Vous êtes sur la page 1sur 4

« Les Catastérismes d’Eratosthène comme manuel mythographique »

Université de St. Etienne, 2 Juin, 2006

Jordi Pàmias
Universitat Autònoma de Barcelona

0. J’ai été invité à participer à ce colloque en tant qu’éditeur, commentateur et


traducteur des Catastérismes d’Eratosthène. J’aimerais donc partager avec vous
quelques réflexions qui ont émergé alors que je m’hasardais dans le commentaire
mythographique faisant partie de ma thèse doctorale.

1. En principe, mon commentaire prévoyait de strictement décrire les mythes des


Catastérismes par rapport aux versions et variantes mythiques reconnues dans
l’Antiquité et, si possible, de classer les mythes selon une certaine tradition littéraire,
voire de repérer leur source. Bref, mon but était de situer le manuel d’Eratosthène sur
un plan historico littéraire. Nous nous sommes donc appuyés sur le texte pour essayer
de ne pas déraciner les mythes de leur tissu narratif, c'est-à-dire nous nous sommes
refusés à la tentation de chercher leur signifié. Pour ce faire, nous avons dû nous
débarrasser de ce qu’on a nommé les « séductions de l’interprétation ». En effet, si
l’ennemi majeur de la recherche mythographique est devenue la mythologie elle-
même, c’est parce que le XXe siècle a su reconnaître dans le mythe une forme
autonome de pensée (Denkform), dotée d’un signifié qui dépasse le cadre textuel à
travers lequel un certain mythe nous est parvenu. Encouragés par cette découverte, un
bon nombre de savants ont embrassé diverses interprétations sans songer à la matière
première : les textes anciens. Au contraire, notre commentaire se voulait foncièrement
philologique.
Envisagées de ce point de vue, la mythologie et la mythographie seraient « nos »
représentantes dans le dualisme, très fréquent dans la critique contemporaine, qui
distingue la structure profonde (le contenu) de sa manifestation superficielle
(l’expression révélant ce contenu). Cette association reçoit plusieurs noms selon la
terminologie en usage : histoire et récit (selon Genette), story et discourse (selon
Chatman), ou encore signifiant et signifié, parmi d’autres. Le fait que la structure d’un
récit puisse se traduire par différents moyens et sous plusieurs formes d’expression a
amené certains structuralistes à proposer l’existence d’une ur-story idéale, abstraite et
singulière, dont les versions seraient ses reflets particuliers. Pourtant, les défauts de ce
model à double niveau ont été dénoncés d’après une perspective poststructuraliste,
mais aussi d’après la narratologie.1

En effet, la distinction entre la mythologie et la mythographie, très claire sur le plan


de la théorie, commence à s’effacer au fur et à mesure que l’on pénètre les narrations
ourdies par les anciens mythographes. Dans mon exposé je m’engage à vous
démontrer, à l’appui des exemples tirés des Catastérismes (Cat. VII et VIII), comment
l’enquête du signifié d’un certain mythe s’avère un réquisit incontournable dans la
Quellenforschung, c’est-à-dire, dans les procédés d’identification et de reconnaissance
d’une variante mythographique donnée.

2. a) Premier exemple : la mort d’Orion (Cat. VII).

1
Voir Smith (1981).
2

L’histoire du texte des Catastérismes d’Eratosthène est celle d’une transmission


accidentée et instable. Le texte grec nous est parvenu d’après une double recension :
deux branches conventionnellement appelées l’Epitomé des Catastérismes et les
Fragmenta Vaticana.2 Or, chacune des deux recensions nous présente une version
divergente de la mort du chasseur Orion (Cat. VII).3 Selon l’Epitomé, la déesse Artémis
fait jaillir de la terre un scorpion monstrueux lorsque le géant, devenu son compagnon
de chasse, est sur le point de la violer. D’après les Fragmenta Vaticana, en revanche,
le scorpion qui tue Orion est envoyé par la Terre (hJ Gh`), agacée par le chasseur
géant qui se vante de pouvoir exterminer toutes les bêtes de la terre.

Quelques savants ont tenté de faire correspondre chacune des deux variantes
mythographiques avec une tradition locale : la variante de l’Epitomé sera attribuée à la
tradition de Chios ; et celle des Fragmenta Vaticana à la crétoise.4 Cependant, les
épisodes de chasse exterminatrice d’Orion ne se déroulent pas toujours en Crète mais
à Chios,5 ce qui nous amène à ne pas relier des variantes mythographiques à des
variantes locales. En revanche, l’étroite analogie entre la chasse et la sexualité dans la
pensée mythique et rituelle des grecs révèle une complète ambivalence structurelle
entre les deux traditions manuscrites.

2. b) Deuxième exemple : Arcas et Callisto (Cat. VIII).

Le chapitre VIII des Catastérismes est dédié à Arcas, le fils de Callisto. Lorsque
celui-ci atteint l’adolescence, il se consacre à l’activité cynégétique dans les
montagnes d’Arcadie, ce que l’on attend d’un éphèbe. Par hasard, il tombe sur sa
propre mère, transformée en ourse (cf. Cat. I). Sur ce point, les témoignages grecs et
latins des Catastérismes se séparent en deux variantes. D’une part, selon les
Fragmenta Vaticana et les Scholies à Germanicus, Arcas s’accouple avec sa mère.
D’autre part, selon l’Epitomé et le De Astronomia d’Hygin, Arcas pourchasse sa mère
pour l’abattre.6 Comme pour le cas de la mort d’Orion, l’érotisme alterne avec la
chasse et un motif peut alors se substituer à l’autre. Ainsi, les deux variantes
mythographiques gardent, dans l’économie du récit, une stricte correspondance
structurelle – qui pourtant renferme, à son tour, de profondes racines historico rituelles.

En effet, érotisme et chasse, comme l’a, entre autres, montré Walter Burkert
(notamment dans son Homo Necans), ont des rapports très étroits : « l’agression et la
sexualité masculine sont étroitement rattachées l’une à l’autre, simultanément
stimulées et presque toujours inhibées conjointement ».7 Qu’il s’agisse de l’épée, de la
matraque, de la lance ou du canon, l’arme, comme attribut de la masculinité, a persisté
comme motif transparent depuis la plus ancienne préhistoire jusqu’à la publicité de nos

2
Voir un exposé de l’histoire du texte des Catastérismes chez Pàmias (2004, 29-54).
3
On retrouve, juxtaposées, les deux versions sur la mort d’Orion au chapitre XXXII des Catastérismes,
qui, cependant, n’est transmis que par l’Epitomé. Les diverses versions de la mort d’Orion dans la
mythologie grecque sont analysées par Renaud (2004, 330-346).
4
Voir Eitrem (1928, 55).
5
Cf. Arat. 637-640 ; Parth. XX.
6
En vérité, la correspondance de l’Epitomé nous manque. Mais le témoin parallèle d’Eudocie montre
que dans ce lieu l’Epitomé s’écartait des Fragmenta Vaticana pour embrasser la variante d’Hygin: kai; to;n
∆Arktou`ron de; Kallistou`" uiJo;n levgousin ∆Arkavda kalouvmenon, o}" ejpercomevnhn th;n mhtevra ejn
kunhghsivw/ kat∆ aujtou`, metaballomevnhn eij" a[rkton, tou` Dio;" mignumevnou aujth`/, wJ" ei[rhtai, ajnei`le
(Eudoc. DXXXIII, p. 425, éd. Flach). Cf. uJpo; de; tou` ijdivou uiJou` diwkomevnhn (Cat. I [Epitomé]).
7
Burkert (1983, 59). Parallèles avec d’autres cultures chez Borgeaud (1988, 33 ; 202, n. 53). Sur les
deux versions du chapitre VIII des Catastérismes, voir Burkert (1983, 87) : « these mythical variants attest
once more to the ambivalence of weapons and sexuality in hunting behavior ». L’iconographie grecque
illustre aussi ces associations : Schnapp (1997, 318-354; 247 ss.).
3

jours. Dans la pensée religieuse des grecs, obsédés par la chasse,8 les deux versions
s’avèrent donc commutables et équivalentes. Par conséquent, lorsqu’on se propose
d’examiner et de commenter les épisodes d’Orion et d’Arcas, il faut procéder en même
temps à la description de l’alternance des variantes mythographiques ainsi qu’à
l’interprétation de la spéculation mythologique.9

3. Il faut, à présent, s’interroger sur le signifié de ces alternances mythographiques


dans le cadre de la tradition manuscrite médiévale des Catastérismes. D’abord, le
dossier catastérismique des chapitres VII et VIII nous a transmis deux couples de
leçons manuscrites, non seulement différentes mais aussi antithétiques, dont l’analyse
mythologique nous empêche d’en préférer une et de la désigner comme supérieure ou
plus ancienne. Donc pas de lectio difficilior à favoriser. Bien entendu, ces deux
exemples ne sont pas les seuls dans les 44 chapitres du manuel d’Eratosthène.

En premier lieu, ces observations doivent nous mettre en garde contre la notion
rigide que Jean Martin (1959) proposait pour l’archétype des Catastérismes (qu’il
appela édition F), qui serait à l’origine des Scholies à Germanicus, les Fragmenta
Vaticana, l’Epitomé des Catastérismes et l’ainsi dit Aratus Latinus. Mais au-delà, la
fluidité de la tradition manuscrite, avec toutes ses leçons et ses variantes
interchangeables, peut aussi être considérée comme un reflet d’un ‘état de choses’
dans l’espace intellectuel et matériel où les Catastérismes sont nés, c’est-à-dire dans
la Bibliothèque du Musée. Grâce à la dispersion et (à) la confrontation des variantes
manuscrites, on perçoit les retentissements d’une ‘édition multi textuelle’ dont les
débris auraient survécu jusqu’à l’époque médiévale. À ce sujet, je n’utilise pas au
hasard le terme multitext edition proposé par Gregory Nagy. Le professeur d’ Harvard
accorde la plus grande fiabilité aux variantes relevées par les philologues alexandrins,
considérées comme des témoignages des variantes textuelles authentiques des
performances homériques et non comme des conjectures savantes. Cette démarche a
produit également des résultats au delà de la philologie homérique alexandrine.
L’approche du Prof. Nagy a aussi été suivie, par exemple, par Myriam Hecquet-
Devienne, qui l’a appliquée aux recherches du Lycée aristotélicien et aux travaux en
cours sur quelques traités d’Aristote et de Théophraste.10

Or, de notre côté, nous sommes aussi d’avis que les leçons, que l’on retrouve dans
les manuscrits médiévaux des Catastérismes, sont le reflet d’un ‘état de choses’
reproduisant une activité en cours dans la Bibliothèque du Musée. Nous avons vu, à
propos des épisodes d’Arcas et d’Orion, comment quelques mythes sont transmis
selon des variantes structurellement identiques. Et puisque l’enquête et l’interprétation
mythologiques nous empêchent de choisir et préférer une variante textuelle à une
autre à cause de sa prétendue ancienneté ou supériorité, il faut considérer les versions
mythographiques comme des versions traditionnelles du mythe d’Arcas ou d’Orion. En
outre, toujours actifs et flexibles, les combinaisons d’alternances, analysées ici, invitent
à croire que ces versions traditionnelles, encore vivantes et en vigueur, étaient perçues
non seulement par l’anthropologue moderne, mais également par l’auteur des
Catastérismes, comme des motifs équivalents et remplaçables. Le dualisme « érotique
et chasse » était donc pleinement fonctionnel dans la pensée religieuse du savant
enfermé dans la bibliothèque. Les variantes textuelles dans nos manuscrits sont, par
conséquent, un témoin absolument privilégié des démarches de la spéculation
mythologique, toujours créative, parmi les rayons du Musée alexandrin.

8
Voir Henrichs (1987, 266).
9
Pour la distinction entre « description » et « interprétation » et leurs concomitances, voir Fish (1980, 8 ;
93 ss.).
10
Voir Hecquet-Devienne (2004).
4

Bibliographie

Borgeaud, Philippe (1988). The Cult of Pan in Ancient Greece, Chicago-London.


Burkert, Walter (1983). Homo Necans. The Anthropology of Ancient Greek Sacrificial
Ritual and Myth, Berkeley-Los Angeles-London.
Eitrem, Samson (1928). “Der Skorpion in Mythologie und Religionsgeschichte”, SO 7
(ps. 53-82).
Fish, Stanley (1980). Is There a Text in This Class? The Authority of Interpretive
Communities, Cambridge, MA-London.
Hecquet-Devienne, Myriam (2004). “A Legacy from the Library of the Lyceum? Inquiry
into the Joint Transmission of Theophrastus’ and Aristotles’ Metaphysics Based
on Evidence Provided by Manuscripts E and J”, HSCP 102 (ps. 171-189).
Henrichs, Albert (1987). “Three Approaches to Greek Mythography”, in Jan Bremmer
(ed.), Interpretations of Greek Mythology, London (ps. 242-277) [Repr. 1994].
Nagy, Gregory (1996). Poetry as Performance. Homer and Beyond, Cambridge, MA.
Pàmias, Jordi (2004). Eratòstenes de Cirene, Catasterismes. Introducció, edició crítica,
traducció i notes de Jordi Pàmias i Massana, Fundació Bernat Metge, Barcelona.
Renaud, Jean-Michel (2004). Le mythe d’Orion. Sa signification, sa place parmi les
autres mythes grecs et son apport à la connaissance de la mentalité antique,
Liège.
Schnapp, Alain (1997). Le chasseur et la cité. Chasse et érotique en Grèce ancienne,
Paris.
Smith, Barbara Herrnstein (1981). “Narrative Versions, Narrative Theories”, in W. J. T.
Mitchell (ed.), On Narrative, Chicago-London.

Vous aimerez peut-être aussi