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LE DROIT AU JUGE NATUREL ET L'ORGANISATION JUDICIAIRE

Emmanuel Jeuland

Ecole nationale d'administration | « Revue française d'administration publique »

2008/1 n° 125 | pages 33 à 42


ISSN 0152-7401
ISBN 9782909460086
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LA DÉFINITION
DE PRINCIPES FONDAMENTAUX

LE DROIT AU JUGE NATUREL


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ET L’ORGANISATION JUDICIAIRE

Emmanuel JEULAND

Professeur de droit privé à l’Université de Paris I Panthéon, Sorbonne.

Résumé
Le droit au juge naturel reste incertain en droit français. Il s’applique essentiellement à la
compétence et non à l’organisation judiciaire. Il existe cependant un principe d’égalité devant
la justice qui impose de juger deux personnes dans la même situation par la même juridiction.
Cela ne va pas jusqu’à les juger par les mêmes chambres. Les règles de distribution des
affaires sont le plus souvent objectives mais chaque juridiction a sa propre pratique et le
président de juridiction a d’importants pouvoirs. La souplesse du système n’est pas sans risque
d’arbitraire (rarissime mais pas impossible) et/ou de privilège pour certaines parties. La
nouvelle référence au principe d’impartialité dans les premiers articles du code de l’organi-
sation judiciaire pourrait progressivement conduire à rendre plus transparente la distribution
des affaires. L’organisation judiciaire devrait donc davantage prendre en compte les principes
fondamentaux sans pour autant perdre de sa souplesse.

Abstract
The Right to a Natural Judge and the Judicial Organisation The right to a natural
judge remains unclear in French law. It essentially applies to the jurisdiction and not to the
judicial organisation. However, the principle of equality before the law makes it necessary to
try any two people in the same situation under the same jurisdiction. This does not mean that
they have to be tried by the same court. The rules on allocation of cases are mostly objective,
but each jurisdiction has its own practice and the president of the jurisdiction has significant
powers. The flexibility of the system is not without risk of arbitrary decisions (extremely rare
but not impossible) and/or privileges for certain parties. The new reference to the principle of
impartiality in the first articles of the Code of Judicial Organisation could gradually help to
make the allocation of cases more transparent. The judicial system should thus take more
account of the fundamental principles without however losing any of its flexibility.

L’intitulé de cet article met apparemment en regard deux sujets qui n’ont rien en
commun. Le droit au juge naturel est une question de droit de l’homme qui suscite des
réflexions abstraites et bien pensantes. L’organisation judiciaire est une matière bassement
matérielle — ce n’est pas une question — qui est longtemps passée inaperçue et qui avait

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l’image d’un domaine ingrat et sans problème. Ce sujet n’opère cependant plus un grand
écart car plusieurs évolutions sont venues rapprocher et même confronter les deux parties
du sujet. Deux météorites de composition différentes entrent en contact et la chimie n’a
pas encore opéré. Le sujet n’est pas tout à fait nouveau dans la mesure où un haut
magistrat, Hubert Dalle, avait déjà, il y a quelques années, soupçonné une telle rencontre 1.
Les principes fondamentaux de la procédure n’avaient pourtant pas encore pris l’ampleur
hégémonique qu’ils ont aujourd’hui et restaient cantonnées à la procédure. L’ordonnance
du 8 juin 2006 a, par ailleurs, ajouté un article L111-5 au code de l’organisation judiciaire
qui oblige aujourd’hui à faire une telle recherche. Selon ces nouvelles dispositions :
« l’impartialité des juridictions judiciaires est garantie par les dispositions du présent
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code ». Certes, l’article suivant traite de la récusation et constitue une application directe
de ce mot d’ordre. Il n’empêche que la formule est générale et s’applique à toute l’orga-
nisation judiciaire. À ce mouvement de textes, il faut ajouter une nouvelle approche de
l’organisation. Des techniques managériales sont à l’œuvre pour organiser le travail
judiciaire de manière efficiente et obtenir un résultat de qualité. Le développement d’une
culture judiciaire européenne conduit également à s’interroger sur un système français
qui avait fini par apparaître naturel 2. Une partie de nos voisins mettent en relation l’orga-
nisation judiciaire et les droits de l’homme depuis des décennies. Ils en font même un
élément constitutif de la démocratie.
Il faut encore prendre en considération les nouvelles technologies qui modifient en
profondeur les modes d’organisation de la justice. Il ne s’agit pas d’outils neutres du
point de vue juridique. Ils soulèvent des questions en terme d’indépendance, d’impar-
tialité et d’efficience 3. Il est ainsi possible que le mode d’organisation des tribunaux à
la française soit conduit à se réformer dans un proche avenir alors même qu’il ne soulève
pas de problèmes majeurs pour ceux qui le pratiquent. Il n’est pas certain, en effet, que
le maintien d’un président de juridiction tout puissant en matière d’organisation soit
compatible avec le droit à un juge naturel impartial et soit souhaitable en terme de
management. On s’aperçoit à nouveau frais de l’étroite relation existant entre le
management et les droits de l’homme. Nous voudrions contribuer à dégager des solutions
purement françaises à cette sorte de défi multiforme : technologique, managérial, « droit
de l’hommiste » et européaniste. Le regard universitaire a, enfin, un défaut et un
avantage en ce domaine. L’avantage est, sans pouvoir prétendre à une pleine objectivité,
d’offrir un point de vue extérieur à la justice ; le défaut est de ne pas connaître
intimement et quotidiennement le fonctionnement judiciaire et de passer à côté de ce
qui ne se dévoile pas facilement. Nous avons mené une enquête auprès d’une dizaine de
tribunaux de grande instance (grands, petits et moyens) 4, de tribunaux administratifs
(grands et moyens) 5 et de cours d’appel judiciaire et administrative 6 en interrogeant
des présidents de juridiction et une directrice du greffe. Nous avons aussi enquêté auprès
de tribunaux spécialisés parisiens (le tribunal de commerce en interrogeant un manda-
taire de justice et un magistrat et le conseil de prud’homme en interrogeant plusieurs

1. Dalle (H.), « Administration de la justice et acte juridictionnel », in Gaboriau (S.) et Pauliat (H.) dir.,
L’éthique des gens de justice, Entretiens d’Aguesseau, PULIM, 2001.
2. Langbroek (P.-M.) and Fabri (M.) dir., Case Assignment to Courts and within Courts. A Comparative
Study in seven European Countries, Shaker Publishing BV, 2005.
3. Voir nos articles : « Nouvelles technologies et procès civil, rapport général pour les pays de droit civil »,
in Pellegrini Grinonver (A.) et Calmon (P.) dir., Direito processual comparado, éd. Forense, Rio de Janeiro, 2007,
p. 186 s ; « Arbitrage en ligne et procès virtuel : pour le principe de présence », Droit et procédures, 2007, p. 262 s.
4. Bobigny, Avignon, Epernay.
5. Melun et Amiens.
6. Caen et Douai.

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avocats) 7. Évidemment, il s’agit de discours qu’il faut analyser comme tels et non d’une
description de la réalité qui reste en partie non atteignable. Le croisement des interviews
donne néanmoins une idée de la réalité et de ses difficultés. Une double approche
théorique et pratique apparaît, en somme, indispensable, car il s’agit de connaître les
principes à l’œuvre avant de les confronter à la pratique pour déterminer quel
changement est nécessaire. Il apparaît que le droit au juge naturel est incertain en droit
français et que la pratique, traditionnelle et immuable en terme d’organisation,
commence à se remettre en question.
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L’INCERTITUDE DU DROIT AU JUGE NATUREL
Le droit au juge naturel a été jugé introuvable en droit international privé 8. On ne
peut déterminer à l’avance le juge qui doit naturellement connaître d’une affaire et qui
est donc compétent. Dans les pays de Common Law, la doctrine du forum non conve-
niens peut toujours conduire un tribunal à se dessaisir alors même qu’il est compétent
car il estime un juge d’un autre pays plus compétent que lui. Au plan interne, quelques
auteurs estiment qu’il existe un droit au juge lié au principe d’égalité devant la justice.
Ainsi deux personnes se trouvant dans une situation juridique identique ne doivent pas
être jugées par des juges différents. Pourtant le principe n’est pas prévu par la Constitution
de 1958 ni par aucun code. On en trouverait trace cependant dans les lois des 16 et 24 août
1790 qui indique que les justiciables ne doivent pas « être distraits de leur juges
naturels » 9. Cependant le roi Louis XVI a approuvé ces lois, elles ne peuvent donc être
considérées comme des lois de la République et fonder un principe fondamental. Le droit
au juge naturel a été repris dans plusieurs constitutions françaises (1791, 1795, 1814, 1830,
1848) ; mais, aujourd’hui, il ne s’agit pas expressément d’un principe de droit positif. C’est
par le biais du principe d’égalité prévu par la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen que le Conseil constitutionnel aurait admis l’existence du droit au juge naturel10.
Selon sa décision du 23 juillet 1975, le président du tribunal de grande instance ne peut
décider de renvoyer une affaire pénale à un juge unique ou à un collège car des situa-
tions ayant commis la même infraction pourrait être jugé différemment. Cependant il
n’est pas fait référence au juge naturel 11. Un arrêt de la Cour européenne des droits de

7. V. dans sa version complète en anglais : Marshall (D.), Guyomar (M.), Cadiet (L.) et Jeuland (E.),
« Internal case assignment in France », in Langbroek (P.-M.) and. Fabri (M.) dir., Internal case assignment, a report
on a comparative study into the rule and practices of case distribution in courts in 5 European countries, précit.,
p. 135 s. V aussi en résumé et en français Jeuland (E.), « Droit processuel », LGDJ, 2007, n°97 s. Nous remercions
tous les professionnels du droit qui ont bien voulu répondre à nos questions ainsi que L. Dargent, doctorant, qui
a contribué à cette recherche.
8. Gaudement-Tallon (H.), « L’introuvable “juge naturel” », Mél. J. Gaudemet, PUF, 1999, p. 591.
9. Art 17 ; V. Clay (T.), « Juge naturel », in Cadiet (L.) dir., Le dictionnaire de la justice, PUF, 2004.
10. Guinchard (S.) et Ferrand (F.), Procédure civile, 28e éd. 2006, n°194 ; Renoux (T.), « Le droit au juge
naturel, droit fondamental », RTD civ. 1993, p.33.
11. Décision n° 75-56 DC, Rec., p. 22. « considérant que des affaires de même nature pourraient ainsi être
jugées ou par un tribunal collégial ou par un juge unique, selon la décision du président de la juridiction ;
4. Considérant qu’en conférant un tel pouvoir l’article 6 de la loi déférée au Conseil constitutionnel, en ce qu’il
modifie l’article 398-1 du code de procédure pénale, met en cause, alors surtout qu’il s’agit d’une loi pénale, le
principe d’égalité devant la justice qui est inclus dans le principe d’égalité devant la loi proclamé dans
la Déclaration des Droits de l’homme de 1789 et solennellement réaffirmé par le préambule de la Constitution ;
5. Considérant, en effet, que le respect de ce principe fait obstacle à ce que des citoyens se trouvant dans des
conditions semblables et poursuivis pour les mêmes infractions soient jugés par des juridictions composées selon
des règles différentes »

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l’homme est également cité pour fonder le droit au juge naturel. Mais cet arrêt indique
simplement : « Quant à l’expression “autorité du pouvoir judiciaire”, elle reflète
notamment l’idée que les tribunaux constituent les organes appropriés pour apprécier les
droits et obligations juridiques et statuer sur les différends y relatifs, que le public les
considère comme tels et que leur aptitude à s’acquitter de cette tâche lui inspire du respect
et de la confiance » 12. Il est vrai que l’expression de juge naturel est employée par les
juges et notamment par la Cour de cassation 13. Une rapide étude de jurisprudence sur
les vingt dernières années conduit à relever une trentaine de décisions y faisant référence.
Plus de la moitié de ces décisions concernent le juge naturel au sens de la compétence
internationale en relation notamment avec l’article 14 du code civil. Dans une dizaine de
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décisions le terme de juge naturel n’est employé que dans les moyens des parties et n’est
pas repris par le juge. L’expression renvoie, même dans ces cas, à des questions de compé-
tence. Dans une poignée d’arrêts, l’expression de juge naturel est employée par la Cour
de cassation sans relation avec le droit international. Dans ces cas, il s’agit néanmoins de
questions de compétence et plus particulièrement de compétence d’attribution. La cour
rappelle ainsi que le juge judiciaire est le juge naturel de la propriété ou bien que le
tribunal paritaire des baux ruraux, le conseil de prud’homme et le juge administratif sont
successivement les juges naturels des baux ruraux, des contrats de travail ou des actes
administratifs. L’expression vient simplement renforcer, dans ces cas, une répartition des
compétences entre les juridictions en ne faisant aucune allusion au principe d’égalité
devant la justice. En somme, le droit au juge naturel est incertain en droit français. La
jurisprudence traite du juge naturel, et non d’un droit au juge naturel dans des questions
de compétence et non d’organisation judiciaire. Il est employé en droit international mais
là encore pour indiquer le sens des règles de compétence. Certes, il ne fait pas de doute
qu’il existe un principe d’égalité devant la justice à partir duquel on peut extrapoler un
droit au juge naturel mais il s’agit d’une extrapolation et non de droit positif. Si on s’en
tient à la question de la distribution des affaires dans chaque tribunal et non à la question
de la compétence, il faut convenir que le droit au juge naturel est introuvable.
À l’inverse, la question de la distribution des affaires fait l’objet d’une disposition
constitutionnelle dans les pays qui ont connu le fascisme (Allemagne, Italie, Espagne,
Portugal). On parle alors de jus de non evocando, de juge naturel ou de juge légal, ce qui
signifie que le juge saisi d’une affaire à l’intérieur d’un tribunal doit être désigné selon
des critères objectifs et ne doit pas être modifié arbitrairement en cours d’instance. En
France, la distribution des affaires continue à être une simple question d’organisation
judiciaire laissant la place à un large pouvoir discrétionnaire du président de la juridiction.
Pourtant, il n’est pas exclu que ce mode d’organisation soit souvent contraire au principe
de l’impartialité du juge et au principe d’égalité. Il est curieux de constater qu’une même
question fait l’objet d’une disposition constitutionnelle dans certains pays, alors qu’elle
relève de mesures d’administration judiciaire insusceptibles de recours en France. Dans
les deux cas, la solution dépend de l’histoire politique. Le souvenir d’un pouvoir dicta-
torial conduit à constitutionnaliser le droit au juge dans plusieurs pays européens quand
le souvenir du pouvoir royal conduit à ne pas constitutionnaliser explicitement le principe
en France. Cela prouve, au moins, qu’il s’agit d’une question centrale. On ne peut pas
affirmer que la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît explicitement un droit
au juge naturel dans la distribution des affaires mais le procès équitable conduit sans
doute à empêcher les solutions les plus arbitraires. Il ne s’agit pas que d’une incertitude

12. CEDH 26 avril 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni, série a, n° 30, § 55.
13. Clay (T.), « Juge naturel », précit.

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de vocabulaire. Il ne suffit pas d’affirmer que le Conseil constitutionnel reconnaît un


principe d’égalité devant la justice pour en déduire le droit au juge naturel. L’organisation
judiciaire qui a été mise en place en France n’applique pas clairement un tel principe alors
que les pays qui ont constitutionnalisé le principe possèdent des règles d’organisation qui
en sont la conséquence. Ainsi la distribution des affaires en Italie est confiée au Conseil
supérieur de la magistrature qui centralise l’organisation. Le système évite sans doute
qu’une affaire soit distribuée ou redistribuée volontairement à une chambre favorable à
une partie. Il contribue néanmoins aux lenteurs de la justice italienne. En Allemagne, un
critère objectif empêche qu’un juge choisisse ses affaires et que les parties choisissent leur
juge. Chaque juge ou formation est chargé des affaires en fonction d’un critère alphabé-
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tique déterminé par le nom du demandeur (le juge A connaît des affaires de F à H par
exemple).
Il faut, en effet, noter que le droit au juge naturel signifie aussi que les parties ne
doivent pas pouvoir choisir leur juge. Cette possibilité conduirait à rompre le principe
d’égalité entre les justiciables et créeraient un privilège. Lors des discussions ayant conduit
à l’édiction du nouveau code de procédure civile la question s’est posée de généraliser
l’assignation à jour fixe qui permet d’indiquer la date d’audience dans l’assignation. Cette
solution n’a pas été retenue, car les parties auraient pu trop facilement choisir leur juge.
La question du choix du juge est donc l’un des enjeux de la distribution des affaires et
tout est fait pour éviter ce choix en France. Les nouvelles technologies limitent encore
les possibilités de choix en rigidifiant les calendriers. Ainsi devant le tribunal de grande
instance de Paris, les avocats pouvaient négocier une date de référé avec le greffe au
téléphone, depuis la mise en place d’un site en ligne où le juge demande une date, il ne
peut plus négocier. Il n’y a pas de choix du juge possible, sauf exception 14.
En définitive, le droit au juge naturel a une existence incertaine en droit français
mais plusieurs principes (l’égalité devant la justice, l’impartialité et plus généralement le
procès équitable) sont applicables. La pratique française de la distribution des affaires et
de l’organisation judiciaire prend en compte implicitement le principe d’égalité, mais il
existe un certain flou et le système n’est pas sans faille. C’est pourquoi l’organisation
judiciaire est maintenant en question du point de vue des principes fondamentaux.

UNE ORGANISATION JUDICIAIRE EN QUESTION


Notre enquête a globalement montré que le président de la juridiction avait tout
pouvoir en matière de distribution des affaires au sein de son tribunal. Le président a
aussi le pouvoir de redistribuer une affaire à sa guise. Cela ne signifie pas qu’il y ait des
abus. Il existe cependant des failles potentielles dans le système et les présidents de
juridiction interrogés ont tous pris au sérieux l’existence d’un risque d’arbitraire.
L’organisation des juridictions administratives reste plus informel que celle des juridic-
tions judiciaires.

L’organisation du travail des juridictions administratives

En matière administrative, il n’existe même pas d’obligation d’établir une ordon-


nance de roulement et le président a donc toute latitude pour distribuer les affaires. Il

14. V. ci-dessous.

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tient cependant des tableaux d’organisation et notamment des tableaux de permanence


pour les week-ends en particulier pour le droit des étrangers. Le président de la section
du contentieux du Conseil d’État affecte les magistrats dans les différentes sous-sections
(art. R. 122-9 du code de justice administrative) 15, en fonction des besoins de la
juridiction, du profil des magistrats et de leurs desiderata. Il prend aussi en compte le
retour de détachement d’un magistrat dans une administration appelée à être partie
« d’habitude » d’un contentieux que traite particulièrement telle ou telle sous-section pour
éviter une situation de partialité. Les différentes sous-sections connaissent du contentieux
selon les compétences qui leur auront été assignées sur la base d’un document informel
interne à la section du contentieux du Conseil d’État élaboré par son président, et issu
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d’une discussion avec les différents présidents de sous-sections. Les différentes sous-
sections connaissent ainsi, d’une part, des spécialisations et des dominantes, mais
également d’affaires qui peuvent être portées indifféremment entre les différentes sous-
sections et qui relèvent de ce qu’on appelle un contentieux de masse (contentieux des
fonctionnaires ou de l’urbanisme). Il est à noter l’existence de contentieux saisonnier
comme le contentieux électoral qui implique une certaine célérité, c’est pourquoi ce
contentieux est distribué à plusieurs sous-sections. Selon l’article R. 611-20 al. 1re du code
de justice administrative, le « président de la section du contentieux répartit les affaires
entre les sous-sections ». Ce texte, en pratique, n’est respecté que dans la détermination
des compétences. En réalité, la répartition est effectuée par le greffe de la section du
contentieux du Conseil d’État, à l’issue de l’enregistrement de la requête. C’est le
président de la sous-section concernée qui, dans les textes comme dans les faits, répartit
les affaires au sein de sa structure (art. R. 611-20 al. 4) 16. À cette fin, il demande aux
rapporteurs leurs préférences et spécialisations lorsqu’ils sont affectés à la sous-section,
l’intérêt général du service étant la considération qui prévaut. Les présidents, titulaires
du pouvoir de répartition, peuvent donc s’octroyer eux-mêmes des affaires. Il se peut que
le président de la sous-section soit en désaccord avec la distribution ainsi effectuée au
regard du texte informel ayant prédéterminé la répartition. Dans ce cas, il renvoie le
dossier au secrétariat général en indiquant l’erreur et son motif. En théorie, si un conflit
naissait, ce qui n’est jamais arrivé, le dernier mot reviendrait au président de la section
du contentieux. S’agissant des affaires communes aux différentes sous-sections, le
président de la sous-section qui reçoit une affaire, peut aussi refuser le dossier si le rôle
de sa sous-section est en surcharge.
Devant les tribunaux administratifs, le président de la juridiction réalise des tableaux
à usage interne en spécialisant des chambres. Le greffier en chef reçoit les requêtes et les
transmet à chaque chambre en fonction de la matière. Il dirige les nouvelles requêtes vers
le circuit normal, le circuit des juges uniques (moins de 8 000 euros, par exemple) ou hors
circuit (lorsqu’une requête ne comporte aucune demande). En cas de doute, le président
de la juridiction est saisi pour déterminer à quelle chambre l’affaire doit être transmise.
Dans chaque chambre, elle est transmise à un rapporteur qui prépare le dossier (R. 611-9
du code de justice administrative) en fonction de la charge de travail de chaque juge et
de leur spécialité. Comme en matière judiciaire, les présidents de juridiction préfèrent en
général que les juges ne soient pas trop spécialisés. Ainsi en matière administrative, le
contentieux des étrangers qui a beaucoup augmenté et représente un contentieux de

15. « La répartition entre les sous-sections de la section du contentieux des autres membres du Conseil
d’État mentionnés au 4° de l’article R. 122-2 est arrêtée par le président de ladite section, après avis des prési-
dents adjoints et des présidents de sous-section ».
16. « Chaque sous-section est chargée de l’instruction des affaires qui lui ont été attribuées. Le rapporteur
est désigné pour chaque affaire par le président de la sous-section ».

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masse est partagé entre plusieurs chambres, en général par secteur géographique. Le
président de la juridiction ou les présidents de chambre se réserve en général les procé-
dures de référé. Le risque est que le juge des référés soit aussi un des juges saisis de
l’affaire au fond. Mais le Conseil d’État a jugé que la situation n’était pas objectivement
partiale17. Certains présidents de juridiction envisagent cependant de créer une chambre
spécialisée en matière de référé pour éviter toute ambiguïté. Pour diminuer le stock
d’affaires, le président peut choisir de commencer par les plus anciennes affaires ou de
traiter, en premier, les plus récentes. Parfois, une série d’affaires est transmise d’une
chambre à l’autre pour équilibrer les stocks d’affaires. De manière générale, les juridic-
tions ont beaucoup de mal à savoir comment déterminer le poids d’une affaire et donc à
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équilibrer la charge de travail de chaque juge. Dans certaines juridictions, il y a un système
d’étoiles pour désigner les affaires faciles, moyennes ou difficiles. Il est à noter le dévelop-
pement des jugements pilotes dans les contentieux de masse (une seule affaire est appro-
fondie, les autres donne lieu à une application automatique de la même décision). Les
juges administratifs reconnaissant la nécessité de ce système qui les laisse néanmoins
parfois dans l’embarras car il existe un risque de justice expéditive et abstraite alors que
chaque affaire doit être appréciée d’une façon singulière. Des situations de partialité
peuvent naître si un magistrat reste trop longtemps spécialisé dans un même domaine
impliquant systématiquement la même personne publique (par exemple un juge spécialisé
en matière hospitalière qui est amené a condamner systématiquement un hôpital de son
secteur risque avoir d’un préjugé défavorable lorsqu’une nouvelle affaire survient). Le
président peut décider à tout moment de présider une chambre s’il l’estime convenable.
Il s’agit d’un pouvoir exorbitant et rarement utilisé. Il a pu l’être dans le passé pour des
affaires ayant des enjeux politiques (art. R. 611-9 du code de justice administrative)18.
Cette règle existe également en contentieux judiciaire.

L’organisation du travail des juridictions judiciaires

Devant les tribunaux judiciaires, le code de l’organisation judiciaire (L. 121-3) impose
l’existence d’une ordonnance de roulement annuel décidée par le président de la
juridiction après avis de l’assemblée générale des magistrats. Cette ordonnance est parfois
connue des auxiliaires de justice, mais, la plupart du temps, sans les noms des magistrats,
afin qu’ils ne puissent pas choisir leur juge en attendant la bonne date. La police est
souvent informée de l’ordonnance de roulement concernant les juges d’instruction et est
en mesure de choisir son juge en retardant une opération policière (ce qu’elle ne fait que
très rarement, semble-t-il). En pratique, les modes de distribution des affaires sont
organisés de manière rationnelle, objective et précise si bien que les risques d’arbitraire
ne peuvent exister qu’à la marge. La directrice du greffe de la cour d’appel de Paris 19
nous a ainsi montré comment fonctionnait la distribution des affaires au sein de sa
juridiction : l’ordonnance de roulement indique les spécialités des chambres ; il existe une
nomenclature des affaires et un greffier est spécialisé dans la lecture des déclarations pour
pouvoir les assigner à une chambre. La nomenclature mise au point de manière nationale
est très détaillée et ne laisse que peu de place au doute. Il faut noter néanmoins que le
travail de ce greffier spécialisé consiste en une véritable qualification de l’affaire, ce qui

17. CE, Commune de Rogerville, 12 mai 2004, D., 2005, chron. p. 1182, P. Cassia.
18. Un exemple à Nice choqua les juges administratifs car un tel évènement est extrêmement rare, cf. Le
Monde, 20 juillet 2005, p. 7.
19. Entretien avec Mme Laridan Georgel, juillet 2007.

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est une part de la tâche judiciaire. Cela ne signifie pas qu’il puisse exister de véritable
erreur car, en cas de doute (rare), le greffier en réfère au vice président de la cour chargé
de la distribution des affaires. Lorsque plusieurs chambres ont des compétences
identiques, le greffier a simplement pris l’habitude d’attribuer une affaire à l’une puis à
l’autre, de telle sorte qu’elles en aient le même nombre. Pour les avocats et les parties,
cette décision d’attribution n’est pas sans conséquence car les deux sections d’une même
chambre peuvent développer des jurisprudences fort différentes. Il ne leur est cependant
pas possible de choisir la section et le greffier utilise un critère objectif prenant en compte
l’ordre d’arrivée et en attribuant un dossier sur deux à chaque section). Certes, les dossiers
peuvent être d’inégale importance mais cette charge s’équilibre sur une année. Il ne faut
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donc pas chercher à prendre en considération la taille du dossier dans la distribution des
affaires. Un président de chambre ou de section qui estimerait que la charge est devenue
trop importante peut cependant en référer au vice président de la cour. La distribution
des affaires reste une mesure d’administration judiciaire qui n’est pas susceptible d’un
recours même si elle peut faire grief.
Les tribunaux de grande instance de taille importante créent des chambres des
référés spécialisés car la Cour de cassation a jugé que le juge des référés-provision ne
pouvait être juge du fond dans la même affaire 20. Le problème reste entier pour les
petites juridictions ou les tribunaux d’instance qui ne peuvent éviter qu’un juge des référés
soit en même temps juge du fond (les remaniements de la carte judiciaire peuvent
contribuer à régler cette difficulté même s’il restera sans doute des petits tribunaux). Les
présidents de juridiction ont aussi parfois des difficultés à composer leur chambre pour
éviter, par exemples, que le juge des enfants ait un conjoint qui soit juge aux affaires
familiales dans le même tribunal ou pour éviter que les affaires de droit pénal familial
soient tenues par le juge aux affaires familiales. De manière générale, les parties ne
peuvent pas choisir leur juge sauf dans des cas marginaux comme le choix d’un juge des
référés devant le tribunal de commerce ou le conseil de prud’hommes, par exemple.
L’ordonnance de roulement du tribunal de grande instance indique la composition
des chambres, les jours et heures d’audience mais n’indique pas toujours comment les
affaires sont distribuées entre deux sections spécialisées dans le même domaine ou entre
deux juges aux affaires familiales, par exemple. Il semble qu’en général, il y ait une répar-
tition automatique en fonction de leur numéro d’entrée, d’un secteur géographique ou
du nom des parties (solution générale en Allemagne). Il est permis par ailleurs au
président de juridiction de redistribuer une affaire d’une chambre à l’autre discrétion-
nairement, ce dont il n’use qu’exceptionnellement (R. 311-27 du code de l’organisation
judiciare). Le président de la juridiction peut aussi décider à tout moment de présider
une chambre s’il l’estime convenable comme en matière administrative. Il a aussi une
influence sur la carrière des juges ce qui, indirectement, peut conduire à faire échapper
un type de contentieux à certains juges.
Le président de la juridiction distribue également les affaires entre les juges d’ins-
truction lorsqu’il en existe plusieurs au sein d’une juridiction (art. 83 du code de procédure
pénal)21. Il peut rédiger une ordonnance de roulement mais il n’y est pas tenu. Il peut
déléguer ce pouvoir aux vice-présidents pour éviter les critiques d’arbitraire. Il faut faire
la différence entre les « affaires de courrier » (celles qui commencent par un courrier donc

20. Cass. Bord Na Mona, 6 novembre 1998, JCP, 1999, II, 10198, report P. Sargos ; RTD civ., 1999, 183, obs.
J. Normand.
21. Chambon (P.), « La portée et les formes du tableau de roulement établi par le président du tribunal,
comme mode de désignation du juge d’instruction chargé de remplacer l’un de ses collègues en congé », D. 1990,
J. p. 16.

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LE DROIT AU JUGE NATUREL ET L’ORGANISATION JUDICIAIRE 41

une plainte avec constitution de partie civile) et les autres (saisine par le procureur à la
suite d’un crime) : s’agissant des « affaires de courrier », le système est celui du « tour de
bête » (les affaires sont réparties en fonction du nombre de dossiers en cours), ce qui
implique la prise en compte de la charge de travail et de l’équilibre des cabinets. Sur une
année, en principe, les charges s’équilibrent. En matière délictuelle, les jours d’audience
correctionnelle sont définis conjointement par le président de la juridiction et le procureur
de la République. On parle alors de dyarchie. Il faudrait, en toute logique, consulter le
bâtonnier, ce qui n’est pas, semble-t-il envisagé. Suivant la politique pénale que veut
appliquer le parquet, il y a plus ou moins de comparutions immédiates ou de recours à
l’instruction. Le président n’est aucunement obligé de mettre les moyens que demande
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le parquet pour assurer les comparutions immédiates. C’est donc d’une négociation dont
il s’agit.
L’orientation procédurale amène le parquet à choisir potentiellement son juge
puisque le tableau de roulement lui est communiqué. Or, les compositions des comparu-
tions immédiates ou celles des citations directes peuvent ne pas être les mêmes. Il en va
de même quant à la décision de ne pas instruire. Par ailleurs, le système ne donne pas
satisfaction car plusieurs commissariats qui ne s’informent pas entre eux peuvent utiliser
un même créneau d’audience. De plus, le parquet souhaite généralement qu’une affaire
soit jugée le plus rapidement possible, si bien que, très souvent, les audiences sont
surchargées et se terminent tard (parfois après minuit). La France a été condamnée par
la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire où l’audience s’est terminée
à cinq heures du matin22. Une telle situation peut générer un problème de partialité et
d’égalité entre les justiciables, car un prévenu ou un accusé n’est pas entendu de la même
manière à quatre heures de l’après-midi et à une heure du matin.
Il est toujours possible à un juge judiciaire ou administratif de demander à être
déchargé d’une affaire quand il existe une bonne raison (ce sont les mêmes causes que
pour la récusation prévue par l’art. L111-6 du code le l’organisation judiciaire). Le
président de la juridiction désigne un nouveau juge. Mais il ne faut pas qu’un juge utilise
trop souvent cette possibilité d’abstention. Ainsi un président a refusé qu’un magistrat
soit déchargé de toutes les affaires impliquant un avocat avec lequel il entretenait de
mauvaises relations. Une ordonnance modifiant l’ordonnance de roulement est fréquente
(et parfois signée après coup pour régulariser une modification, ce que certains chefs de
juridiction refusent de faire) et ne peut donner lieu à un recours23. Cependant, si un juge,
qui n’avait pas été désigné, fait un acte dans une affaire, la procédure peut être annulée.
On peut noter l’existence, en matière judiciaire, des « juges de bibliothèque » (car ils n’ont
pas de cabinet) qui peuvent remplacer un juge malade au pied levé. Un tableau mensuel
indique les noms de ces juges.
Devant le tribunal de commerce de Paris, le demandeur connaît la chambre et la date
de la première audience. Mais une fois instruit, le dossier est transmis à une autre chambre
de telle sorte que les parties ne savent pas à l’avance devant quelle chambre aura lieu
l’audience des plaidoiries. Cette dernière a lieu devant un juge rapporteur en chambre du
conseil (pour des raisons de secret des affaires). Devant les conseils de prud’hommes, il
existe également une ordonnance de roulement indiquant les noms des juges et les dates
d’audience. Elle n’est pas communiquée aux avocats ; ils ne peuvent donc pas choisir leur
juge. Il semble que parfois, dans les affaires délicates, des juges expérimentés remplacent
des juges nouvellement élus et désignés par l’ordonnance de roulement.

22. CEDH, France contre M, 19 octobre 2004, 59335-00, D. 2005, J, p. 472.


23. Crim., 4 déc. 1990, D. 1991, som. 214, obs. Pradel.

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Pour les affaires importantes en matière judiciaire, ce qu’un chef de juridiction


appelle une affaire « à cent journalistes », qui nécessite plus de deux heures d’audience
(parfois plusieurs semaines), une audience spéciale est prévue ainsi qu’une composition
ad hoc (comportant notamment des juges expérimentés). Pour une affaire de pédophilie
ayant impliqué 65 personnes à Angers, le président de la juridiction a mis en place un
comité de pilotage comprenant des juges, des avocats, des policiers et des personnels
pénitentiaires, afin qu’il n’y ait pas « d’accroc » 24. Il faut noter que les ordonnances de
roulement jouent un rôle dans l’application de la loi de finances du 1er août 2001 dite loi
organique relative aux lois de finances (LOLF) car chaque tribunal doit indiquer qui fait
quoi et s’il manque des juges ou des greffiers (ce qui est le cas dans de nombreux
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tribunaux judiciaires) afin de prévoir un budget.
En somme, le système français est fondé sur la souplesse et la hiérarchie. Le chef de
juridiction est responsable de la distribution des affaires. Il s’agit d’un pouvoir important
qui peut être utilisé de manière abusive (pourquoi ne pas imaginer d’ailleurs que sa
responsabilité soit mise en jeu en cas d’erreur). Il conviendrait peut-être à l’avenir de
prévoir nationalement des critères objectifs de distribution des affaires qui soient connus
des parties afin d’éviter tout risque de partialité 25. Les critères sont généralement objectifs
mais varient d’un tribunal à l’autre et ne sont pas communiqués aux parties (par exemple
une répartition entre plusieurs juges ou sections par la première lettre du demandeur, par
zone géographique, par ordre d’arrivée, par numéro d’enregistrement, etc.). Il n’est pas
certain par ailleurs que l’organisation judiciaire mette véritablement en place un travail
collectif entre les différentes professions judiciaires. Ainsi les juges continuent-ils de
travailler de manière isolée en considérant souvent les greffiers comme de simples secré-
taires chargés de mettre au propre leur brouillon de jugement. Or ces derniers sont
également indépendants et ont des fonctions complémentaires de logistiques et non pas
subalternes. Par ailleurs, l’ordonnance de roulement est peu discutée au sein de la
juridiction et l’assemblée générale annuelle n’est pas réellement un lieu démocratique.
Cependant, il existe des pratiques devant certaines juridictions qui consistent à faire
connaître le projet d’ordonnance de roulement pour recueillir les observations des magis-
trats avant l’assemblée générale. La qualité ne passe donc ni par une informatisation de
la justice — qui peut avoir des avantages car la répartition des affaires pourrait être
encore plus rationnelle mais qui peut aussi rigidifier le système — ni par un renouvel-
lement de l’approche budgétaire. Il semble qu’une plus grande démocratie interne aux
tribunaux entre toutes les professions judiciaires pourrait conduire à prendre en compte
les principes fondamentaux (d’égalité et d’impartialité notamment) et à éviter les risques
d’arbitraire. Le droit au juge naturel cessera alors d’être incertain et de relever du
« bricolage » textuel et jurisprudentiel. Pourtant la souplesse d’un système a aussi ses
avantages et il peut exister une dictature des principes fondamentaux. Les mesures
d’administration judiciaire sont nécessaires pour faire fonctionner une juridiction. Tout
acte ne doit pas donner lieu à des recours. Une hiérarchie est aussi, sans doute, nécessaire
au fonctionnement d’une institution. En tous les cas, elle relève d’une tradition française.
Une homogénéisation des textes et des pratiques au niveau européen en matière de distri-
bution des affaires pourrait ignorer les différences culturelles entre les États membres
sur ce point. L’universitaire, extérieur à l’institution judiciaire, a davantage pour mission
de soulever des questions (et de relayer des questions soulevées lors des entretiens) que
de proposer des solutions qui relèvent de l’art de gouverner et de juger.

24. Teitgen (F.), Ouest-France, 28 juillet 2005, p. 1.


25. Précit.

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