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chapitre
6

Beauty or not beauty… Les techniques du


souci de soi comme outils de contrôle dans
une entreprise cosmétique
Claire DAMBRIN et Caroline LAMBERT

Dans les entreprises, la productivité, la qualité et l’innovation tendent à être désormais


favorisées moins par un contrôle hiérarchique taylorien que par l’engagement actif de
l’employé garantissant un alignement des désirs personnels sur les objectifs de l’entre-
prise. Cette identification aux buts de l’entreprise est, pour d’aucuns, le résultat d’un
contrôle des pensées et des sentiments de l’employé (voir chapitre de F. GrosVan Maa-
nen et Kunda, 1989 ; Perlow, 1998). Gouverner l’entreprise afin d’atteindre « l’excel-
lence » a nécessité la production d’un certain type de personnes, que l’on peut nommer
« entrepreneurs d’eux-mêmes », autonomes, productifs et responsables (Du Gay, 1991,
Rose, 1990). La création de ces individus entrepreneurs d’eux-mêmes fait écho aux nou-
velles formes que prend le désir de « se réaliser », devenir soi dans une société de la per-
formance. Ehrenberg (2002), décrivant les grandes évolutions de l’individualisme dans
la société, montre « qu’aux Évangiles de l’épanouissement personnel des années 1970 »
se sont ajoutées « les Tables de l’initiative individuelle des années 1980 ». Il précise ainsi
que « l’apparition du culte de la performance combine un modèle d’action (entre-
prendre) et de justice (en sport, le premier est toujours le meilleur), avec un style d’exis-
tence (l’épanouissement personnel d’un individu émancipé des interdits qui lui
empêchait de choisir sa vie). […] Bref, l’idéal est de devenir l’entrepreneur de sa propre
vie » (Ehrenberg, 2002, p. 90). Les aspirations des individus dans la société semblent
donc rencontrer quasi « naturellement » les nouvelles formes du gouvernement au sein
de l’entreprise. Toutefois, l’instrumentation du souci de soi par l’entreprise se doit d’être
discrète car l’autonomie du sujet se proclame sous un idéal de visée émancipatrice. En
témoignent les discours circulant autour de l’empowerment, présenté comme un proces-
sus d’acquisition de pouvoir par l’individu (Kanter, 1983), ou encore comme un proces-
sus permettant de développer chez les membres de l’entreprise le sentiment de leur
efficacité (Conger et Kanungo, 1988).
Notre objectif dans cet article est de comprendre comment cet idéal de réalisation de
soi-même peut devenir un contrôle de soi par soi au service de l’entreprise. Dans notre
étude, le chemin qui mène à cet idéal est envisagé à travers le concept foucaldien du

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souci de soi (Foucault, 1984, 2001), complété par les analyses de Baudrillard (1970, 1977)
relative à la société de consommation.
Une étude de cas concernant le leader mondial des produits de beauté permet d’ana-
lyser les techniques du souci de soi pratiquées au sein de la fonction marketing et éclaire
les mécanismes qui font de ces techniques un moyen de gouvernement des individus
dans l’entreprise. Cette instrumentation du souci de soi est rendue possible par une
confusion, un amalgame entretenu entre différentes facettes des individus (employé,
consommateur) et divers attributs de l’entreprise (marque, produit). Nous montrons
que cette instrumentation suppose un contexte où les valeurs, les aspirations et les repré-
sentations des individus convergent avec les objectifs de l’entreprise. Pour exercer un
contrôle sur l’individu, l’entreprise étudiée s’appuie sur les formes de subjectivation
imposées à l’individu par la société de consommation (modèle de beauté, diktat de la
mode et de la minceur).
Ces résultats inscrivent notre recherche dans une perspective critique et postmoderne.
Ils font effectivement écho à un diagnostic commun aux deux approches : diagnostic
selon lequel l’objet du contrôle dans les organisations est de moins en moins le pouvoir
et le comportement de la main d’œuvre et de plus en plus l’esprit et la subjectivité des
employés (Alvesson et Deetz, 1996, p. 192). Ce diagnostic révèle un recours de plus en
plus systématique des organisations à des formes instrumentales de raisonnement, qui
privilégient les moyens par rapport aux fins (Alvesson et Deetz, 1996, p. 211).
Cet article s’articule autour de cinq parties. Après avoir rapidement retracé l’évolu-
tion de la notion d’individu dans l’entreprise, nous présentons les questions que soulève
le concept du souci de soi chez Foucault (section 1). Nous décrivons ensuite notre
méthodologie (2) et présentons l’entreprise étudiée (3). Grâce à l’analyse d’une étude de
cas (4), nous identifions trois objets et techniques du souci de soi comme outil de
contrôle dans le contexte d’une entreprise : le corps et son observation (4.1), l’apparat et
son analyse (4.2) et le langage et ses usages (4.3). La dernière partie identifie les raisons
pour lesquelles ces objets du souci de soi deviennent des objets de contrôle de soi par soi
et analyse à cet effet la confusion entre les figures de l’employé, du consommateur et du
produit (5).

1. Le souci de soi : une question légitime


dans le contexte de l’entreprise
L’émergence de la notion d’individu dans l’entreprise est concomitante au développe-
ment du management scientifique taylorien au début du XXe siècle. La notion d’individu
dans l’entreprise et la société en général est marquée ensuite par deux grandes phases
d’évolution : la dilution de l’individu dans le groupe après la Seconde Guerre Mondiale
et l’individualisme triomphant porté par le néo-libéralisme à partir des années 1980
(Miller et Rose, 1990). Cet individualisme nourrit un programme de gouvernement de
l’individu dans l’entreprise qui fait écho au souci de soi foucaldien. Dans un contexte
d’entreprise, le souci de soi constitue une attitude de l’employé, un contrôle de soi par
soi au moyen duquel l’employé adapte son comportement pour se conformer à l’idée
qu’il se fait des attentes de son entreprise vis à vis de lui. Les techniques du souci de soi
chez Foucault révèlent la place centrale du travail sur le corps et sur la pensée (épreuves
pratiques, examens de conscience, filtrage permanent des représentations). Qu’en est-il
des techniques du souci de soi dans un contexte d’entreprise ?

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1.1. L’évolution de la place de l’individu dans l’entreprise


Avec les principes fondateurs du management scientifique des entreprises, Taylor (1912 1)
a construit une technologie de gouvernement. Il a en effet tenté de produire une forme
de relations stables, reproductibles et standardisées entre les individus et les choses, cette
forme de relations devant aboutir à une production prévisible et efficiente. Dans cette
perspective, le sujet ouvrier devient un objet de connaissance, une cible d’intervention,
en tant qu’individu pouvant être évalué et gouverné sur la base de différences le distin-
guant des autres (Miller et Rose, 1990, p. 20). Le management scientifique initie donc
une individualisation des personnes dans l’entreprise : on ne considère plus les ouvriers
comme des groupes anonymes, mais on prête attention à leurs performances indivi-
duelles (Miller et O’Leary, 1987, p. 253). L’individualisation va jusqu’à la responsabilisa-
tion de l’individu qui devient un être capable de prendre des décisions (Miller et
O’Leary, 1987, p. 256-259).
Après la Seconde Guerre Mondiale, un changement s’opère dans les modalités de
développement des programmes de gouvernement de l’individu. C’est notamment à
partir de cette époque que la productivité et l’efficience sont pensées en termes d’atti-
tudes de l’employé vis-à-vis de son travail. On commence à travailler sur le sens de la
cohésion des employés, le sentiment de contrôle qu’ils ont sur leur travail (Miller et
Rose, 1990, p. 22). Un nouveau vocabulaire émerge alors pour désigner les activités de
management. Ce vocabulaire signale une importance nouvelle attribuée à la régulation
du monde psychologique interne de l’employé par la gestion calculée des relations
humaines dans l’entreprise (Miller et Rose, 1990, p. 22).
Les années 1980 sont quant à elles marquées par un individualisme puissant qui
devient la rationalité dominante de la société. Dans la société en général, les pro-
grammes de gouvernement s’appuient sur un réseau complexe de techniques imbriquées
qui modèlent le comportement du consommateur, que ce soit en management, en mar-
keting, dans la publicité ou dans les discours des médias de masse : la télévision popu-
laire, la transformation de l’offre de biens à travers les techniques de différenciation de
produit, de ciblage et le marketing en général en sont quelques exemples. Ces tech-
niques défendent la vision d’un consommateur libre, voire entrepreneur individuel
(entrepreneur de lui-même). Elles visent à « former les citoyens aux techniques du gou-
vernement de soi » (Miller et Rose, 1990, p. 25-29 ; Jeacle, 2003). Cet individualisme
touche également l’entreprise. La libération individuelle revêt un caractère contraignant
et normatif, comme ceux, hiérarchiques et disciplinaires, auxquels ils ont succédé : « les
normes d’aujourd’hui enjoignent certes de devenir soi-même, comme celles d’hier com-
mandaient d’être discipliné. […] Le « personnel » est un artifice normatif ; il est
comme toute norme, parfaitement impersonnel » (Ehrenberg, 1998, p. 134). Par rap-
port aux entreprises du management scientifique ou des relations humaines précédem-
ment mentionnées, les organisations inspirées du projet néo-libéral des années 80
obtiennent le maximum de leurs employés, non pas en gérant les relations de groupe
pour maximiser la satisfaction, ni en rationalisant le management pour assurer l’effi-
cience, mais en laissant libre cours aux efforts individuels d’autonomie et de créativité
(Miller et Rose, 1990, p. 26). « Ce sont moins des besoins qui sont au centre du méca-
nisme que la personnalité de l’employé, d’autant plus libre qu’il a préalablement fait
siens les buts de l’organisation. Il est dès lors d’autant plus prédisposé à juger positives

1. La Direction scientifique des entreprises.

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les très fortes contraintes que cette organisation lui impose, et à considérer comme auto-
nomie ce qui n’est pas réellement détention de pouvoir » (Bouquin, 2004, p. 168).
L’employé est donc envisagé comme un individu qui cherche activement à diriger sa
propre vie afin de maximiser les retours en termes de succès et de réussite. Du Gay élar-
git cette analyse en développant le concept d’individus entrepreneurs d’eux-mêmes (Du
Gay, 1996; du Gay, Salaman et Rees, 1996). Il étudie la création du manager à travers le
management de sa propre conduite : « se faire ’soi-même’ suggère un processus de for-
mation ou de transformation culturel et matériel, […] au cours duquel l’adoption de
certaines habitudes et dispositions permet à l’individu de devenir – et d’être reconnu
comme – un type particulier de personne » (Du Gay, Salaman et Rees, 1996, p. 264).
Ce comportement consistant à agir sur soi-même fait écho au concept foucaldien de
souci de soi.

1.2. Le souci de soi et ses techniques


Dans l’œuvre de Foucault, le principe du souci de soi apparaît comme une attitude, une
manière de se comporter, un précepte selon lequel il faut s’occuper de soi-même (Fou-
cault, 1984, p. 59). Ce précepte est un impératif qui circule dans de multiples contextes :
politique, religieux, artistique par exemple.
Se soucier de soi ne signifie pas être centré exclusivement sur soi. Foucault explique
que le souci de soi constitue « une pratique sociale donnant lieu à des relations interin-
dividuelles, à des échanges et des communications et parfois même à des institutions »
(Foucault, 1984, p. 59). Se soucier de soi ne relève pas d’une connaissance psycholo-
gique de soi-même mais d’une concentration éthique par laquelle l’individu tente d’être
au plus près de ses possibilités (voir chapitre de F. Gros). Le souci de soi vise donc un
dépassement de soi qui n’est pas dirigé vers l’introspection, mais bien vers une perfor-
mance dont la société et l’entreprise peuvent être témoins. Le souci de soi a pour but de
constituer « un sujet fort, davantage qu’un sujet lucide » (voir chapitre de F. Gros),
c’est-à-dire un individu qui cherche la performance plutôt que la connaissance de lui-
même. Plutôt que se réaliser soi-même ou mieux se connaître, le souci de soi amène à se
conformer à l’idée que l’on se fait de ce que les autres attendent de nous. Cette finalité
du souci de soi s’inscrit parfaitement dans les ambitions de gouvernement de l’individu
qui transparaissent dans les entreprises de nos jours. Il semble donc pertinent d’analyser
le souci de soi dans un contexte d’entreprise. Dans un tel contexte, on le définira comme
une attitude, un contrôle de soi par soi au moyen duquel les individus adaptent leurs
comportements pour se conformer à l’idée qu’ils se font des attentes de leur entreprise.
À la lecture de Foucault, on comprend que s’interroger sur le souci de soi implique
d’explorer les techniques du souci de soi, s’occuper de soi-même requérant nécessaire-
ment des efforts spécifiques. Foucault souligne ainsi que « cette application à soi ne
requiert pas simplement une attitude générale, une attention diffuse, mais tout un
ensemble d’occupations. […] Il y faut du temps. […] Ce temps n’est pas vide : il est
peuplé d’exercices, de tâches pratiques, d’activités diverses. S’occuper de soi n’est pas
une sinécure. Il y a les soins du corps, les régimes de santé, les exercices physiques sans
excès, la satisfaction aussi mesurée que possible des besoins. » (1984, p. 65). Les tech-
niques de soi 2 par lesquelles le sujet se construit sont donc très largement axées sur le
travail du corps.

2. Afin d’alléger la terminologie, nous appellerons dans la suite de l’article « techniques de soi » les techniques du souci de soi.

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Néanmoins, si le corps est une cible essentielle du souci de soi chez Foucault, la pen-
sée en est une autre. Ce « travail de la pensée sur elle-même » s’exerce par le recours à
trois types de techniques : les épreuves pratiques, les examens de conscience et le filtrage
permanent des représentations » (1984, p. 75-79).
Les épreuves pratiques ont « pour double rôle de faire avancer dans l’acquisition
d’une vertu et de mesurer le point auquel on est parvenu ». Une des principales carac-
téristiques des épreuves est de se soumettre au regard des autres. À côté des ces épreuves
pratiques, l’examen de conscience revêt un caractère judiciaire. « Il s’agit d’« instruire
le procès de ses propres mœurs », de « plaider ou citer sa cause ». Ces éléments sem-
blent indiquer la césure du sujet en une instance qui juge et un individu accusé » (1984,
p. 77). Toutefois, précise Foucault, l’examen de conscience ne porte pas sur des infrac-
tions. Il consiste davantage en l’inspection d’un travail, du degré d’accomplissement
d’une mission, en l’estimation d’une faute par rapport aux règles de conduite, mais il ne
mène pas à « une sentence de culpabilité, ou à des décisions d’autochâtiment » (1984,
p. 78). L’enjeu de l’examen n’est donc pas de découvrir sa propre culpabilité. Si on « ne
se cache rien », si on « ne se passe rien », c’est pour pouvoir mémoriser ce qui est légi-
time et, ultérieurement, appliquer des règles de conduite qui permettent d’atteindre
cette légitimité. La troisième technique de soi est un travail de la pensée sur elle-même
qui doit avoir la forme d’un « filtrage permanent des représentations » : examiner,
contrôler et trier ses pensées. Plus qu’un exercice fait à intervalles réguliers, c’est une atti-
tude constante qu’il faut prendre à l’égard de soi-même (1984, p. 79).
La lecture de Foucault invite donc à explorer la question du souci de soi par ses tech-
niques.
Toutefois, le souci de soi tel qu’il est développé dans l’œuvre de Foucault s’inscrit
dans les questionnements de la philosophie grecque. Il est analysé par Foucault dans des
contextes propres à cette philosophie (Écoles, Églises, État). Dans Oublier Foucault,
Baudrillard fournit des éléments d’analyse complémentaires car il permet d’étudier les
techniques de soi dans le contexte de l’entreprise, institution phare de la société de
consommation.
Pour lui, c’est la séduction qui fonde le pouvoir et la société de consommation. C’est
en analysant la problématique de la séduction dans les mécanismes de production et de
pouvoir qu’on parvient à saisir ces derniers (Baudrillard, 1977, p. 62-66). L’ancrage sur
les objets et techniques du souci de soi est essentiel à cette analyse. Sur ce point, Fou-
cault et Baudrillard se rejoignent : le corps comme le langage sont des objets à travailler
et des techniques du souci de soi : « C’est bien ici que se jouent aussi « les » pouvoirs
de Foucault : greffés sur l’intimité des corps, sur le tracé des discours, sur le frayage des
gestes – stratégie […] subtile, […] discursive, qui […] éloigne le pouvoir de l’histoire et
le rapproche de la séduction. » (Baudrillard, 1977, p. 83-84).
Baudrillard permet de réinterpréter les objets et techniques centraux du souci de soi
dans l’entreprise, institution phare d’une société de consommation fondée sur la séduc-
tion.
Foucault révèle l’intérêt d’observer le travail que le sujet fait sur lui-même et de com-
prendre les mécanismes à l’œuvre dans ce travail. L’Histoire de la sexualité et l’Herméneu-
tique du sujet placent le souci de soi au cœur du développement du sujet et identifient
les techniques à l’œuvre dans la création du sujet dans la société (épreuves pratiques, exa-
men de conscience et filtrage des représentations). Si le souci de soi apparaît sans nul
doute comme une question légitime dans un contexte d’entreprise, que deviennent ses

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objets et techniques dans un tel contexte ? C’est à cette question que nous tentons de
répondre. Baudrillard, en analysant la société de consommation et son fonctionnement
permet de réinterpréter les objets et techniques du souci de soi dans l’entreprise, institu-
tion phare de cette société.

2. Méthodologie
Diagnostiquer et analyser des techniques de soi nécessite tout particulièrement de pen-
ser le dispositif méthodologique à mettre en œuvre. Cela implique une posture spéci-
fique du chercheur, se positionnant nécessairement comme un allié empathique,
cherchant à atteindre un degré d’intimité important avec les interviewés. L’empathie est
ici un instrument pour entrer dans le monde de l’informateur. Cette entrée n’est toute-
fois pas le but ultime : elle est à son tour un instrument pour atteindre des mécanismes
sociaux, qui à leur tour peuvent être considérés comme des instruments pour produire
de nouveaux concepts (Kaufmann, 2001, p. 53).
Outre l’empathie créée avec les personnes interviewées, une connaissance approfon-
die de l’entreprise constitue également un élément clé pour l’appréhension de phéno-
mènes sociaux complexes. Celle-ci a été obtenue grâce à la combinaison de plusieurs
méthodes de collecte de données dans une démarche que l’on peut qualifier d’enton-
noir. Cette étude s’appuie en effet sur une méthodologie qualitative combinant une
observation participante et deux séries d’entretiens. L’observation participante corres-
pond à une immersion de trois mois dans la division Marché Luxe. Bien que cette obser-
vation ait eu lieu à une période où le chercheur n’avait pas pour objectif de réaliser cette
recherche, les constats et analyses menées à l’époque participent à une amélioration de
la qualité et de la fiabilité des interprétations qui peuvent être faites des données collec-
tées par la suite. Une première série d’entretiens a été réalisée auprès de 13 personnes de
l’entreprise occupant des postes de contrôleur de gestion et des chefs de produit. À l’is-
sue de cette première vague d’entretiens, il est apparu que la fonction marketing occu-
pait une place centrale dans l’entreprise et que ses membres étaient plus
particulièrement exposés à mettre en œuvre des techniques de souci de soi. L’essentiel
du matériau présenté dans cet article se réfère à une seconde vague d’entretiens réalisée
auprès d’une population exclusivement marketing. Ces entretiens ont été réalisés en face
à face ou, exceptionnellement, par téléphone. D’une durée plutôt longue, mais variable
(de trois-quarts d’heure à deux heures trente), ils ont tous été enregistrés. L’analyse du
matériau collecté a été réalisée dans un processus d’aller-retour entre la théorie et les
observations du terrain.
Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits et codés grâce au logiciel NUDIST
NVIVO, un programme facilitant l’analyse de données qualitatives. Ce logiciel permet
de coder ligne à ligne voire mot à mot grâce à des catégories déterminées par les cher-
cheurs. Ces codes émergent de trois sources principales : les questions de recherche préa-
lables, la théorie, les données empiriques, mais également de l’interaction entre ces trois
éléments qui a lieu au cours de la recherche (Anderson-Gough et al., 2005). Le cadre
d’analyse initial, issu de la théorie, s’est largement enrichi au long des entretiens et a évo-
lué avec leur analyse. Notre objectif était d’identifier, à partir des sujets abordés au cours
des entretiens, quels codes semblaient émerger plutôt que de structurer a priori les entre-
tiens autour de sujets préalablement identifiés. Comme le soulignent Anderson-Gough
et al., il s’agit d’une façon de traiter la question du dynamisme dans le processus de
recherche (Anderson-Gough et al., 2005).

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À la fin du codage, trois thèmes principaux ont émergé comme constituant les objets
et les techniques du souci de soi chez Beauty : le corps, l’apparat ainsi que le langage et
les usages. En effet, le corps, l’apparat et le langage constituent des objets, des cibles du
souci de soi, c’est-à-dire des éléments sur lesquels les individus doivent travailler. L’ob-
servation du corps, l’analyse visuelle et olfactive de l’apparat et l’usage du langage sont
assimilées à des techniques au service du souci de soi, car elles visent à transformer la per-
ception et le discours des autres sur soi.

3. Fonctionnement et enjeux de la fonction marketing


chez Beauty
Beauty 3 est l’un des leaders mondiaux de la cosmétique. L’analyse de son rapport annuel
illustre une stratégie de différenciation reposant sur l’innovation et la conquête de nou-
veaux marchés 4. Afin de répondre à cet objectif, Beauty a opté pour une organisation
matricielle ; le groupe est organisé en quatre divisions, répondant à des canaux de distri-
bution différents et dans chacune de ces divisions, deux types de filiales ont été crées :
les filiales Produits et les filiales Marchés. Les Produits, dit aussi « L’International », ou
le développement, conçoivent les produits et travaillent sur leur positionnement marke-
ting global. Les Marchés achètent ensuite ces produits et ont en charge leur promotion
et leur distribution sur le marché local.
Quel que soit le niveau organisationnel analysé, la fonction marketing joue un rôle
central. Les relations entretenues entre le chef de produit et ses interlocuteurs peuvent
être représentées sous la forme d’une marguerite où le marketing tiendrait la place cen-
trale. Chaque chef de produit est libre de combiner les tâches nécessaires à l’accomplis-
sement de sa mission dans le cadre d’un réseau de contraintes qui déborde largement le
traditionnel cadre hiérarchique. L’activité de la population marketing est totalement
rythmée par des réunions faisant intervenir différents niveaux de la hiérarchie, et où les
chefs de produits et de groupe doivent présenter et tester leurs produits et analyser les
résultats obtenus. Le cœur de l’activité est en effet centré sur les lancements réalisés et à
venir. L’efficacité d’une telle organisation résulte moins de la finesse de sa formalisation
que de la façon dont les responsables aux différents niveaux ont intériorisé les objectifs
généraux. Dans cette perspective, Beauty privilégie dans son recrutement des personnes
jeunes, pariant sur le fait que l’intégration de normes contraignantes est plus facile avec
des individus peu expérimentés donc malléables : « On exerce facilement une pression
sur le marketing parce qu’ils sont très jeunes. Ils démarrent leur vie professionnelle. Il y
a une emprise forte et facile » (chef de groupe Coiffure). De même, rarissimes sont les
« parachutages », les recrutements externes à des postes à responsabilité : « La culture
est tellement incroyable, qu’à un certain niveau de management, les gens qui viennent
de l’extérieur ne s’y adaptent pas. Il n’y a que des cas d’échecs », selon une Chef de
groupe Coiffure.
3. Les noms des personnes, des organisations, des produits ont été transformés afin de garantir l’anonymat des personnes
interrogées.
4. Rapport annuel 2002. Sur un texte de 12 pages regroupant les synthèses des directeurs de chacune des divisions cosmé-
tiques, les termes « relais de croissance » apparaissent 20 fois, « lancements » 28 fois, celui de « gain de parts de marché »
9 fois et celui « d’innovation » 13 fois. La notion d’innovation est parfois vague, regroupant à la fois les innovations tech-
niques, issues de la recherche, mais aussi des innovations marketing. Ces innovations permettent de nombreux lancements.
Les concurrents évoquent à ce propos « la force de frappe » de Beauty or not Beauty. En multipliant les lancements, Beauty
or not Beauty parvient à maintenir ou augmenter ses parts de marché, dans des univers où le consommateur est particulière-
ment sensible au marketing et à l’idée de nouveauté.

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Le paradoxe du contrôle de gestion, c’est-à-dire la combinaison de la délégation d’au-


tonomie et du maintien du contrôle, prend tout son sens dans le cas des chefs de pro-
duit chez Beauty, les chefs de produit se concevant comme de véritables « chefs
d’orchestre » (Javier, Chef de produit, Luxe ; Dialogue entre Emma et Anna, Chefs de
produit, Public). L’enjeu du contrôle est également un enjeu de socialisation, dans la
mesure où la fonction marketing bénéficie d’un statut particulier parmi les autres fonc-
tions, incarnant une voie obligée pour atteindre des postes de direction générale. La
standardisation des parcours permet de maintenir les individus sous pression et de
veiller à leur adhésion et à l’intégration progressive des normes : « au sein du luxe, il y a
un parcours obligatoire. C’est un système très scolaire. Tu as éventuellement démarré en
filiale, puis tu passes par la marque L, il faut rapidement passer chef de groupe, direction
d’axe, puis tu pars en filiale, ensuite tu reviens à l’inter, tu peux avoir un poste plus élevé,
comme la direction marketing. Le parcours éclatant ne se fait pas en filiale, mais à l’in-
ter [centre international de développement des produits]. D’autres postes importants
sont les responsabilités de grandes zones géographiques (Europe, États-Unis), ou le tra-
vel retail (duty free) » (Chef de produit, Luxe).
Il existe au sein de la fonction marketing de Beauty une association implicite entre des
compétences et l’identité sexuelle. Cette association semble faire écho à certains stéréo-
types communs dans la société, mais être également rationalisée (a posteriori) par des
contraintes d’organisation du travail. Finalement, l’observation de l’organisation Beauty
fait apparaître une répartition sexuelle des tâches et des responsabilités.
« Devenir directeur marketing en France [pour une femme], c’est impossible. Ce
sont des rythmes de travail de fous et ils mettront évidemment un homme parce que
c’est une boîte où il y a énormément de nanas en bas de la pyramide et, plus tu montes,
plus ce sont des mecs. C’est une boîte de misogynes. La femme est présente mais c’est
une femme objet. […] Dans les grosses réunions où tu joues tes projets, tu n’as que des
hommes, et là, il faut être sexy-chic. Tu as toute une armée de nanas qui sont en séduc-
tion professionnelle d’un top management masculin. » (Chef de groupe Coiffure)
Les responsabilités commerciales, en particulier dans les filiales marchés, semblent «
naturellement » s’adresser à des collaborateurs masculins : « Le code, c’est qu’il faut
avoir un esprit hyper viril, il faut être un bourrin parce que sinon, tu n’arrives pas à obte-
nir le chiffre. C’est comme ça que tu te fais respecter. » (Chef de produit Luxe). Les
fonctions commerciales et le top management sont des pré-carrés masculins. Au sein de
la fonction marketing, la majeure partie des équipes de chefs de produit et de chefs de
groupe est féminine. Nous nous sommes concentrées sur cette partie de la population
marketing pour analyser les objets et techniques du souci de soi chez Beauty.

4. Objets et techniques du souci de soi dans l’entreprise


Sur son site internet, Beauty présente sa mission comme étant « dédiée à un unique
métier, la cosmétique ». À cette fin, elle recherche pour sa fonction marketing des pro-
fils « à l’affût des dernières modes, toujours aux aguets pour déceler les tendances émer-
gentes en termes de consommation et de culture ». Il faut, entre autres qualités, « être
motivé par les marques et les produits, avoir une grande sensibilité pour la mode et les
tendances ». Le marketeur se doit de travailler son apparence, son image. L’analyse des
entretiens réalisés fait apparaître plus précisément trois objets du souci de soi : le corps,
son apparat et le langage et trois techniques de soi : l’observation du corps (le sien et

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celui des autres), l’analyse visuelle et olfactive de l’apparat et les usages du langage (déve-
loppement de la rumeur).

4.1. Le corps et son observation


Le corps est une des trois cibles du souci de soi, avec l’apparat et le langage que nous
développerons plus loin. Les personnes interviewées évoquent toutes l’importance du
corps dans l’image diffusée par l’individu chez Beauty et relient spontanément l’aspect
corporel d’une personne à sa minceur, ce qui suggère l’importance d’un des versants du
souci de soi : la disciplinarisation du corps.
« Le poids, c’est hyper important. Je ne connais qu’une seule femme, faisant partie
du management au marketing qui soit obèse. C’est une boule. À chaque fois que je la
vois, je me dis c’est dingue… C’est dingue… Parce que c’est tellement rare. » (Chef de
produit, Luxe)
« D’une manière générale, j’ai toujours été obsédée par le physique, et donc je corres-
pondais bien. Par exemple, c’est clair que j’ai été recrutée sur la marque A parce que
j’avais une certaine discipline héritée de la danse classique. » (Chef de produit, Luxe)
Ce corps discipliné est astreint à diverses techniques du souci de soi. Le verbatim ci-
dessus reflète l’imbrication des trois techniques du souci de soi identifiées chez Foucault.
La chef de produit Luxe s’est confrontée à une procédure d’épreuve lors de son recrute-
ment, elle se soumet à des examens de conscience en vérifiant si elle correspond bien au
modèle Beauty, et elle opère un filtrage permanent de ses représentations en étant
constamment obsédée par le physique.
Dès le recrutement, les individus traversent des procédures d’épreuve qui leur font
prendre conscience du modèle corporel.
« Il n’y a pas de filles moches ici. C’est le culte du beau. Je pense qu’il y a une ségré-
gation des moches, des gros, à l’embauche. » (Chef de groupe Coiffure)
Passé le cap de cette première épreuve, le souci de soi comme technique de contrôle
continue d’œuvrer à travers une forme plus raffinée d’autocontrôle. Le corps devient
ainsi l’objet d’un contrôle intériorisé 5 de manière permanente par les membres de la
fonction marketing. Le souci de soi se déploie sans recours à une autorité hiérarchique
mais par une observation des uns et des autres.
« Les filles recrutées sont sélectionnées sur le physique. C’est une évidence, ça te saute
aux yeux. C’est vrai qu’il faut que tu présentes bien. »(Chef de produit, Luxe)
Les individus développent un souci de leur corps en jaugeant leur conformité à un
modèle corporel de manière récurrente, dans des lieux que Goffman (1969) désignerait
sous le nom de « décor de la représentation » : la cantine, la cafétéria etc.
« La première chose qui m’a surprise, quand je suis arrivée en tant que stagiaire, c’est
la galette des rois pour laquelle tout le service était réuni. Toutes les chefs de produit res-
semblaient à des mannequins. » (ex-stagiaire L, Luxe)
Les situations de socialisation telles que la galette des rois ou encore le déjeuner à la
cantine sont autant d’épreuves menant à des examens de conscience imposés par soi-
même ou par les autres.
« Cet hiver, je mangeais des frites tous les midis. À la cantine, tous les midis, j’avais
quelqu’un pour regarder mon plateau, et me faire remarquer ce que je mangeais. Tou-
jours. “Ah, bah dis donc, tu as faim ! ” » (Chef de produit, Luxe)

5. C’est-à-dire un contrôle exercé par l’individu sur lui-même, suite à une appropriation des normes et des valeurs du groupe.

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L’enjeu de ces situations est la prise de conscience du modèle corporel souhaitable


chez Beauty. Le moment de l’épreuve et le moment de l’examen de conscience que nous
avions distingués en présentant le concept du souci de soi dans l’œuvre de Foucault
apparaissent imbriqués.
La comparaison qu’opère l’individu entre lui-même et les autres membres du marke-
ting est une étape fondamentale du souci de soi. Toutefois, le souci de soi serait incom-
plet sans un passage à l’action après ces moments d’observation et de prise de conscience
du modèle. Le souci de soi appliqué au corps implique effectivement une mise en
conformité de l’individu par rapport à ce modèle. Cette mise en conformité du corps
passe par exemple par le régime ou encore le coiffage.
« Au moment de mon recrutement, pendant mon stage, j’ai vachement maigri car je
voyais toutes les filles du marketing qui étaient super minces. On s’observe beaucoup. »
(Chef de produit, Luxe)
« Si tu es à la coiffure, t’as intérêt à être bien coiffée. C’est logique, mais c’est vrai-
ment le jugement des autres. En gros, tu n’as pas le droit de te louper. Il faut que tu aies
l’adhésion des gens, parce que les réputations se font très très vite. C’est vraiment la cour
du roi. Il ne faut pas faire d’erreurs, parce que tu peux très vite passer de l’autre côté. »
(Chef de produit, Luxe)
Ci-dessus, la mise en conformité est sanctionnée par un jugement des pairs. Cela fait
écho à une caractéristique fondamentale du souci de soi : le fait qu’il s’agisse d’une pra-
tique sociale. En même temps, la perception que l’individu a de son image auprès des
autres compte plus que la réalité de cette image. On retrouve alors la notion d’examen
de conscience auquel se soumet l’individu en pratiquant le souci de soi. Le souci de soi
passe par des examens de conscience auxquels on se soumet soi-même, examens au cours
desquels on estime qu’on commet une faute par rapport aux règles de conduite du
groupe. Ni le modèle, la norme, ni même la sanction en cas d’écart par rapport à la
norme ne sont explicités formellement. L’individu prend conscience du modèle impli-
cite en observant les autres et en se découvrant objet d’observation.
« Personne ne te dit qu’il faut faire attention à ce que tu manges. Mais moi je le sens.
[…] Toutes les filles font attention à leur régime. Tu sens le regard présent. […] Ça
m’insupporte. On est en permanence en train d’avoir un œil posé sur soi-même. On
doit essayer de penser comme les autres te voient. C’est épuisant. » (Chef de produit,
Luxe)
Le souci de soi dédié au corps repose sur une observation permanente entre les indi-
vidus, cette observation leur permettant de prendre conscience du modèle corporel
implicite de l’entreprise. Cette observation se double d’une action qui consiste à se
mettre aux normes, devenir conforme au modèle par une disciplinarisation du corps.
Les pratiques de souci de soi par rapport au corps relèvent donc d’un autocontrôle per-
manent de l’individu par rapport à un modèle implicite. Ce souci de soi se développe
grâce à des épreuves et des examens de conscience. Les techniques de soi comme outils
de contrôle reposent sur l’immersion de l’individu dans un groupe social. C’est cette
immersion qui déclenche l’acte d’observation et le sentiment d’être observé, clé du souci
de soi.

4.2.L’apparat et son analyse


Comme le corps, l’apparat est l’une des cibles du souci de soi. Le « bon goût » en
matière de présentation est fondamental chez Beauty. Les vêtements, le maquillage, la

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Beauty or not beauty… Les techniques du souci de soi comme outils de contrôle
dans une entreprise cosmétique

coiffure ne sont pas secondaires. Toute la tenue doit être pensée. Comme le souligne
une chef de produit Luxe : « Tu dois avoir une opinion sur tes fringues. […] Tu t’ha-
billes pour aller bosser. »
Le choix du parfum n’est ainsi pas libre et fait partie de la panoplie, du « bleu de tra-
vail » que les marketeurs doivent endosser.
« Tu ne peux pas porter un autre parfum que celui sur lequel tu bosses. Les représen-
tants risqueraient de le remarquer. » (Chef de produit Luxe)
Avec l’apparat émerge une nouvelle caractéristique du souci de soi dans l’entreprise :
le fait que ses objets et ses techniques fassent à la fois office d’outils de contrôle et d’ou-
tils de travail.
Le souci de soi portant sur l’apparat revêt plusieurs similitudes avec le souci de soi
centré sur le corps. Dans un cas comme dans l’autre, l’observation des autres est fonda-
mentale. L’observation de l’apparence est essentielle puisqu’elle signale les objets de la
conduite de soi.
« On est capable de te tirer ta veste pour regarder la marque… Des trucs qui sont
quand même des signes très forts que tu es observé. » (Chef de groupe Coiffure)
L’observation n’est pas simplement destinée à prendre conscience du modèle mais
elle se déploie dans un contexte de représentation (Goffman, 1969), de spectacle, sous-
tendus par un simulacre de naturel.
« À la cantine, tu as une espèce d’allée au milieu qui dessert les tables. C’est comme
un podium. Les filles défilent. Et tu fais semblant, quand tu marches, de ne pas avoir
conscience d’être regardé. Les filles se déhanchent, regardent au loin. » (Chef de pro-
duit Luxe)
Consécutivement, l’observation est un moyen fondamental de vérifier soi-même sa
propre conformité par rapport au modèle et l’évolution de cette conformité.
« Tout le monde va à la cafèt le matin. C’est un rituel. Les gens viennent vérifier leur
côte dès le matin. Quand je suis arrivée, je me suis rendue compte que, quand je parlais
à ma chef, elle ne m’écoutait pas mais regardait tous les autres qui étaient à la cafèt. Elle
était en train de regarder si on la voyait bien, si tout le monde avait vu comment elle
était belle, bien maquillée etc. » (Chef de produit Luxe)
Observer les autres fait partie du travail quotidien de chacun au marketing et est en
même temps un moyen de se construire et de comprendre les codes tacites. De cette
observation et du sentiment d’être observé découle la prise de conscience du modèle de
« bon goût » en matière d’apparat préalable à la mise en conformité par rapport à ce
modèle. Le modèle d’apparat, comme le modèle corporel, n’a pas besoin d’être verba-
lisé. La vue suffit à sa compréhension, sa mise en œuvre et à sa diffusion, à la différence
d’un message stratégique classique (slogan, valeurs), qu’il faudrait veiller à formuler,
puis à diffuser tout au long de la ligne hiérarchique.
Comment te rends-tu compte du modèle ?
« Tu le vois. Si tu vois passer une fille et qu’elle est bien habillée, tu sais qu’elle est à
l’inter. Tu le sens, c’est un truc qui tourne sans cesse. Tu le vois tous les matins. Quand
j’étais en filiale, je ne me maquillais pas. Ici, en deux trois mois, c’était terminé. En ce
moment, on a une chef de produit qui n’est pas du tout lookée. Elle vient d’arriver de
filiale. Elle ne fait aucun effort. Ça se voit tout de suite dans l’environnement. Ça se
remarque. » (Chef de produit Luxe)
Le souci de soi portant sur l’apparat apporte toutefois des éléments de compréhension
nouveaux du concept par rapport au souci de soi corporel. L’objet de l’apparat implique

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une autre conformité par rapport à celle recherchée dans le souci de soi visant le corps.
Avec l’apparat, le produit et la marque s’avèrent être des éléments fondamentaux du
souci de soi chez Beauty. C’est bien une conformité à un produit ou à une marque qui
est recherchée (l’individu incarne-t-il correctement la marque ?) là où le souci de soi
visant le corps recherchait une conformité à un modèle plus général (le mannequin, la
femme mince) 6.
Pour montrer son adhésion au nouveau parfum « V » qu’on venait de lancer, la
directrice de la moitié des marques de luxe chez Beauty s’habillait tout le temps dans la
marque V. Tout le monde savait que c’était un signe très fort de sa préférence par rap-
port aux autres marques. Elle nous disait, en gros : « J’adhère complètement au créa-
teur, et vous, vous êtes tous ringards ».
De plus, les procédures d’épreuve sont réalisées dans un cadre différent. Avec le souci
de soi corporel, elles avaient lieu lors de moments informels (galette des rois, déjeuner à
la cantine). Dans le souci de soi portant sur l’apparat, les procédures d’épreuves corres-
pondent à des événements organisationnels majeurs tels que l’entretien d’évaluation ou
les réunions.
« La réunion mensuelle de division, tu sais qui y va, rien qu’en regardant dans les
couloirs, car tu as l’impression qu’ils se sont préparés pour une soirée de gala. La pre-
mière fois, j’étais fascinée. » (Chef de groupe Coiffure)
Par ailleurs, on observe qu’au cours de ces épreuves, l’expression d’une conformité ou
d’une non-conformité par rapport au modèle de bon goût en matière d’apparat est
beaucoup plus explicite que le jugement de la conformité de l’individu par rapport au
modèle corporel. Le verdict est ici formulé par la hiérarchie.
« Dans cette réunion de présentation des produits aux commerciaux, un directeur a
regardé mes chaussures et a dit à ma boss : “elle est prête pour l’inter” [inter : les pro-
duits ou le développement à l’international, considéré comme la voie royale]. » (Chef de
produit Luxe)
« Pendant les entretiens d’évaluation, on te dit si tu es mal habillé. Ça arrive à plein
de gens : « tu n’incarnes pas suffisamment la marque, tu n’es pas dans les codes de la
marque. » […] Ça marque tes patrons. À un moment donné, ils se disent : “Est ce que
tu es dans la marque ou pas ?” en fonction de comment tu apparais, comment tu t’ha-
billes. » (Chef de produit Luxe)
Il est essentiel d’incarner sa marque, ce qui devrait conduire à une différenciation. En
même temps, on constate que la mise en conformité au modèle de bon goût en matière
d’apparat inspiré de la mode conduit les individus à une certaine uniformisation.
« À l’inter, tu es obligé d’avoir un certain look. Il y a un code vestimentaire. Chez
Beauty, c’est le genre couverture de magazine, la jolie nana. Tu n’as pas ton propre style,
ça, c’est dans d’autres boîtes. Ici, toutes les filles se ressemblent un peu. Elles portent du
Zadig, il faut être sexy. » (Chef de produit Luxe)
Une interviewée évoque le fait que lorsqu’une « fille » donne le ton avec un acces-
soire ou un vêtement qui plaît, tout le monde la copie. Plusieurs raisons nous font ainsi
penser que le souci de soi portant sur l’apparat passe par le port de l’uniforme :
Tout le monde a relativement la même tenue puisqu’il s’agit de suivre la mode, les
tendances, et que les filles se copient entre elles.

6. On peut s’interroger sur les origines des modèles de corps et d’apparat. Nous reviendrons sur cette question plus loin dans
l’article en soulignant que ces modèles proviennent de la société de consommation.

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Beauty or not beauty… Les techniques du souci de soi comme outils de contrôle
dans une entreprise cosmétique

Il s’agit véritablement de tenues de travail (traduisant l’expertise de l’individu dans


son domaine, critère d’évaluation voire de promotion de carrière, outil de socialisation
et de construction d’un réseau professionnel).
Les femmes de Beauty portent donc bien un uniforme. Même s’il est très sophistiqué,
même s’il est un outil de démarcation, il a des caractères similaires au bleu de travail ou
au costume gris. Les membres de Beauty sont confrontés à un paradoxe dans la gestion
de leur apparence, ils doivent à la fois se démarquer afin de montrer leur adhésion à un
produit, tout en respectant les codes de la mode qui tendent à standardiser leur appa-
rence.
Le souci de soi portant sur l’apparat incarne une demande paradoxale de l’entreprise :
la recherche simultanée d’une uniformisation et d’une différenciation de ses membres.
D’une part, la femme Beauty au marketing doit représenter une consommatrice à la
mode. Cela implique pour elle de suivre les tendances dictées par les magazines et par
certaines de ses collègues avant-gardistes, d’où une uniformisation des choix d’apparat.
D’autre part, le marketeur est aussi supposé représenter sa marque et donc exprimer
cette singularité par sa tenue. Chez Beauty, on postule qu’un individu qui n’incarne pas
suffisamment son produit ne saura pas le vendre au consommateur. C’est par des procé-
dures d’épreuve correspondant à des moments formels majeurs du cycle organisationnel
(réunion mensuelle, évaluations, etc.) que les marketeurs prennent conscience du lien
qui est fait entre le modèle de bon goût en matière d’apparat et leur performance. Au
cours de ces épreuves, on teste la cohérence entre leurs choix d’apparat et l’image du
produit sur lequel ils travaillent. Cela conduit donc les marketeurs à utiliser les tech-
niques de soi comme outils de travail.
Le souci de soi portant sur l’apparat passe finalement par le port d’un uniforme c’est-
à-dire une tenue de travail commune à tous. Les marketeurs ont besoin de porter une
tenue spécifique pour montrer qu’ils exercent correctement leur travail. Cette tenue est
standardisée par le respect des diktats de la mode.

4.3. Le langage et ses usages


S’il n’existe pas de « jargon spécifique à Beauty », selon une chef de groupe coiffure, le
choix des mots et l’expression orale sont des éléments clés de la réussite dans l’entreprise,
ce qui fait du langage un autre objet du souci de soi.
« Tu es jugé sur les mots percutants que tu trouves pour parler de ta marque. » (Chef
de produit Luxe)
Pour réussir au marketing chez Beauty, il faut savoir prendre la parole en public.
« Ce qui compte, ce sont tes appuis, comme dans tout système politique. On sait
vaguement ce que tu as fait, rien n’est écrit, personne ne s’en souvient, ce qui compte ce
sont des histoires qui se racontent. Par exemple, si on veut te mettre sur un poste, on
peut amplifier ton influence sur un projet passé. » (Chef de groupe Coiffure)
La réunion représente une procédure d’épreuve majeure permettant de tester la qua-
lité du souci de soi opéré sur le langage. Ce souci de soi prend deux formes : la capacité
à développer un discours ambivalent et la capacité à susciter une rumeur favorable
autour de ses projets. Lors des réunions, le marketeur doit rentrer dans un jeu complexe
où son discours doit « marquer » et convaincre tout en restant suffisamment ambigu
pour permettre des interprétations opposées. C’est le règne du monde de l’apparence et
du marketing. Les techniques utilisées pour convaincre les consommateurs sont les
mêmes que celles utilisées pour convaincre les pairs et la hiérarchie.

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SE TRANSFORME SOI-MÊME POUR DONNER CORPS AU CHANGEMENT

« Tu es dans une boite hyper politique où l’on n’appellera pas un chat un chat. En
réunion, à partir d’un slide, tu dois pouvoir argumenter tout et son contraire. Par
exemple, tu mettras un chiffre, et en fonction de l’ambiance de la réunion, tu diras si le
chiffre est mauvais ou très bon. Jamais tu ne mettras un titre problématisé sur un slide.
Ca fait partie des codes. Au cours de réunions, j’ai vu des chefs changer d’avis comme le
vent qui tourne. » (Chef de groupe Coiffure)
Le responsable hiérarchique étant lui aussi soumis à cet impératif d’ambivalence,
comme le montre le verbatim précédent, l’individu ne peut pas compter sur lui pour
trouver un appui concernant son projet dans le cas où « le vent lui est contraire ». Il est
alors seul dans l’épreuve.
« Pour tester son équipe, le manager a l’habitude de la laisser sans bouée dans la pis-
cine. Il la laisse couler et la sort progressivement de l’eau. […] C’est une boîte très indi-
viduelle. » (Chef de groupe Coiffure)
Il est par conséquent nécessaire pour les marketeurs de mobiliser d’autres ressources
au sein de l’organisation. À cet effet, ils vont se constituer un réseau. L’objectif sera de
modeler les représentations des autres membres de l’entreprise. Cette activité relève du
lobbying et nécessite de solliciter l’attention et l’adhésion d’un maximum de personnes.
« Tu as un système de vente des projets complètement transversal. Quelles que soient
les divisions, la manière de vendre à ta hiérarchie un shampoing que tu veux lancer
demain est complètement normée. C’est un système Beauty pour vendre tes idées en
interne, des codes identiques d’une division à l’autre. Ces codes sont : beaucoup
d’écoute avant de parler au début, réseau avant tout, donner avant de recevoir, consti-
tuer ton équipe, prévente de ton projet dans les couloirs, avant de rentrer en réunion.
Tu ferres ta réunion avant de la faire. C’est très politique, comme une campagne. »
(Chef de groupe Coiffure).
Si le langage consiste bien en un objet du souci de soi, il en constitue également une
technique. Ainsi, la capacité à susciter une rumeur favorable autour de ses projets peut
s’assimiler à une technique du souci de soi portant sur le langage.
« C’est la somme de choses orales qui vont dans le sens de ton projet qui permet de
lui faire prendre forme. » (Chef de groupe Coiffure)
Les individus se rendent compte que la rumeur est un élément clé à travailler car elle
détermine non seulement l’acceptation ou le rejet d’un projet lors d’une réunion mais
également la progression hiérarchique.
« Tu es identifié haut potentiel quand tu as bien réussi à vendre ton projet, quand il
y a un consensus sur toi. On dit de ton visuel qu’il est beau, de ta campagne qu’elle est
réussie. Ca fait le buzz, et ça revient. Ca fait mousse. Tu te rends compte que des gens
parlent de toi et de ton projet alors qu’ils ne te connaissent pas. C’est beaucoup par le
“on-dit”. » (Chef de groupe Coiffure).
Le réseau que l’individu a su se créer pour trouver des appuis complémentaires à ceux
de sa hiérarchie est un moyen essentiel de diffusion de la rumeur. En développant son
réseau, on optimise l’impact et la portée potentiels de la rumeur.
« Si tu n’as pas de réseau, les autres avancent beaucoup plus vite. Parce que tu dois
être coopté par les autres, il faut qu’on adhère à ce que tu dis. Tu fais parler de toi, il faut
qu’on t’aime. Quelqu’un qui n’est pas là-dedans, il perd 90% de son travail. » (Chef de
groupe Luxe)
Le réseau n’est pas uniquement un vecteur de diffusion de la rumeur, il a également
une fonction de veille concernant les projets concurrents. Il constitue par ailleurs un
moyen de tester son projet pour anticiper les réactions de ceux qui vont l’évaluer.

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Beauty or not beauty… Les techniques du souci de soi comme outils de contrôle
dans une entreprise cosmétique

« Ton réseau t’est personnel. C’est toi qui te le construis. Ce sont les gens que tu
côtoies et qui te soutiennent. Ce sont les gens qui vont t’avertir, à qui tu vas pouvoir
poser des questions. Tu appelles pour avoir les infos. Quelqu’un qui n’a pas de réseau ne
peut pas travailler. » (Chef de groupe Luxe)
Le langage apparaît comme un troisième objet du souci de soi dans l’entreprise. Il fait
référence à la façon de s’exprimer et aux mots choisis par les marketeurs. Le souci de soi
portant sur le langage prend deux formes : la capacité à développer un discours ambiva-
lent et la capacité à susciter une rumeur favorable autour de ses projets. Le réseau que
l’individu a su se créer est un moyen essentiel de diffusion de la rumeur. En le dévelop-
pant, le marketeur s’assure de l’impact et la portée potentiels de la rumeur.
Le cas Beauty nous a donc permis d’identifier plusieurs pratiques du souci de soi. Une
première consiste en une disciplinarisation du corps, la deuxième vise un savant travail
du « look », où les individus cherchent à être précisément à la pointe de la mode et doi-
vent représenter leur produit et enfin une troisième porte sur le langage, tant dans un
contrôle exercé sur la circulation des messages que dans leur formulation, nécessaire-
ment ambigüe mais aussi percutante. La section suivante éclaire les mécanismes qui
expliquent que les techniques de soi puissent devenir outils de contrôle dans l’entreprise.

5. Les mécanismes de transformation des techniques


de soi en techniques de contrôle
Les techniques de soi traduisent un contrôle de l’individu par lui-même sur lui-même.
Cette forme de contrôle peut avoir un intérêt pour l’entreprise car elle renforce l’aligne-
ment des désirs personnels sur ceux de l’entreprise. À cette fin, l’entreprise transforme
les techniques de soi en outils de contrôle. Chez Beauty, les aspirations de consommation
des employés sont au cœur de ce processus, ce qui fait écho au métier de l’entreprise :
la grande consommation.
On est capable de fabriquer des produits de beauté, parce qu’on est toutes obsédées
par la beauté. D’ailleurs, ça se voit, on est obsédées par notre look. Si tu n’es pas obsé-
dée par cela, on se dit « elle n’a pas de goût », donc « elle ne va pas savoir faire un bon
produit ». (Chef de produit Luxe)
Les mécanismes de transformation des techniques de soi en techniques de contrôle
reposent sur une confusion entre la figure de l’employé, celle de l’individu et celle du
consommateur. La satisfaction des individus dans ce système repose sur une illusion de
singularité et de liberté.

5.1. Une confusion entre les figures d’employé, d’individu


et de consommateur
Le cas de Beauty permet d’envisager les techniques de soi comme outils de contrôle au
service de l’entreprise. Le contrôle de soi par soi porte sur trois objets : le corps, l’appa-
rat et le langage. On peut s’interroger sur les raisons qui expliquent que, dans cette
entreprise, le souci de soi porte spécifiquement sur ces trois objets.
La finalité de Beauty est de nourrir une société de consommation en répondant à ses
besoins tout en en créant de nouveaux. Cette entreprise juge performants les seuls
employés qui ont intériorisé les tendances de la société de consommation. En effet, selon
elle, c’est à cette condition qu’ils seront à même de trouver des éléments de réponse pour

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SE TRANSFORME SOI-MÊME POUR DONNER CORPS AU CHANGEMENT

alimenter cette société. En cela, Beauty est un miroir de son objectif, la société de
consommation.

5.1.1. La beauté comme impératif de la société de consommation


Chez Beauty, c’est la représentation permanente. Tu représentes ton produit. On
incarne la beauté, c’est la vocation de la boîte. AK [le PDG] le dit : Beauty est la boîte
qui crée des produits pour embellir la femme. C’est ce qui différencie Beauty d’autres
grandes entreprises du marketing.
Baudrillard montre que la beauté est devenue un impératif absolu dans la société de
consommation : « tre belle n’est plus un effet de nature ni un surcroît aux qualités
morales. C’est LA qualité fondamentale, impérative, de celles qui soignent leur visage et
leur ligne comme leur âme » (Baudrillard, 1970, p. 207).
Cet impératif de beauté des femmes fait du corps un objet essentiel du souci de soi
dans la société de consommation. Comme le souligne Baudrillard (ibid., p. 200), l’om-
niprésence du corps féminin dans la publicité, la mode et la culture de masse ainsi que
les cultes dont il fait l’objet (hygiénique, diététique, thérapeutique) et les obsessions
qu’il suscite (jeunesse, élégance) font de lui, « l’objet plus beau, le plus précieux, le plus
éclatant de tous dans la “ panoplie de la consommation ” ». C’est bien en travaillant sur
son corps que l’on pourra prétendre atteindre un objectif de beauté qui repose sur un
diktat de la minceur. Dans la société de consommation, le corps est non seulement un
objet central mais aussi une technique du souci de soi. Le souci de soi passe par une dis-
ciplinarisation du corps et un travail de son apparence, ce qui fait directement écho à ce
que nous avons observé chez Beauty. « Il importe que le corps, loin d’être nié ou omis,
soit délibérément investi. […] La femme moderne est à la fois la vestale et le manager
de son propre corps, elle veille à le garder beau et compétitif. » (ibid. p. 220). Le voca-
bulaire managérial choisi par Baudrillard (investi, manager, compétitif) n’est pas neutre
et révèle la transférabilité des techniques de soi dans un contexte d’entreprise.
La beauté dans la société de consommation implique une ascèse du corps mais aussi
une consommation effrénée d’objets pour le mettre en valeur. On renvoie sans cesse à la
femme l’image des mannequins, « qui sont en même temps la négation de la chair et
l’exaltation de la mode » (ibid. p. 221). L’apparat est donc, au même titre que le corps,
un objet de consommation. Dans l’entreprise que nous avons étudiée, les techniques de
soi liées à l’apparence sont fondamentales. Beauty en fait des outils de contrôle en s’ap-
puyant sur l’envie initiale de ses membres d’être à la pointe de la mode. Elle contribue
aussi à alimenter cette envie.
« Tu es constamment dans le système. Dans notre métier, on est sans cesse en train
de regarder les magazines. Tu bosses pour ça. Tu aiguises beaucoup ton œil. Par
exemple, tu sais quelles sont les tendances des couleurs et tu ne peux pas l’ignorer. Ça te
crée une envie. Tu as forcément envie de te l’approprier. C’est aussi naturel. Tu es pous-
sée mais tu as aussi l’envie. » (Chef de produit Luxe)
Cette analyse nous incite à aller au-delà des interprétations proposées par Du Gay
concernant la relation entre le consommateur et l’employé. Du Gay montre comment
les employés d’une entreprise deviennent « esclaves des désirs du consommateur »
(1996, p. 159). Chez Beauty, le processus est plus complexe car employé et individu
consommateur ne font plus qu’un. En effet, le chef de produit doit représenter, incar-
ner le consommateur sublimé (la cliente ou femme type Beauty), jusque dans son appa-
rence physique et doit consommer (magazines, produits de luxe, etc.), pour accroître sa
connaissance de la concurrence, des tendances, etc.

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Beauty or not beauty… Les techniques du souci de soi comme outils de contrôle
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5.1.2. Le langage, outil de persuasion au service de la société de consommation


Au même titre que le corps et l’apparat, le langage constitue un objet de la société de
consommation. Baudrillard explicite en quoi l’on peut consommer du langage.
« À partir du moment où le langage, au lieu d’être véhicule de sens, […] devient maté-
riel d’échange, à usage interne du groupe ou de la classe – sa fonction réelle devenant,
derrière l’alibi du message, fonction de connivence et de reconnaissance – à partir du
moment où, au lieu de faire circuler le sens, il circule lui-même comme mot de passe
[…], dans un processus de tautologie du groupe (le groupe se parle lui-même), alors il
est objet de consommation fétiche » (ibid., p. 193). Chez Beauty, le langage est égale-
ment un objet de consommation. Consommer du langage consiste à créer une rumeur
qui va être favorable à sa carrière. Cette rumeur se diffuse par et pour le réseau de rela-
tions que chacun construit. Ce réseau constitue un groupe qui se parle à lui-même, à
l’image du processus tautologique décrit par Baudrillard.
Le langage n’est pas seulement objet mais également médium du développement de
cette société de consommation. L’instrumentalisation du langage au service de la société
de consommation se matérialise dans l’art de la publicité. Celui-ci « consiste surtout en
l’invention d’exposés persuasifs qui ne soient ni vrais ni faux. […] Le vrai est que la
publicité est au-delà du vrai et du faux, comme la mode est au-delà du laid et du beau,
comme l’objet moderne, dans sa fonction signe, est au-delà de l’utile et de l’inutile »
(ibid., p. 197). Cette conception du langage fait écho à l’utilisation versatile qui en est
faite chez Beauty. On a vu que, dans les réunions, un énoncé doit pouvoir signifier tout
et son contraire, l’important n’est pas qu’il soit vrai mais qu’il convainque. Les marke-
teurs peuvent être assimilés à des agents publicitaires et les participants aux réunions à
des consommateurs. Cette fois encore, Beauty reflète la société de consommation qu’elle
cherche à séduire. Les techniques de soi comme outils de contrôle s’appuient à nouveau
sur une confusion entre l’employé et l’individu consommateur.

5.2. Illusion de singularité, illusion de liberté


La société de consommation, tout comme l’entreprise moderne, est construite autour de
la notion d’individu. Cette notion d’individu renvoie à la fois à une singularité et une
liberté qui, l’une comme l’autre, sont illusoires dans la société de consommation. En
effet, la singularité est un leurre dans une société construite sur une standardisation
générale et la liberté individuelle est bien fragile dans une société qui attend des indivi-
dus qu’ils s’y conforment.
La singularité est réduite à sa portion congrue parce que le mécanisme de la consom-
mation conduit inévitablement à une standardisation. On retrouve alors ce que Bau-
drillard appelle la « dialectique du conformisme et de l’originalité » : « Il y a d’abord
une logique structurelle de la différenciation, qui produit les individus comme « per-
sonnalisés », c’est-à-dire comme différents les uns des autres, mais selon un code aux-
quels, dans l’acte même de se singulariser, ils se conforment. […] La conformité n’est
pas l’égalisation des statuts, l’homogénéisation consciente du groupe (chaque individu
s’alignant sur les autres), c’est le fait d’avoir en commun le même code, de partager les
mêmes signes qui vous font différents tous ensemble, de tel autre groupe. » (ibid.
p. 109).
En analysant le souci de soi lié à la mode chez Beauty, nous avions identifié un para-
doxe selon lequel les marketeurs doivent se distinguer dans les choix d’apparat afin de
montrer leur adhésion à un produit tout en respectant les codes de la mode qui tendent

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SE TRANSFORME SOI-MÊME POUR DONNER CORPS AU CHANGEMENT

à standardiser leur apparence. Cette contradiction se reflète dans la communication ins-


titutionnelle de Beauty qui revendique une présence mondiale, un rêve universel de
beauté tout en prétendant participer à la singularité de chacun de ses clients :
« Chacun exprime sa singularité par le choix d’une coiffure, d’un soin, d’un
maquillage ou d’un parfum. Porté par ses marques mondiales à la sensibilité esthétique
propre, Beauty a fait du rêve universel de beauté une expérience singulière et un mode
d’expression personnel que chaque femme, chaque homme s’approprie dans toutes ses
différences. » (site internet de Beauty)
Baudrillard montre qu’il ne s’agit pas d’un paradoxe. Ce processus de différenciation
s’opère au niveau de chaque individu, sans cesser d’être une fonction collective, ce qui
explique qu’il ne contredit pas du tout un conformisme, au contraire. Le narcissisme de
l’individu en société de consommation « n’est pas jouissance de la singularité, il est
réfraction de traits collectifs. » (ibid. p. 137).
Illustration parfaite de ce phénomène : la mode. Dès 1904, Simmel souligne la bipo-
larité de la mode qui satisfait à la fois un désir d’intégration sociale et un besoin de dif-
férenciation (Simmel, 1904). Chez Beauty, comme dans la société de consommation, la
mode se veut une expression de l’individualité mais son développement repose sur une
standardisation des corps et des apparences (Jeacle, 2003, 2006).
L’uniformisation, la conformité attendue des individus pose également la question de
la liberté individuelle dans la société de consommation : « Ce réinvestissement narcis-
sique, orchestré comme mystique de libération et d’accomplissement, est en fait tou-
jours simultanément un investissement de style efficace, concurrentiel, économique. Le
corps ainsi « réapproprié » l’est d’emblée en fonction d’objectifs « capitalistes » :
autrement dit, s’il est investi, c’est pour le faire fructifier. Ce corps réapproprié ne l’est
pas selon les finalités autonomes du sujet […] mais selon une contrainte d’instrumenta-
lité directement indexée sur le code et les normes d’une société de production et de
consommation dirigée. » (Baudrillard, 1970, p. 202). Chez Beauty, cette pseudo liberté
se reflète à la fois dans les choix d’apparat où les individus sont contraints de représen-
ter leur produit et pas un autre, mais également dans la conduite de leur projet et de leur
carrière, où les décisions, reposant sur une rumeur volatile, leur échappent.

En conclusion, notre article montre comment les techniques de soi peuvent devenir
des outils de contrôle de soi par soi, au service de l’entreprise. Notre recherche analyse
par quels procédés le souci de soi peut être instrumentalisé dans un contexte d’entre-
prise. Cette posture est inhabituelle, car de prime abord, il semble contraire au « souci
de soi comme entreprise de sagesse » d’être aliéné à une logique autre que la liberté de
devenir soi, en l’occurrence « commandé ou même imposé par une structure de direc-
tion » (voir chapitre F. Gros). Si les techniques de soi deviennent des outils de contrôle
chez Beauty, c’est parce qu’une confusion s’opère entre l’employé et l’individu consom-
mateur. Beauty s’appuie sur les aspirations personnelles des individus, insufflées par la
société de consommation, et les transforme en objet de contrôle. Nous avons ici montré
que si le souci de soi ne peut être imposé à l’individu, « la liberté de devenir soi » peut
être néanmoins instrumentalisée et transformée comme support de gouvernement des
individus dans l’entreprise. Notre étude invite donc à envisager les techniques de soi
comme un ensemble de pratiques managériales qui participent à la création du sujet
dans l’entreprise.
En ce sens, cet article s’inscrit dans la lignée des recherches foucaldiennes en sciences
de gestion qui s’attachent à dépasser la prise en compte des modes et outils de contrôle

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Beauty or not beauty… Les techniques du souci de soi comme outils de contrôle
dans une entreprise cosmétique

comme simples instruments disciplinaires. Dans cet article, on ne s’intéresse pas vrai-
ment aux pratiques de management comme outils de surveillance mais plus aux pra-
tiques de management comme modes de subjectivation conduisant à un autocontrôle
des individus. On a vu que les pratiques du souci de soi ne sauraient se limiter à des pra-
tiques de disciplinarisation. Cette étude confirme ainsi que si « la surveillance peut être
considérée comme une technique de gouvernement de l’entreprise […] le gouverne-
ment de l’entreprise ne se limite pas à des techniques de disciplinarisation. » (Pezet,
2004).
Par ailleurs, notre étude propose un autre sens de lecture et d’application des
réflexions foucaldiennes en partant de l’étude du gouvernement dans l’entreprise pour
étudier le gouvernement de l’individu par lui-même. On a souligné que Beauty s’appuie
sur les formes de subjectivation imposées à l’individu par la société de consommation
(modèle de beauté, diktat de la mode et de la minceur) pour exercer un contrôle sur l’in-
dividu. C’est cette utilisation des techniques de gouvernement sociétal comme tech-
niques de gouvernement managérial qui permet de passer du gouvernement imposé au
gouvernement du sujet par lui-même. S’il n’y avait pas utilisation des techniques de soi
comme outils de contrôle, cela ne conduirait pas à une subjectivation de l’individu déve-
loppée par lui-même plutôt qu’imposée par l’extérieur.
On peut reprocher à cette recherche d’avoir choisi un point de vue empirique (la
fonction marketing au sein d’une entreprise dédiée à la beauté) qui ne peut qu’aller dans
le sens de l’analyse théorique proposée sur le souci de soi. Il peut en effet sembler évi-
dent que, dans une entreprise qui a pour mission « la beauté des femmes », les tech-
niques de soi comme outils de contrôle s’appuient sur les fondements de la société de
consommation. Les objets et techniques du souci de soi différeraient sans doute dans
d’autres domaines d’activité. Toutefois, sur ce point, il nous semble que cette étude pro-
pose des axes d’analyse qui pourraient décrypter de manière pertinente d’autres
domaines où les organisations sont à la fois investies et intéressées par les mécanismes de
la société de consommation. On pense notamment au business du sport qui mène à une
confusion grandissante entre sport, argent et marque. On pense également aux mass-
media avec leurs programmes de télé-réalité ou encore leurs chanteurs à succès créés de
toute pièce pour incarner les soucis de toute une génération d’individus et faire vendre
une collection de produits dérivés.
Dans cet article, nous nous sommes attachées à éclairer les mécanismes de fonction-
nement du souci de soi dans l’entreprise à travers ses objets et ses techniques. Nous
n’avons pas véritablement abordé ses effets individuels comme organisationnels, piste de
recherche qui mériterait développement.

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