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DURING Article Ralenti 2012 PDF
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Le ralenti proprement mécanique marque une rupture par rapport à cette logique. Sa
rareté même le distingue, et s’il lui arrive de servir la rhétorique du montage ou du plan-
séquence, la diversité des interprétations esthétiques que suscite son usage interdit de lui
attribuer une signification univoque. La fonction emphatique du ralenti est sans doute la
plus évidente, notamment dans les films de « genre » (action, arts martiaux) où il vient
rehausser des scènes de combat ou des poursuites acrobatiques. Le ralenti accentue la
puissance et la vitesse d’un geste, il magnifie la virtuosité de celui qui l’accomplit. On songe
à la grâce aérienne des plongeurs filmés par Leni Riefenstahl, à la chute qui conclut la scène
de duel des Sept samouraïs, et plus généralement aux usages variés (analytiques ou
expressifs) du ralenti sportif. Le procédé participe ici de ce que les rhétoriciens appellent
le style « élevé » : amplification et hyperbole. Dans d’autres cas, il peut remplir une
fonction lyrique ou onirique. Le corps suspendu dans sa chute, ravi à lui-même, a quelque
chose des images flottantes du rêve ; comme la rupture des fonctions sensori-motrices
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prépare, selon Deleuze, l’avènement de l’« image-temps », le ralenti ouvre à un nouveau
régime de l’image, aux limites de l’« image-action », quelque part entre entre l’« image-
perception » et l’« image-affection ». Dans le finale hallucinatoire de Zabriskie Point, les
« ondes de colère » libérées par l’héroïne à la manière d’un châtiment divin finissent par
engloutir toute la narration dans une « situation optique et sonore pure ».
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malléable, tissée de durées diversement rythmées. Le grossissement de la trame
temporelle équivaut dans les deux cas à une suppression de l’action ou de la diégèse au
profit d’un drame intime ou objectif, étranger aux ressorts psychologiques habituels du
théâtre filmé. Il ne s’agit plus, comme dans le ralenti emphatique, de surligner ou de
ponctuer l’action, mais de livrer à la perception des devenirs imperceptibles et des micro-
durées. Il s’agit de faire affleurer le grain de la durée, avec tous les changements qualitatifs
qu’elle enveloppe. Chez Epstein, la forme elle-même apparaît alors comme une modulation
du temps, ou la limite vers laquelle tendrait un mouvement infiniment ralenti ;
« perpétuellement mobile, comme liquéfiée, [elle] n’est plus qu’une certaine lenteur
d’écoulement » (Écrits sur le cinéma, 1, p. 348). Sous les corps ordonnés aux règnes de la
nature, à la division en genres et en espèces, affleure ainsi le grouillement des devenirs, le
« monde fluide de l’écran ».
Il faut évoquer pour finir une troisième variété du ralenti : le ralenti numérique. Le
procédé du « Bullet-Time » popularisé par le film Matrix en offre une illustration frappante.
Pour réaliser la scène fameuse au cours de laquelle Neo (Keanu Reeves) parvient
miraculeusement à échapper au tir nourri d’un agent de la Matrice, il aura fallu que le
directeur des effets spéciaux transforme et perfectionne un procédé holographique dit de
« rotation figée » inventé au milieu des années 1990 en lui adjoignant des technologies
numériques de ralenti et de morphing destinées à fluidifier le mouvement, mais aussi à
rendre possibles toutes sortes d’étirements ou de dilatations par le biais de l’interpolation
et de l’insertion d’images. Ainsi se trouvent associées à un ultra-ralenti de l’ordre de 1000
à 2000 images par seconde toutes les possibilités dynamiques de la prise de vue habituelle.
Le « Flo Mo » (pour « flow motion ») qui permet de dilater ou de contracter à volonté la
trame temporelle est ici l’essentiel : c’est lui qui suggère contradictoirement le flux continu
de l’action et sa suspension, ou plutôt sa concentration extrême en un point privilégié de
la courbe d’un geste, sur lequel le regard peut s’attarder un instant avant de glisser à
nouveau. L’interpolation est avant tout un art de l’interstice, et le procédé du « Bullet-
Time », quoi qu’on pense de la forme filmique dans laquelle il s’insère, a ceci de commun
avec la pratique vertovienne ou godardienne de la coupure et de l’intervalle : il opère
entre deux images, et même deux types d’images, deux régimes de vitesse. Il permet
d’agencer, dans un même plan, deux dimensions qu’on n’avait jamais vu fonctionner
ensemble : les mouvements virtuels d’une caméra libre, et la restitution ralentie d’un
mouvement réel. Le personnage qui, par un tour de force qui est aussi le signe palpable de
son élection, parvient à éviter les balles qui lui sont tirées à bout portant, apparaît comme
gelé, saisi dans une durée épaisse et infiniment dilatée ; il tombe en arrière pendant de
longues secondes, comme suspendu dans le vide, tandis que l’œil de la caméra tourne
autour de lui à grande vitesse en décrivant des arabesques. Ce ralenti d’un nouveau genre,
qui doit autant à l’esthétique des jeux vidéo « 3D » qu’au cinéma d’animation ou aux films
de kung-fu, révèle la réalité virtuelle comme un milieu éminemment opérable. Conjuguant
les puissances du ralenti mécanique et du ralenti narratif, il participe à la fois du ralenti
constructiviste et du ralenti ontologique.
Elie DURING
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Bibliographie
ALBERA, F. (dir.), Arrêt sur image, fragmentation du temps : aux sources de la culture visuelle
moderne, Lausanne, Éditions Payot, 2002. – BALAZS, B., L’esprit du cinéma, Paris, Payot,
1977. – BAZIN, A., Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1975. – BONITZER,
P., Le champ aveugle, Paris, Cahiers du cinéma, 1982. – DELEUZE, G., L’image-temps, Paris,
Minuit, 1984 ; L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1985. – DURING, E., Faux raccords, Arles,
Actes Sud, 2010. – EPSTEIN, J., Écrits sur le cinéma, I et 2, Paris, Seghers, 1975. – FAURE,
E., Fonctions du cinéma, Paris, Gonthier, 1964. – TARKOVSKI, A., Le Temps scellé, Paris,
Cahiers du Cinéma, 2004.
Voir : Matrix.