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ISSN 0035-1571
ISBN 9782130587415
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RÉSUMÉ. — Ni le présentisme, ni l’éternalisme ne peuvent rendre compte de l’ensemble
des modalités du temps. La théorie dite du « Growing Block Universe », qui nie la réalité
du futur mais concède le même degré de réalité au passé qu’au présent, n’est pas non
plus entièrement satisfaisante. Nous proposons donc de distinguer des intensités de pré-
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sence : l’avenir a une absence maximale et le présent une présence maximale. Il en résulte
que, à mesure que le temps passe, nous nous éloignons de l’avenir.
ABSTRACT. — Neither presentism nor eternalism can account for all of the modalities
of time. The « Growing Block Universe Theory », which denies the reality of future but
allows the same degree of reality to past and present, is not entirely satisfactory. We
therefore suggest different intensities of presence : future has a maximal absence and
present has a maximal presence. As a result, as time passes, we move away from the
future in that sense.
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par l’entremise du présent.
le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. » Car ces trois sortes de
temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs 1.
1. Saint AUGUSTIN, Confessions, trad. J. Trabucco, Paris, GF-Flammarion, 1999, livre XI, 20.
2. G.W.F. HEGEL, La Philosophie de l’Esprit. 1805, trad. G. Planty-Bonjour, Paris, PUF, 1982,
p. 119 sq.
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Date : 28/10/2011 13h32 Page 471/144
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années 1905-1910, commençait par procéder à « l’exclusion complète de toute
espèce de supposition, d’affirmation, de conviction à l’égard du temps objectif » 3.
Tout juste admettait-il que l’étude des rapports entre le temps objectif réel et le
temps qui, pour une conscience, vaut comme un temps objectif pourrait s’avérer
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3. Edmund HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad.
H. Dussort, Paris, PUF, 1996, p. 6.
4. Ibid.
5. John MCTAGGART, « The Unreality of Time », Mind, 17, 1908, p. 457-474.
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le présent n’est plus vraiment présent ; soit le présent est vraiment présent, auquel
cas le passé et le futur ne sont plus vraiment réels. On ne remporte jamais la mise
théorique sur tous les plans.
Merricks écrit ainsi que :
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l’éternalisme dit que tous les temps sont également réels. Des objets existant dans le passé
et des objets existant dans le futur sont tout autant réels que des objets existant au présent.
[…] En gardant tout cela à l’esprit, disons que l’éternaliste croit à un présent subjectif 6.
En revanche,
le présentisme dit que seul le temps présent est réel. Tout objet qui existe existe au
temps présent. Des objets qui existent seulement dans d’autres temps – à la manière
d’objets qui existent seulement dans la fiction ou qui existent seulement dans d’autres
« mondes possibles » – n’existent tout simplement pas […] En gardant tout cela à
l’esprit, disons que le présentiste croit à un présent objectif 7.
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protention vers l’avenir, soit c’est la perception d’un présent au sein de l’ordre
éternel des événements prétendument passés, présents et à venir.
Or, comme le remarque Merricks – pour mieux la critiquer –, il existe depuis
presque un siècle une tierce position entre présentisme et éternalisme qui s’est fait
fort de concevoir le temps à égale distance du présentisme et de l’éternalisme :
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Lorsqu’un événement arrive, il vient à l’existence ; et il n’y avait rien du tout avant
qu’il advienne 8.
8. Charlie Dunbar BROAD, Scientific Thought, New York, Harcourt, Brace & Co., 1923, p. 68.
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Il n’existe rien de semblable au fait de cesser d’exister ; ce qui est advenu existe désor-
mais pour toujours. Lorsque nous disons que quelque chose a cessé d’exister, nous
voulons simplement dire qu’il a cessé d’être présent 9.
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le présent, qui est la venue à la présence, à la manière d’un faisceau lumineux fixe
qui ferait entrer les choses dans l’existence – de sorte que les choses peuvent sortir
de la présence, du faisceau lumineux, mais pas du champ de l’existence. Ayant
été, elles ne retourneront jamais au néant, mais simplement à l’absence. Broad,
afin de répondre philosophiquement à la conception émergente de l’espace-temps
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relativiste, décrit donc en quelque sorte un univers qui aurait par lui-même une
mémoire, mais aussi une bordure active transmutant le rien en quelque chose :
Nous imaginons le fait d’être présent comme mouvant, en quelque sorte à la manière
du faisceau de lumière du projecteur d’un policier, qui balaie les façades des maisons
d’une rue. Ce qui est illuminé est le présent, ce qui a été illluminé est le passé, et ce
qui n’a pas encore été illuminé est le futur 10.
Broad tire de ce modèle une critique de McTaggart selon laquelle « être futur »
ne peut être un prédicat appliqué à un événement : « La première chose à dire au
regard de l’argument de McTaggart est qu’aucun événement n’a jamais le prédi-
cat de “futureté” 11. » La position de Broad est la suivante : le futur n’existe pas,
aucun événement n’est à venir avant d’être présent. Ses héritiers oublieront
volontiers qu’il tient cette conception de Bergson et de Whitehead, afin de limiter
leur généalogie de la philosophie du temps à l’ascendance de McTaggart
(comme dans l’anthologie de Nathan Oaklander 12) : il y a du radicalement nou-
veau dans l’univers, et l’événementialité excède le champ du possible, qui court
après l’effectif sans parvenir à le contenir, à le prévenir. De ce fait, la somme
totale de tout ce qui est présent augmente sans cesse : « Le procès du devenir
augmente continuellement la somme totale d’existence et par là même la somme
totale de faits positifs et négatifs » 13 (c’est-à-dire ce qui a été et ce qui n’a pas
été, qui ne peut apparaître qu’à partir du moment où ce qui a été a été). En effet,
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point auquel ce qui était jusque-là non actuel devient actuel » 15.
De ce fait, la GBUT réalise bien son intention de penser un temps objectif :
caractéristique totalement objective du monde qui ne dépend d’aucune façon des expé-
riences humaines, ou d’autres êtres conscients (ou conscients d’eux-mêmes) 16.
Ce temps objectif, Tooley pense qu’il peut être analysé par des termes non
temporalisés, sans avoir recours à des adverbes ou des verbes au passé, au futur,
et sans utiliser d’indexicaux (« maintenant », « ici », « ceci »). Il rejette donc
l’éternalisme, qui réduit le présent à un effet indexical : le présent ne serait pas
alors objectif, mais réduit à quelque effet subjectif indiquant une localisation du
locuteur dans l’espace-temps. Et il rejette également le présentisme, selon lequel
le présent serait tout ce qui existe : le présent serait dans ce cas objectif, mais le
passé renvoyé à du non-être.
Comme le présentiste, la GBUT de Tooley reconduit l’avenir à de l’inexistence
– contre l’éternaliste ; mais comme l’éternaliste, la GBUT assure l’existence
objective du passé – contre le présentiste. La GBUT n’est pas une dialectique,
mais un jeu de bascule : s’appuyant sur une position pour attaquer la position
contraire, puis sur cette dernière position pour se retourner contre la première. Or,
il y a toujours un inconvénient stratégique à de telles doubles alliances.
Merricks remarque ainsi que dans le cadre de la GBUT un événement n’est
pas changé de ce qu’il est présent ou passé. Dès lors que quelque chose com-
mence à être, il ne finit jamais d’exister, qu’il soit présent ou passé : il est
intégré dans l’espace-temps. Or, Merricks se demande ce qu’il advient de cer-
taines pensées, par exemple celle de Néron se disant qu’il est assis maintenant
dans le Colisée. Il repique pour ainsi dire l’épine de l’indexicalité au pied de la
GBUT. Cette proposition (« moi, Néron, je suis actuellement assis… ») a été
14. Michael TOOLEY, Time, Tense and Causation, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 377.
15. Ibid.
16. Op. cit., p. 379.
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vraie, lorsque Néron était assis au présent – elle est devenue fausse depuis lors.
Aux yeux de la GBUT, la pensée de Néron, présente ou passée, demeure
pourtant inchangée : elle a commencé à être, elle demeurera désormais la
même.
C’est la teneur de l’argument sceptique de Braddon-Mitchell 17 : si tous ceux
qui jadis ont pensé qu’ils vivaient dans le présent ont désormais tort, alors vous
avez toutes les chances de vous tromper également en considérant que vous vous
trouvez en ce moment dans le présent. Plus exactement, Braddon-Mitchell lance
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ce défi à la GBUT : qu’est-ce qui vous prouve que votre « maintenant » est bien
maintenant ? La GBUT sécrète deux présents : un présent subjectif, le « mainte-
nant » que je peux énoncer, et un présent objectif, la bordure extrême de l’espace-
temps. Elle n’arrivera jamais, dénoncent ses détracteurs, à combler l’infranchis-
sable fossé qui sépare l’un de l’autre.
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Assurément, le talon d’Achille d’une théorie telle que la GBUT actuelle tient
à ce qu’elle considère le présent comme un faisceau fixe de passage à la pré-
sence, à l’existence. De ce fait, le moment présent reste pour elle toujours
également présent. Comme le reproche Braddon-Mitchell à Forrest, on ne peut
alors plus savoir si « maintenant » est bien maintenant, ou si « maintenant » est
le maintenant d’hier : on distingue bien un ordre objectif du passé, mais on ne
distingue plus le « maintenant » de maintenant (un maintenant au carré, pourrait-
on dire) du « maintenant » d’hier, du « maintenant » de 1644, du « maintenant »
de la formation de la Terre, etc.
Craig Bourne remarque cette scission entre d’une part le privilège objectif
d’être présent et l’indexicalité de « ce moment-ci » : si elle existe toujours objec-
tivement dans l’univers, ma sensation d’être présent que j’avais hier est restée
cette sensation indexicale qui indique « ce moment-ci » ; mais elle ne correspond
plus au présent objectif, qui ne serait plus l’« aujourd’hui » d’hier, mais
l’« aujourd’hui » d’aujourd’hui.
Je suis convaincu que mon temps est le présent [Bourne indique en gras le présent
objectif et en style normal le présent indexical]. Mais n’étais-je pas aussi convaincu
hier… ? Alors me voilà comme hier […] quand je croyais que j’étais au présent,
pensant à peu près pareil à propos de ce qui me serait précieusement propre que ce que
je pense aujourd’hui. Pourtant, je sais maintenant que mon moi précédent s’est trompé :
et comment saurais-je que je ne me trompe pas à présent 18 ?
17. David BRADDON-MITCHELL, « How do we know it is now now ? », Analysis, 64, 2004, p. 199-
203.
18. Craig BOURNE, « When am I ? A tense time for some tense theorists ? », Australasian Journal
of Philosophy, 80, 2002, p. 362.
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que nous vivions d’ores et déjà dans une simulation informatique créée par des
intelligences du futur, de sorte que notre présent serait une sorte d’imparfait
virtuel du futur. Or, ce type d’argument excentrique et paranoïaque, à la manière
de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick, ne peut être contré par une théorie
analytique du temps qui considérerait comme la GBUT que tous les présents
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la conscience ; le temps de la tradition dialectique, notamment hégélienne, est
trop large : il est compris et dissous dans le devenir. Si l’on veut penser le
temps, ni plus ni moins, il faut discuter avec la tradition analytique ; mais elle le
met en pièces et joue systématiquement certaines de ses parties contre d’autres,
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le problème de la variation d’intensité du présent au passé. Le passé ne peut être
dit ni virtuel ni en puissance, puisqu’il a été ; comment comprendre sa présence
réelle, en acte, sans le confondre avec le présent – comme le font les tenants de
la GBUT ? Toute modalisation de diverses parties du temps est ici inefficace. La
seule solution est de la comprendre comme une variation d’intensité de la pré-
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sence, de telle sorte que ce qui est passé est bel et bien présent, comme l’est le
présent, mais moins.
De sorte qu’on dira, en inversant cette proposition, que le présent est ce qu’il y
a de plus présent : le maximum de présence possible, et non une présence abso-
lue (auquel cas le présent serait seul présent, ce qui est la position du présentiste).
passé : il ne nous resterait que les ressources très relatives de l’indexicalité pour
distinguer le « maintenant » de notre présent de celui de 1644. C’est ce que
voudrait l’éternaliste. Mais si tout moment du passé était aussi présent ou aussi
absent qu’un autre, nous ne pourrions guère dater l’apparition de notre galaxie,
la formation de la Terre ou l’apparition des premiers métazoaires, qui se trouve-
raient être tous strictement contemporains. Car en rangeant les événements dans
le temps, nous ne nous contentons pas de reconstituer une chaîne causale, nous
évaluons leurs degrés respectifs de présence. C’est l’idée que nous allons main-
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tenant défendre.
Le temps doit être conçu comme la condition de possibilité objective du fait
que les événements peuvent être rangés par une subjectivité suivant leur pré-
sence relative. L’existence du temps est le signe qu’il y a dans l’univers une
présence de plus en plus importante et que cette présence est ordonnée : il y a
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plus de présence aujourd’hui qu’il n’y en avait en l’an mille, il y en avait plus en
l’an mille qu’il y en avait voilà cinq milliards d’années et il y en avait plus voilà
cinq milliards d’années qu’au moment du Big Bang. De ce point de vue, il faut
demeurer fidèle à Broad : la présence dans l’univers ne se dilapide pas. Elle ne
disparaît pas, elle ne devient pas non-être. Nous dirons simplement qu’elle dimi-
nue suivant un certain ordre.
Quiconque essaie de penser le temps doit relever le défi de différencier et
d’ordonner passé, présent, avenir, afin de maintenir l’existence et la réalité de ces
trois concepts. Notre problème est donc le suivant : puisque nous envisageons de
penser un ordre intensif plutôt qu’un découpage extensif du temps, comment
identifier chacune des trois modalités temporelles (passé, présent, avenir) à une
intensité distincte de présence, sans qu’aucune ne soit réductible à une autre ? En
considérant la présence comme une intensité variable, trois possibilités de déter-
mination se dégagent : une présence maximale – sans jamais être absolue –, une
absence maximale – qui ne va pas non plus jusqu’au non-être absolu – et tout ce
qui peut se situer entre ces deux pôles d’intensité maximale (plus ou moins de
présence, plus ou moins d’absence). Qu’est-ce qui est susceptible d’être relative-
ment présent et absent sans être « ce qu’il y a de plus présent » ni « ce qu’il y a de
plus absent » ? Seul le passé nous semble être à même de jouer ce rôle : le passé
est relativement présent (il l’est de moins en moins). Puisque, d’autre part, nous
avons considéré que le présent n’était pas une présence absolue et exclusive
– mais qu’il était tout de même la première présence, la présence maximale –, il ne
nous reste plus qu’à définir l’avenir comme « la plus grande absence qui soit ».
Cette cascade de redéfinitions bouleverse l’ordre traditionnel des modalités
temporelles. Suivant notre ordre d’intensité des présences, le présent doit venir
en premier, puisque rien ne peut être plus présent que ce qui est présent ; le passé
arrive en deuxième position, puisqu’il est un ordre progressif d’amoindrissement
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absence maximale. Comme le reproche Broad à McTaggart, on ne peut considé-
rer qu’« à venir » constitue un prédicat absolument légitime pour un état de
choses. Il n’y a dans l’avenir qu’un minimum de présence. Si un événement était
vraiment « à venir », cela signifierait que l’avenir serait déterminé, donc qu’une
part au moins de son être existerait d’ores et déjà. Bien qu’étant considéré comme
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« à venir », il serait d’une certaine manière déjà passé, puisque fixé. Hybridation
d’avenir (puisque considéré comme encore absent) et de passé (puisque possé-
dant déjà une présence relative), un tel événement pourrait être qualifié d’« à
passer ».
Un événement « à passer » est un événement qui ne s’est pas encore passé,
mais que nous insérons dans un ordre de succession copié sur le passé et localisé
dans le champ d’absence maximal de l’avenir. Mais il ne faut pas confondre cet
ersatz de passé projeté subjectivement avec l’avenir, qui demeure l’absence et
donc l’indétermination la plus grande possible.
Contrairement à ce qu’on croit, l’avenir se trouvait de ce point de vue plus
proche de moi à ma naissance, au moment où, même défini par mon histoire
familiale et ma situation sociale, je pouvais devenir tout ou presque : mourir
jeune, être célèbre, anonyme, bon ou mauvais. Cet avenir sera plus éloigné de
moi au moment de ma mort : je serai fini, déterminé et lesté par un lourd passé.
À mesure que le passé s’étend, il sépare donc l’avenir du présent, qui est de plus
en plus riche en déterminations.
L’avenir, contrairement au passé, n’est pas un processus ordonné. L’avenir
est un point fixe de référence – sans extension et à l’intensité minimale – dont
se décolle progressivement le présent, qui est une augmentation sans retour des
déterminations de l’univers.
Nous ne nous rapprochons donc pas de l’avenir à mesure que le temps passe :
en réalité, nous nous en éloignons.
qui est commence effectivement par être présent. La chute de la dynastie Ming
en 1644 n’était pas à venir en 1643, avant d’arriver. S’il était possible de prévoir
la chute des Ming dès 1643, la chute prévisible des Ming, cette chute « à pas-
ser », n’était pas la chute qui a eu lieu. On pourrait cependant affirmer que la
possibilité de prévoir cette chute dès 1643 a fait partie de l’effondrement même
de la dynastie : son affaiblissement, qui permettait d’entrevoir sa fin, appartient
alors à la « chute des Ming » qui ne date plus seulement de 1644, mais des
années 1640. Auquel cas la chute des Ming, en ce sens précis d’affaiblissement
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progressif, est déjà présente en l’an 1643.
Est présent – selon notre définition – ce qui est le plus présent. Passe, devient
passé, ce qui perd de cette présence maximale : en 1645, la chute des Ming a été,
c’est déjà un souvenir. Mais l’état présent du royaume est pénétré par la chute des
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Ming, qui est due à l’accession au pouvoir des Qing. La chute des Ming n’a pas
disparu du présent historique au sens où ce qu’est la Chine en 1645 n’est certai-
nement pas redevenu ce qu’était la Chine avant la prise de pouvoir par les Ming.
Parce qu’elle a été, cette chute empêche ce qui fut avant elle d’advenir de nou-
veau : tout événement sépare les événements qui lui ont été antérieurs de ce qui
survient à sa suite. Et si l’univers, abstraction faite de l’existence d’êtres vivants,
n’a pas de mémoire, il manifeste bel et bien l’existence d’un principe d’accumu-
lation qui ordonne l’apparition successive de tout ce qui existe en son sein.
Ma naissance est objectivement plus présente que la chute des Ming parce que
trois siècles et demi ont passé après la fin des Ming et avant que je naisse. Tous
les événements qui ont eu lieu entre-temps ont donc été plus présents que l’effon-
drement de la dynastie chinoise, même s’ils n’avaient aucun rapport causal direct
avec l’histoire asiatique : tous ont lieu après, aussi éloignés dans l’espace qu’ils
aient pu se trouver, sans lien effectif avec cet événement politique. L’ordre du
passé, c’est cet ordre d’intensités par lequel tout ce qui a lieu est moins présent
que ce qui suit. De fait, l’événement de 1644 est de moins en moins présent.
L’année 1644 est moins présente en 2011 qu’elle ne l’était en 1724.
C’est ici qu’il faut nous séparer des théoriciens de la GBUT, qui pensent la
présence entière et réelle du passé, sans concevoir l’amoindrissement ordonné
de la présence de ce passé. Tout ce qui passe est pourtant de moins en moins
présent, à mesure qu’il y a de plus en plus de présence dans l’univers. Le temps
n’est rien d’autre que ce phénomène : l’accumulation objective de la présence.
Cette accumulation ne tient pas seulement, comme le pensent les tenants de la
GBUT, au fait que du présent nouveau vient s’ajouter à du passé qui continue
d’exister. Non seulement le passé continue d’être (même si sa présence s’amoin-
drit), mais le moment présent est de plus en plus présent. Le maintenant n’est
pas un faisceau fixe qui fait entrer les événements dans le champ de la présence,
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moment qu’il apparaît, demeure à tout jamais à une distance égale de l’avenir.
Ainsi, mon présent est de moins en moins proche de l’avenir, puisque de plus en
plus déterminé. En revanche, l’instant de ma naissance, qui s’enfonce dans le
passé à mesure que ma vie avance, avait un certain avenir lorsque je suis né et a
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conservé depuis lors cet avenir, en dépit de ce qui a suivi. Faute de quoi il n’y
aurait plus ma naissance, mais seulement mon enfance, réalisée dans ma vie,
réalisée dans ma mort, réalisée dans ma postérité, etc., jusqu’au moment présent.
Autrement dit, tout le passé serait aspiré et immédiatement contenu dans le pré-
sent. C’est le risque, d’ailleurs, de toute pensée dialectique du temps comme
procès et Aufhebung. Mais chaque moment du passé conserve sa chance de rester
individué, c’est-à-dire de ne pas être digéré absolument par le moment suivant.
Évoquer ma naissance, avant que je devienne ce que je suis, c’est extraire cet
événement de l’ordre du passé, de l’amoindrissement progressif de sa présence
relativement au présent, et le considérer par rapport à l’avenir, par rapport à ce
qu’il pouvait devenir. Or, relativement à cet avenir vierge, ma naissance est
demeurée ce qu’elle était – un événement dont les conséquences, dont la suite
sont indéterminées. C’est en tant qu’elle n’est pas encore la naissance de ce que
je suis devenu depuis, mais simplement une naissance, que cette naissance
demeure un événement individué et non le moment d’un procès historique.
Dans l’ordre du temps (pas de l’histoire), ma naissance reste ce qu’elle est : un
événement encore sans conséquence, qui demeure pour toujours ce qu’il a été au
moment où il est advenu. De ce point de vue, l’événement est encore présent.
Mais dans l’ordre de classement du passé, ma naissance est devenue le maillon
d’une chaîne, c’est un moment qui, de proche en proche, conduit au présent, à ce
que je suis aujourd’hui – et ce moment voit sa présence relative diminuer sans
cesse, son absence relative augmenter d’autant. De ce point de vue, l’événement
passe.
Tout événement passé, en tant qu’il est un composé de présence et d’absence,
se situe entre la présence maximale (le présent) et l’absence maximale (l’avenir).
Paradoxalement, il s’éloigne du présent mais reste à égale distance de l’avenir.
Et ce que nous appelons « son avenir » n’est rien d’autre que la mesure de la
Dossier : puf317378_3b2_V11 Document : RevueMeta_04_11
Date : 28/10/2011 13h32 Page 484/144
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peut-être même infiniment loin, ne change jamais.
La clef de notre modèle d’ordre du temps est donc la suivante : tout événement
est doublement localisable dans le temps – par rapport au présent (le sommet de
la pile) et par rapport à l’avenir (le fond de la pile, ce sur quoi elle repose). Un
même événement, la formation de la planète Terre, par exemple, voit le présent
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s’éloigner de lui, mais demeure à même distance de l’avenir qu’il avait et qu’il a
toujours, une fois passé. Ce rapport permanent à un avenir fixe, qui est son fond,
conserve sa possibilité d’être toujours le moment qu’il a été, de ne pas s’effacer
tout à fait dans un présent toujours renouvelé. Si notre pile n’avait pas de fond,
alors tout événement ne serait localisable que par rapport au présent changeant :
tout événement passé n’existerait que par rapport à ce présent, qui seul existerait
vraiment. C’est le présent du présentiste. Au sein de ce présent absorbant la
totalité de ce qui a été, nous ne pourrions plus retrouver du plus ou moins passé ;
nous ne découvririons jamais que de l’éternel instantané : une pile de feuilles sans
fond dont ne subsisterait jamais que la dernière feuille en date, les autres s’étant
d’ores et déjà envolées dans le non-être.
Tout événement qui a lieu est donc dans le temps et en même temps dans le
passé. C’est pourquoi on peut saisir tout événement par deux mouvements tem-
porels : ce qu’est le présent avance et gagne sans cesse en présence ; ce qui est
présent recule, parce que le présent qui change sans cesse s’en éloigne. Le
défaut du présentisme est de n’accorder d’existence qu’à ce qu’est le présent :
une forme dont le contenu est renvoyé au néant dès qu’il passe ; le défaut de
l’éternalisme est de n’accorder d’existence qu’à ce qui est, a été ou sera présent :
des contenus équivalents dont aucun n’a de forme privilégiée. L’éternaliste n’a
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qu’un ordre du passé, mais pas d’ordre du temps ; le présentiste a un ordre du
temps, mais pas d’ordre du passé.
Pourtant, tout devient en deux sens. Dans l’ordre du temps, chaque entité, y
compris ce fossile, ce cadavre, etc. progresse et devient de plus en plus présente.
Dans l’ordre du passé, un état donné de cet organisme passe et s’éloigne du
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CONCLUSION
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tenants de l’actuelle GBUT : est-ce que « maintenant » est maintenant ? Le
« maintenant » de maintenant est tout simplement celui qui est le plus intense
possible ; le « maintenant » d’hier est un maintenant passé parce qu’il existe des
« maintenant » objectivement plus intenses, plus présents que lui.
Cet ordre intensif du temps doit permettre de penser à la mesure du temps, ni
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Tristan GARCIA
Université de Picardie Jules Verne