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Avis d’experts

Métrologie

Approche bayésienne

Une base partagée


des a priori
Un nouveau besoin pour
les laboratoires accrédités
de la fiabilité que l’on peut accorder à cette

L’expert dernière et, par voie de conséquence, de la


fiabilité à accorder à la théorie reposant sur
ce résultat …». En interpellant ainsi ses
Jean-Michel POU pairs, Georges Charpak souligne que cette
Président fondateur de la société question de la fiabilité des mesures n’est
Deltamu, Vice-président de pas forcément toujours au cœur des
AURA Industrie 4.0,
Ambassadeur Région AURA pour préoccupations des chercheurs.
l’Alliance Industrie de Futur
Mesurer chez les industriels
Elle n’est pas non plus, preuve en est la
Qu’est-ce que mesurer ? sions. Des décisions sur la quantité réelle pratique, au cœur des activités indus-
a mesure est en quelque sorte de marchandises échangées, quantité qui trielles. Le développement des certifica-
consubstantielle à l’Homme. induit son prix, et des décisions sur les tions qualité type ISO 9001 depuis la fin
L Depuis la nuit des temps, la
mesure fait partie du quoti-
procédés industriels, décisions qui per-
mettent de statuer sur la conformité des
du XXe siècle le prouve aussi. La question
des mesures se résume souvent à la
dien de nos aïeux. Mesurer pour com- entités produites et, dans la négative, sur conformité des instruments de mesure,
prendre, comprendre les phénomènes l’opportunité de réglages des procédés conformité délivrée le plus souvent par
physiques. Cette volonté nous a fait pas- de production. des prestataires s’appuyant sur des
ser de peuplades le plus souvent poly- normes, par définition généralistes, et
théistes cherchant à expliquer leurs Il est d’usage, chez sapiens, de mettre non sur les besoins spécifiques de chaque
observations dans le monde physique, le « sous le tapis » les problèmes qu’il ren- utilisateur. Tout se passe donc comme si
plus souvent par l’action de divinités plus contre. Aussi, et pour simplifier des situa- un instrument conforme produisait des
ou moins bienveillantes, à une civilisation tions parfois complexes, une forme de mesures justes ce qui, dans un autre
technologique au cœur de laquelle la consensus traditionnel s’est inscrite dans contexte, reviendrait à affirmer que si
science a (pratiquement) fini par s’ins- nos pratiques. Pour « décider », il faut le les plaquettes sont bonnes, la voiture
taller. Dans ce contexte, la mesure se pré- plus souvent « mesurer » et nous nous freine bien.
sente comme un outil essentiel à la sommes accommodés, pour des raisons
compréhension du monde. Sans mesures, historiques sur lesquelles nous ne revien- Cette simplification des problèmes tech-
le boson de Higgs reste dans la tête de drons pas ici à considérer que les mesures nologiques liés à la mesure nous a pro-
Higgs, tout comme l’attraction newto- étaient justes, alors que nous savons bien bablement conduits à faire beaucoup de
nienne dans celle de Newton, l’électron sûr, nous les métrologues, que cela est bêtises, notamment en compensant notre
chez Bohr et la relativité, restreinte ou techniquement impossible… manque de fiabilité des mesures par des
générale chez Einstein. exigences beaucoup plus sévères que
Cette réalité est tellement criante, en tout fonctionnellement nécessaire. Le bon
Les temps ont bien changé depuis les domaine, que dans son livre Devenez sor- côté des choses, c’est qu’il reste beau-
sapiens chasseurs/ cueilleurs à l’homo- ciers, devenez savants, dont Henri Broch coup à faire pour optimiser nos pratiques,
industrius « 4.0 » que nous sommes deve- est co-auteur, Georges Charpak écrit : voilà un enjeu intéressant pour les nou-
nus au fil des siècles. Dans notre société « … Or, il faut rappeler que l’incertitude velles générations, enjeux cohérents avec
désormais manufacturière et commer- sur une donnée est tout aussi importante les questions très actuelles de dévelop-
çante, la mesure sert à prendre des déci- que la donnée elle-même puisqu’elle décide pement durable.
N°69 ● NOVEMBRE 2019 — 98 —
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 Figure 1 : Vision
Le GUM (Guide pour l’Expression des
Incertitudes de Mesure) a fait son appari-
traditionnelle de la
tion dans le monde de la métrologie en mesure et de son
1995. Depuis près de 25 ans, les métro- incertitude.
logues bataillent pour comprendre ce
GUM et le mettre en pratique. Il faut
reconnaître qu’il n’est pas encore d’usage
systématique dans le monde industriel,
probablement pas non plus dans celui de
la recherche sauf dans quelques domaines
spécifiques. Pourtant, nous sommes nom-
breux à chercher à le maîtriser et à l’uti-
liser, notamment lorsqu’il s’agit de
déclarer cette fameuse conformité évo-
quée ci-dessus. Si toutes les mesures sont
fausses, toutes les décisions font naître
le risque de se tromper. Et, puisque les
erreurs de mesure n’ont en principe pas
de préférence, il est possible de se trom-
per dans un sens, ou dans l’autre. Concrè-
tement, on peut donc « déclarer conforme
une entité non conforme en réalité »
(risque client) ou « déclarer non conforme
une entité conforme en réalité » (risque
fournisseur).
Figure 2 : Vision
Le risque réaliste d’un résultat
Cette question des risques client et four- de mesure.
nisseur fait partie du quotidien du métro- Pour passer de la Figure 1 à la Figure 2,
logue, mais un document récent, le JCGM le JCGM N°106 nous engage dans la
N°106 devenu la norme ISO/IEC Guide démarche bayésienne, démarche qui
98-4, vient bousculer notre vision des nous impose désormais de considérer ce organismes ont pour mission de vérifier
choses. Dans le monde d’avant ce guide que nous savons de l’entité à mesurer l’organisation qualité des laboratoires
en effet, le risque s’envisageait suivant avant même de faire la mesure. Quel prestataires en matière de mesures et
la vision de la mesure et de son incerti- métrologue, en effet, ne s’est jamais fait d’étalonnages. Ils valident également le
tude présentée en Figure 1. cette remarque : « Cette mesure est réalisme des incertitudes de mesure que
bizarre ! ». Le fait qu’il puisse détecter les laboratoires revendiquent. Cette mis-
Or, cette représentation n’est pas qu’une mesure est bizarre suppose qu’il sion s’accomplit depuis plus de 20 ans,
conforme à la réalité. En effet, qu’est-ce a une connaissance a priori du mesu- chacun s’y est habitué, elle est entrée
qui nous permet de penser, à part la faci- rande. Et c’est cette connaissance a priori dans les mœurs. Mais, si les experts de ces
lité, que la valeur mesurée est systéma- que le document JCGM N°106 se pro- organismes ont la compétence pour éva-
tiquement la valeur la plus probable, tel pose de prendre en compte pour calcu- luer la pertinence d’un calcul d’incerti-
que le suggère la Figure 1 ? ler les risques. Nous pouvons d’ailleurs tude, qu’en sera-t-il demain lorsqu’il
bien tous nous accorder sur une réalité : s’agira de valider la compétence dans
En se permettant une définition de l’in- le risque client n’existe que s’il existe des l’évaluation des risques liés aux déci-
certitude de mesure plus univoque à nos entités réellement non conformes. On sions dans le cadre des vérifications.
yeux que celle du VIM, on envisage la peut en effet mesurer « comme un Autrement dit, comment les organismes
réalité sous un angle différent, angle cochon » une entité conforme, elle restera d’accréditation pourront valider la per-
choisi finalement par le JCGM N°106. conforme ! Notre connaissance de cette tinence du calcul des risques, sachant
entité, en revanche, est sujette à caution, qu’il faut désormais prendre en consi-
Incertitude de mesure : Loi de proba- mais pas l’entité elle-même ! dération l’a priori ?
bilité des erreurs de mesure
Le rôle des organismes accréditeurs Il n’y a aucun doute que l’a priori, dans
La conséquence de ce changement fon- La dynamique “ISO 9000” a fini par faire le contexte industriel, doit faire partie
damental qui peut se vivre comme une émerger la norme ISO 17025 et les orga- des connaissances de l’industriel lui-
quasi-révolution copernicienne pour les nismes accréditeurs, le Cofrac en France même et ne peut pas être fourni par un
métrologues se résume dans la Figure 2. et Accredia en Italie par exemple. Ces organisme externe. Qu’il fabrique des
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produits alimentaires, des vis ou des com-


posants électroniques, le producteur
devra s’attacher, par exemple via la MSP
(maîtrise statistique des procédés), à
quantifier ce qu’il sait réellement pro-
duire, c’est-à-dire son aptitude à réali-
ser telle ou telle caractéristique.

Le risque dans les laboratoires


d’étalonnage
Pour les laboratoires d’étalonnage en
revanche, la question est différente et Figure 3: Distribution des erreurs
plus complexe. En effet, ils reçoivent, par d’indication de pieds à coulisse dans
le fruit du hasard, tel ou tel instrument de un laboratoire d’étalonnage.
tel ou tel client, instruments qui, par ail-
leurs, ont été fabriqués par tel ou tel fabri-
cant. Lesdits instruments ont en plus eu
« leur propre vie ». Ils sont donc, en un
temps donné, ce qu’ils sont du fait de
leur propre fabrication et de leur propre
évolution. Or, la fabrication ou l’évolution
sont deux paramètres totalement indé-
pendants du laboratoire qui les étalonne !
Aussi, il n’est pas incohérent de penser
que, quelle que soit la vie de chaque ins-
trument d’un même type, la distribution
des vies observées (via les étalonnages),
dans chaque laboratoire, devrait être sta- Figure 4 : Déconvolution des
tistiquement identique d’un laboratoire « observations » (erreurs d’indication)
à l’autre (dans le cas général). selon des lois de probabilité normale, ou et des erreurs de mesure.
gaussienne, la déconvolution est une opé-
Par ailleurs, il est important de rappeler ration très simple. La moyenne de loi a
que ce que chaque laboratoire observe priori est obtenue par différence entre la
n’est pas la réalité des instruments, mais moyenne des observations et la moyenne
« la réalité + les erreurs de mesure (incer- de l’incertitude d’étalonnage (i.e le biais, de construire et de partager la connais-
titude d’étalonnage) », erreurs de mesure s’il n’est pas corrigé par le laboratoire). La sance a priori desdits instruments. Cette
qu’il a lui-même générées à chaque variance de l’a priori, quant à elle, est information, une fois validée, pourrait
mesure au cours de tous les étalonnages obtenue par différence entre la variance être partagée, via le cloud, à tous les labo-
qu’il a réalisés. Cette simple observation des observations et la variance de l’in- ratoires soucieux d’appliquer objective-
induit qu’il est important de ne pas se certitude d’étalonnage (i.e l’incertitude ment la nouvelle norme induite par le
limiter aux observations, mais qu’il faut type au carré). JCGM N°106. Et puisque les instruments
aussi chercher la réalité qui se cache sous sont ce qu’ils sont partout où ils sont dans
les observations, pour définir l’a priori Par contre, si l’hypothèse de normalité le monde, cette information pourrait être
(sauf à démontrer que les incertitudes des lois de probabilité n’est pas satisfaite, partagée à grande échelle, de l’échelle
d’étalonnage sont négligeables devant comme dans plusieurs cas en pratique, nationale à l’échelle internationale, sui-
les lois de probabilité a priori). cette déconvolution peut poser des pro- vant l’organisation qui serait mise en place.
blèmes mathématiques non triviaux et Tout comme les organismes d’accrédita-
En mathématique il est toujours possible, pourrait donner des résultats pas fiables… tion se sont attachés à garantir le réa-
en théorie, de démêler l’a priori sachant lisme des incertitudes d’étalonnage, il
les observations et les incertitudes d’éta- Vers une base partagée des a priori faudra prochainement qu’ils puissent
lonnage en effectuant une déconvolu- Puisque les laboratoires d’étalonnage ont s’engager sur la pertinence des risques
tion. Cette opération est résumée la chance de partager un problème com- associés aux décisions contenus dans les
graphiquement dans les Figure 3 et mun (statuer sur la conformité des ins- constats de vérification. Une telle base
Figure 4. truments de mesure) et puisque les contribuerait largement à cet objectif !
instruments sont ce qu’ils sont indépen-
Dans l’hypothèse où les observations et damment des laboratoires qui les éta- Afin de garantir la totale indépendance
l’incertitude d’étalonnage se distribuent lonnent, puis qui les jugent, il est possible de quelconques intérêts économiques
N°69 ● NOVEMBRE 2019 — 100 —
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particuliers des informations mises à dis- nécessaire pour obtenir la connaissance ment validées. À l’heure des Big Data et
position, cette « base des a priori des ins- a priori par type d’instruments. Cette des algorithmes qui les traitent, algo-
truments de mesure usuels » devrait être commission assurerait évidemment la rithmes qui ont besoin de données fiables
hébergée par un organisme dont la noto- cohérence des résultats obtenus afin de pour produire des résultats pertinents, ce
riété et l’indépendance sont des qualités les mettre à disposition, via une base de post-traitement bayésien des mesures
reconnues par tous. Il existe différents données partagées (Open data ou Sha- est probablement une voie nouvelle pour
organismes, français, européens, voire red data), à tous les laboratoires accré- les métrologues, surtout dans l’industrie
mondiaux, susceptibles de pouvoir faire dités qui souhaitent réaliser des où l’approche bayésienne n’est pas trop
ce travail en respectant cette exigence vérifications en suivant les préconisa- pratiquée.
de neutralité. Pour construire cette tions de la norme ISO/IEC Guide 98-4.
connaissance a priori des instruments Et comme la « métrologie » telle qu’elle
de mesure usuels, il conviendrait de réu- Perspective est perçue aujourd’hui par une majorité
nir un groupe d’experts, en métrologie Au-delà des vérifications, cette norme a commencé dans les laboratoires pres-
(pour chaque domaine) et en statistiques. nous propose d’utiliser toutes les infor- tataires, celle de demain, grâce à une
L’objectif serait de recueillir les données mations disponibles (a priori, mesure, application de ces nouveaux concepts
d’étalonnage historiques des laboratoires incertitude de mesure) pour déterminer, dans ces mêmes laboratoires, pourrait
qui souhaiteraient bénéficier de l’accès à en suivant le théorème de Bayes, la loi a également naître chez eux, pour peu qu’on
l’information des « a priori partagés » et, posteriori. La valeur moyenne de cette loi les aide, voire qu’on les force, un peu… ●
à partir des incertitudes d’étalonnage qui a posteriori est en principe plus fiable
ont été validées par leur organisme d’ac- que la seule valeur mesurée, si toutes les
créditation, réaliser la déconvolution informations utilisées ont été correcte-
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