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souci de soi (Foucault, 1984, 2001), complété par les analyses de Baudrillard (1970, 1977)
relative à la société de consommation.
Une étude de cas concernant le leader mondial des produits de beauté permet d’ana-
lyser les techniques du souci de soi pratiquées au sein de la fonction marketing et éclaire
les mécanismes qui font de ces techniques un moyen de gouvernement des individus
dans l’entreprise. Cette instrumentation du souci de soi est rendue possible par une
confusion, un amalgame entretenu entre différentes facettes des individus (employé,
consommateur) et divers attributs de l’entreprise (marque, produit). Nous montrons
que cette instrumentation suppose un contexte où les valeurs, les aspirations et les repré-
sentations des individus convergent avec les objectifs de l’entreprise. Pour exercer un
contrôle sur l’individu, l’entreprise étudiée s’appuie sur les formes de subjectivation
imposées à l’individu par la société de consommation (modèle de beauté, diktat de la
mode et de la minceur).
Ces résultats inscrivent notre recherche dans une perspective critique et postmoderne.
Ils font effectivement écho à un diagnostic commun aux deux approches : diagnostic
selon lequel l’objet du contrôle dans les organisations est de moins en moins le pouvoir
et le comportement de la main d’œuvre et de plus en plus l’esprit et la subjectivité des
employés (Alvesson et Deetz, 1996, p. 192). Ce diagnostic révèle un recours de plus en
plus systématique des organisations à des formes instrumentales de raisonnement, qui
privilégient les moyens par rapport aux fins (Alvesson et Deetz, 1996, p. 211).
Cet article s’articule autour de cinq parties. Après avoir rapidement retracé l’évolu-
tion de la notion d’individu dans l’entreprise, nous présentons les questions que soulève
le concept du souci de soi chez Foucault (section 1). Nous décrivons ensuite notre
méthodologie (2) et présentons l’entreprise étudiée (3). Grâce à l’analyse d’une étude de
cas (4), nous identifions trois objets et techniques du souci de soi comme outil de
contrôle dans le contexte d’une entreprise : le corps et son observation (4.1), l’apparat et
son analyse (4.2) et le langage et ses usages (4.3). La dernière partie identifie les raisons
pour lesquelles ces objets du souci de soi deviennent des objets de contrôle de soi par soi
et analyse à cet effet la confusion entre les figures de l’employé, du consommateur et du
produit (5).
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les très fortes contraintes que cette organisation lui impose, et à considérer comme auto-
nomie ce qui n’est pas réellement détention de pouvoir » (Bouquin, 2004, p. 168).
L’employé est donc envisagé comme un individu qui cherche activement à diriger sa
propre vie afin de maximiser les retours en termes de succès et de réussite. Du Gay élar-
git cette analyse en développant le concept d’individus entrepreneurs d’eux-mêmes (Du
Gay, 1996; du Gay, Salaman et Rees, 1996). Il étudie la création du manager à travers le
management de sa propre conduite : « se faire ’soi-même’ suggère un processus de for-
mation ou de transformation culturel et matériel, […] au cours duquel l’adoption de
certaines habitudes et dispositions permet à l’individu de devenir – et d’être reconnu
comme – un type particulier de personne » (Du Gay, Salaman et Rees, 1996, p. 264).
Ce comportement consistant à agir sur soi-même fait écho au concept foucaldien de
souci de soi.
2. Afin d’alléger la terminologie, nous appellerons dans la suite de l’article « techniques de soi » les techniques du souci de soi.
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Néanmoins, si le corps est une cible essentielle du souci de soi chez Foucault, la pen-
sée en est une autre. Ce « travail de la pensée sur elle-même » s’exerce par le recours à
trois types de techniques : les épreuves pratiques, les examens de conscience et le filtrage
permanent des représentations » (1984, p. 75-79).
Les épreuves pratiques ont « pour double rôle de faire avancer dans l’acquisition
d’une vertu et de mesurer le point auquel on est parvenu ». Une des principales carac-
téristiques des épreuves est de se soumettre au regard des autres. À côté des ces épreuves
pratiques, l’examen de conscience revêt un caractère judiciaire. « Il s’agit d’« instruire
le procès de ses propres mœurs », de « plaider ou citer sa cause ». Ces éléments sem-
blent indiquer la césure du sujet en une instance qui juge et un individu accusé » (1984,
p. 77). Toutefois, précise Foucault, l’examen de conscience ne porte pas sur des infrac-
tions. Il consiste davantage en l’inspection d’un travail, du degré d’accomplissement
d’une mission, en l’estimation d’une faute par rapport aux règles de conduite, mais il ne
mène pas à « une sentence de culpabilité, ou à des décisions d’autochâtiment » (1984,
p. 78). L’enjeu de l’examen n’est donc pas de découvrir sa propre culpabilité. Si on « ne
se cache rien », si on « ne se passe rien », c’est pour pouvoir mémoriser ce qui est légi-
time et, ultérieurement, appliquer des règles de conduite qui permettent d’atteindre
cette légitimité. La troisième technique de soi est un travail de la pensée sur elle-même
qui doit avoir la forme d’un « filtrage permanent des représentations » : examiner,
contrôler et trier ses pensées. Plus qu’un exercice fait à intervalles réguliers, c’est une atti-
tude constante qu’il faut prendre à l’égard de soi-même (1984, p. 79).
La lecture de Foucault invite donc à explorer la question du souci de soi par ses tech-
niques.
Toutefois, le souci de soi tel qu’il est développé dans l’œuvre de Foucault s’inscrit
dans les questionnements de la philosophie grecque. Il est analysé par Foucault dans des
contextes propres à cette philosophie (Écoles, Églises, État). Dans Oublier Foucault,
Baudrillard fournit des éléments d’analyse complémentaires car il permet d’étudier les
techniques de soi dans le contexte de l’entreprise, institution phare de la société de
consommation.
Pour lui, c’est la séduction qui fonde le pouvoir et la société de consommation. C’est
en analysant la problématique de la séduction dans les mécanismes de production et de
pouvoir qu’on parvient à saisir ces derniers (Baudrillard, 1977, p. 62-66). L’ancrage sur
les objets et techniques du souci de soi est essentiel à cette analyse. Sur ce point, Fou-
cault et Baudrillard se rejoignent : le corps comme le langage sont des objets à travailler
et des techniques du souci de soi : « C’est bien ici que se jouent aussi « les » pouvoirs
de Foucault : greffés sur l’intimité des corps, sur le tracé des discours, sur le frayage des
gestes – stratégie […] subtile, […] discursive, qui […] éloigne le pouvoir de l’histoire et
le rapproche de la séduction. » (Baudrillard, 1977, p. 83-84).
Baudrillard permet de réinterpréter les objets et techniques centraux du souci de soi
dans l’entreprise, institution phare d’une société de consommation fondée sur la séduc-
tion.
Foucault révèle l’intérêt d’observer le travail que le sujet fait sur lui-même et de com-
prendre les mécanismes à l’œuvre dans ce travail. L’Histoire de la sexualité et l’Herméneu-
tique du sujet placent le souci de soi au cœur du développement du sujet et identifient
les techniques à l’œuvre dans la création du sujet dans la société (épreuves pratiques, exa-
men de conscience et filtrage des représentations). Si le souci de soi apparaît sans nul
doute comme une question légitime dans un contexte d’entreprise, que deviennent ses
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objets et techniques dans un tel contexte ? C’est à cette question que nous tentons de
répondre. Baudrillard, en analysant la société de consommation et son fonctionnement
permet de réinterpréter les objets et techniques du souci de soi dans l’entreprise, institu-
tion phare de cette société.
2. Méthodologie
Diagnostiquer et analyser des techniques de soi nécessite tout particulièrement de pen-
ser le dispositif méthodologique à mettre en œuvre. Cela implique une posture spéci-
fique du chercheur, se positionnant nécessairement comme un allié empathique,
cherchant à atteindre un degré d’intimité important avec les interviewés. L’empathie est
ici un instrument pour entrer dans le monde de l’informateur. Cette entrée n’est toute-
fois pas le but ultime : elle est à son tour un instrument pour atteindre des mécanismes
sociaux, qui à leur tour peuvent être considérés comme des instruments pour produire
de nouveaux concepts (Kaufmann, 2001, p. 53).
Outre l’empathie créée avec les personnes interviewées, une connaissance approfon-
die de l’entreprise constitue également un élément clé pour l’appréhension de phéno-
mènes sociaux complexes. Celle-ci a été obtenue grâce à la combinaison de plusieurs
méthodes de collecte de données dans une démarche que l’on peut qualifier d’enton-
noir. Cette étude s’appuie en effet sur une méthodologie qualitative combinant une
observation participante et deux séries d’entretiens. L’observation participante corres-
pond à une immersion de trois mois dans la division Marché Luxe. Bien que cette obser-
vation ait eu lieu à une période où le chercheur n’avait pas pour objectif de réaliser cette
recherche, les constats et analyses menées à l’époque participent à une amélioration de
la qualité et de la fiabilité des interprétations qui peuvent être faites des données collec-
tées par la suite. Une première série d’entretiens a été réalisée auprès de 13 personnes de
l’entreprise occupant des postes de contrôleur de gestion et des chefs de produit. À l’is-
sue de cette première vague d’entretiens, il est apparu que la fonction marketing occu-
pait une place centrale dans l’entreprise et que ses membres étaient plus
particulièrement exposés à mettre en œuvre des techniques de souci de soi. L’essentiel
du matériau présenté dans cet article se réfère à une seconde vague d’entretiens réalisée
auprès d’une population exclusivement marketing. Ces entretiens ont été réalisés en face
à face ou, exceptionnellement, par téléphone. D’une durée plutôt longue, mais variable
(de trois-quarts d’heure à deux heures trente), ils ont tous été enregistrés. L’analyse du
matériau collecté a été réalisée dans un processus d’aller-retour entre la théorie et les
observations du terrain.
Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits et codés grâce au logiciel NUDIST
NVIVO, un programme facilitant l’analyse de données qualitatives. Ce logiciel permet
de coder ligne à ligne voire mot à mot grâce à des catégories déterminées par les cher-
cheurs. Ces codes émergent de trois sources principales : les questions de recherche préa-
lables, la théorie, les données empiriques, mais également de l’interaction entre ces trois
éléments qui a lieu au cours de la recherche (Anderson-Gough et al., 2005). Le cadre
d’analyse initial, issu de la théorie, s’est largement enrichi au long des entretiens et a évo-
lué avec leur analyse. Notre objectif était d’identifier, à partir des sujets abordés au cours
des entretiens, quels codes semblaient émerger plutôt que de structurer a priori les entre-
tiens autour de sujets préalablement identifiés. Comme le soulignent Anderson-Gough
et al., il s’agit d’une façon de traiter la question du dynamisme dans le processus de
recherche (Anderson-Gough et al., 2005).
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À la fin du codage, trois thèmes principaux ont émergé comme constituant les objets
et les techniques du souci de soi chez Beauty : le corps, l’apparat ainsi que le langage et
les usages. En effet, le corps, l’apparat et le langage constituent des objets, des cibles du
souci de soi, c’est-à-dire des éléments sur lesquels les individus doivent travailler. L’ob-
servation du corps, l’analyse visuelle et olfactive de l’apparat et l’usage du langage sont
assimilées à des techniques au service du souci de soi, car elles visent à transformer la per-
ception et le discours des autres sur soi.
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celui des autres), l’analyse visuelle et olfactive de l’apparat et les usages du langage (déve-
loppement de la rumeur).
5. C’est-à-dire un contrôle exercé par l’individu sur lui-même, suite à une appropriation des normes et des valeurs du groupe.
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coiffure ne sont pas secondaires. Toute la tenue doit être pensée. Comme le souligne
une chef de produit Luxe : « Tu dois avoir une opinion sur tes fringues. […] Tu t’ha-
billes pour aller bosser. »
Le choix du parfum n’est ainsi pas libre et fait partie de la panoplie, du « bleu de tra-
vail » que les marketeurs doivent endosser.
« Tu ne peux pas porter un autre parfum que celui sur lequel tu bosses. Les représen-
tants risqueraient de le remarquer. » (Chef de produit Luxe)
Avec l’apparat émerge une nouvelle caractéristique du souci de soi dans l’entreprise :
le fait que ses objets et ses techniques fassent à la fois office d’outils de contrôle et d’ou-
tils de travail.
Le souci de soi portant sur l’apparat revêt plusieurs similitudes avec le souci de soi
centré sur le corps. Dans un cas comme dans l’autre, l’observation des autres est fonda-
mentale. L’observation de l’apparence est essentielle puisqu’elle signale les objets de la
conduite de soi.
« On est capable de te tirer ta veste pour regarder la marque… Des trucs qui sont
quand même des signes très forts que tu es observé. » (Chef de groupe Coiffure)
L’observation n’est pas simplement destinée à prendre conscience du modèle mais
elle se déploie dans un contexte de représentation (Goffman, 1969), de spectacle, sous-
tendus par un simulacre de naturel.
« À la cantine, tu as une espèce d’allée au milieu qui dessert les tables. C’est comme
un podium. Les filles défilent. Et tu fais semblant, quand tu marches, de ne pas avoir
conscience d’être regardé. Les filles se déhanchent, regardent au loin. » (Chef de pro-
duit Luxe)
Consécutivement, l’observation est un moyen fondamental de vérifier soi-même sa
propre conformité par rapport au modèle et l’évolution de cette conformité.
« Tout le monde va à la cafèt le matin. C’est un rituel. Les gens viennent vérifier leur
côte dès le matin. Quand je suis arrivée, je me suis rendue compte que, quand je parlais
à ma chef, elle ne m’écoutait pas mais regardait tous les autres qui étaient à la cafèt. Elle
était en train de regarder si on la voyait bien, si tout le monde avait vu comment elle
était belle, bien maquillée etc. » (Chef de produit Luxe)
Observer les autres fait partie du travail quotidien de chacun au marketing et est en
même temps un moyen de se construire et de comprendre les codes tacites. De cette
observation et du sentiment d’être observé découle la prise de conscience du modèle de
« bon goût » en matière d’apparat préalable à la mise en conformité par rapport à ce
modèle. Le modèle d’apparat, comme le modèle corporel, n’a pas besoin d’être verba-
lisé. La vue suffit à sa compréhension, sa mise en œuvre et à sa diffusion, à la différence
d’un message stratégique classique (slogan, valeurs), qu’il faudrait veiller à formuler,
puis à diffuser tout au long de la ligne hiérarchique.
Comment te rends-tu compte du modèle ?
« Tu le vois. Si tu vois passer une fille et qu’elle est bien habillée, tu sais qu’elle est à
l’inter. Tu le sens, c’est un truc qui tourne sans cesse. Tu le vois tous les matins. Quand
j’étais en filiale, je ne me maquillais pas. Ici, en deux trois mois, c’était terminé. En ce
moment, on a une chef de produit qui n’est pas du tout lookée. Elle vient d’arriver de
filiale. Elle ne fait aucun effort. Ça se voit tout de suite dans l’environnement. Ça se
remarque. » (Chef de produit Luxe)
Le souci de soi portant sur l’apparat apporte toutefois des éléments de compréhension
nouveaux du concept par rapport au souci de soi corporel. L’objet de l’apparat implique
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une autre conformité par rapport à celle recherchée dans le souci de soi visant le corps.
Avec l’apparat, le produit et la marque s’avèrent être des éléments fondamentaux du
souci de soi chez Beauty. C’est bien une conformité à un produit ou à une marque qui
est recherchée (l’individu incarne-t-il correctement la marque ?) là où le souci de soi
visant le corps recherchait une conformité à un modèle plus général (le mannequin, la
femme mince) 6.
Pour montrer son adhésion au nouveau parfum « V » qu’on venait de lancer, la
directrice de la moitié des marques de luxe chez Beauty s’habillait tout le temps dans la
marque V. Tout le monde savait que c’était un signe très fort de sa préférence par rap-
port aux autres marques. Elle nous disait, en gros : « J’adhère complètement au créa-
teur, et vous, vous êtes tous ringards ».
De plus, les procédures d’épreuve sont réalisées dans un cadre différent. Avec le souci
de soi corporel, elles avaient lieu lors de moments informels (galette des rois, déjeuner à
la cantine). Dans le souci de soi portant sur l’apparat, les procédures d’épreuves corres-
pondent à des événements organisationnels majeurs tels que l’entretien d’évaluation ou
les réunions.
« La réunion mensuelle de division, tu sais qui y va, rien qu’en regardant dans les
couloirs, car tu as l’impression qu’ils se sont préparés pour une soirée de gala. La pre-
mière fois, j’étais fascinée. » (Chef de groupe Coiffure)
Par ailleurs, on observe qu’au cours de ces épreuves, l’expression d’une conformité ou
d’une non-conformité par rapport au modèle de bon goût en matière d’apparat est
beaucoup plus explicite que le jugement de la conformité de l’individu par rapport au
modèle corporel. Le verdict est ici formulé par la hiérarchie.
« Dans cette réunion de présentation des produits aux commerciaux, un directeur a
regardé mes chaussures et a dit à ma boss : “elle est prête pour l’inter” [inter : les pro-
duits ou le développement à l’international, considéré comme la voie royale]. » (Chef de
produit Luxe)
« Pendant les entretiens d’évaluation, on te dit si tu es mal habillé. Ça arrive à plein
de gens : « tu n’incarnes pas suffisamment la marque, tu n’es pas dans les codes de la
marque. » […] Ça marque tes patrons. À un moment donné, ils se disent : “Est ce que
tu es dans la marque ou pas ?” en fonction de comment tu apparais, comment tu t’ha-
billes. » (Chef de produit Luxe)
Il est essentiel d’incarner sa marque, ce qui devrait conduire à une différenciation. En
même temps, on constate que la mise en conformité au modèle de bon goût en matière
d’apparat inspiré de la mode conduit les individus à une certaine uniformisation.
« À l’inter, tu es obligé d’avoir un certain look. Il y a un code vestimentaire. Chez
Beauty, c’est le genre couverture de magazine, la jolie nana. Tu n’as pas ton propre style,
ça, c’est dans d’autres boîtes. Ici, toutes les filles se ressemblent un peu. Elles portent du
Zadig, il faut être sexy. » (Chef de produit Luxe)
Une interviewée évoque le fait que lorsqu’une « fille » donne le ton avec un acces-
soire ou un vêtement qui plaît, tout le monde la copie. Plusieurs raisons nous font ainsi
penser que le souci de soi portant sur l’apparat passe par le port de l’uniforme :
Tout le monde a relativement la même tenue puisqu’il s’agit de suivre la mode, les
tendances, et que les filles se copient entre elles.
6. On peut s’interroger sur les origines des modèles de corps et d’apparat. Nous reviendrons sur cette question plus loin dans
l’article en soulignant que ces modèles proviennent de la société de consommation.
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« Tu es dans une boite hyper politique où l’on n’appellera pas un chat un chat. En
réunion, à partir d’un slide, tu dois pouvoir argumenter tout et son contraire. Par
exemple, tu mettras un chiffre, et en fonction de l’ambiance de la réunion, tu diras si le
chiffre est mauvais ou très bon. Jamais tu ne mettras un titre problématisé sur un slide.
Ca fait partie des codes. Au cours de réunions, j’ai vu des chefs changer d’avis comme le
vent qui tourne. » (Chef de groupe Coiffure)
Le responsable hiérarchique étant lui aussi soumis à cet impératif d’ambivalence,
comme le montre le verbatim précédent, l’individu ne peut pas compter sur lui pour
trouver un appui concernant son projet dans le cas où « le vent lui est contraire ». Il est
alors seul dans l’épreuve.
« Pour tester son équipe, le manager a l’habitude de la laisser sans bouée dans la pis-
cine. Il la laisse couler et la sort progressivement de l’eau. […] C’est une boîte très indi-
viduelle. » (Chef de groupe Coiffure)
Il est par conséquent nécessaire pour les marketeurs de mobiliser d’autres ressources
au sein de l’organisation. À cet effet, ils vont se constituer un réseau. L’objectif sera de
modeler les représentations des autres membres de l’entreprise. Cette activité relève du
lobbying et nécessite de solliciter l’attention et l’adhésion d’un maximum de personnes.
« Tu as un système de vente des projets complètement transversal. Quelles que soient
les divisions, la manière de vendre à ta hiérarchie un shampoing que tu veux lancer
demain est complètement normée. C’est un système Beauty pour vendre tes idées en
interne, des codes identiques d’une division à l’autre. Ces codes sont : beaucoup
d’écoute avant de parler au début, réseau avant tout, donner avant de recevoir, consti-
tuer ton équipe, prévente de ton projet dans les couloirs, avant de rentrer en réunion.
Tu ferres ta réunion avant de la faire. C’est très politique, comme une campagne. »
(Chef de groupe Coiffure).
Si le langage consiste bien en un objet du souci de soi, il en constitue également une
technique. Ainsi, la capacité à susciter une rumeur favorable autour de ses projets peut
s’assimiler à une technique du souci de soi portant sur le langage.
« C’est la somme de choses orales qui vont dans le sens de ton projet qui permet de
lui faire prendre forme. » (Chef de groupe Coiffure)
Les individus se rendent compte que la rumeur est un élément clé à travailler car elle
détermine non seulement l’acceptation ou le rejet d’un projet lors d’une réunion mais
également la progression hiérarchique.
« Tu es identifié haut potentiel quand tu as bien réussi à vendre ton projet, quand il
y a un consensus sur toi. On dit de ton visuel qu’il est beau, de ta campagne qu’elle est
réussie. Ca fait le buzz, et ça revient. Ca fait mousse. Tu te rends compte que des gens
parlent de toi et de ton projet alors qu’ils ne te connaissent pas. C’est beaucoup par le
“on-dit”. » (Chef de groupe Coiffure).
Le réseau que l’individu a su se créer pour trouver des appuis complémentaires à ceux
de sa hiérarchie est un moyen essentiel de diffusion de la rumeur. En développant son
réseau, on optimise l’impact et la portée potentiels de la rumeur.
« Si tu n’as pas de réseau, les autres avancent beaucoup plus vite. Parce que tu dois
être coopté par les autres, il faut qu’on adhère à ce que tu dis. Tu fais parler de toi, il faut
qu’on t’aime. Quelqu’un qui n’est pas là-dedans, il perd 90% de son travail. » (Chef de
groupe Luxe)
Le réseau n’est pas uniquement un vecteur de diffusion de la rumeur, il a également
une fonction de veille concernant les projets concurrents. Il constitue par ailleurs un
moyen de tester son projet pour anticiper les réactions de ceux qui vont l’évaluer.
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« Ton réseau t’est personnel. C’est toi qui te le construis. Ce sont les gens que tu
côtoies et qui te soutiennent. Ce sont les gens qui vont t’avertir, à qui tu vas pouvoir
poser des questions. Tu appelles pour avoir les infos. Quelqu’un qui n’a pas de réseau ne
peut pas travailler. » (Chef de groupe Luxe)
Le langage apparaît comme un troisième objet du souci de soi dans l’entreprise. Il fait
référence à la façon de s’exprimer et aux mots choisis par les marketeurs. Le souci de soi
portant sur le langage prend deux formes : la capacité à développer un discours ambiva-
lent et la capacité à susciter une rumeur favorable autour de ses projets. Le réseau que
l’individu a su se créer est un moyen essentiel de diffusion de la rumeur. En le dévelop-
pant, le marketeur s’assure de l’impact et la portée potentiels de la rumeur.
Le cas Beauty nous a donc permis d’identifier plusieurs pratiques du souci de soi. Une
première consiste en une disciplinarisation du corps, la deuxième vise un savant travail
du « look », où les individus cherchent à être précisément à la pointe de la mode et doi-
vent représenter leur produit et enfin une troisième porte sur le langage, tant dans un
contrôle exercé sur la circulation des messages que dans leur formulation, nécessaire-
ment ambigüe mais aussi percutante. La section suivante éclaire les mécanismes qui
expliquent que les techniques de soi puissent devenir outils de contrôle dans l’entreprise.
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alimenter cette société. En cela, Beauty est un miroir de son objectif, la société de
consommation.
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En conclusion, notre article montre comment les techniques de soi peuvent devenir
des outils de contrôle de soi par soi, au service de l’entreprise. Notre recherche analyse
par quels procédés le souci de soi peut être instrumentalisé dans un contexte d’entre-
prise. Cette posture est inhabituelle, car de prime abord, il semble contraire au « souci
de soi comme entreprise de sagesse » d’être aliéné à une logique autre que la liberté de
devenir soi, en l’occurrence « commandé ou même imposé par une structure de direc-
tion » (voir chapitre F. Gros). Si les techniques de soi deviennent des outils de contrôle
chez Beauty, c’est parce qu’une confusion s’opère entre l’employé et l’individu consom-
mateur. Beauty s’appuie sur les aspirations personnelles des individus, insufflées par la
société de consommation, et les transforme en objet de contrôle. Nous avons ici montré
que si le souci de soi ne peut être imposé à l’individu, « la liberté de devenir soi » peut
être néanmoins instrumentalisée et transformée comme support de gouvernement des
individus dans l’entreprise. Notre étude invite donc à envisager les techniques de soi
comme un ensemble de pratiques managériales qui participent à la création du sujet
dans l’entreprise.
En ce sens, cet article s’inscrit dans la lignée des recherches foucaldiennes en sciences
de gestion qui s’attachent à dépasser la prise en compte des modes et outils de contrôle
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comme simples instruments disciplinaires. Dans cet article, on ne s’intéresse pas vrai-
ment aux pratiques de management comme outils de surveillance mais plus aux pra-
tiques de management comme modes de subjectivation conduisant à un autocontrôle
des individus. On a vu que les pratiques du souci de soi ne sauraient se limiter à des pra-
tiques de disciplinarisation. Cette étude confirme ainsi que si « la surveillance peut être
considérée comme une technique de gouvernement de l’entreprise […] le gouverne-
ment de l’entreprise ne se limite pas à des techniques de disciplinarisation. » (Pezet,
2004).
Par ailleurs, notre étude propose un autre sens de lecture et d’application des
réflexions foucaldiennes en partant de l’étude du gouvernement dans l’entreprise pour
étudier le gouvernement de l’individu par lui-même. On a souligné que Beauty s’appuie
sur les formes de subjectivation imposées à l’individu par la société de consommation
(modèle de beauté, diktat de la mode et de la minceur) pour exercer un contrôle sur l’in-
dividu. C’est cette utilisation des techniques de gouvernement sociétal comme tech-
niques de gouvernement managérial qui permet de passer du gouvernement imposé au
gouvernement du sujet par lui-même. S’il n’y avait pas utilisation des techniques de soi
comme outils de contrôle, cela ne conduirait pas à une subjectivation de l’individu déve-
loppée par lui-même plutôt qu’imposée par l’extérieur.
On peut reprocher à cette recherche d’avoir choisi un point de vue empirique (la
fonction marketing au sein d’une entreprise dédiée à la beauté) qui ne peut qu’aller dans
le sens de l’analyse théorique proposée sur le souci de soi. Il peut en effet sembler évi-
dent que, dans une entreprise qui a pour mission « la beauté des femmes », les tech-
niques de soi comme outils de contrôle s’appuient sur les fondements de la société de
consommation. Les objets et techniques du souci de soi différeraient sans doute dans
d’autres domaines d’activité. Toutefois, sur ce point, il nous semble que cette étude pro-
pose des axes d’analyse qui pourraient décrypter de manière pertinente d’autres
domaines où les organisations sont à la fois investies et intéressées par les mécanismes de
la société de consommation. On pense notamment au business du sport qui mène à une
confusion grandissante entre sport, argent et marque. On pense également aux mass-
media avec leurs programmes de télé-réalité ou encore leurs chanteurs à succès créés de
toute pièce pour incarner les soucis de toute une génération d’individus et faire vendre
une collection de produits dérivés.
Dans cet article, nous nous sommes attachées à éclairer les mécanismes de fonction-
nement du souci de soi dans l’entreprise à travers ses objets et ses techniques. Nous
n’avons pas véritablement abordé ses effets individuels comme organisationnels, piste de
recherche qui mériterait développement.
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