auteurs majeurs comme John Locke 40 , David Hume 41 , David Ricardo 42 ,
ou encore John Stuart Mill 43 , ont par la suite exprimé l’idée d’une relation de pro-
portionnalité entre masse monétaire, autrement dit la quantité de monnaie, et ni-
veau des prix. Par exemple, Hume résume cette théorie au travers de la fiction sui-
vante :
Supposons que, par miracle, on glisse cinq livres dans les poches de chaque
individu en Grande Bretagne en une nuit ; ceci ferait plus que doubler la
quantité de monnaie actuelle dans le royaume ; il n’y aurait pourtant ni
le jour suivant, ni pour un certain temps, plus de prêteurs ou de variation
dans l’intérêt. Et, s’il n’y avait que des propriétaires fonciers et des pay-
sans dans le pays, cette monnaie [. . .] ne servirait jamais qu’à augmenter
le prix de toute chose, sans aucune autre conséquence.
Pour exprimer cette relation, nous pouvons, à l’instar des auteurs classiques,
nous appuyer dans un premier temps sur une caractéristique d’équilibre de l’écono-
mie, à savoir la nécessaire égalité entre flux monétaires et flux réels marchands. Mill
énonce ainsi que « la monnaie dépensée est égale en valeur aux marchandises qu’elle
achète ». Il est ici important de souligner que Mill parle de monnaie dépensée et non
de monnaie en circulation. Il note ainsi qu’une unité monétaire peut-être employée
plusieurs fois lors de la période d’intérêt et recours donc implicitement au concept
de vitesse de circulation de la monnaie, précédemment introduit dans la littérature
39. L’histoire ne s’arrête bien évidemment pas là puisque le rapport des utilités marginales pour
Pignon en F n’est a priori pas identique à celui de Perrin au même point. Dans la mesure où Perrin
et Pignon font nécessairement face aux mêmes termes de l’échange (c-à-d le prix relatif), quantités
consommés et prix vont à nouveau s’ajuster jusqu’à la situation d’équilibre G caractérisée par la triple
égalité entre prix relatifs, rapport des utilités marginales de Pignon et rapport des utilités marginales
de Perrin
40. John Locke est un philosophe et médecin anglais du XVIIe siècle. Considéré comme le père
du libéralisme (politique), il est l’un des auteurs les plus influents des Lumières. D’un point de vue
économique, il s’inscrit essentiellement dans la pensée mercantiliste.
41. David Hume est un philosophe et historien écossais du XVIIIe siècle. Hume inscrit sa vision
d’une relation entre quantité de monnaie et niveau des prix dans le cadre d’une théorie du commerce
internationale visant à réfuter les thèses mercantilistes.
42. David Ricardo est un économiste, agent de change et homme politique anglais des XVIIIe et
XIXe siècles. Il est particulièrement difficile de recenser les contributions de Ricardo à l’analyse éco-
nomique tant elles furent nombreuses. On lui doit notamment la théorie des avantages comparatifs
en commerce international, celle de l’équivalence entre impôt et endettement en finances publiques
ainsi qu’une théorie de la rente. En outre, on retrouve les prémices d’un raisonnement à la marge dans
certaines de ses analyses comme celle de la rente.
43. John Stuart Mill était un philosophe, logicien et économiste anglais du XIXe siècle. Connu sur-
tout pour ses développements de la théorie utilitariste — son parrain n’était autre que Jeremy Ben-
tham, père de l’utilitarisme —, il contribue aussi à l’élaboration d’une théorie falsificationniste sur
laquelle se fonde la démarche scientifique actuelle et apporte des contributions importantes aux théo-
ries du commerce.

26
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

économique par John Locke et Richard Cantillon 44 . Cette vitesse de circulation se


calcule comme le nombre de fois moyen où une même unité de monnaie est dépen-
sée pour l’achat de biens et services dans l’économie. On obtient donc l’équation des
échanges proposée de manière formalisée par Simon Newcomb et popularisée par
Irving Fisher au début du XXe siècle, soit :

M v = pT, (1.4)

où M correspond à la masse monétaire en circulation, v à la vitesse de circulation


de la monnaie, p au niveau général des prix et T au volume de transaction. Contrai-
rement à l’équation de Cambridge (voir section 2.1) qui se réfère au revenu réel
Y , l’équation de Fisher utilise le volume de produits échangés. On réfléchit donc à
partir de chiffres d’affaires et non de valeurs ajoutées. De plus, les stocks entrent
en compte puisque les biens échangés peuvent avoir été produits les périodes pré-
cédentes tandis que les biens stockés ne sont pas retenus. Enfin, tous les biens et
services sont inclus dans T , y compris donc les biens intermédiaires.
Afin de tenir compte des différentes formes de la monnaie, Fisher propose aussi
une forme développée de l’équation (1.4), soit :

Mf vf + Ms vs = pT, (1.5)

où Mf et Ms désignent respectivement les niveaux de monnaie fiduciaire et scrip-


turale en circulation, et vf et vs les vitesses de circulation correspondantes. Cette
distinction se justifie d’un point de vue analytique dans la mesure où l’utilisation
de ces deux formes de monnaie peuvent différer. En particulier, on peut pointer le
fait que la monnaie fiduciaire est plutôt utilisée pour des dépenses courantes (achat
d’une baguette de pain, d’un ticket de loterie ou d’un billet de cinéma) tandis que la
monnaie scripturale sera préférée pour les dépenses plus importantes (achat d’une
voiture, paiement des impôts. . .). Une autre raison est tout simplement la faible
disponibilité statistique à l’époque de Fisher. Comme il était relativement aisé d’ob-
tenir des informations sur le niveau de dépôts bancaires et de transactions réalisés
à partir de ces dépôts à l’époque de Fisher, le calcul de vs était relativement aisé 45 .
Il convient de noter que cette équation des échanges exprime avant tout une
relation comptable et non une relation comportementale. En effet, elle formalise
tout simplement l’idée selon laquelle on observe une contrepartie monétaire à tout
flux réel. Cette identité se vérifie donc toujours ex post et doit donc être appréhendée
comme idéologiquement neutre. En fait, l’équation (1.4) doit être complétée par un

44. Richard Cantillon est un auteur franco-irlandais du XVIIIesiècle et rattaché, comme David
Hume, au courant mercantiliste.
45. Fisher supposait par la suite qu’il existait une relation stable de proportionnalité entre formes fi-
duciaires et scripturales de la monnaie, de sorte que l’on peut se limiter à l’analysee de l’équation (1.4).

27
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

certain nombre d’hypothèses pour obtenir la théorie quantitative de la monnaie. Elle


ne participe en effet à la détermination de l’équilibre général classique que dès lors
que l’on impose certaines restrictions à l’équation (1.4). Ces restrictions, qui fondent
réellement la théorie quantitative de la monnaies, sont au nombre de quatre :
1. Le volume des transactions peut être considéré comme exogène dans l’équa-
tion (1.4) car ne dépendant pas des variables monétaires mais du volume de
production. De plus, comme sur le long terme, le niveau de production peut-
être considéré comme stable, le volume des transactions doit aussi l’être.
2. La vitesse de circulation de la monnaie est stable. Selon Fisher, ce paramètre
dépend par exemple « de la densité de la population, des coutumes commer-
ciales, de la rapidité des transports et d’autres conditions techniques », mais
« en aucune façon de la quantité de monnaie et des dépôts en circulation, pas
plus d’ailleurs que du niveau général des prix ». Même s’il reconnaît l’existence
d’effets transitoires des variations de la quantité de monnaie sur v, Fisher croit
donc en sa stabilité et son exogénéité sur le long terme.
3. L’offre de monnaie est déterminée de manière exogène. Dans le cas d’une éco-
nomie de monnaie-marchandise où l’on utiliserait un métal précieux comme
monnaie cela serait particulièrement vrai puisque l’accroissement de la dispo-
nibilité de métal précieux dépend directement de la découverte de nouveaux
gisements.
4. Il existe une relation de causalité entre les deux membres de l’équation (1.4)
et cette relation va de M v vers P T .
La relation quantitative offre aussi une première théorie simple de l’inflation,
conforme à l’intuition de Jean Bodin. Ainsi, en réorganisant les termes de l’équa-
tion (1.4) et en réalisant une différentielle totale, on obtient :

M v Mv
dp = dv + dM − 2 dT. (1.6)
T T T

Si l’on fait l’hypothèse de constance de la vitesse de circulation de la monnaie


et d’exogénéité du volume de transaction dans la sphère monétaire — le volume de
transactions étant supposé être déterminé dans la sphère réelle —, les variations dv
et dT sont donc nulles par hypothèse. L’inflation (dp > 0) ne peut donc avoir pour
source qu’une augmentation de la masse monétaire (dM > 0).
Cette relation mécanique n’explique néanmoins pas comment l’accroissement de
la masse monétaire se traduit en hausse des prix puisqu’elles ne traduit aucune
dynamique mais une condition d’équilibre sur le marché de la monnaie. Il est inté-
ressant de noter que les auteurs ont proposé différents mécanismes pour expliquer
cette relation entre quantité de monnaie et niveau des prix. Pour Cantillon, une
injection de monnaie dans l’économie exerce un effet progressif et différencié sur

28
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

les prix au fur et à mesure que la monnaie se diffuse au travers de l’échange mar-
chand. Ceci s’explique simplement par l’hétérogénéité des préférences individuelles
qui implique que les individus recevant en premier la monnaie additionnelle n’in-
fluenceront pas les demandes agrégées de biens et services de la même manière que
les suivants. Les premières hausses de demande se traduisent par une hausse du
prix des biens considérés et éventuellement par une augmentation des quantité pro-
duites, procurant ainsi des recettes additionnelles aux agents offrant ces biens. Du
fait de ces hausses de revenus, ces agents vont à leur tour accroître leurs demandes
de biens et services, donnant lieu à de nouvelles hausses de prix et éventuellement
de la production. Or dans une économie en plein emploi, il n’est pas possible d’aug-
menter le niveau de production pour chaque bien et service. Le mécanisme se pour-
suit donc jusqu’à provoquer in fine une augmentation proportionnelle des demandes
agrégées et donc du niveau général des prix. On observe donc une distorsion dans
la structure des prix relatifs et donc logiquement dans la composition du produit
agrégé, sauf si l’injection de monnaie est réalisée de manière neutre, autrement dit
en multipliant dans une même proportion les avoirs monétaires de chaque agent.
Hume propose un mécanisme distinct. Partant de l’idée que l’injection de mon-
naie dans l’économie accroît la demande globale, ce qui implique une augmentation
du niveau d’emploi, l’entrée de monnaie doit se traduire dans un premier temps par
une augmentation de la production dans certaines industries. La hausse des prix se
manifeste in fine lorsque les entreprises font face à une pénurie de main d’œuvre
et que les travailleurs sont en mesure de réclamer des augmentations de salaire.
L’effet sur la production n’est donc que temporaire et dépend de l’existence de ca-
pacités de production inemployées 46 . Ainsi selon Hume (repris dans Blaug, 1998,
ch. 1.7, p. 27) « au début [d’une injection de monnaie], aucune variation n’est per-
çue ; les prix s’élèvent progressivement, d’abord celui d’une marchandise, puis celui
d’une autre ; jusqu’à ce que finalement l’ensemble atteigne une proportion juste de
la nouvelle quantité de monnaie présente dans le Royaume. À mon avis, c’est seule-
ment pendant cet intervalle entre le moment de l’acquisition de la monnaie et celui
de la hausse des prix, que la croissance du stock d’or et d’argent est favorable à
l’industrie ».
Finalement, Fisher reprend l’idée d’une augmentation de la demande, donc des
prix, consécutive à l’augmentation de la quantité de monnaie. Pour les effets réels de
court terme, il s’appuie en revanche sur un décalage temporel entre investissement
et consommation. En supposant que les taux d’intérêts s’ajustent moins rapidement
que les autres prix 47 , la hausse de ces derniers améliore les perspective de pro-

46. On peut noter que Hume anticipait finalement la pensée keynésienne en envisageant la possi-
bilité de capacités de production inemployées dans l’économie.
47. Plus précisément Fisher émet l’hypothèse que les agents fixent un taux d’intérêt nominal qui
prend en compte le niveau anticipé d’inflation. Les agents sont donc bien rationnels puisqu’ils rai-
sonnent en termes réels, mais Fisher pense qu’ils ont du mal à ajuster correctement les taux nomi-

29
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

fit des entreprises. Tant que les taux d’intérêts restent inchangés, l’investissement
devient donc plus profitable, ce qui favorise son expansion. À terme, les épargnants
réagissent et demandent des intérêts plus importants, ce qui rééquilibre la situation
au niveau de la sphère réelle et permet de retrouver l’équilibre initial. En revanche,
le niveau général des prix aura lui augmenté conformément à l’intuition quantitati-
viste.

Le modèle dichotomique d’équilibre général

Nous allons maintenant regarder plus précisément comment le modèle dichoto-


mique intègre la monnaie en équilibre général, autrement dit lorsque l’on cherche
dans une description complète de l’économie les niveaux des différentes variables
du modèle permettant d’obtenir un équilibre sur chaque marché. Dans le cadre de
l’interprétation walrassienne de la théorie classique, il s’agit donc de trouver le sys-
tème de prix qui permet en concurrence pure et parfaite d’obtenir un équilibre de
l’offre et de la demande sur chaque marché. Pour comprendre comment la théorie
quantitative de la monnaie peut être utilisée pour compléter le modèle classique en
équilibre général, il convient de revenir dans un premier temps sur les autres lois
qui régissent ce modèle, à savoir la loi de Say et la loi de Walras.
Étudions dans un premier temps la loi de Say. Selon cette dernière, aussi appelée
loi des débouchés, il ne peut y avoir de surproduction généralisée faute de débouchés
pour la production des biens et services marchands de l’économie. En effet, pour dé-
tenir de la monnaie, il faut avoir produit des biens et services et les avoir vendu.
Dans la mesure où la monnaie n’est pas détenue pour elle-même — la monnaie est
donc supposée ne procurer aucune utilité directe à son détenteur puisqu’elle n’est
qu’un instrument d’échange dans l’optique classique —, elle doit nécessairement
être remise en circulation, ce qui offre les débouchés nécessaires aux autres pro-
duits 48 . Ainsi, Jean-Baptiste Say énonce dans son « Traité d’économie politique » :

Lorsque le dernier producteur a terminé un produit, son plus grand désir


est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme pas entre ses
mains. Mais il n’est pas moins empressé de se défaire de l’argent que lui
procure sa vente, pour que la valeur de l’argent ne chôme pas non plus. Or,
on ne peut se défaire de son argent qu’en demandant à acheter un produit
quelconque. On voit donc que le fait seul de la formation d’un produit
ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres produits.

naux aux variations de prix car ils ne parviennent pas à apprécier correctement et instantanément
ces dernières.
48. On résume ainsi souvent la loi de Say par la maxime « l’offre crée sa propre demande ». L’expres-
sion n’est pourtant pas de Say mais de Keynes qui cherchait à l’attaquer dans sa « Théorie générale
de l’emploie, de l’intérêt et de la monnaie ».

30
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

Notons que la loi de Say ne réfute pas la possibilité d’un excès d’offre ou de de-
mande sur un marché particulier considéré indépendamment du reste de l’économie.
Néanmoins, ce raisonnement ne peut être étendu à l’ensemble des marché, autre-
ment dit en tenant compte des interdépendances entre ces marchés. En effet, la
demande agrégée ne peut être traitée de manière exogène par rapport à l’offre agré-
gée puisque celle-ci créé les revenus nécessaires à la formation de cette demande ; de
fait, une surproduction générale est impossible 49 . Par conséquent, vendre un pro-
duit pour obtenir de la monnaie puis utiliser cette monnaie pour acquérir un autre
bien ou service revient à échanger des produits contre d’autres. On peut dès lors
dire, comme Arthur Pigou le résuma ultérieurement, que la monnaie n’est qu’un
voile qui masque la réalité des échanges ou, comme Jean-Baptiste Say, affirmer que
la monnaie est une simple « voiture de la valeur des produits ». Si les individus ne
détiennent pas de la monnaie pour elle-même, il faut toutefois faire abstraction du
temps puisque la monnaie permet de décaler les achats dans le temps. La loi des
débouchés nous place donc dans le long terme. Ceci explique que le modèle pré-
senté dans les prochaines pages ne permette pas de mettre en évidence les effets
réels mentionnés à court terme par les auteurs classiques. Comme le modèle ne
permet qu’une analyse en statique comparative, les dynamiques d’ajustement des
différentes variables du modèle ne peuvent être appréciées et seuls subsistent les
effets de long terme.
Pris sous son acceptation la plus rigide, autrement dit qu’il n’existe jamais de
déséquilibre sur le marché de la monnaie puisque le produit de chaque vente est
« immédiatement » employé pour l’achat d’autres biens et services, la loi de Say
prend la forme de ce qu’il est convenu d’appeler l’identité de Say 50 . L’identité de
Say débouche immédiatement sur un postulat d’homogénéité de degré zéro (voire
annexe B pour un rappel sur les fonctions homogènes) par rapports aux prix pour
les fonctions d’offre et de demande de biens et services. Cette hypothèse vise notam-
ment à défendre l’idée que les individus ne sont pas victime d’illusion monétaire.
On dit qu’un agent économique est victime d’illusion monétaire lorsqu’il modifie son
comportement suite à une modification des valeurs nominales n’entraînant pour-
tant pas de déformation dans la structure des prix relatifs. Le postulat d’homogé-
néité permet de s’assurer que les agents raisonnent en termes réels et non nominaux
puisqu’une hausse uniforme de l’ensemble des prix ne modifie pas le niveau des de-
mandes et offres de biens et services. Ce postulat est donc l’expression classique de
la rationalité supposée des agents économiques. Si l’on considère une économie avec
49. Sur ce sujet, on peut citer Blaug (1998, ch.5.1, p.182) : « on ne doit pas dire « surproduction
généralisée » ou « insuffisance générale de production » car il s’agit d’une impossibilité logique. Mais
il est évident que ce n’est une impossibilité logique que dans une économie de troc. La surproduction
doit être relative à quelque chose et, en parlant de tous les biens de l’économie sans mentionner la
monnaie, nous avons exclu la seule chose par rapport à quoi il peut y avoir de surproduction. ».
50. La distinction entre identité de Say et égalité de Say que nous présenterons plus loin est due à
Baumol & Becker (1952). Pour plus de détails sur cette distinction, voir Blaug (1998, ch. 5).

31
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

m biens échangés et Dij et Sij , j ∈ {1, . . . , m} les fonctions de demande et d’offre


correspondantes pour l’agent i, i ∈ {1, . . . , n}, on doit avoir pour tout λ > 0 :

Dij (λp1 , . . . , λpm ) = Dij (p1 , . . . , pm ), (1.7)


Sij (λp1 , . . . , λpm ) = Sij (p1 , . . . , pm ). (1.8)

e
En choisissant par exemple λ = p−1
m , autrement dit en choisissant le m bien
comme numéraire, on obtient :
   
p1 pm−1 p1 pm−1
Dij (p1 , . . . , pm ) = Dij ,..., , 1 = Dij ,..., , (1.9)
pm pm pm pm
   
p1 pm−1 p1 pm−1
Sij (p1 , . . . , pm ) = Sij ,..., , 1 = Sij ,..., . (1.10)
pm pm pm pm

Le postulat d’homogénéité de degré zéro par rapport aux prix implique donc que,
de manière similaire au modèle de troc, seuls les prix relatifs des biens interviennent
dans la détermination de l’équilibre dans la sphère réelle. De plus, les valeurs des m
fonctions d’offres et de demandes ne sont déterminées que par m − 1 prix (relatifs).
L’autre pilier du modèle dichotomique, loi de Walras, est un peu le pendant éco-
nomique de la maxime de Lavoisier selon laquelle « rien ne se perd, rien ne se créé,
tout se transforme ». La loi de Walras stipule en effet que, à l’équilibre général, ex-
cès d’offre et excès de demande se compensent sur l’ensemble des marchés. Pour m
marchés dans l’économie, la loi de Walras implique donc que si l’on observe un excès
d’offre pour m − 1 marchés, on doit avoir un excès de demande de valeur équivalente
sur le me marché. En termes formels, en notant Dj et Sj les fonctions de demande
et d’offre agrégées sur le marché du bien j, on doit donc avoir m
P 
j=1 pj Dj − Sj = 0.
Un corollaire évident de cette loi est que l’équilibre sur m − 1 marchés implique né-
cessairement l’équilibre sur le dernier marché ( j6=k pj Dj − Sj = 0 implique donc
P 

Dk − Sk = 0).
Au final, la transcription par Léon Walras du modèle classique résume le rôle de
la monnaie au travers d’un modèle en deux étapes qui plaque plus qu’il ne l’intègre
la monnaie dans l’économie. Pour présenter ce modèle classique, on considère comme
dans la section 1.2.1 une économie d’échange pur 51 , de sorte que les n individus de la
société sont chacun initialement dotés d’un ensemble de m biens qui ne correspond
pas nécessairement à un optimum tel que défini par leurs préférences. De manière
parfaitement arbitraire, considérons que le me correspond à la monnaie. Le prix
nominal de chaque bien j est noté pj et p := {p1 , . . . , pj , . . . , pm−1 , 1} est le vecteur
obtenu à partir de ces m valeurs pour décrire le système de prix auxquels font faces
les différents agents de l’économie. Puisque le me bien est la monnaie, il est naturel
51. Les questions de production sont donc exclues de l’analyse, mais on peut aisément les intégrer
dans le modèle en augmentant le nombre de marchés considérés. Les résultats ne sont toutefois pas
affectés par cette modification.

32
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

de lui attribuer le rôle de numéraire 52 En d’autres termes, il joue le rôle d’unité de


compte et son prix est fixé à 1 — il faut bien 1 e pour « acheter » 1 e — et les prix
de tous les autres biens sont définis en fonction de ce prix. Dans un sens on peut
donc parler de prix relatif des biens par rapport à celui de la monnaie, mais comme
nous attachons la qualité de numéraire au bien m, il s’agit bien de prix absolus,
nominaux.
De manière traditionnelle, l’objectif est de montrer qu’il existe un système de
prix, généralement unique, qui équilibre simultanément l’ensemble des marchés,
celui de la monnaie inclus. En notant Xij la demande nette de l’individu i pour le
bien j, autrement dit la différence Dij − Sij entre quantité demandée et dotation
initiale, on doit observer à l’équilibre sur chaque marché : 53
n
X
Xj (p) = Xij (p) = 0 j = 1, . . . , m. (1.11)
i=1

D’un point de vue mathématique, la détermination de l’équilibre général se pré-


sente donc comme la résolution du système constitué par les m équations (1.11) à
m inconnus (le vecteur p). L’identité de Say, la loi de Walras et la théorie quan-
titative nous permettent de simplifier la résolution de ce système et d’en tirer un
certain nombre de propriétés. La condition d’équilibre walrasienne 54 ajoute ainsi la
contrainte budgétaire globale de l’offre et de la demande. En sommant les demandes
nettes en valeur sur l’ensemble des marchés, on obtient en effet :
m
X
pj Xj (p) = 0, (1.12)
j=1

ou, si l’on isole la demande nette de monnaie :

m−1
X
pj Xj (p) + Xm (p) = 0, (1.13)
j=1

52. Cette restriction n’est pas nécessaire en fait. Patinkin (1948, 1949, 1965) distingue ainsi les
fonctions d’unité de compte et de moyen de paiement. Dans ses démonstrations, le me bien est alors le
numéraire et le m − 1e est le moyen de paiement. Ceci l’amène à distinguer les prix en numéraires, les
prix en moyens de paiement et les prix relatifs des autres biens entre eux.
53. D’un point de vue technique, ces demandes nettes dépendent évidemment d’autres variables
comme les dotations initiales, mais ces éléments peuvent être omis ici afin de clarifier l’exposé.
54. Bien que l’objet de cette section ne soit pas l’étude du système d’équilibre général walrassien,
il peut être important de rappeler les hypothèses qui permettent au modèle walrassien d’aboutir à
un équilibre unique et économiquement significatif. Il est ainsi nécessaire que « (1) les rendements
d’échelle soient constants ou décroissants ; (2) qu’il n’y ait pas de produits joints ou d’effets externes
soit dans la production, soit dans la consommation ; et (3) que tous les biens soient des substituts bruts,
les uns des autres, en ce sens que la hausse du prix d’un bien produise une demande excédentaire pour
l’autre ; et (4) il existe des marchés à terme pour tous les biens et services finaux » (Blaug, 1998, p.708).

33
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

soit :
m−1
X
Xm (p) = − pj Xj (p). (1.14)
j=1

Autrement dit, la loi de Walras implique que la demande nette de monnaie est
égale à la valeur des offres nettes observées sur les marchés des autres biens et ser-
vices. Si l’on émet l’hypothèse que le marché de la monnaie ne soit pas équilibré, soit
Xm 6= 0, il existerait alors nécessairement un déséquilibre sur le marché des biens.
Une demande excédentaire de monnaie devrait ainsi être compensée par une offre
globale excédentaire au niveau des autres biens. Or l’identité de Say exclut de telles
situations puisqu’elle implique que les individus maintiennent in fine constant le
niveau de leurs encaisses monétaires 55 . En d’autres termes, le marché de la mon-
naie doit par définition toujours être équilibré. L’utilisation de l’identité de Say se
traduit donc par la décomposition suivante de la condition d’équilibre global :

Pm−1 p X (p) = 0,
j=1 j j
(1.15)
X (p) ≡ 0.
m

On obtient ainsi un équilibre global sur le marché des biens non-monétaires. En


appliquant à nouveau la loi de Walras sur la première équation du système (1.15),
on en conclut que si l’équilibre est atteint sur les marchés correspondant aux m − 2
premiers biens, alors le marché est aussi équilibré pour le bien m − 1.

Ce résultat est cohérent avec la condition d’homogénéité de degré zéro par rap-
port aux prix énoncé plus haut pour les fonctions d’offre et de demandes des m − 1
premiers biens et que l’on retrouve naturellement avec les fonctions de demande
nette 56 . On peut dès lors exprimer les demandes nettes individuelles et agrégées
en fonction des prix relatifs
 par rapport au prix  de l’un des m − 1 premiers biens,
p1 pm−2 pm−1
donc par exemple Xj pm−1 , . . . , pm−1 , pm−1 = 1 , j = 1, . . . , m − 1, au niveau agrégé
pour λ = p−1
m−1 . Cette propriété est bien conforme à l’esprit de la loi des débouchés
lorsque celle-ci est résumée dans la maxime « les produits s’échangent contre des
produits ». Pour déterminer l’équilibre au niveau de la sphère réelle, il suffit donc de
déterminer m − 2 prix relatifs. La condition d’équilibre global dans la sphère réelle
permettant de se limiter à l’étude de m − 2 marchés, le système est parfaitement
identifié puisque l’on dispose de m − 2 équations indépendantes pour m − 2 incon-

55. Par encaisses monétaire, on entend la quantité de monnaie détenue.


56. Toute combinaison linéaire de fonctions homogènes de degré t par rapport au même ensemble
de variable est nécessairement homogène de degré t par rapport à ce même ensemble de variables.
Confer annexe B.

34
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

nues, soit :   
p1 pm−2

 X1 , . . . , pm−1 = 0,
 pm−1


 
X2 p1 , . . . , pm−2 = 0,


pm−1 pm−1
.. (1.16)



 .
  
Xm−2 p1 , . . . , pm−2 = 0.


pm−1 pm−1

Tout comme avec la boîte d’Edgeworth, on démontre que l’équilibre atteint est
unique et stable. À ce stade de la résolution du modèle, on connaît donc l’ensemble
des prix relatifs d’équilibres et on peut par conséquent déterminer les offres et de-
mande de chaque individu sur les m − 1 premiers marchés. L’exemple 1 permet
d’illustrer ce processus de détermination de l’équilibre dans la sphère réelle.

Exemple 1 : Nous reprenons ici une illustration proposée par Archibald & Lipsey (1958).
Supposons une économie avec deux biens et monnaie. Écartons provisoirement la monnaie
et supposons que les fonctions de demande, d’offre et de demande nette sur chaque marché
soient respectivement :
p2 p1 p2 p1
D1 (p1 , p2 ) = 4 S1 (p1 , p2 ) = 16 X1 (p1 , p2 ) = 4 − 16 , (1.17)
p1 p2 p1 p2
p1 p2 p1 p2
D2 (p1 , p2 ) = 8 S2 (p1 , p2 ) = 2 X2 (p1 , p2 ) = 8 − 2 . (1.18)
p2 p1 p2 p1

On peut aisément vérifier que ces équations simples correspondent à des demandes dé-
∂pi < 0 et ∂pi > 0, ∀i = 1, 2)
croissantes et des offres croissantes du prix du bien considérés ( ∂Di ∂Si

et que les deux biens sont des substituts à la consommation et à la production ( ∂D ∂pj > 0 et
i

∂pj < 0, ∀i 6= j). On peut aussi observer que ces différentes fonctions respectent la propriété
∂Si

d’homogénéité de degré zero par rapport aux prix. L’équilibre général walrassien est obtenu
pour le prix pp12 tel que :

X (p , p ) = 0
1 1 2
(1.19)
X2 (p1 , p2 ) = 0

Puisque nous avons par hypothèse équilibre dans la sphère réelle (identité de Say) et
que la loi de Walras stipule que l’équilibre sur le marché du bien 1 implique l’équilibre sur
le marché du bien 2, nous pouvons nous limiter à l’étude la première équation, soit :
p2 p1
4 − 16 = 0, (1.20)
p1 p2
p2 p1
⇒ =4 , (1.21)
p1 p2
 2
p1 1
⇒ = , (1.22)
p2 4
p1 1
⇒ = . (1.23)
p2 2

La résolution de cette équation nous indique donc que le prix du bien 1 doit être moitié

35
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

de celui du bien 2 pour que le marché du bien 1 soit équilibré. On peut alors vérifier que ce
prix relatif permet aussi d’équilibrer le marché du bien 2. 

Bien que l’alliance de l’identité de Say et de la loi de Walras implique que le


marché de la monnaie soit déjà équilibré, il reste encore à définir pm−1 pour passer
des prix relatifs aux prix absolus. Pour cela, il est maintenant nécessaire d’utiliser
le pont que représente l’équation des échanges entre sphères réelles et monétaire.
Dans sa version fisherienne (confer équation (1.4)), la théorie quantitative suppose
que la demande d’encaisses monétaires M D est la suivante à l’équilibre :

pT
MD = . (1.24)
v

Comme la monnaie a pour propriété que chaque unité peut être « consommée » à
plusieurs reprises puisqu’elle n’est pas nécessairement détruite au terme de son uti-
lisation, il est intéressant de noter que la demande nette de monnaie exprimée dans
le modèle walrassien correspond à de la monnaie dépensée plus qu’aux quantités de
pièces et de billets en circulation. Elle intègre donc implicitement la vitesse de cir-
culation, soit Dm = vM D . Dans le cadre de notre présentation, la valeur monétaire
des biens échangés pT est m−1
Pn + +
i=1 Xij où Xij renvoie la valeur Xij si l’indi-
P
j=1 pj
vidu exprime une demande nette positive 57 (autrement dit un excès de demande
par rapport à l’offre individuelle) et 0 sinon. Pour que le marché de la monnaie soit
équilibré, on doit donc résoudre :

m−1 n m−1 n
X X
+
X pj X
+
vM S = Sm = pj Xij = pm−1 Xij . (1.25)
pm−1
j=1 i=1 j=1 i=1

Sachant que le niveau de la masse monétaire M S est fixé de manière exogène,


que la vitesse de circulation de la monnaie v est supposée stable et connue (du moins
pj
aisément observable) et que les prix relatifs pm−1 ont été déterminés auparavant
dans la sphère réelle, la dernière équation ne présente qu’une seule et unique in-
connue, à savoir pm−1 . Une fois ce prix déterminé, on peut définir les prix absolus
pour l’ensemble des autres biens. Le niveau général des prix p se calcule finalement
de la manière suivante :
m−1
X
p= αj pj (1.26)
j=1

où αj désigne la part du bien j dans l’ensemble des transactions réalisées. La valeur


de la monnaie par rapport à un bien spécifique pouvant être définie comme l’inverse
57. Les propriétés de l’équilibre général permettent aussi de réfléchir à partir des seules offres
nettes, qui dans l’optique de Say correspondent aux ventes que l’on réalise pour acquérir la monnaie
nécessaire à l’achat d’autres biens et services.

36
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

du prix de ce bien 58 , on peut calculer une valeur générale de la monnaie (par rapport
donc à tous les bien) en retenant l’inverse du niveau général des prix.

Exemple 2 : Reprenons la suite de l’exemple 1 en supposons que dans notre économie les
agents ne soient jamais simultanément offreur et demandeur du même bien, de sorte que
la demande nette d’un agent soit strictement égale à sa demande. Le montant (en quan-
tités physiques) des transactions réalisées sur chaque marché peuvent alors être appré-
ciées directement à partir valeurs prises par les fonctions de demande agrégées. Les ré-
sultats
 obtenus
 dans l’exemple 1 montrent
 alors que les niveaux de demande sont égaux à
−1
D1 pp12 = 21 = 4 × 21 = 8 et D1 pp12 = 12 = 8 21 = 4.
Supposons maintenant que la quantité de monnaie en circulation soit égale à 100e et
que la vitesse de circulation soit égale à 1, 6. L’équilibre du marché monétaire défini par
l’équation des échanges aboutit à la relation :
   
p1 1 p1 1
M̄ v = p1 D1 = + p2 D 2 = , (1.27)
p2 2 p2 2
⇒ 100 × 1, 6 = p1 × 8 + p2 × 4. (1.28)
(1.29)

Or, puisque pp12 = 12 , nous avons p2 = 2p1 . La dernière équation de notre équilibre moné-
taire peut donc être présentée sous la forme :

160 = p1 × 8 + 2p1 × 4 (1.30)

Qui a une solution unique p1 = 10. On en déduit immédiatement que p2 = 20. 

Ce qui est saisissant avec ce modèle d’équilibre général dichotomique, c’est que la
monnaie n’intervient nullement dans la détermination des prix relatifs et des quan-
tités échangées. En quelque sorte, l’économie fonctionne comme dans une économie
de troc où l’ensemble des obstacles liés à cette pratique auraient été levés. En ce sens
il existe donc une dichotomie entre sphères réelles et monétaires puisque le niveau
de la masse monétaire ne sert qu’à déterminer les prix absolus des biens échangés à
long terme. Plus précisément, la monnaie intervient principalement dans le modèle
comme unité de compte et, s’il est généralement supposé de manière implicite que
les agents vont utiliser la monnaie — peut importe d’ailleurs qu’il s’agisse ou non
de la même que l’unité de compte — pour réaliser leurs paiements, rien ne permet
d’affirmer que les agents ne recourent pas au troc en pratique. Enfin, les prix relatifs
sont les seuls nécessaires dans la sphère réelle alors que les prix nominaux n’ont de
sens qu’une fois pris en compte l’équilibre du marché de la monnaie.

58. Rappelons qu’un prix nominal peut toujours être appréhendé comme un prix relatif, à savoir
celui du bien considéré par rapport à celui de la monnaie, ce dernier étant arbitrairement fixé à 1.

37
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Incohérences du modèle dichotomique : les critiques de Patinkin

Le modèle dichotomique souffre toutefois d’un certain nombre d’incohérences in-


ternes soulevées par Patinkin (1948, 1949, 1965). Selon Don Patinkin, les incohé-
rences tiennent essentiellement à l’impossibilité de concilier à chaque fois dans un
modèle d’équilibre général les ensembles d’hypothèses suivants :
i) identité de Say, loi de Walras et théorie quantitative ;
ii) postulat d’homogénéité, loi de Walras et théorie quantitative.
En premier lieu, il convient de remarquer que si l’on ne tient pas compte du
marché de la monnaie — on se limite donc au m − 1 premiers biens —, le modèle est
non-déterminé puisqu’il présente m − 1 inconnues (les prix absolus et non les prix
relatifs) pour m − 2 équations indépendantes 59 . Il est donc nécessaire de préciser de
manière arbitraire la valeur du numéraire afin d’obtenir les prix monétaires.
En revanche, si l’on inclut la monnaie comme bien faisant l’objet d’une demande
pour motif transactionnel comme c’était le cas dans la section précédente, on re-
trouve l’égalité en nombre d’équations et nombre de variables à déterminer, mais le
système obtenu devient incohérent comme le souligne Patinkin (1949, page 1) :

Quelque chose est incorrect dans cette représentation. Cela vient du fait
que, dans une économie monétaire, un pont est inévitablement créé entre
les secteur réels et monétaires : les individus ne peuvent prendre de dé-
cisions dans le secteur réel indépendamment des décisions prises dans le
secteur monétaire. En particulier, le seul moyen qu’ont les individus pour
se procurer de la monnaie est la vente de biens ; de fait la demande de mon-
naie est identique à l’offre globale de biens. Ainsi, lorsque les individus
déterminent leur offre pour chaque bien, ils déterminent simultanément
le niveau demandé de monnaie. Les économistes classiques reconnaissent
cette dépendance, et en fait s’appuient dessus. Ils négligent toutefois une
de ses implications les plus directes : si la demande pour chaque bien dé-
pend seulement des prix relatifs, le demande de monnaie ne peut dépendre
que des seuls prix relatifs. Les prix absolus n’apparaissent ainsi nulle part
dans le système et ne peuvent évidemment pas être « déterminés » par celui-
ci.

En effet si l’on double l’ensemble des prix des biens, les demandes de ces biens
ne sont pas affectées puisque les prix relatifs n’ont pas été modifiés. L’équilibre sur
les marchés des biens est par conséquent préservé et donc, en vertu de la loi des
débouché, celui du marché de la monnaie. Ceci signifie donc que le marché monétaire
peut s’équilibrer pour une infinité de niveaux de prix compatibles avec le système de
prix relatifs déterminé dans la sphère réelle en l’absence de variation de la masse
59. Rappelons en effet que la loi de Walras implique l’équilibre sur le marché du m − 1e bien si les
m − 2 autres marchés sont en équilibre.

38
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

monétaire. Le couple formé par l’identité de Say et la loi de Walras entre donc en
opposition avec la théorie quantitative puisque cette dernière implique l’équilibre
sur le marché de la monnaie pour un niveau unique des prix tandis que l’identité de
Say impose l’équilibre monétaire pour tout système de prix.
La seconde incohérence réside dans les propriétés de la demande de monnaie.
Le résultat en fait est directement issu de l’expression de la demande de nette de
monnaie telle qu’elle peut être tirée de la condition d’équilibre walrassienne, soit :

m−1
X
Xm = − pj Xj (p). (1.31)
j=1

En multipliant l’ensemble des prix par une valeur λ non nulle, on vérifie alors
aisément que cette demande nette est homogène de degré 1 par rapport aux prix
puisque les demandes des autres biens sont supposées homogènes de degré zéro par
rapport à ces mêmes variables. En revanche, si l’on définit cette demande nette en
s’appuyant sur la théorie quantitative et en supposant que cette dernière exprime
la demande d’encaisses monétaires, cette demande nette devient :

m−1
X n
X
+
Xm = pj Xij (p) − vM S , (1.32)
j=1 i=1

qui ne peut être homogène par rapport aux prix puisque l’offre de monnaie M S est
supposée exogène. Dans un cadre walrassien, on ne peut donc tenir compte de la
théorie quantitative sans toucher au postulat d’homogénéité des fonctions de de-
mande de bien telle qu’elle est proposée par les classiques. Pourtant, énoncée dans
le cadre d’une économie de troc, ce postulat est parfaitement valide puisque le re-
venu des individus est constitué par leurs seules dotations en biens comme c’était
le cas dans le modèle d’échange pur présenté dans la section 1.2.1. Autrement dit,
en cas de doublement de l’ensemble des prix, il importe peu pour Pignon que le prix
du vin double puisque la valeur de ce qu’il peut vendre, en l’occurrence du fromage,
aura doublé aussi. En revanche, en économie monétaire, on comprend aisément que
ce résultat ne tienne plus puisque le pouvoir d’achat des encaisses monétaires ini-
tiale de Pignon (tout comme celle des autres individus) aura été divisé de moitié.
Patinkin propose donc de substituer à la condition d’homogénéité de degré zéro par
rapport aux prix une condition d’homogénéité par rapport aux prix et au niveau
d’encaisses 60 .
Une troisième critique de Patinkin concerne les fondements micro-économiques
du modèle classique walrassien (Patinkin, 1948). Pour parvenir à résoudre le mo-

60. Dans un modèle plus complet incluant plusieurs périodes et un marché des titres, Patinkin
précise que les fonctions de demande nettes sont homogènes de degré zéro par rapport aux prix, aux
avoirs initiaux en titres et en monnaie.

39
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

dèle, Walras s’appuie implicitement sur une hypothèse fondamentale : la monnaie


n’entre pas directement dans la fonction d’utilité des individus. Elle n’est donc pas
demandée pour elle-même. Or si les individus n’ont aucun intérêt à la posséder, les
quantités de monnaie désirée à l’optimum par chaque individu doivent être nulles 61 .
Dès lors, le marché de la monnaie ne peut-être équilibré que si les dotations initiales
de l’économie en monnaie sont nulles, autrement dit si la monnaie n’intervient dans
l’économie qu’au travers de la fonction d’unité de compte, comme numéraire. Dans
une économie monétaire, l’identité de Say ne peut donc être vérifiée pour Patinkin.

1.2.3 Une approche institutionnelle de la monnaie

Attribuer à la monnaie le rôle d’un actif procurant de l’utilité à ses détenteurs


implique de se concentrer sur les motifs de détention de la monnaie, donc sur la
demande pour celle-ci. L’analyse de la demande de monnaie fait l’objet de dévelop-
pements approfondis dans le chapitre 2. Il est toutefois possible d’intégrer la mon-
naie dans une représentation de l’économie sans en faire un actif procurant une
utilité directe. Le recours à la monnaie pour réaliser des échanges peut en effet
être vu essentiellement comme une institution, autrement dit comme une règle du
jeu visant à encadrer les actions des agents. L’approche transactionnelle présentée
maintenant se focalise ainsi sur le caractère institutionnel de la monnaie comme
moyen d’échange en soulignant sa capacité à réduire les coûts de transaction dans
l’échange.

La contrainte d’encaisses préalables

Dans l’approche néo-classique, la monnaie apparaît finalement toujours comme


un actif parmi les autres et la contrainte d’équilibre général walrassien ne permet
finalement pas d’écarter la possibilité d’échanges directs de biens. Or bien que le
troc subsiste encore dans notre quotidien, son rôle est marginal. Il est donc néces-
saire, dès lors que l’on souhaite mettre en forme une économie monétaire pure de
forcer l’utilisation de la monnaie dans le règlement des transactions. Robert Clower
fut le premier, dans les années 60, à initier la construction de modèles permettant
de mettre en évidence ce rôle de la monnaie dans une économie monétaire, notant
que « la monnaie achète les biens et les biens achètent la monnaie, mais les biens
n’achètent pas les biens ». Le principe de base de ces modèles met en avant la né-
cessité de disposer au moins partiellement d’une encaisse préalable pour réaliser
des achats 62 . Dans un certain nombre de cas, cette contrainte, qui trouve parfaite-
ment écho dans le monde qui nous entoure, est fixée de manière exogène, au travers
61. On peut remarquer que cela justifie en revanche la présence d’une offre de monnaie fixe M S
dans l’équation (1.32).
62. La présentation originale de cette contrainte d’encaisses préalables figure dans Clower (1963).
Celui-ci décompose la contrainte budgétaire traditionnelle des agents en une contrainte de dépense et

40
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

d’arrangements institutionnels par la plupart des auteurs.


Illustrons cette contrainte dans le cadre de notre économie d’échange avec Pi-
gnon et Perrin. Supposons qu’à l’équilibre Pignon souhaite acquérir deux unités de
vin à 10 e pièce auprès de Perrin et puisse en échange lui vendre pour 20 e de fro-
mage. Si les niveaux d’encaisses de Pignon et de Perrin sont respectivement de 5 e et
25 e, Pignon sera obligé d’attendre que Perrin lui achète préalablement son fromage
afin de disposer des encaisses nécessaires à l’achat du vin désiré. À la simultanéité
du troc va donc être substitué une séquentialité dans les échanges monétaires.
Imaginons maintenant que l’économie contienne un nombre plus important d’in-
dividus, que Pignon et Perrin soient toujours aussi indispensables l’un à l’autre pour
parvenir à une situation optimale, mais que leurs encaisses respectives ne soient pas
suffisantes pour couvrir le niveau de transaction désirés. Une séquences de transac-
tions de montants plus faibles sera donc nécessaire pour arriver à la situation cor-
respondant à l’équilibre paretien. Par exemple, Pignon devra utiliser l’ensemble de
ses encaisses initiales pour acheter une partie de la quantité de vin désirée à Perrin.
Ceci fait, ce dernier utilisera ces encaisses ainsi que sa dotation initiale pour acheter
à Pignon une partie de la quantité désirée de fromage. . . et ainsi de suite jusqu’à ce
que les deux individus aient satisfait leurs demandes de biens. Cette situation n’est
évidemment pas crédible car il suffit d’introduire le crédit dans ce type de modèle
pour assouplir la contrainte d’encaisse préalable, mais on obtient tout de même ce
résultat peu intuitif que l’utilisation de la monnaie apparaît comme une contrainte
supplémentaire alors même qu’elle doit permettre a priori un fonctionnement plus
souple des échanges. On peut donc en déduire que la monnaie apparaît du fait des
limites du troc (confer section 1.2.1) et de l’impossibilité d’étendre le mécanisme du
crédit pour l’ensemble des transactions.

La monnaie comme outil de réduction des coûts de transaction

Une manière de justifier la préférence des individus pour système monétarisé


par rapport au troc est notamment de supposer l’existence de coûts de transaction

une contrainte de revenu. La contrainte de dépense se présente sous la forme :


m−1
X +
pj Xij (p) + Xim − M̄i = 0, (1.33)
j=1

où M̄i correspond à la dotation initiale (exogène) de l’individu en monnaie. La quantité Xim doit alors
être comprise comme une demande de monnaie à des fins de précaution.
La contrainte de revenus peut être assimilée à une contrainte de liquidité et se présente sous la
forme :
m−1
X −
pj Xij (p) + Lj = 0, (1.34)
j=1

où −
Xij6 0 désigne une offre nette pour le bien j de la part de l’individu i. Ici Lj traduit la demande
de monnaie destinée à la réalisation de transactions.

41
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

yE b
E
vin

yE ′ b
E′
UE
yA b
A UA

0 xE xE ′ xA C
fromage

F IGURE 1.5 – Le choix avec introduction de coûts

dans le troc. Dans une économie décentralisée, les individus doivent en effet cher-
cher les individus qui détiennent les biens recherchés et ceux qui désirent les biens
qu’ils souhaitent vendre eux-même. Avec le troc, ces recherches sont encore plus
compliquées, donc plus coûteuses, puisqu’il est nécessaire de réaliser la double coïn-
cidence des besoins en identifiant les individus ayant des besoins parfaitement sy-
métriques aux siens. Cette recherche a un coût et dans la mesure où elle est consom-
matrice en temps et peut engendrer des frais de stockage pour les individus. Comme
nous l’avons vu dans la section 1.2.1, ces coûts peuvent être amplifiés dès lors que
le troc direct n’est pas possible et qu’il est nécessaire de multiplier les échanges
intermédiaires.
Pour justifier l’emploi de la monnaie, on peut donc introduire des coûts dans
l’échange pur, coûts qui seront réduits, voire annulés avec l’emploi de la monnaie.
Pour faciliter la représentation, nous recourons à la notion de coûts de type iceberg
introduite par Paul Samuelson 63 . Un coût de type iceberg est un coût en nature qui
implique que la quantité de biens dont on dispose après transport pour la consom-
mation soit inférieure à celle achetée. Il existe donc une certaine « fonte » du bien
qui introduit un écart entre prix de vente effectif pour l’offreur et celui implicitement
perçu par le consommateur.
Reprenons le cas de Pignon en notant xA et yA ses dotations initiales, et x et y les
quantités désirées. La figure 1.5 représente la situation à laquelle fait face cet agent.

63. Paul Samuelson est un économiste américain du XXe siècle. On lui doit de nombreux déve-
loppements en microéconomie, théorie du commerce international, modélisation macroéconomique,
économie publique, économie du bien être. . . Parallèlement à Hicks, il contribua à l’élaboration de
la synthèse néo-classique visant à intégrer les avancées keynésiennes dans le cadre néo-classique. Il
reçut le prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel (le « Nobel » d’économie) en 1970.

42
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

En l’absence de coûts, sa contrainte budgétaire se traduit de la manière suivante :

p x x + p y y = p x xA + p y y A . (1.35)

ou encore en termes de prix relatifs :

py py
x+ y = xA + y A . (1.36)
px px

L’optimum dans ce cas correspond bien évidemment au point E, point de tan-


gence entre la courbe d’indifférence associée au niveau d’utilité UE et cette contrainte
budgétaire. L’introduction des coûts va modifier la contrainte budgétaire de Pignon.
Si celui-ci souhaite acquérir du vin en vendant du fromage, Pignon va assimiler l’in-
troduction des coûts de type iceberg comme une augmentation du prix relatif du vin
par rapport au fromage 64 . On obtient donc la contrainte budgétaire suivante en cas
d’excès de demande de vin :

p′y p′y
x+ y = xA + y A . (1.37)
px px

avec p′y > py . Au contraire, si Pignon venait plutôt à exprimer un excès de demande
pour le fromage, c’est le prix relatif du fromage par rapport au vin auquel il ferait
face qui serait augmenté du fait de l’introduction de ces coûts de type iceberg, soit :

py py
x+ ′
y = xA + ′ y A . (1.38)
px px

avec p′x > px . Au final, la contrainte budgétaire totale de Pignon est donc concave
avec les coûts de type iceberg (courbe BAC sur la figure 1.5) et l’optimum atteint
(point E ′ ) correspond à un niveau d’utilité plus faible qu’en l’absence de coûts (point
E).
En introduisant Perrin dans le modèle de manière à retrouver le modèle 2 × 2
d’échange pur de la boite d’Edgeworth et en faisant l’hypothèse que cet agent sup-
porte les mêmes contraintes de coûts, on obtient la situation décrite sur la figure 1.6.
Les quantités effectivement consommés à l’optimum par les deux protagonistes
ne sont plus décrites par un point unique E mais par le couple formé par E ′ et
E ′′ . Cette non coïncidence à l’optimum correspond à l’existence de fuites en vin
(yA1 + yA2 − yE ′ 1 − yE ′′ 2 > 0) et en fromage (xA1 + xA2 − xE ′ 1 − xE ′′ 2 > 0) dans le modèle
liés à l’existence des coûts de transaction. On peut aisément voir qu’elle aboutit à
une situation sous-optimale par rapport à E puisque les niveaux d’utilité atteints

64. L’intuition est simple. Pignon achète une quantité x à un prix px , mais ne consomme finalement
qu’une quantité αx où 0 < α < 1. Pour retrouver l’égalité entre somme dépensée et la valeur de ce
qui est effectivement consommé, il faut donc retrouver le prix que l’on aurait dépensé pour acquérir la
quantité αx de manière à dépenser px x, soit p′x = px αx
x
= pαx > px .

43
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

xE2 xE ′′ xA2 0

yE1 b
E yE2
vin

b
E ′′ yE ′′
yE ′ b
E′

yA2 b
A yA2

0 xE1xE ′ xA1
fromage

F IGURE 1.6 – L’échange avec introduction de coûts

par chacun sont inférieurs à la situation en absence de coûts. Si l’on fait l’hypothèse
que l’introduction de la monnaie permet de réduire les coûts de transaction, on se
rapproche de la contrainte budgétaire correspondant à l’équation (1.36) et donc de
l’optimum correspondant à E. Les effets de la contrainte d’encaisses préalables sont
alors compensés par la diminution des coûts de transaction.

Si l’on se place dans une perspective plus dynamique, on peut noter que l’ab-
sence de monnaie contraint, en cas de coûts de transactions importants, le dévelop-
pement de l’économie. Smith (1776) faisait de la spécialisation des tâches un élé-
ment moteur dans le progrès économique. Une telle spécialisation, dans un contexte
de diversité des besoins, implique un recours plus important à l’échange. Dès lors
que l’échange implique des coûts importants, il peut être préférable pour les indivi-
dus de ne pas approfondir leur spécialisation afin de réduire leurs besoins de com-
mercer, ce qui globalement limite le développement de l’économie. En réduisant les
coûts d’échange, la monnaie contribue donc à l’expansion de l’économie et incitant
les agents à se spécialiser dans leurs activités de production.

S’il offre une justification tout à fait pertinente à l’usage de la monnaie, on peut
néanmoins rétorquer que le modèle précédent ne justifie aucunement la détention
d’encaisses monétaires par les agents après qu’ils aient réalisés l’ensemble des tran-
sactions désirées. En effet, le modèle suppose que la monnaie n’entre pas directe-
ment dans la fonction d’utilité des agents mais indirectement au travers de son ser-
vice de réduction des coûts de transaction à l’échange. Les agents devraient donc en
toute rationalité ne détenir aucune encaisse une fois le processus de marché achevé.
Pour justifier une telle détention, il faut en fait se placer dans un cadre d’analyse
multi-période avec un horizon de vie infini et d’introduire une certaine dose d’incer-
titude sur les prix futurs.

44
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

L’institutionnalisation de la monnaie

Un modèle d’économie monétaire avec contrainte d’encaisses préalables ne peut


toutefois être satisfaisant que s’il montre comment les individus renoncent au troc
pour adopter la monnaie. Il s’agit donc, d’un point de vue analytique, de rendre
endogène l’existence de la contrainte d’utilisation de la monnaie.
Dans la section 1.2.1, nous avons mis en évidence les défauts de l’utilisation du
troc indirect pour résoudre le problème d’échange circulaire entre Pignon, Perrin
et Campana. En l’absence de monnaie, on peut tout à fait envisager l’utilisation
d’un système de crédit pur où les transactions sont réalisées en l’échange de re-
connaissances de dette que les individus cèdent par la suite pour réaliser d’autres
transactions. Ainsi Campana peut acquérir auprès de Pignon le fromage désiré en
l’échange d’une reconnaissance de dette (en jambon). Ce dernier utilise par la suite
cet actif pour obtenir auprès de Perrin du vin et ce dernier n’a plus au final qu’à se
tourner vers Campana pour exiger le solde en jambon de la dette. Comparativement
au troc indirect, le système présente l’avantage évident de limiter le déplacement
des marchandises. Il pose toutefois le problème de la confiance que l’on peut ac-
corder dans une reconnaissance de dette individualisée pour réaliser un paiement.
Imaginons que le jambon de Campana soit du jambon cuit, autrement dit bien de
nature plus périssable que le fromage de Pignon et le vin de Perrin. Lorsque Perrin
se voit proposer par Pignon la reconnaissance de dette de Campana, il est possible
finalement que le jambon soit finalement impropre à la consommation. Si Perrin a
un doute sur la validité de la contrepartie de la dette, il risque de refuser la transac-
tion avec Pignon. Pour que le système de reconnaissance de dette fonctionne, il est
en fait nécessaire d’introduire un nouvel acteur, impartial, qui joue le rôle d’agence
de notation en évaluant la qualité des reconnaissances de dette émises par chacun.
Le problème principal qui se pose alors est que le recours à cet agent va induire des
coûts de transaction qui peuvent devenir prohibitifs dès lors que la nature de l’actif
sous-jacent devient plus complexe qu’un simple jambon.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Carl Menger suggère que les caractéris-
tiques intrinsèques de la monnaie et la confiance que les individus placent collecti-
vement en elle permettent de dépasser l’ensemble de ces inconvénients. La monnaie
va permettre de limiter ces écueils en apparaissant comme des reconnaissance de
dette émises socialement, dont la valeur et la liquidité vont donc être garanties et re-
connues par l’ensemble de la société. Dans la vision de Menger, la monnaie émerge
et devient institution en deux temps à partir d’un système de troc. Initialement,
la monnaie doit être une marchandise désirée pour elle-même, comme l’or que l’on
souhaite détenir à des fins ornementales ou le bétail pour sa viande. Pour Menger,
cette marchandise ne devient instrument d’intermédiaire des échanges que dès lors
qu’elle possède le caractère de négociabilité le plus élevé, autrement dit lorsque le

45
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

bien est rapidement disponible pour le marché et que l’écart entre prix d’achat et
prix de vente est le plus faible parmi l’ensemble des biens disponibles dans l’éco-
nomie. Cette propriété est importante car elle signifie que l’on peut détenir le bien
dans le but de réaliser des achats ultérieurs avec des pertes faibles lors de la vente
du bien et que l’on peut aisément trouver un acquéreur pour le dit bien. Dans un
mode de pensée qui rappelle inévitablement la main invisible d’Adam Smith, Men-
ger (1871) précise ainsi la manière dont se fait l’adoption d’un bien comme moyen
de paiement :

Chaque individu devenant de plus en plus conscient de son intérêt écono-


mique, son intérêt le conduit, sans accord, contrainte législative ni même
considération pour l’intérêt commun, à se désaisir de ses biens en l’échange
d’autres biens plus négociables, même s’il ne les désire pas pour un besoin
de consommation immédiat. Avec le progrès économique, nous pouvons
donc observer ce phénomène qu’un certain nombre de biens, en particulier
ceux qui sont les plus facilement négociables à une période et un endroit
donnés, deviennent, sous l’influence de l’habitude, acceptables par chacun
dans l’échange, et peuvent donc être donné en échange de tout autre bien.

Cette citation met en relief plusieurs éléments important. En premier lieu, la né-
gociabilité d’un bien n’est pas une caractéristique immuable et la marchandise ayant
le rôle de monnaie à un moment donné peut perdre ce rôle dès lors qu’un autre bien
devient le plus négociable dans l’économie considérée. Ainsi le bétail utilisé dans
nombre de civilisations comme monnaie perd son rôle avec la sédentarisation des
populations et les progrès réalisés dans le travail des métaux. Dans le même ordre
d’idée, les pièces de métaux précieux se substituent à la fève de cacao dans certains
sociétés d’Amérique latine avec la conquête espagnole. Certes, les caractéristiques
physiques comme la durabilité ou la divisibilité du bien entrent en jeu, mais ce sont
surtout les caractéristiques du marché du bien qui sont importantes pour Menger.
Il est en effet nécessaire que le bien fasse lui-même l’objet d’une demande suffisam-
ment importante et que offre et demande soient relativement stables pour que l’on
observe une bonne négociabilité. Ces éléments de stabilité sont important car ils
permettent de limiter l’incertitude sur la valeur future du bien et favorisent donc sa
détention comme réserve de pouvoir d’achat.
La seconde étape dans le raisonnement de Menger est lié au caractère autova-
lidant que peut prendre la négociabilité d’un bien. En effet, dans la mesure où les
individus observent, ou croient observer, une forte négociabilité du bien, ils sont
logiquement amenés à chercher à l’utiliser comme intermédiaire des échanges, ce
qui élargit le marché du bien et renforce donc sa négociabilité. À termes, il se peut
même que le bien ne soit plus demandé pour sa consommation que dans une faible
proportion dès lors que la majeure partie de la population est convaincue qu’elle

46
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

pourra toujours céder le bien au moment opportun à un prix qui soit très proche de
celui auquel il aura été acquis. Menger place ainsi le processus d’imitation, l’usage
et la croyance au cœur du phénomène de transformation d’un bien en monnaie. La
monnaie apparaît donc comme une institution en ce sens qu’elle est une convention
qui facilite et structure les échanges. Comme le fait remarquer Georg Simmel 65 ,
la monnaie est donc « complètement une institution sociale, totalement dénuée de
sens si son usage est retreint à un seul individu ». Cet aspect conventionnel apparaît
clairement avec la monnaie fiduciaire dont la valeur excède en général largement
le coût de fabrication. C’est uniquement parce qu’un individu est persuadé qu’un
billet de 100 e sera accepté par chacun et à n’importe quel moment dans l’écono-
mie considérée pour une transaction du même montant qu’il accepte de vendre les
biens qu’il produit en échange d’un simple bout de papier. Inversement, dès lors que
la confiance est rompue, les individus n’hésitent pas à se dessaisir de la monnaie,
quitte à retourner au troc ou à se tourner vers une autre monnaie comme le dollar —
on parle alors de dollarisation de l’économie — qui leur inspire davantage confiance
et peut être largement acceptée.
L’analyse de Menger n’accorde pas un rôle moteur à l’État dans l’apparition de la
monnaie. Il précise néanmoins que l’action publique peut renforcer cette institution
sociale en perfectionnant son usage (monnaie frappée par exemple) et en accroissant
la confiance de la population par la garantie qu’offrent la banque centrale et le Tré-
sor de sa valeur. On peut pourtant souligner l’intérêt de l’État à favoriser l’essor de
la monnaie, ne serait-ce qu’au travers de la pratique du seigneuriage. En effet, lors-
qu’un agent quelconque émet monnaie, la valeur faciale de celle-ci dépasse son coût
d’émission 66 de sorte que la création de monnaie créé une rente pour son émetteur.
De fait, les pièces d’or émisses par le passé valaient plus que leur titre en or, ce qui
procurait des recettes fiscales pour le seigneur — d’où le terme de seigneuriage —
qui battait sa propre monnaie. Cette rente est évidemment encore plus importante
avec la monnaie papier ou avec la monnaie scripturale dont les coûts d’émission sont
quasi-nuls. Bien que la technique du seigneuriage doive être manipulée de manière
raisonnable du fait des pressions inflationnistes qu’elle peut susciter, elle consti-
tue un outil traditionnel de la politique monétaire qui peut expliquer que les États
participent activement à l’expansion de la monnaie dans l’économie.

65. Georg Simmel est un philosophe et sociologue allemand de la fin du XIXesiècle. Il se distingue
notamment par sa position anti-positiviste, autrement dit par le rejet de l’empirisme et de la démarche
scientifique pour la compréhension des phénomènes sociaux.
66. Ceci n’est pas nécessairement vrai pour les pièces de très faible valeur.

47
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Annexe A La boite d’Edgeworth et une situation d’ab-


sence de double coïncidence des besoins.

xA2 Perrin
vin

yA2 UA1 b
B b
A B ′ yA2
b

UA2

Pignon xA1
fromage

F IGURE 1.7 – Situation d’absence de double coïncidence des besoins.

La boite d’Edgeworth permet aussi de visualiser le cas d’absence de double coïn-


cidence des besoins. Sur la figure 1.7, les préférences individuelles sont mainte-
nant telles que fromage et vin sont considérés comme complémentaires en termes
de bien-être. On voit bien d’après la courbe d’indifférence UA1 que Pignon dispose
d’un excédent de fromage avec les dotations initiales correspondant au point A puis-
qu’il pourrait obtenir le même niveau de bien-être en ne disposant que des dotations
correspondant au point B. Il ne peut donc augmenter son niveau de bien-être qu’au
travers d’un accroissement de sa dotation de vin qu’il pourra évidemment financer
à l’aide de son excédent de fromage. Or les préférences de Perrin sont similaires à
celles de Pignon et ses dotations initiales telles qu’il dispose lui aussi d’un excédent
de fromage (la différence entre la valeur de la projection du point A sur l’axe de
abscisse et celle issue du point B ′ ) qu’il serait prêt à céder en échange de vin. Dans
la mesure où Pignon et Perrin expriment tous deux une demande nette positive de
vin et négative de fromage, il n’y a pas double coïncidence des besoins et chaque
individu doit se satisfaire de l’équilibre autarcique tant que les dotations globales
de l’économie en vin et en fromage ne sont pas modifiées. On peut finalement noter
que des possibilités de don existent le long du segment BB ′ , mais les dotations ob-
tenues ne permettent d’augmenter ni le bien-être de Pignon ni celui de Perrin. Tout
mouvement hors de la situation d’autarcie est donc ici inutile.

48
CHAPITRE 1. LE CONCEPT DE MONNAIE ET SON RÔLE

Annexe B Les fonctions homogènes


Une fonction f (x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ) est dite homogène de degré t par rapport
aux variables x1 , . . . , xn si et seulement si la condition suivante est respectée :

f (λx1 , . . . , λxn , y1 , . . . , ym ) = λt f (x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ) ∀λ > 0.

Dans le cas particulier d’une fonction homogène de degré zéro par rapport à
x1 , . . . , xn , la multiplication de ces variables par un même λ 6= 0 ne modifie pas la
valeur de la fonction, soit :

f (λx1 , . . . , λxn , y1 , . . . , ym ) = f (x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ) ∀λ > 0.

Un résultat intéressant découlant de la propriété d’homogénéité est qu’elle est


conservée pour toute combinaison linéaire de fonctions homogènes de même degré
par rapport aux mêmes variables. Ainsi, la fonction h(x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ) obtenue
par combinaison linéaire de fonctions f et g homogènes de même degré t par rap-
port aux variables y1 , . . . , ym sera aussi homogène du même degré par rapport à cet
ensemble de variables. En effet, pour α, β ∈ R, si h(.) = αf (.) + βg(.), on observe :

h(x1 , . . . , xn , λy1 , . . . , λym ) = αf (x1 , . . . , xn , λy1 , . . . , λym ) + βg(x1 , . . . , xn , λy1 , . . . , λym ),


= αλt f (x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ) + βλt g(x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ),
= λt αf (x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ) + βg(x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ) ,


= λt h(x1 , . . . , xn , y1 , . . . , ym ).

49
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

50
Chapitre 2
La demande de monnaie

Dans le premier chapitre, nous avons mis en évidence deux grandes approches
de la monnaie, à savoir la monnaie comme bien procurant une certaines utilité et
la monnaie comme institution organisant les mécanismes d’échange et les relations
sociales. Dans ce chapitre, nous verrons que la première approche fut naturellement
privilégiée par les économistes dans leur analyse de la demande de monnaie. Cette
vision de la monnaie comme marchandise — vision sans doute favorisée par l’im-
portance historique du support métallique — va à essentiellement consacrer l’idée
d’une monnaie procurant une utilité lorsqu’elle est possédée plus que lorsqu’elle cir-
cule. Plus précisément, les auteurs vont principalement identifier trois motifs pour
la détention de la monnaie, soit :
– un motif de transaction où la monnaie permet de répondre aux problèmes de
synchronisation des flux de dépense et de revenus. Désireux de distinguer par-
ticuliers et entreprises, John Keynes parle pour les premiers de motif de re-
venu et de motif d’affaires pour les second. Dans le premier cas, le niveau
d’encaisses monétaires est déterminé par l’importance et la périodicité des re-
venus. Dans le second cas, il est défini en fonction des dépenses de production,
des besoins d’investissement et des décalages entre recettes et dépenses. À
chaque fois, le revenu apparaît comme le principal déterminant.
– un motif de précaution. Il s’agit là d’une détente d’encaisses motivée par des in-
certitudes en termes de dépense, qu’il s’agisse de leur nature ou de leur terme.
Keynes (1936, livre IV, chap. XV) justifie ce motif par « le souci de penser aux
éventualités exigeant une dépense soudaine, l’espoir de profiter d’occasions
non prévues d’achats avantageux, et enfin le désir de garder un avoir d’une
valeur nominale immuable pour faire face à une obligation future stipulée en

51
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

monnaie ».
– un motif de spéculation qui constitue l’innovation majeure de Keynes dans le
domaine. Cette détention est liée au désir des agents de gérer de manière opti-
male la valeur de leur patrimoine de manière à effectuer des gains ou limiter
leurs pertes financières. Contrairement aux néoclassiques qui conçoivent de
manière simultanées les décisions relatives au niveau et à la composition de
l’épargne, Keynes suppose que les individus effectuent dans un premier temps
un arbitrage consommation-épargne et réfléchissent dans un second temps à
l’allocation de cette épargne entre différents actifs financiers, dont la mon-
naie 1 . Comme tout arbitrage entre différents biens, celui-ci s’effectue sur en
s’appuyant sur la comparaison de prix et de rendements relatifs. De fait, la
demande de monnaie pour motif de spéculation fait naturellement intervenir
le taux d’intérêt.
Ultérieurement Keynes (1937a) ajoute à cette liste un motif de financement pour
la demande de monnaie issue des entrepreneurs, motif dont l’analyse ne sera pas
détaillé dans ce cours. Cette demande s’ajoute aux autres demandes lorsque les en-
trepreneurs anticipent une hausse de l’activité et donc un surcroit d’investissement.
Avec la nécessité de financer ces investissements additionnels, les entreprises ex-
priment alors une demande supplémentaire de monnaie dès lors qu’ils se tournent
vers le crédit bancaire 2 . Tout comme le motif de spéculation, ce motif de finance-
ment met en avant le rôle majeur des anticipations dans la formation de l’équilibre
macro-économique car elle introduit le revenu anticipé comme déterminant de la
demande de monnaie.
Comme nous avons déjà pu le noter à partir de la présentation effectuée dans
la partie 1.2.2, l’analyse effectuée par les classiques s’appuyait essentiellement sur
une demande de monnaie pour motif de transaction et les développements proposés
par la suite par les théoriciens de l’école de Cambridge (confer section 2.1) s’appuient
essentiellement sur ce motif et celui de précaution qui lui est étroitement associé.
Bien que la vision patrimoniale des néo-classiques permette néanmoins de mettre en
1. Keynes (1936, livre IV, chap. XIII) précise ainsi que pour « réaliser pleinement ses préférences
psychologiques relatives au temps un individu a deux sortes de décisions à prendre. Les premières ont
trait à cet élément de la préférence relative au temps que nous avons appelé la propension à consommer,
facteur qui, sous l’influence des divers motifs indiqués au Livre Ill, détermine pour chaque individu
la partie de son revenu qu’il consomme et la partie qu’il réserve sous la forme d’un droit quelconque à
une consommation future[. . .] Mais, une fois cette décision prise, une autre lui reste à prendre. Il doit
choisir la forme sous laquelle il conservera le droit à une consommation future qu’il s’est réservé soit
dans son revenu courant, soit dans ses épargnes antérieures. Désire-t-il lui conserver la forme d’un droit
immédiat, liquide (i.e. la forme de monnaie ou d’équivalent monétaire) ? Ou au contraire est-il disposé
à aliéner ce droit immédiat pour une période spécifiée ou indéfinie, le taux auquel il pourra en cas de
besoin convertir son droit différé à des biens déterminés en un droit immédiat à des biens indéterminés
devant alors être fixé par les conditions futures du marché ? En d’autres termes, quel est le degré de sa
préférence pour la liquidité — la préférence pour la liquidité d’un individu étant donnée par la courbe
figurant le montant de ses ressources qu’il désire conserver sous forme de monnaie en différentes séries
de circonstances, ce montant étant calculé soit en unités de monnaie soit en unités de salaire ? »
2. Concernant le rôle du crédit dans la création monétaire, se reporter au chapitre 3.

52
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

avant la question des choix de portefeuille dans l’analyse de la demande de monnaie


en s’intéressant à la monnaie « repos » plutôt qu’à la monnaie « en circulation »,
ce n’est véritablement qu’avec Keynes que cette dimension de la monnaie devient
réellement centrale dans l’analyse lorsqu’il propose le motif de spéculation.
Les écrits keynésiens ont donné lieu à un changement profond dans la concep-
tion des économistes vis-à-vis de la monnaie. En mettant en avant le concept de
liquidité utilisé maintenant pour obtenir des définitions opérationnelles de la mon-
naie, ils ont permis le développement d’une littérature qui a fondé la demande de
monnaie sur le principe d’arbitrage avec les autres actifs financiers. La section 2.2
présente un certain nombre de ces contributions qui ont permis de donner des bases
micro-économiques fermes aux comportements individuels en termes de demande
de monnaie, puis reprend les principaux enseignements que l’on peut en tirer pour
la demande agrégée de monnaie. La section 2.3 montre enfin comment Milton Fried-
man, en reprenant la logique d’arbitrage des auteurs s’inscrivant dans la lignée de
Keynes, a soutenu qu’il était possible de retrouver les principaux résultats de la
théorie quantitative de la monnaie.

2.1 La théorie quantitative de la monnaie correctement


formulée : effet d’encaisses réelles et mécanisme in-
direct

Bien que nous ayons présenté le modèle dichotomique de la section 1.2.2 comme
la transcription par Walras du point de vue classique en matière monétaire, les
auteurs classiques, avec toute l’ambiguïté qui caractérise leurs discours sur la mon-
naie, ne pouvaient a priori pas souscrire à l’identité de Say. En effet, bien qu’ils
jugeaient en général le rôle de la monnaie dans la sphère réelle comme mineur dans
une perspective de long terme, ces auteurs connaissaient et souscrivaient à l’effet
Cantillon selon lequel les variations de prix liées à l’injection de monnaie dans l’éco-
nomie varient en fonction de la nature de cette injection. Ainsi la structure des prix
relatifs se modifie selon les caractéristiques en termes de demande des bénéficiaires
initiaux de l’injection, de sorte que les évolutions des prix relatifs ne sont pas in-
dépendantes de celles des prix nominaux. Par conséquent, même si l’économie tend
à long terme vers une situation proche de l’équilibre concurrentiel pour l’ensemble
de ses marchés, les classiques devaient envisager que la demande agrégée de biens
et services puisse ne pas être de manière permanente égale à l’offre agrégée. Ce
qui revient à admettre l’existence de déséquilibres temporaires sur le marché de la
monnaie.
Évidemment, les classiques et leurs « descendants » néo-classiques croyaient en
l’équilibre économique avec plein emploi, de sorte que ces déséquilibres monétaires

53
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

doivent nécessairement se corriger d’eux-même. Si tel est le cas, quelles sont alors
les forces de rappel vers l’équilibre économique de sorte que l’on puisse retenir pour
le long terme l’esprit de la loi des débouchés, autrement dit qu’une demande ou
une offre excédentaire de monnaie tende à se résorber automatiquement ? L’offre de
monnaie étant généralement supposée exogène à l’époque des classique, c’est évi-
demment du côté de la demande qu’il faut chercher les mécanismes permettant le
retour à l’équilibre du marché de la monnaie. Deux processus sont alors envisagés,
à savoir l’effet d’encaisses réelles et un mécanisme indirect transitant par les taux
d’intérêt. La description du premier mécanisme nous incite à présenter préalable-
ment la formulation cambridgienne de la théorie quantitative de la monnaie

2.1.1 L’équation de Cambridge

D’un point de vue strictement chronologique, les économistes de l’école de Cam-


bridge, parmi lesquels figurent notamment Alfred Marshall 3 , Arthur Pigou 4 et le
jeune John Maynard Keynes 5 , avaient déjà inconsciemment anticipé certaines li-
mites du modèle dichotomique en introduisant dans la théorie quantitative de la
monnaie un certain nombre d’innovations qui permettaient de formuler une véri-
table théorie de la demande de monnaie susceptible de résister aux critiques de
Patinkin. Malheureusement, ces auteurs n’avaient alors pas apprécié correctement
la portée de leurs innovations et, comme on le verra pas la suite, leur volonté de
se conforter à l’analyse de Fisher, les amenait à soutenir implicitement le modèle
dichotomique dont nous avons présenté les limites dans la section 1.2.2.
La version cambridgienne de la théorie quantitative de la monnaie s’appuie non
sur l’équation des échanges (equation 1.4) mais sur l’équation :

M = kpY, (2.1)

où Y représente le revenu réel et k une constante strictement positive. Cette condi-


tion d’équilibre stipule que l’offre d’encaisses doit être égale à la demande d’en-
caisses, elle-même définie comme une fraction k du revenu monétaire pY . Conformé-
ment à la théorie quantitative, on retrouve au travers de l’équation 2.1 la relation
de stricte proportionnalité entre monnaie et prix, et même la relation de causalité

3. Alfred Marshall (1842–1924) est un économiste anglais qui contribua principalement à synthéti-
ser et à populariser la pensée néoclassique, notamment au travers de l’analyse en termes de fonctions
d’offre et de demande. On lui doit aussi, entre autres, les notions de surplus du producteur et du
consommateur.
4. Arthur Cecil Pigou (1877–1953) est un économiste britannique. Outre ses travaux monétaires,
on lui doit aussi le concept d’externalité et quelques uns de premiers travaux en économie de l’envi-
ronnement.
5. Par jeune Keynes, on entend celui qui n’avait pas encore écrit son « Théorie générale de l’emploi,
de l’intérêt et de la monnaie » mais déjà son « Traité sur la monnaie ». Lorsque ce dernier ouvrage est
publié en 1930, Keynes est néanmoins déjà âgé 47 ans !

54
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

entre ces deux variables en maintenant l’hypothèse d’exogénéité de l’offre de mon-


naie. On peut aussi noter que l’élasticité de cette demande de monnaie par rapport
au revenu est égale à l’unité 6 . Puisque les individus sont supposés maintenir dans
une proportion fixe une partie de leur revenu réel sous forme de monnaie, il est
en effet logique qu’une augmentation de 1% de leurs revenus se traduise par une
augmentation de 1% de la quantité de monnaie détenue.
L’équation de Cambridge traduit une hypothèse de constance de la demande
d’encaisses réelles. Selon cette formulation, les individus vont chercher, pour un ni-
veau de revenus Y donné, à maintenir constant le niveau de leurs encaisses réelles
p , relation comportementale que l’on peut formaliser en réarrangeant les termes
M

de l’équation de Cambridge de la manière suivante :

M
= kY. (2.2)
p

Cette cible d’encaisses réelles peut être motivée de plusieurs manières. Ainsi, la
monnaie peut dans un premier temps rendre un service d’approvisionnement dès
lors qu’il existe un décalage entre dépenses et perception des revenus. Les encaisses
monétaires sont donc des sommes de revenus préparées à l’avance pour la consom-
mation. La nécessité de maintenir constant le niveau d’encaisses peut s’expliquer
par l’aspect aléatoire que peut prendre dans le temps la dépense et qui justifie que
l’on dispose d’un actif immédiatement disponible pour la réaliser. Toutefois, ce rai-
sonnement va de pair avec un avenir certain puisqu’il postule que les prix et quan-
tités utilisés pour calculer le niveau désiré d’encaisses soient effectivement ceux ob-
servés lors du décaissement. Or si l’on est en univers certain, les individus peuvent
tout à fait raisonner en termes d’encaisses nominales. En revanche, si l’on introduit
une certaine incertitude sur les prix observés au moment de la dépense, il devient
rationnel pour les individus de chercher à maintenir constant le pouvoir d’achat de
ses encaisses. C’est donc la fonction de réserve de valeur, même si le raisonnement
ne fait pas appel à une incertitude sur le type de dépenses (frais de santé ou répara-
tion d’un véhicule non anticipés), sur laquelle s’appuie cette approche patrimoniale
de la monnaie.
À première vue, l’équation (2.1) semble très proche de l’équation des échan-
ges (1.4). Certes, le niveau de transactions T diffère du revenu réel Y puisque le
dernier ne tient pas compte des consommations intermédiaires mais inclut les va-
riations de stock. Toutefois, à long terme il existe une stricte proportionnalité entre
les deux et il est courant de voir en k l’inverse de la vitesse de circulation de la

6. En effet, on voit aisément que :


∂M Y Y
= kp = 1.
∂Y M kpY

55
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

monnaie 7 .
La vision cambridgienne s’écarte toutefois sensiblement de la vision fisherienne.
Si le remplacement de T par Y a dans un premier temps été motivé par des raisons
pratiques — il était déjà plus aisé d’obtenir des statistiques sur le produit global
que le niveau de transactions à l’époque de Pigou —, il provoque un changement
d’optique vis-à-vis de la monnaie puisque l’on ne s’intéresse plus à la monnaie en
mouvement mais à celle au repos. Autrement dit, la monnaie est vue comme une af-
fectation possible du revenu ce qui permet de lui donner un contenu plus large que
la seule monnaie fiduciaire. La demande de monnaie se définit donc dans une op-
tique patrimoniale et sa rentabilité doit être comparée à celle des autres actifs. Ceci
implique que la monnaie soit un déterminant direct du bien-être des agents. Hicks
(1935) 8 , dans son appel à une « révolution marginaliste » des théories monétaires,
précise ainsi :
Nous réalisons maintenant que l’analyse en termes d’utilité marginale
n’est rien d’autre qu’une théorie générale du choix, qui est applicable dès
lors que le choix s’effectue entre des alternatives quantifiables. De toute évi-
dence, la monnaie peut être quantifiée et donc l’affirmation selon laquelle
l’utilité marginale de la monnaie est nulle doit être fausse. Les individus
choisissent de détenir de la monnaie plutôt que d’autres choses ; la mon-
naie doit donc présenter une utilité marginale.
En d’autres termes, le terme k de l’équation (2.1) n’est pas un simple paramètre
technique mais le résultat d’un processus d’optimisation du portefeuille des agents.
Il doit donc en toute rigueur être fonction du taux d’intérêt, du niveau général des
prix et de l’utilité marginale des consommations présentes et futures (en plus évi-
demment de facteurs techniques). On relève en particulier que dans l’optique d’une
substituabilité entre actifs monétaires et financiers, une hausse du taux d’intérêt
doit se traduire par une diminution de k, donc de la demande de monnaie, puisque
le rendement de la monnaie diminue en comparaison de celui des autres actifs finan-
ciers. Les auteurs de l’école de Cambridge ne soulignent toutefois pas ces résultats.
Ils ouvrent certes la porte à une remise en cause de la vision fisherienne d’une vi-
tesse de circulation de la monnaie stable — il faudra attendre le monétarisme de
Friedman pour que cette hypothèse de stabilité soit reprise — mais ne poussent pas
leur raisonnement jusqu’au bout, ce qui aurait aboutie à une intégration complète
des sphères réelles et monétaires dans la détermination de l’équilibre général. Il
7. Le ratio k−1 correspond cependant à une vitesse-revenus de circulation de la monnaie contrai-
rement à v qui est une vitesse-transaction de circulation de la monnaie.
8. John Hicks (1904-1989) est un économiste anglais qui s’est notamment illustré en contribuant
de manière importante à l’analyse du consommateur et du producteur. On lui doit aussi le modèle
IS–LM, la distinction entre économies de marché et économie d’endettement et un critère de com-
pensation, connu sous le nom de critère de compensation de Hick-Kaldor, permettant d’envisager des
améliorations de bien être collectif lorsque les conditions d’une amélioration efficace au sens de Pareto
ne sont pas réunies.

56
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

faudra donc attendre Keynes pour mettre en lumière le caractère endogène du pa-
ramètre k, notamment vis-à-vis du taux d’intérêt qui en tant que rémunération du
facteur capital intervient aussi dans la sphère réelle.

1
p

1
p∗ M
1 p = kY
2p∗

0 M̄ 2M̄ M
Note :.

F IGURE 2.1 – La demande d’encaisses réelles comme hyperbole équilatère.

Si l’on comprend l’équation de Cambridge comme la formulation de la demande


de monnaie et non comme une caractéristique d’équilibre du marché de la monnaie
comme nous le verrons dans la section suivante, on obtient comme le souligne Pigou
(1917)
 une fonction de demande ayant la forme d’une hyperbole équilatère dans un
plan M, p1 . Une hyperbole équilatère est une courbe ayant la particularité que le
produit des coordonnées de chaque point de la dite courbe est toujours égal à une
même constante. Dans notre cas, si l’on s’intéresse effectivement à la demande d’en-
caisses réelles des agents, le produit de M et de p1 sera toujours égal à la même
constante kY dans le système cambridgien. Ainsi, comme on peut le voir sur la fi-
gure 2.1, quel que soit le point de la courbe de demande que l’on choisi, il définit avec
l’origine un rectangle dont la surface est toujours identique. Une telle représenta-
tion implique que l’élasticité de la demande nominale de monnaie a une élasticité
égale à l’unité par rapport à son pouvoir d’achat 9 .

9. Rappelons que le pouvoir d’achat de la monnaie, autrement dit ce qu’il est possible d’obtenir
comme produit avec une unité de monnaie, est égal à p1 . Si l’on reprend l’équation (2.1) qui exprime
une demande nominale de monnaie, on obtient effectivement :
 
−1 −1

∂M p −1 ∂ k p Y 1
= ,
∂p−1 M ∂p−1 kp2 Y
−2 1
= −k p−1 Y 2 ,
kp Y
= −1.

57
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Si l’on raisonne à partir d’une offre de monnaie exogène, celle-ci prendra la forme
d’une droite verticale d’abscisse M̄ dans la représentation du marché de la monnaie
correspondant à la figure 2.1. L’égalité entre offre et demande de monnaie se tra-
duira, puisque k, Y et M sont déterminés de manière exogène, par la fixation du
niveau des prix au niveau p∗ . On retrouve alors la représentation d’une économie
monétarisée conforme à celle du modèle dichotomique dont nous avons déjà pré-
senté les nombreuses incohérences.

2.1.2 L’effet d’encaisses réelles

Patinkin (1948) montre toutefois qu’il est possible d’obtenir une représentation
de l’équilibre général s’appuyant sur la loi de Walras et la théorie quantitative dès
lors que l’identité de Say est abandonnée, que le postulat d’homogénéité est refor-
mulé et l’effet d’encaisses réelles est introduit. La loi des débouchés implique en
effet que chacun dépense (à terme) intégralement son revenu, quels que soient les
prix des biens. Appréhendée sous la forme de l’identité de Say, cette loi a pour corol-
laire que les encaisses nominales de chaque individu doivent rester constantes quel
que soit le niveau des prix puisque seules les nouvelles encaisses sont dépensées.
Pour que l’esprit de la théorie quantitative soit conservé dans le modèle d’équilibre
général classique, Patinkin montre qu’il est nécessaire d’abandonner le résultat de
constance de la demande d’encaisses nominales issu de l’identité de Say et le rem-
placer par une hypothèse de constance des encaisses réelles à niveau de revenu réel
donné.
Le mécanisme d’encaisses réelles 10 — permet d’obtenir la force de rappel qui
manquait au modèle classique walrassien en introduisant un mécanisme de retour
à l’équilibre sur le marché de la monnaie. L’intuition du mécanisme est le suivant :
si l’on augmente la quantité de monnaie disponible dans l’économie, les agents béné-
ficiaires se retrouvent avec un excès d’encaisses monétaires par rapport au niveau
souhaité et défini en proportion du niveau de revenus. Ce supplément d’encaisses
réelles étant considéré par les agents comme un accroissement de leur patrimoine,
il donnera lieu à des dépenses additionnelles de la part des agents bénéficiaires, au-
trement dit une hausse de leur consommation ou de leur investissement. Comme le
modèle néoclassique suppose, long terme oblige, l’inexistence de capacité de produc-
tion sous-employées, les entreprises vont réagir à cette demande additionnelle en
augmentant leurs prix de sorte que l’on retrouve le niveau de demande initial sur
chaque marché de bien et service. De fait, l’augmentation du niveau des prix permet
de diminuer la valeur du stock d’encaisses monétaires des agents, le mécanisme se

10. Le mécanisme d’encaisse réelles est une manifestation d’une théorie plus vaste à savoir celle
des effets de richesse, aussi appelés effets Pigou. Selon cette théorie une hausse des prix des actifs qui
constituent le patrimoine des agents les conduits à considérer ces hausses comme donnant lieu à un
enrichissement, ce qui stimule leurs dépenses de consommation ou d’investissement.

58
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

produisant jusqu’à ce que l’on retrouve la valeur initiale de M


p . Une diminution ini-
tiale uniforme de l’ensemble des prix conduit au même résultat 11 . Inversement avec
une diminution du niveau d’encaisse nominal des agents, les individus doivent ré-
duire leurs demandes de biens et services, ce qui se traduit par une baisse du niveau
général des prix jusqu’à ce que les individus retrouvent le niveau initial d’encaisses
réelles.
D’un point de vue technique, le modèle de Patinkin conduit à une révision du
postulat d’homogénéité pour la définition de l’équilibre général walrassien puisque
les fonctions de demande nettes de biens sont maintenant supposées homogènes de
degré zéro par rapport aux prix et au niveau nominal d’encaisses monétaires. Ce
résultat est parfaitement intuitif dès lors que l’on considère que les fonctions de de-
mande dépendent des prix relatifs et du patrimoine des agents. Dans l’exemple du
modèle d’échange pur employé dans la section 1.2.2, le patrimoine des agents est
composé de leurs dotations initiales pour chaque bien, monnaie y compris. Si l’en-
semble des prix augmente dans une proportion donnée, il est nécessaire que la quan-
tité de monnaie détenue par chaque agent s’élève proportionnellement pour que le
patrimoine des agents, évalué en termes monétaires, augmente lui aussi dans les
mêmes proportions. À revenu réel et prix relatifs inchangés, les agents supposés ne
pas être victime d’illusion monétaire ne modifient alors ni le niveau ni la structure
de leur demande pour chaque bien et service marchand.
L’inclusion de l’effet d’encaisses réelles conduit naturellement Patinkin à prendre
ses distances vis-à-vis de l’expression cambridgienne de la demande de monnaie. En
fait, Patinkin ne rejette pas l’équation de Cambridge mais l’interprète comme une
condition d’équilibre du marché de la monnaie et non comme une fonction de de-
mande de monnaie 12 . Pour Patinkin, il est certain que les agents chercheraient à
maintenir constant le ratio M
p si le niveau de leurs encaisses et les prix de chaque
bien augmentaient simultanément dans les mêmes proportions. Néanmoins, une re-
lation de demande (ou d’offre d’ailleurs) exprime l’effet d’une variation des prix sur
les quantités (ou inversement) demandées et non les effets d’une « manipulation »
conjointe de ces deux grandeurs, de sorte que l’expression d’une courbe de demande
ne peut se baser sur le désir de constance des encaisses réelles. En fait, si l’on ob-

11. Patinkin (1965, ch. II–3) précise ainsi : « Ainsi considérons une variation équiprortionnelle de
tous les prix — ce qui est le type de variation qui nous intéresse en premier chef dans la théorie
monétaire. Cette variation n’affecte pas les prix relatifs, et par conséquent n’engendre aucun effet
de substitution ; elle provoque cependant une variation opposée de la valeur réelle des avoirs moné-
taires initiaux, et par conséquent détermine un effet de richesse. En conséquence, nous dirons que
la variation de prix dans ce cas ne produit qu’un effet de richesse sous la forme d’un effet d’encaisse
réelle ».
12. En fait, il reconnaît que l’équation de Cambridge puisse être une fonction de demande de la
monnaie si elle est interprétée comme une courbe dans laquelle l’effet revenu a été éliminé. De plus, il
précise que Y ne doit pas être interprété comme les ressources réelles totales de l’économie mais plutôt
comme le volume envisagé de transactions. La vision de Patinkin constitue donc un savant mélange
des conceptions fisheriennes et cambridgiennes de la théorie quantitative.

59
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

servait seulement dans un premier temps une hausse équiprortionnelle des prix, la
valeur du patrimoine des agents serait plus faible qu’auparavant. Or on suppose de
manière traditionnelle que le monnaie est un bien normal, autrement dit un bien
dont la demande augmente avec le niveau de revenu ; par conséquent la diminution
de la valeur du patrimoine des agents doit entraîner une diminution de la quantité
réelle de monnaie demandée. Une telle conclusion est logique dans le cadre d’une
demande de monnaie pour motif de transaction puisque la monnaie n’est deman-
dée que pour effectuer des paiements et qu’une baisse du niveau de revenu des
agents entraîne l’achat de quantités moindres de chaque bien et service — on émet
là aussi l’hypothèse qu’il s’agit de biens normaux. Pour des quantités réelles consom-
mées moindres, on en déduit une demande réelle de monnaie moindre. L’équation
de Cambridge ne traduit donc pas une demande de monnaie pour Patinkin car elle
correspond à un raisonnement à revenu réel constant et néglige donc l’effet d’une
variation du niveau des prix sur le niveau de revenu réel des agents.

1

p MD MD

1
p0

1 M
2p0 p = const.

0 ′
M̄ M D (p0 ) 2M̄ M
Note :.

F IGURE 2.2 – Théorie quantitative et effet d’encaisses réelles.

En prenant en compte l’effet d’encaisses réelles, Patinkin en déduit que l’élasti-


cité de la demande de monnaie par rapport à sa valeur est inférieure à l’unité (en
valeur absolue), ce qui se traduit pas une demande de monnaie avec une pente plus
forte que dans la représentation correspondant à la figure 2.1. On peut alors se de-
mander comment sauver la théorie quantitative de la monnaie et donc l’idée d’un
doublement des prix suite à un doublement des quantités de monnaie de chaque
agent avec une telle fonction de demande. Pour cela, envisageons une telle augmen-
tation de la quantité de monnaie pour chaque agent. Sur la figure 2.2, l’équilibre
initial correspond au niveau de prix p0 associé à l’offre exogène de monnaie M̄ . En
portant cette offre à 2M̄ , les agents économiques se trouvent immédiatement après

60
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

l’injection de monnaie additionnelle dans une situation plus favorable dans la me-
sure où leur patrimoine s’est accru pour des prix des biens et services, et donc le pou-
voir d’achat de la monnaie, inchangés. Puisque la courbe de demande de monnaie
définie une relation entre prix et quantité de monnaie à niveau de revenu donné,
une augmentation de ce revenu entraîne un déplacement de la courbe de demande.
Comme le niveau de revenu augmente, stimulant ainsi la consommation et appelant
ainsi pour un même niveau de prix à besoins supérieurs en moyens de paiement, on
observe ainsi un déplacement vers la droite, matérialisé sur la figure 2.2 par un pas-

sage de la courbe M D à M D . Néanmoins, avec une élasticité revenu de la demande

de monnaie inférieure à l’unité 13 , la nouvelle quantité M D (p0 ) demandée par les
agents sera inférieure au niveau effectif d’encaisses monétaires 2M̄ . Les agents se
retrouvent donc avec une quantité plus importante de monnaie qu’ils n’en désirent,
autrement dit dans une situation d’offre nette de monnaie. La loi de Walras impli-
quant qu’à une offre nette de monnaie correspond une demande nette de biens et
services, les agents vont par conséquent se « débarasser » de l’excédent de monnaie
par une augmentation de leur consommation de biens et services, qui à capacités de
production inchangées, va produire une hausse des prix. La hausse des prix entraîne
une augmentation de la demande d’encaisses monétaires et l’on se déplace mainte-

nant le long de la courbe M D jusqu’à ce que la hausse de prix permette l’égalité
entre encaisses détenues et encaisses désirées. Le nouvel équilibre sera ainsi carac-
térisé par un niveau des prix égal 2p0 pour une offre de monnaie fixée à 2M̄ .
On peut alors légitimement se demander pourquoi le déplacement de la courbe
de demande de monnaie est telle que le nouveau prix d’équilibre est exactement
égal au double des prix initiaux dans notre exemple. En fait, Patinkin justifie ce
respect de la théorie quantitative par l’hypothèse d’absence d’illusion monétaire qui
se traduit par un désir de maintenir à une proportion constante du patrimoine le
niveau d’encaisses réelles. Le déplacement de la courbe de demande nominale ne
peut donc échapper à cette hypothèse de sorte que l’ensemble des points d’équilibres
sur le marché de la monnaie figure sur une hyperbole équilatère matérialisé par une
ligne discontinue sur la figure 2.2.
L’avantage de la présentation de Patinkin est qu’elle permet de sauvegarder
les principes d’absence d’illusion monétaire et de neutralité de la monnaie. En re-
vanche, elle met fin à la vision dichotomique puisque le canal de transmission entre
masse monétaire et niveau général des prix passe par la sphère réelle (même si au
final, les variations de la masse monétaire sont supposées neutres du point de vue
de l’équilibre réel). Patinkin (1965, ch. VIII-3) précise ainsi :

13. Patinkin émet l’hypothèse très crédible que monnaie et biens ne sont pas des biens inférieurs.
Puisque tout revenu additionnel sera réparti par les agents entre biens et monnaie et que la demande
pour ces deux éléments ne peut diminuer avec le revenu, l’élasticité revenu de la monnaie ne peut
qu’être inférieure à l’unité.

61
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

La conclusion qu’il faut tirer [. . .] est qu’une fois que les données moné-
taires et réelles d’une économie avec monnaie externe sont précisées, les
valeurs d’équilibre des prix prix relatifs, le taux d’intérêt, et le niveau ab-
solu des prix sont déterminés simultanément par l’ensemble des marchés
de l’économie. Il est généralement impossible d’isoler un sous-ensemble
de marchés qui permet de déterminer les valeurs d’équilibre d’un sous-
ensemble de prix. Dans l’esprit vrai d’une théorie de l’équilibre général,
« tout dépend de tout ».
En particulier, comme nous l’avons vu, il est fatal de succomber à la tenta-
tion de dire que les prix relatifs sont déterminés sur les marchés des mar-
chandises et les prix absolus sur le marché monétaire. Ceci ne veut pas
dire que la théorie de la valeur ne puisse pas être distinguée de la théorie
monétaire. Il est évident qu’elles sont distinctes ; mais cette distinction est
fondée sur la dichotomisation des effets et non pas sur la dichotomisation
des marchés. Plus précisément, la théorie monétaire comme la théorie de
la valeur considèrent simultanément tous les marchés de l’économie. Mais,
sur chacun de ces marchés, la théorie de la valeur analyse les expérimen-
tations individuelles qui mesurent l’effet de substitution et cette partie de
l’effet de richesse qui ne découle pas des variations des encaisses réelles ;
et la théorie monétaire les expérimentations individuelles qui mesurent
l’effet d’encaisse réelle.
Ce résultat repose toutefois sur l’hypothèse fondamentale selon laquelle l’aug-
mentation du niveau d’encaisses réelles, qui se traduit donc par un effet de richesse
pour les individus, donne lieu à une augmentation uniforme des demandes agrégées
pour l’ensemble des biens et services présents dans l’économie 14 . Si, au contraire, les
demandes nettes évoluent différemment suite à cette augmentation, on doit néces-
sairement observer une modification des prix relatifs d’équilibre. Enfin, il convient
de noter que si l’on prend en compte la possibilité pour les individus de s’endetter
ou de prêter, la variation de la masse monétaire induit nécessairement un phéno-
mène de redistribution entre créanciers et débiteurs. Cet effet d’endettement réel
fonctionne de la manière suivante : une augmentation du niveau général des prix
diminue la valeur réelle de la dette des individus, ce qui conduit à augmenter le pa-
trimoine des débiteurs et à diminuer celui des créanciers 15 . Dans la mesure où les
préférences de ces deux groupes peuvent différent, l’équilibre réel peut être affecté
14. En d’autres termes, les demandes agrégées pour les différents biens et services présents dans
l’économie doivent présenter chacune une valeur identique de leur élasticité revenu, hypothèse qui
peut sembler hautement irréaliste.
15. On parle d’effet Fisher ou d’effet de richesse négatif lorsque l’injection de monnaie se fait au
détriment des débiteurs. Par définition ces agents consomment plus que leurs créanciers. L’effet re-
distributif s’accompagne alors d’une réduction du produit agrégé dans la mesure où les créanciers
augmenteront leur consommation d’un montant moins important que la baisse observée pour les dé-
biteurs.

62
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

avec une modification des prix relatifs.


Le modèle de Patinkin n’est toutefois pas exempt de reproches 16 . En premier
lieu, la dimension temporelle est absente du modèle alors même que les individus
doivent à intervalle régulier prendre l’ensemble de leurs décisions économiques.
L’introduction de ce cadre de décision intertemporel nous contraint à intégrer les
niveaux anticipés de prix. Or, si le niveau des prix augmente dans l’économie, il est
possible que les individus augmentent leurs demandes de bien, contrairement à l’in-
tuition du mécanisme d’encaisses réelles, dès lors qu’ils anticipent des prix futurs
encore plus élevés. Ils peuvent donc être amenés à retarder la reconstitution du ni-
veau d’encaisses réelles de manière à parer aux effets pervers de l’inflation sur leur
niveau de consommation. Hicks parle alors de « fuite en avant devant la monnaie »
car les individus vont chercher à court terme à se dessaisir de leur stock d’encaisses
réelles au delà du niveau supposé constant dans la vision quantitative. Hahn montre
enfin qu’à l’équilibre, l’utilité marginale de la monnaie dans le modèle de Patinkin
doit être nulle alors même qu’il doit supposer une utilité marginale positive pour
justifier la détention d’un stock d’encaisses non nul 17 .

2.1.3 Le mécanisme indirect

La seconde force de rappel dans la théorie monétaire classique et néo-classique


est connue sous le nom de mécanisme indirect et fut initialement présenté par
Henry Thornton 18 . Ce mécanisme indirect assigne un rôle moteur au taux d’in-
térêt dans la résorption des déséquilibres et se base sur l’idée d’un taux naturel de
l’intérêt défini par le taux de rentabilité du capital pour la production des biens et
services 19 . Pour que l’équilibre général soit garanti dans une économie monétaire,
Thornton suppose qu’il soit nécessaire d’observer une égalité entre le taux d’inté-
rêt sur le marché des capitaux et ce taux naturel. Or, si une injection de monnaie

16. Il est intéressant de noter que pour Patinkin, seule compte véritablement la présence de l’effet
d’encaisses réelles et non son importance : « il n’est pas inutile de souligner de prime abord que la
place qu’il tient [l’effet d’encaisses réelles] dans l’analyse (par rapport à la politique économique) ne
dépend pas de la force de cet effet mais de son existence [. . .] Il faut souligner que dans l’économie
d’échange simple dont nous traitons maintenant, l’hypothèse de l’existence d’un effet d’encaisse réelle
sur les marchés des marchandises est la condition sine qua non de l’existence d’une théorie monétaire
[. . .] Il s’ensuit que bien que les « approximations » qui négligent l’effet d’encaisse réelle puissent être
utiles — en raison de la faiblesse de cet effet — dans la détermination des prix relatifs, de telles
« approximations » éliminent un élément analytique essentiel de la théorie de la détermination du
niveau absolu des prix
17. Patinkin justifie une utilité marginale de la monnaie positive par les décalages potentiels entre
encaissements et décaissements et l’incertitude des individus sur le moment précis où se produisent
ces flux. Néanmoins, pour obtenir ce résultat, Patinkin est obligé d’introduire des coûts liés à la cession
d’actif ou aux retards de paiements, bref des coûts de transaction, qui ne permettent théoriquement
plus de raisonner dans un cadre de concurrence pure et parfaite.
18. Henry Thornton est un économiste, banquier et homme politique du XIXe siècle à qui l’on doit
un des traitement le plus poussés des questions monétaires dans le courant classique.
19. Notons là une certaine ambiguïté quant à la définition de ce taux naturel puisque certains
auteurs comme Gardes & Levy (1994) se réfèrent plutôt au taux de profit nominal moyen.

63
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

dans l’économie au travers du crédit bancaire — nous reviendrons sur la création


de monnaie par le crédit dans la section 3.2 — se traduit par une augmentation de
l’offre de fonds prêtables sur le marché des capitaux, un écart entre taux naturel et
taux de marché de l’intérêt va être relevé par les agents économiques. De fait, les
agents vont constater une amélioration de la rentabilité de leurs projets d’investis-
sement que l’augmentation du crédit bancaire permet de financer plus aisément. La
réalisation de l’investissement se traduit par une hausse de la demande des biens
d’équipement et, en l’absence de capacités de production inemployées, par une aug-
mentation du prix de ces biens. Cette hausse des prix provoque en principe une
augmentation du prix des biens de consommation, soit que les biens d’équipements
puissent avoir des utilisations rivales en termes de consommation finale, soit que
l’augmentation de leur prix se traduise par une augmentation des coûts des firmes.
Parallèlement, l’augmentation des prix des biens d’équipement augmente naturel-
lement la demande de capitaux et, tant que le taux d’intérêt bancaire sera supérieur
au taux de rentabilité du capital, il existera une demande de capitaux non satisfaite
qui contribuera à relever le taux d’intérêt. Lorsque le taux d’intérêt reprend son
niveau d’origine, on retrouve l’équilibre initial sur le marché des fonds prêtables et
seules restent les hausses des prix.
Wicksell 20 reprendra ultérieurement ce mécanisme indirect en supposant que
l’écart entre taux de marché et taux naturel avait fréquemment pour source une
variation du taux naturel. L’analyse de Wicksell permet de mettre en évidence la
possibilité d’une inflation permanente de l’économie lorsque la réglementation, et
plus particulièrement la fixation de limites supérieures du taux d’intérêt afin d’em-
pêcher la pratique de l’usure, ne permet pas au taux de marché de s’aligner sur le
taux naturel.

2.1.4 Théorie quantitative de la monnaie et neutralité de la mon-


naie

Si nous revenons à la manière dont Patinkin présente la théorie quantitative de


la monnaie, nous retrouvons son expression telle que formulée par Hume plus de
200 ans auparavant, à savoir qu’une augmentation équiproportionnelle des avoirs
monétaires de chaque agent économique se traduit in fine par une augmentation
dans les mêmes proportions des prix de chaque bien. Une telle conclusion était par-
ticulièrement importante pour les classiques dans leur combat contre les théories
mercantilistes puisque la théorie quantitative justifiait ainsi l’idée classique selon
laquelle la richesse nationale ne pouvait être évaluée à partir de la quantité de
monnaie détenue dans l’économie. En d’autres termes, elle permettait de formuler
une théorie de la valeur indépendante de la théorie monétaire. Néanmoins, une fois

20. Knut Wicksell est un économiste suédois de la fin du XIXe siècle – début du XXe siècle.

64
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

ceci admis, on peut se demander quelle est la véritable portée de la théorie quan-
titative si elle ne porte que sur effets d’injections équiproportionnelles de monnaie,
autrement dit un cas théorique hautement improbable dans la réalité. En d’autres
termes, la monnaie reste-t’elle neutre lorsque l’on injecte de tout autre manière la
monnaie dans l’économie ? Patinkin (1965, ch. III–4) précise que dans ce cas de fi-
gure :

Il est clair que la validité de cette conclusion dépend de l’hypothèse que les
avoirs monétaires initiaux des individus sont tous accrus dans la même
proportion. Car, envisageons un doublement de la quantité totale de mon-
naie dans l’économie qui ne se fasse pas de cette façon. Dans un tel cas,
l’économie n’a pas besoin de revenir à l’équilibre par un doublement de
tous les prix. Car la valeur réelle des avoirs monétaires accrus de chaque
individu (et par conséquent de sa richesse réelle) ne sera pas alors la même
que dans la position d’équilibre initiale. Il en résulte que les quantités de
demande nettes de marché en seront également pas les mêmes. En général,
la nouvelle position d’équilibre dans ce cas impliquera des prix relatifs
plus élevés pour les biens qui ont la faveur des individus dont les avoirs
monétaires ont plus que doublé, et des prix relatifs plus bas pour les biens
qui ont la faveur des individus dont les avoirs ont moins que doublé. Ce
fait a été justement et dûment souligné par les partisans néo-classiques et
classiques de la théorie quantitative de la monnaie.

Patinkin fait ainsi implicitement appel à l’effet Cantillon pour laisser entendre
que la neutralité de la monnaie ne correspond qu’au cas d’injection équiproportion-
nelle et donc qu’en règle générale la monnaie n’est pas neutre dans la mesure où
elle peut affecter le niveau du produit réel et sa distribution au sein de l’économie.
On peut toutefois imaginer qu’une relation telle que celle correspondant à l’équation
de Cambridge puisse toujours être valide à long terme quelle que soit la nature et
le volume de l’injection. En effet, dans l’équation de Cambridge ne figurent directe-
ment ni les prix de chaque bien ni les quantités produites ou échangées de chaque
bien. Les variables p et Y correspondent respectivement au prix et à la quantité d’un
bien composite représentatif des biens et services de l’économie. Or, la détermina-
tion de ces deux valeurs dépend évidemment de la composition de la production et
des échanges dans l’économie, de sorte que si les prix relatifs des biens et services
évoluent, la pondération de chaque bien et service dans p et Y évoluera — un poids
plus important sera donné à ceux dont la consommation à augmenté et moindre à
ceux dont la consommation a diminué. Il est alors possible que les évolutions de ces
pondérations soient telles que, suite à un doublement de la quantité de monnaie
dans l’économie, le niveau général des prix finisse par doubler et le produit réel Y
rester inchangé alors même que les prix relatifs et quantités de chaque bien aient

65
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

évolués par rapport à la situation initiale 21 .


Samuelson (1968, p. 11–12) ne s’appuie pas sur une telle approche pour expliquer
comment, selon lui, les classiques considéraient finalement la situation d’injections
non équiproportionnelles de monnaie dans l’économie :
Finalement il existait une troisième hypothèse implicite et explicite dans
l’esprit classique. Il s’agissait de la croyance dans un équilibre unique de
long terme, indépendant des conditions initiales [. . .] Rappelons que les
économistes classiques étaient fatalistes (qualificatif synonyme de »croyant
à l’équilibre » !). Harriett Martineau qui écrivait des contes de fée à partir
de l’économie (contrairement aux économistes classiques qui font de l’éco-
nomie à partir de contes de fée), croyait que si l’État redivisait le revenu
chaque matin, les riches dormiraient à nouveau chaque nuit dans leurs
confortables lits tandis que les pauvres seraient à nouveau sous les ponts
[. . .]
Comme Martineau, nous [Ndt : en tant qu’économistes classiques] envi-
sagions un modèle ultra-simplifié présentant la propriété ergotique sui-
vante : peut importait comment nous procédions à la distribution de la
monnaie entre les individus [. . ., ] après un temps suffisamment long elle
finirait par être répartie entre eux selon un équilibre ergotique unique.
En d’autres termes, Samuelson interprétait l’effet Cantillon comme ne produi-
sant des distorsions dans l’économie que de manière initiale, de sorte que l’on finisse
par observer effectivement une variation équiproportionnelle des prix de chaque
bien et service et aucune variation des quantités offertes et demandée de ceux-ci en
comparaison de la situation pré-injection, et ce quelle que soit la manière d’injecter
une quantité additionnelle de monnaie dans l’économie.
Pour résumer, la neutralité de la monnaie peut être définie de plusieurs manières
selon l’interprétation que l’on fait de la pensée classique. Ainsi, dans le contexte
classique et néo-classique :
– si l’on limite le champs d’application de la théorie quantitative au cas d’injec-
tion équiproportionnelles, la monnaie est neutre en ce sens qu’elle ne produit
à long terme aucune variation du produit réel agrégée ni n’induit d’effet dis-
tributif entre agents ;
– si l’on suppose que la théorie quantitative est valide pour tout type d’injection,
la monnaie peut être considérée comme neutre car elle ne se traduit à long
terme par aucune variation du niveau réel du produit agrégé ni aucun effet
distributif, ce qui implique la croyance en un équilibre de l’économie qui ne
21. Certains pourraient même faire remarquer qu’il est a priori possible de définir le système de
pondération de p et Y de manière à ce que seul l’indice de prix varie suite à la variation de la quantité
de monnaie dans l’économie. Néanmoins, la théorie quantitative devient alors ad hoc puisque l’on
redéfinit les concepts dans le seul but de soutenir la théorie qu’ils sont sensés faire émerger.

66
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

dépende pas de la distribution initiale des ressources ;


– si l’on suppose que la théorie quantitative est valide pour tout type d’injection,
la monnaie peut être considérée comme neutre car elle ne se traduit pas à long
terme pas une modification du niveau réel du produit agrégée.
La dernière version de la neutralité consiste donc à négliger les effets distribu-
tifs, non parce qu’ils sont sans intérêt mais simplement par la seule focalisation sur
les valeurs agrégées pour définir la neutralité. Affirmer que la monnaie est neutre
est donc parfaitement compatible avec l’idée que la modification de la quantité de
monnaie disponible dans l’économie peut être utile pour modifier la répartition des
ressources entre les différents agents. En provoquant de l’inflation, un accroisse-
ment de la masse monétaire provoque notamment un effet de redistribution entre
débiteurs et créanciers dès lors que les taux d’intérêts pour les emprunts sont libel-
lés sous forme nominales, ce qui est en fréquemment le cas dans les pays à inflation
modérée. En effet, l’inflation dévalorise la monnaie puisque le pouvoir d’achat de
chaque unité de monnaie devient plus faible. La valeur du service de la dette dimi-
nue donc, de sorte que l’inflation est favorable aux agents endettés puisque la valeur
future des intérêts à payer diminue. Inversement, la hausse des prix pénalisent ceux
qui, en prêtant une somme quelconque, ont reporté dans le futur une partie de leur
consommation afin d’améliorer leur consommation future 22 .

2.2 La détermination de la demande de monnaie dans


la vision keynésienne

Comme nous avons le voir dans la partie 1.2.2, l’analyse effectuée par les clas-
siques s’appuyait essentiellement sur une demande de monnaie pour motif de tran-
saction et de précaution. Bien que la vision patrimoniale des néo-classiques (confer
section 2.1) ait permis de mettre en avant la fonction de réserve de valeur dans
l’analyse de la demande de monnaie, ce n’est véritablement qu’avec Keynes que
cette dimension de la monnaie devient réellement centrale dans l’analyse, le be-
soin d’outils tenant lieu de moyens de paiements et de réserves de valeur n’étant
plus justifié par les seuls problèmes de synchronisation entre recettes et dépenses.
Un des éléments fondamental de la théorie keynésienne est en effet d’introduire la
thésaurisation dans l’analyse économique. Par thésaurisation, on entend la déten-
tion d’encaisses monétaires oisives, autrement dit d’encaisses ne participant pas au

22. Avec l’introduction d’un marché financier dans le modèle walrassien, Patinkin précise que l’ab-
sence d’illusion monétaire doit être définie par rapport à une situation où les prix, la quantité de
monnaie et les avoirs en titres augmentent dans les mêmes proportion afin d’éviter cet effet d’« endet-
tement réel ». Patinkin (1965, p.92) précise ainsi qu’« un individu est exempt d’illusion monétaire si la
quantité qu’il demande d’un bien réel donné (marchandises, avoirs réels en titres, et avoirs monétaires
réels) reste inchangée pour toute variation qui n’affecte ni les prix relatifs, ni le taux d’intérêt, ni le
flux temporel des revenus réels, et ni la valeur réelle des avoirs initiaux en titres et en monnaie ».

67
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

fonctionnement de l’économie à la période courante 23 . L’introduction de la thésau-


risation dans l’analyse est un élément essentiel dans l’opposition de Keynes à la loi
des débouchés, même comprise sous la forme de l’égalité de Say. La thésaurisation
implique en effet dans l’optique keynésienne une demande excédentaire de monnaie
et donc, en vertu de la loi de Walras, un excédent d’offre agrégée dans la sphère réelle
qui, couplée aux hypothèses de rigidité en matière de prix, va impliquer la situation
de sous-emploi qui caractérise la représentation keynésienne de l’économie.
Pour mieux comprendre pourquoi l’analyse de Keynes marque une rupture, il
est dans un premier temps important d’introduire le concept de liquidité qui tient
une place centrale dans son analyse des phénomènes monétaires. On dit d’un actif
qu’il est liquide 24 s’il peut servir à régler une transaction sans délai pour une valeur
nominale fixée et connue à l’avance. La liquidité se définit donc en fonction de deux
critères : i) l’absence de risque sur la valeur nominale (et non réelle) future de l’actif,
et ii) la capacité de l’actif a être transformé rapidement et sans coût en moyen de
paiement. Ce caractère de disponibilité immédiate de la monnaie comme moyen
de paiement est essentielle pour Keynes car hautement désirable pour les agents
souhaitant bénéficier d’aubaines financières ou, au contraire, se couvrir rapidement
et à coût limité contre des risques de pertes sur les marchés des titres. Néanmoins,
ce n’est qu’en univers incertain, du moins risqué, qu’une préférence pour la liquidité
ne peut se manifester, ce qui implique que cette préférence sera déterminée pour
partie des éléments subjectifs et donc potentiellement instables.
À la suite de Keynes, nombre d’auteurs ont cherché à formalisé ses intuitions en
leur donnant des fondements micro-économiques. Après avoir apprécié la conception
globale de Keynes de la demande de monnaie, nous nous intéresserons individuelle-
ment aux mécanismes motivant ces différentes demandes de monnaie.

2.2.1 La demande de monnaie pour motifs de transaction et de pré-


caution

Dans le chapitre 1, nous avons souligné que ce besoin d’encaisses naissait de


l’absence de synchronisation des revenus et dépenses des agents. Bien que le mo-
tif de transaction soit au cœur de l’analyse néoclassique et des modèles d’encaisse
préalable, cette demande d’encaisse apparaît comme relativement exogène, déter-
miné par les habitudes de paiement et les formes des institutions monétaires. Dans
le cadre de la version cambridgienne de la théorie quantitative de la monnaie, l’in-
fluence de ces déterminants est résumée dans le paramètre k qui définit la demande

23. Attention, il ne faut pas confondre thésaurisation et épargne dans la mesure où l’épargne contri-
bue au financement de l’investissement. Avec la thésaurisation, on s’intéresse à la monnaie retirée
temporairement du circuit économique.
24. Les anglophones recourent généralement au terme moneyness pour désigner la liquidité d’un
actif.

68
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

nominale de monnaie M comme une fraction constante du revenu nominal pY . Tou-


tefois, dans le cadre néoclassique d’individus rationnels et optimisateurs, on peut
difficilement expliquer pourquoi ces derniers choisissent de laisser délibérément une
partie de leurs revenus sous une forme « oisive ».
Ce seront Maurice Allais 25 , William Baumol et James Tobin qui fourniront les
modèles les plus satisfaisants pour expliquer cette détention d’encaisses au motif
de transaction. La question à laquelle ces auteurs cherchent à donc répondre est
pourquoi les agents acceptent volontairement de détenir des encaisses dont le ren-
dement 26 est nul au détriment de titres 27 qui rapportent un intérêt 28 et pourraient
être vendus au fil de la dépense ?
Il est important de noter que bien que le revenu soit le déterminant majeur de
cette demande de monnaie chez Keynes, puisqu’il détermine le niveau de consom-
mation en fonction de la loi psychologique fondamentale, les modèles présentés dans
les lignes suivantes mettent aussi en avant le rôle du taux d’intérêt dans la mesure
où il détermine l’arbitrage réalisé entre monnaie et titres.

Le modèle de Baumol-Tobin

Le modèle de Baumol (1952) se place volontairement dans un environnement


certain afin d’écarter la demande au motif de précaution dans l’analyse. De même,
il convient de noter que les prix restent constants, de sorte que l’on peut aussi bien
raisonner en valeur réelle que nominale. On suppose enfin que l’individu dépense
pour chaque période de temps donnée un montant D de manière uniforme, de sorte
que le revenu consacré à cette dépense suit le profil représenté par la courbe noire
sur la figure 2.3. Pour simplifier on suppose que le rendement de la monnaie est nul
tandis que celui des titres est strictement positif 29 . En l’absence de frais pour la
25. Maurice Allais est un économiste français du XXesiècle dont les principales contributions furent
dans les domaines de la prise de décision en environnement risqué et de l’équilibre général. Il reçu le
prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel en 1988. Attention, Allais n’est pas à classer
comme un économiste d’obédience keynésienne (il participa à la construction de la Société du Mont
Pèlerin qui avait aussi pour fondateur Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, Milton Friedman ou encore
George Stigler).
26. Il s’agit ici de rendement financier, autrement dit les revenus liés à la détention du titre et les
plus ou moins-values réalisées en cas de vente. Ce rendement est a opposé au rendement d’usage d’un
actif lié aux services rendus par l’actif. Dans le cas de la monnaie, le rendement financier est nul (ou
faible dans le cas des quasi-monnaies comme les dépôts sur livrets) alors que le rendement d’usage
correspond à leur degré fort de liquidité.
27. Par titres, on entend dans cette section aussi bien des actifs financiers de long terme comme les
actions et obligations que les actifs financiers de court terme comme les bons du Trésor, les billets de
trésorerie et les certificats de dépôts.
28. Comme le note Keynes (1937b, p.216), « une caractéristique de la monnaie vue comme réserve
de valeur est d’être stérile ; pratiquement tout autre forme de réserve de valeur produit un certain
intérêt ou un profit. Dès lors, pourquoi un individu sain d’esprit voudrait-il utiliser la monnaie comme
réserve de valeur ? »
29. Notons que l’on retrouve un raisonnement similaire dans les écrits tardifs de Walras. Celui-ci
suppose en effet que la monnaie procure en service d’approvisionnement en permettant de gérer les
décalages entre recettes et dépenses. Or, en stockant provisoirement de la monnaie, on supporte un

69
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

dépense
D
M M

M
0 T /3 2T /3 T temps
Note : La courbe noire représente le niveau restant de revenu consacré à la dépense
tandis que la courbe orange correspond au stock de titres.

F IGURE 2.3 – Le profil d’évolution du revenu consommé dans les modèles


de Baumol (1952) et Tobin (1956).

conversion de monnaie en titres, on en déduit naturellement que l’individu place en


début de période l’intégralité de D en titres qu’il vendra à intervalles réguliers au
cours de la période de temps considérée pour disposer des encaisses nécessaires à
ses dépenses 30 . La conversion de toute partie de cette somme en monnaie présente
deux coûts pour l’agent : un coût d’opportunité dans la mesure l’argent pourrait être
placé dans des titres rémunérés au taux d’intérêt r pour la période considérée et des
frais de courtage forfaitaires b 31 .
Dans un premier temps, on montre que le montant de titres cédés (et donc la
quantité d’encaisses obtenues) à chaque vente est identique et donc que ces ventes
se font à intervalles réguliers. Le niveau (en valeur) du stock de titres de l’agent
suit donc un profil « en escalier » similaire à celui représenté sur la figure 2.3. Soit
M le montant de l’encaisse obtenue au travers de cette vente. L’objectif du modèle
vise alors à déterminer à la fois le montant de ces retraits et le nombre de ventes
réalisées correspondant au ratio M.
D
Pour l’ensemble de la période d’observation, le
coût total des frais de courtage est égal à b M
D
. Parallèlement, l’encaisse moyenne
détenue par l’individu s’élève 32 à M
2 et donc le coût d’opportunité lié à la possession

coût d’opportunité, à savoir les intérêts non perçus qui seraient pour Walras ceux d’une obligation
perpétuelle.
30. Il s’agit en fait d’une hypothèse dans le cade de Baumol (1952), mais ce résultat est démontré
dans Tobin (1956) lorsque les frais de courtage prennent la forme d’un montant forfaitaire. En re-
vanche, dès lors que ces frais dépendent du niveau de transaction et que l’achat de titres présente un
coût, les ventes ne se font plus à intervalles réguliers. Voir annexe A pour les démonstrations de ces
résultats.
31. Le modèle proposé par Baumol (1952) s’inspire en fait d’un modèle de gestion de stock de mar-
chandise dans lequel une entreprise doit à la fois tenir compte de la périodicité des ventes et du coût
de stockage.
32. Notons T la durée de la période d’analyse et t la variable de temps. De fait, le montant d’en-
caisses restant à l’instant t est égal à M TT−t . Comme le temps est distribué par essence de manière


70
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

de monnaie sera de r M
2 . Tandis que les frais de courtage diminuent avec M , le coût
d’opportunité est donc fonction croissante de cette variable. Pour trouver la valeur
de M qui minimise les coûts, il suffit, comme bien souvent, de calculer la dérivée du
coût total par rapport à M et de trouver la valeur de cette variable qui annule la
dérivée, soit :  
∂ D M D r
b +r = −b 2
+ =0 (2.3)
∂M M 2 M 2
On en déduit le niveau optimal d’encaisse :
r
2bD
M= . (2.4)
r

qui est une fonction croissante du niveau de transaction et du niveau des frais de
courtage, décroissante du rendement des titres. On peut enrichir le modèle manière
à obtenir des frais de courtage qui soient aussi fonction du niveau d’encaisse désiré.
De même, Baumol (1952) étudie le cas d’un revenu initialement obtenu en mon-
naie et dont une partie est par la suite convertie en titres moyennant des frais de
courtage. Il est important de souligner que les résultats sont alors similaires à ceux
obtenus lorsque l’ensemble de l’encaisse initiale peut être convertie sans frais en
titres en début de période (voir annexe B).
Le résultat le plus important que l’on puisse tirer de ce modèle s’obtient en com-
parant l’équation (2.4), connue sous le nom de « formule de la racine carrée », avec
la demande de monnaie telle qu’exprimée au travers de la théorie quantitative. En
effet, tandis que les tenants de cette dernière soutiennent que la demande de mon-
naie est proportionnelle au revenu, Baumol conclut que cette demande progresse,
à un facteur près, selon la racine carré du revenu 33 — on peut aisément vérifier
que l’élasticité revenu de la demande de monnaie est alors égale à 1
2 dès lors que
la dépense correspond à un pourcentage fixe du niveau de revenu. Selon Baumol
(1952, page 551), « la demande d’encaisse augmente moins que proportionnellement

uniforme sur l’intervalle [0, T ], l’instant t survient avec la probabilité T1 . L’espérance mathématique
du niveau d’encaisse restant est donc :
Z T   Z T
T −t 1 M Mt
M dt = − 2 dt,
0 T T 0 T T
T
M t2

Mt
= − 2 ,
T T 0
M
=M− ,
2
M
= .
2

33. Attention, ce qui est valable au niveau d’un individu ne l’est pas toujours au niveau agrégé, ce
qui est le cas ici.
q Ainsi, si
ql’on noteq
D1 et D2 les niveaux de dépense respectifs de deux agents, on voit
2b(D1 +D2 )
aisément que 2bD r
1
+ 2bD r
2
6= r
∀D1 , D2 > 0. Par conséquent la demande de monnaie
agrégée pour motif de transaction ne pourra suivre la règle de la racine carrée.

71
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

au volume de transaction, de sorte qu’il existe, en effet, des économies d’échelle im-
portantes dans l’utilisation d’encaisses monétaires ».
Ce modèle simple montre aussi que la vitesse de circulation de la monnaie n’est
pas constante mais dépend effectivement du stock de monnaie disponible. En re-
prenant la définition de la vitesse de circulation-revenu de la monnaie telle qu’ex-
primée au travers de l’équation de Cambridge et en réarrangeant les termes de
l’équation (2.4) 34 , on obtient ainsi v = 2b .
Mr
À l’équilibre sur le marché de la monnaie
et en supposant une offre de monnaie exogène, on note que la vitesse de circulation
de la monnaie varie dans les même proportions que le stock de monnaie. On peut
aussi voir qu’elle est une fonction croissante du taux d’intérêt.

Introduction du risque dans les dépenses : le motif de précaution

S’inspirant des travaux de Tobin en matière de choix de portefeuille (confer sec-


tion 2.2.2), Whalen (1966) présente un modèle simple de détermination de la de-
mande de monnaie pour motif de précaution. 35 Pour une période donnée, la dépense
nette de monnaie d’un agent à l’instant t — par dépense nette on entend le niveau
de dépenses moins celui des recettes dans le cas d’une entreprise et la différence
entre dépenses et revenus dans le cas d’un ménage 36 — se présente sous la forme
d’une variable aléatoire Dn de moyenne nulle et d’écart type σ. En raisonnant en
termes de dépense nette ou, ce qui revient au même, de demande nette de monnaie,
on évacue ainsi de l’analyse la demande de monnaie pour motif de transaction afin
de se concentrer sur la seule monnaie demandée pour faire face aux décaissements
imprévus. Le fait que l’espérance de la dépense nette soit nulle traduit la qualité
des anticipations de agents puisque, en moyenne, les agents ne se trompent pas et
parviennent donc à égaliser recettes et dépenses. L’écart type exprime quant-à lui le
degré de risque auquel fait face l’individu. Plus sa valeur est forte, plus la probabilité
d’observer un écart important par rapport à la moyenne est grande.
À nouveau, comme dans le cadre du modèle Baumol-Tobin, les agents ont la pos-
sibilité de répartir la part du revenu consacrée aux transactions entre instruments
de placement et monnaie. La monnaie présente toujours un rendement nul et un
coût d’opportunité égal au taux de rendement r de l’actif de placement. En revanche,
elle permet de se couvrir face au risque d’illiquidité qui intervient lorsque l’agent ne
dispose pas de manière immédiate et sans coût du niveau d’encaisses monétaires

34. Pour faire le lien entre les équations (1.4) et (2.4), il suffit de voir que D = pT .
35. L’article original de Whalen (1966) présente malheureusement une erreur dans l’emploi de l’in-
égalité de Tchebycheff. Nous en présentons ici une version corrigée et indiquons par des notes de bas
de page les différences entre notre présentation et celles de l’article original.
36. La définition retenue ici pour la dépense nette est celle de Whalen (1966). On pourrait néan-
moins préférer la définir comme la différence entre dépense effective et dépense anticipée, ce qui
permettrait de retirer complètement de l’analyse la détention de monnaie pour motif de transaction
(déjà prévue dans la dépense anticipée).

72
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

nécessaire au règlement d’une dépense. En effet, si le montant d’encaisses moné-


taires n’est pas suffisant, l’agent va devoir supporter un certain nombre de coûts. Il
peut s’agir de frais bancaires pour gérer une situation de découvert ou des coûts liés
à la cession d’une partie des actifs détenus par l’agent — par souci de simplification,
on suppose que le niveau de son patrimoine est toujours suffisant pour couvrir les
dépenses auxquelles il peut éventuellement faire face, ce qui permet de ne pas in-
troduire le crédit dans l’analyse. Pour simplifier, on suppose qu’il s’agit à nouveau
de frais forfaitaires égaux à b et qui ne dépendent donc pas de l’ampleur du déficit
de monnaie de l’agent. Si l’on note p la probabilité de se trouver dans une situation
d’illiquidité, en d’autres termes lorsque Dn > M , l’espérance de coût de la détention
de monnaie E(C) est alors égale à M r + pb.
De fait, l’objectif de l’agent est de déterminer le niveau de M qui permette de mi-
nimiser cette fonction de coût. En situation d’information parfaite, on disposerait de
l’expression de p qui permettrait de résoudre analytiquement ce problème d’optimi-
sation. Toutefois, pour les besoins de la démonstration, on peut limiter les connais-
sances de l’agent en matière de distribution de la dépense nette à la moyenne et aux
semi écart-types, ce qui permet d’obtenir un résultat très général en s’appuyant sur
l’inégalité de Tchebycheff pour établir ces résultats. Selon l’inégalité de Tchebycheff,
la probabilité qu’une variable x dévie de sa moyenne µ de plus de k fois son écart
1 37
type σ est inférieure ou égale à 1
k2
, soit prob(|x − µ| > kσ) 6 k2
. Un semi écart type
positif σ+ (négatif σ−P) est défini à partir des valeurs supérieures (inférieures) à la
(x−µ)2+
moyenne, soit σ+
2 = , avec (z)+ = max{z, 0}. Dans le cas du semi écart type
n P
(x−µ)2−
négatif, celui-ci se définit comme σ−
2 =
n , avec (z)− = min{z, 0}, et on observe
2 + σ 2 . Si l’on ne s’intéresse qu’à la probabilité de dépasser la moyenne, l’in-
σ 2 = σ− +
2
1 σ+
égalité de Tchebycheff devient alors prob(x − µ > kσ) 6 k 2 σ2
et, dans le cadre de
notre modèle, peut être réécrit sous la forme suivante :
2
σ+
prob(Dn > kσ) 6 . (2.5)
σ2 k2

En posant k = M
σ et en l’insérant dans l’équation précédente, on obtient ainsi

37. Notons que l’erreur de Whalen (1966) se situe à ce niveau puisque l’auteur interprète l’inégalité
de Tchebycheff comme Prob(x − µ > kσ) 6 k12 , ce qui revient à considérer qu’aucun écart négatif
de plus de k fois l’écart type ne peut être observé entre la variable x et la moyenne. Remis dans le
contexte du modèle de Whalen ceci signifierait que la probabilité de recettes excédentaires supérieur
à la quantité de monnaie détenue est nulle, ce qui impliquerait des hypothèses additionnelles dans le
modèle.
En fait, si l’on ne dispose que de la moyenne et de l’écart type de la dépense nette, il faut se tourner
non vers l’inégalité de Tchebycheff mais l’inégalité de Cantelli selon laquelle :
1
Prob(x − µ > kσ) 6 .
1 + k2

73
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

une valeur maximale pour la probabilité p de notre fonction de coût, soit :


2
σ+
p = prob(Dn > M ) 6 . (2.6)
M2

En adoptant l’attitude la plus prudente en matière de risque, on va donc consi-


dérer que la probabilité de faire face à une situation d’illiquidité sera donc égale à
2
σ+
M2
. On peut vérifier que cette probabilité est en toute logique fonction décroissante
du niveau d’encaisse monétaires détenues par l’agent. Sous l’hypothèse de prudence
retenue, l’espérance de coût lié à la détention d’encaisses de précaution est donc :
2
σ+
E(C) = M r + b (2.7)
M2

Pour définir le niveau optimal d’encaisses de précaution, il suffit de calculer la


dérivée première de cette expression et de choisir le niveau de M qui permet de
rendre cette dérivée nulle. On obtient dès lors le résultat suivant :
s
2
3 2σ+ b
M= . (2.8)
r

Tout comme dans le cadre de l’analyse de la demande de monnaie pour motif de


transaction, ce résultat montre que la demande de monnaie pour motif de précau-
tion est une fonction décroissante du taux d’intérêt. Elle est aussi croissante par
rapport aux coûts liés aux situations d’illiquidité et à la variabilité de la dépense
nette 38 . Dans l’esprit de Whalen (1966), on peut remarquer en outre que la semi-
2 peut être reliée au niveau de transactions effectuées par l’agent
variance positive σ+
au cours de la période étudiée. On peut aussi envisager que la semi-variance de la
2 = f (Y ) où
dépense nette soit une fonction croissante du niveau de revenu, soit σ+
f est une fonction réelle monotone croissante quelconque. L’hypothèse peut sembler
raisonnable dans la mesure où un achat « coup de cœur » ne va souvent générale-
ment pas mettre en jeu des sommes de même montant suivant que l’on touche le
salaire minimum ou que l’on est multi-millionnaire. De fait, sauf spécification parti-
culière de la fonction f 39 , on doit observer que la demande de monnaie pour motif de
précaution varie de manière non proportionnelle avec le revenu, résultat qui entre
à nouveau en conflit avec la relation de proportionnalité rigide supposée dans la
théorie quantitative de la monnaie.

38. Attention, ce résultat est directement lié à l’hypothèse de prudence employée par Whalen. Wein-
robe (1972) montre ainsi qu’une augmentation de σ peut tout autant conduire à une augmentation qu’à
une diminution de la demande de monnaie pour motif de précaution.
39. Plus précisément, on ne retrouverait la conclusion classique que dans le cas de figure où f (Y ) =
Y 3.

74
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

2.2.2 La demande de monnaie pour motif de spéculation

L’analyse de la demande de spéculation fait intervenir l’appréciation du futur


par les agents. Dans le cadre de l’analyse de la demande de monnaie, la question
des anticipations a donné lieu à deux traitements complémentaires. Le premier par
Keynes, repose sur l’idée que les individus ont tous une idée précise du niveau fu-
tur des taux d’intérêt et, soucieux de l’évolution de la valeur de leur patrimoine,
cherchent à réaliser un arbitrage optimal entre monnaie et titres. Tobin va complé-
ter l’analyse en substituant la certitude des individus en matière de taux d’intérêt
par une connaissance de la distribution des valeurs potentielles des taux d’intérêt 40 .
Dans la mesure où le futur est par nature inconnu et que toute anticipation conduit
nécessairement à des erreurs de prévision, il est nécessaire d’introduire dans un
premier temps les concepts de risque et d’incertitude, puis de montrer comment les
individus peuvent effectuer des calculs économiques en environnement risqué

Incertitude et risque

En sciences économiques, il est d’usage de faire la distinction, contrairement à


l’usage courant, entre incertitude et risque. Tandis que le second peut faire l’objet
d’un calcul probabiliste, le premier n’est pas quantifiable et l’on se contente juste en
général de préciser la nature indéfinie de l’état futur d’une variable, voire de dresser
la liste de l’ensemble des états de la nature possibles. On parles alors quelques
fois d’incertitude radicale. Si dans ses écrits Keynes semble plutôt s’intéresser à
l’incertitude, la plupart des formalisation se font autour du concept de risque, plus
facile à manipuler.
Du point de vue de la gestion d’actif, on distingue en général quatre types de
risque (ou d’incertitude), à savoir :
– le risque d’insolvabilité qui correspond à la perte liée au non-remboursement
de la dette par le débiteur,
– le risque de taux d’intérêt qui provient de la variabilité des taux d’intérêts et
correspond à la variabilité de la rémunération de l’actif,
– le risque de capital qui est lié à la variabilité du prix de marché des actifs
négociables, et
– le risque d’illiquidité qui est lié à la difficulté de trouver un acquéreur et im-
plique donc que l’actif ne puisse être transformés sans coût et immédiatement
en moyen de paiement.
Le risque d’insolvabilité se manifeste notamment lors de faillites d’entreprises.
Les actions, obligations et bons de trésorerie émis par celles-ci perdent alors toute
40. Attention, l’analyse de Tobin ne généralise pas celle de Keynes mais est plutôt complémentaire
puisque Tobin remplace le taux d’intérêt subjectif unique employé par Keynes par une distribution
objective connue de ce même taux d’intérêt. Ce passage d’une situation d’incertitude à une situation
de risque sera d’ailleurs vu par certain comme une trahison de la pensée de Keynes.

75
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

ou partie de leur valeur, ce qui donne lieu à une réduction strictement égale à cette
valeur en l’absence de mécanisme d’assurance du patrimoine de leurs détenteurs.
Le risque de capital est du même ordre, mais se produit essentiellement lorsqu’un
titre voit son cours diminuer fortement comme cela a pu notamment être le cas avec
la crise financière actuelle. Enfin, le risque d’illiquidité nous renvoie à la notion de
négociabilité proposée par Carl Menger (confer section 1.2.3). Dès lors que le marché
pour un titre est faiblement développé, celui-ci peut difficilement trouver preneur ou
alors avec des coûts de négociation et de liquidation importants.
Nous avons déjà mentionné que la monnaie peut être considérée comme un actif
peu risqué car très liquide. Elle présente donc évidemment la meilleure protection
face au risque d’illiquidité. Par définition, le risque de taux d’intérêt est nul sur la
monnaie fiduciaire, mais existe toutefois avec les autres formes de monnaie (confer
section 3.1.3). On a pu ainsi le voir ces dernières années avec les variations, me-
surées mais néanmoins réelles, du taux de rémunération des comptes sur livret
comme le livret A dont le taux avait été fixé à 4% en août 2008 avant de revenir
progressivement 41 à 1,25% en août 2009. Le risque d’insolvabilité existe aussi bien
pour la monnaie fiduciaire que les formes de monnaie bancaire. Dans le premier
cas ce risque se limite à la probabilité extrêmement faible de faillite de l’État. Avec
les autres formes de monnaie, il s’agit essentiellement d’un risque de faillite des
banques puisque ces dernières ne disposent jamais du niveau de monnaie fiduciaire
correspondant au montant des dépôts figurant au passif de leur bilan. Enfin, le ris-
que de capital ne concerne par définition que les titres de créance négociables que
l’on retrouve dans M 3 − M 2. Il existe toutefois avec toutes les formes de monnaie
hors du marché domestique, auquel cas le risque de capital se résume à un risque
de change lié à la variabilité du taux de change entre la monnaie considérée et les
autres devises.

Le motif de spéculation chez Keynes

Pour comprendre le point de vue de Keynes sur la relation entre taux d’intérêt
et demande de monnaie, il convient en premier lieu de préciser la relation qui existe
entre prix d’un titre et taux d’intérêts. Prenons dans un premier temps l’exemple
d’un titre dont l’échéance est d’un an et qui donne lieu au versement d’un coupon
forfaitaire de x e à échéance 42 . En notant p le prix de ce titre, on obtient par défini-
tion la relation suivante entre taux d’intérêt i, qui représente le rendement du titre,
et le prix de ce titre :
x
i= . (2.9)
p

41. Les révisions du livret A sont opérées tous les six mois à l’initiative du gouvernement.
42. Les bons du Trésor fonctionnent en général selon ce principe et avec des échéances du même
ordre.

76
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

Pour un coupon et un prix respectivement fixés à 10 et 100 e, le taux d’intérêt


correspondant est donc de 10%. Si le prix du titre vient à passer à 90,90 e, ce taux
de rendement va augmenter et s’élever à près de 11%. On observe donc de manière
systématique une relation inverse entre prix des titres et taux d’intérêt. Cette re-
lation tient toujours avec des titres offrant une échéance plus longue. Dans le cas
d’obligations offrant une rente perpétuelle 43 , il faut calculer la valeur de cette rente
en actualisant la valeur du coupon perçu chaque année par le taux d’intérêt en vi-
gueur. En faisant l’hypothèse que celui-ci reste constant sur un horizon infini, on
obtient :
+∞
X x
p= (2.10)
t=1
(1 + i)t

qui converge vers la valeur x


i et donne donc, après réarrangement des termes, la
même relation que celle correspondant à l’équation (2.9).
Dans le cadre de notre analyse, il est particulièrement important d’avoir en tête
que les titres sont négociables et que la valeur des titres déjà émis va varier avec les
conditions d’émission des nouveaux titres. Si des nouveaux titres sont émis pour une
valeur de 100 e avec un coupon fixé à 15 e de sorte que le d’intérêt correspondant
soit de 15%, les anciens titres vont devoir être cédés à un prix plus faible tel que
le rendement apporté soit proportionnellement équivalent aux 15% des nouveaux
titres, soit, à l’aide d’une simple règle de trois 44 , 100×10
15 ≃ 66, 66 e. Autrement dit, les
prix des titres anciens évoluent de telle manière que les agents soient parfaitement
indifférents entre titres anciens et titres nouvellement émis.
C’est à partir de ce mécanisme que Keynes élabore sa demande de monnaie pour
motif de transaction. Dans son esprit, les individus conservent des encaisses mo-
nétaires afin de réaliser des « bon coups » en achetant des titres à bas prix afin de
les revendre plus chers lorsque le taux d’intérêt diminuera. Ainsi Keynes (1936,
livre IV, chap. XIII) précise que cette demande d’encaisses naît du « désir de tirer
profit du fait que l’on sait mieux que le marché ce que réserve l’avenir ». La variable
essentielle de la demande d’encaisses monétaires de chaque individu au temps t est
alors la valeur anticipée iat+1 du taux d’intérêt en t + 1, puisque c’est en comparant
cette valeur future à la valeur actuelle it que l’agent va choisir d’allouer son revenu
non consommé en titres ou en monnaie. Plus exactement, c’est en comparant le taux
d’intérêt actuel et le rendement anticipé du titre rt+1
a que la décision va être prise
comme le note Tobin (1958). Ce dernier correspond à la somme du taux d’intérêt
perçu sur les titres actuels et de la plus-value espérée en cas de revente des titres à
la période suivante. En exprimant cette plus-value anticipée sous la forme d’un taux

43. Il s’agit de titres, généralement d’obligations d’État, qui offrent la particularité d’être non-
remboursables et donnent donc lieu à une rente pour leurs détenteurs.
44. Pour une valeur faciale, en d’autres termes la valeur d’émission, le nouveau titre rapporte 100 ×
15% = 15 e, tandis que l’ancien ne procure que 100 × 10% = 10 e. On cherche donc la valeur que doit
prendre le titre pour que les 10 e correspondent à un rendement de 15%.

77
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

t+1 = it + gt+1 . En s’appuyant sur la relation entre taux


a , on obtient r a
de variation gt+1 a

d’intérêt et prix des titres présenté au travers de l’équation (2.9), on obtient l’expres-
sion suivante de gt+1
a :
x x
ia − it it
a
gt+1 = t+1
x = a − 1. (2.11)
it it+1

On en déduit la formulation du rendement total anticipé rt+1 a = it + iait − 1.


t+1
Dès lors que ce rendement anticipé est négatif, l’intérêt de l’individu est alors de
conserver toute sa richesse sous forme de monnaie. En effet, si l’individu anticipe
un taux d’intérêt plus élevé que le taux actuel, les prix des titres doivent diminuer.
Pour peu que la moins-value attendue soit supérieure à l’intérêt perçu, l’individu
a alors intérêt à conserver l’intégralité de son patrimoine sous forme d’encaisses
monétaires de manière à ne pas souffrir de moins-value sur les titres qu’il aurait
pu acheter en t pour acquérir des titres plus rémunérateurs en t + 1 ou des titres
émis en t à un prix plus faibles que leur valeur d’émission. Si au contraire, l’individu
anticipe un rendement total positif (rt+1
a > 0), il prévoit une augmentation du niveau
des titres déjà émis en t+1 ou une moins-value inférieure en pourcentage au taux de
rémunération des titres. Son intérêt est donc de placer la totalité de son patrimoine
sous formes de titres.
Plutôt que de raisonner à partir du taux de rendement anticipé, Tobin suggère
de calculer la valeur du taux d’intérêt ict+1 qui rend nul ce rendement anticipé, soit :

iat+1
ict+1 = (2.12)
1 + iat+1

qui par définition est toujours inférieur 45 à iat+1 . Pour it < ict+1 , le taux de rende-
ment anticipé est négatif. L’individu aura donc une demande de monnaie non nulle.
Au contraire, pour it > ict+1 , le taux de rendement anticipé est positif et l’individu
placera toute sa richesse sous forme de titres.
La particularité de ce modèle est que les individus effectuent un raisonnement
du « tout ou rien », puisque le processus d’optimisation des agents ne laisse pas de
place pour un panachage entre détention de titre et détention de monnaie 46 . La
demande de monnaie individuelle pour motif de spéculation se présente donc sous
la forme d’une fonction en « escalier » tel que représentée sur la figure 2.4. En notant
Wt la valeur du portefeuille de l’individu en t, on voit que la demande de monnaie
MtD à ce même instant t est nulle pour it > ict+1 et égale à Wt dans le cas contraire.
Au niveau agrégé, la demande de monnaie pour motif de spéculation ne pré-
45. Ce sera évidemment toujours le cas si l’on réfléchit en valeur nominale. Si au contraire i corres-
pond à une grandeur réelle (autrement dit en corrigeant le taux nominal du taux d’inflation anticipé),
on peut observer ict+1 > iat+1 si le taux anticipé est négatif.
46. En toute rigueur, il existe une possibilité de panachage lorsque le taux d’intérêt est strictement
égal au taux d’intérêt critique. Ce cas est particulier puisque l’individu est strictement indifférent à la
composition de son portefeuille entre monnaie et titres.

78
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

a a
MtD gt+1 < 0 gt+1 >0

Wt

a a
rt+1 <0 rt+1 >0

0 ict+1 iat+1 i

F IGURE 2.4 – La demande individuelle de monnaie pour motif de


précaution chez Keynes.

(a) 3 individus (b) population large

P3 MtD PN MtD
j=1 Wj,t j=1 Wj,t

P3
j=2 Wj,t

W3,t

0 ic1,t+1 ic2,t+1 ic3,t+1 i 0 ic− ic+ i

F IGURE 2.5 – La demande agrégée de monnaie pour motif de précaution


chez Keynes.

sente toutefois pas cet aspect « tout ou rien » sauf à émettre l’hypothèse que tous les
agents économiques réalisent les mêmes anticipations en matière de taux d’intérêt.
Or, il est à peu près certain que tous les agents ne présentent pas la même vision de
l’avenir, situation d’autant plus plausible que Keynes place sa théorie dans le cadre
d’une incertitude radicale. En d’autres termes, les agents ne disposent d’aucune in-
formation fiable quant à la distribution future du taux d’intérêt. Keynes suppose en
fait que le taux d’intérêt anticipé par agent est essentiellement déterminé par l’ap-
préciation qu’il a des anticipations effectuées par les autres agents 47 . Pour chaque
individu j, on aura donc une valeur particulière iaj,t+1 du taux d’intérêt anticipé, et
donc une valeur propre icj,t+1 du taux d’intérêt critique. On obtient donc une fonction
de demande de monnaie en « escalier » qui offre plusieurs « marches » comme c’est
le cas sur la figure 2.5a. Sur cette figure, la demande de monnaie totale est obtenue
en agrégeant les demandes de monnaie individuelles de trois individus classés par
47. Ceci revient à supposer que les autres agents sont susceptibles de détenir des informations dont
on ne dispose pas et donc que leurs anticipations sont de meilleures qualités que les notre. On peut
aussi s’appuyer sur l’idée de prophéties autoréalisatrices. En d’autres termes, même si la majorité
des agents se trompent quant à l’évolution des taux d’intérêts, les actions de ceux-ci vont modifier
l’équilibre du marché dans le sens de leur prédictions. Une baisse des taux d’intérêt pourra donc se
produire simplement parce qu’une majorité d’acteurs auront agi en misant sur une baisse future du
taux d’intérêt.

79
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

valeur croissante de taux d’intérêt critique. Pour it strictement supérieur à ic3,t+1 ,


aucun individu ne souhaite détenir de monnaie ; la demande agrégée est donc nulle.
Pour it compris entre ic2,t+1 et ic3,t+1 , le troisième individu anticipe une hausse du
taux d’intérêt tandis que les deux autres réalisent une prédiction opposée. De fait,
seul le troisième souhaite convertir l’ensemble de son portefeuille sous forme de
monnaie. La demande de monnaie agrégée est donc égale à la valeur du portefeuille
W3,t de cet unique individu. Si le taux d’intérêt diminue encore de manière à être
compris dans l’intervalle [ic1,t+1 , ic2,t+1 ], le second individu anticipe maintenant une
augmentation du taux d’intérêt et donc un rendement espéré négatif sur les titres
actuels. Il choisit donc de conserver l’ensemble de son patrimoine W2,t sous forme
d’encaisses monétaire et sa demande vient s’ajouter à celle du troisième individu
pour définir la demande agrégée sur cet intervalle de valeurs du taux d’intérêt.
Lorsque la taille de la population augmente de manière suffisamment impor-
tante, on peut représenter la courbe de demande de monnaie agrégée pour motif
de spéculation de manière lisse de manière à retrouver une relation décroissante
entre demande de monnaie et taux d’intérêt comme sur la figure 2.5b. La forme de
la courbe est totalement déterminée par la distribution jointe de la richesse et des
taux d’intérêt critiques au sein de la population. Pour cette dernière variable, les va-
leurs maximales ic+ et minimales ic− sont importantes car elles correspondent à des
bornes au delà ou en deçà desquelles la demande de monnaie devient totalement in-
élastique aux variations du taux d’intérêt. En particulier, le cas it < ic− correspond
à la situation de « trappe à liquidité » identifiée par Keynes. En deçà d’un certain
d’intérêt, chaque agent anticipe une hausse du taux d’intérêt et donc un rendement
négatif sur les titres émis dans la période courante. Toute monnaie additionnelle
procurée aux agents est donc immédiatement conservée sous forme d’encaisses mo-
nétaires, autrement dit sous forme oisive au lieu de participer au financement de
l’économie au travers de l’achat de titres.

Risque : le critère d’espérance de l’utilité

Dans le modèle précédant, nous avons mis en évidence un comportement en si-


tuation d’incertitude, autrement dit en l’absence d’information fiable sur l’évolution
future du rendement de certains actifs. Le modèle de Tobin (1958) de gestion de
portefeuille abandonne toutefois cette perspective pour se placer dans le cadre d’un
environnement risqué. Il convient donc de préciser comment les individus effectuent
des choix en environnement risqué avant de présenter ce modèle.
Lorsqu’un individu fait face au risque, on considère qu’il détient une information
certaine sur les probabilité d’occurrence de chaque état de la nature. Ainsi, pour
m états de la nature, il connaît la probabilité pj ∈ [0; 1] associée à chaque état j,
Pm
j=1 pj = 1. Pour illustrer de telles situations, il est courant de faire l’analogie entre

80
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

choix dans un environnement risqué et participation à une loterie. Imaginons ainsi


qu’un individu se voit proposer un jeu de pile ou face moyennant une participation de
10 e. Si la pièce présente le côté pile — on considère que la probabilité pp associée
à cet événement est de 0,5 — l’individu ne reçoit rien alors que si le côté face est
obtenu (pf = 0, 5), il reçoit un gain de 100 e. La question qui se pose alors est de
savoir si l’individu va trouver les conditions de ce jeu suffisamment intéressantes
pour accepter d’y jouer.
Le critère le plus simple auquel on peut faire appel est celui de l’espérance ma-
thématique, autrement dit le gain moyen que tirerait l’individu s’il participait une
infinité de fois au jeu. Si l’on note x la variable aléatoire de gain net associé à un
jeu comme celui de pile ou face présenté plus haut et en désignant par E(.) la fonc-
tion d’espérance mathématique, la règle de décision de l’espérance mathématique
se présente sous la forme suivante :

E(x) > 0 ⇒ participation,
(2.13)
E(x) < 0 ⇒ non participation.

Dans la cas du jeu de pile ou face présenté auparavant, le gain espéré est tout
simplement E(x) = 0, 5(0 − 10) + 0, 5(100 − 10) = 40. On peut donc penser que l’inté-
rêt de l’individu est de participer (si possible de manière répétée) au jeu puisqu’en
moyenne il obtiendra un gain net strictement positif. Ce critère de décision sou-
lève toutefois plusieurs problèmes. Le premier est qu’il ne met pas en jeu les préfé-
rences individuelles. Tandis que certains individus seront peut être effrayé à l’idée
de perdre leurs 10 e si la pièce présente son côté pile et renonceront à participer au
jeu, d’autres feront sans doute un raisonnement inverse en pensant aux 100 e qu’ils
peuvent obtenir si la chance leur sourit. Enfin, l’expérience montre que les individus
vont aussi renoncer à participer à un jeu même lorsque l’espérance de gain est très
élevée.
Pour montrer cette dernière insuffisances du critère d’espérance mathématique
dans les décisions, il est courant de faire appel au paradoxe dit de St Petersbourg
présenté par Nicolas Bernouilli en 1713. Le jeu auquel on propose de participer
est le suivant. Contre un montant forfaitaire y donné, on propose un jeu de pile
ou face répété tel que l’individu doit rejouer tant qu’il obtient pile et tire un gain
de 2n e lorsque le côté face est obtenu au ne lancé. En d’autres termes, si la pièce
présente son côté face au premier lancer, l’individu obtient 2 e et le jeu s’arrête. Si
au contraire, c’est pile qui est obtenu, un second lancer est réalisé et donne lieu à
un gain de 4 e si la pièce tombe de manière à présenter le côté face. . . Dans ce jeu,
on montre que l’espérance mathématique de gain net est égale à −y + 21 2 + 212 22 +
2 + · · · = +∞
P+∞
i=1 1 = +∞. En d’autres termes, quelle que soit la
1 3 P 1 i
23 i=1 2i 2 = −y +
valeur du coût de participation y au jeu, tout individu devrait (pour peu qu’il ne soit

81
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

pas contraint financièrement) accepter de participer au jeu.


Pour résoudre ces problèmes, l’instrument proposé par John von Neumann et
Oskar Morgenstern 48 est celui de l’espérance d’utilité. Autrement dit, si les préfé-
rences de notre individu peuvent être représentées au travers d’une fonction d’uti-
lité u pouvant faire l’objet d’une interprétation cardinale, le critère de décision E(x)
sera remplacé par E u(x) . Plus précisément, au lieu de comparer les espérances de


gains net entre participation et non participation, on compare l’utilité moyenne ob-
servée avec participation et celle obtenue en cas de non participation. En supposant
que le gain net avec non participation soit nul, la règle de choix est donc :

E u(x) > u(0) ⇒ participation,
(2.14)
E u(x) < u(0) ⇒ non participation.

La logique du critère est évidente. Ce n’est pas pour elle-même que nous désirons
disposer d’une certaine somme d’argent, mais pour l’utilité qu’elle nous procure. Il
semble donc logique de chercher quelle utilité nous allons tirer en moyenne d’un jeu

plutôt que le gain moyen obtenu. Par exemple, pour u(x) = 100 + x, l’espérance
d’utilité tirée du jeu simple de pile ou face présenté en début de section avec un coût
d’entrée de 40 e est E u(x) = 0, 5 100 + (0 − 40) + 0, 5 100 + (100 − 40) ≃ 9, 66
 p p

alors qu’elle est de 100 + 0 = 10 si l’individu ne participe pas au jeu. En recourant
au critère d’espérance d’utilité, on montre alors que l’individu caractérisé par les
préférences associées à la fonction u choisit donc de ne pas participer au jeu alors
même que le critère d’espérance mathématique conduirait à une décision opposée
puisque E(x) = 0, 5(0 − 40) + 0, 5(100 − 40) = 10 > 0.
Dans ce cadre là, ce sont donc tout autant les caractéristiques du jeu que celles
des préférences individuelles qui doivent être prises en compte dans la prise de
décision. Plus particulièrement, c’est la courbure de la fonction d’utilité qui va atti-
rer notre attention pour traduire les préférences individuelles vis-à-vis du risque.
Comme le critère d’espérance d’utilité doit permettre de comparer un choix cer-
tain avec un jeu risqué donnant lieu à la même espérance mathématique, il suf-
fit donc, pour déterminer la préférence des individus face au risque, de comparer
l’espérance d’utilité du jeu avec l’utilité associée à l’espérance mathématique. Si
E u(x) > u E(x) ∀E(x), l’individu est dit « risquophobe » ou averse au risque
 

puisqu’il va préférer un gain certain à celui équivalent en espérance dans un envi-


ronnement risqué. Dans le cas symétriquement opposé, E u(x) > u E(x) ∀E(x),
 

on se trouve en présence d’individus « risquophiles », ce goût pour le risque amenant

48. Si l’on attribue à juste titre la version moderne de la théorie de l’utilité espérée à ces deux
auteurs, il convient tout de même de préciser que les fondements de celles-ci sont dans les réponses
fournies au paradoxe de St Petersbourg par Gabriel Cramer et Daniel Bernouilli (cousin de Nicolas
Bernouilli). Ces auteurs suggèrent ainsi de pondérer les gains au travers d’une expression logarith-
mique de ces derniers de manière à obtenir une espérance mathématique finie.

82
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

(a) aversion au risque

u(x2 )

u E(x)

E u(x)
u(x1 )

0 x1 E(x) x2

(b) goût pour le risque (c) neutralité face au risque

u(x2 )

u(x2 )  
E u(x) = u E(x)

E u(x) u(x1 )

u E(x)
u(x1 )
0 x1 E(x) x2 0 x1 E(x) x2

F IGURE 2.6 – Les préférences individuelles en matière de risque.

l’individu à préférer la situation risquée à celle permettant d’obtenir de manière


certaine l’espérance mathématique des gains. Enfin lorsque espérance de l’utilité et
utilité de l’espérance sont égales, E u(x) = u E(x) ∀E(x), l’individu est dit neutre
 

face au risque. Il est donc indifférent entre les deux situations.


Ces trois situations sont respectivement illustrées dans les figures 2.6a à 2.6c.
Les réalisations possibles de la variable x sont notés x1 et x2 , et les probabilités
associées p1 et p2 sont respectivement égales à et 32 . Dans le cas de la figure 2.6a
1
3
on observe que l’utilité correspondant à l’espérance de gain u E(x) est supérieure


à l’utilité moyenne associée au jeu E u(x) , ce qui caractérise bien une situation


d’aversion au risque. En fait, on peut vérifier que ce résultat peut être observée pour
toute distribution des probabilités {p1 , p2 } et même tout couple de valeur {x1 , x2 }
compte tenu de la forme de la fonction d’utilité. L’aversion au risque est donc une
caractéristique des fonctions d’utilité convexe, autrement dit celles dont la dérivée
2
seconde est positive ( ∂∂xu2 > 0). Le même raisonnement nous permet de vérifier que
le goût pour le risque (confer figure 2.6b) peut être observé lorsque la fonction d’uti-
∂2u
lité est concave, autrement dit lorsque ∂x2
< 0. Enfin, la neutralité face au risque
(confer figure 2.6c) correspond à une forme linéaire de la fonction d’utilité. La déri-
vée seconde est alors nulle.
Dans les exemples de la figure 2.6, les individus sont supposés avoir toujours le
même comportement face au risque, quel que soit l’enjeu. On peut toutefois admettre

83
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

que notre appréhension du risque peut être faible lorsque l’espérance de gain est
faible et forte dès lors que l’enjeu devient élevé. Pour étudier le comportement face
au risque pour un jeu donné, il suffit alors de se concentrer sur le signe de la dérivée
seconde pour la valeur de l’espérance de gain associée à ce jeu.

Le motif de spéculation chez Tobin

Le principal point dans l’analyse de Keynes (ou en tout cas dans la traduction
réalisée par ses successeurs) est que les individus se comportent comme si leurs
anticipations étaient certaines, l’incertitude n’étant finalement obtenue que parce
que les individus ne réalisent pas tous les mêmes anticipations. Cette certitude au
niveau de l’individu prête toutefois le flanc à la critique. (Tobin, 1958, page 65) juge
ainsi ce postulat peu crédible et résume ainsi la question de la relation entre de-
mande de monnaie et taux d’intérêt :
Pourquoi un individu devrait-il conserver des obligations du gouverne-
ment ne rapportant aucun intérêt [ndt : de la monnaie en d’autres termes]
au lieu d’obligations de ce même gouvernement mais rapportant un in-
térêt ? De plus le caractère apparemment irrationnel de ce comportement
est le même, que le taux d’intérêt soit de 6%, 3% ou 0,5%. Il est donc né-
cessaire d’expliquer non seulement l’existence d’une demande d’encaisses
monétaires lorsque son rendement est moindre que celui d’actifs alterna-
tifs, mais aussi la relation inverse entre la demande agrégée d’encaisses
monétaires et l’amplitude des différentiels de rendements.
Le modèle proposé par Tobin permet de comprendre comment l’existence de
risques sur le rendement de certains actifs justifie la détention d’encaisses mo-
nétaires. Ce modèle reprend en partie l’arbitrage proposé par Baumol (confer sec-
tion 2.2.1) entre monnaie et titres. Toutefois, alors que le rendement de la monnaie
est toujours supposé nul (r m = 0), celui des titres présente un certain niveau de
risque. En notant r t le rendement des titres, l’hypothèse fondamentale du modèle
de Tobin est que l’individu connaît parfaitement la distribution de ce rendement,
de sorte qu’il peut dire sans erreur quelle sera la probabilité d’observer toute va-
leur effective de ce rendement 49 . Pour simplifier on suppose que la distribution du
risque peut être décrite par une distribution à deux paramètres — il peut s’agir
par exemple d’une distribution normale, mais ce n’est pas la seule solution envisa-
geable — µt et σ t . Le premier désigne le rendement moyen des titres et le second
l’écart type de ce rendement. L’écart type permettant de saisir la dispersion des va-
leurs autour de la moyenne, ce paramètre σ t traduit donc le degré de risque de l’actif.
49. Le modèle sera néanmoins inchangé sur l’individu ne connaît pas la distribution objective de
ce rendement mais est capable de se déterminer de manière subjective quant à la distribution qu’il
anticipe de ce rendement. L’important est en effet que l’agent soit capable d’attribuer une probabilité
à chaque réalisation possible de r t .

84
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

Pour un même rendement moyen, un individu averse au risque doit donc préférer
celui qui présente la valeur la plus faible de σ t , contrairement à l’individu « risquo-
phile » qui, alléché par les perspectives de gains élevés, va privilégier des valeurs
élevées de σ t
En notant r p , le taux de rendement du portefeuille de l’individu et α la part de
ce portefeuille détenue en titres, on obtient l’expression suivante de la valeur de la
variable aléatoire r p :
r p = (1 − α)r m + αr t . (2.15)

En termes d’espérance mathématique, on en déduit la valeur espérée :

E r p = (1 − α)E r m + αE r t = αµt . (2.16)


  

puisque le rendement de la monnaie est supposé nul.


Dans la mesure où le portefeuille inclue dans une proportion 1 − α des actifs ris-
qués, la distribution du rendement du portefeuille présente aussi un écart type. On
vérifie aussi que cet écart type σ p est tout simplement égal à ασ t 50 . En réorganisant
les termes de cette équation, on obtient :

σp
α= . (2.17)
σt

On peut maintenant décomposer le rendement espéré des titres en sa compo-


sante intérêt i et l’élément aléatoire correspondant au gain espéré en termes de
plus-values, soit µt = i+E(g) = i+µg où µg désigne l’espérance du taux de plus-value
g. En règle général, on suppose que µt est strictement positif, mais on peut envisager
que des perspectives moyennes de moins-values importantes se traduisent pas une
valeur de µt négative ce qui renverse quelques unes des conclusions énoncées dans
les paragraphes suivants. En utilisant la relation (2.17) dans (2.16), on en déduit
l’expression suivante de l’espérance du taux de rendement :

i + µg
E rp = σp (2.18)

.
σt

50. En se rappelant que la variance se définit comme la moyenne du carré des écarts à la moyenne,
on obtient :
 
σ p2 = E 2 r p − E r p ,
 
= E 2 αr t − E r p ,

= E 2 αr t − αµt ,


= α2 E 2 r t − µt ,


2
= α2 σ t .

où E 2 (x) désigne l’espérance du carré de x. Comme l’écart type correspond à la racine carré de la
variance, on obtient bien σ p = ασ t .

85
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

rp

i+µg
σt

0 σt σp

F IGURE 2.7 – La contrainte budgétaire dans le choix de portefeuille.

Tobin interprète l’équation (2.18) comme une droite de contrainte budgétaire


permettant de fixer la contrainte à laquelle fait face l’individu pour réaliser son ar-
bitrage entre rendement et degré de risque du portefeuille. Compte tenu du taux
d’intérêt du titre, de l’espérance de plus value et du risque qui y est associé, cette
équation indique en effet l’ensemble de couples (σ p , r p ) accessibles pour l’agent étu-
dié. Si l’on représente cette contrainte dans un plan {σ p , r p }, on obtient une droite
i+µg
passant par l’origine et de pente positive 51 . La pente σt croît naturellement avec
la rémunération des titres et les anticipations moyennes de plus-value des titres. En
revanche, elle décroît avec le degré de risque. Cette contrainte est représentée sur
la figure 2.7. Il convient d’avoir à l’esprit que σ p est bien une variable de choix pour
l’individu. Bien que déterminé par σ t qui est exogène, le degré de risque du porte-
feuille dépend aussi de la proportion α du portefeuille qui est détenue sous forme de
titres. En choisissant α, l’individu fixe donc de son propre chef le degré de risque de
son portefeuille. De plus, comme cette proportion est par définition comprise entre
0 et 1, la valeur maximale de σ p est σ t .
Pour déterminer le choix de l’individu, il convient de prendre par la suite en
compte ses préférences et de chercher le point sur la droite de contrainte budgétaire
qui correspond à l’optimum en termes d’utilité. Pour simplifier, Tobin fait l’hypo-
thèse que les préférences individuelles peuvent être décrites par une fonction d’uti-
lité u dont le seul déterminant direct est le taux de rendement du portefeuille r p , soit
σ p i+g
σt . Toutefois, dans la mesure où l’individu doit faire son choix en environnement
risqué, l’optimum sera obtenu en s’appuyant sur des courbes d’indifférence qui ne
correspondent pas à des niveaux d’utilité constants, mais à des niveaux constants
d’utilité espérée. Sous l’hypothèse que la distribution de r t peut être parfaitement
décrite, à l’aide de µt et σ t , on démontre que les préférences individuelles peuvent
être décrites à l’aide de courbes d’indifférences qui montrent l’ensemble des com-
binaisons de σ p et E r p permettant d’atteindre un certain niveau d’utilité espéré


51. Notons que si la monnaie était caractérisée par un rendement certain strictement positif, l’or-
donnée à l’origine de cette droite serait maintenant strictement positive puisque correspondant à ce
taux de rendement.

86
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

(a) goût pour le risque (b) neutralité face au risque

rp u3 rp
u2 u3
u1 u2
u1

0 σp 0 σp
(d) préférence pour la
(c) « tout ou rien » diversification

rp rp
u3
u2
u1
u3
u2
u1

0 σp 0 σp

Note : pour l’ensemble des figures, on observe u1 < u2 < u3 .

F IGURE 2.8 – Les préférences individuelles en matière de risque dans le


choix de portefeuille.

(confer annexe C).

En reprenant les développements effectués en matière d’aversion au risque pré-


sentés dans la section 2.2.2, on peut aisément réaliser certaines déductions quant
à la forme générale de la fonction d’utilité dans l’espace {σ p , r p }. De manière géné-
rale, il semble peu discutable que, à degré de risque constant, une valeur plus forte
du rendement espéré du portefeuille va donner lieu à un niveau d’utilité plus élevé.
L’influence du degré de risque va en revanche varier avec le degré de préférence pour
le risque. Si l’individu se caractérise par un certain goût pour le risque, il va donner
un poids plus important dans son calcul aux gains élevés, bien que la probabilité
de pertes importantes ait aussi augmenté. Une illustration de ce cas de risquophi-
lie est représentée sur la figure 2.8a. La neutralité face au risque implique une
insensibilité de la fonction d’utilité par rapport au degré de risque. Les courbes d’in-
différences associées à ce comportement sont donc des droites horizontales comme
sur la figure 2.8b.

Ces situations sont sans doute peu intéressantes pour notre analyse. Pour l’indi-
vidu risquophile, il n’y a pas lieu de choisir entre rentabilité et sécurisation de son
patrimoine puisqu’il préfère de manière systématique le risque et le rendement es-

87
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

péré maximal 52 . Au regard de la contrainte budgétaire à laquelle fait face l’individu,


il en sera de même pour l’individu neutre en matière de risque.
La situation d’aversion au risque est sans nul doute la plus intéressante car elle
correspond a priori à une majorité d’individus et donne lieu à un véritable arbitrage
entre rendement et sécurisation de son portefeuille. Tobin distingue deux situations
en matière d’aversion au risque qui conduisent à des résultats opposés. Lorsque
les préférences individuelles se traduisent par des courbes d’indifférences concaves
comme c’est le cas sur la figure 2.8c, la recherche de l’optimum ne conduit pas à
un point de tangence entre la contrainte budgétaire et une courbe d’indifférence,
mais à une solution de coin. Si l’on part en effet du point correspondant au point
de tangence entre une courbe d’indifférence et la contrainte budgétaire, on imagine
aisément que l’on se trouve sur des courbes d’indifférence correspondant à un niveau
d’utilité de plus en plus élevé au fur et à mesure que l’on s’éloigne de ce point le long
de la contrainte budgétaire et ce jusqu’à ce que l’on soit sur les points correspondant
aux bornes de l’intervalle de définition de σ p , autrement dit 0 et σ t . L’optimum,
pour ces individus « tout ou rien » correspond donc à des situations où le portefeuille
est constitué uniquement de monnaie ou de titres. Pour trouver part de monnaie
détenue par ce type d’agent, il suffit donc de comparer le niveau d’utilité 53 associé
à une valeur de α égale à 0 et le niveau d’utilité espéré lorsque l’intégralité du
portefeuille est placée sous forme de titres. Il est intéressant de noter qu’on retrouve,
avec de telles préférences, une demande de monnaie au comportement similaire à
celle obtenue dans le modèle de Keynes présenté plus haut.
Si dans le cas contraire, les préférences individuelles donnent lieu à des courbes
d’indifférences convexes, le choix optimal de portefeuille peut donner lieu à un pa-
nachage entre monnaie et titres puisque le point de tangence entre courbe d’indiffé-
rence et contrainte budgétaire correspond bien au maximum d’utilité que l’individu
puisse atteindre 54 . Sur la figure 2.9, cet optimum est identifié par le point de co-
ordonnées (σ p∗ , r p∗ ). À partir de la relation (2.17), on en déduit par la suite la clef
de répartition α∗ du portefeuille entre titres et monnaie (partie inférieure de la fi-
gure 2.9), fonction de i + µg , σ t et u. Dans le cadre du modèle de Tobin (1958), la
demande de monnaie M D pour motif de spéculation peut donc s’exprimer de la ma-
nière suivante :
M D = W 1 − α∗ (i + µg , σ t , u) , (2.19)


52. Attention, ceci n’est vrai que tant que risque et rendement espéré sont positivement corrélés.
Pour i + µg < 0, il est probable que le portefeuille optimal de l’individu risquophile contienne à la fois
des titres et de la monnaie.
53. Puisque par hypothèse le degré de risque est nulle lorsque le portefeuille n’est constitué que de
monnaie, l’utilité espérée est tout simplement égale au niveau d’utilité.
54. Notons qu’il est théoriquement possible d’observer une solution de coin, autrement dit un résul-
tat « tout ou rien »dès lors que la courbure des courbes d’indifférence n’est pas assez prononcée.

88
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

rp

rp∗ i+µg
σt

0
σ p∗ σt σp

1
σt
α∗

1
α

F IGURE 2.9 – Le choix de portefeuille pour les individus diversificateurs.

où W désigne le niveau du portefeuille de l’individu (pour une illustration dans


le cas d’une fonction d’utilité quadratique, voir l’annexe D). Plusieurs remarques
peuvent être tirées. En premier lieu, le choix de portefeuille ne dépend pas de la
taille du portefeuille de l’individu. Dans la mesure où les préférences sont supposées
dans le modèle ne dépendre que du taux de rendement du portefeuille et non du
volume de revenus, ce résultat n’est pas surprenant. Dans ce cas de figure, si l’on fait
l’hypothèse très keynésienne que W est une fonction linéaire du revenu, on retrouve
une élasticité revenu unitaire pour la demande de monnaie dans le modèle de choix
de portefeuille de Tobin. Néanmoins, ce résultat peut être raisonnablement écarté
en généralisant le modèle par le recours à une fonction d’utilité qui soit déterminée
à la fois par r p et par le niveau de richesse initial de l’individu.
Les préférences individuelles jouent aussi un rôle important dans l’effet attendu
d’une variation du taux d’intérêt ou du degré de risque associés aux titres sur le ni-
veau optimal d’encaisses détenues. Dans chaque cas, on observe simultanément un
effet substitution et un effet revenus qui se compensent partiellement. Par exemple,
pour une hausse du taux i de rémunération des titres 55 , l’individu doit naturel-
lement être incité à détenir une proportion plus importante de titres puisque la
rentabilité de ces derniers s’est accrue toutes choses égales par ailleurs (effet sub-
stitution). Toutefois, notre individu peut aussi atteindre un niveau d’utilité espéré
plus élevé puisque, à composition du portefeuille inchangée, celui-ci lui procure une
rentabilité moyenne plus forte (effet revenu). Il peut donc rester à son niveau initial
en détenant une part plus faible de titres puisque ces derniers sont mieux rémuné-
rés, réduisant ainsi le niveau de risque auquel il est exposé. La demande d’encaisses

55. Le raisonnement est identique si l’on étudie les effets d’une hausse du taux de plus-value anti-
cipé.

89
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

(a) Indétermination des effets


d’une hausse du taux d’intérêt (b) Effets substitution et revenus

rp i2 +µg rp
σt

i1 +µg
u′2 σt
p∗ p∗
r i1 +µg r u2
u2 σt i2 +µg
u1 u1 σt

0 0
σ p∗ σt σp σ p∗ σt σp

α∗2 1 1
σt α∗1 σt
α∗1 α∗2
α∗2 ′ α∗i
1 1
α α

F IGURE 2.10 – Effets d’une variation du rendement moyen des titres.

monétaires diminuera donc avec le taux d’intérêt si et seulement si l’effet substitu-


tion domine l’effet revenu. La figure 2.10a permet d’illustrer cette sensibilité aux
préférences dans le cas d’une hausse du taux d’intérêt (passage de i1 à i2 ). Sui-
vant que les préférences individuelles se traduisent par des points de tangence de
la contrainte budgétaire avec les courbes d’indifférence u2 ou u′2 , le degré optimal
de risque, et par conséquent la part du portefeuille sous forme de titres, diminue ou
augmente. La figure 2.10b illustre la décomposition entre effet de substitution (pas-
sage de α∗1 à α∗i ) et effet revenus (passage de α∗i à α∗2 ) lorsque le premier l’emporte
sur le second 56 .
Les effets d’une variation du degré de risque associé à l’achat de titres donnent
lieu à la même incertitude quant au degré de risque optimal pour le portefeuille. En
effet, cette hausse se traduit par une pente moins forte de la contrainte budgétaire.
Selon les préférences de l’individu, le point de tangence avec la contrainte budgé-
taire conduira à une valeur optimal de σ p inférieure ou supérieure à l’optimum ini-
tial. Toutefois, les effets d’une augmentation de σ t diffèrent de manière significative
de ceux observés pour une variation de la rentabilité moyenne des titres, dans la
mesure où il faut tenir compte maintenant de la modification de la relation entre α,
σ t et σ p (confer quadrant inférieur de la figure 2.11a). La figure 2.11b permet d’ap-
préhender la décomposition entre effet de substitution (passage de α∗1 à α∗i ), effet
revenus (passage de α∗i à α∗i′ ) (lorsque le premier l’emporte sur le deuxième), et effet
de la modification de la relation entre proportion du portefeuille détenu en titres et

56. Il s’agit ici d’une décomposition à la Hicks et non à la Slutsky puisque l’on glisse le long de la
courbe d’indifférence initiale pour évaluer l’effet substitution.

90
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

(a) Indétermination des effets d’une


augmentation du risque (b) Effets substitution et revenus

rp i+µg rp
σ1t

i+µg
u1 σ2t
p∗ p∗
r i+µg r u2
u′2 σ2t i+µg
u2 u1 σ1t

0 0
σ1p∗ σ1t σ2t σp σ1p∗ σ1t σ2t σp

α∗2 1 1
α∗2 ∗
1 1
σ1t σ2t σ2t σ1t
α∗2 ′ α′
α∗1 i∗
α∗1 αi

1 1
α α

F IGURE 2.11 – Effets d’une variation du risque dans le rendement des


titres.

degré de risque du portefeuille (passage de α∗i′ à α∗2 ).


Au niveau macroéconomique, en supposant que l’économie est constituée en ma-
jorité d’agents averses au risque et que l’effet de substitution l’emporte systémati-
quement sur l’effet revenu, on retrouve bien une relation inverse entre demande de
monnaie agrégée et taux d’intérêt, conformément à l’intuition de Keynes. De même
pour ce qui est du degré de risque, Tobin suppose que la distribution des préférences
est telle qu’une augmentation du degré de risque se manifeste par une demande
de monnaie agrégée plus élevée. Cela revient finalement à inférer cette fonction
macroéconomique à partir d’un agent représentatif averse au risque et dont les pré-
férences sont telles que l’effet de substitution domine toujours l’effet de revenu. Si
au contraire on relâche cette hypothèse pour prendre en compte la diversité des
préférences en termes de risque, la fonction de demande macroéconomique devient
sensible à la distribution conjointe des préférences et du patrimoine. En effet, si l’on
réalise des transferts de patrimoine vers des individus averses au risque mais pour
lesquels l’effet revenu l’emporte sur l’effet de substitution, il est alors possible de
changer la relation entre demande de monnaie et taux d’intérêt de manière à ce que
la première devienne fonction croissante du second.
Bien que très attractif, le modèle de choix de portefeuille proposé par Tobin fait
toutefois face à une critique majeure. Celui-ci correspond plus à la modélisation de
la demande d’un actif peu risqué qu’à une modélisation de la demande de mon-
naie pour motif de spéculation. En effet, il est tout-à-fait possible, dans le cadre de
cette analyse, de remplacer la monnaie par tout actif ne présentant aucun risque en

91
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

termes de rentabilité future, puisque la seule caractéristique de la monnaie prise en


compte pour l’analyse est le très faible degré de risque associé à sa détention 57 . Il
ne peut donc y avoir théoriquement de demande de monnaie pour motif de spécula-
tion s’il existe d’autres actifs aussi peu risqués mais associés à un rendement plus
important.

2.2.3 La vision de Keynes et la synthèse néo-classique

La demande de monnaie dans la Théorie générale

Si Keynes se démarque aussi de ses prédécesseurs et de ses contemporains, c’est


aussi parce qu’il se concentre moins sur les fonctions de la monnaie que sur ses
propriétés. Selon lui, la monnaie se distingue des autres biens car :
– son élasticité de production est nulle (ou presque),
– son élasticité de substitution est nulle,
– l’évolution de la quantité de monnaie ne permet d’affecter son pouvoir d’achat
car son action sur le taux d’intérêt modifie les quantités produites des autres
biens et services. La rémunération (implicite) qu’offre la monnaie est insen-
sible aux variations du rapport entre masse monétaire et la quantité, exprimée
en monnaie, des autres biens et services de l’économie.
Keynes (1936, livre IV, chap. XVII) précise ainsi pour le premier point que la
« première caractéristique qui appuie la conclusion précédente est la propriété de
la monnaie d’avoir, dans la longue comme dans la courte période, une élasticité de
production égale à zéro ou au moins très petite, sous réserve qu’on s’en tienne aux
seules possibilités de l’entreprise privée en tant qu’elle se distingue de l’autorité mo-
nétaire ; l’élasticité de production d’une richesse signifiant ici l’accroissement relatif
de la quantité de travail affectée à sa production qui résulte d’un accroissement de
la quantité de travail contre laquelle une unité de cette richesse s’échange. La mon-
naie, autrement dit, ne peut pas être produite aisément ; le travail ne peut au gré
des entrepreneurs être affecté à sa production en quantités croissantes à mesure
que son prix s’élève en unités de salaire. Dans le cas d’une circulation inconvertible
dirigée cette condition est rigoureusement remplie ». La première propriété consiste
finalement à supposer l’exogénéité de l’offre de monnaie puisqu’une augmentation
de son pouvoir d’achat (bref son prix) ne permet pas d’accroître son offre par les
agents privés. Plus exactement, lorsque le prix relatif de la monnaie augmente, il
n’existe pas de mécanisme de réallocation des ressources en production, et notam-
ment le travail, permettant de lutter contre cette hausse par une augmentation de
57. On peut néanmoins répliquer à cette critique en reprenant le cadre d’analyse de Menger (confer
section 1.2.3) en avançant qu’un actif ayant une valeur aussi stable aurait finalement des caracté-
ristiques de négociabilités suffisamment importantes pour que les agents l’adoptent à terme comme
monnaie. Évidemment, ceci n’est possible que s’il n’existe pas de contrainte légale pour définir ce qui
est utilisable pour effectuer des transactions et ce qui ne l’est pas.

92
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

l’offre de monnaie.
La seconde propriété implique que la monnaie soit un actif sans substitut pour
la fonction de moyen de paiement. Sa rareté, la hausse de son prix relatif n’amènent
pas à lui préférer un autre bien pour la fonction d’échange car il n’existe pas d’autre
bien de cette sorte. Keynes (1936, livre IV, ch. XVII) indique ainsi que « lorsque
[la] valeur d’échange [de la monnaie] s’élève, il n’apparaît aucune tendance à lui
substituer un autre facteur, si ce n’est peut-être dans une mesure infime quand les
métaux précieux servent aussi à l’industrie ou aux arts. Ceci découle de la particu-
larité qu’offre la monnaie d’avoir une utilité qui procède uniquement de sa valeur
d’échange, de sorte que l’une et l’autre s’élèvent ou s’abaissent en même temps.
Lorsque sa valeur d’échange s’élève, il n’y a donc pas, comme dans le cas des autres
facteurs de rente, de motif ni de tendance à lui substituer un autre facteur. [. . .]
Ainsi, non seulement il est impossible d’employer plus de travail à produire de la
monnaie lorsque son prix s’élève par rapport aux salaires, mais encore la monnaie
constitue un réceptacle sans fond pour le pouvoir d’achat lorsque sa demande s’ac-
croît, car il n’existe pas, comme dans le cas des autres facteurs de rente, une valeur
au-dessus de laquelle cette demande est déviée vers d’autres objets ».
Ces deux propriétés expliquent pour Keynes la relative rigidité des salaires no-
minaux.
La troisième propriété est essentielle car elle implique que la demande globale
peut se reporter sur la monnaie et ce sans que son prix n’en soit affecté, ce qui a d’évi-
dentes répercutions en matière d’emploi. Keynes (1936, livre IV, chap. XVII) note
ainsi qu’une hausse de la rémunération « de la monnaie ralentit [. . .] la production
des richesses dans toutes les branches où elle est élastique sans stimuler celle de
la monnaie qui, par hypothèse, est parfaitement inélastique. Le taux d’intérêt de la
monnaie, en déterminant le niveau des taux d’intérêt de toutes les autres richesses,
contrarie l’investissement dans la production de ces richesses sans pouvoir stimu-
ler l’investissement dans la production de la monnaie, qui, par hypothèse, ne peut
être produite. Au surplus, étant donné l’élasticité de la demande d’argent liquide en
échange de créances, un faible changement dans les conditions qui gouvernent cette
demande ne saurait faire beaucoup varier le taux d’intérêt de la monnaie et, d’autre
part, étant donné l’inélasticité de la production de la monnaie, il n’est pas possible
non plus (en dehors de l’intervention officielle) que les forces naturelles fassent bais-
ser le taux d’intérêt par leur effet sur l’offre ».
Ainsi que nous l’avons précisé en introduction de ce chapitre, la demande globale
de monnaie correspond à la somme des demandes de monnaies relatives aux motifs
de transaction, de précaution et de spéculation (voire éventuellement pour le motif
de financement). De manière générale, on peut exprimer cette demande globale sous
la forme :
M D = M D (Y, p, i, u), (2.20)

93
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

M MD

0 ic− i

F IGURE 2.12 – La demande de monnaie agrégée dans l’optique


keynésienne.

où Y désigne toujours le niveau de revenu, p celui des prix et i un taux d’intérêt


représentatif de la rémunération des différents actifs financiers avec lesquels les in-
dividus peuvent réaliser des arbitrages. La variable u synthétise ici la préférences
des individus pour la liquidité, qu’elle s’exprime sous forme d’aversion au risque
ou traduise les anticipations individuelles en matière de taux d’intérêt. Les intui-
tions de Keynes ainsi que les résultats des analyses précédentes nous conduisent à
conclure que ∂M
D ∂M D 58
∂Y > 0 et ∂i < 0 . La dernières de ces hypothèse se traduit par
une courbe de demande de monnaie décroissante dans l’espace {i, M D }.
Dans la Théorie générale, Keynes donnait une forme plus précise à cette fonction
de demande de monnaie, forme qu’il qualifiait de simple approximation :

M D = M0D + M1D (pY ) + M2D (i), (2.21)

où M0D est une demande autonome que Keynes appelle degré de préférence pour
la liquidité, M1D est la composante transactionnelle de la demande de monnaie et
M2D sa composante spéculative.
Une représentation générale de la demande de monnaie agrégée est représentée
sur la figure 2.12 59 . Keynes insiste en particulier sur la présence d’un taux d’in-
térêt minimal i− en deçà duquel les anticipations sont telles en matière de taux
d’intérêt que toute augmentation du patrimoine des individus se traduit par une
augmentation strictement égale de la demande de monnaie. Dans la mesure où les
agents anticipent tous une augmentation des taux d’intérêt, donc une baisse du prix
des titres, leur avantage est, conformément au mécanisme motivant la demande
2 D 2 D
58. Le résultats des modèles précédents laissent aussi penser que l’on a ∂∂YM2 6 0 et ∂ ∂iM2 > 0.
59. Une différence importante entre la représentation donnée sur la figure 2.12 et les représenta-
tions traditionnelle de la demande de monnaie agrégée chez Keynes est la possibilité d’observer une
demande de monnaie nulle. Keynes suppose lui qu’il existe un niveau d’encaisses minimales en deçà
duquel la demande ne peut tomber. Dans la mesure où les analyses néo-keynésiennes ne semblent
être parvenues à justifier cette demande incompressible, nous acceptons la possibilité d’une demande
de monnaie nulle au delà d’un certain taux d’intérêt.

94
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

(a) Cas général (b) Trappe à liquidité

M M
M2S
M̄2
M1S
M̄1

M2S
M̄2
M1D M2D
M1S
M̄1 MD
0 ic− iq i2 i1 i 0 ic− i

F IGURE 2.13 – Équilibre et effets d’une augmentation de l’offre de monnaie


dans l’optique keynésienne.

de monnaie pour motif de spéculation, de conserver le patrimoine additionnel sous


forme de monnaie afin de pas subir dans le futur de moins-values sur les titres ache-
tés à la période courante. Il s’agit donc là pour Keynes d’une limite important aux
effets de la politique monétaire lorsque celle-ci est destinée à favoriser l’investisse-
ment au travers d’une baisse des taux d’intérêts.
Pour montrer l’influence de la demande de monnaie dans l’équilibre macroéco-
nomique, supposons que l’offre de monnaie est strictement exogène et fixée au ni-
veau M̄ . En faisant du niveau de revenu une fonction croissante du niveau d’inves-
tissement et de ce dernier une fonction décroissante du taux d’intérêt, on observe
dans le cas général — en d’autres termes, on suppose que l’équilibre initial est tel
que le taux d’intérêt d’équilibre est supérieur à i− — à la fois une diminution des
taux d’intérêt et une augmentation du niveau de revenus en cas d’augmentation de
l’offre de monnaie (confer passage de M̄1 à M̄2 sur la figure 2.13a). La diminution
des taux d’intérêt résulte dans un premier temps d’un déplacement le long de la
demande de monnaie (passage de i1 à iq ) : comme les agents se retrouvent face à
une augmentation de leurs encaisses monétaires, certains 60 sont incités, pour des
anticipations données, à augmenter leur demande de titres, ce qui se traduit par
une diminution des taux d’intérêt correspondants. Cette baisse des coûts de finan-
cement pour les entreprises favorise par conséquent l’investissement et permet donc
une élévation du niveau de revenus. Cet effet se traduit par un déplacement vers le
haut de la courbe de demande de monnaie (passage de la courbe M1D à M2D ). L’offre
de monnaie n’étant pas affectée par ces changement, ce déplacement donne néces-
sairement lieu à hausse des taux d’intérêts qui augmentent au niveau i2 (que l’on
suppose inférieur à i1 ). Une politique monétaire expansive se traduit donc en géné-

60. Il s’agit évidemment de ceux dont le taux d’intérêt critique est inférieur au niveau i1 , donc qui
anticipent une hausse du prix des titres actuels.

95
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

ral par une hausse du niveau de revenu et une baisse du taux d’intérêt dans l’esprit
keynésien.
Si au contraire, l’équilibre initial correspond à la valeur limité du taux d’inté-
rêt définissant la trappe à la liquidité, toute augmentation de l’offre de monnaie ne
permet pas de stimuler l’activité au travers d’une baisse des taux d’intérêts (confer
figure 2.13b). Dans la mesure où l’ensemble des agents anticipent une remontée fu-
ture des taux d’intérêts, toute injection de monnaie supplémentaire dans l’économie
est immédiatement conservée sous forme oisive puisque son utilisation pour l’achat
de titres exposerait a priori leurs détenteurs à des risques de moins-values.
Le cas de la trappe à liquidité n’est pas la seule limite à la politique monétaire
dans l’esprit de Keynes. Plus fondamentalement, c’est la présence de l’incertitude
qui rend difficilement utilisable la relation de demande de monnaie à des fins de
politique économique. Keynes (1937b) voit ainsi la monnaie comme l’outil de ges-
tion par les individus des situations d’incertitude. L’incertitude a pour conséquence
de nous amener potentiellement à reconsidérer nombre des choix économiques que
nous effectuons. En choisissant certains actifs ou biens plutôt que la monnaie, nous
nous engageons pour un futur plus ou moins lointain et il sera souvent coûteux de
réviser éventuellement par la suite nos choix à cause de la liquidité imparfaite de
ces actifs. La monnaie est au contraire l’actif liquide par exemple, celui qui est ac-
cepté en règlement de toute transaction et permet donc de faire face au plus vite
et à moindre coût à toute modification de la situation économique. Notre degré de
confiance quand à nos anticipations futures conditionne par conséquent notre degré
de préférence pour la liquidité et donc notre demande de monnaie. Si ce degré de
confiance est fortement aléatoire, alors la demande de monnaie le sera alors aussi
nécessairement.
Au delà de la seule confiance des agents quant-à leurs anticipations, il faut ajou-
ter que ceux-ci sont donc amenés à réviser très régulièrement leurs anticipations,
notamment en matière de taux d’intérêt. Or ces révisions ne sont pas toujours moti-
vées selon Keynes par une étude des déterminants fondamentaux de l’équilibre éco-
nomique 61 . Au contraire, elles peuvent intervenir à la suite de rumeurs, fondées ou
non, et mettent en avant l’appréciation que se fait chaque agents des anticipations
des autres agents. Par nature, ces anticipations sont donc instables et cette insta-
bilité est renforcée par la présence de comportements moutonniers sur les marchés.
De tels comportements s’expliquent par la croyance qu’ont ceux qui observent l’ac-
tion de certains agents que ces dernières sont motivés par des informations qu’ils
ne détiennent pas eux-même. En situation d’incertitude, une stratégie d’imitation
des comportements des autres agents peut s’avérer payante — on peut même dire

61. Nous serions alors dans ce cas de figure dans le cadre de modèles à anticipations rationnelles
qui forment la base de la nouvelle économie classique.

96
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

qu’elle est rationnelle 62 —, et dans la mesure où une proportion non négligeable


d’agents va effectuer le même type de raisonnement, toute crainte de variation du
cours d’un titre aura effectivement lieu du fait de ces comportements moutonniers.
La possibilité de prophéties autoréalisatrices rend donc la fonction de demande de
monnaie très instable. Pour Keynes, il n’est donc pas souhaitable d’émettre des re-
commandations de politique économique en s’appuyant sur la fonction de demande
de monnaie puisqu’il n’est pas possible de prédire avec suffisamment de certitude la
valeur du taux d’intérêt associée à un niveau donné de la masse monétaire.

L’interprétation des auteurs de la synthèse néo-classique

Suite à la parution de la Théorie Générale, un certain nombre d’auteurs ont tenté


de formalisé le modèle keynésien 63 . Si le modèle IS-LM proposé par Hicks (1937) a
retenu l’attention de ses contemporains, c’est parce qu’il permettait, conformément
au souhait de son auteur, de confronter directement les visions classiques et key-
nésiennes en les ramenant à des versions particulières d’un même modèle général
unifié. Bien que critiqué de longue date, notamment par son propre auteur, pour ses
limites, ce modèle reste néanmoins intéressant pour ses vertus pédagogiques et sa
très grande flexibilité.
Rappelons les principes du modèle 64 . Celui-ci simplifie le comportement d’une
62. Pour expliquer son propos, Keynes (1936) emploi l’image d’un concours de beauté un tant soit
peu particulier. Contrairement à un concours de beauté où les membres du jury doivent voter pour
élire la concurrente la plus belle, on demande à chaque membre de ce jury d’indiquer laquelle aura
selon lui la préférence du jury. Il ne s’agit donc pas de voter selon ses propres préférences mais celles
que l’on pense que le jury pensera être majoritaires. Si l’on fait l’hypothèse par exemple que chaque
membre du jury préfère les femmes brunes mais suppose que les hommes préfèrent les blondes en
général, la gagnante du concours sera sans doute une femme blonde alors même que les préférences
du jury sont plutôt en faveurs des chevelures brunes. Keynes (1936, livre IV, chap. XII) observe ainsi :
[. . .] pour varier légèrement la métaphore, la technique du placement peut être comparée
à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus
jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont
les préférences s’approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l’ensemble des
concurrents. Chaque concurrent doit donc choisir non les visages qu’il juge lui-même
les plus jolis, mais ceux qu’il estime les plus propres à obtenir le suffrage des autres
concurrents, lesquels examinent tous le problème sous le même angle. Il ne s’agit pas
pour chacun de choisir les visages qui, autant qu’il peut en juger, sont réellement les
plus jolis ni même ceux que l’opinion moyenne considérera réellement comme tels. Au
troisième degré où nous sommes déjà rendus, on emploie ses facultés à découvrir l’idée
que l’opinion moyenne se fera à l’avance de son propre jugement. Et il y a des personnes,
croyons-nous, qui vont jusqu’au quatrième ou au cinquième degré ou plus loin encore.
Un marché boursier est l’exemple même d’un tel concours de beauté. Peu importe que l’on ait
l’intime conviction que le cours d’une action doive s’élever si l’on pense que la majorité des autres
acteurs pensent que l’opinion contraire va s’imposer sur le marché. En effet si ces individus agissent
conformément à leurs raisonnements, il vont chercher à vendre immédiatement ces actions et, du fait
de l’augmentation de l’offre pour ce titre, la baisse de son cours deviendra effective. Aucun acteur sur
le marché n’a donc intérêt à agir en fonction de ses seules anticipations.
63. Parmi ceux-là citons Roy Harrod et James Meade.
64. Nous ne procédons ici qu’à un rappel bref du modèle IS-LM dans la mesure où celui-ci a déjà
été étudié précédemment. Nous renvoyons donc les étudiants à leurs cours de premier année ou à tout

97
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

économie fermée et repose sur deux équilibres, à savoir un équilibre réel revenu-
dépense représenté par la courbe IS 65 et un équilibre monétaire représenté par la
courbe LM 66 . La courbe IS s’appuie dans un premier temps sur la relation comp-
table entre revenu et dépense, relation qu’on peut en l’absence de distinction entre
dépense publique et privée, présenter sous la forme simplifiée Y = C + I où C dé-
signe la consommation et I l’investissement. Notons que si l’on définit l’épargne S
comme la partie non consommée du revenu, soit S := Y − C, on obtient bien l’éga-
lité entre épargne et investissement qui caractérise notre équilibre. À notre relation
comptable doivent maintenant être ajoutées des relations fonctionnelles pour C et
I qui marquent véritablement la vision théorique dans laquelle on souhaite s’ins-
crire. Dans une vision keynésienne, on pourra ainsi préciser que C = C0 + cY , avec
c ∈]0; 1[ et C0 > 0, et que I est fonction du niveau de revenu et du taux d’intérêt i,
soit I = I(Y, i) avec ∂I
∂Y > 0 et ∂I
∂i 6 0. Dans une perspective classique, on aura une
expression générale identique de l’investissement. En revanche, la consommation
sera exprimée plus largement comme une fonction du revenu et du taux d’intérêt,
soit C = C(Y, i) avec ∂C
∂Y > 0 et, en général, ∂C
∂i 6 0, dans une perspective clas-
sique. En replaçant ces expressions dans la condition d’équilibre revenu-dépense,
on obtient une relation qui met implicitement en relation niveau de revenu et taux
d’intérêt. En explicitant cette relation, autrement dit en obtenant une expression de
Y en fonction de i, on obtient l’équation de la courbe IS qui indique l’ensemble des
couples (Y, i) qui permettent d’obtenir un équilibre dans la sphère réelle. En géné-
ral, les hypothèses retenues pour les fonctions de consommation et d’investissement
donnent lieu à une relation décroissante entre revenu et taux d’intérêt.
La courbe LM traduit l’équilibre de la sphère monétaire. Elle est donc obtenue
par confrontation de l’offre et de la demande de monnaie. En général, l’offre de mon-
naie est supposée exogène, de sorte que c’est la fonction de demande de monnaie qui
permet une éventuelle relation entre revenu et taux d’intérêt. Si la doxa quantitati-
viste n’établit pas de lien entre demande de monnaie et taux d’intérêt, ce n’est pas
le cas dans l’optique keynésienne où l’on suppose comme nous l’avons vu dans les
∂M D ∂M D
pages précédentes M D = M D (Y, i) avec ∂Y > 0 et ∂i > 0. En insérant l’expres-
sion de la demande de monnaie dans la condition d’équilibre du marché monétaire,
on obtient alors une nouvelle relation implicite entre Y et i, relation que l’on rend
plus explicite en réorganisant les termes de l’équation de manière à obtenir une ex-
pression de Y en fonction de i. Cette dernière équation est celle de la courbe LM qui
dans le cas keynésien sera croissante et verticale dans le cas classique.
Les figures 2.14a et 2.14b montrent alors quelles formes peuvent prendre les
courbes LM selon le cadre d’analyse dans lequel on se place. Précisons néanmoins

manuel d’introduction à la macroéconomie, comme par exemple Goux (2011).


65. IS comme Investment-Saving.
66. InitialementHicks (1937) l’avait baptisé LL où le L signifie Liquidity.

98
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

(a) cas keynésien (b) cas classique

i i
IS LM IS LM

i∗ i∗

0 Y∗ Y 0 Y∗ Y

F IGURE 2.14 – IS-LM dans des perspectives keynésiennes et classiques.

i
IS LM0 LM1

i∗0
i∗1

0 Y0∗ Y1∗ Y

F IGURE 2.15 – La politique monétaire dans le cadre IS-LM.

que le cas classique présenté sur la figure 2.14b n’est pas à proprement parlé conforme
à l’esprit classique puisque nous supposons les prix fixes. De fait, l’équilibre moné-
taire ne peut être obtenu que par ajustement du produit Y qui est lui-même tota-
lement et uniquement déterminé par la quantité de monnaie offerte. On voit donc
bien qu’on est loin de l’univers classique avec plein emploi, ajustement par les prix
et détermination du produit (réel) dans la sphère réelle.
Dans le modèle, chaque courbe montre l’ensemble des combinaisons (Y, i) compa-
tible avec l’équilibre sur la sphère correspondante, de sorte que c’est le croisement
des deux courbes qui permet de préciser les valeurs Y ∗ et i∗ d’équilibre global. Dans
le cadre de ce cours, nous ne nous intéressons qu’aux effets d’une variation de l’offre
de monnaie, autrement dit à la politique monétaire. L’utilisation du modèle IS-LM
nous permet alors de reprendre le raisonnement présenté précédemment sur la fi-
gure 2.13a. Une offre de monnaie plus important implique un déplacement de l’équi-
libre sur le marché monétaire le long de la courbe de demande de monnaie. Pour un

99
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

niveau de revenu Y donné, l’équilibre sur le marché de la monnaie se produit donc


pour un niveau plus faible du taux d’intérêt. Comme ce mécanisme est obtenu, hors
cas de trappe à liquidité, quel que soit l’équilibre initial, l’injection additionnelle
de monnaie implique donc un déplacement de la courbe LM vers la droite. Il en
résulte une augmentation du niveau de produit qui provoque à son tour une aug-
mentation de la demande de monnaie, autrement dit un déplacement de la courbe
de demande de monnaie vers le haut comme sur la figure 2.13a. Cette augmentation
de la demande de monnaie — dans l’esprit keynésien, elle sera motivée autant par
des besoins plus importants en transactions que par l’augmentation d’une épargne à
laquelle il est nécessaire de trouver une affectation — implique alors une hausse du
taux d’intérêt et donc un retour vers la gauche de la courbe LM qui aura pour consé-
quence une diminution du niveau de revenu et un nouveau déplacement, vers le bas,
de la courbe de demande de monnaie. On suppose général que ces mouvements de
balanciers sont de plus en plus faibles, de sorte que le le système se stabilise en un
équilibre caractérisé par un niveau de revenu plus élevé et un taux d’intérêt plus
faible par rapport à l’équilibre initial ainsi qu’on peut l’observer sur la figure 2.15.
Il est important de noter que le modèle IS-LM est un modèle à prix fixes. Toute
variation de l’offre de monnaie ne peut donc par définition se traduire par une quel-
conque variation du niveau général des prix. Si l’on se tient à une vision keynésienne
de l’économie, autrement dit une économie où, du fait de l’existence de capacités de
productions inemployées et de la rigidité des prix à court terme, les ajustements se
font par les quantités et non par les prix, le modèle IS-LM fournit alors une descrip-
tion très acceptable de l’économie à court terme. L’hypothèse de fixité des prix ne
tient toutefois pas à long terme. Dès lors que ceux-ci sont susceptible de varier, il est
alors nécessaire de prendre en compte les effets des variations de prix sur le com-
portement d’offre des agents. On complète alors le modèle IS-LM avec une relation
d’offre agrégée mettant en relation niveaux de revenu et niveau général des prix.
Le modèle obtenu est appelé modèle d’Offre Globale – Demande Globale (AS-AD
ou Aggregate Supply – Aggregate Demand en anglais). Si l’étude de ce modèle nous
pousserait au delà des limites de ce cours, on peut néanmoins modifier légèrement
le modèle IS-LM de manière à rendre les prix flexibles en présentant la fonction de
demande de monnaie comme une demande d’encaisses réelles.
Si l’on suppose que la demande de monnaie est homogène de degré 1 par rapport
aux prix, la demande présentée dans l’équation 2.20 peut être exprimée sous la
forme :
M D = pL(Y, i, u), (2.22)

où L traduit la préférence pour la liquidité des agents. Une telle expression si-
gnifie que la demande réelle d’encaisses monétaires est indépendante du niveau
général des prix.

100
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

L’introduction des prix ne modifie pas la courbe IS. En revanche, cet ajout modi-
fie le modèle dans la mesure où l’équilibre monétaire n’est plus défini par l’équilibre
entre demande et offre nominales de monnaie mais entre offre et demande réelles
MS
de monnaie. Il est intéressant de noter alors que l’offre réelle de monnaie p n’est
plus fixe puisqu’une diminution des prix accroît notre offre réelle. De fait, à offre
nominale inchangée, une baisse du niveau général des prix va équilibrer le marché
monétaire pour un niveau plus faible du taux d’intérêt. En effet, avec la baisse des
prix, les individus vont disposer d’un niveau d’encaisses réelles supérieur au niveau
correspondant à leur préférence pour la liquidité. Ils vont donc pour partie se des-
saisir de cette monnaie excédentaire en achetant des titres, ce qui conduit à notre
réduction du taux d’intérêt. Comme le niveau de revenu n’est pas (encore) affecté,
on obtient un déplacement de la courbe LM vers la droite, ce qui entraîne simultané-
ment une diminution du taux d’intérêt d’équilibre et une augmentation du niveau de
revenu d’équilibre. Évidemment, cette augmentation du niveau de revenu va à son
tour accroître la demande de monnaie et provoquer un léger retour vers la gauche
de LM, etc mais, au final, nous devons bien obtenir une augmentation du niveau de
revenu d’équilibre.
Le passage d’un modèle à prix fixe à un modèle à prix flexible illustre bien l’im-
portance de la rigidité des prix (à la baisse) dans les conclusions keynésiennes. On
voit en effet qu’en permettant des baisses des prix on peut accroître le niveau de
revenu et donc pousser théoriquement celui-ci jusqu’au niveau de plein-emploi 67 .
Le modèle keynésien n’est alors vu que comme un cas limite du modèle classique.
On peut toutefois amender cette conclusion en introduisant une influence du
niveau général des prix dans l’équilibre IS. Les perspectives de profit sont très di-
rectement influencées par les anticipations de prix et, dans l’optique de Keynes, les
anticipations de prix sont directement déterminés par les prix courants. Une baisse
des prix réduit donc les perspectives de profit des entreprises et donc leur niveau
d’investissement pour un taux d’intérêt donné. La baisse des prix qui impliquait un
déplacement vers la droite de LM doit donc parallèlement donner lieu à un dépla-
cement vers la gauche de IS. Le niveau de revenu sera donc plus faible que dans le
cas précédent et pourra même être plus faible qu’initialement si l’investissement se
révèle particulièrement sensible aux prix courants. Les deux situations sont illus-
trées sur la figure 2.16 pour un diminution du niveau général des prix de p0 à p1 .
Alors qu’un faible sensibilité de l’investissement au niveau des prix n’empêche pas
une baisse de ces derniers de rapprocher l’économie d’une situation de plein emploi
(Y1∗ > Y0∗ sur la figure 2.16a), une forte sensibilité va au contraire produire l’effet
inverse (Y1∗ < Y0∗ sur la figure 2.16b).
67. Ceci n’est évidemment possible que si le niveau de plein emploi correspond à un taux d’intérêt
d’équilibre supérieur à celui correspondant au phénomène de trappe à liquidité. Dans le cas contraire,
la baisse des prix ne peut plus provoquer de diminution du taux d’intérêt et donc de déplacement
favorable de LM.

101
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

(a) faible sensibilité de l’investissement (b) forte sensibilité de l’investissement

i i
IS(p0 ) LM (p0 ) LM (p1 ) IS(p0 ) LM (p0 ) LM (p1 )

IS(p1 )
IS(p1 )
i∗0 i∗0
i∗1
i∗1

0 Y0∗ Y1∗ Y 0 Y1∗ Y0∗ Y

F IGURE 2.16 – Effets d’une diminution des prix sur l’équilibre IS-LM avec
prix variables selon la sensibilité de l’investissement au niveau général
des prix.

2.3 La détermination de la demande de monnaie dans


la vision friedmanienne
Dans la section 2.1, nous avons vu que la version cambridgienne de la théorie
quantitative pouvait être appréhendée en termes de demande d’encaisses réelle. Il
faut toutefois attendre les contributions de Friedman (1956, 1959) pour que soit pro-
posée, en réponse à l’approche keynésienne, une théorie de la demande de monnaie
appréciée dans le cadre d’un arbitrage entre différents actifs et qui s’inscrive dans
la lignée de la théorie quantitative 68 .

2.3.1 La construction théorique

L’approche de Milton Friedman est comparable à celle proposée par les auteurs
keynesiens (confer section 2.2), dans la mesure où la demande de monnaie est déga-
gée au travers d’un processus d’arbitrage entre différents actifs sur la base de leur
rentabilité. Friedman souhaite pourtant écarter cette filiation en s’appuyant sur la
théorie micro-économique néoclassique du consommateur, puisqu’il précise (page 4)
que « comme dans la théorie habituelle du consommateur, la demande de monnaie
dépend essentiellement de trois ensembles de facteurs : i) la richesse totale détenue
sous différentes formes — l’équivalent donc de la contrainte budgétaire, ii) le prix
et le rendement de ce type d’actif et de ses alternatives et iii) les goût et préférences
68. Dans son article de 1956, Friedman présente sa théorie comme un formalisation de la vision dé-
veloppée au sein de l’Université de Chicago dans les décennies précédentes. Patinkin (1969) conteste
ce point et maintient même que la contribution de Friedman ne s’inscrit pas dans la vision quanti-
tativiste, même si elle partage un certain nombre de ses conclusions, mais correspond plutôt à un
développement ultime de l’approche keynésienne.

102
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

des unités détentrices de cette richesse ».


En fait, l’approche de Friedman diffère de celle adoptée par ses prédécesseurs sur
quatre points. Premièrement, il n’existe pas comme chez les keynesiens de séquen-
tialité du processus d’allocation du revenu. Chez ces derniers, l’individu détermine
dans un premier temps son niveau de consommation en vertu de la loi psychologique
fondamentale de Keynes, puis réalise une allocation optimale de l’épargne, perçue
comme un résidu dans le processus de consommation du revenu courant, entre diffé-
rents types d’actifs monétaires et financiers. Au contraire, Friedman considère l’al-
location du revenu entre consommation et les différents types d’actifs monétaires
et financiers comme un processus de décisions simultanées, ce qui implique que
nombre de déterminants des demandes de monnaie, de titres et de biens de consom-
mations doivent être partagés.
Deuxièmement, Friedman ne distingue pas différents motifs pour la demande
monnaie. Dans la mesure où la répartition du revenu entre consommation et épargne,
et l’allocation de cette dernière entre différents actifs sont réalisées en parallèle, il
considère qu’il n’y a pas lieu d’opérer de distinction entre ces différents motifs, et que
la monnaie reste finalement détenue dans le but principal de réaliser des transac-
tions. Dans l’optique friedmanienne, celle-ci est en effet détenue non parce qu’elle
procure un rendement monétaire, mais uniquement parce qu’elle rend un service
dans l’échange en tant que moyen de paiement et permet de répondre à des déca-
lages inattendus ou non entre revenus et dépense. En pratique, on sait que cette
hypothèse est critiquable puisqu’elle conduit à écarter de l’analyse les formes de
quasi-monnaie qui sont rémunérées. De plus, le motif de spéculation apparaît de
manière sous-jacente, au travers des coûts liés à la détention de la monnaie, autre-
ment dit aux manques à gagner en termes d’intérêts et de plus-values dont l’individu
aurait pu bénéficier en préférant d’autres actifs 69 .
Troisièmement, la définition du patrimoine retenue dépasse le seul portefeuille,
autrement dit le seul patrimoine monétaire et financier des individus. La distinc-
tion est importante car elle implique un certain degré de substitution entre tous les
actifs patrimoniaux et non plus les seuls actifs monétaires et financiers. Elle permet
en outre à Friedman d’introduire sa théorie du revenu permanent dans l’analyse. Ce
revenu permanent Yp diffère du revenu courant car il correspond au niveau de re-
venu de longue période auquel un individu pense pouvoir prétendre compte tenu de
ses compétences et des caractéristiques de l’économie. Il s’agit donc d’une moyenne
des revenus anticipés tout au long de la vie et actualisés. Friedman considère que ce
revenu permanent correspond à la rémunération d’un actif auquel serait appliqué
le taux d’intérêt r, l’actif en question étant le patrimoine W de l’individu. Dans ce

69. On peut ainsi voir que les taux anticipés de plus-values sur les actions et obligations ainsi que
le taux d’inflation anticipé sont présents dans l’équation (2.23).

103
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Yp 70
cadre, on peut substituer dans l’analyse W par le ratio r . Notons que W et Yp sont
ici exprimés sous forme nominale. Enfin, il est important de souligner qu’une carac-
téristique importante du revenu permanent est, contrairement au revenu courant,
sa faible réactivité aux changements conjoncturels puisqu’il dépend principalement
des flux de revenus futurs.
En quatrième lieu et corollaire du troisième point, l’analyse de Friedman porte
sur un arbitrage entre toutes formes d’actifs. En d’autres termes, les individus
doivent répartir leur patrimoine entre monnaie, titres, actifs réels et humains. L’al-
location entre ces différentes formes d’actifs s’effectue sur la base de leur rende-
ment, constitué de manière générale d’un rendement d’usage et d’un rendement
monétaire. Comme les rendements sont exprimés par unité de monnaie investie, il
convient de tenir compte du volume de biens auquel correspond cette unité, autre-
ment dit du pouvoir d’achat. Une variable clef sera donc le niveau général des prix p.
Dans le cadre de son analyse théorique, Friedman retient finalement les actifs sui-
vants :
– la monnaie qui ne présente qu’un rendement d’usage dans le service des tran-
sactions, voire comme actif non risqué. Il dépend donc des préférences indi-
viduelles, appréhendées au travers de la variable u. Cette même variable est
utilisée pour capter l’évaluation de la valeur d’usage des actifs physiques.
– les obligations qui procurent un revenu nominal fixe rb 71 mais offrent en outre
des perspective de plus-values en fonction de l’évolution anticipée par l’agent
des taux d’intérêts. De ce point de vue, Friedman ne se distingue pas de Keynes
puisqu’il raisonne non comme Tobin à partir d’un risque prenant la forme
d’une variable aléatoire de distribution connue, mais à partir d’une évalua-
tion subjective certaine. Le rendement obtenu pour chaque unité de monnaie
∆a rb
placée dans ces obligations est donc rb − rb où ∆a désigne une variation
anticipée.
– les actions qui procurent un revenu variable, le dividende. Comme ce dernier
dépend en premier lieu des bénéfices des entreprises et donc du niveau des
prix, l’inflation anticipée va donc s’ajouter à la partie fixe re 72 des rémunéra-
tions des actions et aux éventuels gains en termes de plus-values. En notant
π a le taux d’inflation anticipé, tout euro placé en action doit donc procurer un
a
rendement égal à re + π a − ∆rere .
– les actifs physiques, essentiellement des biens durables, dont le rendement est
lié aux plus-values naissant d’une éventuelles variation des prix, donc du taux
d’inflation anticipé π a .
– les actifs humains qui, dans l’esprit de Friedman, correspondent essentielle-
70. Ce résultat est similaire au lien entre taux d’intérêt, rémunération et prix d’un actif que nous
avons mis en évidence dans la section 2.2.2
71. Avec un b comme bonds.
72. Avec un e comme equities.

104
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

ment à la force de travail et au capital humain. Cet élément doit être pris en
compte car le patrimoine est formé aussi bien par les revenus du travail que
par ceux du capital. La force de travail et le capital humain d’un individu ne
pouvant être cédés dans une société non-esclavagiste, il n’existe pas de prix
de marché compétitif permettant d’apprécier les termes d’une substitution di-
recte entre actifs humains et autres types d’actifs. Durant la vie d’un individu,
on observe néanmoins une substitution entre ces deux types d’actifs lorsque
des investissements en capital humain sont effectués au détriment ou repor-
tés au profit des autres formes d’actifs. Friedman propose donc d’inclure dans
l’analyse la part w des revenus issus des actifs humains dans le patrimoine
puisqu’il n’est pas possible d’exprimer les termes d’une substitution avec les
autres types d’actifs sous forme de taux de rendement.
Finalement, comme dans le cadre de la théorie du consommateur qui sert de
cadre à Friedman, l’individu va chercher à maximiser son utilité sous contrainte
de revenu, l’optimum étant atteint lorsqu’il lui est parfaitement indifférent de pou-
voir consacrer une unité monétaire dans une forme d’actif plutôt qu’une autre. En
fait, il convient de préciser que, bien que les actifs humains soient pris en compte
dans l’analyse afin de rester en cohérence avec l’idée d’un choix d’allocation du pa-
trimoine total, Friedman doit tenir compte de la substituabilité limitée des actifs
humains avec les autres types d’actifs. Il suppose donc donné lors du choix d’alloca-
tion le paramètre w. La demande de monnaie résultant du processus d’optimisation
se présente donc sous la forme :

∆a rb ∆a re a
 
Yp
MD = MD , p, rb − , re + π a − , π , w, u . (2.23)
r rb re

Par la suite, Friedman procède à un certain nombre de simplifications en ajou-


tant certaines hypothèses. En premier lieu, il note que le taux d’intérêt r est une
moyenne pondérée des taux de rémunération rb et re déjà introduits dans la liste
des variables retenue dans l’équation (2.23), de sorte que r apporte une information
redondante et peut être retiré. Ceci implique toutefois que l’on observe une relation
stable entre les variations des deux premiers taux et le dernier. Friedman retire
aussi les variation anticipées de rb et re de l’analyse en supposant que ces taux sont
nuls. Une raison possible à cette hypothèse de taux de plus-value nul est que la
fonction de demande de monnaie est ici une demande de long terme puisque définie
à l’aide du revenu permanent. De fait, la variabilité du cours des titres ne joue plus
un rôle majeur car les taux d’intérêt ont tendance à fluctuer autour de leur cours
normal — à long terme, le prix d’un actif ne doit pas pouvoir s’écarter durablement
de sa « vraie » valeur. La demande de monnaie peut donc être réécrite de la manière
suivante :
M D = M D (Yp , p, ro , re , π a , w, u) . (2.24)

105
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Pour passer à une demande de monnaie agrégée, Friedman suppose dans un


premier temps que le processus de formation de la demande de monnaie au niveau
des ménages s’applique aussi aux entreprises. Enfin en raisonnant à partir d’un
agent représentatif, Friedman suppose ainsi qu’il n’existe pas d’effet sur la demande
de monnaie liée à une redistribution du patrimoine global entre les agents.
Friedman émet enfin l’hypothèse que l’allocation réalisée entre les différentes
formes d’actifs est indépendante de l’unité monétaire utilisée. En d’autres termes,
la part du patrimoine conservée sous forme de monnaie est constante, que l’on éva-
lue le patrimoine en dollar, en euro ou en yen. La demande de monnaie est donc
supposée homogène de degré 1 par rapport au niveau des prix et du revenu per-
manent. De fait, on peut reprendre la fonction (2.24) de manière à exprimer une
demande d’encaisses réelles, soit :

MD MD
 
Yp
= a
, ro , re , π , w, u , (2.25)
p p p

ou de manière équivalente 73 :
 
Yp
M D
=k a
, ro , re , π , w, u Yp , (2.27)
p

où v = 1
k désigne la vitesse-revenu de circulation de la monnaie 74 . On retrouve donc
une formulation similaire à la version cambridgienne de la théorie quantitative 75
Comme le souligne de Mourgues (2000), le remplacement du revenu courant par le
revenu permanent est en outre plus satisfaisant dans le cadre d’une vision qualita-
tive de la monnaie car elle permet d’éviter qu’un stock, la monnaie, soit déterminé
par un flux, le revenu courant, comme c’est le cas dans la version cambridgienne
puisque le revenu permanent est directement lié au patrimoine (qui est un stock).

2.3.2 Implications et critiques

La principale caractéristique de la demande de monnaie chez Friedman est sa


grande stabilité 76 . Contrairement aux quantitativistes néo-classiques, Friedman ne
pense pas que la valeur numérique de la vitesse-revenu est constante — la logique
73. Friedman préférait à l’équation (2.27) l’expression alternative suivante :
 
Yp
Yp = v , ro , re , π , w, u M D .
a
(2.26)
p

74. Attention, cette vitesse-revenu ne correspond pas la vitesse de circulation de l’équation des
échanges.
75. Attention, le niveau général des prix n’apparaît pas de manière explicite dans le membre de
gauche car le revenu est ici introduit sous forme nominale.
76. De ce point de vue, il s’oppose d’ailleurs directement à Keynes qui soutenait au contraire que
la relation macroéconomique la plus stable était celle reliant la consommation au niveau de revenus
courants.

106
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

des développements cambridgiens devait pourtant aboutir à ce même constat (confer


section 2.1) —, mais il soutient que la relation entre ce paramètre et ses détermi-
nants est stable dans le temps. Il s’agit donc d’une stabilité fonctionnelle. Bien que
Friedman préfère s’attarder sur cette stabilité fonctionnelle, les hypothèses émises
au sujet des différentes variables laissent aussi supposer une certaine stabilité de
la valeur de v contrairement à Keynes qui pensait que la demande de monnaie se
déplaçait de manière erratique avec les révisions par les agents de leurs antici-
pations et l’évolution de leur degré de confiance envers ces mêmes anticipations.
Au contraire, en s’appuyant sur le revenu permanent, par nature très stable, et en
retirant l’influence des anticipations de plus-values sur les titres financiers, Fried-
man ne peut que supposer une faible volatilité de la demande de monnaie réelle. Le
contraste avec l’offre de monnaie est important car cette dernière est, selon Fried-
man, par nature instable puisque déterminée de manière exogène par l’autorité mo-
nétaire, donc soumise potentiellement à des changements radicaux de politique.
De fait en supposant une offre de monnaie exogène vis-à-vis des déterminants
de l’offre de monnaie, il est important de souligner que l’on obtient non seulement
la relation de proportionnalité supposée par les quantitativistes entre revenu nomi-
nal et masse monétaire, mais surtout une relation de causalité allant de l’offre de
monnaie au niveau de revenu nominal. Puisque v est supposée stable pour un état
donné de l’économie, toute augmentation de la masse monétaire se répercute néces-
sairement sur le niveau de revenu nominal, conformément à la théorie quantitative.
Néanmoins, ce revenu nominal est le produit du revenu réel et du niveau général
des prix, de sorte que l’augmentation de la quantité de monnaie en circulation peut
se traduire aussi bien par de l’inflation qu’une hausse du niveau d’activité.
Cette influence potentielle sur le revenu réel semble aller à l’encontre de la vi-
sion quantitative mais Friedman et les autres auteurs du mouvement monétariste 77
maintiennent le postulat de neutralité de la monnaie à long terme. À court terme,
Friedman rejoint ainsi ses prédécesseurs en supposant qu’un afflux de monnaie
exerce un effet réel à court terme au travers des effets de richesse. La monnaie
additionnelle est vue comme une augmentation du niveau de richesse des individus
et sera dépensée de manière à retrouver le niveau optimal d’encaisses monétaires de
sorte que le rendement marginal de chaque actif soit à nouveau égalisé. En outre,
l’accroissement de monnaie se traduit par une baisse des taux d’intérêts qui aug-
mente la valeur réelle du patrimoine donc du revenu permanent, ce qui stimule la
consommation et l’investissement. Néanmoins, ces effets ne peuvent être observés
qu’en l’absence de plein-emploi des facteurs de production. Or les monétaristes ont
foi en la capacité des économies de marché à tendre vers l’équilibre de plein emploi,

77. Outre Milton Friedman et Anna Schwartz, sont aussi associés à ce courant notamment Karl
Brunner, Philip Cagan, David Laidler, Allan Meltzer et Robert Lucas. On parles aussi d’école de Chi-
cago puisque la pluspart de ces auteurs y ont exercé ou en sont issus.

107
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

de sorte que les producteurs ne peuvent finalement répondre à l’augmentation de


la demande que par une hausse des prix. La neutralité de la monnaie au niveau
agrégé est bien affirmée à long terme et donc son inefficacité puisqu’une politique
monétaire ne peut finalement générer que de l’inflation.
Il est intéressant de souligner que la vision monétariste offre une théorie moné-
taire de l’inflation. Certes, nous avons vu qu’une expansion de la masse monétaire
se traduisait à long terme par une hausse des prix, mais on peut trouver d’autres
origines à une augmentation observée du niveau générale des prix. Celle-ci peut
en effet tenir à une hausse de la consommation motivée par une modification des
préférences des agents pour la consommation ou bien être liée à des hausses des
coûts de production comme par exemple des revendications salariales. En situation
de plein emploi, le niveau de produit réel ne peut augmenter et les hausses de coûts
ne peuvent être compensées par une augmentation de la productivité, ce qui im-
plique une répercussion directe des producteurs sur leurs prix de vente, donc sur le
niveau général des prix. Si l’on s’en tient à l’équation quantitative, l’équilibre sur
le marché de la monnaie ne peut être assurée que par une augmentation de la vi-
tesse de circulation de la monnaie ou une augmentation de la quantité de monnaie.
Or si la vitesse de circulation n’est pas déterminée par des facteurs conjoncturels,
c’est la quantité de monnaie qui doit s’accroître. Comme l’offre de monnaie est sup-
posée exogène, on en déduit par conséquent que l’autorité monétaire joue bien un
rôle majeur dans la détermination de l’inflation puisqu’elle ne permet aux pressions
inflationnistes de se concrétiser que si l’offre de monnaie est accrue. Elle en porte
donc la responsabilité dans l’optique monétariste.
La théorie friedmanienne n’est évidemment pas exempte de critiques. Comme
la plupart des fonctions macroéconomiques basées sur des comportements micro-
économiques et le recours à un agent représentatif, Friedman néglige les effets
d’une redistribution du patrimoine total entre agents. Pourtant, dans la mesure où
il semble peu probable que l’ensemble des agents partagent les mêmes valeurs de la
proportion w du patrimoine issue du travail, des préférences u et du taux d’inflation
anticipé π a , toute redistribution du patrimoine doit en principe donne lieu à une va-
riation de la demande de monnaie. Le processus d’agrégation retenu n’est donc pas
neutre au regard des résultats théoriques obtenus.
Enfin, pour retrouver la relation de proportionnalité entre le revenu (permanent)
et la masse monétaire chère aux tenants de la théorie quantitative, Friedman im-
pose une condition d’homogénéité qu’il justifie par l’absence d’illusion monétaire des
agents. Si l’argument semble valable pour un changement d’unité monétaire, il pa-
raît moins pertinent pour une augmentation du niveau général des prix qui serait
au moins partiellement anticipée par les agents. Dans la mesure où le prix des ac-
tions et des actifs physiques sont indexés sur le taux d’inflation anticipé π a alors
qu’une hausse des prix affecte négativement le rendement réel de la monnaie et

108
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

mon. fiduciaire
0.8
0.7
0.6
0.5
0.4
0.3
0.2 mon. fiduciaire + dépôts à vue

1880 1900 1920 1940 1960


Source des données : Friedman & Schwartz (1969).

F IGURE 2.17 – Évolution du paramètre k aux États Unis sur la période


1869–1960.

des obligations, l’inflation affecte nécessairement le système de prix relatif à partir


duquel les agents réalisent leurs arbitrages et donc la part détenue des différents
types d’actifs. En réduisant le rendement de la monnaie, l’inflation doit donc logique-
ment réduire la demande d’encaisses monétaires au profit d’actifs indexés comme les
biens physiques ou les actions. En fait, pour que le résultat de Friedman tienne, il
est nécessaire de supposer que les agents souhaitent maintenir stable la composi-
tion de leur patrimoine, donc qu’ils sont peu sensibles aux variations du rendement
relatif des différents actifs, ce qui semble contradictoire au vue du programme d’op-
timisation initialement employé par Friedman pour définir sa fonction de demande
de monnaie.

2.3.3 La théorie quantitative à l’épreuve des faits

Une des hypothèses de base de la théorie quantitative de la monnaie est la sta-


bilité de la vitesse de circulation de la monnaie ou, de manière alternative, celle du
paramètre k dans l’équation de Cambridge. Il peut donc être intéressant de regar-
der quelle évolution réelle ce dernier paramètre à connu dans le temps dans nos
économies.
À partir d’une enquête minutieuse sur l’histoire monétaire américaine, Fried-
man & Schwartz (1969) présenteront leurs propres estimations de la valeur la vi-
tesse de circulation-revenu de la monnaie pour l’économie américaine sur une pé-
riode de 90 ans. Leurs résultats, reproduits sur la figure 2.17, sont interprétés
comme soutenant leur hypothèse de stabilité du coefficient k et donc une valida-

109
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

tion empirique de la théorie quantitative. Comment ces auteurs arrivent-ils à un tel


résultat alors même que l’on peut voir des évolutions assez marquée, quelle que soit
la définition retenue de la masse monétaire, du rapport de la masse monétaire et du
produit nominal ?
Premièrement, rappelons que la stabilité supposée par Friedman est une stabi-
lité fonctionnelle, ce qui ouvre la porte à une certaine variabilité dans les faits pour
peu que le niveau de ses déterminants évoluent fréquemment. La période considérée
comprend en outre les deux guerres mondiales et la grande récession dont on peut
raisonnablement supposer qu’elles ont pu affecter la relation fonctionnelle entre
quantité de monnaie et produit nominal. Il en est de même pour les nombreuses
innovations qui ont pu avoir lieu sur l’ensemble de la période considérée et qui ont
à chaque fois altérées les conditions d’arbitrage des agents entre les différents élé-
ments de leur patrimoine. Friedman et Schwartz précisent qu’il est alors nécessaire
de se concentrer sur des sous-périodes stables pour pouvoir réaliser une analyse
cohérente. Si l’on ajoute l’existence très probable d’erreurs de mesure sur ces deux
agrégats, une bonne partie des fluctuations observées peut donc vraisemblablement
être expliquée sans remettre en cause la théorie.
Il faut néanmoins ajouter aussi que la théorie friedmanienne se base sur l’emploi
du revenu permanent et non du revenu courant, mais c’est pourtant ce dernier qui
est employé pour les calculs reportés sur la figure 2.17 du fait de l’impossibilité de
mesurer le premier. Friedman (1959) distingue en fait une vitesse-revenu de court
terme et vitesse-revenu de long terme. L’analyse statistique menée par Friedman
et Schwartz sur les USA montre que la première, mesurée à partir du revenu cou-
rant, se révèle peu stable et affectée par les cycles d’évolution de ce revenu courant.
En phase d’expansion économique, la vitesse s’accroît et diminue en phase de ré-
cession. Ce comportement s’explique en fait par une faible réactivité de la demande
d’encaisses au regard des variations du revenu (∆vCT = ∆Y
∆M D
> 0 si ∆Y > ∆M D ),
ce qui est cohérent avec la vision défendue par Friedman puisque la vitesse de cir-
culation est théoriquement déterminée par le revenu permanent qui fluctue moins
fortement que le revenu courant.
La vitesse-revenu de long terme se calcule par rapport au revenu permanent
et montre au contraire dans l’analyse de Friedman une tendance séculaire de dé-
croissance que l’on retrouve bien sur la figure 2.17. En d’autres termes, la monnaie
semble être un bien supérieur au niveau agrégé puisque sa demande croît plus ra-
pidement que le revenu (permanent).
Il est intéressant de noter que les mêmes calculs du paramètre k pour les États
Unis sur la période 1960–2012 et pour la Zone Euro sur la période 1995–2012 (confer
figures 2.18 et 2.19) ne permettent pas d’infirmer ou de soutenir aisément la théorie
quantitative. Si l’on ne constate certes pas de fluctuations importantes de la valeur
de ce paramètre k dans les deux cas, on peut par exemple observer une certaine

110
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

0.8
M1
0.6
0.4
0.2
0.0 M2

1960 1970 1980 1990 2000 2010


Source des données : Réserve Fédérale.

F IGURE 2.18 – Évolution du paramètre k aux États Unis sur la période


1960–2012.

variabilité de court terme dans le cas américain lorsque la quantité de monnaie est
appréciée au travers de l’agrégat M2. Dans le cas européen, on constate une faible
variabilité de court terme mais une tendance haussière dont on peut se demander si
elle est seulement attribuable à une hausse du revenu permanent des pays européen
alors même que ceux-ci n’ont pas connu une croissance forte sur l’ensemble de la
période.

111
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

M3
1.0

M2
M1
0.8
0.6
0.4

1995 2000 2005 2010


Source des données : Eurostat et Banque Centrale Européenne (composition de la zone
Euro non figée).

F IGURE 2.19 – Évolution du paramètre k en zone Euro sur la période


1995–2012.

112
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

Annexe A La détermination de la périodicité des ventes


de titre dans le modèle de Tobin
À faire !

Annexe B Le modèle de Baumol. . . suite

À faire !

Annexe C Construction de courbes d’indifférence dans


l’espace rendement-risque

Plaçons nous dans le cas d’un individu averse au risque et dont le niveau d’utilité
soit fonction croissante du seul taux de rendement de son portefeuille r p conformé-
ment au modèle de Tobin (1958). Une représentation de cette fonction peut être
celle présentée sur la figure 2.20. Puisque les courbes d’indifférences renvoient dans
le modèle de Tobin à un même niveau d’utilité espérée, nous pouvons concentrer
notre analyse sur un niveau d’utilité (espérée) donné ū. En inversant la fonction
d’utilité, nous pouvons déjà noter on obtient ainsi le rendement r̄ = u−1 (ū) qui per-
met d’obtenir avec certitude ū (donc en l’absence de risque sur le rendement futur
du portefeuille).

u(r2′ )
u(r2 )


u(r1 )
u(r1′ )

0 r1′ r1 r̄ E(r)E(r ′ ) r2 r2′ r p

F IGURE 2.20 – Aversion au risque et arbitrage rendement-risque.

Supposons maintenant que l’agent étudié doive réaliser un arbitrage entre deux
actifs. L’un offre un taux de rendement sûr égal à r̄ tandis que le second présente
un certain degré de risque mais une rentabilité moyenne plus forte. Dans dans un
souci de simplification émettons l’hypothèse que le rendement de l’actif risqué ne
puisse prendre que deux valeurs distinctes et affectons à la valeur la plus faible
la probabilité 1
3 et donc 2
3 à la valeur la plus forte. Lorsque le portefeuille n’est
pas constitué intégralement d’actif sans risque, on en déduit le taux de rendement
du portefeuille peut prendre deux valeurs distinctes. Plus exactement, pour une

113
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

certaine proportion du portefeuille conservée sous forme d’actif risqué, il est possible
de définir une valeur de la part d’actif risqué tel que les taux de rendements associés
r1 et r2 permettent d’obtenir le niveau d’utilité espéré ū. Il sera donc équivalent pour
l’agent dont les préférences sont décrites par la fonction u de détenir uniquement
des actifs non risqués pour un taux de rendement r̄ ou de panacher son portefeuille
avec l’actif risqué de manière à obtenir un rendement moyen E(r) pour un degré
2 2
de risque σ = 13 r1 − E(r) + 23 r2 − E(r) . Puisque l’agent considéré est averse au
risque — la fonction u est concave par rapport à r p —, il est important de noter qu’un
certain degré de risque ne peut être accepté par celui-ci qu’au prix d’un rendement
moyen E(r) plus important que le rendement certain r̄.

rp
E(r ′ )
E(r)

r̄ ū

0 σ σ′ σp

F IGURE 2.21 – Arbitrage rendement-risque dans le cas d’une aversion au


risque.

En modifiant les caractéristiques de l’actif risqué de manière à obtenir un risque


et un rendement moyen plus importants tout en maintenant inchangées les proba-
bilités de rendement faibles et forts, on peut à nouveau définir une composition du
portefeuille qui permette d’obtenir le degré de satisfaction ū. Une telle modification
est portée sur la figure 2.20 au travers des taux de rendement r1′ et r2′ . Pour un ren-
dement moyen E(r ′ ) et un degré de risque σ ′ , respectivement supérieurs à E(r) et σ,
il est donc possible de retrouver le niveau d’utilité ū désiré. En continuant de modi-
fier les caractéristiques des actifs risqués de manière à ne modifier que l’espérance
et la variance du rendement du portefeuille, on définit ainsi un ensemble de couples
rendement-risques pour lequel l’agent sera strictement indifférent. Dans le cas de
l’agent averse au risque correspondant à la figure 2.20, la courbe d’indifférence as-
sociée au niveau d’utilité ū sera similaire à celle présentée sur la figure 2.21.

114
CHAPITRE 2. LA DEMANDE DE MONNAIE

Annexe D Le choix de portefeuille avec une fonction d’uti-


lité quadratique

De manière générale, une fonction d’utilité u, déterminée par les variables x1 ,


x2 . . . , xn , est de forme quadratique si elle se présente sous la forme :
n
X n X
X n
u(x1 , . . . , xn ) = βi xi + ϕij xi xj , (2.28)
i=1 i=1 j=1

où les coefficients βi et ϕij sont des réels quelconques. Dans le cadre du modèle de
Tobin (1958) où la fonction d’utilité n’est déterminée que par le seul rendement du
portefeuille, la fonction d’utilité est donc :

u(r p ) = βr p + ϕr p2 , (2.29)

telle que β +2ϕr p > 0 pour respecter la condition d’utilité marginale croissante. Pour
que l’individu puisse être considéré comme averse au risque, la fonction d’utilité doit
) 2 p
être concave et il est donc nécessaire que le paramètre ϕ soit négatif ( ∂ ∂ru(r
p2 = 2ϕ < 0
si et seulement si ϕ < 0). En prenant en compte la contrainte d’utilité marginale
croissante, on en déduit que β doit être positif et supérieur ou égal à |2ϕ|.
Dans la mesure où le rendement du portefeuille présente un aspect aléatoire du
fait du risque associé à la détention de titre, l’individu va effectuer son raisonne-
ment, non sur la base de l’utilité, mais sur l’utilité espérée de ce rendement. On
obtient donc 78 :

E u(r p ) = E βr p + ϕr p2 , (2.30)
 

= βE(r p ) + ϕE r p2
(2.31)

,
= βE(r p ) + ϕ E(r p )2 + σ p2
(2.32)

.

Pour trouver la part optimale α∗ de titres dans le portefeuille, il s’agit donc


pour l’individu de maximiser cette fonction d’utilité espérée en tenant compte de
la contrainte budgétaire représentée par l’équation (2.18) ainsi que σ p ∈ [0, σ t ]. En
remplaçant E(r p ) et σ p respectivement par α(i + µg ) et ασ t , on obtient en dérivant
l’espérance d’utilité par rapport à α la condition de premier ordre suivante :

∂E u(r p )
  
2
= β(i + µg ) + 2ϕα∗ (i + µg )2 + σ t = 0 (2.33)
∂α

En substituant réorganisant cette dernière expression, on obtient l’expression

78. Pour le passage de (2.31) à (2.32), il suffit de se rappeler que la variance σ 2 d’une variable
 x
peut se calculer comme σ 2 = E x2 − E(x)2 . En réorganisant les termes, on en déduit donc E x2 =
σ 2 + E(x)2 .

115
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

suivante de l’optimum pour α :

−β(i + µg )
α∗ =  . (2.34)
2ϕ (i + µg )2 + σ t 2

2
2((i+µg )2 +σt )
qui n’est compris dans l’intervalle [0; 1] que si ϕ > − β(i+µg ) . Pour un patri-
moine de W , la fonction de demande de monnaie est par conséquent :

M = (1 − α∗ )W, (2.35)
 
β(i + µg )
= W 1 +   . (2.36)
2ϕ (i + µg )2 + σt 2

Pour déterminer l’influence du taux d’intérêt sur cette demande de monnaie, il


suffit d’étudier la dérivée première de cette fonction de demande, soit :

βW i + µg − σ t i + µg + σ t
 
∂M
=− 2 , (2.37)
∂i

2ϕ (i + µg )2 + σ t 2

qui est négatif tant que i+µg < σ t . Dans ce cas, la demande de monnaie pour motif de
spéculation est alors bien une fonction décroissante du taux d’intérêt, conformément
à l’intuition keynésienne.
L’effet d’une variation du degré de risque associé aux titres est lui sans équivoque
puisque la dérivée première de la demande de monnaie par rapport au paramètre
σ t , soit :
∂M βW σ t (i + µg )
=−  2 , (2.38)
∂i
ϕ (i + µg )2 + σ t 2

est toujours positive du fait des restrictions imposées sur les valeurs des coefficients
β et ϕ.

116
Chapitre 3
L’offre de monnaie

Dans l’ensemble des analyses effectuées dans les chapitres précédents, nous
avons supposé l’offre de monnaie strictement exogène. La monnaie n’est pourtant
pas produite de manière arbitraire ou aléatoire ; son offre dépend tout autant de
l’état de l’économie que sa demande et, dans le cadre de l’étude de l’équilibre du
marché monétaire, il est en particulier important de s’interroger sur les relations
entre offre de monnaie et taux d’intérêt. Pour cela, il faut dans un premier temps
identifier les agents responsables de la formation de la masse monétaire, puis, dans
un second temps, comprendre les motivations et intérêts de ces agents.
La réponse à la première question semble évidente. Ainsi, lorsque l’on étudie la
composition de la masse monétaire (confer section 3.1.3), on peut clairement établir
une distinction entre monnaie manuelle et monnaie scripturale, la première étant
de nos jours émise exclusivement par l’autorité monétaire, tandis que la seconde
concerne la totalité des IFM (Institutions Financières et Monétaires). En observant
la part très importante des dépôts dans la masse monétaire, on comprend aisément
que les banques commerciales jouent un rôle prépondérant dans la création mo-
nétaire. L’essentiel des développements de ce chapitre vont donc concerner le com-
portement des banques commerciales ainsi que leurs relations avec l’autorité mo-
nétaire. L’étude de ces relations est importante en termes de politique économique
dans la mesure où l’on peut se demander quel est le degré de contrôle de l’autorité
monétaire sur l’émission de monnaie. Auparavant, nous allons néanmoins aborder
la question de la mesure de la quantité de monnaie qui nous contraint naturelle-
ment à préciser quels actifs peuvent prétendre au nom de monnaie.

3.1 La mesure de la quantité de monnaie


Comme nous l’avons vu précédemment dans la section 1.1.1, la monnaie peut
prendre différentes formes, ce qui rend relativement délicate la question de la me-
sure du stock monnaie dans une économie. Cette question de la définition statistique

117
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

de la monnaie est évidemment importante car il n’est pas possible de suivre l’évo-
lution d’un agrégat quelconque sans mesure précise de celui-ci. Sans mesure, on ne
peut donc vérifier la validité empirique d’une théorie et l’on se prive d’un instrument
de suivi de la politique monétaire.
Comme nous l’avons souligné dans la section 1.1.2, la plupart des définitions
s’appuient sur les différentes fonctions de la monnaie, plus précisément celles d’in-
termédiaires des échanges et de réserve de valeur. Bien qu’importante, la fonction
d’unité de compte ne peut servir à définir quels actifs composent la monnaie puisque
cette fonction ne fait intervenir la monnaie que de manière conceptuelle (Sayers,
1960). Il faut donc se tourner vers les deux autres fonctions retenues pour donner
un contenu plus tangible à la monnaie et la quantifier.
En fait, si l’on ne retenait que la fonction d’intermédiaire des échanges pour défi-
nir la monnaie comme nous l’avons fait en début de chapitre, circonscrire les formes
prises par la monnaie serait relativement simple et l’on pourrait sans doute se limi-
ter à la monnaie fiduciaire et aux dépôts à vue. Toutefois, la fonction de réserve de
valeur peut nous amener à prendre en considération nombre d’actifs relativement
proches comme les dépôts des comptes sur livret. Certes dans la mesure de tels ac-
tifs doivent être transformés en moyens de paiement pour réaliser une transaction,
on peut admettre qu’il ne s’agisse pas de monnaie stricto sensu mais, dès lors que
cette conversion en moyen de paiement peut-être réalisée de manière immédiate,
l’autorité monétaire ne peut conduire de politique sans effectuer de surveillance de
ces formes de « quasi-monnaie ». Aussi triviale qu’elle puisse paraître cette question
de définition du domaine de la monnaie est donc fondamentale car elle doit être en
cohérence avec le cadre retenu pour la politique monétaire. Ses implications sont
parfaitement illustrées par les débats tenus au XIXe entre tenants de l’école de la
banque (banking school) et ceux de l’école de la circulation (currency school).

3.1.1 Vision restreintes et élargies : la Banking school contre la cur-


rency school

À la fin du XVIIIesiècle en Angleterre, la suspension de la convertibilité en or


(Bank Restriction Act de 1797), illimitée et à prix fixe, des billets émis par la Banque
d’Angleterre souleva de nombreuses questions lorsque l’on s’aperçut parallèlement
de la hausse du prix de l’or et du prix des marchandises durant les guerre napoléo-
niennes. 1 La question fondamentale fut alors de savoir quelles étaient les causes de

1. La suspension de la convertibilité est elle-même une réponse des autorités au vent de panique
qui toucha les épargnants suite aux rumeurs d’invasion de l’Angleterre par les soldats français. Les
autorités monétaires craignaient en effet une conversion massive des billets en monnaie métallique,
retraits qui auraient mis en faillite une grande partie des banques commerciales. Durant la période
de suspension de la convertibilité, les banques continuèrent à émettre des billets alors même que
les quantités d’or disponibles ne progressaient pas, de sorte que leur capacité à assurer la future
conversion de ces billets en or s’en trouvait considérablement diminuée.

118
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

l’inflation constatée durant cette période. La possibilité pour les banques d’émettre
des billets convertibles en or sans restriction en contrepartie d’escompte d’effets pri-
vés a conduit certains auteurs à voir là une source majeure d’inflation. S’est donc
alors posée la question de la nature des billets de banque convertibles en or ou ar-
gent ainsi que des dépôts à vue et autres titres négociables. École de la circulation
et école de la banque 2 3 s’opposent à ce sujet, les premiers ayant une vision plus res-
treinte que les seconds de la notion de monnaie. Comme nous allons le voir la nature
des débats n’est pas seulement méthodologiques mais renvoie fondamentalement à
des conceptions très opposées de la politique monétaire.
Les tenants de l’école de la circulation (currency school) comme Samuel Jones-
Loyd 4 , Henry Thornton, Robert Torrens ou Amasa Walker sont essentiellement
d’obédience quantitativiste — ils s’appuient en grande partie sur les positions de
David Ricardo — et font donc de la stabilité des prix et du maintient de la parité
de la monnaie par rapport aux devises étrangères des objectifs majeurs. Dans la
mesure où ils voient dans l’inflation un phénomène essentiellement monétaire, un
contrôle strict de la masse monétaire s’impose. De fait, la monnaie doit est alors
définie de manière relativement large, en incluant la monnaie divisionnaire, aux
billets non convertibles (émis par la Banque d’Angleterre) et aux billets convertibles
en or émis par les banques commerciales. Pour arriver à contrôler la masse moné-
taire, Ricardo suggère ainsi que l’émission de billets par les banques se fasse sous
condition de couverture en or au delà d’un certain seuil 5 . En imposant ainsi cette
contrainte à l’émission de billets par les banques commerciales, celles-ci ne peuvent
plus émettre de billets qu’en fonction de l’augmentation de leur stock d’or. Dans
la mesure où les stocks globaux d’or d’un pays sont relativement stables, on peut
ainsi contrôler efficacement le niveau de la masse monétaire et donc, si la théorie
quantitative se confirme, le niveau général des prix. En l’absence de règle stricte
sur l’émission de billets de banque convertible, le système bancaire est soumis à des
risques importants de faillite pour Ricardo, notamment dans le cadre d’une écono-
mie ouverte. Un déficit commercial doit en effet se traduire par des sorties d’or en
régime d’étalon or. Si la quantité de billets de banque convertibles est déterminée

2. Pour être plus précis, les deux courants se réfèrent plutôt aux controverses apparues au milieu
du XIXe siècle lors de la réorganisation du système monétaire et du monopole d’émission confié à
la Banque d’Angleterre (Banking Act de 1844). Les débats concernent alors l’obligation imposée à la
Banque d’Angleterre de n’émettre des billets qu’en proportion du stock d’or disponible dans l’économie
conformément au point de vue des auteurs de l’école de la circulation. Auparavant on oppose plutôt
bullionists et anti-bullionists, mais les vues des premiers correspondent très largement à celles de
l’école de la circulation et celles des seconds à celles de l’école de la banque.
3. En toute rigueur, il faudrait ajouter le point de vue de la free banking school qui considère que
le secteur de la monnaie ne doit pas être régulé et donc que la création monétaire peut être librement
confiée aux banques commerciales. Ce point de vue fut néanmoins très minoritaire.
4. Samuel Jones-Loyd est plus connu sous le nom de Lord Overstone.
5. Cette position est logique dans l’optique de l’école de la circulation car ses théoriciens supposent
qu’un système mixte de monnaie métallique et de monnaie papier doit être organisé de manière à
retrouver les propriétés d’un système basé sur la seule monnaie métallique.

119
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

par le stock d’encaisses métalliques, la contraction de la masse monétaire qui s’en


suit doit se traduire par une diminution du niveau général des prix, donc un retour
à l’équilibre commercial et la fin des sorties de métal précieux hors des frontières
nationales. Si au contraire les banques continuent à émettre des billets pour pallier
au manque d’encaisses métalliques, les sorties de métal précieux vont se poursuivre
et exposer davantage les banques au risque de ne pouvoir assurer la conversion des
billets émis en équivalent métallique.
Les tenants de l’école de la banque (banking school), parmi lesquels Thomas
Tooke, John Fullarton, Jean-Baptiste Say ou Jean de Sismondi, restreignent au
contraire la définition de la monnaie au seules pièces et billets inconvertibles émis
par la Banque d’Angleterre. Les billets convertibles sont pour eux des instruments
de crédit car ils sont mis en circulation par escompte de traites commerciales ou
achat de bons d’État. Il existe donc pour les défenseurs de la banking school une
similitude entre billets de banque convertibles et dépôts bancaires qui représentent
des créances. Cette définition plus étroite de la monnaie 6 doit a priori faciliter la
définition de la politique monétaire, mais les auteurs de l’école de la banque sou-
lignent la forte substituabilité entre monnaie et autres créances négociables comme
les billets convertibles ou les dépôts bancaires. En tant qu’instruments de crédit, ces
derniers ne peuvent pas être contrôlés de manière aussi restrictive que la quantité
de monnaie sous peine de contraindre l’expansion de l’économie. En fait, ces auteurs
soutiennent même qu’il est illusoire de chercher à restreindre la quantité de billets
émis car l’expansion, voire l’apparition, d’autres instruments de paiement contri-
buera toujours à l’adaptation de la masse monétaire au niveau d’activité de l’écono-
mie. De fait, la circulation monétaire accompagne la hausse des prix plus qu’il ne
la crée. L’école de la Banque s’appuie même sur le mécanisme de reflux proposé au-
paravant par Adam Smith pour expliquer pourquoi une expansion trop importante
des billets convertibles ne peut donner lieu à une hausse continue des prix. Selon le
mécanisme du reflux, lorsque les créances qui ont permis cette création de monnaie
arrivent à échéances, les billets émis reviennent nécessairement à la banque qui est
à la source de leur création. La monnaie créée à l’occasion de la formation du cré-
dit est donc rapidement détruite (avec le terme de la créance qui a donné lieu à sa
création), ce qui permet à la masse monétaire de retrouver son niveau d’origine.

6. Attention, l’accent mis par les théoriciens de l’école de la banque sur les billets convertibles et les
dépôts peut être trompeuse. Comme le relève Schwartz (1987) : « la définition de la monnaie retenue
par la banking school est quelques fois présentée comme plus large que celle des autres écoles mais
était en fait plus étroite — la monnaie était restreinte à la monnaie métallique et au papier monnaie
émis par l’État. Les billets de banque et les dépôts bancaires étaient exclus parce qu’il étaient consi-
dérés comme des moyens d’accroître la vitesse de circulation de leur encaisses et non pour accroître
la quantité de monnaie. À court terme, l’école soutenait que toute forme de crédit pouvait influencer
les prix mais seule la monnaie telle que définie précédemment pouvait agir ainsi sur le long terme car
les prix dans l’économie ne pouvait dévier que de manière temporaire des prix mondiaux déterminés
dans le cadre du gold standard. »

120
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

Dans cette controverse 7 , on voit que s’opposent deux conceptions opposées de la


monnaie. Pour les tenants de la currency school, la monnaie est un actif dont l’au-
torité monétaire peut contrôler le stock. À cette conception d’une monnaie exogène,
les tenants de la banking school opposent une vision endogène de la monnaie, créée
essentiellement au travers du mécanisme de crédit et d’escompte de titres commer-
ciaux. Par conséquent, l’autorité monétaire ne peut agir pour ces auteurs que de
manière indirecte sur le niveau de la masse monétaire. On retrouvera cette distinc-
tion dans l’analyse de l’offre de monnaie effectuée dans les sections suivantes. Il est
finalement important de retenir que la définition statistique de la masse monétaire
dépend à la fois du rôle théorique attribué à la monnaie dans le fonctionnement de
l’économie et de considérations pratiques. En particulier, la possibilité d’observer
des substituts aux actifs monétaires doit parfois nous amener à réviser la définition
de la masse monétaire afin que des variations de celles-ci ne soient pas simplement
le fait d’effets de substitution sans conséquence sur le fonctionnement de l’économie.

3.1.2 Des critères de définition de la monnaie

On relève souvent que les questions soulevées lors de la controverse entre cur-
rency school et banking school ont toujours su rester d’actualité malgré les évolu-
tions importantes des systèmes monétaires et financiers. Du fait de sa nature de
moyen de paiement et de réserve de valeur, la monnaie reste un concept délicat à
appréhender lorsque l’on souhaite suivre les évolutions réelles de cette grandeur
économique. Dans les prochains paragraphes, nous envisageons quelques uns des
critères proposés dans la littérature économique pour séparer la monnaie des autres
actifs en distinguant les approches formelles de l’approche statistique défendue par
Friedman et Schwartz.

Des critères formels

Au début des années 60, John Gurley et Edward Shaw proposent une théorie du
financement de l’économie qui conduit à reconsidérer le champs de définition de la
monnaie tout en s’appuyant sur les intuitions keynésiennes d’arbitrages entre mon-
naie et autres actifs. Conservant la notion de moyen de paiement pour la monnaie,
ils relèvent que la demande de monnaie dépend aussi de la disponibilité d’actifs
financiers plus ou moins liquides.
Pour Gurley et Shaw, les moyens de paiements présentent de manière impli-
cite un rendement financier de leur capacité à éviter les coûts de trésorerie et à la
relative stabilité de leur valeur en comparaison des autres actifs financiers plus sen-
sibles aux conditions de marché. Monnaie et autres actifs financiers sont donc dans
une certaine mesure substituables puisque chacun procure un certain rendement
7. Pour de plus amples détails, voir notamment Schwartz (1987).

121
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

avec un certain risque. Un tel arbitrage pose problème car il implique une rela-
tive inefficacité d’une politique monétaire basée sur la seule fixation de la quantité
d’instruments de paiement. Si l’autorité monétaire décide en effet de restreindre
la disponibilité de ces derniers dans l’économie, les effets attendus de cette poli-
tique peuvent être en effet en grande partie annulés par un rapport des agents sur
d’autres actifs financiers suffisamment liquides.
Cette conception de la monnaie sera appuyée et approfondie par d’autres auteurs
qui écartent la possibilité de se restreindre à la seule fonction de moyen de paiement
pour définir la monnaie. Robert Sayers soutient ainsi que les fonctions d’instrument
de paiement et de réserve de valeur sont indissociables (Sayers, 1960) :

Un actif qui cesserait définitivement d’être une réserve de valeur cesse-


rait d’être utilisé comme instrument d’échange, ainsi qu’on a pu le voir
lorsqu’une monnaie est rejetée au stade ultime de l’hyperinflation. [De
même,] il existe des biens qui sont des réserves de valeur mais ne sont clai-
rement pas de la monnaie car il ne sont jamais utilisés comme moyen de
paiement. Mais, par conséquent, devons-nous appeler monnaie toutes les
autres de réserves de valeur, c’est à dire toutes celles qui sont utilisées, de
manière courante, occasionnelle ou rarement, comme instrument de paie-
ment ? La réponse habituelle est que nous ne devrions retenir comme mon-
naie que les actifs qui sont couramment utilisés comme moyen de paie-
ment. Recourir à l’adverbe “couramment” souligne néanmoins l’absence
de ligne de démarcation nette.

Pour certains, il faut donc finalement renoncer au concept de monnaie pour s’ap-
puyer sur celui d’actif liquide plus adéquat pour analyser l’évolution de la conjonc-
ture. On peut néanmoins juger cette position peu concluante car il devient alors
nécessaire de définir de manière arbitraire un seuil de liquidité pour pouvoir appré-
cier l’évolution de la masse de liquidité. De plus, le degré de liquidité n’est pas une
caractéristique invariante pour la plupart des actifs. Il dépend en effet notamment
de conditions de marché, par définition variable dans le temps.
Les difficultés soulevées par l’approche en termes de liquidité ainsi que la convic-
tion que la fonction d’instrument de paiement procure aux actifs monétaires un pou-
voir spécifique, ont conduit quelques années plus tard Boris Pesek et Thomas Saving
à proposer un critère original de définition de la monnaie. Pour ces auteurs, un actif
présentant la fonction d’instrument de paiement peut être considéré comme mon-
naie dès lors qu’il constitue une richesse nette pour l’ensemble de l’économie. Leur
définition se base donc sur la notion de dette du secteur bancaire. Pesek et Saving
soutiennent ainsi que la monnaie fiduciaire correspond à une richesse nette car elle
est une créance sur l’économie pour son détenteur et lui rend un certain nombre de
services sans pour autant constituer de dette pour aucun autre agent. De fait, la

122
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

gestion de dépôts à vue par le secteur bancaire est considérée comme une activité
de production et non d’intermédiation puisque les établissements bancaires ne cré-
ditent pas sur les comptes à vue de leurs clients une monnaie scripturale qu’elles
ont emprunté auprès d’autres agents (confer section 3.2).

Pour Pesek et Saving, la priorité donnée à la fonction d’instrument de paiement


se justifie par le fait que les acheteurs de monnaie scripturale ne demandent pas de
rémunération pour les comptes de dépôts à vue, ce qu’il feraient naturellement pour
un instrument de placement. Lorsqu’un dépôt sur un compte bancaire est néan-
moins rémunéré, ces dépôts sont selon ces auteurs pour partie monnaie et pour
partie dette, la partie dette étant appréciée par l’écart entre taux de rémunération
du dépôt et taux d’intérêt du marché. Ainsi si le taux d’intérêt sur les dépôts repré-
sente 80% du taux de marché, 20% du dépôt pourront être considérés comme de la
monnaie.

Cette approche fut toutefois très critiquée (voir par exemple Laidler, 1969, Fried-
man & Schwartz, 1969). Si ces pourfendeurs ne contestent pas que la monnaie
puisse être appréhendée comme une richesse nette par les services qu’elle procure,
ils rejettent l’idée selon laquelle les actifs classés comme non monétaires par Pe-
sek et Saving ne constituent pas une richesse nette sous prétexte qu’ils constituent
une dette pour le secteur bancaire. Il s’agit en effet là d’une confusion entre valeur
moyenne et valeur marginale des actifs, car on conçoit mal qu’un actif comme les
dépôts à terme puisse être produit et employé s’il ne procure aucune supplément de
bien être à un quelconque agent. De plus, ces détracteurs estiment en particulier
infondée la clef de répartition des actifs entre monnaie et dette proposée par Pesek
et Saving. Dans le cas où l’écart entre taux de rémunération d’un compte de dépôt à
vue et taux d’intérêt du marché serait nul, ne pas inclure cette somme dans la défi-
nition de la masse monétaire reviendrait à considérer que cet actif n’ait pas fonction
d’instrument de paiement.

Un autre critère formel de définition de la monnaie fut celui proposé par Wal-
ter Newlyn de neutralité de la monnaie. Cet auteur définit la monnaie comme l’en-
semble des actifs dont l’utilisation pour réaliser un paiement n’exerce pas d’effet sur
le marché des fonds prêtables. En d’autres termes, il s’agit de trouver un ensemble
d’actifs utilisables comme moyens de paiements et dont le niveau ne présente pas de
corrélation avec celui des taux d’intérêts. Bien qu’attractive, cette définition aussi
d’un certain nombre de limites notamment s’il s’avère que même l’émission de mon-
naie centrale — la monnaie centrale est celle émise par la banque centrale — exerce
un effet sur les taux d’intérêt, ce qui peut être le cas lorsque des taux de réserve
obligatoire sont imposés au secteur bancaire.

123
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

L’approche empirique de Friedman et Schwartz

À ces approches formelles, Friedman et Schwartz vont opposer à la fin des années
60 une approche empirique pour la définition statistique de la monnaie. Pour ces
auteurs, la définition de la monnaie doit être instrumentale au regard de la théorie
monétaire que l’on soutient. S’appuyant sur la vision défendue par Friedman (confer
section 2.3), ils affirment que la définition de la monnaie la plus adéquate est celle
qui est compatible avec l’estimation économétrique 8 d’une fonction de demande de
monnaie stable.
Dans la théorie friedmanienne de la demande de monnaie, cette dernière est
un actif parmi tant d’autres. Cet actif peut prendre différentes formes relativement
substituables qui présentent toutes un rendement similaires, et la demande pour cet
actif ne dépend que d’un petit nombre de variables économiques comme le revenu
permanent, le taux d’intérêt et le taux d’inflation. Pour Friedman et Schwartz, c’est
à l’outil statistique de déterminer quel contenu doit prendre le concept de monnaie :
parmi toutes les définitions possibles, on retient ainsi celle qui offre les corrélations
les plus fortes avec les variables économiques désignées par la théorie. On retrouve
ainsi un lien fort notamment entre revenu global et quantité de monnaie, conformé-
ment à l’esprit quantitativiste, tout en admettant que la composition de cette masse
monétaire soit susceptible de connaître des modifications importantes.
La démarche n’est toutefois pas exempte de reproches. En premier lieu, elle est
critiquable car ouvrant la possibilité à un raisonnement circulaire. Si la théorie mo-
nétaire soutenue par Friedman et Schwartz est utilisée pour définir le champ d’ap-
plication du concept de monnaie, il n’est plus possible de tester cette théorie en s’ap-
puyant sur l’agrégat monétaire obtenu puisque, par essence, celui-ci est celui qui se
révèle le plus conforme à la théorie. On peut même envisager qu’une théorie rivale
puisse, en s’appuyant sur cette démarche empirique, faire émerger un autre concept
de monnaie qui présente le même caractère autovalidant et ne permette donc pas de
discriminer les deux théories. Le second reproche est d’ordre opérationnel puisque
l’approche empirique nécessite des données de relativement longue période. Or les
innovations financières et monétaires importantes observées dans les pays indus-
trialisées à partir des années 70 ont entraîné l’apparition de nombreux actifs sus-
ceptibles d’être inclus dans la masse monétaire et provoqué une grande variabilité
de la fonction de demande de monnaie. Comme l’approche statistique de Friedman
et Schwartz repose sur la stabilité des relations entre quantité de monnaie et les
déterminants théoriques de la demande de monnaie, l’instabilité de cette dernière
rend la procédure statistique très compliquée. Elle donne lieu finalement à des défi-
nitions de la monnaie variables dans le temps, ce qui rend le suivi de son évolution

8. L’économétrie est une branche de la statistique portant sur l’estimation de paramètres en situa-
tion de surplus d’informations et permettant de tester la validité empirique d’une théorie scientifique.

124
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

potentiellement délicat.

3.1.3 Les agrégats monétaires

Malgré les développements ultérieurs présentées dans les dernières pages, c’est
encore l’analyse en termes de liquidité qui fait autorité de nos jours pour la me-
sure de la masse monétaire. La difficulté de définir une frontière nette entre actifs
monétaires et non monétaires s’est en effet considérablement accru avec la dérégle-
mentation du secteur bancaire observée à partir des années 70 de sorte qu’il faut
maintenant prendre en compte toute une variété d’actifs présentant le caractère de
monnaie à des degrés divers. De fait, ce n’est pas une mais plusieurs définitions de
la monnaie qui sont retenues pour mesurer la masse monétaire. Plus précisément,
ces quantités de monnaie sont basées sur une classification des actifs par ordre de
liquidité décroissante 9 . On retient ainsi les agrégats M1, M2 et M3 qui, emboités
les uns dans les autres, élargissent progressivement la définition de la monnaie à
des actifs moins liquides que ceux du niveaux précédent. En outre, les agrégats uti-
lisés sont aussi définis en fonction de la nature de l’institution qui les émets. Ainsi
les actifs retenus pour M1, M2 et M3 ont pour commun d’être tous émis par des
IFM, institutions financières monétaires. Ces IFM regroupent l’ensemble des éta-
blissement de crédits résidents ainsi que toute institution financière résidente dont
l’activité consiste à recevoir des dépôts d’agents autres que les IFM et qui consentent
des crédits ou effectuent des placements en titres. On retrouve donc essentiellement
parmi ces IFM les banques centrales, les banques commerciales et des OPCVM (or-
ganismes de placement collectif en valeur mobilières).
S’il convient de préciser que leur contenu a pu fluctuer dans le temps et d’un
pays à l’autre, les agrégats M1, M2 et M3 recouvrent depuis 1999, année du passage
à l’Euro, les actifs suivants :
M1 constitue la monnaie au sens strict puisqu’il contient l’ensemble des actifs par-
faitement liquides, à savoir la monnaie fiduciaire (pièces et billets) et les dé-
pôts à vue au sein des IFM. En d’autres termes, il s’agit donc des instrument
de paiement.
M2 ajoute à M1 l’ensemble des dépôts remboursables avec un préavis inférieur ou
égal à trois mois et les dépôts à terme d’une durée initiale inférieure ou égale
à deux ans. En pratique, on retrouve donc par exemple dans le cas français
les comptes sur livrets comme les livret A ou les livrets jeunes, les comptes
épargne logement, les CODEVI (comptes pour le développement industriel)
devenus en 2007 livrets de développement durable, les livrets d’épargne po-
pulaire. La différence avec M1 se situe donc dans l’inclusion d’actifs qui ne
9. Il peut être intéressant de noter que ce critère de liquidité ne fut pas toujours celui retenu par la
Banque de France pour définir ses agrégats monétaires. Ainsi une précédente hiérarchie des agrégats
monétaires reposait en grande partie sur la nature de son émetteur.

125
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

présentent aucun risque mais ne peuvent servir à réaliser des paiements bien
qu’ils soient disponibles à tout moment 10 .

M3 élargit M2 en incluant les instruments négociables émis par les IFM résidentes.
On retrouve alors dans cette catégorie des titres d’OPCVM monétaires, les
pensions, rémérés et les titres de créance dont le terme est inférieur ou égal
à deux ans. Les pensions et rémérés sont des titres détenue dans le cadre
d’un engagement de rachat dans un délai court à un prix et une date fixés à
l’avance 11 . Les rémérés diffèrent des pensions dans la mesure où le rachat des
titres est optionnel. Contrairement aux instruments de M2, M3 élargit donc la
définition de la monnaie en incluant des instruments de placement ayant pour
support des titres négociables sur les marchés. Il présentent la particularité
de ne pas être convertibles en moyen de paiement sans frais et leur valeur est
susceptible de variations même si les titres considérés présentent un risque
faible 12 .

On peut aussi pour mémoire citer l’agrégat M4 utilisé en France dans les années
90 et qui ajoutait à M3 les titres négociables émis par les agents non financiers. On
y retrouvait donc les bons du Trésor négociables et les bons de trésorerie à moyens
termes négociables émis par les sociétés.
D’un point de vue technique, ces agrégats sont mesurés à partir du passif du
bilan consolidé des IFM. Ce dernier se présente schématiquement sous la forme dé-
crite dans le tableau 3.1. L’agrégat M3 est obtenu en sommant les montants figurant
sur les 6 premiers postes du passif.
Les politiques monétaires se basent généralement sur la surveillance de l’agré-
gat le plus stable dans l’optique d’un contrôle de l’évolution du niveau général des
prix. En pratique, il s’agit le plus souvent de M3, plus stable que M2. En effet, en
raison de leur degré élevé de liquidité et de la faible incertitude qu’ils présentent en
matière de cours, les instruments négociables des IFM résidentes constituent des
substituts proches des dépôts. Du fait de leur inclusion dans M3, cet agrégat large
est moins sensible aux transferts opérés entre les différentes catégories d’actifs li-
quides que ne le sont les agrégats monétaires plus étroits et se trouve donc être plus
stable.
Le tableau 3.2 permet d’apprécier la composition de la masse monétaire au ni-

10. Dans la réalité cette affirmation doit être relativisée puisqu’il existe des possibilités légales
d’effectuer des paiements directement à partir d’un compte sur livret, notamment pour certains pré-
lèvements automatiques comme les pour les factures d’eau, d’électricité. . .
11. Dans le cas d’une mise en pension, il est utile de noter que les titres concernés restent toujours
dans le portefeuille de l’agent emprunteur.
12. Comme le soulignent Bradley & Descamps (2005), on peut néanmoins douter que l’ensemble
des instruments de M3−M2 soient véritablement plus liquides que ceux compris dans M2−M1. En
effet, certain titres monétaires peuvent être échangés sur des marchés très fluides et donc être plus
rapidement disponibles que des instruments de court terme soumis à des pénalisations financières et
fiscales en cas de retrait anticipé.

126
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

TABLE 3.1 – Bilan consolidé des IFM en zone Euro

Actif Passif
1. Prêts aux résidents de la zone Euro ; 1. Monnaie Fiduciaire ;
2. Portefeuille de titres autres que les ac- 2. Dépôts de l’administration centrale ;
tions émis par les résidents de la zone
Euro ;
3. Portefeuilles d’actions et autres partici- 3. Dépôts d’autres administrations pu-
pations émises par des résidents de la zone bliques de la zone Euro ;
Euro ;
4. Créances sur les non résidents ; 4. Dépôts d’autres résidents de la zone
Euro ;
5. Actifs immobilisés ; 5. Titres d’OPCVM monétaires ;
6. Autres actifs ; 6. Titres de créances émis ;
7. Capital et réserves ;
8. Engagements envers les non résidents ;
9. Autres passifs ;
10. Excédents d’engagements inter-IFM.
Source : Delaplace (2009, p. 73).

veau de la zone Euro et de la France en 2008. Que l’on se limite à une définition
restreinte de la monnaie (M1) ou que l’on adopte une vision plus large avec M2 ou
M3, on peut voir que la monnaie fiduciaire ne correspond qu’à une part faible de la
monnaie circulant dans l’économie européenne. Les dépôts, qu’il s’agisse de dépôts
à vue ou de dépôts à court terme représentent au contraire la majeure partie de
la masse monétaire. Les courbes de la figure 3.1 permettent d’apprécier l’évolution
relatives des différents agrégats en longue période dans la zone Euro et aux USA.
On s’aperçoit, notamment dans le cas américain du développement plus rapide de
la quasi monnaie (M3 moins M1) par rapport à la monnaie stricto sensu.

3.2 Le rôle des banques commerciales dans la création


monétaire

Pour comprendre les mécanismes de création monétaire, il est donc primordial


d’étudier le comportement des banques commerciales — on parle de banque de se-
cond rang afin de les différencier de la Banque centrale — et les interactions entre
celles-ci et les autorités monétaires. Pour les premiers économistes comme pour
la majeure partie de nos concitoyens, le rôle du système bancaire est de collecter
l’épargne sous forme de dépôts et de transformer les sommes collectées en crédits.
Si cette vision est largement erronée, elle permet toutefois de spécifier certaines
particularités de l’activité bancaire.

127
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

TABLE 3.2 – Les différents agrégats monétaires en France et en zone Euro


en 2008.

Agrégat Zone Euro France


niveau % de M3
Billets et pièces en circulation 710,7 7,5
+ Dépôts à vue 3 267,6 34,8 482,3
= M1 3 978,3 42,3
+ Autres dépôts à terme 4 027,7 42,9 670,0
dont Dépôts à termes inférieurs à 2 ans 2 470,6 26,3 184,0
= M2 8 006,0 85,3
+ Instruments négociables 1 379,7 14,7 541,8
dont Titres de créances inférieurs à 2 ans 271,2 2,8 125,2
= M3 9 385,7 100,0
Contribution française à M3 1 749,5
Note : encours en milliards d’euro. Source : Banque de France.

3.2.1 Des ressources aux emplois : l’intermédiation bancaire

Une banque, ou plus largement un intermédiaire financier, peut accorder des


prêts avec l’argent emprunté ou plus précisément celui que consent à lui prêter
le public en échange de certains services. S’il souhaitait participer directement au
de financement l’activité, un individu aurait tout intérêt à accorder lui-même un
prêt à une entreprise. On peut aisément comprendre qu’un individu soit réticent à
effectuer cette activité car il ne se dispose en général pas des compétences néces-
saires pour apprécier le degré de risque d’un projet et recouvrer la créance en cas de
défaillance de l’emprunteur. Surtout, l’individu devrait renoncer à une disposition
en actifs liquides pourtant nécessaires à la réalisation de ses propres transactions.
Pour ces raisons, les individus prêtent (souvent à un taux nul dans le cas des dépôts
à vue) aux intermédiaires financiers afin de ne pas supporter de risque de capital
— sauf en période de crise la solvabilité des banques n’est en général pas sujette à
caution — et de pouvoir conserver une position liquide.
Évidemment, pour que la solvabilité des banques soit assurée, il est important
qu’elles puissent concilier l’immobilisation de ressources que constituent leurs créan-
ces avec la liquidité des avoirs que sont les dépôts de leurs clients. Pour que cela soit
possible, il est tout simplement nécessaire de disposer d’un nombre suffisamment
important de clients de sorte que les retraits de certains soient compensés par les
dépôts des autres. De plus, pour faire face aux retraits quotidiens de certains clients,
la banque ne peut consacrer la totalité de ses dépôts au crédit et doit donc constituer
des réserves en monnaie émise par la banque centrale. On peut donc schématiser
cet équilibre entre emplois et ressources de la manière suivante comme sur la fi-

128
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

(a) Zone Euro. (b) USA.


8000 10000

10000
M1 M1
M2 M2
M3 M3

8000
6000

6000
4000

4000
2000
2000

0
1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 1960 1970 1980 1990 2000

Note : données en milliards d’Euros sur la figure 3.1a (source Banque Centrale Eu-
ropéenne) et en milliards de dollars sur la figure 3.1b (source Federal Reserve).

F IGURE 3.1 – Évolution de M1, M2 et M3 dans la zone Euro et aux USA.

Actif Passif
Réserves Dépôts
Crédit

F IGURE 3.2 – Bilan simplifié d’un intermédiaire financier.

gure 3.2 13 .
Il convient pour autant de souligner une des singularités de l’activité bancaire,
à savoir la nature monétaire des dettes que constituent pour elles les dépôts à vue.
Lorsqu’un dépôt est effectué dans une banque, celui-ci constitue pour cette dernière
une dette exigible à vue, autrement dit dont le remboursement peut être demandé à
n’importe quel moment sous forme de monnaie manuelle par le titulaire du compte.
L’originalité de cette dette de la banque est toutefois qu’elle est effectuée sur elle
même et peut simultanément servir de moyen de paiement. Elle n’a donc de valeur
que pour ceux qui la reçoivent, autrement dit les clients de la banque, pour peu
qu’ils la mettent en circulation. Il est à ce moment utile de préciser que la monnaie
scripturale créée par la banque commerciale n’a pas une aire d’acceptation aussi
importante que la monnaie fiduciaire et la monnaie scripturale émise par la Banque

13. Cette représentation simplifiée occulte les fonds propres de la banque, constitués par les ca-
pitaux apportés par les actionnaires et les dividendes non rémunérés. Puisqu’il s’agit d’engagements
vis-à-vis des propriétaires de l’entreprise, ils figurent au passif du bilan. Les fonds propres permettent
de garantir la solvabilité de la banque. En cas d’impayé, la dette du débiteur est retiré des actifs de
la banque et les fonds propres sont amputés du même montant. On conçoit aisément qu’une banque
doive s’assurer de la solvabilité de ses emprunteurs puisque des défaillances massives se traduisant
par un épuisement des fonds propres entraîne nécessairement la faillite de l’établissement.

129
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

centrale. On définit le circuit monétaire d’une banque commerciale comme l’aire


d’acceptation des instruments de paiement qu’elle émet et dans laquelle transferts
et conversions peuvent être réalisés sans obstacle.

Banque Brochant
∆Actif ∆Passif
Réserves +10 Dépôt à vue +100
Crédit +90
Pignon Perrin
∆Actif ∆Passif ∆Actif ∆Passif
Billets −100 Billets +90 Dette +90
Dépôt à vue +100

F IGURE 3.3 – Augmentation de la masse monétaire par intermédiation.

La création de moyens de paiement scripturaux en l’échange des billets va per-


mettre l’augmentation de la masse monétaire grace à l’activité de crédit des banques.
Pour illustrer notre propos, imaginons ainsi qu’un dépôt de 100 e soit effectué par
Pignon en billets auprès de la banque Brochant. Pour simplifier, supposons que cette
dernière se contente de reprêter 90% de ce montant sous forme de billets à Per-
rin (confer figure 3.3). Comme les dépôts à vue peuvent être utilisés directement
pour effectuer des paiements, il n’est pas nécessaire pour la banque d’exiger le rem-
boursement du prêt effectué à Perrin pour que Pignon puisse utiliser ses dépôts
pour procéder aux transactions qu’il doit réaliser. En d’autres termes, les moyens de
paiements, initialement constitués par les billets de Pignons ont été augmentés de
la monnaie scripturale accordée à ce dernier en échange des billets. Dans ce schéma
très simple, on voit que la masse monétaire a doublée puisque l’on part d’une si-
tuation où celle-ci est de 100 e à une autre autre où viennent s’ajouter les 100 e
de dépôt à vue. Si l’on considère que les 10 e de réserve additionnels sont stérilisés
(puisque gardés en réserve), la masse de monnaie en circulation a tout de même
augmenté de 90%.

3.2.2 Des emplois aux ressources : la création de monnaie au tra-


vers du crédit

Évidemment, le schéma d’augmentation de la masse monétaire présenté dans


la section précédente est très simplificateur puisque la banque ne va pas effectuer
de prêt sous forme de billets de banque, mais en créditant le compte de dépôt des
agents à qui elle prête, autrement dit en créant de la monnaie scripturale. C’est en
celà que l’on dit souvent que les crédits font les dépôts et non l’inverse. En effet, en
tenant compte de ce principe d’écriture simultanée dans son bilan de lignes de cré-
dit et d’augmentation correspondante des dépôts à vue, on s’aperçoit que la banque

130
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

n’a aucunement besoin de ressources préalables pour accorder des crédits. En aug-
mentant la ligne de ses dépôts à vue du montant correspondant au prêt effectué,
elle équilibre son bilan et augmente parallèlement le niveau de la masse monétaire
sans avoir à « puiser » dans les dépôts préalablement formés par ses autres clients.
La création monétaire par le crédit correspond donc à un simple jeu d’écriture qui
correspond à l’échange d’une créance réelle — le crédit bancaire est bien adossé aux
actifs réels qu’il permet d’acquérir — en dettes de nature monétaire, à savoir les
dépôts à vue. Toute l’originalité du mécanisme est donc que la banque et l’emprun-
teur effectuent un échange de créances de l’un sur l’autre 14 . On observe donc bien
au travers de ce mécanisme une monétisation d’actifs non monétaires. De plus, on
peut in fine concevoir la monnaie comme une dette de banque qui circule, puisqu’il
s’agit d’un élément du passif des institutions bancaires qui peut être utilisé comme
moyen de paiement.
Cette capacité de création monétaire ex nihilo ne rend toutefois pas caduque
la fonction d’intermédiation financière au niveau des banques 15 . Il faut en effet
préciser qu’en parallèle de cet activité monétaire, la banque joue toujours un rôle
d’intermédiaire financier pur dès lors qu’elle participe au financement de l’économie
au travers de ses capitaux propres ou empruntés sur les marchés financiers 16 .
Cette création de monnaie offre évidemment un avantage conséquent au sys-
tème bancaire. En offrant des crédit à un taux d’intérêt sensiblement plus élevé
que la rémunération des dépôts, la banque tire un profit substantiel de son activité
sous forme de seigneuriage. Le corollaire de ce mécanisme de création monétaire est
évidemment la nature temporaire de la monnaie créée. Au fur et à mesure que l’em-
prunteur rembourse son crédit, la monnaie initialement créée disparaît en étant
effacée à la fois de l’actif et du passif de la banque. On parle alors de destruction
monétaire. On comprend alors que, hors émission de monnaie divisionnaire par la
Banque centrale, la masse monétaire ne peut croître qu’au fil de la progression du
crédit dans l’économie, donc du développement de l’activité économique 17 . Ce lien se
retrouve évidemment sur le plan statistique puisque l’on peut observer que les diffé-
rents agrégats monétaires enregistrent généralement des baisses dans les périodes
de contraction de l’activité économique.
Il faut toutefois s’interroger sur les limites de ces mécanismes de création mo-
nétaire puisque les banques semblent pouvoir créer de la monnaie de manière illi-
mitée, sans autres limites que l’identification de projets susceptibles d’être financés,

14. On peut alors voir l’intérêt associé au prêt comme la rémunération pour la banque de ce service
de conversion.
15. La question ne se pose évidemment pas pour les autres institutions financières qui doivent elles
collecter des ressources préalablement à toute activité de prêt.
16. Pour la suite du cours, nous négligerons ce comportement d’intermédiaire simple qui n’est pour-
tant pas négligeable dans l’activité bancaire.
17. Sur ce point précis, il est intéressant de retrouver là un résultat qui fait écho à la position tenue
par les auteurs de la banking school (confer section 3.1.1).

131
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

la définition interne de stratégies d’occupation du marché ou l’imposition extérieure


de règles prudentielles (ratio Cooke, ratio McDonough, coefficient de Trésorie. . .).
Dans le cas où le secteur bancaire se résumerait à une seule et unique banque, on
pourrait penser que la banque n’aurait pas à craindre de fuite hors de son circuit
monétaire puisque la monnaie circulerait au fil des paiements entre les différents
comptes de dépôt à vue de ses clients sans modifier le montant total de son pas-
sif 18 . Néanmoins, la nécessité pour les clients de la banque de disposer de billets et
pièces pour effectuer des règlements, voire la peur de voir la banque faire faillite et
ne plus pouvoir assurer la transformation des dépôts à vue en monnaie manuelle,
rendent nécessaires pour la banque la conservation d’une partie de ses ressources
sous formes de réserves. Celles-ci prennent toujours la forme de monnaie centrale,
autrement dit de monnaie émise par la Banque centrale, qu’il s’agisse de billets ou
de dépôts à vue auprès de la Banque centrale 19 . Dans la mesure où ces besoins dé-
pendent en grande partie des habitudes de la population en matière de paiement
(fréquence d’utilisation des cartes de paiement et des chèques, recours au TIP et
aux prélèvements obligatoires. . .), la banque peut aisément déterminer un ratio de
réserves à conserver par rapport au niveau de crédits accordés afin de maintenir son
risque d’insolvabilité à un niveau soutenable.

Banque Brochant Banque Leblanc


∆Actif ∆Passif ∆Actif ∆Passif
Crédit +100 Dépôt à vue +100 Réserves +60 Dépôt à vue +60
Réserves −60 −60
Pignon Perrin
∆Actif ∆Passif ∆Actif ∆Passif
Dépôt à vue +100 Crédit +100 Dépôt à vue +60
−60 Vin −60

F IGURE 3.4 – Fuites dans un système à deux banques.

Dans le cas plus général où le système est composé de plusieurs banques com-
merciales, les banques voient aussi une partie des dépôts formés à l’issue d’une
opération de crédit servir pour des règlements auprès d’agents clients de banques
concurrentes, ce qui rend plus sensible la question des réserves. Par exemple, suppo-
sons que la banque Brochant accorde un prêt à Pignon à hauteur de 100 e. Celui-ci
utilise 60% de ce crédit pour payer Perrin, son fournisseur en vin, lui même client
de la banque Leblanc. De fait, l’opération de crédit a permis d’augmenter l’actif de
la banque Brochant de 100 e, mais il lui aura aussi fallu diminuer utiliser ses ré-

18. Pour mémoire, rappelons que les emplois correspondent à l’actif d’un agent, et ses ressources à
son passif.
19. Lorsque ce mécanisme de création monétaire par le crédit naquit simultanément en Angleterre
et en Suède au XVIIe siècle, il s’agissait bien évidemment de métal précieux.

132
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

serves puisque les opérations entre banque s’effectuent en monnaie centrale, et donc
réduire son actif de 60 e pour financer la fuite que constitue le règlement de Pignon
auprès de Perrin. L’actif de la banque Brochant augmente donc au final du même
montant que son passif, soit 100−60=40 e comme on peut le voir à partir de la fi-
gure 3.4. On s’aperçoit donc que l’opération de crédit, en entamant les réserves de
la banque Brochant augmente son risque d’insolvabilité. On peut penser que cette
situation est temporaire dans la mesure où le prêt de Pignon est destiné à financer
une activité. En d’autres termes, Pignon doit tôt ou tard approvisionner son compte
courant avec les recettes de son activité, ce qui va permettre à la Banque Brochant
de reconstituer ses réserves. Néanmoins, cette dernière doit faire face temporaire-
ment à une situation de sous-liquidité dans la mesure où son actif est composé d’une
part plus importante d’actifs réels (la dette de Pignon) qui l’expose durant cette pé-
riode à un risque d’illiquidité. Elle ne peut donc se permettre d’offrir du crédit de
manière illimité sous peine que sa fragilité ne conduise à une panique qui provoque
une situation réelle d’insolvabilité.
On peut aussi noter que ces réserves additionnelles engrangées par la banque
Leblanc offrent aussi cette dernière la capacité d’accorder des crédits supplémen-
taires à ses clients, donc d’accroître le niveau de la masse monétaire par intermé-
diation bancaire. De fait, si le pouvoir de création monétaire de chaque banque com-
merciale est limité par le pourcentage de dépôts qui restent au passif de son bilan,
autrement dit sa part de marché, celui du système bancaire est potentiellement illi-
mité. Pour préciser ce résultat considérons que le système bancaire ne comporte que
deux banques commerciales et que la part de marché de la banque Brochant soit de
40%. En d’autres termes, tout nouveau crédit d’un montant y accordé par la banque
Brochant doit se traduire par une diminution de ses réserves de 0,6y tandis qu’un
prêt d’un montant x par la banque Leblanc va, au fil des transactions de ses clients,
donner lieu à une augmentation de 0,4x des réserves de la banque Brochant. On
comprend ainsi qu’une banque commerciale ne peut se développer de manière du-
rable par le seul crédit dans la mesure où il lui faut avoir le circuit monétaire le
plus étendu possible, autrement dit la part de marché la plus importante possible
en matière de dépôts, afin de limiter les risques d’illiquidité. Même si l’activité de
dépôt semble peu rémunératrice — il faut tout de même tenir en compte les nom-
breux services financiers vendus aux clients — au regard de l’activité de crédit, elle
permet de limiter les coûts de banque en matière de refinancement. Sous cet angle,
on comprend mieux l’intérêt des banques à fidéliser leurs clients.
Dans notre exemple, pour que les réserves de la banque Brochant restent stables,
il est donc nécessaire que les fuites soient strictement compensées par de nouveaux
dépôts, soit 0, 6y = 0, 4x. On en déduit que les deux banques maintiennent leurs
réserves constantes dès lors que la banque Leblanc accorde un volume de crédit
0,6
x
y = 0,4 = 1, 5 fois plus important que la banque Brochant.

133
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Banque Brochant Banque Leblanc


∆Actif ∆Passif ∆Actif ∆Passif
Crédit +100 Dépôt à vue +100 Réserves +60 Dépôt à vue +60
Réserves −60 −60 −60
+60 Dette +60 Crédit +60

F IGURE 3.5 – Prêt interbancaire.

Dans la mesure cette correspondance parfaite n’a que peu de raison de se pro-
duire à court terme — notons que notre exemple exclut aussi les fuites hors du
circuit bancaire sous formes de retrait en billets —, une banque disposera d’un excé-
dent de liquidités tandis que l’autre présentera un déficit. Si l’on reprend la situation
de la figure 3.4, la banque Brochant est en situation de manque de réserves faute
d’avoir réussi à capter des dépôts issus des banques concurrentes. Pour maintenir sa
capacité à répondre à un besoin en liquidité de ses clients, la banque Brochant doit
se tourner vers la banque Leblanc. Cette dernière voit les dépôts de Perrin auprès
d’elle augmenter de 60 e sans pour autant avoir d’emploi direct pour ses ressources.
En effet, dans la mesure où la banque Leblanc n’a a priori qu’un intérêt limité pour
la constitution de réserves additionnelles, on peut penser que celle-ci va utiliser son
excès de monnaie pour accorder de nouveaux crédits. Elle peut ainsi accorder un
prêt à la banque Brochant, autrement dit convertir les réserves additionnelles en
créance sur la banque Brochant, ce qui permet à cette dernière de retrouver un ni-
veau de réserves soutenable et donc sa capacité à distribuer du crédit 20 . Le lieu de
rencontre de ces excédents et déficits de monnaie est appelé marché interbancaire
ou chaque banque évalue chaque jour le solde des règlements perçus et dus auprès
de chaque autre banque 21 . Les banques soldent alors leurs positions au travers de
prêts à très courts termes dans la mesure où les positions de chacune sont en prin-
cipe fluctuantes autour du niveau zéro. On pourrait penser que la banque Brochant
pourrait obtenir les liquidités nécessaires en contrepartie de la cession de titres cor-
respondant aux créances acquises sur Pignon lors de l’activité de crédit. Toutefois,
la banque Leblanc n’a aucune raison de penser que la dette de Pignon auprès de
la banque Brochant est valable — cette dernière peut avoir mal évalué le degré de
risque du projet d’investissement de Pignon — ; elle préférera donc acquérir une
créance sur la Banque Brochant comme on le voit sur les bilans de la figure 3.5.
En se cédant des créances des unes sur les autres, les banques pourraient donc
continuer à distribuer indéfiniment du crédit en l’absence de progression du crédit
20. On aurait aussi pu imaginer que la banque Leblanc ouvre un compte de dépôt auprès de la
banque Brochant, dépôt qui serait crédité du montant dû par cette dernière. Ceci signifierait toutefois
que la banque Leblanc paierait ses dettes à l’aide de sa propre monnaie, monnaie qui est aussi une
dette. Or, nul ne paie avec sa propre dette.
21. Au niveau européean le système de règlement utilisé est TARGET2 (trans-European automated
real time gross settlement express transfer system).

134
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

parallèle à leurs parts de marché. Le problème avec ce raisonnement est qu’il repose
sur l’absence de fuites hors du circuit bancaire — par circuit bancaire, on entend
l’ensemble des circuits monétaires des banques commerciales — correspondant aux
retraits de billets, aux opérations en devises ou aux opérations avec le Trésor 22 . De
plus, tant que la Banque centrale n’intervient pas cette création monétaire se fait à
niveau global de réserves fixes, comme c’est le cas lorsque l’on regarde la situation
du système bancaire sur la figure 3.5. En accordant un prêt en monnaie centrale à
la banque Brochant, la banque Leblanc ne se trouve plus en situation de couvrir le
dépôt additionnel de Perrin si elle ne disposait pas initialement de réserves excé-
dentaires. Le système bancaire dans son ensemble se trouve donc en situation de
sous-liquidité après la séquence de prêts effectués, la liquidité d’un agent financier
se définissant à partir de l’importance relative de ses avoirs en monnaie centrale ou
équivalents. Les banques ont intérêt à limiter leur utilisation du droit de seigneu-
riage afin de ne pas s’exposer à des risques d’insolvabilité trop importants.

3.2.3 Les contreparties de la masse monétaire

Puisque la monnaie créée figure au passif des banques et qu’un bilan se doit
par définition d’être équilibré, on peut naturellement trouver les contreparties, en
d’autres termes les sources, de la création monétaire en analysant l’actif figurant
au bilan des IMF. Bien que la monnaie bancaire puisse être créée ex nihilo d’un
point de vue monétaire, cette création suppose toujours l’acquisition par les IMF
de créances sans pouvoir libératoire. De manière générale, les contreparties à la
création monétaire sont les opérations à la source de celle-ci effectuées par les IMF
au profit des agents non financiers. Il s’agit en fait d’opérations de créance dont on
distingue trois catégories selon le type d’agent impliqué :
– la contrepartie extérieure qui retrace l’impact des flux de fonds entre agents
non financiers résidents et agents non résidents sur le stock de monnaie. La
masse monétaire varie donc au fil des transactions courantes de la balance des
paiements et des mouvements de capitaux à court et long termes entre agents
non financiers résidents et agents non résidents. Lorsqu’une entreprise ex-
porte des biens à l’étranger, l’importateur doit effectuer un règlement en mon-
naie nationale, ce qui implique une demande de crédit auprès d’une banque
résidente afin d’obtenir les moyens des règlement. Le crédit lui-même a une
contrepartie en devises qui constituent une créance sur l’étranger, et donne
lieu à une augmentation du même montant de la masse monétaire. Notons
qu’une fois les devises acquises, la banque commerciale peut chercher à les
vendre auprès de la Banque centrale désireuse de bénéficier des réserves en
22. Dans ce dernier cas, la fuite correspond au fait que le système du Trésor et celui des banques
ne sont pas directement connectés et n’entrent donc pas en compensation. Les règlements se font en
fait en monnaie centrale au travers des comptes de ses institutions auprès de la Banque centrale.

135
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

devise pour pouvoir influer sur le cours de sa monnaie à l’extérieur. Pour ac-
quérir ces devises, la banque centrale doit par conséquent émettre de la mon-
naie centrale.
– la contrepartie « créances sur l’État » qui retrace l’endettement de l’État vis-à-
vis du système financier. On y retrouve donc les titres d’État, les bons du Tré-
sor négociables ou obligations acquis par les institutions financières, y compris
ceux vendus à réméré 23 ou donnés en pension aux agents non financiers. A ceci
s’ajoutent les créances non-remboursables sur le Trésor que sont les pièces de
monnaie.
– la contrepartie sur l’économie qui regroupe les financements consentis par les
institutions financières aux agents non financiers résidents. Il s’agit donc des
crédits stricto sensu (y compris les découverts accordés par la banque), des
avances, des parts et comptes courants d’associés dans les sociétés immobi-
lières de promotion, des immobilisation de crédit-bail, des opérations de lo-
cation avec option d’achat, des prêts participatifs 24 , des valeurs mobilières
émises par les agents non financiers autres que l’État ou des billets de tréso-
rerie escomptés.

Pour des raisons essentiellement historiques, il faut mentionner aussi la pré-


sence de l’or comme contrepartie de la masse monétaire. Cette présence s’explique
tout simplement par le fait que les billets émis étaient la contrepartie de dépôts
en or effectués auprès de la banque d’émission. Bien après que la convertibilité des
billets en or ait été suspendue dans la plupart des pays au début du XXe siècle, l’or
a continué à jouer un rôle important au niveau international pour la définition de
la parité des devises. Avec la fin de la convertibilité du dollar en or en 1971, l’or a
perdu influence en termes de création monétaire, mais figure toujours à l’actif des
Banques centrales 25 .

De manière naturelle, on regroupe le contrepartie « créances sur l’État » et la


contrepartie sur l’économie sous la dénomination « contreparties internes ». Le détail
de ces contreparties fait alors apparaître le rôle fondamental du système bancaire
dans la création monétaire puisque la contrepartie sur l’économie représente en
général près de 90% des contreparties de la masse monétaire au sens de M3 dans
les pays développés.

23. Une vente est dite à réméré lorsque le vendeur à la possibilité, mais non l’obligation, de racheter
le bien concerné dans le futur.
24. Il s’agit de prêts aux sociétés du secteur publics, aux sociétés coopératives et aux entreprises
d’assurance. En cas de liquidation de l’entreprise, les créanciers ordinaires touchent un intérêt fixe et
une participation variable, mais avant les actionnaires.
25. Il figure aussi de manière non-négligeables à l’actif de nombre d’institutions multilatérales
comme le FMI ou la Banque Mondiale dont les activités sont rapprochent de celles des IFM.

136
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

3.3 Rôle des relations entre banque centrale et banques


commerciales

En pratique, les réserves des banques de second rang se composent de billets


et pièces d’une part, et de comptes de dépôt à vue qu’ont l’obligation de détenir les
banques auprès de la Banque centrale. La base monétaire, ou monnaie centrale,
est constituée de ces billets et des dépôts à vue auprès de la Banque centrale qui
constituent les réserves des banques. La banque centrale joue aussi un rôle impor-
tant dans la mesure où elle gère les réserves de changes du pays. Pour acheter ou
vendre des devises étrangères, les banques de second rang doivent s’adresser à elle
lorsqu’elles n’ont plus la capacité d’équilibrer ce type d’opérations entre elles sur le
marché des changes. Enfin, elle tient les comptes de dépôt à vue du Trésor 26 . On
peut donc schématiser son bilan comme sur la figure 3.6.

Actif Passif
Or et Réserves de change Billets
Refinancement Réserves
des banques commerciales des banques commerciales
Créances sur le Trésor Compte
des administrations publiques

F IGURE 3.6 – Bilan simplifié de la Banque centrale

Dans un système hiérarchisé où existe donc une banque centrale, la monnaie


centrale sert de moyen de paiement pour les transactions effectuées sur le marché
interbancaire. Plus exactement, c’est au travers des écritures sur les comptes cou-
rant auprès de la Banque centrale que s’effectuent les opérations de compensations
entre banques comme celle présenté en exemple dans la section 3.2.2. Lorsque les
compensations sur le marché interbancaire ne permettent plus d’assurer un degré
satisfaisant de liquidité du système bancaire, la banque centrale intervient de dif-
férentes manières afin de créer la monnaie centrale manquante. On dit donc de la
banque centrale permet donc d’effectuer le bouclage de la liquidité du système finan-
cier. Dans la mesure où il existe des fuites dans le circuit bancaire qui ne peuvent
toujours être compensées entre institutions bancaires, il semble donc que la Banque
centrale détienne un rôle prépondérant dans la création monétaire en accordant ou
non des liquidités au secteur bancaire de manière à offrir à ces derniers la possibilité
de se couvrir contre les risques d’insolvabilité.

26. On peut ajouter que la Banque de France gérait aussi des comptes de dépôts pour des agents
privés non financiers. La totalité des comptes ont été fermés fin 2004.

137
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

3.3.1 La création de monnaie centrale

On peut distinguer deux modes créations de la monnaie centrale selon qu’elle est
ou non liée à un besoin de liquidité des banques de second rang. S’il n’existe pas de
lien direct, on parles de monnaie centrale « non empruntée » et de monnaie centrale
« empruntée » dans le cas alternatif. Dans le premier cas, la création nait d’une
opération avec le Trésor ou d’un excédent de la balance de paiements tandis que
dans le second cas, il s’agit bien d’opérations destinées à assurer le refinancement
des banques en monnaie centrale.
Les opérations avec le Trésor, destinées à financer le déficit public, peuvent se
faire de deux manière : au travers d’avances ou d’achats de titres publics sur le mar-
ché interbancaire. Dans le premier cas, il s’agit donc de prêts directs au Trésor 27
qui se justifient dès lors que le compte du Trésor est géré par la Banque centrale
puisque cela contraint cette dernière à assurer la trésorerie du premier. La banque
émet alors de la monnaie centrale qui est distribuée par la suite « gratuitement »
aux banques au fur et à mesure des paiements du Trésor aux agents de l’écono-
mie. Dans le cadre européen, ce type de financement de l’État a été délaissé par les
pouvoirs publics à partir des années 80 et est même prohibé depuis la signature du
traité de Maastricht en 1992.
Le second moyen utilisé — le seul utilisé de nos jours — par la Banque centrale
pour financer le déficit public correspond à l’achat de titres publics (des OAT, ou
obligations assimilables du Trésor, et des Bons du Trésor) au travers d’opérations
d’open market. De manière général, une opération d’open market consiste en l’achat
de titres (obligations et bons du Trésor, billets de trésorerie, certificats de dépôt,
bon des institutions financières et plus rarement valeurs mobilières) sur les mar-
chés monétaires et financiers ou directement aux entreprises en l’échange de mon-
naie centrale. Dans le cas d’opérations destinées à financer le déficit budgétaire, la
Banque centrale se porte acheteuse de titres publics déjà émis, ce qui en augmente
la demande et, à offre donnée, le prix. Par conséquent le taux d’intérêt sur les titres
nouveaux diminue (confer section 2.2.2 pour la relation entre prix des titres et taux
d’intérêt) et permet à l’État de se financer à moindre frais. En parallèle, l’achat de
titres publics anciens au banques permet à ces dernières d’obtenir de la monnaie
centrale.
Pour ce qui est de l’émission de monnaie centrale « non empruntée » dans les re-
lations avec l’extérieur, il suffit d’avoir en tête, comme nous l’avons indiqué dans la
section 3.2.3, que les banques commerciales doivent passer par l’intermédiaire de la
Banque centrale, et plus particulièrement de son fonds de stabilisation des changes,
pour convertir les devises acquises par leurs clients en monnaie centrale. De fait, il

27. C’est essentiellement à ce procédé auquel il est fait référence lorsque l’on parle de « faire marcher
la planche à billets » pour financer le déficit public.

138
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

est important de mentionner que le régime de change d’un pays peut grandement
affecter l’importance de la création de monnaie centrale ayant une contrepartie ex-
térieure. En situation de change flottant, la Banque centrale ne créé de la monnaie
centrale que dès lors que les évolutions du cours de la monnaie ne lui semblent pas
compatibles avec les objectifs qui lui ont été confiés. Au contraire, dans un régime de
change fixe, la Banque centrale doit en permanence adapter ses réserves de change
afin de défendre la parité fixé avec les autres monnaies et ses interventions prennent
un caractère automatique. Dans le cas extrême d’une caisse d’émission 28 , la parité
d’une monnaie par rapport à un devise de référence est aussi fixe, mais l’émission
de monnaie centrale ne se fait qu’au fil des entrées de devises dans le pays.
Pour le refinancement direct des banques qui donne lieu à la création de monnaie
centrale « empruntée », deux types d’opérations sont traditionnellement utilisées à
savoir le réescompte et les opérations sur le marché monétaire. Dans le premier cas,
les banques de second rang obtiennent de la monnaie centrale en cédant à la Banque
centrale les titres de créance à court termes escomptés auprès de leurs clients. Dans
ce cas, le réescompte s’effectue à un taux fixé au préalable par la Banque centrale
(le taux de facilité de prêt marginal dans le cas de la BCE) et qui constitue un de ses
taux directeurs. La monnaie centrale est donc alors créée de la même manière pour
les banques de second rang que ces dernières accordent des crédits à leurs clients.
Le problème de ce mécanisme de facilités permanentes est qu’il contraint la Banque
centrale a prendre en charge le recouvrement des créances acquises en contrepartie.
C’est pour cela que les banques centrales recourent principalement à des inter-
ventions directes sur le marché monétaire, autrement dit d’opérations d’open market
puisque la monnaie est créée aux conditions de marché. Plus précisément, il s’agit
d’adjudications au travers desquelles la Banque centrale émet de la monnaie par la
voie d’appels d’offre qui constituent dans le cas de la BCE l’instrument essentiel de
refinancement et de pilotage des taux d’intérêt à court terme. Ces adjudications, qui
prennent généralement la forme de pensions, sont réalisées soit à taux fixe, soit à
volume de liquidité fixe. Le taux d’intérêt correspondant à ces prêts de liquidité est
appelé taux de refinancement — on parle de taux « refi » — et constitue le principal
taux directeur de la Banque centrale.

3.3.2 Base monétaire et masse monétaire : la relation comptable

Dans la section 3.2, nous avons vu combien la disponibilité en monnaie centrale


était importante pour assurer la liquidité du secteur bancaire. Au fil des dernières

28. La traduction en langue anglaise est currency board. L’abandon de toute possibilité d’influer
de manière discrétionnaire sur la masse monétaire au travers des caisses d’émission a généralement
pour but de rétablir immédiatement la confiance dans la monnaie nationale. Il s’agit donc d’un moyen
redoutablement efficace pour lutter contre l’inflation et éviter l’utilisation du seigneuriage par l’État
pour financer ses déficits.

139
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

pages, nous avons aussi souligné que nombre d’opérations exerçaient une influence
sur cette disponibilité en monnaie centrale. Plus exactement, on dégage quatre fac-
teurs de liquidité du système bancaire, à savoir : i) les besoins en billets, ii) les
opérations en devises, iii) les opérations avec le circuit du Trésor, autrement dits
celles liées aux activités sur les comptes courants des administrations publiques
auprès de la Banque centrale, et iv) les réserves obligatoires 29 . Les trois premiers
facteurs sont qualifiés d’autonomes dans la mesure où la Banque centrale ne peut
véritablement agir dessus. Le dernier est qualifié de réglementaire et représente
donc, sous certaines conditions, un levier de la politique monétaire. C’est principale-
ment ce dernier facteur qui est mis en avant dans la théorie dite du multiplicateur
de base monétaire et présenté dans la section 3.3.3.
L’étude des mécanismes de création de la base monétaire montre l’existence
d’une relation quasi-comptable 30 entre monnaie centrale et les monnaies créées par
les banques commerciales au travers du crédit. Bien que la constitution de réserves
soit dans l’intérêt même des banques commerciales, ce lien est institutionnalisé avec
la présence des réserves obligatoires initialement prévues pour prévenir les risques
de faillite bancaire en garantissant la capacité des banques à répondre à des de-
mandes imprévues de conversion des dépôts en billets. Actuellement, la Banque
Centrale Européenne impose un taux de réserve obligatoires de 2% pour les dépôts
à vue, les dépôts à terme d’une durée inférieure ou égale à deux ans, les dépôts
remboursables avec un préavis inférieur ou égal à deux ans et les titres de créance
d’une durée inférieure ou égale à deux ans. Il est en revanche nul pour les pensions,
les dépôts assortis d’une échéance convenue supérieure à deux ans et aux titres de
créance d’une échéance convenue supérieure à deux ans. Les réserves des banques
commerciales figurant sur ces comptes à vue sont rémunérées selon un taux de ré-
munération des dépôts fixé au jour le jour par la Banque centrale et qui correspond à
la moyenne du taux d’intérêt marginal des opérations principales de refinancement
de l’Eurosystème. Dans le système européen, il convient de noter que seules les ré-
serves obligatoires sont rémunérées sur ces comptes de dépôts à vue 31 . Ajoutons
que les réserves obligatoires sont généralement fixées à hauteur d’une certaine pro-
portion des dépôts, mais il arrive que les autorités monétaires en fixent directement
le montant par rapport au crédit distribué. Enfin, on dit de la monnaie centrale af-
fectée en réserves obligatoires des banques de second rang qu’elle est stérilisée dans
la mesure où elle ne peut participer à la distribution de crédit bancaire.
Pour simplifier la présentation de cette relation 32 , on suppose que les banques
29. Dans le cas français, les réserves obligatoires ne sont apparues qu’à partir de 1967.
30. Nous la qualifions de quasi-comptable car elle inclut au moins un élément comportemental avec
le taux de préférence pour les billets.
31. Pour les réserves excédentaires, les banques commerciales ont la possibilité d’effectuer tout de
même des dépôts à 24 heures rémunérés selon un taux plancher du loyer de largent au jour le jour et
appelé taux de facilité de dépôt.
32. Il semble que ce soit Chester Phillips — à ne pas confondre avec Alban Phillips, auteur de la

140
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

conservent un taux de réserve ρ := DR


, où R et D désignent respectivement les ni-
veaux de réserve et de dépôt, à un niveau constant. De même, on suppose que les
habitudes de paiement des agents économiques se traduisent par un ratio ϕ := B
M
stable, B désignant le volume de billets et M la masse monétaire. En notant M b la
base monétaire, on obtient les relations comptables suivantes :

M = B + D, (3.1)
M b = B + R. (3.2)

En d’autres termes, la masse monétaire se compose de billets et de dépôts (au


sens large), tandis que la monnaie centrale est constituée des billets et des réserves
des banques commerciales. En reprenant les définitions de ρ et ϕ, on obtient à l’aide
des équations (3.1) et (3.2) 33 :

1
M= M b. (3.3)
ρ + ϕ − ρϕ

Dans la mesure où ρ et ϕ sont tous deux compris dans l’intervalle unitaire, on en


déduit que 1
ρ+ϕ−ρϕ est supérieur à 1. En d’autres termes, la masse monétaire est un
multiple de la base monétaire. En notant C le niveau de crédit, on peut à partir de
l’égalité comptable D = C +R obtenir la relation entre crédit octroyé par les banques
et monnaie centrale, soit 34 :

(1 − ρ)(1 − ϕ) b
C= M . (3.4)
ρ + ϕ − ρϕ

Ces relations semblent montrer comment sont déterminées l’offre de monnaie


bancaire et la masse monétaire. Elles ne sont toutefois exploitable que si les coeffi-
cients ρ et ϕ présentent un certain degré de stabilité. De plus, une équation comp-
table ne donne lieu à une théorie que si une hypothèse est effectuée sur la nature de
la causalité entre les différentes variables qu’elle relie. En supposant que la mon-
naie centrale est émise de manière exogène, on obtient la théorie du multiplicateur
de base monétaire présentée dans la section suivante et défendue par les auteurs
monétaristes.

courbe du même nom — qui ait identifié cette relation le premier au début du XXe siècle.
33. La définition de ϕ permet d’écrire B = ϕM . On en déduit à l’aide de l’équation (3.1) que D =
(1 − ϕ)M . De même, comme R = ρD, on obtient R = ρ(1 − ϕ)M . En replaçant les expressions de B et
R dans l’équation (3.2) respectivement par B = ϕM et R = ρ(1 − ϕ)M , on aboutit à l’équation (3.3).
34. Pour obtenir l’équation (3.4), il suffit dans un premier temps de réorganiser cette dernière équa-
tion comptable en C = D − R. En utilisant la définition de ρ dans cette dernière équation, on obtient
une expression de C en fonction de R. Enfin, à l’aide de l’expression de R en fonction de M (voir note 33,
on obtient C = (1 − ρ)(1 − ϕ)M . En utilisant cette expression dans l’équation (3.3), on obtient (3.4).

141
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

3.3.3 La base monétaire exogène : le multiplicateur de base moné-


taire

Avec le multiplicateur de base monétaire, on montre comment la manipulation


de la base monétaire par la Banque centrale va par le jeu du coefficient de réserve
et les flux et reflux de dépôts auprès des banques conditionner les volumes de crédit
accordés par celles-ci. Le Bourva (1962, page 30) résume ainsi cette théorie : 35
En parlant le langage de la comptabilité bancaire, ces modèles partent
de l’idée que les liquidités possédées, à un moment donné par les banques
dans leurs actifs fixent le montant des crédits qu’elles peuvent consentir
et par conséquent celui des dépôts inscrits au passif de leurs livres. En
vertu de cette « vision », tout apport de liquidité aux banques, sous forme
de devises, de virement provenant du Trésor, ou de dépôts spontanés du
public, alimente pour un montant déterminé la création de la monnaie et
constitue la seule base possible de cette création.
En d’autres termes, si la Banque centrale augmente la disponibilité en monnaie
centrale auprès des banques, une partie de cette monnaie centrale sera convertie
en crédit auprès des agents économiques puisque la couverture des dépôts aura
augmenté. L’augmentation du crédit se traduit dans un premier temps par une aug-
mentation égale des dépôts. Du fait de leurs habitudes de paiement, une fuite aura
lieu avec la transformation d’un partie des dépôts à vue sous forme de billets. Le
reste revient au fur et à mesure des paiements des emprunteurs auprès de clients
d’autres banques, ce qui augmente du même montant les réserves de celles-ci. Avec
l’accroissement nouveau de leurs réserves, ces banques voient leurs capacités de cré-
dit et donc de création monétaire s’amplifier, mais dans une proportion moindre à la
vague de crédit précédente. En distribuant plus de crédit, les banques augmentent
à nouveau le niveau des dépôts de leurs clients en fonction de leurs préférences
pour les billets, ce qui se traduit par des réserves additionnelles et ainsi de suite
jusqu’à ce que les nouveaux dépôts soient nuls. En faisant l’hypothèse de constance
de la part de monnaie sortant du système bancaire et du rapport entre réserves des
banques et crédit distribué, on voit que les variations de la masse monétaire sont
un multiple constant des variations initiale de la base monétaire, conformément à
l’équation (3.3). En reprenant cette dernière, on obtient donc une relation de causa-
lité entre les variations de la base monétaire ∆M b et celles de ∆M .
Pour formaliser ce mécanisme en montrant sa dynamique, imaginons que la
banque centrale augmente le niveau de la base monétaire d’un montant ∆M b suite
à un prêt consenti au Trésor ou à un achat de devises, et la distribue d’une ma-
nière ou d’une autre aux agents non financiers. Les habitudes de paiement de ces
derniers se traduisent comme dans la section précédente par une détention de toute
35. Les passages en italique figurent dans la citation originale.

142
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

monnaie additionnelle sous forme de billets dans une proportion ϕ, le reste (1 − ϕ)


étant déposé auprès des banques dont elles sont clients. Au niveau des banques, on
suppose que celles-ci maintiennent constant le rapport ρ de leurs réserves au niveau
des dépôts de leurs clients. La constance de ce coefficient peut aussi bien venir d’un
comportement d’optimisation que de l’application d’une règle prudentielle imposée
par l’autorité de tutelle.

Dépôt Réserves Crédits Fuites


supplémentaire additionnelles nouveaux en billets

(1 − ϕ)∆M b (1 − ϕ)∆M b (1 − ρ)(1 − ϕ)∆M b ϕ(1 − ρ)(1 − ϕ)∆M b

(1 − ρ)(1 − ϕ)2 ∆M b (1 − ρ)(1 − ϕ)2 ∆M b (1 − ρ)2 (1 − ϕ)2 ∆M b ϕ(1 − ρ)2 (1 − ϕ)2 ∆M b

(1 − ρ)2 (1 − ϕ)3 ∆M b (1 − ρ)2 (1 − ϕ)3 ∆M b (1 − ρ)3 (1 − ϕ)3 ∆M b ϕ(1 − ρ)3 (1 − ϕ)3 ∆M b

... ... ... ...

F IGURE 3.7 – Les différentes vagues de création de monnaie au travers du


multiplicateur de base monétaire.

Une fois la base monétaire augmentée de ∆M b , une part (1 − ϕ)∆M b va être


déposée dans le système bancaire. Un montant ρ(1−ϕ)∆M b va lui même être affecté
en réserve afin de satisfaire les besoins de couverture du système bancaire, l’autre
partie (1 − ρ)(1 − ϕ)∆M b pouvant être directement réutilisée sous forme de crédit.
Cette augmentation des crédits vont donner lieu à une augmentation des dépôt qui
une fois partiellement convertis en billets sera de (1−ρ)(1−ϕ)2 ∆M b et augmenteront
les réserves des banques d’un montant ρ(1−ρ)(1−ϕ)2 ∆M b . Le reste sera utilisé pour
de nouveaux crédits à hauteur de (1 − ρ)2 (1 − ϕ)2 ∆M b et ainsi de suite. La somme
des nouveaux dépôts ∆D sera donc in fine de :

∆D = (1 − ϕ)∆M b + (1 − ρ)(1 − ϕ)2 ∆M b + (1 − ρ)2 (1 − ϕ)3 ∆M b . . . (3.5)


+∞
X
= (1 − ϕ)t (1 − ρ)t−1 ∆M b , (3.6)
t=1
(1 − ϕ)
= ∆M b . (3.7)
ϕ + ρ − ϕρ

conformément à la relation mise en évidence avec l’équation (3.3). Du fait de cette


capacité de la monnaie centrale à réguler l’ensemble de la masse monétaire au tra-
vers du mécanisme du multiplicateur de base monétaire, on désigne souvent cette
base monétaire par l’expression « monnaie à haute puissance ».

143
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Cette théorie du multiplicateur de base monétaire n’en reste pas moins criti-
quable pour plusieurs raisons. En premier lieu, pour obtenir un réel contrôle de la
masse monétaire à partir de la base monétaire — on parle alors de politique de base
monétaire —, il est nécessaire que les paramètres ρ et φ soient stables. L’automa-
tisme du mécanisme de crédit que traduit la fixité de ρ minimise ainsi grandement
la fonction bancaire. En fait, une hypothèse implicite de la théorie du multiplicateur
de base monétaire est que les banques se contentent de fixer leur taux de réserve à
hauteur du taux de réserve obligatoire alors même qu’il s’agit de la résultant d’un
processus d’optimisation d’un portefeuille d’actif (sous contrainte réglementaire tout
de même) susceptible d’évoluer en fonction du rendement relatif de différents actifs
(confer le modèle de gestion de portefeuille présenté en section 2.2.2). Comme le pré-
cise Tobin (1963, page 416), « il y a plus dans la détermination du volume de dépôts
bancaires que la seule arithmétique de l’offre de refinancement et les ratios de ré-
serves. Les réserves excédentaires des années 30 rappellent de manière exemplaire
que les opportunités économiques prévalent sur les calculs de réserves ». En effet,
les banques n’accordent du crédit que dans la mesure où elles trouvent des projets
qu’elles jugent rentables de financer aux conditions de marché actuelles. En prenant
en compte cette possibilité d’absence de projets à financer, la relation (3.7) ne donne
finalement que la valeur maximale que peut atteindre la masse monétaire suite à
une expansion de la base monétaire. Cette critique permet aussi de souligner que
la valeur du multiplicateur de base monétaire ne doit a priori pas être orthogonale
au niveau des taux d’intérêts. Rien ne permet en effet de supposer qu’une banque
disposant de réserves excédentaires ne va pas trouver un emploi plus rémunérateur
ou moins risqué pour ces réserves que le crédit. Il est en effet possible que la banque
privilégie au contraire des opérations de trésorerie à court terme, l’achat de titres,
voire en profite pour se désendetter auprès de la Banque centrale en rachetant les
titres cédés antérieurement lors d’opérations de refinancement.
On peut aussi mettre en avant le fait que la valeur de ϕ est influencée par l’offre
de services des banques commerciales, notamment sur les taux de rémunération
des dépôts, les coûts d’utilisation des moyens scripturaux ou encore la facilité avec
laquelle sont effectués les retraits en espèce. Les observations empiriques semblent
en outre montrer que la valeur du multiplicateur est loin d’être stable.

3.3.4 La base monétaire endogène : le diviseur de crédit

La principale critique que l’on peut opposer à l’approche en termes de multipli-


cateur concerne l’hypothèse d’exogénéité de la base monétaire. Or les contreparties
de cette base ne peuvent être totalement maîtrisées par la Banque centrale. On peut
ainsi douter que cette dernière puisse contrôler réellement la création de monnaie
centrale ayant une contrepartie externe, notamment en régime de change fixe. Si

144
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

la Banque centrale décide ainsi de pratiquer une politique monétaire restrictive, la


hausse des taux d’intérêts qui en résulte doit se traduire par des entrées de capi-
taux étrangers. L’arrivée de devises contraint alors la Banque centrale à émettre de
la monnaie centrale, ce qui va à l’encontre de la contraction de la masse monétaire
voulue initialement. De même, dans la mesure où le solde de la balance commer-
ciale dépend en grande partie de l’activité des entreprises résidentes, la création
de monnaie centrale semble alors plutôt induite par la nécessité pour les banques
commerciales de convertir en monnaie centrale les devises acquises en contrepartie
des dépôts des entreprises. De fait, la création de monnaie scripturale au niveau
des banques commerciales semble précéder celle de monnaie centrale et la Banque
centrale est contrainte dans son émission de monnaie centrale.
Même si l’on s’intéresse uniquement aux contreparties internes, la critique tient
encore et il semble donc préférable de reconnaître l’endogénéité de la base moné-
taire. Cette endogénéité est ainsi évidente pour l’effet des opérations avec le Trésor
lorsque la Banque centrale n’est pas indépendante. Dans le cas des contreparties
à l’économie, il faut dans un premier temps reconnaître que l’objectif de la Banque
centrale ne se limite pas toujours à un objectif de quantité de la masse monétaire.
Si par exemple cette dernière doit tenir un objectif en termes de taux de change,
elle doit aussi se fixer des objectifs intermédiaires en termes de taux d’intérêt (à
moins que l’économie soit caractérisée par de très fortes restrictions sur les entrées
et sorties de capitaux). Il peut alors exister une interdépendance entre marché du
refinancement et autres marchés financiers, notamment celui du crédit bancaire.
En cas d’expansion économique, les banques de second rang font ainsi face à des
demandes de prêt plus importantes qu’elles désirent d’autant plus financer que la
conjoncture est favorable. Cette augmentation du crédit va nécessairement provo-
quer une demande de refinancement plus forte qui, en l’absence de liquidité sup-
plémentaire, va mécaniquement se traduire par une hausse des taux d’intérêt sur
le marché interbancaire. Si la Banque centrale souhaite limiter les variations des
taux d’intérêt, elle doit donc augmenter son offre de monnaie centrale.
De manière générale en zone Euro, et plus particulièrement en période de crises,
les banques commerciales sont globalement endettées vis-à-vis de la Banque cen-
trale Européenne, ce qui exclut la possibilité d’observer la présence de réserves ex-
cédentaires à la source du mécanisme de multiplicateur de base monétaire. En fait,
la Banque centrale peut alors difficilement refuser aux banques commerciales le re-
financement dont elles ont besoin du fait de sa qualité de prêteur de dernier ressort.
Elle peut certes durcir les conditions du refinancement afin d’envoyer des incitations
à la modération du crédit — le cas du traitement accordé par la Réserve Fédérale
à la banque Lehman Brothers constitue un cas extrême —, mais ne peut réelle-
ment s’abstenir de refinancer les banques sous risque de déclencher une faillite des
institutions bancaires en situation d’illiquidité qui pourrait ébranler l’ensemble du

145
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

système bancaire par contagion 36 .


Dès lors que la Banque centrale est contrainte d’aligner son comportement en
termes de refinancement à l’évolution de l’économie, les auteurs post-keynésiens
ont souligné que la causalité exprimée au travers de la théorie du multiplicateur
de base monétaire entre masse monétaire et monnaie centrale est renversée. On
parle alors de théorie du diviseur de crédit (Lévy-Garboua & Lévy-Garboua, 1972)
dans la mesure où les dépôts générés au travers du crédit créent par la suite les
liquidité dont a besoin le système bancaire pour se maintenir. On retrouve donc
bien la relation définie par l’équation (3.7), mais en allant de ∆M vers ∆M b plutôt
que l’inverse 37 .

3.3.5 Généralisation : un modèle simple de la firme bancaire

La théorie du diviseur de crédit a pour principal intérêt de mettre en avant l’in-


terdépendance des mécanismes de formation du crédit et de la base monétaire, mais
sa portée paraît faible en termes de politique économique car elle semble montrer
que le levier de la base monétaire est au mieux inutilisable. On peut de plus douter
que la nature de la causalité soit à sens unique, de sorte qu’il est nécessaire d’édifier
un modèle plus large de comportement bancaire afin de comprendre les mécanismes
de création monétaire.
Plus particulièrement, dans la mesure où les banques produisent du crédit pour
répondre à une demande de financement des agents non financiers sous contrainte
de liquidité, la compréhension de l’offre de monnaie rend utile la modélisation du
comportement de producteur des banques commerciales. En d’autres terme, l’idée
consiste à utiliser la théorie microéconomique du producteur pour étudier l’offre
de monnaie via le crédit bancaire. Pour cela, nous sommes conduits à considérer
simultanément l’équilibre du marché du crédit et celui du refinancement puisque
le comportement d’offre de crédit génère automatiquement une demande de refi-
nancement de la part des banques commerciales. Dans le modèle que nous présen-
tons maintenant, nous supposons que l’activité de l’ensemble du secteur bancaire
peut-être représenté par une firme unique (représentative) ayant un comportement
concurrentiel.
Le profit d’une firme étant égal à la différence entre son chiffre d’affaire et ses
coûts, étudions tour à tour ces deux composantes dans le cas où notre firme est un

36. Ceci explique en partie pourquoi la Réserve Fédérale n’a pas eu le même comportement durant
la crise des subprimes avec Morgan Stanley et Goldman Sachs qu’avec Lehman Brothers.
37. Il peut être intéressant de replacer cette opposition entre multiplicateur de base monétaire et
diviseur de crédit à la lumière de la controverse entre banking school et currency school. Le multipli-
cateur correspond en effet mieux à une conception quantitative de la politique monétaire, autrement
dit au contrôle du niveau des prix tandis que la théorie du diviseur s’inscrit finalement dans la lignée
de la banking school, autrement dit d’une monnaie qui accompagne les besoins de financement de
l’économie.

146
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

établissement bancaire. Pour ce qui est du chiffre d’affaire, on suppose que celui-ci
correspond aux intérêts obtenus sur les crédits C accordés. En notant iC le taux
débiteur des banques commerciales, autrement dit le taux auquel elles accordent
des crédits, ce chiffre d’affaire est alors iC C.
Dans ce modèle, nous négligeons donc la possibilité pour les banques commer-
ciales de réaliser des profits sur l’activité de dépôt. En fait, ces dépôts sont envisagés
comme des ressources pour l’activité de crédit et apparaissent dans les coûts de la
firme bancaire. Ces coûts prennent la forme de frais de gestion proportionnels au
niveau des dépôts. Ils couvrent aussi bien le taux de rémunération éventuellement
versé par la banque aux déposants que les frais de gestion de ces dépôts proprement
dits. Dans le cadre de notre modèle, ils sont supposés être exogènes et s’élever à iD
par unité de dépôt. En admettant que les dépôts collectés représentant une fraction
(1 − ϕ) de la masse monétaire M , les coûts de gestion de dépôts s’élèvent alors à
iD (1 − ϕ)M .
L’autre élément de coûts dans l’analyse correspond à l’éventuel besoin de refi-
nancement de la firme (ou plutôt du système bancaire dans son ensemble). En écar-
tant la possibilité pour les firmes d’agir sur leur taux de réserve — on supposera
de manière traditionnelle que le taux optimal serait inférieur au taux de réserve
obligatoire —, les réserves sont définies comme une proportion ρ des dépôts collec-
tés, soit ρ(1 − ϕ)M . Le niveau de refinancement MRD demandé par les banques, qui
correspond à la partie non couverte par les réserves de la différence entre niveau de
crédit accordé C et dépôts, sera donc 38 :

MRD = C − (1 − ϕ)M + ρ(1 − ϕ)M, (3.8)


(3.9)

= C − M 1 − ρ − ϕ(1 − ρ) .

Si l’on suppose que la masse monétaire a pour contrepartie le crédit et des contre-
parties externes X (opérations en devise ou avec le Trésor), on obtient à partir de
l’équation (3.9) la relation suivante entre refinancement et contreparties de la masse
monétaire :
MRD = C ρ + ϕ(1 − ρ) − X 1 − ρ − ϕ(1 − ρ) . (3.10)
 

Le taux auquel les banques peuvent se refinancer est noté iR . En ajoutant les
frais liés à la gestion des dépôts, le coût total des banques est donc égal à iD (1 −
ϕ)M +iR MR . En reprenant l’ensemble des éléments exposés, on en déduit la fonction
de profit bancaire Π et le programme de maximisation suivants :
   
max Π = C iC −iD (1−ϕ)−iR ρ+ϕ(1−ρ) −X iD (1−ϕ)−iR 1−ρ−ϕ(1−ρ) , (3.11)
C

38. En d’autres termes, la demande de refinancement correspond au déséquilibre en actifs et passifs


du bilan de notre firme bancaire.

147
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

Si l’on suppose que le marché du crédit est concurrentiel, les établissement ban-
caires réalisent une tarification de leur activité au coût marginal. Par conséquent,
en établissant la condition de premier ordre de ce programme de maximisation du
profit ( ∂C
∂Π
= 0), on en déduit la fonction d’offre de crédit C S suivante :

(3.12)

iC = iD (1 − ϕ) + iR ρ + ϕ(1 − ρ) .

Cette expression serait valide si le comportement d’offre de crédit de la firme


bancaire était sans influence sur le prix du refinancement. Or, bien que son compor-
tement soit conforme à notre hypothèse de comportement concurrentiel, une aug-
mentation de niveau de crédit accordé implique un niveau désiré de refinancement
plus élevé. Puisque notre firme bancaire est la seule à opérer du côté de la demande
sur le marché du refinancement, une augmentation du niveau demandé de refinan-
cement ne peut en général être sans effet sur la valeur du taux de refinancement. La
valeur du taux de refinancement iR est évidemment déterminé par cette demande
de refinancement et par la politique pratiqué par la Banque centrale en matière
de liquidité bancaire. En supposant que cette dernière poursuit simultanément des
objectifs de taux d’intérêt et de masse monétaire, l’offre de refinancement MRS peut
être modélisée au travers d’une fonction de réaction de la forme MR = h(iR ) telle que
∂h
∂iR > 0. En d’autres termes, plus la demande de refinancement est importante, plus
les conditions auxquelles ce refinancement peut être effectué sont désincitatives.
Dans ce cadre, une augmentation du niveau de crédit doit se traduire par une
∂iR
augmentation taux de refinancement, soit ∂C > 0. En tenant compte de cette dé-
pendance, on peut réécrire le programme d’optimisation de la firme sous la forme :
   
max Π = C iC −iD (1−ϕ)−iR (C) ρ+ϕ(1−ρ) −X iD (1−ϕ)−iR (C) 1−ρ−ϕ(1−ρ) ,
C
(3.13)
L’expression de la condition de premier ordre de ce programme d’optimisation
est alors :
  ∂iR  ∂iR
iC − iD (1 − ϕ) − iR (C) ρ + ϕ(1 − ρ) − C ρ + ϕ(1 − ρ) + X 1 − ρ − ϕ(1 − ρ) = 0.
∂C ∂C
(3.14)
qui définit une relation implicite croissante entre niveau de crédit offert et taux
débiteur. La logique derrière cette relation est simple. Lorsque la firme bancaire
souhaite accroître son offre de crédit, elle doit, toutes choses égales par ailleurs, ac-
croître le niveau demandé de refinancement afin de tenir sa contrainte de réserves.
Or l’augmentation de cette demande va, comme nous l’avons déjà souligné, donner
lieu à une augmentation du taux de refinancement donc des coûts unitaires et mar-
ginaux de la firme. Elle ne consentira par conséquent à accroître son offre de crédit
que si elle peut élever le prix de son produit, autrement dit augmenter la valeur du

148
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

taux débiteur.

Exemple 3 : Supposons que la fonction de réaction de la Banque centrale soit MRS = αiR
où α est une constante quelconque strictement positive. L’égalité entre offre et demande de
refinancement se traduit alors par l’égalité suivante :

MRS = MRD , (3.15)


⇒ αiR = Cβ − X(1 − β), (3.16)
β 1−β
⇒ iR = C −X , (3.17)
α α
où β = ρ + ϕ(1 − ρ), ce qui permet de simplifier nos notations. En introduisant l’expression
ainsi obtenue du taux de refinancement, on obtient l’expression suivante du profit :
       
β 1−β β 1−β
Π = C iC − iD (1 − ϕ) − C − X β − X iD (1 − ϕ) − C − X β .
α α α α
(3.18)
La maximisation du profit par rapport au niveau de crédit accordé se traduit par la
condition de premier suivante :

β2
 
β 1−β β(1 − β)
iC − iD (1 − ϕ) − C S − X β − CS +X . (3.19)
α α α α

qui nous permet d’obtenir la fonction d’offre suivante :

α 1−β
CS = (3.20)

2
iC − iD (1 − ϕ) + X .
2β β

On peut alors aisément vérifier que l’offre de crédit est bien une fonction croissante du
S
taux débiteur iC puisque ∂C α
∂iC = 2β 2 > 0.

iR iC
MRS CS

i∗C
i∗R
MRD CD

0 MR∗ MR 0 C∗ C

F IGURE 3.8 – Équilibre des marchés du crédit et du refinancement.

L’équilibre du modèle est donc atteint en confrontant d’une part offre de refi-
nancement de la Banque centrale et demande de refinancement des banques com-
merciales, et d’autre part offre de crédit des établissements bancaires et demande
de crédit des agents non financiers. En supposant de manière classique que la de-

149
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

mande de crédit C D est une fonction décroissante du taux débiteur, on obtient une
représentation générale similaire à celle de la figure 3.8. Au final, l’ensemble de
l’analyse fait apparaître au final le rôle fondamental que joue le comportement de
la Banque centrale dans le processus de création monétaire. Dans les paragraphes
suivants, nous étudions les deux cas polaires correspondant i) à un objectif de taux
d’intérêt et ii) à un objectif en termes de masse monétaire.

Cas particulier du diviseur de crédit

iR iC

MRS ′
ī′R i∗C ′ CS
MRS i∗C
īR CS
MRD CD

0 MR∗ ′ MR∗ MR 0 C ∗′ C ∗ C

F IGURE 3.9 – Équilibre des marchés du crédit et du refinancement avec


fixation du taux de refinancement.

Si l’on fait l’hypothèse que la Banque centrale se fixe un objectif de taux d’intérêt,
sa fonction de réaction devient ir = īr . En d’autres termes, la Banque centrale déter-
mine seule le coût du refinancement des banques commerciales, mais répond de fait
favorablement à toute demande de liquidité émanant de ces dernières. D’un point de
vue graphique, l’offre de monnaie centrale pour le refinancement se présente alors
sous la forme d’une droite horizontale comme on peut le voir sur la figure 3.9. Les
établissements bancaires ne sont donc pas contraints dans leur refinancement est
illimité, mais effectuent ce dernier un taux choisi par la Banque centrale. De fait,
leur offre de crédit sera définie par l’équation :

(3.21)

iC = iD (1 − ϕ) + īR ρ + ϕ(1 − ρ) .

En d’autres termes, la fixité du taux de refinancement implique celle du taux dé-


biteur. Puisque les banques peuvent être refinancées sans aucune limitation, elles
peuvent satisfaire toutes les demandes de crédit qui leurs sont adressées au taux iC .
C’est donc la demande de crédit qui permettra de définir le niveau de crédit effec-
tivement offert par les banques commerciales. Une fois le niveau optimal de crédit
C ∗ = C D (ic ) obtenu, on en déduit les besoins de refinancement exprimés par les
banques commerciales aux conditions fixées par la Banque centrale, soit :

MR∗ = C ∗ ρ + ϕ(1 − ρ) − X 1 − ρ − ϕ(1 − ρ) . (3.22)


 

150
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

On retrouve donc bien là le mécanisme de diviseur du crédit présenté dans la


section 3.3.4 puisque la distribution du crédit a pu s’effectuer sans contrainte de
ressources préalables et a donnée par la suite lieu à l’émission de la monnaie cen-
trale nécessaire au besoins de couverture du système bancaire.
La figure 3.9 montre aussi l’effet d’une modification de l’objectif de taux d’intérêt
par la Banque centrale. Ainsi, une augmentation du coût du refinancement de īR à
ī′R se traduit naturellement par une augmentation des coûts pour la banque, donc
par une baisse de la profitabilité de l’activité de crédit. On observe donc un dépla-

cement vers le haut de l’offre de crédit (passage à C S ) qui, à demande inchangée,
donne lieu simultanément à une hausse du taux d’intérêt débiteur et à une diminu-
tion du niveau de crédit. Enfin conformément à la théorie du diviseur, une moindre
distribution de crédit se traduit par des besoins plus faible en liquidité bancaire
(passage de MR∗ à MR∗ ′ ).
Cet exemple montre que contrairement à ce que laisse supposer la théorie du
diviseur de crédit, la Banque centrale dispose bien d’un levier pour agir sur le niveau
de la masse monétaire, même si elle est contrainte à satisfaire sans aucune limite les
besoins en monnaie centrale des banques de second rang. De plus, si les banques de
second rang calent leur comportement de réserve sur le taux de réserve obligatoire,
il est possible pour la Banque centrale d’avoir une action réglementaire en modifiant
la valeur de ρ. Un relèvement de ce taux va accroître la demande de refinancement
des banques et augmenter ainsi leurs coûts. Il en résulte un relèvement de la courbe
d’offre de crédit qui va avoir pour conséquence une augmentation du taux débiteur
et donc une diminution de l’investissement. L’effet d’une manipulation du taux de
réserve obligatoire sur le niveau d’activité dépend néanmoins de la sensibilité de la
demande de crédit au taux d’intérêt.

Cas particulier du multiplicateur de base monétaire

′ ′
iR MRS MRS iC CS CS

i∗R ′ i∗C ′
i∗R i∗C
MRD CD


0 M¯R M̄R MR 0 C ∗′ C ∗ C

F IGURE 3.10 – Équilibre des marchés du crédit et du refinancement avec


fixation du niveau de refinancement.

Si, dans l’esprit des recommandations monétaristes et contrairement à l’illus-

151
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

tration précédente, la Banque centrale définit un objectif de masse monétaire, il lui


suffira de se concentrer sur le niveau de la base monétaire, autrement dit fixer le ni-
veau du refinancement, pour atteindre cet objectif. On observe alors MRS = M̄R et le
processus de formation de l’équilibre se trouve alors radicalement changé puisque le
niveau de refinancement sur lequel le système bancaire peut compter est déterminé
à l’avance. La fonction de réaction de la Banque centrale se présente donc sous la
forme d’une droite verticale comme sur la figure 3.10.

Le refinancement étant donné, on en déduit alors le niveau de crédit distribué à


partir de l’équation (3.10) et de la contrainte de refinancement, soit :

M̄R + X 1 − ρ − ϕ(1 − ρ)

C = . (3.23)
ρ + ϕ(1 − ρ)

Une fois cette valeur C ∗ définie, la confrontation avec la demande de crédit per-
met de déterminer la valeur du taux d’intérêt débiteur tandis que la demande de
refinancement correspondant à C ∗ définit le coût du refinancement pour M̄R donné.
On est donc bien dans une mécanique de multiplicateur de base monétaire puisque
c’est la fixation de cette dernière qui détermine le niveau atteint par la masse mo-
nétaire, du moins dans sa partie ayant pour contrepartie le crédit.

La comparaison avec les résultats obtenus dans le cas du diviseur sont particu-
lièrement intéressants car ils montrent que les déterminants du crédit, donc de la
monnaie bancaire, diffèrent selon les situations. Dans les deux cas, les paramètres
de comportement ρ et ϕ apparaissent bien, mais la monnaie issue du diviseur dé-
pend aussi des facteurs de coûts auxquels sont exposées les banques, et des déter-
minants de la demande de crédit comme le niveau d’activité ou les anticipations
d’inflation. En revanche, dans le cadre du multiplicateur de la base monétaire, ce
sont essentiellement le niveau de monnaie centrale et le volume des contreparties
externes qui définissent le volume de l’activité bancaire.

En choisissant de contrôler directement le niveau de monnaie centrale, la Banque


centrale semble donc dispose d’un pouvoir important sur la masse monétaire et le
niveau d’activité. Évidemment, ainsi que nous avons pu le signaler précédemment,
cette capacité à agir sur la masse monétaire dépend en grande partie de l’influence
des taux d’intérêts sur la contrepartie extérieure. Dans le modèle présenté, on sup-
pose que la contrepartie extérieure est totalement exogène. Or si l’économie est ou-
verte aux capitaux extérieurs, la hausse des taux d’intérêts doit provoquer un afflux
de devises qui offre au système bancaire de la monnaie centrale non empruntée, ce
qui donne lieu à un relâchement de la contrainte de refinancement et donc poten-
tiellement à une expansion du crédit dès lors qu’une diminution de M̄R de une unité
se traduit par une augmentation de X de plus de 1 − ρ − ϕ(1 − ρ) unités.

152
CHAPITRE 3. L’OFFRE DE MONNAIE

Limites

Bien que le modèle présente une certaine flexibilité, il restreint la définition de


la monnaie à la monnaie centrale et aux dépôts à vue. Or dans une perspective très
keynésienne accordant la primauté au concept de liquidité, l’étroitesse de cette défi-
nition peut être handicapante pour notre réflexion sur l’offre de monnaie. En effet,
dès lors que billets et dépôts sont en concurrence avec d’autres actifs financiers li-
quides, peu importe que la banque centrale ait ou non la capacité de déterminer
le montant des dépôts des banques commerciales puisqu’une politique visant à res-
treindre ces derniers se traduira par un report des agents vers les autres actifs
financiers liquides dont l’offre n’est pas déterminée par le niveau de la base moné-
taire. Une analyse de l’offre de liquidité nous contraint donc a priori à tenir compte
de la concurrence entre banques commerciales et intermédiaires financiers non ban-
caires. L’offre de liquidité ne peut alors être comprise qu’en englobant l’ensemble du
secteur monétaire et financier d’une économie, et en tenant compte des choix de
portefeuille des agents.
Enfin, le financement de l’économie ne s’effectue évidemment pas par le seul
canal du crédit puisque certains agents peuvent obtenir des fonds en s’adressant di-
rectement aux marchés financiers ou bien recourir à l’autofinancement. La difficulté
que l’on a alors pour la prise en compte de ces alternatives dans le modèle présenté
dans les paragraphes précédents est que fonds propres, titres et crédit peuvent aussi
bien être substituts que compléments pour les firmes. Si le crédit et les autre modes
de financement sont substituts, toute action de la banque centrale qui conduirait
à une augmentation du coût de l’activité de crédit entraînerait un report plus ou
moins important des firmes à besoins de financement vers les marchés financiers
ou vers l’autofinancement, ce qui réduirait la portée d’un durcissement des condi-
tions de refinancement des banques. Au contraire, dans un cas de complémentarité
un coût du refinancement plus élevé va potentiellement réduire à la fois crédit et
autres modes de financement, et provoquer un ralentissement de l’activité. Évidem-
ment, l’efficacité de la politique monétaire dépendra avant tout du type de relation
entretenu entre Banque centrale et banques de second rang. En particulier, on peut
noter que dans un système de type multiplicateur avec substituabilité parfaite des
différents outils de financement, on retrouve les conclusions du modèle IS-LM où un
accroissement délibéré de la masse monétaire permet de réduire le taux d’intérêt et
accroître le revenu. Dans un système de diviseur avec substituabilité, la politique
monétaire n’a que peu d’intérêt puisque l’investissement trouve toujours une source
pour se réaliser. L’équilibre réel n’est donc que peu ou pas affecté par les politiques
pratiquées dans le cadre de la sphère monétaire. En revanche, s’il y a complémenta-
rité des modes de financement, les arbitrages de portefeuille des agents deviennent
déterminants car déterminant la rentabilité du capital et donc le niveau de l’inves-

153
M ACROÉCONOMIE MONÉTAIRE

tissement. Les décisions monétaires affectent alors la sphère réelle.

b
b b

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