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Vingtième Siècle, revue d'histoire

Giovanni Gentile, philosophe du fascisme


Sergio Romano

Abstract
Gentile as a philosopher of fascism, Sergio Romano.
In 1918, G. Gentile thought that Italy's salvation depended on the restoration of the liberal State. But he feared the possibility of
a return to the pre-war political System and the risk of a weak power subjected to constant governmental changes. That is why
his liberal State was to be led by a strong party, not far removed from the fascist conception. Even if the term used to designate
it, " the ethical State ", came from the Hegelian conception, it was indeed an authoritarian state in Gentile's mind. Gentile
needed all the resources of philosophical rhetoric to get out of the contradiction. In spite of his admiration for Il Duce, he came
into conflict with the regime and ended up dying because of it.

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Romano Sergio. Giovanni Gentile, philosophe du fascisme. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°21, janvier-mars 1989.
Dossier : Penser le fascisme. pp. 71-82;

doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1989.2089

https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1989_num_21_1_2089

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GIOVANNI GENTILE,

PHILOSOPHE DU FASCISME

Sergio Romano

En devenant fasciste, Gentile ne vaillé ensemble au renouvellement de la


pensait pas trahir ses convictions libérales. culture italienne, Croce et Gentile sont
Au nom de l'unité morale de la nation profondément divisés sur le plan politique par
et de l'Etat, il crut jusqu'au bout que leurs analyses différentes du phénomène
son « Etat éthique » pouvait dialectique- fasciste. Mais le jugement négatif du premier
ment, grâce au Duce, gérer fermement et le jugement positif du second n'empêchent
une société « organique ». Mais sa voie pas les deux anciens amis de se considérer
romaine était une impasse : la mort l'y aussi « libéraux » l'un que l'autre. La seule
attendait, aussi controversée que sa autorité qui puisse arbitrer leur différend est,
philosophie politique. La « canaille », dont par conséquent, le comte Camillo di Cavour,
Togliatti piétinait le souvenir en 1944, fondateur de l'Etat libéral italien. Pour
nous dit Sergio Romano, assuma jusqu'au définir les rapports avec le fascisme de celui
bout sa plus rude contradiction : penser qui sera considéré comme son philosophe,
le fascisme comme une restauration il faut donc d'abord constater qu'au début
permanente et non comme une révolution du régime il pense pouvoir être en même
qui combat et qui ruine. temps, et sans contradiction, libéral et
fasciste.
Dans un dessin satirique décrivant Le libéralisme de Gentile est une donnée
leurs débats polémiques du début naturelle qui l'accompagne dès sa première
du fascisme, les deux philosophes formation philosophique. Jusqu'à la
italiens les plus importants de l'époque, première guerre mondiale, toutefois, dans ses
Benedetto Croce et Giovanni Gentile, sont articles comme dans sa correspondance, les
représentés comme deux boxeurs au cours remarques politiques sont rares et
d'un match. L'allusion serait banale si le généralement liées au problème qui le préoccupe
lecteur ne découvrait, en regardant de près, le plus : les conditions de l'école en Italie
que l'arbitre est dessiné sous les traits du et la nécessité d'une réforme radicale. Ces
plus grand représentant du libéralisme italien remarques deviennent plus fréquentes à la
du 19e siècle, Camillo Cavour. Le sens du veille de la guerre et pendant le conflit.
dessin est clair. Après avoir longtemps Dans un article du 24 janvier 1918, par

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exemple1, il reconnaît la vitalité du Parti béralisme. L'occasion lui fut offerte par un
socialiste et du Parti catholique (qui sera débat polémique avec Mario Missiroli,
fondé par Don Sturzo un an plus tard sous directeur du quotidien romain II Tempo. En
le nom de Partito popolare) et il admet que prenant en considération le programme
leurs programmes ont le pouvoir de « politique d'un député libéral, Missiroli avait
rassembler et discipliner les esprits ». Mais il écrit que, dans les nouvelles circonstances
se hâte d'ajouter que ces programmes sont de l'après-guerre, ceux qui répétaient avec
négatifs car ils « sapent à la base l'Etat libéral une fidélité apparente les principes et les
dans lequel l'Italie devrait de plus en plus programmes politiques des années
consolider son ordre et réaliser sa précédentes n'étaient pas nécessairement libéraux.
puissance ». Il reconnaît que les responsabilités « Libéraux ..., continuait-il, sont tous ceux
relèvent du Parti libéral. En renonçant à qui s'opposent, d'une façon ou de l'autre ;
concevoir l'Etat en tant qu'institution tous ceux qui refusent l'état présent des
morale, il a abandonné une place considérable choses, les critiques, les révolutionnaires, les
aux catholiques et aux socialistes. A la foi utopistes ... tous ceux qui veulent aller de
des premiers il a opposé la « laïcité vide de l'avant, ne fût-ce qu'en reculant. » II
la science », aux demandes des seconds « concluait : « Depuis au moins quinze ans,
l'inconscience et la négligence du rôle dont le en Italie le rôle libéral est passé aux
Parti libéral devrait prendre la charge » à socialistes. Le chef du libéralisme italien est,
l'égard du socialisme. Les catholiques et les depuis quinze ans, Filippo Turati » 2. Le
socialistes se sont épanouis en Italie parce texte de Missiroli était guidé par des
que l'Etat libéral a renoncé à sa mission. considérations pratiques et par des craintes
« L'Etat ... et ses droits — qui sont en même contingentes. Face au renforcement du Parti
temps ses grands devoirs de culture et de socialiste et à la peur d'une révolution
bien-être — ... a été abandonné à soi-même, bolchevique, il demandait à la bourgeoisie
sans protection, car il n'a plus conscience italienne de changer de peau et de renoncer à
de sa mission. Le sentiment de l'intérêt une partie de ses intérêts pour ne pas voir
public, dont il a la charge, s'est obscurci disparaître son rôle de classe dirigeante.
dans les esprits. Tout au moins hors des C'étaient les mêmes principes qui avaient
écoles le nom sacré de la patrie finit par inspiré Giovanni Agnelli lorsqu'il crut que
avoir le son faux d'une figure de rhétorique. » la seule réponse possible à l'occupation des
II en tirait la conclusion suivante : « Voilà usines en 1920 était la transformation de
notre Italie avant la guerre. Que la guerre Fiat en société coopérative ; et c'était la
soit bénie, avec toutes ses douleurs, si elle même stratégie politique qui inspira à la
pouvait marquer, comme il est certain, le même époque Giovanni Giolitti lorsqu'il mit
début d'une nouvelle histoire ! ». fin à l'occupation des usines par une loi qui
prévoyait, sur le papier, la participation des
O LES RISQUES DE L'ÉTAT LIBÉRAL ouvriers au contrôle des entreprises.
Gentile réagit en adressant à Missiroli une
Le salut de l'Italie en 1918 dépendait
lettre ouverte 3. Il reconnaissait que les
donc, selon Gentile, de la restauration de
l'Etat libéral. Plus tard, quand les polémiques contenus politiques du Parti libéral
sur la crise italienne et sur ses solutions pouvaient changer avec le temps, mais ne pouvait
admettre que pour être libéral en 1919 il
politiques et institutionnelles devinrent plus
fallût être socialiste. Missiroli répondit en
âpres, il précisa sa pensée et traça avec une
plus grande clarté les contours de son
2. Cf. « II dottor Faust », in Pokmica liberale, Bologne,
Zanichelli, 1919, p. 171-76.
1. « La colpa comune », maintenant in Guerra e fede, Naples, 3. « Liberalismo e überall », in Dopo la vittoria, Rome, La
Ricciardi, 1919, p. 79-83. Voce, 1920, p. 162 et suiv.

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accusant Gentile d'être conservateur, et celui- Essayons de résumer les points principaux
ci, à son tour, invita son interlocuteur à des thèses de Gentile. L'Etat libéral, dont
analyser avec une plus grande clarté le il avait donné une définition dans son débat
concept de libéralisme. L'erreur de Missiroli avec Missiroli, était 1'« Etat éthique »,
résidait dans le fait de considérer comme concept qui lui venait de Hegel et du
libérale une conception individualiste dont philosophe napolitain Bertrando Spaventa. Dans
le déclin remontait au début du 19e siècle, cet Etat, le citoyen était libre non pas en
et selon laquelle la liberté était un droit tant que titulaire d'un droit naturel, mais
naturel que l'homme pouvait défendre et parce qu'il participait à cette liberté
revendiquer contre le pouvoir de l'Etat. Mais supérieure qui s'exprime dans la volonté de l'Etat.
le libéralisme, d'après Gentile, était depuis Gentile ne niait pas qu'il pût y avoir à
cent ans autre chose ; il était « l'Etat comme l'intérieur de cet Etat des volontés et des
liberté et ... la liberté en tant qu'Etat ». Dans partis différents. Un de ces partis, toutefois,
le cadre du libéralisme, il n'était pas possible était supérieur aux autres parce qu'il
de concevoir l'Etat comme étant « hors de représentait la conception de l'Etat « en tant que
l'individu, ni l'individu comme une pouvoir organisateur de tous les intérêts et
particularité abstraite, hors de l'immanente volonté générale qui ne prend parti pour
communauté éthique de l'Etat dans laquelle aucune classe»1. Il y avait donc dans la
il réalise sa vraie liberté ». Traduite en termes pensée de Gentile, dès 1919, l'idée d'un
politiques, cette conception signifiait que le parti-guide ayant pour but la coopération
libéral ne pouvait pas s'identifier avec une des classes sociales et la poursuite du bien
classe sociale parce que l'Etat, dont il est le commun. Ce parti était naturellement le Parti
théoricien et le gardien, « n'est ni aux libéral.
prolétaires ni à la bourgeoisie ». Il peut
accomplir n'importe quel programme de O LA RÉFORME SCOLAIRE
conservation ou d'innovation « dans le COMME CHAMP D'APPLICATION
processus logique et graduel de l'histoire », mais Trois ans plus tard, paradoxalement,
il ne peut admettre des théories qui se Gentile se rallia d'une certaine façon à Missiroli
proposent d'affaiblir ou détruire l'Etat. En en acceptant qu'un autre parti, dans les
ce qui concernait l'accusation qui lui était nouvelles circonstances politiques de l'après-
adressée par Missiroli, Gentile, loin de se guerre, puisse recevoir l'héritage du Parti
considérer conservateur, croyait être « plus libéral et accomplir cette restauration de
libéral que Wilson et plus socialiste que l'Etat qu'il avait inutilement attendue
Lénine ». Citer Wilson et Lénine prouve que jusqu'alors des libéraux. Toutefois, le
Gentile cherchait dès 1919 une « troisième rapprochement entre Gentile et le fascisme n'eut
voie » au-delà des deux formules qui pas lieu sur le terrain des réflexions politiques
semblaient occuper tout l'espace politique de et philosophiques. Il intervint sur un terrain
l'après-guerre : la démocratie, dans sa plus auquel Gentile consacrait depuis plusieurs
récente formulation américaine, et le années une partie importante de son travail
socialisme dans la réalité de l'expérience d'homme d'étude et d'éducateur : celui de
bolchevique. Les innovations sociales ne la réforme scolaire et universitaire. Engagé
l'effrayaient pas. Mais il redoutait pour l'Italie dès le début du siècle dans les groupes et
la possibilité d'un retour au système politique dans les associations qui réclamaient un
d'avant-guerre — le « système giolittien », renouveau radical des structures
d'après la définition qu'il en donna dans un pédagogiques italiennes, Gentile avait travaillé sur
autre article — et le risque d'un pouvoir dont deux niveaux. D'un côté, il avait tracé les
le gouvernement serait faible, agnostique,
« impartial ». 1. Ibid., p. 185.

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grandes lignes d'une réforme qui aurait politique. Quand Benedetto Croce devint
privilégié les sciences humaines et permis à ministre de l'Instruction publique dans le
l'Etat d'exercer un contrôle plus rigoureux dernier gouvernement Giolitti (1920-1921),
sur la sévérité des études et des examens. Gentile espéra la mettre en marche avec
De l'autre, il avait élaboré les principes d'une l'aide de son ami et il suggéra quelques
pédagogie spiritualiste qui conférait à projets de loi, dont un sur l'enseignement
l'éducateur et à l'enseignement de la philosophie de la religion dans les écoles primaires. Mais
un rôle fondamental dans la formation du ces projets furent boycottés par l'opposition
citoyen. Le camp des réformateurs avait été socialiste, et les élections politiques,
dominé dans les années précédentes par un auxquelles Giolitti eut recours pour renforcer
débat entre pédagogues laïcs et sa majorité, confirmèrent le déclin de la
confessionnels sur le thème de l'enseignement religieux, classe dirigeante libérale face aux forces
mais Gentile avait adopté à cet égard une nouvelles qui émergeaient dans la société
position différente et originale. Il était contre politique italienne : socialistes, catholiques,
l'école confessionnelle qui donnait à l'Eglise fascistes.
une part importante dans l'éducation des L'échec de Croce suggéra à Gentile deux
âmes, mais il était également hostile à l'école réflexions. Il aboutit à la conclusion, en
laïque et agnostique dans laquelle premier lieu, que sa réforme ne pouvait être
l'enseignement de la religion serait banni ou ignoré. morcelée en plusieurs mesures ; en deuxième
Dans la réforme conçue par Gentile, la lieu, que le système
religion serait enseignée dans une perspective démocratique-parlementaire de l'Etat italien était tout à fait inadapté
laïque en tant que philosophie primitive et à un dessin politique et moral de longue
naïve à laquelle les hommes simples devaient haleine. C'est ainsi que Gentile accepta, le
s'adresser pour une première réponse à leurs 29 octobre 1922, l'invitation de Mussolini à
questions spirituelles et existentielles. Elle entrer dans son gouvernement en tant que
serait enseignée suivant les principes du ministre de l'Instruction publique et,
catéchisme catholique, car le catholicisme quelques mois plus tard, de s'inscrire au
était la forme historique de la spiritualité Parti fasciste. En devenant fasciste, toutefois,
italienne. Plus tard, pour les meilleurs, l'école Gentile ne pensait pas trahir ses anciennes
remplacerait l'enseignement de la religion convictions libérales. Si le fascisme se
par l'enseignement de la philosophie, et bien proposait la restauration de l'Etat et permettait
entendu d'une philosophie apte à donner, à Gentile de construire dans la société
comme celle de Gentile, une réponse totale italienne, par le biais de la réforme scolaire et
aux exigences et aux problèmes de l'homme. universitaire, la clé de voûte de l'Etat
La réforme conçue par Gentile était en éthique, le fascisme était plus libéral, au sens
parfaite harmonie avec sa conception de qu'il donnait au mot, que les gouvernements
« l'Etat éthique » car elle attribuait à ce libéraux qui l'avaient précédé. Ce fut ainsi
dernier la responsabilité morale de que le 31 mai 1923, en recevant d'un groupe
l'éducation et se proposait finalement la formation de fascistes la carte d'honneur du parti,
d'une société organique, dominée au sommet Gentile adressait à Mussolini une lettre dans
par une caste de citoyens philosophes. La laquelle il affirmait, entre autre :
guerre et les épreuves subies par la société « Etant libéral, d'une conviction profonde et
italienne, surtout après la débâcle de Ca- ferme, je me suis persuadé, dès que j'ai eu
poretto en octobre 1917, avaient persuadé l'honneur ... d'assister de près aux
Gentile que cette réforme était de loin la développements des principes qui sont à la base de votre
plus importante et qu'il revenait au Parti politique, que le libéralisme, tel que je le conçois
libéral, au sens très large que l'expression et qu'il était conçu par les hommes de la Droite
avait en Italie, d'en assumer la responsabilité glorieuse qui inspira l'Italie du Risorgimento, le

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libéralisme de la liberté dans la loi, donc dans abandonné le terrain de la lutte


l'Etat fort et conçu en tant que réalité éthique, parlementaire, aboutissent à la conclusion « qu'il était
n'est pas représenté aujourd'hui en Italie par les aussi nécessaire d'abandonner celui de
libéraux qui sont plus ou moins ouvertement l'illégalité pour reconnaître que la partie de
contre vous, mais par vous-même»1. vie et de vérité survivant dans leurs
programmes (était) partie intégrante du
Le fascisme de Gentile fut mis à l'épreuve programme fasciste, mais dans une forme plus
par l'assassinat du député socialiste Giacomo hardie, plus complexe, mieux conforme à la
Matteotti, le 10 juin 1924, et, sur un plan réalité historique et aux besoins de l'esprit
plus proprement intellectuel, par le Congrès humain ». Ce n'est qu'après cela, pouvait-
pour la culture fasciste qu'il présida à on lire encore dans le manifeste, « qu'au sein
Bologne en mars 1925. Face à l'assassinat de même de l'Italie fasciste et " fascistisée ", de
Matteotti, il eut surtout peur que l'affaire nouvelles idées, de nouveaux programmes
rejette l'Italie dans le « système giolittien » et de nouveaux partis politiques mûriront
dont elle s'était si laborieusement libérée lentement et pourront enfin naître » 2. Par
dans les mois précédents. S'il eut des craintes ces mots, Gentile exprimait en termes
morales à l'égard du fascisme et de ses ailes politiques un concept philosophique qui
les plus radicales, il préféra les passer sous appartenait à la tradition hégélienne et à ses
silence pour ne pas préjuger d'une évolution elaborations successives. La victoire du
politique dans laquelle il plaçait tous ses fascisme sur les autres forces politiques
espoirs de réforme. Mais il démissionna pour italiennes était à la fois la victoire d'une force
permettre à Mussolini de sortir de la crise, historique, légitimée par ses propre succès,
par un remaniement ministériel et peut-être et un processus dialectique. En tant que
pour marquer qu'il n'avait rien à voir avec force historique, le fascisme avait suscité un
l'épisode. nouveau consensus et jeté les bases d'un
A Bologne, quelques mois plus tard, il Etat nouveau. En tant que protagoniste d'un
présida un congrès auquel participèrent, processus dialectique, il avait battu ses
entre autres, Enrico Corradini, Agostino adversaires de la seule façon dont une idée
Lanzillo, Curzio Malaparte, Luigi Pirandello, peut l'emporter sur une autre : en s'appro-
Ildebrando Pizzetti, Ardengo Soffici, Lio- priant une partie pour construire ainsi une
nello Venturi et Gioacchino Volpe. Dans le nouvelle synthèse. C'était aux vaincus de se
manifeste qui fut rédigé par Gentile et signe rendre compte que la meilleure part de leurs
par les participants, une référence aux convictions survivait au sein du fascisme et
membres de l'opposition qui avaient qu'ils avaient le devoir de participer aux
abandonné la Chambre permet de mieux nouveaux processus dialectiques que le
comprendre comment Gentile réconciliait à fascisme ne manquerait pas d'engendrer.
l'époque sa foi libérale dans la liberté de
pensée et les lois spéciales que Mussolini O L'ÉPREUVE DE L'ENCYCLOPÉDIE
avaient introduites après le discours du 3
janvier 1925. Les fascistes, pouvait-on lire Le lieu où Gentile déploya ses convictions
dans ce manifeste, ne souhaitaient pas le et essaya de maintenir en vie, à l'intérieur
retour des membres de l'opposition ; ils se du régime, le processus dialectique d'où le
bornaient à attendre « avec une patience
généreuse » que ces membres, après avoir
2. Pour le texte des deux manifestes, celui de Giovanni
Gentile et le manifeste antifasciste par lequel Croce répondit
le 1er mai 1925, cf. E. R. Papa, Storia di due manifest!, Milan,
1. La lettre, publiée par les journaux de l'époque, peut Feltrinelli, 1958 ; pour le texte français du manifeste de Croce,
être lue in F. E. Boffi, La riforma scolastica e l'ufficio stampa del cf. B. Croce, Lm philosophie comme histoire de la liberté (éd. S.
gabinet to Gentile, Palerme-Rome, Remo Sandrori Ed., 1925. Romano), Paris, Le Seuil, 1983, p. 251-255.

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SERGIO ROMANO

fascisme était sorti vainqueur, fut De nouvelles difficultés allaient gêner


L'Encyclopédie italienne qu'il fonda, avec l'aide Gentile lorsque le gouvernement demanda
déterminante d'un industriel, Giovanni aux universitaires un serment de loyauté au
Treccani, en 1925. Il ne put persuader régime. L'initiative, paradoxalement, lui
Benedetto Croce de devenir son collaborateur, revenait et s'expliquait par cette équation entre
mais il arriva rapidement à rassembler dans Etat et fascisme qu'il avait théorisée dès
la rédaction les meilleurs spécialistes italiens, l'arrivée de Mussolini au pouvoir. Mais
sans tenir aucun compte de leurs idées lorsque la Ga^etta ufficiale du 8 octobre 1931
politiques. Le fait que dans le manifeste de publia le texte du serment dans une version
L' Encyclopédie l'initiative fût définie comme rendue encore plus fasciste par le ministre
« apolitique » et celui, bien plus grave, que de l'Instruction publique (le philosophe Bal-
Gentile ne cessât de se proclamer libéral, bino Giuliano) et que trois professeurs
l'exposèrent aux critiques et aux refusèrent de prêter serment, Gentile manifesta
dénonciations des milieux les plus radicaux du Parti au sein du conseil de faculté son estime pour
fasciste. En mars 1926, une note anonyme leur « noble geste » 2. Nous pourrions
adressée au secrétariat de Mussolini dressait souligner une contradiction interne de sa pensée,
la liste de 85 collaborateurs de L'Encyclopédie mais ce serait négliger la façon dont il arrivait
— dont le meilleur économiste libéral Luigi à concilier, grâce à son historicisme
Einaudi, et le meilleur interprète de Marx dialectique, deux positions apparemment
de l'Italie de l'époque, Rodolfo Mondolfo divergentes. En identifiant le fascisme avec l'Etat,
— qui avaient signé le manifeste des il considérait le serment comme un acte
intellectuels antifascistes. Le document 1 fut national et patriotique auquel il était
transmis sans aucun commentaire par le illogique de se soustraire. Mais le dissentiment,
secrétaire de Mussolini au secrétaire du parti, surtout quand il était manifesté à l'intérieur
Augusto Turati, et parvint certainement de l'Etat par de grands intellectuels comme
quelques jours après à la rédaction du Tevere, ceux qui avaient refusé de prêter ce serment
hebdomadaire fasciste de Rome, qui consacra au régime, lui paraissait une sorte
un editorial (« Considerazioni sopra un d'« autocritique » nécessaire 3. Lui-même, au
elenco di enciclopedici », 24-25 avril) à début des années 1920, avait approuvé les
1'« antifascisme » de L'Encyclopédie italienne. conflits et la violence fascistes en tant que
Le Tevere ne contestait pas la thèse de Gentile manifestations d'un Etat virtuel qui était en
d'après laquelle L' Encyclopédie , comme le train de se constituer dans la conscience des
fascisme, devait se placer au-dessus des Italiens et qui allait bientôt imposer son
partis. Mais il contestait, non sans raison, la droit par la force. Après la constitution de
légitimité idéologique d'une initiative qui se l'Etat, toutefois, le parti n'avait pas le droit
proclamait « apolitique » — terme peu de devenir une faction et de défendre, « aux
conforme, d'ailleurs, aux principes citoyens restés dehors, la plénitude de leurs
philosophiques de Gentile — et rappelait que droits, c'est-à-dire la participation à tous ces
L'Encyclopédie avait délibéremment ouvert ses biens représentant le patrimoine de
portes aux intellectuels antifascistes. puissance, dé justice, de culture, de spiritualité
que l'Etat italien travaille à agrandir » avec

1. Archivio Centrale dello Stato, Segreteria particolare del


Duce, Carteggio riservato (1922-1943), b. 52, fasc. 251/R 2. Ibid., p. 133 et le document anonyme par lequel
« Enciclopedia Treccani ». Ce document, avec d'autres cités Mussolini fut informé des sentiments de Gentile à propos du
plus loin, a été publié in T. Gregory, M. Fattori, N. Siciliani serment refusé de Gaetano De Sanctis, ibid., p. 138.
De Cumis (ed.), Im sapien^a 1933-1985. Filosofi Università Regime, 3. Sur le concept d'« autocritique » dans la pensée de
catalogue de l'exposition historique et documentaire (Rome, Gentile, cf. Maria Luisa Cicalese, « La filosofia politica di
Villa Mirafiori, 10 octobre-9 novembre 1985), Rome-Naples, Giovanni Gentile. Note e problemi », in // pensiero di Giovanni
Istituto di Filosofia délia Sapienza, Istituto Italiano per gli Gentile (ouvrage collectif), Rome, Istituto dell'Enciclopedia
Studi Filosofici, 1985. italiana, 1977, vol. 1, p. 247-266.

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GENTILE, PHILOSOPHE DU FASCISME

l'aide du parti1. Si le régime, dont telle trafic d'influences et les clientèles


avait été l'origine, avait imposé le silence corporatives ; et sur cette route, qui est celle de
aux consciences là où elles avaient, plus l'Etat totalitaire, il est prêt à aller beaucoup
qu'ailleurs, le droit de s'exprimer, c'est-à- plus loin que Mussolini, comme il le prouve
dire dans les universités, le fascisme aurait quand viennent en discussion, avec le
été en contradiction avec sa légitimité Concordat de 1929, les rapports entre l'Etat
historique et son rôle idéal. Gentile était de et l'Eglise. Mais il doit se heurter à tous
plus en plus convaincu que le Parti fasciste ceux qui, à l'intérieur du parti, considèrent
devait créer l'Etat fasciste et se dissoudre le fascisme comme une révolution
en lui. inaccomplie et se méfient des structures de l'Etat
Les trois professeurs de l'Université de libéral qui sont restées en place. Traduite
Rome qui refusèrent de prêter serment en termes politiques, la position de Gentile
étaient Ernesto Buonaiuti, Getano De Sanc- ne leur paraît pas dictée par la rigueur de
tis et Giorgio Levi délia Vida. Le premier ses convictions philosophiques, mais par le
était un prêtre moderniste que l'Eglise de désir de soustraire à l'action révolutionnaire
Rome avait suspendu a divinis puis du fascisme les institutions étatiques sur
excommunié. Le deuxième était un grand historien lesquelles le parti n'exerce pour le moment
de l'Antiquité romaine, profondément qu'une influence partielle ou formelle : la
catholique. Le troisième enfin, un juif magistrature, les forces armées, les préfets
arabisant. De Sanctis et Levi délia Vida et, surtout, les universités. Leurs soupçons
collaboraient à U'Encyclopédie : ils écrivirent sont éveillés tout particulièrement par le fait
immédiatement à Gentile qu'ils étaient prêts qu'il puisse souhaiter la disparition du parti
à renoncer à leur collaboration. Gentile, dans l'Etat. Aux yeux de ces fascistes, et
toutefois, obtint de Mussolini qu'ils puissent tout particulièrement de ceux qui viennent
continuer à coopérer et parvint à garder du syndicalisme révolutionnaire et de l'aile
dans U Encylopédie de nombreux intellectuels gauche du parti, Gentile n'est qu'un
qui n'avaient pas adhéré au parti. Aux conservateur libéral qui porte la chemise noire
accusations fréquentes du fascisme radical, il pour mieux sauvegarder à l'intérieur du
ne réagissait pas par des réponses régime ses nombreux fiefs — chaires, instituts
polémiques, comme il en avait l'habitude universitaires et culturels, maisons d'édition,
autrefois, mais par une sorte de diplomatie revues, L'Encyclopédie — dont il a le contrôle.
culturelle teintée d'hypocrisie et, de loin en Un rapport anonyme de 1935 adressé à
loin, par des appels directs à l'autorité de Mussolini et probablement rédigé par un
Mussolini. intellectuel frustré accuse Gentile d'être
Nous sommes en début des années 1930. devenu une sorte de Saint-Office avec droit
Dans ses écrits politiques, pour éviter une ai imprimatur sur tout ouvrage politique ou
guerre d'usure, Gentile ne se déclare plus, philosophique2.
en même temps, fasciste et libéral. Mais le
fond de sa pensée n'a pas changé. L'Etat O LE TEMPS DES CONFLITS
reste le pivot de sa conception. Il est fasciste II y avait d'autres terrains sur lesquels
car le fascisme se propose la restauration de Gentile devait entrer en collision avec le
l'Etat contre la démocratie parlementaire, fascisme. Celui de l'école, en premier lieu.
les partis politiques, la franc-maçonnerie, le Nous avons déjà dit quelle importance il
attribuait à la réforme scolaire et quel rôle
1. Cf. G. Gentile, « II Partito e lo Stato », Educa^ione la réforme avait joué dans son adhésion au
fascista, octobre 1930 ; publié successivement in Origini e dottrina
del fascismo, Rome, Istituto Nazionale di Cultura Fascista, 1934
(3e éd.), chap. 5. Cf. aussi, à ce propos, l'article de M. L. 2. Cité in G. Turi, II fascismo e il consenso degli intellettuali,
Cicalese cité plus haut, p. 254. Bologne, II Mulino, 1980, p. 36.

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SERGIO ROMANO

fascisme. Mussolini avait été séduit en 1923, une conférence à Florence le 15 avril 19362.
car la proposition de Gentile satisfaisait son De Vecchi répliqua par un décret qui privait
« élitarisme » et lui permettait d'avoir à ses Gentile, dans un délai de quatre jours, de
côtés, au début du régime, un intellectuel la direction de la Scuola Normale Superiore
de grande autorité. Mais le fascisme n'était de Pise. Gentile s'adressa à Mussolini : « Je
pas seulement un mouvement élitaire. Il était fais appel à Votre Excellence, lui écrivait-il
aussi un parti de masse, très sensible aux le 13 juin 1936, car je suis certain que vous
problèmes sociaux et culturels du peuple et n'approuverez pas une action de ressentiment
plus particulièrement de cette petite personnel et d'injustice à l'égard d'une
bourgeoisie qui lui avait permis de conquérir le personne qui est en même temps un des plus
pouvoir. Aux tendances élitaires d'une partie fidèles serviteurs du fascisme et un maître
du fascisme faisaient pendant les tendances des jeunes générations » 3. Mussolini suggéra
« démocratiques » de l'autre et les pressions à De Vecchi de moduler sa décision en
croissantes des groupes pour lesquels la permettant à Gentile de rester à l'Ecole
réforme de Gentile n'était qu'une entrave jusqu'à l'échéance de son mandat, quatre
sur la route de leur promotion sociale. Les mois après.
fascistes radicaux constataient en outre avec Un conflit moins éclatant, mais plus grave
dépit que « la plus fasciste des réformes », quant au fond, fut celui qui opposa Gentile
comme elle avait été définie par Mussolini au fascisme dans le domaine des rapports
en 1923 lorsqu'il fallait imposer le silence entre l'Eglise et l'Etat. Nous avons dit plus
aux adversaires de Gentile, n'était en fait, à haut que Gentile considérait l'enseignement
cause de ses contenus didactiques et de sa de la religion comme nécessaire à la
méthode d'enseignement, qu'une réforme formation philosophique du citoyen et que
humaniste et libérale. Si l'on voulait « fas- l'éducation était à ses yeux une des
cistiser » l'Ecole et l'Université, poursuivre responsabilités principales de « l'Etat éthique ». Par
l'ambition que le régime s'était donnée dans la réforme de 1923, il introduit
les années 1930 et les plier aux exigences l'enseignement du catéchisme catholique dans les
didactiques du régime, il fallait se débarrasser écoles primaires et autorisa l'institution d'une
de la réforme de Gentile. grande université catholique à Milan. Bien
Le conflit le plus important entre Gentile que dictées peut-être par une certaine
et le parti sur le problème scolaire eut lieu prudence diplomatique à l'égard de l'Eglise de
quand Mussolini confia le ministère de Rome et par le désir de s'en assurer la
l'Education nationale à un fasciste fruste et bienveillance, ces mesures n'étaient pas en
autoritaire, Cesare Maria De Vecchi, qui avait contradiction avec ses principes
participé en tant que quadrumvir à la philosophiques. Quelle religion pouvait-on
préparation et à la réalisation de la marche sur enseigner aux enfants italiens, hormis celle qui
Rome. Quand il s'aperçut que les ordres de appartenait aux traditions historiques de la
De Vecchi, inspirés par une version nation ? En ce qui concerne l'institution
particulièrement rhétorique et formelle du d'une université catholique, il est bon de
fascisme, étaient en train de supprimer dans rappeler que la réforme de Gentile ne confiait
les universités la liberté et la dignité des pas à l'Etat le monopole de l'éducation, mais
études, Gentile prit position contre le lui réservait le droit d'exercer sur toute
ministre dans une lettre ouverte à Giuseppe institution scolaire, publique ou privée, les
Bottai, directeur de Critica fascistax , et dans
2. Maintenant in G. Gentile, La tradi^iom italiana, Florence,
Sansoni, 1946.
1. N° 17, 1er juillet 1935, p. 344-345. Pour le texte original 3. Archivio Centrale dello Stato, Segreteria particolare del
de la lettre à Bottai et pour la réponse dans laquelle celui-ci Duce, Carteggio riservato (1922-1943), b. 1, fasc. 4/R « Giovanni
suggérait à Gentile quelques atténuations, cf. Filosofi Université Gentile » ; maintenant aussi in Filosofi Università Regime, op. cit.,
Regime, op. cit., p. 184-191. p. 194-195.

78
GENTILE, PHILOSOPHE DU FASCISME

mêmes contrôles éthiques, pédagogiques et dette que les études catholiques avaient
professionnels. La réforme de 1923 pouvait envers sa personne et la réforme de 1923. Mais
donc être considérée comme laïque et il dut se rendre compte que le Concordat
religieuse à la fois. Laïque, car elle rendait à avait durement frappé ce concept « d'Etat
l'Etat la totalité de ses attributions dans ce éthique » qu'il avait longuement développé
domaine ; religieuse, car l'enseignement dans les années précédentes. Pour des raisons
religieux y devenait un moment nécessaire sur lesquelles il est impossible de s'arrêter
dans la préparation du citoyen à l'exercice ici, Mussolini avait préféré le compromis
de la religion de l'Etat et de la patrie. Après avec l'Eglise de Rome à une cohérence
soixante-dix ans de batailles difficiles avec idéologique du régime qui suivrait l'analyse
l'Etat laïque de la tradition du Risorgimento, de son plus grand philosophe. Quant à la
l'Eglise ne fit pas de difficultés et remercia gratitude de l'Eglise pour la réforme de
Gentile publiquement. Mais elle ne pouvait 1923, il était naïf de supposer qu'elle pût
accepter comme définitive une solution qui survivre au-delà des circonstances
proclamait la supériorité de l'Etat dans un historiques dans lesquelles la politique
domaine auquel elle était particulièrement pédagogique de Gentile et les exigences du Saint-
sensible. Siège pouvaient coïncider. Si le discours du
Lorsque dans la seconde moitié des années père Gemelli au Congrès philosophique
1920, le régime posa le problème des rapports n'avait pas suffi, Gentile en eut une
avec l'Eglise, Gentile comprit que celle-ci confirmation trois ans après, quand l'Eglise mit
chercherait à arracher ce qu'elle n'avait pas à l'index, avec une simultanéité qui pouvait
obtenu en 1923 : l'enseignement de la paraître ironique et était, de son point de
religion, selon la doctrine catholique, dans vue, parfaitement justifiée, les ouvrages
l'enseignement secondaire et dans les universités. philosophiques de Benedetto Croce et Giovanni
Il en fut vivement alarmé et dénonça Gentile.
publiquement le danger. Mais il dut se taire
quand le parti lui laissa comprendre que ses o MOURIR D'ÊTRE FASCISTE ?
interventions n'étaient pas opportunes.
Le Concordat fut signé le 11 février 1929. Déçu par la politique religieuse du
Gentile tenta d'en tempérer les effets. Il fascisme, « puni » par le ministre de l'Education
obtint quelques satisfactions lorsque nationale pour avoir revendiqué le caractère
Mussolini, à la Chambre des députés, le 13 mai libéral et humaniste de sa réforme,
1929, réaffirma la souveraineté de l'Etat, et fréquemment attaqué par les fascistes radicaux pour
au Sénat, le 24 du même mois, assura que la tolérance dont il continuait à faire preuve
dans les universités il y aurait une liberté à l'égard des intellectuels antifascistes dans
d'enseignement totale et sans condition. Mais la rédaction de L'Encyclopédie italienne, obligé
au cours du 8e congrès de philosophie, qui d'abandonner la présidence de l'Institut
se tint quelques jours après, le père Agostino national de culture fasciste à cause des
Gemelli, franciscain, philosophe néo-tomiste ingérences du secrétaire du parti, Gentile ne
et recteur de l'Université catholique de cessa jamais de se proclamer fasciste. Peut-
Milan, polémiqua durement avec Gentile et être ne pensait-il pas pouvoir se dédire après
appela l'Etat italien à la cohérence en avoir misé sur le fascisme une grande partie
évoquant l'article 36 du Concordat : « L'Italie de sa vie et tant de batailles culturelles.
considère que l'enseignement de la doctrine Peut-être considérait-il le fascisme comme
chrétienne, d'après la forme reçue de la préférable, avec ses nombreux défauts, au
tradition catholique, est le fondement et le « système giolittien » dont il avait dénoncé
couronnement de l'instruction publique ». les erreurs et les dangers. Parmi les raisons
Gentile répliqua en rappelant à Gemelli la qui déterminèrent son attitude, il y eut

79
SERGIO ROMANO

probablement ses rapports personnels avec lorsque, en juin 1943, à la veille de la défaite,
Mussolini qui furent toujours amicaux et le parti lui demanda de donner une
fondés sur une admiration réciproque. Dès contribution morale à l'effort du pays, il jugea
le début du régime, Gentile avait exprimé qu'il ne pouvait pas s'y soustraire. Le
cette admiration en des termes qui discours qu'il prononça au Capitole le 24 juin
aujourd'hui peuvent nous paraître rhétoriques 1943 ne fut pas, en dépit des apparences,
et serviles. Ils reflétaient pourtant plus sa un simple discours de propagande. Gentile
philosophie politique que ses sentiments savait que la guerre était probablement
personnels. Paradoxalement, l'Etat perdue sur le champ de bataille, mais il espérait
totalitaire dont il avait proclamé la nécessité ne que les conséquences de la défaite seraient
pouvait exister dans la réalité que par le atténuées par une grande manifestation de
biais d'un homme capable d'exprimer les dignité et de solidarité nationales. Si l'Italie
sentiments et les exigences de la collectivité faisait preuve d'unité et de cohésion, rien
nationale. n'était perdu : c'était le concept de « l'Etat
Son amitié pour Mussolini et sa confiance éthique » qui inspirait encore une fois son
dans la nécessité historique d'un duce ne attitude politique. Certes, Gentile
l'empêchèrent pourtant pas de passer la fin revendiquait la nécessité du fascisme et rappelait
des années 1930 et le début de la guerre son rôle historique contre la désagrégation
dans une sorte d'exil culturel. Mal vu des politique et morale de l'Italie. Il critiquait
fascistes de droite qui n'avaient pas oublié le parti pour les « mauvais exemples » qu'il
sa bataille laïque contre le Concordat, avait donnés à plusieurs reprises, mais il
durement pris à parti par les fascistes de gauche restait convaincu que le fascisme était
pour lesquels il n'était qu'un philosophe politiquement et socialement la meilleure
conservateur et libéral, Gentile se consacra réponse historique aux problèmes de l'époque.
principalement à quelques grandes En acceptant une approche qui avait pris
entreprises culturelles, en marge de l'Etat forme dans les années précédentes parmi ses
totalitaire. Réinstallé par le successeur de De élèves de gauche, il lança un message
Vecchi, Giuseppe Bottai, à la direction de politique aux communistes en reconnaissant
la Scuola Normale Superiore et directeur de implicitement qu'ils partageaient avec les
L'Encyclopédie italienne, Gentile — encore une fascistes les mêmes préoccupations et les
fois paradoxalement fut le garant « libéral » mêmes exigences \ C'était sans doute là le
de deux institutions sur lesquelles le fascisme résultat d'un développement de l'attention
exerçait une influence limitée. Tandis que qu'il portait aux problèmes du travail, si
son autorité idéologique à l'intérieur du évidente dans les réflexions philosophiques
régime chancelait et que son influence sur des dernières années ; mais cette façon de
la dernière génération fasciste était modeste, voir était en fait principalement dictée par
il régnait sur deux institutions qui assurèrent un désir qui était depuis toujours au centre
la continuité de la culture italienne et de ses préoccupations politiques : réaliser
préparèrent une nouvelle génération l'unité totale entre le régime et le pays, entre
d'intellectuels antifascistes. l'Etat et la nation. Il avait affirmé à plusieurs
Dans les mois qui avaient précédé l'entrée reprises que le fascisme n'était pas un
de l'Italie en guerre en 1915 et pendant la programme politique, mais une foi, une méthode
guerre, Gentile avait soutenu l'effort du pays et une forme capables de s'adapter à
par des analyses politiques, des réflexions n'importe quelle circonstance historique. Si, en
philosophiques et des exhortations. Pendant
les premières années de la deuxième guerre
mondiale, en revanche, il préféra se taire ou 1. Pour le discours de Gentile au Capitole, cf. B. Gentile,
Giovanni Gentile dal discorso agli italiani alla morte, Florence,
prononcer des discours de circonstance. Mais Sansoni, 1954.

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GENTILE, PHILOSOPHE DU FASCISME

1943, face aux privations qui lui étaient noire des radicaux de Florence où il s'était
imposées par la guerre, une partie du pays installé à l'automne 1943. Cela explique sans
réclamait une plus grande justice sociale, le doute pourquoi on spécule toujours sur
fascisme pouvait et devait répondre à ces l'identité de ceux qui l'ont assassiné le 15
attentes. Unité de la nation dans la défaite avril 1944. Il fut certainement tué par un
et parfaite adhérence du fascisme aux groupe de partisans communistes. Toutefois,
exigences du pays : voilà les préoccupations de nombreux furent ceux qui crurent, et croient
Gentile pendant l'été 1943. toujours, que ces partisans étaient
Si la monarchie, après la chute du consciemment ou inconsciemment manipulés par un
fascisme, avait su garantir la cohésion morale groupe fasciste qui s'était particulièrement
et la dignité de l'Italie dans la défaite, Gentile signalé à Florence pour la brutalité de ses
aurait certainement collaboré avec le représailles1. Mais si ce problème peut
gouvernement Badoglio. Mais la monarchie justifier une recherche historique, celui des
commit, à ses yeux, la faute la plus grave : responsabilités morales est simplifié par les
elle brisa l'unité morale de la nation et de déclarations de Palmiro Togliatti. Rentré
l'Etat. Lorsque Mussolini, libéré par les depuis peu en Italie, Togliatti revendiqua
Allemands, revint au pouvoir et établit la l'assassinat de Florence. « En parlant de
République sociale italienne, Gentile jugea Giovanni Gentile, condamné à mort par les
que la patrie était de son côté. Il visita patriotes italiens et exécuté en tant que traître
Mussolini à Salô le 17 novembre et se à la patrie, écrit Togliatti dans l'Unità de
persuada que l'Italie ne se sauverait qu'avec Naples, je n'arrive pas à prendre le ton
lui. Il accepta donc de présider l'Académie onctueux de celui qui, en faisant la nécrologie
d'Italie qui s'était déplacée de Rome à d'une canaille, dissimule sa pensée et la
Florence et de diriger la plus importante revue vérité sous le prétexte qu'il faut avoir du
culturelle italienne de l'époque, La Nuova respect pour les morts. 2 » Ainsi, Togliatti
Antologia. Il accepta surtout d'avaliser par affirmait implicitement que le meurtre d'un
son autorité morale le nouveau régime philosophe fasciste était un acte légitime de
fasciste et de prononcer des discours dans guerre.
lesquels il exhortait le pays à la guerre. Mais La mort de Gentile troubla l'antifascisme
son but principal, le but qu'il avait cru italien et surtout les nombreux antifascistes
pouvoir mieux servir par son adhésion au qui étaient issus de son école. Mais le
régime de Salô que par toute autre attitude, jugement péremptoire de Togliatti eut l'effet
était la solidarité nationale. Le fascisme de classer 1'« affaire Gentile » dans un coin
devait unir les Italiens et non les opposer. Par de la conscience italienne. Dans les années
l'insistance avec laquelle il revenait sur ce suivantes il fut lu, commenté et étudié par
point, par la constance avec laquelle il un milieu qui ne pouvait pas oublier
critiquait publiquement l'esprit de faction au l'importance de son travail. Quant aux
sein du fascisme, il devint bientôt la cible circonstances de sa mort, à la validité de l'équation
préférée du fascisme radical. Au début de établie par Togliatti entre Gentile et fascisme
1944, par conséquent, Gentile était encore et à la justification morale d'un meurtre
une fois très isolé, en dépit du prestige politique, il n'y eut pas de débat. Aujour-
apparent dont il jouissait au sein du régime.
A cause de ses discours, il était, pour une
partie considérable de la Résistance et pour
la propagande britannique, un ennemi à 1. Sur la mort de Gentile, cf. les deux derniers chapitres
de mon Giovanni Gentile. La fiJosofia al potere, Milan, Bompiani,
éliminer. A cause de la ténacité avec laquelle 1984 ; S. Bertelli, II gruppo. La forma^ione del gruppo dirigente del
il entravait la politique factieuse et répressive PCI, 1936-1948, Milan, Rizzoli, 1980, et L. Canfora, La senten^a,
Palerme, Sellerio, 1985.
de la République de Salô, il était la bête 2. 23 avril 1944.

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SERGIO ROMANO

d'hui, quarante ans après, il est plus facile fications idéologiques et des jugements som-
de constater que les mots de Togliatti ne maires.
sont pas un jugement historique, mais une □
arme dans la guerre civile que l'Italie
traversait à l'époque. Il est plus aisé par consé-
quent de reconstruire le rapport dialectique Correspondant de Vingtième siècle. Revue d'his-
et conflictuel de Gentile avec le fascisme. toire' Sergio Romano est ambassadeur d'Italie en
Peut-être fallait-il, pour atteindre cet équi- ^fon Soviétique II est un spécialiste bien connu de
, . . , / htstoîre de l Halte contemporaine. Il vient de publier
libre historique, 1 experience terroriste des Florence.Toscane (Le Seuil, 1988, coll. « Point-
années 1970 pendant laquelle les Italiens ont Planète») et avait donné un Giovanni Gentile. La
mieux perçu les effets tragiques des simpli- filosofia al potere {Milan, Bompiani, 1984).

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