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UN AUTRE ORDRE DU TEMPS.

POUR UNE INTENSITÉ VARIABLE


DU MAINTENANT
Tristan Garcia

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2011/4 n° 72 | pages 469 à 486

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ISSN 0035-1571
ISBN 9782130587415
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https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2011-4-page-469.htm
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Pour citer cet article :


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Tristan Garcia, « Un autre ordre du temps. Pour une intensité variable du
maintenant », Revue de métaphysique et de morale 2011/4 (n° 72), p. 469-486.
DOI 10.3917/rmm.114.0469
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Date : 28/10/2011 13h32 Page 469/144

Un autre ordre du temps.


Pour une intensité variable
du maintenant

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RÉSUMÉ. — Ni le présentisme, ni l’éternalisme ne peuvent rendre compte de l’ensemble
des modalités du temps. La théorie dite du « Growing Block Universe », qui nie la réalité
du futur mais concède le même degré de réalité au passé qu’au présent, n’est pas non
plus entièrement satisfaisante. Nous proposons donc de distinguer des intensités de pré-
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sence : l’avenir a une absence maximale et le présent une présence maximale. Il en résulte
que, à mesure que le temps passe, nous nous éloignons de l’avenir.

ABSTRACT. — Neither presentism nor eternalism can account for all of the modalities
of time. The « Growing Block Universe Theory », which denies the reality of future but
allows the same degree of reality to past and present, is not entirely satisfactory. We
therefore suggest different intensities of presence : future has a maximal absence and
present has a maximal presence. As a result, as time passes, we move away from the
future in that sense.

« How soon is now ? », The Smiths, 1984.

LES GRANDS ORDRES PHILOSOPHIQUES DU TEMPS

Phénoménologie du temps subjectif, dialectique du devenir


et analytique du temps objectif
Beaucoup de philosophies du temps ont pour but de réduire le temps à une seule
de ses modalités (le présent, par exemple) ou de l’assimiler à une illusion voilant
une réalité plus profonde (l’éternité ou la pure durée). Considérant que comprendre
le temps, c’est en conserver le concept, nous nous proposons plutôt de maintenir à
la fois l’idée de temps et celle de toutes les modalités qui peuvent être les siennes –
notamment l’avenir, le présent et le passé. Nous ne voudrions pas projeter de penser
le temps et récupérer au terme de notre effort tout autre chose que du temps ; nous
n’apprécierions guère plus de ne parvenir en fin de compte qu’à nous représenter la
réalité ou l’existence d’une partie de ce temps, au détriment de toutes les autres.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 4/2011


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Quels modèles actuels pourraient bien nous permettre de concevoir le temps


seulement, mais le temps pleinement ?
Lorsqu’il s’agit de définir le temps, tout l’enjeu est le statut qu’on accorde au
présent et le degré relatif de présence qu’on reconnaît ensuite aux autres temps :
l’avenir et le passé. Depuis au moins saint Augustin, celui qui tente de com-
prendre le temps et ses modalités ne peut que provoquer son propre étonnement :
le passé n’est pas, puisqu’il n’est plus présent, l’avenir n’est pas, puisqu’il n’est
pas encore présent, et l’un comme l’autre n’ont apparemment d’existence que

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par l’entremise du présent.

Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir ni le


passé n’existent. Ce n’est pas user de termes propres que de dire : « Il y a trois temps :
le passé, le présent et l’avenir. » Peut-être dirait-on plus justement : « Il y a trois temps :
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le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » Car ces trois sortes de
temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs 1.

Trois traditions assumeront l’héritage de cette interrogation augustinienne sur les


rapports entre le présent et les autres modalités du temps. La première – fidèle à la
réduction augustinienne du passé ou de l’avenir à un « présent du passé » et à un
« présent du futur », puis de ce présent à une activité de l’esprit – se consacrera à
une série de questionnements phénoménologiques sur le temps de la conscience.
La deuxième – dialectique – trouvera dans les contradictions sécrétées par les
différentes parties du temps la clef du devenir et de son procès : la synthèse de l’être
et du non-être. La troisième – analytique – cherchera au contraire à résoudre ces
contradictions par l’adoption de modèles temporels redistribuant l’être entre avenir,
présent, passé et éternité. La première tradition s’épanouira dans les Leçons sur la
conscience intime du temps de Husserl, qui s’ouvrent sur un hommage à saint
Augustin, et sera par la suite cultivée par Heidegger, Sartre ou Ricœur. La deuxième
tradition est plutôt d’obédience hégélienne. Dès la fin de la première Philosophie
de l’Esprit 2 de 1805, le Hegel de Iéna reprend à sa manière une autre argumentation
augustinienne célèbre, selon laquelle l’éternité n’a pas pu exister « avant » le temps :
elle est plutôt un présent absolu. Mais c’est pour mieux concevoir comment cet
absolu se déploie dans le temps, en posant l’identité entre la négativité du temps et
celle du concept. Discutée, retournée, cette vision du temps comme histoire de
l’éternité pollinisera la tradition marxiste, d’Ernst Bloch à Walter Benjamin.
C’est à la troisième tradition de réinterprétation du problème augustinien,
moins connue en France, que nous nous confronterons ici. Analytique, elle

1. Saint AUGUSTIN, Confessions, trad. J. Trabucco, Paris, GF-Flammarion, 1999, livre XI, 20.
2. G.W.F. HEGEL, La Philosophie de l’Esprit. 1805, trad. G. Planty-Bonjour, Paris, PUF, 1982,
p. 119 sq.
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s’oppose évidemment à la tradition dialectique, dont John McTaggart fut le pas-


seur en même temps que le fossoyeur dans le monde anglo-saxon. Elle cherche
non pas à concevoir le temps comme un mouvement dont le moteur serait la
contradiction, mais à désamorcer les contradictions menaçant toute représenta-
tion du temps. D’autre part, au contraire de la tradition phénoménologique, elle
prétendra penser le temps objectif et non simplement la manière dont l’activité
d’une conscience intentionnelle peut structurer la temporalité.
Husserl, à l’occasion des leçons qu’il prononça sur le temps dans les

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années 1905-1910, commençait par procéder à « l’exclusion complète de toute
espèce de supposition, d’affirmation, de conviction à l’égard du temps objectif » 3.
Tout juste admettait-il que l’étude des rapports entre le temps objectif réel et le
temps qui, pour une conscience, vaut comme un temps objectif pourrait s’avérer
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être « une recherche intéressante » 4. Mais il n’envisageait que l’étude du rapport


entre temps objectif et temps de la conscience – qui est elle-même un rapport
orienté –, jamais l’étude du temps objectif lui-même. Par principe, ce temps-là se
trouvait « mis hors circuit ».
C’est au fond ce résidu de la phénoménologie qui est devenu l’objet de la
tradition de pensée analytique du temps, ouverte par un article célèbre de John
McTaggart 5, puis par la critique de McTaggart conduite par Charlie Dunbar
Broad, lecteur de Bergson et de Whitehead. Les théoriciens suivants effaceront
doucement l’ascendance hégélienne de McTaggart et les lectures bergsoniennes
de Broad afin de délimiter un champ d’études résolument non idéaliste et non
dialectique : la conception de positions consistantes, non contradictoires quant à
la nature du temps, l’existence ou la réalité du présent, du passé et de l’avenir.
Ces positions, dans la mesure où elles concernent le « temps des horloges »
plutôt que celui de la conscience, résultèrent fréquemment de discussions avec
la relativité einsteinienne, d’abord restreinte puis générale, qui livra à la méta-
physique de nouveaux matériaux pour la conceptualisation du temps objectif et
cosmologique : un espace-temps à quatre dimensions, une articulation fine entre
temporalité et causalité.
Deux grandes thèses se sont progressivement dégagées de ces discussions :
d’une part le « présentisme », défendu aujourd’hui par Markosian, Zimmer-
mann ou Merricks ; d’autre part l’« éternalisme » (ou parfois le « quadri-
dimensionnalisme »), qui est prôné par Quine dans Word and Object ou par
Lewis dans On the Plurality of Worlds.

3. Edmund HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad.
H. Dussort, Paris, PUF, 1996, p. 6.
4. Ibid.
5. John MCTAGGART, « The Unreality of Time », Mind, 17, 1908, p. 457-474.
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Ordre analytique I : Présentisme, éternalisme


Cette polarité structure le champ analytique de la réflexion sur le temps. Il n’est
jamais question de dialectiser ces thèses, d’admettre qu’il y aurait bien quelque
chose de contradictoire dans le temps, qui le ferait advenir et devenir. On consi-
dère plutôt qu’il faut prendre position et attribuer de la réalité à certaines modali-
tés ou certains aspects du temps au détriment d’autres, afin d’éviter toute
contradiction. Soit le passé, le présent et le futur sont également réels, auquel cas

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le présent n’est plus vraiment présent ; soit le présent est vraiment présent, auquel
cas le passé et le futur ne sont plus vraiment réels. On ne remporte jamais la mise
théorique sur tous les plans.
Merricks écrit ainsi que :
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l’éternalisme dit que tous les temps sont également réels. Des objets existant dans le passé
et des objets existant dans le futur sont tout autant réels que des objets existant au présent.
[…] En gardant tout cela à l’esprit, disons que l’éternaliste croit à un présent subjectif 6.

En revanche,

le présentisme dit que seul le temps présent est réel. Tout objet qui existe existe au
temps présent. Des objets qui existent seulement dans d’autres temps – à la manière
d’objets qui existent seulement dans la fiction ou qui existent seulement dans d’autres
« mondes possibles » – n’existent tout simplement pas […] En gardant tout cela à
l’esprit, disons que le présentiste croit à un présent objectif 7.

Dans une analytique du temps, il y a donc d’emblée deux cas.


Si j’identifie le présent à la présence et la présence à l’être, je ne peux guère
comprendre comment existe un passé (qui n’est pas présent, donc qui n’est pas) ou
un avenir (qui n’est pas présent, donc qui n’est pas non plus) : seul existe le présent,
et il n’y a pas d’avant ou d’après, sinon la projection subjective que je peux opérer,
par rétention de la mémoire ou par anticipation de l’imagination – ce qui nous
reconduit depuis saint Augustin à une phénoménologie du temps subjectif.
D’autre part, si j’essaie de comprendre le temps sans invoquer le présent, en
me contentant de l’ordre des événements suivant l’« avant » et l’« après », je peux
assurément concevoir une série organisant ce qui est antérieur et ce qui est
postérieur, mais pas, comme le laisse apparaître la seule « série B » de John
McTaggart, l’articulation entre les prédicats « passé », « présent » et « futur »,

6. Trenton MERRICKS, « Goodbye Growing Block », in Oxford Studies in Metaphysics 2, Dean


Zimmermann (ed.), Oxford University Press, 2006, p. 103.
7. Ibid.
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réservés à la « série A ». Ce qui est alors présent et éternellement présent, c’est


l’ordre des événements. Le « maintenant » n’est jamais qu’un effet de ma position
limitée dans l’espace-temps, c’est un effet indexical, c’est-à-dire dont la signifi-
cation tient aux circonstances et au sujet de son énonciation – ce qui nous ramène
sur les rives du temps subjectif.
Dans un cas comme dans l’autre, le temps – c’est-à-dire l’articulation du pré-
sent avec un avenir et un passé – se trouve scindé en deux. Une part s’en trouve
toujours rejetée du côté de la subjectivité : soit c’est la rétention du passé et la

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protention vers l’avenir, soit c’est la perception d’un présent au sein de l’ordre
éternel des événements prétendument passés, présents et à venir.
Or, comme le remarque Merricks – pour mieux la critiquer –, il existe depuis
presque un siècle une tierce position entre présentisme et éternalisme qui s’est fait
fort de concevoir le temps à égale distance du présentisme et de l’éternalisme :
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c’est ce qu’on appelle aujourd’hui dans le monde anglo-saxon la « Growing Block


Universe Theory » (GBUT). En reprenant les termes de Merricks, on pourrait
affirmer que cette tierce position, qui n’est pas une dialectique, mais plutôt une
tentative d’accommodation, considère le passé comme l’éternaliste (le passé est
aussi présent que le présent, il existe réellement), mais le présent comme le pré-
sentiste (le présent a un statut d’exception, un privilège : il existe éminemment ;
en l’occurrence, il est le tout dernier moment du temps).

Ordre analytique II : Growing Block Universe Theory


La première formulation cohérente de la GBUT, qui ne portait pas encore ce
nom assez incommode, se trouve dans un ouvrage de Charlie Dunbar Broad
datant de 1923, au cours duquel, parmi une foule d’autres problèmes épistémo-
logiques, le philosophe britannique essaie de répondre aux arguments de John
McTaggart, dont il s’est montré un commentateur méticuleux.
Il s’agit d’une conception dynamique de l’univers inspirée par les travaux alors
récents d’Einstein, qui mèneront bientôt à la relativité générale. Cette conception
dynamique ne réduit pas les modalités temporelles du passé, du présent et du
futur à des opérations de la subjectivité (forme kantienne du sens interne ; opéra-
tions husserliennes de protention et de rétention par la conscience). Le passé et le
présent sont réellement, tandis que le futur n’existe pas. L’univers se trouve sans
cesse augmenté de présence, comme un bloc en perpétuelle expansion :

Lorsqu’un événement arrive, il vient à l’existence ; et il n’y avait rien du tout avant
qu’il advienne 8.

8. Charlie Dunbar BROAD, Scientific Thought, New York, Harcourt, Brace & Co., 1923, p. 68.
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Le présent est donc la venue à l’existence. Et l’univers ne peut que se gonfler


de présence : tout advient et rien ne disparaît jamais :

Il n’existe rien de semblable au fait de cesser d’exister ; ce qui est advenu existe désor-
mais pour toujours. Lorsque nous disons que quelque chose a cessé d’exister, nous
voulons simplement dire qu’il a cessé d’être présent 9.

À l’occasion de ce texte fondamental, Broad demande donc qu’on se représente

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le présent, qui est la venue à la présence, à la manière d’un faisceau lumineux fixe
qui ferait entrer les choses dans l’existence – de sorte que les choses peuvent sortir
de la présence, du faisceau lumineux, mais pas du champ de l’existence. Ayant
été, elles ne retourneront jamais au néant, mais simplement à l’absence. Broad,
afin de répondre philosophiquement à la conception émergente de l’espace-temps
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relativiste, décrit donc en quelque sorte un univers qui aurait par lui-même une
mémoire, mais aussi une bordure active transmutant le rien en quelque chose :

Nous imaginons le fait d’être présent comme mouvant, en quelque sorte à la manière
du faisceau de lumière du projecteur d’un policier, qui balaie les façades des maisons
d’une rue. Ce qui est illuminé est le présent, ce qui a été illluminé est le passé, et ce
qui n’a pas encore été illuminé est le futur 10.

Broad tire de ce modèle une critique de McTaggart selon laquelle « être futur »
ne peut être un prédicat appliqué à un événement : « La première chose à dire au
regard de l’argument de McTaggart est qu’aucun événement n’a jamais le prédi-
cat de “futureté” 11. » La position de Broad est la suivante : le futur n’existe pas,
aucun événement n’est à venir avant d’être présent. Ses héritiers oublieront
volontiers qu’il tient cette conception de Bergson et de Whitehead, afin de limiter
leur généalogie de la philosophie du temps à l’ascendance de McTaggart
(comme dans l’anthologie de Nathan Oaklander 12) : il y a du radicalement nou-
veau dans l’univers, et l’événementialité excède le champ du possible, qui court
après l’effectif sans parvenir à le contenir, à le prévenir. De ce fait, la somme
totale de tout ce qui est présent augmente sans cesse : « Le procès du devenir
augmente continuellement la somme totale d’existence et par là même la somme
totale de faits positifs et négatifs » 13 (c’est-à-dire ce qui a été et ce qui n’a pas
été, qui ne peut apparaître qu’à partir du moment où ce qui a été a été). En effet,

9. Op. cit., p. 69.


10. Op. cit., p. 59.
11. Op. cit., p. 81.
12. L. Nathan OAKLANDER (ed.), The Philosophy of Time, Londres, Routledge, 2008.
13. Charlie Dunbar BROAD, op. cit., p. 83.
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il y a à chaque instant du nouveau présent qui vient s’ajouter à du passé, qui ne


cesse pas d’être – qui continue d’exister objectivement, même s’il meurt ou perd
en intensité pour nous.
Mais c’est à la fin des années 1990 que se constitue la GBUT actuelle, autour
des textes de Peter Forrest et surtout de Michael Tooley. Dans Time, Tense and
Causation, Tooley défend trois quarts de siècle après Broad l’idée que « le
monde est un monde dynamique, et, surtout, où le passé et le présent sont réels,
mais pas le futur » 14. Tooley reprend donc le principe d’un présent qui est « le

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point auquel ce qui était jusque-là non actuel devient actuel » 15.
De ce fait, la GBUT réalise bien son intention de penser un temps objectif :

Le temps, compris comme impliquant la venue à l’existence d’événements, est une


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caractéristique totalement objective du monde qui ne dépend d’aucune façon des expé-
riences humaines, ou d’autres êtres conscients (ou conscients d’eux-mêmes) 16.

Ce temps objectif, Tooley pense qu’il peut être analysé par des termes non
temporalisés, sans avoir recours à des adverbes ou des verbes au passé, au futur,
et sans utiliser d’indexicaux (« maintenant », « ici », « ceci »). Il rejette donc
l’éternalisme, qui réduit le présent à un effet indexical : le présent ne serait pas
alors objectif, mais réduit à quelque effet subjectif indiquant une localisation du
locuteur dans l’espace-temps. Et il rejette également le présentisme, selon lequel
le présent serait tout ce qui existe : le présent serait dans ce cas objectif, mais le
passé renvoyé à du non-être.
Comme le présentiste, la GBUT de Tooley reconduit l’avenir à de l’inexistence
– contre l’éternaliste ; mais comme l’éternaliste, la GBUT assure l’existence
objective du passé – contre le présentiste. La GBUT n’est pas une dialectique,
mais un jeu de bascule : s’appuyant sur une position pour attaquer la position
contraire, puis sur cette dernière position pour se retourner contre la première. Or,
il y a toujours un inconvénient stratégique à de telles doubles alliances.
Merricks remarque ainsi que dans le cadre de la GBUT un événement n’est
pas changé de ce qu’il est présent ou passé. Dès lors que quelque chose com-
mence à être, il ne finit jamais d’exister, qu’il soit présent ou passé : il est
intégré dans l’espace-temps. Or, Merricks se demande ce qu’il advient de cer-
taines pensées, par exemple celle de Néron se disant qu’il est assis maintenant
dans le Colisée. Il repique pour ainsi dire l’épine de l’indexicalité au pied de la
GBUT. Cette proposition (« moi, Néron, je suis actuellement assis… ») a été

14. Michael TOOLEY, Time, Tense and Causation, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 377.
15. Ibid.
16. Op. cit., p. 379.
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vraie, lorsque Néron était assis au présent – elle est devenue fausse depuis lors.
Aux yeux de la GBUT, la pensée de Néron, présente ou passée, demeure
pourtant inchangée : elle a commencé à être, elle demeurera désormais la
même.
C’est la teneur de l’argument sceptique de Braddon-Mitchell 17 : si tous ceux
qui jadis ont pensé qu’ils vivaient dans le présent ont désormais tort, alors vous
avez toutes les chances de vous tromper également en considérant que vous vous
trouvez en ce moment dans le présent. Plus exactement, Braddon-Mitchell lance

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ce défi à la GBUT : qu’est-ce qui vous prouve que votre « maintenant » est bien
maintenant ? La GBUT sécrète deux présents : un présent subjectif, le « mainte-
nant » que je peux énoncer, et un présent objectif, la bordure extrême de l’espace-
temps. Elle n’arrivera jamais, dénoncent ses détracteurs, à combler l’infranchis-
sable fossé qui sépare l’un de l’autre.
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Assurément, le talon d’Achille d’une théorie telle que la GBUT actuelle tient
à ce qu’elle considère le présent comme un faisceau fixe de passage à la pré-
sence, à l’existence. De ce fait, le moment présent reste pour elle toujours
également présent. Comme le reproche Braddon-Mitchell à Forrest, on ne peut
alors plus savoir si « maintenant » est bien maintenant, ou si « maintenant » est
le maintenant d’hier : on distingue bien un ordre objectif du passé, mais on ne
distingue plus le « maintenant » de maintenant (un maintenant au carré, pourrait-
on dire) du « maintenant » d’hier, du « maintenant » de 1644, du « maintenant »
de la formation de la Terre, etc.
Craig Bourne remarque cette scission entre d’une part le privilège objectif
d’être présent et l’indexicalité de « ce moment-ci » : si elle existe toujours objec-
tivement dans l’univers, ma sensation d’être présent que j’avais hier est restée
cette sensation indexicale qui indique « ce moment-ci » ; mais elle ne correspond
plus au présent objectif, qui ne serait plus l’« aujourd’hui » d’hier, mais
l’« aujourd’hui » d’aujourd’hui.

Je suis convaincu que mon temps est le présent [Bourne indique en gras le présent
objectif et en style normal le présent indexical]. Mais n’étais-je pas aussi convaincu
hier… ? Alors me voilà comme hier […] quand je croyais que j’étais au présent,
pensant à peu près pareil à propos de ce qui me serait précieusement propre que ce que
je pense aujourd’hui. Pourtant, je sais maintenant que mon moi précédent s’est trompé :
et comment saurais-je que je ne me trompe pas à présent 18 ?

17. David BRADDON-MITCHELL, « How do we know it is now now ? », Analysis, 64, 2004, p. 199-
203.
18. Craig BOURNE, « When am I ? A tense time for some tense theorists ? », Australasian Journal
of Philosophy, 80, 2002, p. 362.
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La GBUT, en voulant gagner contre le présentisme et contre l’éternalisme sans


les dialectiser, en demeurant une position analytique, a produit deux présents au
lieu d’un : le présent que chaque moment a été et qu’il est toujours ; le présent
de ces présents, le présent objectif et ponctuel. Mais à partir du présent de mon
moment présent, je ne rejoindrai jamais le présent objectif : rien ne m’assure que
je ne suis pas déjà dans le passé à croire que je suis encore « maintenant ».
Nick Bostrom, fondateur de la « World Transhumanist Association », est ainsi
l’auteur d’un article célèbre et controversé qui postulait la forte probabilité pour

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que nous vivions d’ores et déjà dans une simulation informatique créée par des
intelligences du futur, de sorte que notre présent serait une sorte d’imparfait
virtuel du futur. Or, ce type d’argument excentrique et paranoïaque, à la manière
de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick, ne peut être contré par une théorie
analytique du temps qui considérerait comme la GBUT que tous les présents
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passés existent réellement et qu’il existe en même temps un présent du présent,


un présent objectif et cosmologique, à la lisière de l’espace-temps. Rien ne
m’assure que mon présent, que je vis et que je ressens comme actuel, n’est pas
un présent d’ores et déjà mort – rien ne me garantit que je ne suis pas trompé par
le temps. Et dans de tels cas, le venin du doute hyperbolique retrouve toujours
son efficace.

Échec des découpages analytiques du temps


Aucune position analytique déterminée ne nous permet de conserver le temps
dans l’entièreté et la certitude de son concept.
Le problème du présentisme, c’est qu’il ne permet pas de concevoir la réalité
du passé. Pour le présentiste, un moment passé n’existe qu’en tant qu’il est
compris dans le présent : c’est un souvenir, une trace, une conséquence actuelle ;
c’est illusoirement qu’il est passé.
Pour l’éternaliste, un moment présent n’existe qu’en tant qu’il est dans un
ordre de succession semblable à celui du passé : il n’est qu’illusoirement pré-
sent.
Mais le problème de la GBUT, c’est qu’elle accorde une réalité égale au
présent de maintenant et au présent d’hier, de telle sorte qu’elle produit deux
présents possibles : le présent (d’aujourd’hui, d’hier, d’avant-hier) et le présent
présent (le maintenant de maintenant). Il devient alors impossible de rejoindre le
présent objectif à partir du présent indexical ou du présent de la conscience. Je
dis que je suis « maintenant », mais comment m’assurer que ce « maintenant »
est bien le « maintenant » de maintenant et pas celui d’il y a deux heures ? En
répétant qu’il s’agit du « maintenant » de maintenant. Mais il y a deux heures le
« maintenant » était le « maintenant » de maintenant. Je devrais donc m’assurer
que ce « maintenant » est maintenant le « maintenant » de maintenant, etc. J’ai
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478 Tristan Garcia

tout à fait perdu le présent en le dédoublant, et j’ai redonné du champ au scep-


tique.
Il nous semble donc que toute analytique du temps est condamnée à valoriser
un certain aspect du temps pour mieux en occulter un autre et que ni présen-
tisme, ni éternalisme, ni GBUT ne permettent de faire justice à l’entièreté du
concept de temps. Tout au plus revitalisent-ils à terme le doute porté sur la
réalité de tel ou tel aspect du temps.
Le temps de la phénoménologie est trop étroit : il se trouve réduit au temps de

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la conscience ; le temps de la tradition dialectique, notamment hégélienne, est
trop large : il est compris et dissous dans le devenir. Si l’on veut penser le
temps, ni plus ni moins, il faut discuter avec la tradition analytique ; mais elle le
met en pièces et joue systématiquement certaines de ses parties contre d’autres,
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de sorte qu’on a bien du temps, mais jamais le temps en entier. Pourquoi ?


Parce qu’elle découpe le temps en extensions, considérant passé, présent et
avenir comme des parties d’un tout – certaines réelles, d’autres illusoires. Si
cette conception ne peut que conduire à des impasses, c’est qu’il faut arrêter de
penser ces modalités comme des parties extensives, et peut-être les envisager
comme des variations d’intensité.

UN ORDRE INTENSIF DU TEMPS

Présence et présent. Intensités de présence


Le présent a ceci de dévastateur que, si l’on veut bien l’identifier à la pré-
sence, il devient immédiatement un absolu et ronge passé et avenir, qui se
trouvent rejetés vers le non-être : si le présent est tout ce qui est présent, il ne
reste plus au passé et à l’avenir aucune possibilité d’être, sinon en négatif.
La confusion naît sans doute de ce qu’on accorde à l’idée de présence un
caractère discret plutôt que continu : soit on est présent, soit on ne l’est pas. On
ne l’est pas plus ou moins : selon la conception aristotélicienne qui est exposée
dans les arguments serrés de la Physique, en sachant que le temps est un nombre,
le nombre du mouvement, « il n’existe pas de temps rapide et lent, car il n’y a
pas non plus de nombre par lequel nous comptons qui soit rapide et lent » 19. Le
temps n’est pas susceptible d’intensités variables, mais seulement de découpages
extensifs : un temps long ou court, beaucoup ou peu de temps. On ne contredira
pas cette remarque d’Aristote, qui assure l’homogénéité objective du temps,
mais on la contournera en relevant ce qu’elle nous empêche de percevoir : que la

19. ARISTOTE, Physique, trad. Pierre Pellegrin, GF-Flammarion, 2000, 220b.


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Un autre ordre du temps. Pour une intensité variable du maintenant 479

présence, en revanche, est susceptible d’intensités variables, de sorte que le


temps est une extension, mais que la présence est une intensité.
Le temps est précisément la preuve que la présence ne relève pas de la catégo-
rie de ce qui est ou n’est pas absolument.
La modaliser d’emblée par les catégories d’acte, de puissance ou de virtualité
ne change rien à l’affaire. Découper la présence en modes distincts de présence
permet de penser le passage d’un mode à l’autre (de la puissance à l’actualité,
par exemple) comme un saut de l’avenir au présent, mais cela ne résout jamais

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le problème de la variation d’intensité du présent au passé. Le passé ne peut être
dit ni virtuel ni en puissance, puisqu’il a été ; comment comprendre sa présence
réelle, en acte, sans le confondre avec le présent – comme le font les tenants de
la GBUT ? Toute modalisation de diverses parties du temps est ici inefficace. La
seule solution est de la comprendre comme une variation d’intensité de la pré-
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sence, de telle sorte que ce qui est passé est bel et bien présent, comme l’est le
présent, mais moins.
De sorte qu’on dira, en inversant cette proposition, que le présent est ce qu’il y
a de plus présent : le maximum de présence possible, et non une présence abso-
lue (auquel cas le présent serait seul présent, ce qui est la position du présentiste).

Présent, passé, avenir. Variation des intensités de présence


Je claque des doigts. Maintenant, mon claquement de doigts est fini. Imaginons
plutôt que mon claquement de doigts, devenu passé, continue à passer. Parce que
du nouveau présent devient tout le temps du passé, il se trouve rejeté de plus en
plus loin dans le passé, il s’éloigne de la présence. Je claque de nouveau des
doigts. Qu’est-ce qui distingue mon premier claquement de doigts du second ? Si
l’un comme l’autre étaient désormais inexistants, s’ils relevaient tous les deux du
non-être, alors il n’y aurait plus l’un, il n’y aurait plus l’autre : rien ne les différen-
cierait dans la pure négativité. Pourtant, je peux bien, lorsque je m’y rapporte
subjectivement par le souvenir, les considérer comme deux événements.
Autrement dit, il y a un ordre du passé sur lequel je peux me reposer : tout
ce qui passe n’est pas également passé, mais passe suivant un ordre, qui a pour
effet qu’un certain lieu de l’univers en expansion est plus vieux qu’un autre. Si
tout le passé était également non présent, alors tout ce qui n’est plus aurait le
même âge, il n’y aurait ni strates géologiques, ni fossiles, ni états plus ou
moins anciens de la lumière, ni histoire de l’univers : tous nos classements
selon l’ancienneté seraient absolument arbitraires.
Si la présence ne s’accumulait pas – c’est-à-dire : s’il y avait toujours autant
de présence à chaque instant, ni plus ni moins, si ce qui se passe en 2010 n’était
pas plus présent que ce qui se passait en 1644, au moment même où ça avait
lieu –, alors tout moment du passé serait aussi présent qu’un autre moment du
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passé : il ne nous resterait que les ressources très relatives de l’indexicalité pour
distinguer le « maintenant » de notre présent de celui de 1644. C’est ce que
voudrait l’éternaliste. Mais si tout moment du passé était aussi présent ou aussi
absent qu’un autre, nous ne pourrions guère dater l’apparition de notre galaxie,
la formation de la Terre ou l’apparition des premiers métazoaires, qui se trouve-
raient être tous strictement contemporains. Car en rangeant les événements dans
le temps, nous ne nous contentons pas de reconstituer une chaîne causale, nous
évaluons leurs degrés respectifs de présence. C’est l’idée que nous allons main-

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tenant défendre.
Le temps doit être conçu comme la condition de possibilité objective du fait
que les événements peuvent être rangés par une subjectivité suivant leur pré-
sence relative. L’existence du temps est le signe qu’il y a dans l’univers une
présence de plus en plus importante et que cette présence est ordonnée : il y a
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plus de présence aujourd’hui qu’il n’y en avait en l’an mille, il y en avait plus en
l’an mille qu’il y en avait voilà cinq milliards d’années et il y en avait plus voilà
cinq milliards d’années qu’au moment du Big Bang. De ce point de vue, il faut
demeurer fidèle à Broad : la présence dans l’univers ne se dilapide pas. Elle ne
disparaît pas, elle ne devient pas non-être. Nous dirons simplement qu’elle dimi-
nue suivant un certain ordre.
Quiconque essaie de penser le temps doit relever le défi de différencier et
d’ordonner passé, présent, avenir, afin de maintenir l’existence et la réalité de ces
trois concepts. Notre problème est donc le suivant : puisque nous envisageons de
penser un ordre intensif plutôt qu’un découpage extensif du temps, comment
identifier chacune des trois modalités temporelles (passé, présent, avenir) à une
intensité distincte de présence, sans qu’aucune ne soit réductible à une autre ? En
considérant la présence comme une intensité variable, trois possibilités de déter-
mination se dégagent : une présence maximale – sans jamais être absolue –, une
absence maximale – qui ne va pas non plus jusqu’au non-être absolu – et tout ce
qui peut se situer entre ces deux pôles d’intensité maximale (plus ou moins de
présence, plus ou moins d’absence). Qu’est-ce qui est susceptible d’être relative-
ment présent et absent sans être « ce qu’il y a de plus présent » ni « ce qu’il y a de
plus absent » ? Seul le passé nous semble être à même de jouer ce rôle : le passé
est relativement présent (il l’est de moins en moins). Puisque, d’autre part, nous
avons considéré que le présent n’était pas une présence absolue et exclusive
– mais qu’il était tout de même la première présence, la présence maximale –, il ne
nous reste plus qu’à définir l’avenir comme « la plus grande absence qui soit ».
Cette cascade de redéfinitions bouleverse l’ordre traditionnel des modalités
temporelles. Suivant notre ordre d’intensité des présences, le présent doit venir
en premier, puisque rien ne peut être plus présent que ce qui est présent ; le passé
arrive en deuxième position, puisqu’il est un ordre progressif d’amoindrissement
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Un autre ordre du temps. Pour une intensité variable du maintenant 481

de la présence, et donc d’augmentation de l’absence ; l’avenir est paradoxalement


dernier, en tant qu’absence maximale.
Cet ordre du temps peut nous paraître éminemment contre-intuitif. Dira-t-on
qu’un événement est présent, puis passé, puis à venir ?

L’avenir : une absence maximale


Je cligne de l’œil. Dans l’avenir, le clignement d’œil n’a jamais existé : le
clignement d’œil n’a pu se trouver présent dans un avenir conçu comme une

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absence maximale. Comme le reproche Broad à McTaggart, on ne peut considé-
rer qu’« à venir » constitue un prédicat absolument légitime pour un état de
choses. Il n’y a dans l’avenir qu’un minimum de présence. Si un événement était
vraiment « à venir », cela signifierait que l’avenir serait déterminé, donc qu’une
part au moins de son être existerait d’ores et déjà. Bien qu’étant considéré comme
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« à venir », il serait d’une certaine manière déjà passé, puisque fixé. Hybridation
d’avenir (puisque considéré comme encore absent) et de passé (puisque possé-
dant déjà une présence relative), un tel événement pourrait être qualifié d’« à
passer ».
Un événement « à passer » est un événement qui ne s’est pas encore passé,
mais que nous insérons dans un ordre de succession copié sur le passé et localisé
dans le champ d’absence maximal de l’avenir. Mais il ne faut pas confondre cet
ersatz de passé projeté subjectivement avec l’avenir, qui demeure l’absence et
donc l’indétermination la plus grande possible.
Contrairement à ce qu’on croit, l’avenir se trouvait de ce point de vue plus
proche de moi à ma naissance, au moment où, même défini par mon histoire
familiale et ma situation sociale, je pouvais devenir tout ou presque : mourir
jeune, être célèbre, anonyme, bon ou mauvais. Cet avenir sera plus éloigné de
moi au moment de ma mort : je serai fini, déterminé et lesté par un lourd passé.
À mesure que le passé s’étend, il sépare donc l’avenir du présent, qui est de plus
en plus riche en déterminations.
L’avenir, contrairement au passé, n’est pas un processus ordonné. L’avenir
est un point fixe de référence – sans extension et à l’intensité minimale – dont
se décolle progressivement le présent, qui est une augmentation sans retour des
déterminations de l’univers.
Nous ne nous rapprochons donc pas de l’avenir à mesure que le temps passe :
en réalité, nous nous en éloignons.

Que la présence s’accumule, pas l’absence


La conséquence majeure de cet ordre du temps est de disposer le présent et
non plus l’avenir en premier sur la ligne de front de la temporalité.
Si le présent est conçu comme la présence maximale, cela signifie que tout ce
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482 Tristan Garcia

qui est commence effectivement par être présent. La chute de la dynastie Ming
en 1644 n’était pas à venir en 1643, avant d’arriver. S’il était possible de prévoir
la chute des Ming dès 1643, la chute prévisible des Ming, cette chute « à pas-
ser », n’était pas la chute qui a eu lieu. On pourrait cependant affirmer que la
possibilité de prévoir cette chute dès 1643 a fait partie de l’effondrement même
de la dynastie : son affaiblissement, qui permettait d’entrevoir sa fin, appartient
alors à la « chute des Ming » qui ne date plus seulement de 1644, mais des
années 1640. Auquel cas la chute des Ming, en ce sens précis d’affaiblissement

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progressif, est déjà présente en l’an 1643.
Est présent – selon notre définition – ce qui est le plus présent. Passe, devient
passé, ce qui perd de cette présence maximale : en 1645, la chute des Ming a été,
c’est déjà un souvenir. Mais l’état présent du royaume est pénétré par la chute des
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Ming, qui est due à l’accession au pouvoir des Qing. La chute des Ming n’a pas
disparu du présent historique au sens où ce qu’est la Chine en 1645 n’est certai-
nement pas redevenu ce qu’était la Chine avant la prise de pouvoir par les Ming.
Parce qu’elle a été, cette chute empêche ce qui fut avant elle d’advenir de nou-
veau : tout événement sépare les événements qui lui ont été antérieurs de ce qui
survient à sa suite. Et si l’univers, abstraction faite de l’existence d’êtres vivants,
n’a pas de mémoire, il manifeste bel et bien l’existence d’un principe d’accumu-
lation qui ordonne l’apparition successive de tout ce qui existe en son sein.
Ma naissance est objectivement plus présente que la chute des Ming parce que
trois siècles et demi ont passé après la fin des Ming et avant que je naisse. Tous
les événements qui ont eu lieu entre-temps ont donc été plus présents que l’effon-
drement de la dynastie chinoise, même s’ils n’avaient aucun rapport causal direct
avec l’histoire asiatique : tous ont lieu après, aussi éloignés dans l’espace qu’ils
aient pu se trouver, sans lien effectif avec cet événement politique. L’ordre du
passé, c’est cet ordre d’intensités par lequel tout ce qui a lieu est moins présent
que ce qui suit. De fait, l’événement de 1644 est de moins en moins présent.
L’année 1644 est moins présente en 2011 qu’elle ne l’était en 1724.
C’est ici qu’il faut nous séparer des théoriciens de la GBUT, qui pensent la
présence entière et réelle du passé, sans concevoir l’amoindrissement ordonné
de la présence de ce passé. Tout ce qui passe est pourtant de moins en moins
présent, à mesure qu’il y a de plus en plus de présence dans l’univers. Le temps
n’est rien d’autre que ce phénomène : l’accumulation objective de la présence.
Cette accumulation ne tient pas seulement, comme le pensent les tenants de la
GBUT, au fait que du présent nouveau vient s’ajouter à du passé qui continue
d’exister. Non seulement le passé continue d’être (même si sa présence s’amoin-
drit), mais le moment présent est de plus en plus présent. Le maintenant n’est
pas un faisceau fixe qui fait entrer les événements dans le champ de la présence,
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Un autre ordre du temps. Pour une intensité variable du maintenant 483

c’est une intensité grandissante, comme un bourdonnement dont on augmente-


rait perpétuellement et sans limite le volume dans l’univers.

Ce qu’est le présent ; ce qui est présent


De ce fait, il existe deux localisations distinctes dans le temps : ce qu’est le
présent s’éloigne continuellement de l’avenir indéterminé, puisque le présent est
de plus en plus présent et riche de déterminations ; mais ce qui est présent, c’est-
à-dire tel ou tel moment présent, par exemple l’instant de ma naissance, du

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moment qu’il apparaît, demeure à tout jamais à une distance égale de l’avenir.
Ainsi, mon présent est de moins en moins proche de l’avenir, puisque de plus en
plus déterminé. En revanche, l’instant de ma naissance, qui s’enfonce dans le
passé à mesure que ma vie avance, avait un certain avenir lorsque je suis né et a
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conservé depuis lors cet avenir, en dépit de ce qui a suivi. Faute de quoi il n’y
aurait plus ma naissance, mais seulement mon enfance, réalisée dans ma vie,
réalisée dans ma mort, réalisée dans ma postérité, etc., jusqu’au moment présent.
Autrement dit, tout le passé serait aspiré et immédiatement contenu dans le pré-
sent. C’est le risque, d’ailleurs, de toute pensée dialectique du temps comme
procès et Aufhebung. Mais chaque moment du passé conserve sa chance de rester
individué, c’est-à-dire de ne pas être digéré absolument par le moment suivant.
Évoquer ma naissance, avant que je devienne ce que je suis, c’est extraire cet
événement de l’ordre du passé, de l’amoindrissement progressif de sa présence
relativement au présent, et le considérer par rapport à l’avenir, par rapport à ce
qu’il pouvait devenir. Or, relativement à cet avenir vierge, ma naissance est
demeurée ce qu’elle était – un événement dont les conséquences, dont la suite
sont indéterminées. C’est en tant qu’elle n’est pas encore la naissance de ce que
je suis devenu depuis, mais simplement une naissance, que cette naissance
demeure un événement individué et non le moment d’un procès historique.
Dans l’ordre du temps (pas de l’histoire), ma naissance reste ce qu’elle est : un
événement encore sans conséquence, qui demeure pour toujours ce qu’il a été au
moment où il est advenu. De ce point de vue, l’événement est encore présent.
Mais dans l’ordre de classement du passé, ma naissance est devenue le maillon
d’une chaîne, c’est un moment qui, de proche en proche, conduit au présent, à ce
que je suis aujourd’hui – et ce moment voit sa présence relative diminuer sans
cesse, son absence relative augmenter d’autant. De ce point de vue, l’événement
passe.
Tout événement passé, en tant qu’il est un composé de présence et d’absence,
se situe entre la présence maximale (le présent) et l’absence maximale (l’avenir).
Paradoxalement, il s’éloigne du présent mais reste à égale distance de l’avenir.
Et ce que nous appelons « son avenir » n’est rien d’autre que la mesure de la
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484 Tristan Garcia

distance qui le séparait, lors de son apparition, de l’absence maximale de déter-


mination.
On pourrait penser à tout événement présent comme au sommet d’une pile
infinie de feuilles. L’avenir, c’est le fond, le sol sur lequel repose la pile de
feuilles. Le présent, c’est la feuille qui se trouve au sommet. Chaque fois qu’une
nouvelle feuille vient recouvrir la précédente, toute « feuille passée » située au
milieu du tas est éloignée du sommet, qui monte de plus en plus haut ; mais la
distance qui sépare notre « feuille passée » de la base, du sol, aussi loin soit-il,

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peut-être même infiniment loin, ne change jamais.
La clef de notre modèle d’ordre du temps est donc la suivante : tout événement
est doublement localisable dans le temps – par rapport au présent (le sommet de
la pile) et par rapport à l’avenir (le fond de la pile, ce sur quoi elle repose). Un
même événement, la formation de la planète Terre, par exemple, voit le présent
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s’éloigner de lui, mais demeure à même distance de l’avenir qu’il avait et qu’il a
toujours, une fois passé. Ce rapport permanent à un avenir fixe, qui est son fond,
conserve sa possibilité d’être toujours le moment qu’il a été, de ne pas s’effacer
tout à fait dans un présent toujours renouvelé. Si notre pile n’avait pas de fond,
alors tout événement ne serait localisable que par rapport au présent changeant :
tout événement passé n’existerait que par rapport à ce présent, qui seul existerait
vraiment. C’est le présent du présentiste. Au sein de ce présent absorbant la
totalité de ce qui a été, nous ne pourrions plus retrouver du plus ou moins passé ;
nous ne découvririons jamais que de l’éternel instantané : une pile de feuilles sans
fond dont ne subsisterait jamais que la dernière feuille en date, les autres s’étant
d’ores et déjà envolées dans le non-être.

L’ordre du passé ; l’ordre du temps


La double localisation d’un événement dans notre modèle implique au
contraire de distinguer l’ordre du passé et l’ordre du temps.
L’ordre du temps, c’est l’ordre qui conduit de l’absence maximale (le fond) à
la présence maximale (le sommet) : les présences s’accumulent avec le temps et
la pile gagne en hauteur, comme l’univers gagne en présence. Quant à l’ordre du
passé, c’est l’ordre par lequel chaque événement a de moins en moins de pré-
sence par rapport au présent.
Dans le temps, tout est présent et tout avance vers de plus en plus de présence,
en s’éloignant de l’avenir, qui est au fondement de cette accumulation. Dans le
passé, chaque événement recule vers de moins en moins de présence relative.
Dans le temps, le sujet c’est ce qu’est le présent : c’est le moment présent,
qui est de plus en plus présent (il est au sommet). Dans le passé, le sujet c’est
ce qui est présent : c’est chaque moment, qui demeure fixe et voit s’éloigner le
présent (ce moment est perdu à un étage donné de notre pile).
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Un autre ordre du temps. Pour une intensité variable du maintenant 485

Tout événement qui a lieu est donc dans le temps et en même temps dans le
passé. C’est pourquoi on peut saisir tout événement par deux mouvements tem-
porels : ce qu’est le présent avance et gagne sans cesse en présence ; ce qui est
présent recule, parce que le présent qui change sans cesse s’en éloigne. Le
défaut du présentisme est de n’accorder d’existence qu’à ce qu’est le présent :
une forme dont le contenu est renvoyé au néant dès qu’il passe ; le défaut de
l’éternalisme est de n’accorder d’existence qu’à ce qui est, a été ou sera présent :
des contenus équivalents dont aucun n’a de forme privilégiée. L’éternaliste n’a

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qu’un ordre du passé, mais pas d’ordre du temps ; le présentiste a un ordre du
temps, mais pas d’ordre du passé.
Pourtant, tout devient en deux sens. Dans l’ordre du temps, chaque entité, y
compris ce fossile, ce cadavre, etc. progresse et devient de plus en plus présente.
Dans l’ordre du passé, un état donné de cet organisme passe et s’éloigne du
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présent ; il se trouve progressivement enterré sous de plus en plus d’états ulté-


rieurs de lui-même.
Tout objet temporel fuit vers l’avant en tant qu’il est au présent, vers l’arrière
en tant qu’il est au passé. Ce que je suis ne cesse d’être plus présent ; chacun des
états de moi l’est de moins en moins. Le temps est à la fois ce qui intensifie ma
présence et ce qui ordonne en les dégradant les différents états de ma présence,
c’est-à-dire mon passé.

CONCLUSION

Si nous cherchons à penser le temps seulement, alors les modèles hérités de


la phénoménologie ou ceux inspirés de la dialectique hégélienne ne nous seront
d’aucun secours : les premiers pensent trop peu, en se limitant aux modes de la
conscience du temps et à la constitution subjective des objets temporels ; les
seconds pensent trop, en considérant le temps comme une expression de la
mobilité infinie du devenir et du travail du négatif.
Nombreux sont donc ceux qui se tournent vers la tradition analytique afin de
penser le temps objectif à sa mesure ; mais, en se déchirant entre présentisme,
éternalisme ou GBUT, on n’y pense jamais le temps pleinement : on ne le conçoit
que partiellement, en disputant de l’existence de telle ou telle de ses parties, de
ses modalités, en le découpant en autant d’extensions réelles ou illusoires.
Il semble donc que penser le temps seulement et le temps pleinement suppose
d’abandonner ces découpages extensifs du passé, du présent, de l’avenir, pour
comprendre le temps comme l’ordre de variation des intensités de présence de
tous les événements.
Le modèle que nous proposons pour un autre ordre du temps rompt de ce fait
Dossier : puf317378_3b2_V11 Document : RevueMeta_04_11
Date : 28/10/2011 13h32 Page 486/144

486 Tristan Garcia

avec la représentation intuitive mais intenable selon laquelle le temps s’écoule-


rait du passé vers l’avenir, en passant par le présent. Notre ordre intensif est tout
différent : le présent est premier, puisque intensité maximale de présence ; le
passé, qui est un ordre second à l’intérieur même de l’ordre du temps, est le
classement des événements par l’amoindrissement relatif de leur présence ; l’ave-
nir, enfin, qui est le fond plutôt que l’horizon du temps, correspond à l’absence
la plus grande possible.
Ainsi pouvons-nous imaginer répondre à la question insoluble pour les

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tenants de l’actuelle GBUT : est-ce que « maintenant » est maintenant ? Le
« maintenant » de maintenant est tout simplement celui qui est le plus intense
possible ; le « maintenant » d’hier est un maintenant passé parce qu’il existe des
« maintenant » objectivement plus intenses, plus présents que lui.
Cet ordre intensif du temps doit permettre de penser à la mesure du temps, ni
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trop largement, en le dissolvant dans de l’éternel, ni trop étroitement, en le


réduisant à l’une ou l’autre de ses parties ; ainsi pourra-t-on espérer réfléchir sur
le temps exactement et sur le temps seulement.

Tristan GARCIA
Université de Picardie Jules Verne

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