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L'Andromaque d'Euripide. Entre le mythe et la vie quotidienne

Article  in  Mètis Anthropologie des mondes grecs anciens · January 1988


DOI: 10.3406/metis.1988.917

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Jaume Portulas
University of Barcelona
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Jaume Portulas

L'Andromaque d'Euripide. Entre le mythe et la vie quotidienne


In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 3, n°1-2, 1988. pp. 283-304.

Résumé
Z'Andromaque d'Euripide. Entre le mythe et la vie quotidienne (pp. 283-304)
Dans l'Andromaque d'Euripide, la situation familiale de Néoptolème constitue la base du motif central: la mort du héros à
Delphes, point vers lequel tendent de sombres desseins divins ainsi que les intrigues de quelques hommes -mythe officiel
delphique qu'englobe l'idéologie d'un rituel qui se trouve au centre des pratiques cultuelles du sanctuaire. Ce qui compte surtout,
c'est la volonté du poète d'éclairer obliquement un aspect religieux essentiel, en en faisant le simple prolongement d'une vilaine
dispute. En outre, les deux thèmes s'inscrivent, l'un et l'autre, dans la perspective du retour de la guerre de Troie, laquelle est
énoncée dans les parties chorales.

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Portulas Jaume. L'Andromaque d'Euripide. Entre le mythe et la vie quotidienne. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs
anciens. Volume 3, n°1-2, 1988. pp. 283-304.

doi : 10.3406/metis.1988.917

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1988_num_3_1_917
VANDROMAQUE D'EURIPIDE
ENTRE LE MYTHE ET LA VIE QUOTIDIENNE

Tous les critiques qui se sont occupés de Y Andromaque remarquent quel


que part que son atmosphère est d'une tristesse accablante, qu'elle est
imprégnée d'une fatigue simplement humaine, commune, déterminée par
un entassement de malheurs qu'il est pesant d'énumérer: Hector mort,
Andromaque captive, les noces de Néoptolème et Hermione frappées de
stérilité — une stérilité dont tout a l'air d'être envahi, progressivement. A
l'intérieur d'un tel cadre a lieu une sordide dispute de gynécée. Désormais,
la situation familiale de Néoptolème, y compris la querelle qu'il déclenche
entre les deux femmes, constitue fondamentalement le socle du motif cent
ral: la mort du héros à Delphes, point vers lequel convergent de sombres
desseins divins et les intrigues de quelques hommes1.
Voilà qui fournit un objet de réflexion. La mort de Néoptolème repré
sente -d'après les mots utilisés par Nagy2- «the officiai Delphic myth that
intégrâtes the ideology» d'un rituel qui se trouve au centre des pratiques
cultuelles du sanctuaire. Cette circonstance aura, sans contredit, une
influence déterminante dans la valorisation de notre tragédie, puisque
celle-ci, comme toute autre, est représentée dans un cadre religieux.
Cependant, cet événement-clé de la tragédie, la mort de Néoptolème,
occupe paradoxalement une position marginale: tout se passe autour d'un
personnage dont nous n'avons que des nouvelles rapportées par un messa
ger et, à la fin, le cadavre solennellement introduit sur la scène. Pour

1. Cf. U. Albini, «Un dramma cTavanguardia: Y Andromaca di Euripide», dans//7/er-


pretazioni Teatrali II, Firenze, 1976, pp. 96-117.
2. Cf. G. Nagy, The Best ofthe Achaeans, Concepts ofthe Hem in Archaic Greek
Poetry, Baltimore and London, 1979, p. 126.
284 JAUME PÔRTULAS

affronter ce problème, la réponse la plus habituelle consiste à parler de


l'autonomie du monde humain qui, dans le théâtre d'Euripide atteint, en
fait, son émancipation. Néanmoins ce qui compte surtout, peut-être, c'est
la volonté du poète de porter une lumière oblique sur une circonstance de
signification religieuse importante, et d'en faire la simple prolongation
d'une vilaine dispute qui a lieu dans les chambres des femmes de la maison.
En outre, les deux thèmes s'encadrent, l'un et l'autre, dans un contexte
beaucoup plus large, une perspective qui est énoncée notamment par les
parties chorales: le retour de la guerre de Troie. Le destin de chaque per
sonnage est défini par rapport à ces trois coordonnées: c'est dans les nœuds
de ce triple croisement qu'il faut trouver le sens ultime de YAndromaque.
La guerre de Troie constitue une vision de l'homme en tant qu'être his
torique dans le cadre d'un récit paradigmatique; cela mis à part, elle jouit
aussi de l'unité que la récurrence d'un système nuptial lui impose. Tout
comme dans la première génération le couple exemplaire Thétis/Pélée
s'oppose au rôle d'Hélène entre Ménélas et Paris, dans les générations sui
vantes, devant l'exemplarité brisée d'Andromaque, Hermione, la fille
d'Hélène, deviendra un nouvel avatar de la femme qui provoque la lutte
parmi les hommes. C'est quelque chose de bien singulier qu'un mythe! La
saga troyenne apparaît comme un raccourci chronologique de l'histoire
que les Grecs continuent de vivre chaque jour; elle revient à chaque épi
sode de la Pentécontaétie, des guerres du Péloponnèse, en représente
l'horizon qui monte et qui descend et subit, comme celui-ci, les avatars
inhérents au fait de marcher avec eux . . .
Pourtant -et il faut encore une fois le remarquer— la dimension ultime de
notre tragédie se trouve dans la mort de Néoptolème qui, lui, a une affaire
pendante avec le dieu de Delphes, affaire qui ne pourra être expiée qu'au
moyen de sa propre destruction: tout ce qui se passe à Phthie, pendant son
absence, n'est, pour ainsi dire, qu'un feu d'artifice, de purs et simples
passe-temps, dans l'attente de la vindicte divine. Mais tout cet ensemble
d'événements médiocres, sordides même, participe de la mécanique du
divin règlement de comptes: en fait, celui-ci devrait être au dessus de tout
soupçon, mais il entre en crise par la liste d'indignités dont on a besoin
pour en venir à bout. C'est-à-dire -et j'utilise maintenant une comparaison
extrême, mais qui explique la raison d'être du climat de notre tragédie,
expérimentale, sans doute, à beaucoup de points de vue-, tout se passe
comme dans une Orestie dérisoire, où Pylade et Oreste attendraient, loin
d'Argos, tout occupés par des affaires subalternes, des nouvelles de la
mort d'Égisthe et Clytemnestre, meurtre qui aurait eu lieu comme consé-
UANDROMAQUE D'EURIPIDE 285

quence d'une série d'intrigues courtisanes causées par quelqu'un qui


aurait remué les fils à distance.
De toute façon, le personnage qui, dès le début, réclame notre atten
tion, avec ses souffrances et sa lutte désespérée pour subsister, est, év
idemment, Andromaque. Il y a longtemps que les critiques ont remarqué,
et nullement comme un détail secondaire, le fait que, dès ses premières
paroles, la phraséologie de la captive troyenne est une réminiscence des
termes mêmes du contrat nuptial dans le droit attique3. En revanche, dans
la situation présente, ce qui occupe le premier rang c'est justement un
autre aspect des rapports sexuels, un aspect que la tragédie grecque n'a
jamais cessé, de temps à autre, de mettre en relief: je veux dire la crudité
d'une relation de force et de soumission. Les mots d'Andromaque sont
aussi peu équivoques vis-à-vis de l'établissement de la situation de fait
qu'opaques du point de vue personnel de la victime (v. 25):
πλαθείσ'
Άχιλλέως παιδί, δεσπότη δ'έμφ
«(un enfant) né des œuvres du fils d'Achille, mon maître»
(tr. L. Méridier).
Un certain nombre de critiques ont consacré leur temps et leur subtilité
à s'interroger à propos des vrais sentiments d'Andromaque vis-à-vis de
Néoptolème. Voilà désormais une question qui a bien peu de sens. Pour
quoi faudrait-il qu'Andromaque éprouvât pour son maître quelque sent
iment que ce soit? Personne ne lui a jamais posé de questions sur ce point;
et Néoptolème moins encore que les autres. Celui-ci n'obtiendra d'Andro
maque que l'aveu qu'elle lui est soumise parce c'est lui le maître; la chaleur
des sentiments qu'il lui inspire ne provoque qu'une remarque hautaine
adressée contre Ménélas (vv. 341-3):

ούχ ώδ' άνανδρον αυτόν ή Τροία καλεί·


αλλ' εΐσιν οί χρή -Πηλέως γαρ άξια
τ'
πατρός Άχιλλέως έργα δρών φανήσεται-
ώσει δέ σήν παΐδ' εκ δόμων
«D'une pareille lâcheté Troie ne lui fait pas le renom: il ira où le

3. D'après A. Garzya {éd.), Euripide, Andromaca, Napoli, 1953 adloc. , l'expression


damar paidopoios reflète la formule figée du droit attique: έπ' άρότφ παίδων γνησίων.
Ajoutons que l'endroit de l'action se trouve sous l'autorité d'un temple qui rappelle la
«lune de miel» -selon les mots de J.C. Kamerbeek, «UAndromaque d'Euripide», Mne-
mosyne, 11, 1943, pp. 47-67- de Pelée et Thétis.
286 JAUME PÔRTULAS

devoir l'appelle -il sera digne de Pelée et de son père Achille; ses
actes le feront voir- il chassera ta fille de la maison».
Et lorsque le danger devient imminent c'est Hector qui est invoqué par
Andromaque (vv. 524-5):
ώ πόσις πόσις, εί'θε σαν
χείρα και δόρυ σύμμαχον
κτησαΐμαν, Πριάμου παΐ.
«Ο mon époux, mon époux! Que n'ai-je l'appui de ton bras et de ta
lance, fils de Priam!»
Efficacité austère qui entoure la réticence: Andromaque s'achemine vers
la mort, accompagnée par son fils, sans un seul souvenir pour le père de
l'enfant, mais appelant l'autre, le vrai époux.
Il y a quelques années, un critique qui cherchait une évaluation toute
moderne du théâtre grec affirmait que nous ne saurions jamais quels sent
iments furent éprouvés par Iole la première fois qu'Héraclès la posséda, à
la suite de la féroce campagne d'Œchalie4: l'essence du sentiment tragique
de Sophocle trouva dans le total mutisme du personnage la voie la plus eff
icace. En ce qui concerne Andromaque, en dépit de la faconde typique
ment euripidéenne qui la caractérise, notre information n'est point meil
leure: les spéculations sur le terrain de ses sentiments à elle, intimes, sont
forcément hors de question, non pertinents.
Le mystère d' Andromaque réside en ce qu'elle s'entête à vivre - si vivre
est un mot qui puisse s'appliquer réellement à l'endurance passive et obsti
néedont elle se prévaut devant un tel amas de malheurs ... Lorsqu'on
essaie de trouver une attitude parallèle parmi les grandes figures féminines
du théâtre attique, c'est Electre qui nous vient à l'esprit. Pourtant Electre
-surtout celle de Sophocle- n'a pas pour subsister une raison aussi «biolo
gique» qu'un enfant sans défense, né dans la captivité, comme ce fils
qu'Andromaque s'efforce de protéger. L'endurance de la princesse
d'Argos dérive de la rigidité archaïque du système de valeurs que le succès
temporel des assassins foule aux pieds tous les jours: contre cela, sa pré
sence, imprécatoire et silencieuse, s'élève comme une protestation, la
seule possible. Au contraire, Γ Andromaque d'Euripide ne s'installe just
ement pas dans l'oubli mais dans le démenti, au jour le jour, de son passé; et

4 . Cf. J . Kott , Manger les dieux, Essais sur la tragédie grecque et la modernité, Paris ,
1975.
L'ANDROMAQUE D'EURIPIDE 287

comme si cela n'était pas encore suffisant, la cruauté du poète ne s'arrête


guère avant de lui lancer à la figure, comme une faute, d'être encore en
vie; et il le fait par la bouche de sa rivale, Hermione qui, outre qu'elle
s'identifie volontiers avec le bourreau, a le droit d'accuser Andromaque
d'être inférieure moralement par nature, de n'avoir pas le sens du disce
rnement, bref, de souffrir d'un «daltonisme» éthique (vv. 170 sqq):
ες τοϋτο δ' ήκεις άμαθίας, δύστηνε συ,
ή παιδί πατρός, ος σόν ώλεσεν πόσιν,
τολμάς ξυνεύδειν και τέκν' αύθέντου πάρα
τίκτειν. τοιούτον παν το βάρβαρον γένος·
«Vois où tu pousses l'inconscience, malheureuse: le fils de l'homme
qui a fait périr ton époux, tu oses dormir à ses côtés, et du meurtrier
avoir des enfants. Ainsi en va-t-il de toute la gent barbare ...»
Voici un aspect de l'Andromaque d'Euripide qui nous montre d'un seul
coup, si on la compare à celle de Racine, l'abîme qui sépare les Grecs du
drame néoclassique, si admirable soit-il: l'héroïne racinienne garde, grâce
au culte qu'elle consacre au souvenir d'Hector et de Troie, une exaltation
loyale pour la noble idée qu'elle a bâtie d'elle-même, et elle ne va pas per
mettre que personne la lui ôte; la fidélité à un passé qui donne sens à son
existence restera, par sa volonté farouche, immaculée. Une perspective
morale de ce genre reste complètement étrangère à Euripide, dont
l'héroïne a perdu le point d'appui qui résultait du fait d'incarner l'objecti
vité de tout un système de valeurs -ce qui était le cas des personnages
sophocléens-, et n'a pas gagné, par compensation -à la façon de l'Andro
maque racinienne-, une armure, une consistance psychologiques qui
l'abritent et qui l'aident à supporter, sans hésiter, la lourde tension qui
essaie sans cesse d'abattre et de détruire sa dignité de marbre.
Mis à part cela, au cours des disputes entre Andromaque, Ménélas et
Hermione, le poète se livre plusieurs fois à un jeu bien singulier: il mélange
et confond les termes de la situation mythique avec d'autres, issus de la
réalité la plus immédiate. Voici qui est particulièrement perceptible en ce
qui concerne le statut civil d' Andromaque et de Molossos; celui-ci jouit,
parfois, des espérances inhérentes au fils d'un chef des temps mythiques et
d'une princesse asiatique, en l'occurrence captive, mais se trouve aussi,
d'autres fois, être censé recevoir le traitement de bâtard que la loi athé
nienne du Vème siècle prévoit; un tel chiasme provoque un déchirement
brutal dans la succession des événements et des débats. C'est un perpétuel
balancement entre le système des valeurs mythiques et celui de la cité; ce
288 JAUME PÔRTULAS

balancement ouvre un point d'interrogation à propos du sens ultime du jeu


qui consiste à prendre des personnages prestigieux de la légende pour les
immerger tout de suite dans des situations où leurs façons de réagir sont
étrangement contemporaines. Ne s'agit-il que d'une accumulation
d'absurdités et de contresens ou bien faut-il tirer parti de ces anachronis-
mes? Ou bien, inversement, le poète a-t-il l'intention d'illustrer les lignes
constantes de la condition humaine (pour emprunter la terminologie tradi
tionnelle de l'humanisme), ou, encore, faudrait-il dire que ce qu'il vise,
c'est de mettre en question l'institution matrimoniale par le contraste
entre son rôle dans le cadre de la cité et celui qu'il avait à l'époque mythi
que qui l'a précédée?
Les remarques à propos du mélange de situation contemporaine et de
situation mythique, avec leur effet esthétiquement bouleversant, valent
aussi pour les passages les plus célèbres de la tragédie tout entière, passa
ges qui sont devenus l'objet d'âpres discussions philologiques: à savoir, les
violentes invectives anti- Spartiates d'Andromaque et de Pelée (cf. vv. 445-
453 et 596 sqq)5.
Observons, d'abord, que du point de vue de la légalité civique et du
point de vue, bien plus large, de la liberté dont jouissent les personnages
du mythe, il n'était pas du tout nécessaire que Néoptolème chassât Andro-
maque de son lit lorsqu'il allait épouser Hermione; pourtant, c'est ainsi
que se déroulent les choses. Les mots d'Andromaque (v. 30: τούμόν παρ-
ώσας δεσπότης δουλον λέχος, «depuis que mon maître a repoussé ma
couche servile») et (vv. 36-37):
άγώ το πρώτον ούχ έκοϋσ' έδεξάμην,
νυν δ'έκλέλοιποτ
[«Pourtant c'est malgré moi que j'étais d'abord entrée dans ce lit, et
aujourd'hui je l'ai déserté»]
en sont la preuve non équivoque. Elle reçoit, certes, une bien étrange

5. Sur les sentiments orageux et contradictoires que ce mélange provoquait dans


l'auditoire originel, cf. la nette description qu'en fait P. Vellacott, Ironie Drama, A
Study ofEuripides' Method and Meaning, Cambridge University Press, 1975, p. 36; «it is
more likely that speeches of this nature were to be heard daily in the Agora and in the
Assembly, and that those who applauded Peleus because they agreed with every word he
spoke far outnumbered those who found him ridiculous and who would hâve laughted,
had not the applause made them inclined to weep, as they reflected that this was the level
of patriotic émotion on which Athens was fighting a war to the death with Sparta».
UANDROMAQUE D'EURIPIDE 289

offense, surtout lorsqu'on affirme qu'elle avait des aspirations à une union
qui lui fut imposée par la violence morale la plus extrême -bien que, pro
bablement, sans recours à la violence physique: c'est là où apparaît sa rés
ignation de femme «asiatique» qui exaspère tellement Hermione. Les mots
de celle-ci, cependant, mettent le doigt sur la plaie dans la mesure où ils
montrent brutalement l'aspect le plus mystérieux, le plus obscur, du carac
tèred'Andromaque: la résistance passive de son corps. C'est dire, jusqu'à
un certain point, que l'épouse très fidèle sera tout autant une «femme de
plusieurs hymens» que sa rivale archétypique, dont les représentations
(Hélène d'abord, Hermione après) ont été ses ennemies successives. Elle
survit à tous, grave image maternelle, féconde même dans les circonstan
ces les plus horribles, comme une force de la nature, traversée par Hector,
Néoptolème, Hélénos qu'elle reçoit en hôtes de passage. Il est vrai que
personne sauf Hermione, une enfant méchante et exaspérée, ne serait
capable de décrire ces avatars en termes de culpabilité. Les philologues, de
leur côté, ont discuté subtilement -et pas toujours de façon réussie-
jusqu'à quel point les circonstances, si accablantes et brutales, l'ont avilie,
ont dégradé l'image qu'elle pouvait avoir de soi et ont amolli sa fibre
morale6. Il est bon, quand même, de remarquer que dans V Andromaque
on trouve, plus souvent que d'habitude, les extravagances caractéristiques
du théâtre d'Euripide: de soudaines irruptions de l'existence quotidienne,
phrases et faits empruntés directement de la vie de tous les jours, au-dessus
desquels sont collés, en une étrange dissonance, des haillons de la matière
de Troie, des éclats de splendeur lointaine de la magie homérique7. Le
problème, néanmoins, ne se pose pas toujours de façon juste: il est vrai que
les éléments du conflit sont ceux d'un drame domestique, empruntés à la
vie la plus quotidienne (en ce sens je ne trouve pas hors-question d'affi
rmerqu'Euripide est intéressé très spécialement à refléter comment les
réactions psychologiques se heurtent à la rigidité de la structure sociale)
mais la scène n'est certes pas un intérieur bourgeois d'Athènes, nous som
mes au temps du mythe. Dans une tragédie comme Γ Andromaque , il

6. Cf. ex. gr. Vellacott, op. cit. , p. 119; «And, after years of living as a chattel, she
begins to lose some of the grâce of the royalty»; A. Garzya, «Interpretazione
dell' Andromaca di Euripide», Dioniso, 14, 1951, pp. 109-138, avait déjà deviné quelque
chose de semblable, bien qu'il hésite à suivre la logique de son discours: «l'umiliazione e
il dolore hanno compiuto una escavazione non superficiale, al punto che si stenta a rico-
noscere in lei i lineamenti di un tempo (...) a furia di non essere per nulla rispettata dagli
altri ha finito per considerarsi scarsamente anche lei stessa» (p. 117).
7. Les premiers vers Άσιάτιδος γης σχήμα, Θηβαία πόλις, comme prélude d'une
série de querelles de gynécée, produisent, notamment, une impression de ce genre.
290 JAUME PÔRTULAS

convient de souligner de temps à autre cet aspect, justement parce qu'il y a


une certaine tendance à l'oublier. En fait, la vie de tous les jours à Athènes
devait offrir assez souvent des situations de ce genre: l'épouse légitime,
mais stérile, qui avait pour elle l'union institutionnelle, le support de sa
propre famille, une série de droits qui ne pouvaient guère être minimisés,
face à la concubine fertile qui jouit des préférences de l'homme en quest
ion. Mais Andromaque, somme toute, n'est pas désormais une concubine
quelconque, que chacun peut mépriser, elle est une princesse d'une très
claire lignée mythique qui a subi un malheur exemplaire: cela donne vra
isemblance au fait qu'elle puisse défier Ménélas d'une façon qu'une autre
femme, de basse condition, ne saurait se permettre. C'est aussi ce qui rend
possible sa représentation d'un aspect de la féminité qui serait difficile à
exprimer à travers une figure trop personnalisée, si subtilement travaillée
qu'elle fût. Aucun être humain ne pourrait porter le poids des accouple
ments qu' Andromaque a subis, si ce n'est au prix de la dégradation totale,
voire de la désagrégation, de l'avilissement jusqu'à l'anéantissement. Mais
à propos d' Andromaque, on sent quand même la tentation d'évoquer
l'image de la fertilité de la terre-mère, intacte à chaque nouveau labour.
C'est avec un personnage comme celui-ci qu'on peut vérifier l'affirmation
que les héros tragiques visent à faire comprendre à l'auditoire les bornes
de la condition humaine et à rétablir la réconciliation avec elle, notam
mentà travers eux, les héros, qui n'ont pas obtenu la grâce de vivre d'une
façon humaine. Les spectateurs de la cité étaient en condition de deviner,
au moyen du personnage d'Andromaque, une autre face de la sexualité
féminine, opposée à celle qui était représentée, d'une façon bien inquié
tante, par des figures comme Hélène et sa fille Hermione.
Et justement à propos d'Hermione il convient de remarquer qu'une ten
tative d'interprétation de Γ Andromaque , cohérente et systématique, celle
de Garzya8, prétend que l'intérêt principal de l'œuvre, si atypique qu'elle
soit, réside dans ce personnage et dans le procédé dont le poète se sert
pour poser un problème érotico-sexuel: celui des droits de la femme, de la
légitimité de sa prétention à obtenir du mariage des gratifications semblab
les à celles de l'homme. Il paraît absolument incontestable qu'Euripide
avait une conscience attentive du rôle que la sexualité pouvait jouer dans
l'existence féminine et que c'est là la clé des réactions contradictoires
d'Hermione, de ses changements soudains; en revanche, à mon avis, il

8. Art. cit. , passim; Idem, Pensiero e tecnica drammatica in Euripide, Napoli, 1962,
pp. 62-69.
UANDROMAQUE D'EURIPIDE 291

n'est pas juste de croire qu'un tel souci de la part d'Euripide constitue une
démonstration irréfutable, sans nuances, de son radicalisme idéologique,
du caractère appuyé et révolutionnaire des propositions de son théâtre.
L'obsession -peut-être faudrait-il dire la crainte- vis-à-vis des manifestat
ions de la sexualité féminine est présente dans le théâtre grec depuis
Eschyle. Et pour rester dans la tragédie qui nous occupe, le Chœur répond
à l'orgie d'auto-dépréciation d'Hermione sur un ton de défi modéré, fai
sant allusion à la solidarité spontanée des femmes: sentiment qui affleure
dans un certain nombre de passages euripidéens et qui a l'air de montrer
une espèce de crainte névrotique, très largement répandue parmi les
contemporains du poète; c'est-à-dire, l'image d'une coalition, d'une cons
piration féminine dont les hommes se sentiraient exclus et qui était censée
être une menace potentielle pour eux9. Dans d'autres passages de la même
pièce on trouve des formulations différentes qui montrent un sentiment
identique; par exemple le v. 85:
πολλας αν εΰροις μηχανάς· γυνή γαρ ει
«Tu trouveras plus d'un expédient: tu es femme»,
et le v, 911:
γυναΐκ'
μών ες ερραψας οία δή γυνή;
«Contre elle as-tu ourdi quelque dessein de femme?»
Traditionnellement on a mis en rapport la représentation de la sexualité
des femmes comme quelque chose d'incontrôlable avec le fait objectif que
leurs chances de lui donner libre cours devaient être, dans le cadre d'une
vie cloisonnée, très inférieures à celles de l'homme. En ce sens quelques
critiques se sont bornés à développer et systématiser les remarques des
scholies qui montrent une sensibilité très attentive aux aspects de la tragé
dieconcernant Γάκολασΐα, Γάσέλγεια et la περί τους άνδρας σπουδή qui
caractérisent la condition féminine. De toute façon, la problématique
autour d'Hermione ne se pose pas en termes d'analyse psychologique; ce
ne sont pas les symptômes pathologiques qu'elle présente que l'on doit dis
cuter. On ne peut même pas dire qu'elle ou Andromaque soient l'objet
d'un traitement d'une subtilité psychologique exceptionnelle.

9. Pour une analyse intéressante, bien qu'assez discutable, des relations entre les
deux sexes dans la Grèce classique, en termes psychanalytiques, cf. P. Slater, The Glory
ofHera, Greek Mythology and the Greek Family, Boston, 1968.
292 JAUME PÔRTULAS

Lorsque Garzya10 regrettait qu'Hermione «dont le conflit érotico-


sexuel se place au centre de la tragédie» n'ait presque jamais aucune cons
cience de son tourment à elle, et lorsqu'il constate que c'est la faute la plus
grave de la pièce, en fait, il méconnaît, de façon étrange, ce que nous
avons le droit d'espérer d'une tragédie grecque. La prise de conscience
dont l'œuvre est dépourvue est remplacée, par exemple, par la donnée,
fondamentale d'un point de vue grec, qu'Hermione est la fille de qui elle
est et que ce fait est mis en relief jusqu'à l'exaspération; par l'attitude de
Ménélas qui répète avec sa fille le geste de lâcheté et d'accommodement
coupable qu'il eut avec la mère; par la dérobade d'Hermione au moment
clé, lorsqu'elle s'abandonne au destin d'une fuite en avant qui entraîne
toute une suite de forces dont elle ne sait prendre conscience, de même
qu'avait agi Hélène. Tous ces éléments font comprendre ce qui se produit
à travers le personnage d'Hermione, éléments qu'un dramaturge moderne
aurait confié, vraisemblablement, à quelques monologues mémorables,
plus attirants, peut-être, dans un sens immédiat, que le mélange euripi-
déen de cérébralité et de mythographie; il convient, cependant, de ne pas
oublier quels sont les procédés qui font partie de la spécificité du théâtre
tragique des Grecs. D'un autre côté, et d'après ce qui a été remarqué
naguère", le schéma idéologique dominant à Athènes prend l'existence
politique, les mécanismes de délibération et de décision de la polis, comme
le paradigme même de la rationalité; par conséquent, il est incapable
d'assumer les forces et les phénomènes qui ne s'y ajustent pas et a tendance
à les ignorer, à les stigmatiser ou à les minimiser d'une façon ou d'une
autre.
Si on ne se contente pas d'une interprétation appauvrissante, réduct
rice, de VAndromaque il faut se rendre compte que, au cours des débats
qui y ont lieu, si longs et souvent bien lourds, entre Andromaque et Her-
mione d'abord, entre la captive troyenne et Ménélas ensuite, et finalement
entre celui-ci et Pelée, outre les arguments et les mobiles qui agitent les
personnages impliqués et qui expliquent leur façon de réagir, suivant leur
situation spécifique à chacun d'eux, il y a, sans doute, un conflit objectif de
valeurs. Je l'ai dit en passant; deux manières de concevoir l'institution
matrimoniale (le système héroïque et celui de la cité) s'opposent l'une à
l'autre. L'une des voies de recherche les plus fécondes en tragédie grecque
de ces dernières années essaie, on le sait12, de voir dans la tragédie un ter-

10. Art. cit., p. 123.


11. Cf. D. Lanza-M. Vegetti et al., L'ideologia délia città, Napoli, 1977, pp. 24-26.
12. Cf . J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, 1. 1,
UANDROMAQUE D'EURIPIDE 293

rain où les valeurs du mythe et celles de la cité sont mises face à face,
s'interrogent et se questionnent les uns les autres. A part cela, il y a long
temps que Vernant observa que «dans le domaine des pratiques matrimon
ialeson pouvait le mieux mesurer l'ampleur des transformations
qu'apporte l'avènement de la cité»13; et ceci pour la raison fondamentale
que dans le monde d'Homère et de la légende héroïque l'opposition entre
l'épouse légitime et la concubine se montre beaucoup moins nette, moins
marquée que dans la période postérieure14. Grâce à ces remarques on est
sur la voie de comprendre ce que, autrement, on serait forcé de considérer
comme des contradictions graves de la part d'Euripide, des produits d'une
légèreté et d'une banalité exceptionnelles au moment de composer cette
pièce. Certainement, il s'ensuit que la condition du fils d'Andromaque (et,
en parallèle, celle d'Andromaque elle-même) est vraiment hésitante: le
fait que Molossos, le bâtard, soit l'héritier est souvent impensable,
absurde (Andromaque même l'affirme lorsqu'elle veut montrer à Her-
mione que ses soupçons sont hors-mesure, vv. 202 et sqq.); puis, cette poss
ibilité est écartée sans autres précisions (c'est Hermione, au moment de
sa crise et de son changement de décision, qui le dit, vv. 941-2); aune autre
reprise, on prend l'alternative comme possible, mais scandaleuse et incon
venante (vv. 664 et suiv. , quand Ménélas indique à Pelée que ce serait une
honte de voir les Grecs soumis aux descendants des barbares); et, final
ement, Molossos héritier devient la chose la plus naturelle - avec différents
degrés d'évidence: des craintes des Spartiates à la phrase défiante que le
rancunier Pelée adresse à l'enfant (cf. vv. 722-3):
εν Φθΐα σ' εγώ
θρέψω μέγαν τοΐσδ' έχθρόν.

«c'est moi qui t'éleverai à Phthie pour leur donner en toi un rude
adversaire».
en attendant les instructions données par Thétis qui apparaît άπό
μηχανής.
Cependant, si la perspective de la cité n'avait pas rendu perméables -et,
bien sûr, n'avait pas dénaturé— les données du mythe, Néoptolème aurait
dû pouvoir s'attendre à une ambiance familiale bien plus pacifique. Dans

Paris, 1972; t. II, 1986; voir néanmoins les réserves avancées par J. BollacketP. Judetde
la Combe, Agamemnon I, 1, Lille, 1981, pp. LXXV et sqq.
13. Cf. J.-P. Vernant, «Le mariage» dans Mythe et société en Grèce ancienne, Paris,
1974, pp. 57 et sqq.
14. Ibid.,p. 65.
294 JAUME PÔRTULAS

le même sens, les risques et les humiliations que la pauvre Andromaque


est forcée d'endurer à Phthie ne sont-ils pas le reflet de l'inflexibilité de
plus en plus accentuée qui, chez les contemporains d'Euripide, caractérise
la législation des couples irréguliers? Et dans le sens contraire, les craintes
d'Hermione de perdre sa place dans la chambre conjugale sont l'exemple
d'un mirage héroïque, pour ainsi dire; ces craintes nous font reculer à des
temps où l'homme avait le droit de décider de la situation de sa femme,
sans avoir à se soumettre à des normes juridiques qui établissaient son sta
tut à elle de façon précise. L'argumentation contraire d'Andromaque, en
revanche, est remplie du sentiment civique le plus pur: ce ne sont pas les
caprices passagers de l'homme, mais la légitimité ou l'irrégularité de cha
que union, qui sont censés déterminer, drastiquement, le rôle que chaque
femme doit jouer. Et il est bien dans la manière d'Euripide -cette volonté
maligne de désarçonner et de confondre tout- que les deux Spartiates, si
méfiants quant à la normativité conjugale, puissent devant une Andromaq
ue complètement hellénisée, blâmer le penchant des barbares à la pro
miscuité la plus honteuse. Le poète tire parti volontiers de l'absence de
définition de la plupart des mots qui sont mis en question, discutés, boule
versés dans les agones successifs, d'après les desseins de celui qui les pro
nonce. Néanmoins, on ne peut point dire qu'il y ait, comme dans une pièce
à thèse, une identification des personnages principaux avec les attitudes de
base vis-à-vis de l'affaire qui se débat. Il s'agit plutôt du contraire: chacun
craint que les choses ne se passent juste à l'envers de ce qu'il voudrait.
Craintes et désirs luttent à l'intérieur d'Andromaque, d'Hermione, de
Ménélas, qui inclinent à argumenter en faveur d'une solution qui, pour
chacun d'eux, représente l'hypothèse la plus défavorable: les rôles indéfi
nis et fluctuants pour l'épouse légitime; l'implacable distinction entre
esclave et patronne, pour la concubine.
Cet éventail d'attitudes devant l'institution du mariage donne, sans
doute, la clé d'autres aspects apparemment extravagants de la conduite de
Ménélas et de Pelée. A l'époque héroïque, quand le mariage était censé
n'être qu'une alliance entre deux lignées nobles, la femme entrait dans sa
nouvelle maison protégée, abritée par tout l'attrait de la timè paternelle.
Le beau-père, lui, ne reste pas du tout privé de titres pour se livrer à un cer
tain interventionnisme dans Voikos de son gendre. La cité, en revanche, a
montré désormais qu'elle comprenait de moins en moins un état de choses
qui n'était pas le sien. Naguère, Gernet a étudié avec une attentive lucidité
la version hérodotéenne des bagarres matrimoniales de Pisistrate et essaya
de préciser le moment à partir duquel des hypothétiques enfants d'une
dame Alcméonide et du tyran risquaient de devenir davantage les petit-fils
L'ANDROMAQUE D'EURIPIDE 295

de Mégaclès que les enfants de Pisistrate15. La voie de défense de Ménélas


devant Pelée n'est pas dépourvue d'une certaine logique, surtout si l'on
songe à l'option nette que fait le vieux souverain, pour un des deux syst
èmesde conduite qui avaient, chacun d'eux, leur raison d'être. C'est à dire,
ou bien il visait à s'assurer la descendance à n'importe quel prix, même en
fermant les yeux sur la condition d'Andromaque16, ou bien il choisissait de
garder l'alliance avec une autre maison noble, de resserrer les rapports
déjà établis avec des parents puissants. Dans de telles circonstances
Ménélas, raisonablement, souligne de façon implacable la fragilité et les
risques de la situation où se trouve Pelée: comment peut-il avoir la pré
somption de tricher jusqu'au point d'imposer à ses sujets un bâtard pour
souverain? Un fait singulièrement remarquable est qu'Andromaque,
angoissée et visant son salut, le sien et celui de son fils, avait tenu de sem
blables propos à Hermione: c'était absurde de la considérer comme un
danger réel, elle, dans sa situation ... Il convient à Andromaque de réduire
l'affaire à des termes que nous appellerions psychologiques: Hermione
souffrait de sa sexualité manquée et son caractère l'oblige à prendre la voie
la moins juste pour récupérer son époux. Il est singulier mais jusqu'à un
certain égard compréhensible, que la vision de la situation d'Andromaq
ue, partielle et dictée par son besoin d'auto-défense, se soit imposée pen
dant tellement de temps à la critique euripidéenne, et que le vrai conflit de
valeurs ait été placé en second. Car il est évident que, bien qu'Androma
que et Ménélas (l'un et l'autre avec des intentions différentes) présentent
la situation de la captive troyenne comme, désormais, celle d'une concu
binehumiliée, Hermione -qui aimerait bien croire à la consolidation d'un
tel état de choses- a des raisons pour craindre que, à la vue de sa stérilité, la
maison de Pelée ne joue avec l'indétermination des valeurs mythiques du
mariage pour y glisser un intrus, un bâtard. Et, en plus, le conflit n'était
pas définitivement clos dans la société contemporaine d'Euripide. Dans
certains cas, on pouvait donner l'entrée à un bâtard dans le sein de la cité,
on pouvait bien le légitimer; il y avait, bien sûr, un puissant penchant qui
s'y opposait, ce qui provoqua plusieurs crises d'intolérance, parfois hysté
rique. Si, au temps du mythe, la condition du fils d'un capitaine et d'une
princesse captive dépendait, dans une bonne mesure, de la volonté du chef

15. Cf. L. Gernet, «Mariages de tyrans», dans Anthropologie de la Grèce antique,


Paris, 1968, pp. 344-359.
16. Cf. U. Albini, art. cit., p. 114: dans la crise du gynécée royal, à Pelée «va bene la
nuora prolifica e non la stérile, egli diventa il paladino del pro-nipote»: il désire davan
tagela continuité de la lignée que sa légitimité.
296 JAUME PÔRTULAS

de la maison et était, en principe, plus favorable que dans le cadre du souci


obsessionnel du droit de citoyenneté, il est évident que, avec le développe
ment de la polis, une «couche» irrégulière devint un handicap de plus en
plus grave pour le sujet en question. Tout cela, Euripide ne l'exprime pas
théoriquement, bien sûr, mais au moyen deglissandos, de contradictions,
qui, bien loin d'être les preuves d'une négligence au moment de la compos
ition, ouvrent la voie, comme je l'ai déjà dit, à une problématique import
ante17. Voici des observations qui donnent lieu à une remarque incidente
sur le fameux problème, si discuté, de la modernité d'Euripide. Il est possi
ble que le jeu consistant à affronter des valeurs et des contre-valeurs serve,
à la limite, à faire émerger de la crise différents systèmes idéologiques qui
se contrebalancent et se neutralisent, un état d'esprit incertain et de défini
tiondifficile, plus attentif aux sentiments strictement personnels - une
notion d'humanité fondamentale et profonde, c'est-à-dire, pour n'emprun
ter que les termes grecs concernés, enracinée non plus dans le nomos mais
dans la physis. Alors, le théâtre d'Euripide s'efforce de fixer, pour la pre
mière fois, une sphère de sentiments personnels- contre Γ arrière-fond de
la structure sociale, de l'intérieur même, mais en la bravant, à la recherche
d'un espace autonome.
La conduite d'Hermione et de Ménélas a été âprement critiquée comme
incohérente, mais justement parce qu'on ne percevait pas jusqu'à quel
point elle était régie par des systèmes de valeurs et par des implications dif
férentes des nôtres. Néanmoins, les intentions de Ménélas, bien que
méchantes, sont tout à fait plausibles. La première de ses prémisses serait
qu'il est plus aisé que Néoptolème revienne à Hermione si la tentative
d'assassinat réussit que si elle échoue; cela peut bien sembler paradoxal,
mais Néoptolème aurait dû excuser davantage l'attentat s'il avait triomphé
que s'il est frustré; privé de descendance, il se serait alors trouvé livré à
l'hypothétique fertilité d'Hermione. Celle-ci et son père, triomphantes,
auraient affermi leur puissance sur la maison de Phthie; et ils pourraient
dicter des capitulations. En effet, ce qui peut écraser le mieux un Grec de
l'époque héroïque et le livrer aux abîmes de la désespérance la plus totale
c'est l'anéantissement simultané des fils bâtards et des espérances de des
cendance légitime: la preuve se trouve, avec une netteté absolue, dans la

17. Cf. A.R.W. Harrison, The Law ofAthens, Oxford University Press, 1968-1971,
vol. III, p. 17: Après la peste d'Athènes, «there is évidence for a decree permitting citi-
zens to hâve two legitimate wives» ou (pour le dire autrement) pour légitimer les enfants
nés d'une concubine. Cf. Diogène Laërce, II, 5, 26; XIII, 556.
UANDROMAQUE D'EURIPIDE 297

Médée, en dépit de la négligence récurrente de certains critiques en ce qui


concerne cet aspect du drame de Jason.
Lorsqu'il annonce d'une façon à peine dissimulée son projet d'attentat
contre Néoptolème, Oreste directement et explicitement, fait du dieu de
Delphes son complice, avec des mots bien frappants, presque incroyables
(vv. 1002 sqq.):
πικρώς δε πατρός φόνιον αιτήσει δίκην
ανακτά Φοΐβον ουδέ νιν μετάστασις
γνώμης ονήσει θεώ δίδοντα νυν δίκας,
αλλ' εκ τ' εκείνου διαβολαΐς τε ταΐς έμαΐς
κακώς όλεΐταν
«Et il lui en cuira d'avoir demandé au seigneur Phoibos justice du
meurtre paternel. Rien ne lui servira de se repentir, en donnant
aujourd'hui satisfaction au dieu; Phoibos et mes accusations le
feront périr de malemort ...»
«L'un est complément d'agent, l'autre de cause» note Garzya ad Joe. ,
avec l'austère terminologie des grammairiens; «posti sullo stesso piano,
sono in realtà interdependenti». Une nouvelle utilisation, bien surpre
nante ma foi, du schéma d'un dieu et d'un homme qui font ensemble la
même tâche. Mais on comprend sans équivoque qui des deux est l'auteur
du complot, par quelles raisons bien humaines, et non pas des plus nobles,
et par quels procédés. Le dépit est la raison la plus soulignée de la conduite
d'Oreste; diabolais, d'après le scholiaste, se rapporte aux calomnies que le
même calomniateur définit avec ce mot et à cause desquelles Néoptolème
va devenir objet de soupçon pour les Delphiens. Et pourtant, Apollon
sanctionne et garantit cette conduite. Il y a un certain nombre d'années,
Norwood18 montra que la notion que les dieux sont, souvent, metaitioi
d'une action humaine, c'est à dire que «may fulfill their purposes» à travers
la conduite des mortels qui agissent avec leurs propres raisons et intérêts,
se retrouve souvent chez Eschyle et Sophocle; mais il ne s'agit pas de la
même chose en ce qui concerne la conviction cynique d'Oreste proclamant
qu'Apollon sera son collaborateur dans le vil meurtre qu'il a préparé.
Dans les vv. 1006 et suivants:
γνώσεται δ' εχθραν έμήν.
Έχθρων γαρ ανδρών μοΐραν εις άναστροφήν
δαίμων δΐδωσι κούκ έα φρονειν μέγα.

18. Cf. G. Norwood, Greek Tragedy, London, 1920.


298 JAUME PÔRTULAS

«II connaîtra ma haine. Les hommes qui sont ses ennemis, la divinité
retourne leur fortune et ne tolère pas leur superbe»
Oreste va bien plus loin; il n'est pas seulement un simple exécuteur de la
vengeance divine; ses ennemis il les voit comme ennemis du dieu, simulta
nément: c'est pour cela que lui et Apollon sont de vrais complices.
Le déroulement de la pièce rend évident qu'il ne s'agit pas ici d'un cas
d'aveugle présomption, du genre de ceux que le ciel a l'habitude de chât
ier; Oreste, au contraire, sait parfaitement ce qu'il fait lorsqu'il implique
le dieu dans la spirale de sa propre vengeance. Clytemnestre, d'ailleurs,
proclamait aussi son innocence dans la mort d'Agamemnon; elle déclarait
être un simple instrument de la vengeance du ciel contre les Atrides (cf.
Agamemnon, vv. 1475 et sqq., 1497 et sqq.). Le Chœur admettait qu'elle
avait raison d'y croire, même s'il affirmait péremptoirement que cette
prétention ne délivrait pas Clytemnestre, personnellement, de sa faute
(vv. 1505 et sqq.); par la suite, le déroulement de la trilogie établit ce fait
de façon indubitable. En général la tragédie, puisqu'elle s'appuie sur la
perspective d'une double causalité, divine et humaine, des événements,
punit avec sévérité les tentatives qui impliquent abusivement le dieu dans
les actes des hommes19. Le jeu d'Euripide est le même, mais à l'envers: la
mort de Néoptolème se produit grâce à une intervention directe du dieu,
intervention qui non seulement n'était pas nécessaire, mais facile à éviter,
et même un peu forcée. Si on lit la pièce comme un pur jeu de sensationna-
lismes successifs, la perspective dont je parle se perd complètement.
C'était tellement facile pour Euripide de sauvegarder la responsabilité du
dieu de Delphes dans la mort de Néoptolème! Un dramaturge moderne
aurait, sans doute, gardé le dieu dans un silence énigmatique et aurait livré
à Oreste, rien qu'à lui, la tâche de défaire le nœud de toute l'intrigue20.
Dans ce cas, Oreste, aurait pu déclarer -comme le font toujours les hom
mes- que le dieu était à côté de lui, qu'il se pressait dans un travail désiré

19. La netteté du démenti est très souvent tacite: H.D. Kitto, Greek Tragedy, Lon-
don, 19733, p. 133, a commenté à propos de Y Electre de Sophocle l'énorme efficacité que
représente l'entrée en scène du précepteur déguisé {Electre, 660 et sqq): c'est le début de
la vengeance, et ceci juste après les mots sereins que Clytemnestre prononce en plaidant
le secours du ciel, ce qui, dans sa situation, cache mal un authentique blasphème.
20. Prétendre que le dramaturge fait intervenir Apollon parce qu'il reste fidèle à la
version traditionnelle de la légende ne serait qu'un alibi tout à fait insatisfaisant - est-il
besoin de le remarquer? Ce ne sont pas de tels scrupules qui ont retenu notre poète
quand il a voulu remanier drastiquement un mythe, ou quand il a tenu à imposer une ver
sion alternative, hétérodoxe.
UAndromaoue D'Euripide 299

par Apollon, lequel, de son côté, resterait sans mot dire, ayant sauvé sa
responsabilité, tandis que nous ne saurions jamais exactement si le dieu
réalise son propre dessein par le trouble des mortels, si dans l'arrière-plan
des événements, il faut que nous reconnaissions son intervention. Mais ce
n'est pas cela: Euripide a voulu compromettre Apollon, sa voix de ven
geance s'est fait entendre du fond du sanctuaire, elle encourageait les
assassins, elle montrait clairement sa volonté, sans aucun doute - une
volonté qui avait été assumée avant, et exploitée, par Oreste. Dieu devient
le complice des machinations et des méchancetés humaines. La rhésis du
messager, qui arrive pour nous raconter la fin de Néoptolème, termine
avec un point à la ligne, avec un jugement catégorique que rien ne semble
contredire (vv. 1164-5): Apollon

έμνημόνευσε δ', ώσπερ άνθρωπος κακός,


παλαιά νείκη· πώς αν ούν εϊη σοφός;
«Il s'est souvenu, comme un méchant homme, de vieilles querelles.
Comment donc serait-il sage?»
Bien plus que la vengeance elle-même, d'après ce que le messager expli
que, ce qui compromet surtout Apollon c'est la complicité vile dont il s'est
servi pour en venir à bout. Il ne s'agit même pas d'une accusation que
Yangelos adresse au dieu. Ce qui est surtout important réside dans la ci
rconstance qu'il n'était guère indispensable d'engager le dieu dans l'affaire.
Une simple affirmation d'Oreste, ni confirmée ni démentie, aurait suffi;
pourtant Euripide a voulu qu'elle soit soulignée, confirmée, par le dérou
lement des faits. Parmi toutes les versions possibles de la légende, l'auteur
choisit, consciemment et exprès21, la plus négative pour Delphes et pour
Apollon.
A propos de la voix divine qui retentit du fond du sanctuaire, Norwood22
avance une interprétation, très caractéristique de ses manières: peut-être
le messager ne rapporte-t-il qu'une pïa fraus; «Euripides wishes to hint
that the voice was only that of a mortal conspirator», qui parvient à
enflammer des agresseurs craintifs. C'est, à mon avis, une interprétation
trop à la limite et, sans doute, fausse: en tout cas Euripide prétend garder
ouverte la possibilité de toutes les alternatives, tout le temps qu'il est possi
ble.Dans le domaine de la pure anecdote mythographique, on pourrait

21. Je reprends la remarque de P. T. Stevens (éd.), Euripides, Andromache, Oxford,


1971, Introduction, pp. 2 et 14-15.
22. Ci. op. cit., p. 37.
300 JAUME PÔRTULAS

croire que l'interventionnisme soudain de la divinité fait disparaître tous


les doutes à propos du déclenchement des événements concrets; pourtant
ce qui reste, c'est la confusion qui les entoure —une confusion qui ne réside
point dans le soupçon que les dieux ne sont que des marionnettes à fils que
certains hommes rusés font bouger, en exploitant la crédulité des autres-
d'après ce qu'un rationaliste primaire pourrait penser. La confusion vient
en revanche du fait que les traces de la façon d'agir divine soient tellement
douteuses et que l'on ait tellement de mal à les suivre.
Il serait, cependant, partiel et simple de se contenter de l'idée que le
messager agit, lorsqu'il adresse des reproches à Apollon, en porte-parole
de l'auteur. Toutes les accusations que les hommes adressent contre la
maladresse des dieux, remplies d'une noble indignation, et bien raisonnab
les, apparemment, sont en fait complètement vides, malgré la consis
tancequ'elles peuvent offrir selon des points de vue humains et partiels.
L'homme, si lucide qu'il soit, n'y peut rien lorsqu'il s'agit de lutter contre
quelque chose de plus vaste que lui. En accord avec les standards éthiques
les plus hauts, qui essaient de s'imposer, le dieu doit être condamné. Il est
stupide de dévaluer cette intention et la portée de la sentence. Pourtant ces
reproches, outre qu'ils sont angoissants, sont ambigus. En dépit de toutes
les apparences, l'homme se trompe peut-être lorsqu'il attribue au dieu cer
taines actions - des actions dont le sens, en plus, n'est pas non plus tout à
fait clair. Alors, tous ces reproches, tombent-ils dans le vide? Si oui,
l'orthodoxie ne s'en verrait pas pour autant réaffirmée ni rassurée: si le
dieu n'est pas derrière les actes qui lui sont attribués par la tradition (et
puisque personne ne peut nier, avec une certaine vraisemblance, cette
attribution), où se cache-t-il donc?
Entre le départ d'Oreste de la scène, accompagné par Hermione, et
l'arrivée du messager de Delphes il y a le stasimon évoquant les malheurs
qui se sont abattus sur Troie et sur la Grèce, aussi, comme conséquence
d'une fuite. Le chant implique une pointe anti-delphique lorsqu'il évoque
le sort d'Oreste, dont le dieu traça le destin de toujours fouler le sang: sang
d'un matricide qui en fait une bête traquée s'accrochant à sa cousine avec
le désespoir du naufragé et qui aboutit au complot contre Néoptolème.
Oreste lui-même fait une synthèse de sa situation, avec un sarcasme
atroce, très à la manière d'Euripide, que les commentaires ne remarquent
pas d'habitude: pour un matricide, ce n'est point facile de se marier avec
quelqu'un en dehors de la famille ... (cf. vv. 974-76). Nous avons déjà vu
que la mort de Néoptolème est désirée par le dieu de Delphes, qui a ses
propres raisons à lui; ce dieu, comme d'habitude, ne refusera pas de coo
pérer avec les mortels même dans un projet qui les dépasse, dont ils ne
UANDROMAQUE D'EURIPIDE 301

comprennent pas exactement la portée. La mort de Néoptolème comp


orte, de toute évidence, une manifestation de la cruauté divine, une
cruauté aussi inexprimable, aussi inexorable que la guerre de Troie. Voici
pourquoi le chœur s'érige en porte-parole d'une question douloureuse à
propos des raisons qu'ont les dieux pour agir, des raisons mystérieuses et
qui font tomber la souffrance sur les hommes (vv. 1014-16):

τίνος ουνεκ' ατιμον (...)


τάλαιναν/τάλαιναν μεθεΐτε Τροίαν;
«Pourquoi, la livrant sans honneur, avez-vous abandonné la mal
heureuse, la malheureuse Troie?»
Je trouve franchement inexplicable qu'un critique affirme, à propos de
ce stasimon, qu'il pourrait très bien aller dans n'importe quel autre
moment de notre tragédie. Et, en tout cas, les commentaires ne sont pas
assez sensibles au fait que -selon la phrase d'Aldrich23- «the background
motif of the Trojan legend, which had increased almost like an ominous
drum beat» tout au long de la pièce, atteint dans la dernière antistrophe
une vigueur maximale. Euripide qui, comme Eschyle, sait survoler adroi
tement de larges espaces de temps, dispose dans une unité inséparable les
combats astephanous (cf. v. 1022) dans les plaines d'Ilion, l'anéantiss
ement des rois de l'ancienne cité, le retour funeste de l'Atride et le matri
cided'Oreste. Notre poète, cependant, à la différence d'Eschyle, s'efforce
d'offrir un renouveau du vieux procédé emprunté à la tradition de la lyr
ique chorale, du rapprochement soudain et instantané des éléments success
ifs d'une série mythique, tandis qu'Eschyle utilise la méthode d'un vaste
développement théologique qui progresse pas à pas. Le changement de
technique s'explique par deux raisons fondamentales; le renouveau que
subit le lyrisme musical -où, sans doute, Euripide, a joué un rôle impor
tant-et le parti pris, radicalement opposé, de chacun des deux tragiques
devant la tradition mythique. Dans ce sens, on pourrait dire qu'Euripide,
sur la Troie «that burns so long»24, n'a écrit, de toute sa vie, qu'une seule
tragédie à différentes versions, des approches partielles et successives qui
aboutissent dans la vaste cantate des Troyennes, lieu où se nouent tous les
desseins divins et les raisons psychologiques humaines.
Les Grecs se sont toujours demandé, et dans les périodes les plus brillan-

23. K.M. Aldrich, The Andromache of Euripides, University of Nebraska Studies


XXV, 1961 (cité par P. T. Stevens, op. cit., ad Joe).
24. W. Shakespeare, The Râpe ofLucrèce , v. 1468.
302 JAUME PÔRTULAS

tes de leur histoire et dans les moments de crise, pourquoi Ménélas et


Oreste sont appelés à être les seuls fossoyeurs de la saga troyenne que le
châtiment des dieux n'atteint pas. Et à propos du premier, il faut insister
sur le fait que l'évocation répétée de sa conduite pendant la chute de Troie
est plus qu'un prétexte dont se servent Andromaque et Pelée pour l'humil
ier: sa façon d'agir à l'époque est identique à celle du présent. Elle déclen
che aussi la même sorte de malheurs: des malheurs dont lui, Ménélas, est
toujours délivré, protégé par son égoïsme, par son adresse, constamment
perfectionnée, à trouver quelqu'un qui paiera à sa place, qui se salira les
mains pour son profit ... Quant à Oreste, dans le stasimon qui nous
occupe, c'est. avec lui, ΓΆγαμεμνόνιος κέλωρ, que l'évocation des mal
heurs de Troie culminera. Au retour de Troie se sont produites les infortu
nes de la maison d'Atrée: le meurtre d'Agamemnon, le matricide. Voilà
donc le début d'une alliance entre homme et dieu (une complicité crimi
nelle dirait-on s'il s'agissait d'un autre genre de personnages), c'est-à-dire,
le début d'une série de crimes qui aboutira à la mort de Néoptolème (vv.
1030-1031):
θεού θεού νιν κέλευμ' επεστράφη / μαντόσυνον
«C'est l'ordre d'un dieu, oui, d'un dieu! qui l'atteignit, c'est son ora
cle».
Cette insistance, typiquement euripidéenne en dépit des doutes qu'offre
le texte25, est efficace pour développer la notion que, même si c'est pénible
à croire, ce fut Apollon qui commanda le matricide, tout comme il est
pénible de croire à son nouveau commandement, la mort de Néoptolème.
Autrement dit: la douloureuse perplexité que provoque la cruauté incom
préhensible d'Apollon est un sentiment identique à celui que provoquera
la mort de Néoptolème: une mort déjà annoncée, en relation intime avec
tout le procès déterminé par Delphes. Toutes les évocations de l'oracle,
d'abord par la bouche d'Oreste, puis par celle du Chœur, et finalement de
Vangelos, sont faites pour créer l'atmosphère d'accomplissement oracu-

25. P. T. Stevens, ad Joe. , qui nie que:


άδυτων έπιβάς κτεάνων ματρός φονεύς ...
ώ δαϊμον, ώ Φοίβε, πώς πείθομαι;
puisse être considéré comme un exemple normal d'aposiopèse et qui remarque que tout
le passage est plein de corruptions; il suggère que la construction -au cas où la transmis
sion serait correcte- est aussi osée que l'idée qu'elle exprime; une telle interruption de la
phrase, à mi-chemin, qui coupe abruptement l'expression ...
L'ANDROMAQUE D'EURIPIDE 303

laire, où le protagoniste de la tragédie, absent de la scène jusqu'au dernier


moment où il sera introduit solennellement, à l'état de cadavre, sera
anéanti. Et, au moment clé du stasimon, retentit la question désolée (v.
1036):
ώ δαΐμον, ώ Φοίβε, πώς πείθομαι;
«Ο divinité, ô Phoibos, comment le croire?»
Pourquoi donc cette question? A quoi fait-elle référence? Au fait que le
dieu ait pu ordonner un matricide ou au fait que Néoptolème soit obligé de
mourir? Lorsque le Chœur s'exclame (vv. 1039-1041):
(...) άλοχοι. / εκ δ' ελειπον οίκους / προς άλλον εύνάτορα
«Plus d'une épouse a quitté sa maison pour partager un autre lit».
il évoque, évidemment, le grand nombre de malheurs individuels qui se
comptent dans la partie négative de la grande expédition; implicitement,
quand même, il y a l'évocation de ce qui vient de se passer devant nos yeux,
la fuite d'Hermione. L'un et l'autre de ces événements sont face et pile de
la même monnaie: comme je l'ai indiqué à plusieurs reprises, Y Androma-
que ne devient compréhensible que comme un chapitre de l'immense révi
sion de comptes du retour de Troie. Alors, la raison pour laquelle Ménélas
et Oreste, les plus vils et lâches, sont appelés à ensevelir toute une générat
ion de héros, n'est plus un mystère: les choses sont ainsi, c'est à dire, stu-
pides et implacables.
A la fin, le cadavre de Néoptolème n'apparaît accompagné que du vieil
lard fondateur de la maison et de la lignée, le fils d'Éaque, désespéré dans
sa vieillesse. Ce n'est pas la captive cette fois (comme dans Les Troyennes
vv. 352-405, Cassandre) qui aura à prononcer le dernier mot sur les vain
queurs et les vaincus. Lorsque Pelée adresse sa plainte à Néoptolème, en
tirant peut-être ses conclusions sur ce qui s'est passé, il ne reste que l'in
stance transcendante pour replacer tout cela dans le ciel conventionnel et
figé de la légende héroïque. Après quoi, le vertige d'une dernière quest
ion. Lorsque Thétis apparaît από μηχανής, s'agit-il d'une promesse
divine ou d'un mirage? Les phrases que Thétis prononce représentent,
comme d'habitude chez Euripide, toute l'ambiguïté du divin; dans ce sens,
on pourrait affirmer que la dernière image résume la portée et le sens de la
tragédie tout entière. Est-ce que l'apparition de Thétis, en fait, est un
grand mensonge? Il serait imprudent de dire oui d'une façon catégorique.
Le poète a accumulé les improbabilités, avec acharnement, tout au long de
la pièce: il n'a pas empêché, catégoriquement, la croyance, mais il ne lui a
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laissé qu'un sentier petit et étroit, fort pénible. Donc, il en résulte une fin
qui est, dans un niveau de synthèse, de concentration même, un échantil
lon de l'esprit dont on peut suivre la trace dans toute la tragédie, l'esprit du
théâtre d'Euripide, qui s'obstine à toujours nous marchander quelque
chose, à ne pas nous donner son dernier mot, le mot définitif26.

(Université de Barcelone) Jaume PÔRTULAS

26. La version française de ce texte a été rédigée par Francesca Mestre (Université de
Barcelone); je tiens à lui exprimer ma reconnaissance.

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