NOTES SUR L'ORGANISATION SOCIALE DE LIMERINA
AVANT LE REGNE DE RADAMA I" (*)
par
Maurice BLOCH
Reconstituer l’état passé d’une société d’aprés son état présent est
une méthode considérée avec beaucoup de suspicion par les anthro-
pologues. Ceci est di, en grande partie, au fait que certains écrivains
ont bien souvent appelé « survivances », des traits culturels actuels
dont ils ne comprennent pas la signification. Cela leur sert de justifi-
cation pour reconnaitre que certains faits dépassent leur entendement,
et de prétexte pour ne rien faire a ce sujet (1). Mon but ici n’est pas
de chercher des singularités dans la parenté merina et d’y voir des
indications d’un passé hypothétique, mais de considérer des caractéris-
tiques importantes de la société merina telle qu’elle existe aujourd’hui,
et dont nous savons par des sources indépendantes qu’elles existaient
déja dans le passé, et dutiliser ces caractéristiques comme fils direc
teurs dans ma reconstitution. J’essaierai de replacer ces connaissances
dans le contexte économique dont nous savons l’existence aussi bien
par les modes de production en usage dans les temps anciens que par
Jes ressources naturelles du pays. Toutes les fois que ce sera possible,
évidemment, j’appuierai ceci sur des relations de voyage de mission-
naires et des traditions orales.
Par certains cétés, ce procédé peut sembler aberrant et il différe
certes de la méthode utilisée par Ja plupart de ceux qui écrivent sur
Vhistoire merina. Pourquoi ne pas prendre comme point de départ,
comme eux, les chroniques traditionnelles ?. La réponse se trouve
dans la nature de ces histoires orales.
Nous sommes particulitrement favorisés par I'abondance de Vhis-
toire orale qui existe sur Jes Merima. Avant tout, nous avons la masse
de documents du fameux Tantaran’ ny Andriana eto Madagasikara
rassemblés par le R. P. Canter ; puis des chroniques traditionnelles
publiges par certaines associations merina (2). ’en connais quelques-
(*) Article traduit par Georgette Versincer, Les recherches
ont été financées par le Nuffield foundation of Great Brit
(1) Pour une critique de cette attitude, voir A.R. Rapctirre-Brown « The Mother's
Brother_in South Africa » réédité dans Structure and Function in Primitive
Society, 1952.
(2) Rawtison Emmanuel, Loharanon’ ny Andriana Nanjaka,. (Andriantomara —
Andriamamilaza) ; Rasamimanana J. et RazaFInpRazaKa L., Andriantompokoin-
drindra.
giques de Pauteur120 MAURICE BLOCH
unes, mais je soupgonne qu’il y en a bien d'autres. Troisismement,
il existe des chroniques manuscrites que détiennent certaines familles
de 'Imerina. Enfin, il y a des traditions orales qui ne sont pas encore
transcrites mais sur lesquelles j’ai pris des notes.
Ces traditions forment la base de la plupart des histoires de
Madagascar. Les plus anciennes présentent un intérét particulier en
ce qu’elles utilisent souvent des matériaux non consignés par écrit. Dans
le cas d’ELLIs et de Siprge elles ont été écrites par des gens qui connais-
saient intimement ’Imerina dans la période qui est immédiatement
postérieure & celle que nous envisageons (3). La matiére historique
se divise en trois catégories. D'abord, nous possédons un exposé assez
précis de Ja politique du gouvernement aprés le régne de Radama,
mais aucune indication sur la fagon dont cette politique fut effecti-
vement réalisée. Ceci n’entre pas vraiment dans la limite de cet article.
D’autre part, nous possédons des histoires de certains groupes, villa-
ges, etc... Celles-ci peuvent nous induire en erreur étant donné qu’elles
sont incluses dans Ja littérature sans que leurs sources soient discutées.
Ainsi, il ne faut pas oublier que le Tantaran’ ny Andriana est un
recueil de traditions de ce genre, rassemblées surtout chez les Tsima-
hafotsy, les Antehiroka, les Andriamasinavalona, plus qu’un ensemble
de traditions pareillement valables pour tous les Merina. Enfin, nous
possédons des légendes comme celle sur V'origine de l'utilisation du
boeuf dans Valimentation, etc...
C'est surtout dans la deuxitme catégorie que nous voudrions
chercher nos sources d’information. Méme la cependant se présentent
des difficultés. Il est intéressant de noter que Ja plupart des écrivains,
qu’ils soient Malgaches ou Européens, ont plus accordé foi aux récits
quiils trouvaient dans des livres qu’ils ne l’auraient fait s’ils les avaient
tenus d’informateurs, oubliant que les livres n’étaient que le compte-
rendu des paroles de l’informateur.
L'interprétation des traditions orales a récemment fait l'objet de
bien des discussions parmi les anthropologues (4). Dane l’ensemble,
Vidée de MaLiNowskr que les traditions sont des validations du présent
est admise. Elles jouent le réle de chartes pour des groupes particuliers
et dans une certaine mesure expriment leur prétention a certains droits
ou a certains biens. Aussi, méme lorsqu’elles cherchent |’exactitude
dans leur récit, les traditions font un choix parmi les faits, retenant
ceux qui corroborent leurs prétentions, passant sous silence ceux qui
les contredisent et en oubliant d’autres qui sont sans importance pour
elles.
(3) History of Madagascar, 1838, W. Eu
Madagascar, The Great African Island, "1890, J. Sires ;
Madagascar and its People, 1870, J. Smree.
(4) B. Mauinowski, Myth in Primitive Psychology, 1926 ;
I. Connison, History of the Luapula, Rhodes Livingstone, Pap. 1961 ;
ER, Leacu, Political Systems of Highland Burma, 1954 ;
J. Vansina, De la Tradition Orale, 1961.VORGANISATION SOCIALE DE L'IMERINA 121
Un exemple du genre de distorsion qu’on peut s’attendre a trouver
dans les traditions orales de Madagascar est le grand nombre Chistoires
relatant comment des groupes de villages, liés entre eux pour des rai-
sons géographiques ou sociologiques, ont été fondés simultanément
par deux fréres, Si Y’on y réfléchit, c’est un processus hautement
improbable.
Tl existe d’autre part un genre de distorsion que j’appellerai
stylistique. On fait de l’Histoire une belle histoire. Cette attitude se
manifeste trés clairement de deux fagons dans nos sources. Tout
d@abord, par une exagération de l’importance des événements et des
nombres. Ceci est évident si nous comparons les relations que nous
possédons au petit nombre de gens qui ont da étre concernés, Une
exagération du méme genre consiste a donner Yimpression que les
chefs et les nobles détiennent un pouvoir immense. Je reviendrai sur
ce point.
Enfin, un autre danger est particulier & Madagascar. I] résulte
de Vintérét méme que les Merina portent & Vhistoire. I est bien conma
que presque tous les noms de lieu ont une signification et c’est une
coutume merina d’utiliser le sens de ces noms comme prétexte 4 un
récit historique. Ceci semble avoir été repris récemment par des
historiens qui attachent une importance, 4 mon avis tout 4 fait injus-
tifiée, aux noms de lieu. Je ne nie pas que certains noms de lieu puissent
nous apprendre quelque chose sur histoire d’un village, mais d’aprés
mon expérience, c’est fréquemment le contraire qui se passe. Dans
presque tous les cas que j’ai pu vérifier, au lieu que le nom d’un
endroit ait été donné pour quelque raison historique, j’ai découvert
que histoire qui le justifiait avait été inventée précisément a cause
du nom. Par exemple, le nom du gros village d’Ambatomanoina est
supposé signifier « au recher qui renvoie l’écho ». On m’a souvent
indiqué un gros rocher dans le village qui peut, peut-étre, renvoyer un
écho, et on dit que le nom du village vient de ce rocher. Mais en fait,
60 ans auparavant, le village d’Ambatomanoina se trouvait assez loin
de son site actuel, puis fut transféré 1a ot il est maintenant. Dans sa
situation primitive, il s’appelait déja Ambatomanoina ; aussi ne peut-il
y avoir aucun lien entre le nom et le rocher en question (5).
Les remarques ci-dessus expliquent mes raisons de penser que
nous devons traiter avec une grande prudence histoire traditionnelle
que nous possédons, I] existe encore d’autres difficultés lorsqu’on
utilise une histoire de ce genre pour mon but présent.
La plus importante est le fait que cette histoire considére comme
chose établie la structure de Ja société et se cantonne aux événements
qui ont lieu a l’intérieur de cette structure. De plus, les relations histo-
riques ont tendance 4 s’occuper de certaines parties seulement de la
(5) J'ai beaucoup d’exemples du méme genre, dont certains plus directement histori
‘ques, dont je n’ai pas la place de parler ici.122 ‘MAURICE BLOCH
société, et leur insistance sur ces derniéres peut induire en erreur si
nous ne connaissons pas la société elle-méme par des sources indépen-
dantes. Ceci est vrai particuli¢rement pour l’histoire merina primitive.
La société merina jusqu’au temps de Radama I* semble avoir été
une sorte de société double. D’un cété nous avons une société de
« barons-brigands > et de leurs gens, vivant sur des collines fortifiées
et gouvernant des « royaumes » de quelques villages ; ceci implique
un systéme de « chantage a la protection » et le pillage de villages
protégés par des rivaux. Ces seigneurs et leurs fiefs étaient extréme-
ment éphéméres, comme on le voit clairement dans le Tantaran’ ny
Andriana. La petite étendue de ces fiefs est aussi parfaitement ma-
nifeste vu leur proximité les uns des autres. Peut-étre le fait qui rend
Jeur nature tout a fait évidente est-il la situation des ruines de leurs
forts : perchés sur des collines faciles a défendre, mais dans des
endroits oi une résidence permanente et l’agriculture seraient trés
difficiles,
Ces petits seigneurs et leurs gens forment une partie de la société
merina. Nous entendons d’autre part parler de groupements comme les
Tsimiambolahy, les Mandiavato, les Zanakandriambe, etc... et ici il
devient évident que nous avons affaire A une organisation paysanne
distincte de celle des rois et des seigneurs (6). Il est clair que ces
groupements étaient beaucoup plus permanents, subsistant tandis que
naissaient et mouraient royautés et seigneuries. Cette permanence
implique assurément qu’ils étaient dans une certaine mesure indépen-
dants des petits barons-brigands qui profitaient d’eux. D’ailleurs, leur
capacité de s’adapter a des situations politiques changeantes est bien
démontrée par le fait qu’ils gardent encore aujourd’hui leur identité.
Leur survivance pendant la période des grands rois merina aprés
Andrianampoinimerina est mamifeste d’aprés nos sources historiques.
Lhistoire merina pendant cette époque peut étre envisagée comme
une tentative de réduire leur indépendance et de les intégrer dans un
royaume centralisé (7).
Jinsiste sur ce double aspect de Phistoire merina primitive pour
deux raisons : d'une part, pour montrer la place des groupes de
paysans dans la structure globale, et d’autre part, pour faire ressortir
que presque toutes les traditions historiques concernent les petits chefs
et leur donne une importance apparente qu’ils n’avaient pas en réalité.
(6) Le Tantoran’ ny Andriana donne sans cesse Vimpression que ces groupements
furent eréés par divers rois et en particulier Andrianampoinimerina, voir p. 732
et suivantes, Pareille création de groupements de parenté est évidemment impos-
sible (cauf dans les cas spéciaux comme pour les Voromahery et les Valonjatolaby).
Nous avons 1a un exemple d’un procédé stylistique de tradition merina qui huma-
rise les institutions en rattachant leur création & de grands hommes, comme par
exemple, Pattribution & Ralambo de l'introduction du beuf dans Malimentation.
(2) Voir G. Jutien, Institutions Politiques et Sociales de Madagascar, 1908, p. 298.LIORCANISATION SOCIALE DE L'IMERINA 123
Sur Vorganisation paysanne que je vais maintenant considérer, les
traditions nous renseignent moins, mais elle est aussi importante que
les épopées des « rois > et des « princes >.
*
oe
Les modes de culture des paysans merina pendant la période qui
nous intéresse ne sont pas difficiles & connaitre car ils n’ont guére
changé depuis. La base de l'économie était la culture du riz. Si l'on
compare 4 la situation actuelle, les différences principales sont que
dans le passé les charrues et les herses (8) n’existaient pas, et que
méme les outils plus simples comme les béches de fer étaient probable-
ment plus rares. Par contre, il semble qu’il y avait beaucoup plus de
bétail et que le « piétinage » des champs par des troupeaux était
beaucoup plus courant que de nos jours (9). I] est probable aussi qu’il
y avait moins de terres utilisables pour la culture du riz. Ces différents
facteurs ont da dans une certaine mesure s’annuler mutuellement, et
il semble assez raisonnable de supposer que la production de riz par
homme devait étre similaire & ce qu’elle est maintenant. Pour une
année moyenne, cela signifie qu’il n’y avait qu’an faible excédent de
nourriture. Cet état de chose ne devait pas laisser beaucoup de ressour-
ces pour faire vivre des spécialistes a plein temps, ou pour permettre
de grandes différences de richesse. En fait, Extis décrivant la situation
sous Radama montre que Vapparition de quelques spécialistes a mi-
temps, qu’ils soient hommes politiques ou artisans, est liée aux Euro-
péens et donc représente un phénoméne nouveau.
Ce genre de systéme économique ne laisse guére de place pour de
grandes différences dans les niveaux de vie on pour un grand nombre
de nobles vivant du travail d’autres membres de la population. L’une
des illustrations les plue frappantes de cette situation n’est-elle pas
Paspect des maisons d’Andrianampoinimerina qui ont été conservées
a Tananarive et a Ambohimanga et qui ne différent guére des habi-
tuelles maisons de bois de Tananarive ou des autres villages merina
de l’époque ? (10).
C’est en tenant compte de ce contexte que nous devons essayer
de comprendre la société merina telle qu’elle était alors.
(8) Leur emploi est bien sir assez limité méme aujourd'hui.
(9) Au sujet de la fréquence de cette coutume sous le régne de Radama I, vy. Exuis,
op. cit., p. 286, vol. I et Stanpinc, The Children of Madagascar.
{10) On peut les voir dans te dessin q'Et11s « Tananative sous Radama > dans Trois
jadagascar, 1858, Voir aussi le tableau d'un village merina dans
‘Suanotve, op. ct124 ‘MAURICE BLOCH
Jusqu’a maintenant, les Merina de descendance « libre » attachent
grande importance la localité dont ils sont originaires, leur Tanin-
drazana. Ce fait nous aide a reconstituer la composition de la popula-
tion de I’Imerina rurale telle qu’elle fut. Ce lien étroit avec un village
est aussi une association avec un groupe, comme par exemple les
Tsimahafotsy ou les Zafimbazaha, etc... Ceci nous permet de recons-
tituer la structure de la société paysanne merina comme étant consti-
tuée de groupes locaux d’hommes libres. Ces groupes comprennent
un certain nombre de villages ou vivent leurs membres. De plus, il
est clair, d’aprés la situation actuelle, que ces groupes ont tous un
haut degré d’endogamie, et, dans bien des cas, font de l’endogamie une
régle. Ces groupes locaux sont couramment désignés sous le nom de
clans par des auteurs tels que ELLIS, GRANDIDIER, JULIEN, ete... (11).
Dans une large mesure, ces « clans » étaient encore liés 4 leur lieu
dorigine dans les années 1920, comme beaucoup d’informateurs me
Pont assuré, et on les trouve dailleurs encore comme groupes locaux
dans des endroits tels que, par exemple, Ambatomainty prés de Sadabe,
ou la grande majorité de la population fotsy est Zanakandrianato (12).
Le fait que ces « clans » soient des groupes locaux signifie que
nous pouvons diviser I’Imerina traditionnelle en différentes zones
délimitant les terres de ces groupes. Ainsi, un certain nombre de faits
devient évident. Tout d’abord, certains de ces groupes font partie de
groupes plus grands. Ainsi les Mandiavato se composent des Zanakan-
drianato, des Zanakandriabe, des Ambohitrabiby et d’autres, et for-
ment & leur tour avec les Tsimahafotsy, les Tsimiambolahy et les
Voromahery le « district » d’Avaradrano. On trouve méme des réfé-
rences a des subdivisions supplémentaires a l’intérieur de ce groupe.
Tl est done clair que nous avons affaire & wn systéme segmentaire
formé par un rassemblement unissant des éléments homogénes liés
par un lieu et un nom communs (13) (14).
Bien que les groupes envisagés soient des groupes locaux, il ne
suffit pas d’étre né sur leur territoire pour en devenir membre. La
condition supplémentaire est un lien de parenté. Comme on Daura
(11) Les idées de ces auteurs sur ces groupements sont clairement exposées par SPREE,
P. 182, op. cit.
(12). Voir Tantaran’ ny Andriana, p. 732 et passim,
(13) Pour le concept de groupes homogénes, voir M. Forres, «The structure of uni-
lineal descent group> American Anthropologist, vol. 55, 1953. Bien que ces groupes
aient constitué de véritables unités & Pépoque dont je parle ici, i] n'est pas aussi
évident quills le soient encore, et jespére discuter ceci ailleurs.
(14) Georges Conpommas fait allusion aux groupements dans Fokonolona et Com-
munautés Rurales. Comme le fokonolona est, je pense, le niveau le plus bas
de subdivision dans ce systéme, je n’utilise pas moi-méme le terme parce que
cela va & Vencontre de l'usage courant. De nos jours en fait, le mot fokonolona
est fréquemment utilisé par les paysans merina pour opposer un groupe de voisins.
quelle que soit leur origine, au groupe de parenté qui constitue habituellement
ce ¢ clan > minimal.LIORGANISATION SOCIALE DE L'IMERINA 125
remarqué, beaucoup de ces groupes portent le nom d’un ancétre, Par
exemple, Zafimbazaha veut dire les petits-enfants d’Andriambazaha
et les Andriantompokoindrindra sont les descendants du prince du
méme nom. A part quelques exceptions, les membres de ces groupes
sont totalement incapables de prouver une telle ascendance en ligne
directe, mais cette prétention démontre assez que cea groupements
sont ressentis comme groupements de parenté. En pratique, la parenté
est prouyée en établissant qu’au moins Pun des parents, et générale-
ment les deux, appartenait au groupe. Ceci est démontré par le droit
d’étre enterré dans une tombe sur les terres du « clan », droit qui
peut étre obtenu par l’intermédiaire de l'un ou Vautre des parents,
ou des deux. Evidemment, la raison pour laquelle l’appartenance
ces groupes est habituellement obtenue par l’intermédiaire des deux
parents est que ces groupes sont endogames. Ils le sont de deux fagons.
D’abord, beaucoup de ces groupes font de l’endogamie une régle
obligatoire au moins dans le cas de la femme principale, vady be, ou
affirment pour l'endogamie une nette préférence qui devient obligation
si le conjoint envisagé est socialement éloigné. Ce genre de régle est,
comme on pourrait s’y attendre, imposé de fagon beaucoup plus stricte
pour les groupes de plus haut rang (15).
Ces groupes sont endogames d’une deuxiéme facon, par le fait
qu’ils ont une régle de mariage préférentiel. Sans doute ceci est plus
adapté & notre propos, puisque méme de nos jours, dans dea régions
traditionnelles, presque tous les mariages suivent une interprétation
assez large de ces régles. Le mot préférentiel n’est peut-étre pas idéal
car ce genre de mariage est considéré comme une nécessité désagréa-
ble (16). La nécessité se marque dans I’expression utilisée pour déci
un tel mariage : Lova tsy mifindra ou « héritage qui ne se disperse
pas >. L’épouse préférentielle est la fille d’une cousine ou d’un cousin
germain croisé ; mais tout mariage avec un proche parent est préfé-
rentiel tant qu’il n’est pas spécifiquement interdit. De fait, étant donné
la dépendance sur les terres a riz irriguées, et la régle selon laquelle
les femmes héritent comme les hommes tant de leur pére que de leur
mére, indépendamment, le seul moyen d’éviter une dispersion a
Vinfini des droits sur les terres, et une subdivision continue, est d’im-
poser un certain degré d’endogamie avec les proches parents et voisins.
Puisque dans le systéme traditionnel les voisins sont des parents et
vice-versa, ceci n’est pas vraiment une alternative (17).
(15) Sar te systame des rangs, voir ci-dessus. Beaucoup d’auteurs ont décrit un régime
@hypergamie jouant entre les « clans > nobles, Il est vrai qu'un homme d'un
rang supérieur pourrait prendre comme deuxiéme épouse une femme d’un rang
inférieur, Ceci n'est pas, cependant, un systéme hypergame normal, puisque les
enfants d'une telle union appartiennent au rang inférieur de la mére.
(16) Sur ce point je reviendrai plus en détail ailleurs.
(17) Sespére discuter tous ces points plus en détail ailleurs. La possibilité d'endogamic,
Whéritage bilatéral et de possession des terres a été discutée par J. Goopy,
Death, Property and the Ancestors, 1962, p. 319.126 MAURICE BLOCH
C'est plus en fonction de cette endogamie que d'une supposée
descendance d’un ancétre particulier que les « clans » sont ressentis
comme groupes de parenté. C’est le groupe au sein duquel l'individu
se mariera et dont sont issus ses parents, et c’est suffisant. L’endogamie
est le moyen par lequel ces groupes maintiennent leur cohésion et
ceci explique ce qui A premiére vue peut sembler une anomalie. Alors
que la plupart des groupes se nomment les enfants d’un tel, ou les
petits-enfants d’un tel, beaucoup par contre s’appellent par exemple
‘Ambohitrabiby, qui est un nom de lieu, ou Mahazaza, qui est un
terme descriptif. Qu’ils n’aient pas d’ancétres nommé & qui se référer
n’a pas d’importance, car ce n’est pas le fait qu’ils soient descendants
du méme homme qui compte ; c’est la loi d’endogamie et de mariage
préférentiel qui distingue ces groupes les uns des autres : la plupart
des mariages étant contracté au sein du groupe, cet état de chose
implique nécessairement que tous les membres sont parents.
Georges Conpominas, qui a ouvert la voie 4 une interprétation
structurale de la soci merina dans son livre Fokonolona et Collec-
tivités rurales, appelle patriclans les groupes en question, conservant
ainsi Je mot ancien utilisé par les écrivains déja cités, mais soulignant
sa conception de ces groupes comme groupes orthodoxes de descen-
dance par la ligne paternelle. Il me semble cependant que ces groupes
ne sont pas seulement patrilinéaires (ni d’ailleurs unilinéaires) et
qu’ils ne sont donc méme pas des clans dans le sens ou le mot est
généralement employé par les anthropologues (18). De nos jours,
comme dans le passé, autant que je puis en juger, la régle qui déter-
mine l’appartenance est la méme que celle qui décide du droit d’entrée
dans la tombe familiale, et ce droit s’obtient aussi bien par les femmes
que par les hommes. En vérité, il semble que toute idée de lignage
unique soit déplacée pour des groupes normalement endogames. Le
pére et la mére appartenant tous deux au méme groupe, il importe
peu aux Merina comme au sociologue que l'enfant ait obtenu son
appartenance par son pére ou par sa mére. Dans les rares cas oil
le pére et la mére appartiennent malgré tout a des groupes différents,
i] ne ressort aucune régle claire.
Etant donné que ces groupes sont endogames et bilatéraux, le
probléme se pose de savoir 4 quelle catégorie de groupements de
parenté ils se rattachent. Le seul terme qui semblent avoir une défi-
nition pouyant s’appliquer A ce cas assez exceptionnel est le mot
« Déme » tel qu'il est défini par Murpocn (19), une catégorie de
groupe qui, et ceci est assez intéressant, existe surtout dans la zone de
culture malayo-polynésienne.
(18) A.R, Rapvciirre-Brown, « Patrilineal and Matrilineal Succession » in op. cit.
Pour une définition du « clan » voir « !"Introduction » de African Systems of
Kinship and Marriage par A.R. Ravcuirre-Brown, Ed, A.R. Radcliffe-Brown
and Daryll Forde, 1950.
(19) G.P. Murvocn, Social Structure, 1949 ;
G.P. Murvocn, Social Structure in South Est Asia. Introduction, 1960.MORGANISATION SOCTALE DE L'IMERINA 127
Avant de laisser l'aspect formel de ces groupes, un dernier carac-
tére retiendra notre attention : c’est la fagon dont les groupements
de parenté sont liés entre eux pour donner des groupes plus impor-
tants formant en fin de compte un systéme segmentaire territorial
complet. La raison pour laquelle ces groupes peuvent étre a la fois des
groupes de division locale et des groupes similaires a ceux de parenté
tient une fois de plus aux régles de mariage préférentiel. Liés comme
ils Je sont de fagon étroite a la possession de la terre, les mariages
endogames, signifient aussi bien mariage avec les voisins qu’avec les
parents, et trés vite un groupe de voisins devient aussi un groupe de
parenté. Si nous possédions suffisamment d’éléments historiques, nous
verrions comment ces groupes sont créés par des gens se mariant
entre eux plutét que par une commune descendance, a n’importe quel
sens du mot, d’un homme particulier.
Le double aspect de ces groupements a été trés clairement vu
par ELis dans son Histoire de Madagascar (p. 88) :
« Pour illustrer cette conception, on peut demander a propos de
sa localisation : < Oit se trouve la capitale ? » et la réponse peut étre :
« A Voromahery >. « Oi est Voromahery ? » — « Dans l’Avaradrano >.
Ici le terme Voromahery, bien que ce soit 4 proprement parler une
appellation héraldique, donc appartenant a un clan, est cependant
rattachée 4 un lieu, comme portion du territoire nommé Avaradrano.
Dans d’autre cas, ce terme désigne nécessairement le clan. Ainsi,
« Quels sont ceux qui sont convoqués pour participer a tel kabary ou
assemblée publique ? ». On peut répondre « Tous les Voromahery »,
cest-a-dire tous les gens qui relévent de cette appellation héraldique,
quils résident dans Avaradrano ou tout autre région ».
Aprés cette discussion sur la forme des groupes, nous aimerions
connaitre quelque chose de leur organisation politique interne.
Nous abordons ici le sujet du Fokonolona comme conseil, sujet
sur lequel on a tant écrit que je ne puis en discuter ici. Notons pour-
tant ceci : Je ne puis suivre Georges ConDomiNAs quand il voit dans
Je Fokonolona une assemblée de déme (20). Il est parfaitement clair,
dans toute la littérature, que le Fokonolona a toujours été ce qu’il est
maintenant, ’assemblée d’un ou peut-étre de deux ou trois villages
seulement, et que ce n’est pas la réunion d’un corps plus important.
A part le Fokonolona, nous trouvons dans Ja littérature plusieurs
fois mention de chefs de « clans » (21). D’aprés ce qu’on sait, il
semble qu'il y ait eu des personnages officiels qui représentaient le
clan pour certaines occasions rituelles comme le Fandroana annuel.
Comment on les choisissait et de quelle autorité ils jouissaient, nous
ne Je savons pas non plus.
(20) Je suis cependant d'accord sur sa thése principale que V'idéologie de parenté
dans le Fokonolona est trés importante et qu’on a trop tendance a la négliger.
21) Standing, p. 103, op. cit,128 MAURICE BLOCH
Il faut bien admettre que dans l'ensemble, ni la situation actuelle,
ni les sources écrites, ne nous renseignent vraiment sur l’organisation
interne de ces groupes.
we
Je passe maintenant a des divisions parmi les Merina qui sont
plus connues du profane. II s’agit de la division de la société merina
traditionnelle en trois « castes » qui étaient autrefois les andriana, les
hova, et enfin les andev
Le mot andriana a été traduit dans les langues européennes par
« noble » et le mot hova par « roturier ». Ces mots évoquent aussitét
Timage de l'Europe féodale qui est fort trompeuse. Dans un sens trés
réel, dans l'Europe féodale, les nobles commandaient aux roturiers.
En ce qui concerne I’Imerina, le rang d’andriana n’a jamais donné
par lui-méme la capacité de prendre des décisions a la place des Hova.
Divers faits le prouvent clairement. En premier lieu, il y a beau-
coup trop @andriana ; dang |’Imerina de Ralambo, par exemple, a peu
prés le quart de la population devait étre andriana (22), chiffre bien
trop élevé pour une classe gouvernant effectivement. D’autre part,
Phistoire malgache abonde en récits racontant comment des démes
entiers, vivant sur des territoires trés étendus furent élevés au rang
d@andriana ou perdirent cette dignité. Pour ne citer que quelques cas,
les Andriamamilaza furent faits andriana par Andrianampoinime-
rina, les Tsimahafotsy en recurent la possibilité, et le groupe qui vit
autour d’Ambalomahamina perdit son rang d’andriana. Ceci fait
ressortir une différence profonde avec Europe féodale et ses groupes
de noblesse. I] est impensable qu’un roi de France puisse envisager
Wanoblir toute une région comme, par exemple, le Poitou.
Ici encore, certains faits deviennent clairs, si l’on marque sur une
carte les villages qui, autrefois, étaient habités par des Andriana. Ce
faisant, nous découvrons que des régions entiéres, délimitées par des
frontiéres géographiques plutét que purement sociales (chaines de
collines, ete...) étaient habitées, 4 part les esclaves, exclusivement par
des groupes d’andriana. C’est le cas, par exemple, pour le groupe des
Andrianamboninolona. Ceci prouve que les groupes andriana sont, pour
la structure, les homologues des groupes hova. C’est pour cela que j’ai
parlé des « clans » et de leur nature sans tenir compte de ce qu’ils
étaient andriana ou pas. Chacun se cantonnant dans son propre terri-
toire, les andriana ne pouvaient étre amenés 4 commander aux Hova,
et il n’y a aucune preuve non plus que les andriana aient été de
quelque fagon que ce soit des propriétaires terriens plus importants
(22) Cette estimation est fondée sur la proportion des villages traditionnellement
habités par des andriana et de ceux qui sont traditionnellement habités par des
hova. Elle est corroborée par Granpivrer dans Histoire de Madagascar. Ethno:
graphie, Vol. I, p. 245.LIORGANISATION SOCIALE DE L'IMERINA 129
que les Hova. Beaucoup de proverbes du genre de ceux que rapporte
Hou per prouvent cela : Ny andriana malahelo tsy mahaleo ny hova-
lahy manana qu’il traduit assez librement par : Un noble qui ne pos-
sede rien est inférieur 4 un hova riche (23).
Les groupes andriana sont fondamentalement similaires 4 ceux
des hova, occupant des territoires différents. Il est évident cependant
que certains points les distinguent. Tout d’abord, il y a des différences
rituelles bien connues. Elles comprennent des priviléges comme le
droit 4 certaines salutations (24), le droit d’avoir sa tombe a l’intérieur
des murs du village et non a l’extérieur, le droit de parler en premier
aux assemblées publiques, le droit a certains priviléges légaux mineurs
(par exemple, en cas d’exécution, étre étranglé plutét que tué par une
méthode qui fait couler le sang). Des différences rituelles de ce style,
cependant, ne divisaient pas les Merina libres clairement en deux
groupes, car des différences similaires distinguaient des groupes parmi
les Hova eux-mémes, et aussi parmi les andriana. A part ces diffé-
rences purement rituelles, une certaine division du travail semble avoir
existé, mais dans les activités 4 temps partiel seulement. Certains
groupes andriana étaient les seuls qui avaient le droit d’exercer certains
artisanats. Ainsi les Andriantompokoindrindra étaient les seuls a
pouvoir travailler l’étain, et ainsi de suite. Ici aussi cependant, ce droit
& une activité spécifique ne distinguait pas nettement les hova des
andriana, car certains groupes hova avaient eux aussi leur propre
spécialité : ainsi les Zanakadoria étaient les seuls a tisser Jes heaux
lamba mena pour les morts.
Un point qui différencie les hova des andriana est que ces derniers
se targuent d’avoir un lien généalogique avec le monarque (25). La
classification interne des groupes andriana : Zanadralambo, Andrian-
dranando, Andrianamboninolona, Andriantompokoindrindra, Andria-
masinavalona, puis les toutes petites divisions supérieures, les Zazama-
rolahy et les Zanakandriana, est en fait déterminée selon la proximité
de « l’ancétre » aux familles royales (26). Que ces gens soient en fait
les descendants de ces « ancétres », rien ne me semble moins sir,
du moins pour Jes rangs inférieurs. I] est difficile d’admettre que tous
ceux qui vivent dans une régio: ée soient vraiment les descendants
dun homme particulier. Mg{té fad prouve clairement que le systéme
de noblesse est une noblegse’ liée a un Yeu et que le rang de l’individu
découle du droit qu’il a /d’étre gnterré,g! ans une localité particuliére,
non de sa position persoinelé"de paréyté. A ce point de vue, le cas
3) J.A. Hovinen, Ohabolana, isd: ‘Tamantarive N° 1417.
(24) RP. Catter, op, cit . 370.
(25) Il fout remarquer que certains groupes hova semblent en avoir fait autant, par
exemple les Zafimbazaha,
(26) On pense qu'il en est ainsi, mais en fait ce n'est pas yraiment le cas, car en
régle stricte, les Zanadralambo devraient passer avant les Andriandranando.
mais il en est ainsi dans ensemble et la régle est généralement admise130 MAURICE BLOCH
des Andriamamilaza est suggestif et lumineux a la fois. Nous savons
par de nombreuses traductions qu’ils furent anoblis par Andrianam-
poinimerina et qu’ils n’avaient donc trés probablement aucune relation
de parenté avec la famille royale (27). En dépit de ce fait, cependant,
leurs traditions les relient maintenant 4 la principale famille royale,
ce qui laisse & penser que ces liens sont aisément créés lorsque néces-
saire (28).
Il est done évident qu’avec les andriana, nous avons affaire a des
groupes locaux qui different des groupes hova non dans leur structure
de base mais seulement dans leur rang rituel; nous avons Ja quelque
chose d’assez semblable aux clans Tikopia qui ont eux aussi des rangs
différents (29).
Tl existe cependant certaines exceptions 4 ce que nous avons dit
plus haut. Tout d’abord, les Zanak’ Andriana, parents trés proches du
monarque, n’étaient en aucune fagon un déme local. Is ne représen-
taient qu’un tout petit groupe de personnes, et je ne discuterai pas ici
leur position. La méme exception se trouve chez les Zazamarolahy,
un tout petit groupe aussi, qui cependant a l’époque de la conquéte
francaise, montrait des signes de transformation en déme local. Enfin,
la position des Andriamasinavalona et des Tompo menakely doit étre
envisagée briévement, étant donné qu’a premiére vue ils semblent
contredire ce qui a été dit jusqu’a maintenant.
Depuis ’époque d’Andrianampoinimerina, et trés probablement
avant lui aussi, le droit était accordé a certaines personnes de gouver-
ner certaines régions comme suzerains nommés par le roi. Ces régions
appelées menakely, terme qui désigne aussi les sujets de ces princes,
étaient éloignées de la capitale ou bien difficiles a gouverner directe-
ment pour quelque autre raison. Ces personnes, pratiquement, étaient
choisies presque exclusivement parmi les groupes supérieurs d’andria-
na comme les Andriamasinavalona, vu que ceux-ci étaient naturelle-
ment proches du roi. De notre point de vue, il faut noter que leur
pouvoir ne venait pas du fait qu'ils étaient andriana mais de ce qu’ils
étaient appointés par le roi, et de fait, il semble que certains hova
aient aussi tenu ces emplois. Ceci n’est donc pas une exception a ce
que nous avons dit.
Une autre exception, qui semble 4 premiére vue contredire nos
propos, est la situation que I’on rencontre dans les deux villages d’Am-
bohimanga et d’Ambohimalaza, tous deux résidences favorites des rois.
La, certaines familles hova étaient subordonnées aux andriana qui y
résidaient, Elles étaient peu nombreuses et semblent avoir eu des
devoirs spéciaux, comme de faire des discours en certaines occasions,
(27) Granpwier, Histoire de Madagascar, p. 86.
(28) Ramitison Emmanuel, Ny Loharanon’ ny Andriana Nanjaka, 1952.
(29) R. Firtn, We the Tikopia, 1936.LORGANISATION SOCIALE DE L'IMERINA 131
mariage par exemple. Malheureusement, ces personnes aussi portaient
le nom de Menakely (30), ce qui ne nous aide pas a y voir clair.
J'ai soutenu que la différence entre Jes andriana et les hova n’a
pas une grande importance structurale. Ce n’est évidemment pas le
cas pour la différence entre Jes esclaves (andevo) et les Merina libres.
Notons au passage que les hova comme les andriana avaient des escla-
ves et qu’il n'est pas prouvé que les andriana en aient eu plus. Au
sujet des esclaves, il ne faut pas oublicr que Ja notion populaire qui
consiste 4 assimiler aux esclaves les Merina les plus foncés est incor-
recte (31). Nous pouvons mentionner Jes Manendy qui formaient un
deme local « noir >. En fait, avant le régne d’Andrianampoinimerina,
il ne pouvait y avoir que peu d’esclaves « noirs », et on ne voit pas
oi les Merina auraient pu se les procurer. Ceci est confirmé par une
constatation que j’ai faite : toutes les histoires des familles d’esclaves
« noirs » que j’ai rassemblées commencent sous le régne de Radama
ou plus tard, lorsque les esclaves furent amenés en Imerina. D’un point
de vue général, ceci signifie aussi qu’avant le régne de Radama, il
devait y avoir beaucoup moins d’esclaves que pendant la période sur
laquelle nous avons nos premiéres informations,
Tl faut garder présentes a l’esprit, en considérant ja position des
esclaves pendant la période qui nous intéresse, nos conclusions sur la
faiblesse de la production excédentaire par téte. Certes, un maitre
pouvait donner & faire 4 son esclave tout le travail auquel il répugnait
le plus, mais il ne pouvait pas, simplement parce qu’il avait un esclave
ou plus, échapper aux taches agricoles les plus importantes qui repré-
sentent la majeure partie du travail & effectuer. Ceci veut dire qu’il
ne pouvait exister de grande différence de mode de vie, et ce fait est
corroboré par le rapport des premiers missionnaires, sous le regne de
Radama, quand la situation ne pouvait guére avoir évolué (32),
Les esclaves vivaient dans la maison de leur maitre, et une fois
mariés batissaient une case plus petite a cété de la sienne. C’est aussi
la situation des enfants ou autres parents 4 charge ne possédant pas
de terres dans la société merina actuelle. Un autre fait qui rapproche
les esclaves des enfants en tant que catégorie sociale est le fait qu’on
les appelait ankizy, terme encore utilisé de nos jours pour les enfants.
Quant on donnait une maison & un esclave, on lui donnait aussi une
terre 4 cultiver pour sa famille, toujours comme on le ferait pour un
fils ou un parent sans terre (33). Toujours comme d’un fils, on atten-
{30} Cest peut-8tre parce qu'il s‘est tellement attaché au village exceptionne! d’Ambohi-
smalaza, que Georges Conpomtxas voit dans la condition des menakely la hase
des rapports hova-andriana,
(1) Ceci est clairement noté par CoNpowtnas. Sur la condition des Manendy, voir
Granpinier, Ethnographie de Madagascar.
(82) Standing, p. 63 et passim., op. cit.; Sibree, p. 180 et suivantes, op. cit. ; Elis.
p. 192 et suivantes, History of Madagascar,
(83) Information die A des informateurs Agés qui se souvenaient d'un temps oti ily
avait encore des esclaves.132 MAURICE BLOCH
dait de lui qu'il aide a travailler le champ de son maitre. En ce qui
concerne le travail, la grande différence entre lui et un homme libre,
ou dailleurs, entre un propriétaire et un dépendant sans terre, c’est
qu’il ne pouvait choisir avec qui il travaillerait,
La situation économique impliquait done que, méme dans ce
domaine, étre un homme libre ou pas, n’entrainait pas une grande
différence du point de vue du mode de vie de tous les jours, et aussi
que, dans une telle société, les parents qui n’ont pas de terre, et en
particulier les enfants dont pére et mére vivent encore, sont dans la
méme situation que les esclaves, sauf évidemment qu’un esclave reste
toute sa vie un « enfant »,
ae
Cette mise au point sur ce que I’on a appelé les « castes » de la
société merina souléve le probléme de savoir si ce terme peut étre
utilisé. Ce point a été discuté par Georges Conpominas (34). I] décide
de conserver le mot caste dans un sens large, en voyant dans |’endoga-
mie et le rang des ressemblances suffisantes; il note cependant
Yabsence de toute idée de pollution ou de spécialisation de caste (35).
Il estime que le culte des morts apporte une sanction religieuse a la
hiérarchie des castes, dans laquelle il voit un autre lien avec le systeme
indien. Je ne peux cependant le suivre sur ce point. Les cérémonies
cultuelles effectuées sur une tombe distinguent le groupe de personnes
qui y seront enterrées, mais ce groupe n’est pas, et n’a jamais été,
Punité que Conpominas appelle « clan » ou « caste ». D’ailleurs il
faut remarquer que contrairement a ce qui se passe dans ’hindouisme,
ce culte n’offre aucune justification religieuse & la hiérarchisation.
A mon avis cependant, la différence la plus significative entre ce
que nous appelons généralement les systémes de « castes > et le systéme
merina est que, alors qu’en Inde les castes sont complémentaires,
c’est-a-dire que dans tout le village indien il y a beaucoup de castes et
que ceci est I’état normal et admis des choses, dans la société merina
iraditionnelle, ces groupes s’excluent mutuellement de leur territoire.
Cet examen de la nature des groupes qui, dans la littérature, ont
été appelés « clans » et « castes » peut sembler étre un exercice de
définition sans intérét. Les définitions sont pourtant nécessaires pour
éviter les malentendus. Mais ce n’est pas tout. Utiliser des termes
empruntés & des sociétés a ascendance unilatérale, ou a l’Inde et &
VEurope féodale, implique une comparaison et donc une tentative
de sociologie comparée. Ce que j’ai voulu faire en montrant que ces
termes s’appliquent encore moins qu’on ne le croit généralement,
c'est montrer quel genre de société était la société merina et ainsi de
contribuer a la compréhension de ce qu’elle est.
(34) op, cit, p. 119 et suivantes.
(35) Il en existe cependant quelques traces, comme indiqué plus haut.