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RALENTI

Texte paru dans A. de Baecque & P. Chevallier (dir.), Dictionnaire de la pensée du


cinéma, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2012

L’effet cinématographique du ralenti est obtenu en jouant de la différence qui existe


entre le temps de l’enregistrement et celui de la projection : il consiste simplement à
filmer une scène à une vitesse supérieure aux habituelles 24 images par seconde, pour
projeter ensuite les images à vitesse normale. Le cinéma primitif a d’abord exploité les
ressources comiques de l’accéléré, qui est l’envers du même procédé. En tant qu’« effet
spécial », le ralenti s’inscrit dans le sillage des expériences chronophotographiques de
Muybridge et Marey ; il s’est développé ensuite dans le cinéma scientifique, notamment
chez Jean Painlevé. On prendra soin de distinguer ce « ralenti mécanique » du « ralenti
narratif », procédé de montage opérant par raccords de plans. Lorsque la caméra, dans les
temps morts de l’action, continue à errer à l’intérieur d’une situation par une sorte de va-
et-vient d’un élément à l’autre de la scène, la durée paraît se dilater sans fin. Balazs
évoquait à ce sujet une « micro-dramaturgie » (un « micro-drame de la minute »). Les
inserts et les raccords ont pour effet d’installer le spectateur dans une durée découplée du
« temps réel » de l’événement. Celui-ci aura beau être extrêmement bref, un montage
habile pourra toujours l’allonger artificiellement en le morcelant, à la manière d’un
stroboscope. Ainsi les scènes de suspense des films de Hitchcock (la scène du cigare dans
Blackmail, les soixante-dix plans du meurtre de Janet Leigh sous la douche, dans Psychose)
imposent paradoxalement le ralenti au cœur même de l’action la plus trépidante, la plus
tendue. Mais cet « étirement subjectif », « cette viscosité du temps », sont un pur effet de
montage, symétrique de l’accéléré auquel Griffith a si souvent recours lorsqu’il décrit des
actions parallèles (P. Bonitzer, La champ aveugle, p. 70-71). En un tout autre sens,
Tarkovski parlait de la « pression du temps », désignant par là un degré d’intensité propre
à chaque plan, indépendant du rythme imposé par les raccords. Tous ces aspects
concourent à la construction d’une durée cinématographique où se composent vitesses et
lenteurs, accélérations et ralentissements, sur un plan d’expérience qui s’égale, à la limite, à
la totalité du film.

Le ralenti proprement mécanique marque une rupture par rapport à cette logique. Sa
rareté même le distingue, et s’il lui arrive de servir la rhétorique du montage ou du plan-
séquence, la diversité des interprétations esthétiques que suscite son usage interdit de lui
attribuer une signification univoque. La fonction emphatique du ralenti est sans doute la
plus évidente, notamment dans les films de « genre » (action, arts martiaux) où il vient
rehausser des scènes de combat ou des poursuites acrobatiques. Le ralenti accentue la
puissance et la vitesse d’un geste, il magnifie la virtuosité de celui qui l’accomplit. On songe
à la grâce aérienne des plongeurs filmés par Leni Riefenstahl, à la chute qui conclut la scène
de duel des Sept samouraïs, et plus généralement aux usages variés (analytiques ou
expressifs) du ralenti sportif. Le procédé participe ici de ce que les rhétoriciens appellent
le style « élevé » : amplification et hyperbole. Dans d’autres cas, il peut remplir une
fonction lyrique ou onirique. Le corps suspendu dans sa chute, ravi à lui-même, a quelque
chose des images flottantes du rêve ; comme la rupture des fonctions sensori-motrices

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prépare, selon Deleuze, l’avènement de l’« image-temps », le ralenti ouvre à un nouveau
régime de l’image, aux limites de l’« image-action », quelque part entre entre l’« image-
perception » et l’« image-affection ». Dans le finale hallucinatoire de Zabriskie Point, les
« ondes de colère » libérées par l’héroïne à la manière d’un châtiment divin finissent par
engloutir toute la narration dans une « situation optique et sonore pure ».

Au-delà de cette fonction suggestive ou rhétorique, le ralenti pose finalement la


question de la puissance de dévoilement et de révélation du cinéma ; il offre l’occasion de
préciser la portée exacte de la révolution introduite par le cinéma dans notre rapport à la
réalité. À propos du Mystère Picasso, commentant la manière dont Clouzot a filmé le
peintre au travail, Bazin théorise la différence entre le ralenti « naturel », obtenu par le
montage, et le ralenti « artificiel », qui relève d’un pur effet mécanique. Si l’enregistrement
du réel a pour premier office de produire une espèce de moulage ou d’empreinte de la
durée, le jeu qu’autorise le découplage du temps de la prise et du temps de la projection
doit être soumis à un règlement clair : le « truquage » sera acceptable, il se distinguera
d’une « falsification » du réel, s’il affiche clairement sa différence avec la prise naturelle, en
procédant par insertion de plans intermédiaires, ou au contraire par ellipses. « Tout le
cinéma, écrit Bazin, est fondé sur le libre morcellement du temps par le montage, mais
chaque fragment de la mosaïque conserve la structure temporelle réaliste des 24 images
seconde. Clouzot s’est bien gardé – et on ne saurait trop l’en féliciter – de nous faire le
coup du tableau-fleur, s’épanouissant comme les végétations des films scientifiques à
l’accéléré. » (Qu’est-ce que le cinéma ?, p. 200). Le ralenti mécanique, qui de ce point de
vue ne vaut pas mieux que l’accéléré, est au contraire ce qui vient perturber l’ancrage
« naturel » du temps du montage dans le temps de la prise ; en exploitant le différentiel de
vitesse entre la prise et la projection, il brouille la différence entre ces deux niveaux. Tout
se passe en somme comme si la prise elle-même se trouvait contaminée par un procédé
de montage, selon une manœuvre frauduleuse que contribuent à masquer les conditions
psychophysiologiques normales de la perception. Car celle-ci réclame, en tout état de
cause, 24 images par seconde tout le temps de la projection. La reconnaissance du ralenti
comme authentique moyen de révélation du réel, en « symbiose esthétique » avec la
durée des choses mêmes, passe par la remise en question de l’axiome qui guide d’un bout
à l’autre l’analyse de Bazin, à savoir que la caméra-œil serait le substitut mécanique d’un
œil humain, qu’elle serait naturellement accordée à des durées homogènes à celle de la
conscience du spectateur. Le ralenti mécanique est au contraire contemporain de
l’avènement d’un œil non humain fouillant le cœur des choses, et c’est sur ce point que
s’effectue le partage entre Bazin et ceux qui, comme Elie Faure ou Jean Epstein, ont
célébré la puissance d’étrangeté de « l’ultra-cinématographe ».

Cependant, cette orientation à certains égards antinaturaliste est elle-même partagée


entre plusieurs régimes de l’image cinématographique. On peut en effet distinguer un
ralenti constructiviste, dont les expériences de Vertov dans L’homme à la caméra
fourniraient le type, et un ralenti ontologique, dont Epstein a donné l’exemple dans sa
pratique de réalisateur (La chute de la maison Usher, Le tempestaire) en même temps qu’il en
a produit la théorie en se faisant l’écho de certains thèmes bergsoniens. D’un côté, le
ralenti opère en continuité avec les procédés habituels du montage alterné, explorant les
raccords, les reprises, les intervalles de durées et les différentiels de mouvement ; de
l’autre, il participe à la conquête d’une vision nouvelle, celle d’une réalité en devenir,

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malléable, tissée de durées diversement rythmées. Le grossissement de la trame
temporelle équivaut dans les deux cas à une suppression de l’action ou de la diégèse au
profit d’un drame intime ou objectif, étranger aux ressorts psychologiques habituels du
théâtre filmé. Il ne s’agit plus, comme dans le ralenti emphatique, de surligner ou de
ponctuer l’action, mais de livrer à la perception des devenirs imperceptibles et des micro-
durées. Il s’agit de faire affleurer le grain de la durée, avec tous les changements qualitatifs
qu’elle enveloppe. Chez Epstein, la forme elle-même apparaît alors comme une modulation
du temps, ou la limite vers laquelle tendrait un mouvement infiniment ralenti ;
« perpétuellement mobile, comme liquéfiée, [elle] n’est plus qu’une certaine lenteur
d’écoulement » (Écrits sur le cinéma, 1, p. 348). Sous les corps ordonnés aux règnes de la
nature, à la division en genres et en espèces, affleure ainsi le grouillement des devenirs, le
« monde fluide de l’écran ».

Il faut évoquer pour finir une troisième variété du ralenti : le ralenti numérique. Le
procédé du « Bullet-Time » popularisé par le film Matrix en offre une illustration frappante.
Pour réaliser la scène fameuse au cours de laquelle Neo (Keanu Reeves) parvient
miraculeusement à échapper au tir nourri d’un agent de la Matrice, il aura fallu que le
directeur des effets spéciaux transforme et perfectionne un procédé holographique dit de
« rotation figée » inventé au milieu des années 1990 en lui adjoignant des technologies
numériques de ralenti et de morphing destinées à fluidifier le mouvement, mais aussi à
rendre possibles toutes sortes d’étirements ou de dilatations par le biais de l’interpolation
et de l’insertion d’images. Ainsi se trouvent associées à un ultra-ralenti de l’ordre de 1000
à 2000 images par seconde toutes les possibilités dynamiques de la prise de vue habituelle.
Le « Flo Mo » (pour « flow motion ») qui permet de dilater ou de contracter à volonté la
trame temporelle est ici l’essentiel : c’est lui qui suggère contradictoirement le flux continu
de l’action et sa suspension, ou plutôt sa concentration extrême en un point privilégié de
la courbe d’un geste, sur lequel le regard peut s’attarder un instant avant de glisser à
nouveau. L’interpolation est avant tout un art de l’interstice, et le procédé du « Bullet-
Time », quoi qu’on pense de la forme filmique dans laquelle il s’insère, a ceci de commun
avec la pratique vertovienne ou godardienne de la coupure et de l’intervalle : il opère
entre deux images, et même deux types d’images, deux régimes de vitesse. Il permet
d’agencer, dans un même plan, deux dimensions qu’on n’avait jamais vu fonctionner
ensemble : les mouvements virtuels d’une caméra libre, et la restitution ralentie d’un
mouvement réel. Le personnage qui, par un tour de force qui est aussi le signe palpable de
son élection, parvient à éviter les balles qui lui sont tirées à bout portant, apparaît comme
gelé, saisi dans une durée épaisse et infiniment dilatée ; il tombe en arrière pendant de
longues secondes, comme suspendu dans le vide, tandis que l’œil de la caméra tourne
autour de lui à grande vitesse en décrivant des arabesques. Ce ralenti d’un nouveau genre,
qui doit autant à l’esthétique des jeux vidéo « 3D » qu’au cinéma d’animation ou aux films
de kung-fu, révèle la réalité virtuelle comme un milieu éminemment opérable. Conjuguant
les puissances du ralenti mécanique et du ralenti narratif, il participe à la fois du ralenti
constructiviste et du ralenti ontologique.

Elie DURING

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Bibliographie

ALBERA, F. (dir.), Arrêt sur image, fragmentation du temps : aux sources de la culture visuelle
moderne, Lausanne, Éditions Payot, 2002. – BALAZS, B., L’esprit du cinéma, Paris, Payot,
1977. – BAZIN, A., Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1975. – BONITZER,
P., Le champ aveugle, Paris, Cahiers du cinéma, 1982. – DELEUZE, G., L’image-temps, Paris,
Minuit, 1984 ; L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1985. – DURING, E., Faux raccords, Arles,
Actes Sud, 2010. – EPSTEIN, J., Écrits sur le cinéma, I et 2, Paris, Seghers, 1975. – FAURE,
E., Fonctions du cinéma, Paris, Gonthier, 1964. – TARKOVSKI, A., Le Temps scellé, Paris,
Cahiers du Cinéma, 2004.

Voir : Matrix.

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