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Jaume Portulas
University of Barcelona
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All content following this page was uploaded by Jaume Portulas on 10 February 2018.
Résumé
Z'Andromaque d'Euripide. Entre le mythe et la vie quotidienne (pp. 283-304)
Dans l'Andromaque d'Euripide, la situation familiale de Néoptolème constitue la base du motif central: la mort du héros à
Delphes, point vers lequel tendent de sombres desseins divins ainsi que les intrigues de quelques hommes -mythe officiel
delphique qu'englobe l'idéologie d'un rituel qui se trouve au centre des pratiques cultuelles du sanctuaire. Ce qui compte surtout,
c'est la volonté du poète d'éclairer obliquement un aspect religieux essentiel, en en faisant le simple prolongement d'une vilaine
dispute. En outre, les deux thèmes s'inscrivent, l'un et l'autre, dans la perspective du retour de la guerre de Troie, laquelle est
énoncée dans les parties chorales.
Portulas Jaume. L'Andromaque d'Euripide. Entre le mythe et la vie quotidienne. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs
anciens. Volume 3, n°1-2, 1988. pp. 283-304.
doi : 10.3406/metis.1988.917
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1988_num_3_1_917
VANDROMAQUE D'EURIPIDE
ENTRE LE MYTHE ET LA VIE QUOTIDIENNE
devoir l'appelle -il sera digne de Pelée et de son père Achille; ses
actes le feront voir- il chassera ta fille de la maison».
Et lorsque le danger devient imminent c'est Hector qui est invoqué par
Andromaque (vv. 524-5):
ώ πόσις πόσις, εί'θε σαν
χείρα και δόρυ σύμμαχον
κτησαΐμαν, Πριάμου παΐ.
«Ο mon époux, mon époux! Que n'ai-je l'appui de ton bras et de ta
lance, fils de Priam!»
Efficacité austère qui entoure la réticence: Andromaque s'achemine vers
la mort, accompagnée par son fils, sans un seul souvenir pour le père de
l'enfant, mais appelant l'autre, le vrai époux.
Il y a quelques années, un critique qui cherchait une évaluation toute
moderne du théâtre grec affirmait que nous ne saurions jamais quels sent
iments furent éprouvés par Iole la première fois qu'Héraclès la posséda, à
la suite de la féroce campagne d'Œchalie4: l'essence du sentiment tragique
de Sophocle trouva dans le total mutisme du personnage la voie la plus eff
icace. En ce qui concerne Andromaque, en dépit de la faconde typique
ment euripidéenne qui la caractérise, notre information n'est point meil
leure: les spéculations sur le terrain de ses sentiments à elle, intimes, sont
forcément hors de question, non pertinents.
Le mystère d' Andromaque réside en ce qu'elle s'entête à vivre - si vivre
est un mot qui puisse s'appliquer réellement à l'endurance passive et obsti
néedont elle se prévaut devant un tel amas de malheurs ... Lorsqu'on
essaie de trouver une attitude parallèle parmi les grandes figures féminines
du théâtre attique, c'est Electre qui nous vient à l'esprit. Pourtant Electre
-surtout celle de Sophocle- n'a pas pour subsister une raison aussi «biolo
gique» qu'un enfant sans défense, né dans la captivité, comme ce fils
qu'Andromaque s'efforce de protéger. L'endurance de la princesse
d'Argos dérive de la rigidité archaïque du système de valeurs que le succès
temporel des assassins foule aux pieds tous les jours: contre cela, sa pré
sence, imprécatoire et silencieuse, s'élève comme une protestation, la
seule possible. Au contraire, Γ Andromaque d'Euripide ne s'installe just
ement pas dans l'oubli mais dans le démenti, au jour le jour, de son passé; et
4 . Cf. J . Kott , Manger les dieux, Essais sur la tragédie grecque et la modernité, Paris ,
1975.
L'ANDROMAQUE D'EURIPIDE 287
offense, surtout lorsqu'on affirme qu'elle avait des aspirations à une union
qui lui fut imposée par la violence morale la plus extrême -bien que, pro
bablement, sans recours à la violence physique: c'est là où apparaît sa rés
ignation de femme «asiatique» qui exaspère tellement Hermione. Les mots
de celle-ci, cependant, mettent le doigt sur la plaie dans la mesure où ils
montrent brutalement l'aspect le plus mystérieux, le plus obscur, du carac
tèred'Andromaque: la résistance passive de son corps. C'est dire, jusqu'à
un certain point, que l'épouse très fidèle sera tout autant une «femme de
plusieurs hymens» que sa rivale archétypique, dont les représentations
(Hélène d'abord, Hermione après) ont été ses ennemies successives. Elle
survit à tous, grave image maternelle, féconde même dans les circonstan
ces les plus horribles, comme une force de la nature, traversée par Hector,
Néoptolème, Hélénos qu'elle reçoit en hôtes de passage. Il est vrai que
personne sauf Hermione, une enfant méchante et exaspérée, ne serait
capable de décrire ces avatars en termes de culpabilité. Les philologues, de
leur côté, ont discuté subtilement -et pas toujours de façon réussie-
jusqu'à quel point les circonstances, si accablantes et brutales, l'ont avilie,
ont dégradé l'image qu'elle pouvait avoir de soi et ont amolli sa fibre
morale6. Il est bon, quand même, de remarquer que dans V Andromaque
on trouve, plus souvent que d'habitude, les extravagances caractéristiques
du théâtre d'Euripide: de soudaines irruptions de l'existence quotidienne,
phrases et faits empruntés directement de la vie de tous les jours, au-dessus
desquels sont collés, en une étrange dissonance, des haillons de la matière
de Troie, des éclats de splendeur lointaine de la magie homérique7. Le
problème, néanmoins, ne se pose pas toujours de façon juste: il est vrai que
les éléments du conflit sont ceux d'un drame domestique, empruntés à la
vie la plus quotidienne (en ce sens je ne trouve pas hors-question d'affi
rmerqu'Euripide est intéressé très spécialement à refléter comment les
réactions psychologiques se heurtent à la rigidité de la structure sociale)
mais la scène n'est certes pas un intérieur bourgeois d'Athènes, nous som
mes au temps du mythe. Dans une tragédie comme Γ Andromaque , il
6. Cf. ex. gr. Vellacott, op. cit. , p. 119; «And, after years of living as a chattel, she
begins to lose some of the grâce of the royalty»; A. Garzya, «Interpretazione
dell' Andromaca di Euripide», Dioniso, 14, 1951, pp. 109-138, avait déjà deviné quelque
chose de semblable, bien qu'il hésite à suivre la logique de son discours: «l'umiliazione e
il dolore hanno compiuto una escavazione non superficiale, al punto che si stenta a rico-
noscere in lei i lineamenti di un tempo (...) a furia di non essere per nulla rispettata dagli
altri ha finito per considerarsi scarsamente anche lei stessa» (p. 117).
7. Les premiers vers Άσιάτιδος γης σχήμα, Θηβαία πόλις, comme prélude d'une
série de querelles de gynécée, produisent, notamment, une impression de ce genre.
290 JAUME PÔRTULAS
8. Art. cit. , passim; Idem, Pensiero e tecnica drammatica in Euripide, Napoli, 1962,
pp. 62-69.
UANDROMAQUE D'EURIPIDE 291
n'est pas juste de croire qu'un tel souci de la part d'Euripide constitue une
démonstration irréfutable, sans nuances, de son radicalisme idéologique,
du caractère appuyé et révolutionnaire des propositions de son théâtre.
L'obsession -peut-être faudrait-il dire la crainte- vis-à-vis des manifestat
ions de la sexualité féminine est présente dans le théâtre grec depuis
Eschyle. Et pour rester dans la tragédie qui nous occupe, le Chœur répond
à l'orgie d'auto-dépréciation d'Hermione sur un ton de défi modéré, fai
sant allusion à la solidarité spontanée des femmes: sentiment qui affleure
dans un certain nombre de passages euripidéens et qui a l'air de montrer
une espèce de crainte névrotique, très largement répandue parmi les
contemporains du poète; c'est-à-dire, l'image d'une coalition, d'une cons
piration féminine dont les hommes se sentiraient exclus et qui était censée
être une menace potentielle pour eux9. Dans d'autres passages de la même
pièce on trouve des formulations différentes qui montrent un sentiment
identique; par exemple le v. 85:
πολλας αν εΰροις μηχανάς· γυνή γαρ ει
«Tu trouveras plus d'un expédient: tu es femme»,
et le v, 911:
γυναΐκ'
μών ες ερραψας οία δή γυνή;
«Contre elle as-tu ourdi quelque dessein de femme?»
Traditionnellement on a mis en rapport la représentation de la sexualité
des femmes comme quelque chose d'incontrôlable avec le fait objectif que
leurs chances de lui donner libre cours devaient être, dans le cadre d'une
vie cloisonnée, très inférieures à celles de l'homme. En ce sens quelques
critiques se sont bornés à développer et systématiser les remarques des
scholies qui montrent une sensibilité très attentive aux aspects de la tragé
dieconcernant Γάκολασΐα, Γάσέλγεια et la περί τους άνδρας σπουδή qui
caractérisent la condition féminine. De toute façon, la problématique
autour d'Hermione ne se pose pas en termes d'analyse psychologique; ce
ne sont pas les symptômes pathologiques qu'elle présente que l'on doit dis
cuter. On ne peut même pas dire qu'elle ou Andromaque soient l'objet
d'un traitement d'une subtilité psychologique exceptionnelle.
9. Pour une analyse intéressante, bien qu'assez discutable, des relations entre les
deux sexes dans la Grèce classique, en termes psychanalytiques, cf. P. Slater, The Glory
ofHera, Greek Mythology and the Greek Family, Boston, 1968.
292 JAUME PÔRTULAS
rain où les valeurs du mythe et celles de la cité sont mises face à face,
s'interrogent et se questionnent les uns les autres. A part cela, il y a long
temps que Vernant observa que «dans le domaine des pratiques matrimon
ialeson pouvait le mieux mesurer l'ampleur des transformations
qu'apporte l'avènement de la cité»13; et ceci pour la raison fondamentale
que dans le monde d'Homère et de la légende héroïque l'opposition entre
l'épouse légitime et la concubine se montre beaucoup moins nette, moins
marquée que dans la période postérieure14. Grâce à ces remarques on est
sur la voie de comprendre ce que, autrement, on serait forcé de considérer
comme des contradictions graves de la part d'Euripide, des produits d'une
légèreté et d'une banalité exceptionnelles au moment de composer cette
pièce. Certainement, il s'ensuit que la condition du fils d'Andromaque (et,
en parallèle, celle d'Andromaque elle-même) est vraiment hésitante: le
fait que Molossos, le bâtard, soit l'héritier est souvent impensable,
absurde (Andromaque même l'affirme lorsqu'elle veut montrer à Her-
mione que ses soupçons sont hors-mesure, vv. 202 et sqq.); puis, cette poss
ibilité est écartée sans autres précisions (c'est Hermione, au moment de
sa crise et de son changement de décision, qui le dit, vv. 941-2); aune autre
reprise, on prend l'alternative comme possible, mais scandaleuse et incon
venante (vv. 664 et suiv. , quand Ménélas indique à Pelée que ce serait une
honte de voir les Grecs soumis aux descendants des barbares); et, final
ement, Molossos héritier devient la chose la plus naturelle - avec différents
degrés d'évidence: des craintes des Spartiates à la phrase défiante que le
rancunier Pelée adresse à l'enfant (cf. vv. 722-3):
εν Φθΐα σ' εγώ
θρέψω μέγαν τοΐσδ' έχθρόν.
«c'est moi qui t'éleverai à Phthie pour leur donner en toi un rude
adversaire».
en attendant les instructions données par Thétis qui apparaît άπό
μηχανής.
Cependant, si la perspective de la cité n'avait pas rendu perméables -et,
bien sûr, n'avait pas dénaturé— les données du mythe, Néoptolème aurait
dû pouvoir s'attendre à une ambiance familiale bien plus pacifique. Dans
Paris, 1972; t. II, 1986; voir néanmoins les réserves avancées par J. BollacketP. Judetde
la Combe, Agamemnon I, 1, Lille, 1981, pp. LXXV et sqq.
13. Cf. J.-P. Vernant, «Le mariage» dans Mythe et société en Grèce ancienne, Paris,
1974, pp. 57 et sqq.
14. Ibid.,p. 65.
294 JAUME PÔRTULAS
17. Cf. A.R.W. Harrison, The Law ofAthens, Oxford University Press, 1968-1971,
vol. III, p. 17: Après la peste d'Athènes, «there is évidence for a decree permitting citi-
zens to hâve two legitimate wives» ou (pour le dire autrement) pour légitimer les enfants
nés d'une concubine. Cf. Diogène Laërce, II, 5, 26; XIII, 556.
UANDROMAQUE D'EURIPIDE 297
«II connaîtra ma haine. Les hommes qui sont ses ennemis, la divinité
retourne leur fortune et ne tolère pas leur superbe»
Oreste va bien plus loin; il n'est pas seulement un simple exécuteur de la
vengeance divine; ses ennemis il les voit comme ennemis du dieu, simulta
nément: c'est pour cela que lui et Apollon sont de vrais complices.
Le déroulement de la pièce rend évident qu'il ne s'agit pas ici d'un cas
d'aveugle présomption, du genre de ceux que le ciel a l'habitude de chât
ier; Oreste, au contraire, sait parfaitement ce qu'il fait lorsqu'il implique
le dieu dans la spirale de sa propre vengeance. Clytemnestre, d'ailleurs,
proclamait aussi son innocence dans la mort d'Agamemnon; elle déclarait
être un simple instrument de la vengeance du ciel contre les Atrides (cf.
Agamemnon, vv. 1475 et sqq., 1497 et sqq.). Le Chœur admettait qu'elle
avait raison d'y croire, même s'il affirmait péremptoirement que cette
prétention ne délivrait pas Clytemnestre, personnellement, de sa faute
(vv. 1505 et sqq.); par la suite, le déroulement de la trilogie établit ce fait
de façon indubitable. En général la tragédie, puisqu'elle s'appuie sur la
perspective d'une double causalité, divine et humaine, des événements,
punit avec sévérité les tentatives qui impliquent abusivement le dieu dans
les actes des hommes19. Le jeu d'Euripide est le même, mais à l'envers: la
mort de Néoptolème se produit grâce à une intervention directe du dieu,
intervention qui non seulement n'était pas nécessaire, mais facile à éviter,
et même un peu forcée. Si on lit la pièce comme un pur jeu de sensationna-
lismes successifs, la perspective dont je parle se perd complètement.
C'était tellement facile pour Euripide de sauvegarder la responsabilité du
dieu de Delphes dans la mort de Néoptolème! Un dramaturge moderne
aurait, sans doute, gardé le dieu dans un silence énigmatique et aurait livré
à Oreste, rien qu'à lui, la tâche de défaire le nœud de toute l'intrigue20.
Dans ce cas, Oreste, aurait pu déclarer -comme le font toujours les hom
mes- que le dieu était à côté de lui, qu'il se pressait dans un travail désiré
19. La netteté du démenti est très souvent tacite: H.D. Kitto, Greek Tragedy, Lon-
don, 19733, p. 133, a commenté à propos de Y Electre de Sophocle l'énorme efficacité que
représente l'entrée en scène du précepteur déguisé {Electre, 660 et sqq): c'est le début de
la vengeance, et ceci juste après les mots sereins que Clytemnestre prononce en plaidant
le secours du ciel, ce qui, dans sa situation, cache mal un authentique blasphème.
20. Prétendre que le dramaturge fait intervenir Apollon parce qu'il reste fidèle à la
version traditionnelle de la légende ne serait qu'un alibi tout à fait insatisfaisant - est-il
besoin de le remarquer? Ce ne sont pas de tels scrupules qui ont retenu notre poète
quand il a voulu remanier drastiquement un mythe, ou quand il a tenu à imposer une ver
sion alternative, hétérodoxe.
UAndromaoue D'Euripide 299
par Apollon, lequel, de son côté, resterait sans mot dire, ayant sauvé sa
responsabilité, tandis que nous ne saurions jamais exactement si le dieu
réalise son propre dessein par le trouble des mortels, si dans l'arrière-plan
des événements, il faut que nous reconnaissions son intervention. Mais ce
n'est pas cela: Euripide a voulu compromettre Apollon, sa voix de ven
geance s'est fait entendre du fond du sanctuaire, elle encourageait les
assassins, elle montrait clairement sa volonté, sans aucun doute - une
volonté qui avait été assumée avant, et exploitée, par Oreste. Dieu devient
le complice des machinations et des méchancetés humaines. La rhésis du
messager, qui arrive pour nous raconter la fin de Néoptolème, termine
avec un point à la ligne, avec un jugement catégorique que rien ne semble
contredire (vv. 1164-5): Apollon
laissé qu'un sentier petit et étroit, fort pénible. Donc, il en résulte une fin
qui est, dans un niveau de synthèse, de concentration même, un échantil
lon de l'esprit dont on peut suivre la trace dans toute la tragédie, l'esprit du
théâtre d'Euripide, qui s'obstine à toujours nous marchander quelque
chose, à ne pas nous donner son dernier mot, le mot définitif26.
26. La version française de ce texte a été rédigée par Francesca Mestre (Université de
Barcelone); je tiens à lui exprimer ma reconnaissance.