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Danica SELESKOVITCH Marianne LEDERER Protesseur émérite a [Université Pari " Professour a "Université Paris, Directeur de VE.S.L.T. INTERPRETER POUR TRADUIRE Publié avec le concours de I'Université Paris Il! et du G.E.L. - Paris Xi 3° Edition - Revue et corrigée PUBLICATIONS DE LA SORBONNE Littératures | 10 DIDIER ERUDITION Collection “Traductologie 1°” SOMMAIRE INTRODUCTION . . (CHAPITRE I: QUEST-CE QUE TRADUIRE? M, LepeRER,, Transcoder ou réexprimer cexplicite -xpérience aux concepts spréter un discours n’est pas traduire une rie du sens et machine a traduire D. Seveskovrrcn, Les niveaux de traduction... M. Leperex, La traduction simultanée = Le processus IL Les conditions de sa réussie, les causes de ses €checs CHAPITRE Il: 'ENSEIGNEMENT DE L'INTERPRETATION D. SeLESKoviTcH, Principes ct D. SELESKoVviTcH,, Enseignemer M. Leperer, La pédagogie d M.Lepenen, Apprendre preparer un suet technique CHAPITRE III: LA TRADUCTION ET LE LANGAGE M. LepereR, La traduction simultanée, un poste d'observation du langage D.SeLeskoviten, Les mécanismes du langage vus & travers la traduction D. Seveseovrten, La tnductlog ent exis ete ingusique D. SeLeskovireu, Les anticipations dans la compréhension M. LepereR,, Le francais, vietime des traductions D.SevesKoviTen, Le somprdhenson dune pest expression . : ravers on a6 PREFACE A LA TROISIEME EDITION Cet ouvrage est paru pour la premiére fois en 1984. En 1986 il était ré6dité, Aujourd’hui, 10 ans plus tard, son succes est attesté par une nouvelle édition. Interpréter pour traduire, c’est comprendre au-dela des mots puis exprimer un sens déverbalisé La théorie interprétative qui sous-tend les écrits réunis ici est théorie dans le sens od elle explique le phénomene de la traduction et révéle, a travers lui, les aspects essentiels du fonctionnement du langage On ne s*étonnera done pas de ne pas trouver ici de prise de position a Pégard des théories ambiantes de la traduction, d’ailleurs plus souvent axées sur la traduction automatique que sur la traduction humaine. Nous avons cherché & cerner la réalité de 1a traduction et & Ja décrire en nous appuyant sur des faits plut6t que de nous engager dans des débats d’idées abstraites. Dix ans apres la premigre parution de cet ouvrage, nous restons convaincues qu’on ne peut théoriser autrement sur la traduction qu’en se fondant sur sa pratique réussie Le principe fondamental dont s'inspirent les articles réunis dans ce volume est que le processus de la traduction est le méme, quelles que soient les langues et quels que soient les genres de textes. Le passage d'un texte a une pensée non verbale et de celle-ci A un autre texte est indépendant des langues ; il n'est pasdifférent de celui de I’énonciation ou de la compréhension d'une parole dans la communication unilingue, mais son observation est plus facile a travers la réexpression du vouloir dire dans une autre langue qu'il ne I’est dans une méme Jangue au regu de I’évanescente chaine sonore ou des mots figés durablement dans I’écrit D'autres ouvrages ont suivi celui que nous présentons & nouveau au public ; on en trouvera les titres en bibliographie. Fondamentale- ment le point de vue initial exposé ici y est maintenu, D Seleskovitch et M. Lederer + INTRODUCTION Traditionnellement appliquée & l'étude des langues classiques, la traduction a longtemps servi a leur acquisition, sous la forme de versions ou de thémes. Puis elle a tout naturellement glissé vers un exercice de comparaison et de substitution, chacune des compo- santes de la langue de départ, caractere d’écriture, marque gramma- ticale, lexéme, syntagme, proposition ou phrase devant trouver un correspondant’ dans la langue d’arrivée. Ont ainsi été appelés “traduction” des exercices (acquisition de langues étrangéres, de comparaison de structures linguistiques et de substitution des unes aux autres. L’étude des langues et leur comparaison fournit instrument nécessaire & l'établissement de correspondances. Les dictionnaires bilingues, les grammaires co aductions; on y trouve des correspondances de le: de marques grammi (E) dam — barrage ; (E) he is reading ~ il est en train de lire ou (D) des Vaters ~ du pére, etc. L’étude comparative des langues permet aussi_de découvrir is sémantiques, les différentes significations que peuvent prendre mots ou segments de phrase, dont Pune s’actualise au détriment des autres dans un contexte (F) de — (it) da (Warrive de Paris) mais (F) de — (It) di (un morceau de pain); (E) he may not come — il ma as la permission de venir et dans un autre cas il se peut qu'il ne Vienne pas. Ces correspondances peuvent aller jusqu’a des expressions figées : (D) sein Leben hangt am seidenen Faden —sa vie ne tient qu’a un fil; (E) to bring coal to Newcastle (D) Eulen nach Athen bringen, etc. Le transcodage n’est pourtant qu'une composante de la traduction, il n’est pas /a traduction. Seuls peuvent étre transcodés dans les textes ou les discours les éléments, termes ou expressions, dont la signification reste la méme, quelle soit envisagée au niveau de la langue ou actualisée dans un discours. Ces termes ont des 8 INTERPRETER POUR TRADUIRE comrespondances permanentes, par exemple les chiffres lorsquils dési- sgnent des quantités : (F) cing = (B) five, les noms propes (E) London = (F) Londres, ow les mots techniques; le traducteur doit parvenir établir qu’un gravity dam est un barrage poids, que le waterproofing dont il bénéficie correspond a un revétement du parement, de méme quil saura en économie traduire a balanced growth par une crois- sance diversifige ou encore, en optique, (E) absorption path length par épaisseur optique. Les éléments transcodables sont myriades mais le transcodage quis appellent est toujours ponctuel ; pour étre clairement réex- primé, le texte dont ils font partie doit toujours étre interprété grdce & des connaissances autres que linguistiques. Comparé au nombre de termes techniques transcodables, le fonds lexical commun lune collectivité linguistique semble bien pauvre. Sur le million d’entrées que compteront bient6t les grands dictionnaires encyclo- Pédiques ou les banques de données terminologiques, une dizaine de milliers seulement correspondent aux termes communs aux sujets parlant une méme langue. Et pourtant, dans les discours et les textes, ces termes courants 'emportent de loin dans l'argumenta- tion sur les termes techniques ; quel que soit Ie niveau de spéciali- sation d'une discussion, quelques dizaines de termes seulement devront étre transcodés; le gros du texte, la masse des arguments, des faits et des idées qu'il contient devra étre interprété. Ce serait méconnaitre la nature des énoncés techniques ou scientifiques que de croire qu'il suffit de connaitre la correspondance des termes techni- ques qui tiennent pour traduire ces textes, qui n'expriment pas moins d’intelligence que les textes philosophiques, parfois autant de sensibilité que des textes postiques et oii la recréation expressive est tout aussi importante que l’exactitude du transcodage. Les correspondances é bles sans discrimi Ceux-ci contiennent des idées qui apparaissent grice tarité des connais ion linguistiques et linguistiq. couple auteur-lecteur, que les langues a elles seules ne contiennent pas. On ne réexprime pas des idées comme on traduit des langues. Pour | foumir des équivalences aux textes, il faut une opération interpré- tative qui se concentre sur les idées exprimées par les énoncés plutot que sur les énoncés eux-mémes. Le transcodage valable in abstracto pour tous les éléments linguistiques ne Pest plus que ponctuellement dans les textes et les discours. L'application intégrale de correspondances provoque un phénoméne de rejet chez les lecteurs. La I traduction faisant appel a intelligence du texte est tout autre que celle dune traduction ne faisant appel qu’a la connaissance des INTRODUCTION 9 langues. Ainsi l'intitulé allemand d'une communication présentée 4 un colloque organisé par ESIT : «Darf mehrsprachige Kommuni- kation am Missverstandnis tiber das Wesen der Ubersetzung scheitern ?» fut-il traduit par : «Léchec de la communication est souvent di & une méprise sur la nature de la traduction. Faut-il s'y résigner ?», Se résigner et diirfen ne sont pas équivalents au plan des langues; mehrsprachig (multilingue) explicite en allemand une notion qui, dans la traduction francaise, reste implicite mais y est néanmoins évidente car toute communication qui exige une traduc- tion est par définition mehrsprachig. Cette traduction porte lay marque tant du vouloir dire de auteur de la communication que dela logique de la langue d'arrivée — es deux facteurs fondamentaux | qui différencient la traduction du transcodage intégral. Elle tranche sur celle que nous donnons ci-dessous, essentiellement correcte au niveau des correspondances linguistiques’ mais parfaitement indigeste : «Les plaintes au sujet du bruit des avions traduisent en réalité une protestation contre les bruits persistants qui assaillent constamment les tympans dans une société caractérisée par une haute dens de population urbaine et assistée par une grande puissance méca- nique». * IL n’en reste pas moins que la médiocrité de certaines traductions Gcrites n'est pas toujours rédhibitoire; le lecteur intéressé peut s‘attarder et suppléer par la réflexion au manque de clarté. Cela n’est pas vrai de Pauditeur; celui qui écoute une interprétation traduction orale de discours —ne peut pas s’arréter sur telle ow telle séquence sans perdre la suite du discours. L’erreur de méthode rend la traduction écrite opaque, elle rend la traduction orale inopérante. Crest sans doute I’étude de la langue écrite qui a accrédité Pidée qu'il convient pour traduire de comparer les différents niveaux des iguistiques et d'établir des correspondances entre eux : écrit permet de décomposer une langue en ses éléments constitu: tiff, Ce n'est pas le cas de oral od la progression du discours ne permet pas de dégager la langue de l'enchainement des paroles. Le caractére fixé du texte écrit induit celui qui analyse a transformer Je sens vivant en un sémantisme figé, et Ie pousse a généraliser les transcodages au lieu de traduire en articulant naturellement dans langue le sens voulu par auteur je discours oral au contraire, dans * Extrait de la traduction officielle d'un exposé de Alan S. BOYD, ancien Secretary ‘of Transportation des Etats-Unis, intitulé General Aspects of the Impact of Gril siation dont voici Vriginal ‘Complaints about eircraft noise relly reflect an outcry against the pervasive sounds ‘that constantly asa eardrums ina Society characterized by high density urban population supported by mechanical powers (_Yautre. La 10 TERPRETER POUR TRADUIRE, son évanescence, ne laisse en gage & V'auditeur que des éléments cognitifs et le bon interpréte — de consécutive notamment — trouve tout naturellement a exprimer les «idées» du discours. Les auteurs du présent ouvrage s’étant interrogées sur les causes de Vinsuffisance de certaines traductions, les ont trouvées dans application généralisée, A des textes et & des discours, de correspon- dances établies entre langues ; on ne s'étonnera pas qu'elles aient condamné les traductions «linguistiques» et qu’ a déterminer les facteurs tatives effectuées par les bons traducteurs et interprétes. Liobservation de l'interprétation nous a amenées a défini Vopération de traduction des textes et des discours. Constatant le role que joue en traduction la connaissance du sujet, la compré- hension du vouloir dire de lauteur, nous avons postulé, puis mis en évidence Vexistence, entre la perception des sonorités d'un discours et celle de sa réarticulation dans une autre langue, d'une étape de déverbalisation. Au cours de cette étape se prod synthése immeédiate des éléments sensibles et des éléments cogi en présence, L’avénement du magnétophone et des bandes magnétiques nous a permis d’analyser de fagon détaillée des interprétations consécu- tives et simultanées, Nous avons multiplié les expériences et les observations et procédé & une étude rigoureuse du processus de la traduction, la sortant ainsi de ta seule comparaison des langues. Nous voyons dans l'interprétation le modéle de base, la forme , élémentaire, de toute traduction de textes, car il n’y a pas de texte sans message, il n’y a pas de texte sans auteur et sans présupposés, sans éléments cognitifs non explicitement exprimés mais devant étre pris en compte. Traducteurs et ont le méme objectif : communiquer la pensée d’autrui, ons ne reposent pas sur des procédés différents, le transcodage d’une part, la transmission des idées de es traductions a toujours une part 5 la plus libre des interprétations comporte toujours une part de transcodage. La conception de la traduction élaborée a VESIT est le fruit de 4a réflexion de praticiens sur leur propre pratique. L’explication de Popération de traduction a permis de mettre au point des méthodes Wenseignement qui font des diplomés de PESIT des traducteurs et des interprétes appréciés par l'ensemble du monde international. ifs INTRODUCTION n frangaise, c'est aussi offrir des relais fiables dans les vecteurs de la pensée que sont la traduction et l'interprétation Le recueil que nous présentons aujourd"hui rassemble des com- munications et des articles parus dans de nombreuses revues, en France comme a Vétranger et dont certaines sont aujourdhui épuisées. Il est le premier ouvrage dune collection qui sera consacrée ala traductologie. Svajoutant aux trois ouvrages publiés chez Minard dans la collec- tion Champollion, nous voulons croire que ce recueil sera utile aux étudiants des écoles de traduction et d'interprétation qui se multi- plient dans le monde, a leurs enseignants et & tous ceux qu'intéressent Ia traduction et l'emploi du langage. D. Seeskovircn, M. LEDERER Avril 1983 TRANSCODER OU REEXPRIMER ? —Nous partons sur la route la semaine prochaine et les clients sont venus voir sur place avant de voir les collections chez eux. Crest une épreuve redoutable que de présenter, tout nu, son enfant au public Ces phrases sont-elles traduisibles ? Si l'on pense que traduire c'est transcoder, que c'est aller d’une langue & l'autre en convertis- sant des signes en d'autres signes, la réponse sera affirmative; mais ce oui ne sera que celui du profane. Si l'on pense par contre que traduire ce n’est pas seulement transformer des signes en d’autres signes mais qu'il faut, au préalable, déterminer la signification pertinente de ces signes pour trouver la correspondance dans 'autre langue, on répondra par la négative car, dira-t-on, oes phrases ne sont pas claires et, avant de les traduire, il faut pouvoir lever la polysémie des mots et Pambiguité des phrases. Ce sera la réponse de certains linguistes. Quant au traducteur, il répondra : a question est mal posée, on ne peut y répondre avant d’en poser une autre : ces phrases sont-elles compréhensibles ? Car pour lui, il ne peut étre question de traduire tant que les signes linguistiques ne se combinent pas en un message. Alors seulement ils perdent leur ambiguité, ils transmettent un sens. Qu’en est-il des deux phrases ci-dessus ? "Nous partons sur la route la semaine prochaine et les clients sont venus voir sur place avant de voir les collections chez eux : A premidre vue cette phrase n’a ni queue ni téte et pourtant elle était parfaitement compréhensible lorsqu’elle a été prononcée tout naturellement par un industriel frangais de la confection qui faisait un exposé au salon du Prét-a-Porter; que voulait-elle dire ? Les fabricants de prét-A-porter exposent leurs collections au salon od les détaillants peuvent venir les voir, comparer, se faire une impres- sion de la mode pour la saison A venir; apres quoi les fabricants rendent visite aux boutiques et présentent leurs modéles aux 16 INTERPRETER POUR TRADUIRE détaillants qui font alors leur choix. ment qu’aprés la fermeture du salon il partait en pr En situation, cette phrase était parfaitement claire, au point que mon voisin & qui je faisais observer sa structure assez boiteuse ne Pavait meme pas remarquée. ~ Crest une épreuve redoutable que de présenter, tout mu, son 1 au public. Ceux qui pensent que traduire, c'est lever 'ambi- suité diront : «le probleme, c'est de savoir & quoi rattacher les mots tout nu puisque rien dans la phrase n'indique si c'est & enfant ou au présentateur qu’ll convient de le faire. Bi au plan de la langue, de la phrase isolée qui est a i message, les mots sont polysi Ja linguistique y voit un pro traduction c'est qu'elle traducteur, lui, constate is toujours un message (poéme ou communication scientifique ou comprend ce qu'il traduit il ne se heurte pas & des problémes d’ambiguité ou de polysémie. Citons le para- graphe qui introduit notre phrase dans un article du journal Le Monde du 1** aout 1973 intitulé Nécessité d'un discours intelligible Par M. Mazoyer : «Les résultats de la recherche ne peuvent étre Socialement utilisés que dans la mesure oft ils sont extraits de leur gangue théorique, méthodologique, ou empirique. Pot Social dans son ensemble, une recherche ne présente d’ si les phénoménes, les térét que tuations, les transformations économiques is en lumiére par un discours scientifique .. tout cela exige de la part des chercheurs une grande turité. C’est une épreuve redoutable que de présenter, tout nu, » Aprés la lecturc il 4 LAPAROLE, Qu’est-ce donc que la le od, contrairement a la langue, “élément nouveau grice auquel, sans modifier en quoi que ce soit la langue des phrases que nous avons citées, leviennent compréher Cet éléme mise en rapport des phrases isolées, Pune avec la si laquelle elle a été prononcée et autre au c était extraite. Ce rapprochem: leur sens fiat oxtite: Ce rap jent a rendu leur sens aux phrases qui ‘TRANSCODER OU REEXPRIMER ” De méme que les mots pris isolément n’ont que des virtualites de signification, les phrases séparées de leur contexte n'ont que des virtualités de sens. Si on prend des mots au hasard dans le tiroir de la langue et qu’on les examine les uns aprés les autres, on arrive & aligner pour chacun un certain nombre de significations. La polysémie est dans la nature des mots; beaucoup plus qu’étiquetage ou appellation d’objets ou de notions uniques, ceux-ci recouvrent des ensembles de significations. On peut s’amuser a assembler des mots et prétendre qu'ils ont un sens : od ai-je donc lu que «il a tun cousin au front» pouvait étre synonyme de «il a un moust sur la fagade» ? Pourquoi pas, puisqu’aucun vouloir dire n’a présidé laboration de cette phrase ! Polysémie et ambiguité sont carac- iques de tout assemblage de mots hors contexte, e tt lorsque Ia phrase est placée dans le fil de son intention de communiquer qui construit la parole libére les mots de la polysémie, les phrases de leur ambiguité et les charge de sens. Ce que nous appelons sens nest pas ce que désignent par ce mot les études sémantiques ou lexicographiques qui définissent les contours conceptuels des mots ou des structures grammaticales —ce sens-la, que nous appellerons «signification linguistique », correspond au sens des mots en dehors de usage qui en est fait dans la parole. Le sens de la parole, celui que transmet le message, ne se retrouve pas de manigre discréte dans chaque mot, dans chaque phrase, Le sens s’ap} ns linguistiques ne s'y limite pas et ju texte au fur et a se déroule a Ia lecture qui permettra de comprendre le | @'étre verbalisé, celui-ci était diftus mesure que la pensée prei , elle se précise, se ramifie avec P’écriture; chaque phrase construit sur les phrases précédentes la suite de Vexposé. Les mots, d’ensembles de signifi jons quills sont au plan de la langue, n’en réalisent au plan de la parole qu’une partie mais se chargent en compensation du sens que | leur donne la réminiscence des paroles antérieures. Pour revenir & notre phrase : «C'est une épreuve redoutable que de présenter, tout nu, son enfant au publicy, on voit que, lus dans leur contexte, chacun de ces mots se gonfle d’un apport di a ceux qui les préct- st ainsi que «enfant», tout en réalisant une part Virtualité sémantique que la langue lui confére ( signification de «produit de Phomme») se oi ‘apportent les mots qui le précédent et rticuliérement de de la recherche». De méme «tou dire mais au fur et gorique, méthodologique ou empirique» et au pl il prend le sens de «intelligible » 18 INTERPRETER POUR TRADUIRE. Crest une grave erreur que de confondre, en parlant de traduction, | langue et parole. Au plan de la langue il n'existe aucune correspondance entre «enfant» et «résultats de la recherche». Ce sens la n'apparait qu’au plan de la parole. Le sens, passager, évanescent comme la combinaison verbale qui Iui a donné naissance, est un fait de parole, distinct de la langue tout en en étant fonction, La langue attribue une signification aux mots mais la parole les entichit de notions inimaginables au seul plan lexicologique. Or ce sont ces notions qui, constituant le sens, doivent étre comprises par celui qui lit Pceuvre du traducteur comme elles Ie sont par celui qui prend connaissance de Foriginal. On voit donc que le sens, loin d’étre statique et donné objectivement, est un processus en déroulement constant qui se construit tout au long du discours, LE SENS, OBJET DE LA TRADUCTION Finalité de la langue, élément central des rapports entre les hommes, le sens, banal ou complexe, est également lobjet de la traduction. On a pu penser que celle-ci était un exercice portant sur deux langues et consistant & trouver dans l'une les mots et les structures grammaticales correspondant & ceux de autre. Les Techerches sur la machine a traduire menérent a étude des corres. Pondanees par paires de langues, A ce que l'on appelle, dun lourd anglicisme, la grammaire contrastive. L’échec relatif de ces travaux est sans doute dé au fait que la traduction automatique ne s’est pas inspirée du mode opératoire de homme qui, lui, ne transpose pas tun code en un autre mais appréhende et réexprime un sens. Si l'on aie les recherches sur "homme et la maniére dont il procéde, la question de savoir a quelle paire de langues on s‘attaque perd Considérablement de son importance pour une théorie de la traduc- tion alors que le sens en retrouve une de tout premier pl ~~ Noublions pas que le besoin de traduction découle directement du besoin de communication et que celui-ci existe tout autant & Vintérieur d'une méme langue oi la communication se passe d'inter- médiaire, qu’entre deux langues of la médiation du traducteur devient nécessaire. N’est-il pas alors légitime de penser que le Processus de la communication tel quil s'effectue a Vintérieur Gune seule et méme langue est Je méme que celui qui relic le {raducteur & son texte original, puis sa traduction au lecteur qui en prendra connaissance, de sorte que le processus de la traduction Teléve beaucoup plus «opérations de compréhension et d’expression ue de comparaisons entre les langues. Chez Padulte, expression et TRANSCODER OU REEXPRIMER rt compréhension sont du domaine de la parole et non del'agencement de bribes de langue en phrases non sensées. On ne parle jamais sans but, sans intention de communiquer; de méme on ne peut pas entendre ou lire sans comprendre quelque chose, c'est-a-dire sans interpréter. Le traducteur, tantot lecteur pour comprendre, tantot écrivain pour faire comprendre le vouloir dire initial, sait fort bien qu'il ne traduit pas une langue en une autre mais qu'il comprend tune parole et qui la transmet a son tour en l'exprimant de manigze quelle soit comprise, C'est la beauté, c’est l'intérét de la traduction d’étre toujours a ce point de jonction of le vouloir dire de l’écrivain rejoint le vouloir comprendre du lecte' Dans la communication, le sens se dégage de 'enchainement des mots et des phrases, chacun et chacune ajoutant son apport aux autres mais bénéficiant aussi du leur. Le sens se construit au fur et & mesure que se déroule la chaine parlée; si on fige brusquement le tout pour en découper un segment au hasard, on peut certesextraire tun passage et en analyser la correction, il sera impossible d’en extraire en méme temps le sens qui restera pris dans la masse du texte. CONNAISSANCE DU SUJET, CONNAISSANCE DE LA LANGUE Si traduire n'est pas transcoder mais comprendre et exprimer, si ce que ’on comprend et ce que l’on exprime est le sens, il vaut la peine de s'attarder sur cette notion fondamentale dont nous faisons Vobjet de la traduction, et de la préciser. Prenons la phrase suivante «On nomme substitution une application de ensemble E sur lui- méme, c'est-a-dire la transformation d’une permutation de ses quatre éléments en une autre permutation». On congoit que, nayant pas fait de mathématiques modenes je ne comprenne pas cette phrase, c'est-a-dire que je n’en saisisse pas le sens. Que puis-je dire aprés Favoir Iue et relue ? Je peux supposer qu'il s"agit de mathématiques, les mots utilisés semblent Pindiquer ; d’autre part la syntaxe de la phrase me fait comprendre que l'ensemble est composé de quatre éléments. Ma connaissance de la grammaire et des signifi- cations courantes des termes utilisés ne me permet guére d'aller plus loin. Un étudiant en mathématiques ferait jouer pour la com- prendre des notions techniques qui lui seraient familiéres et quil mest impossible d’imaginer. La premiere impression est que la non connaissance des acceptions techniques des termes peut empécher la compréhension d'une phrase; en fait cette ignorance se fond avec un autre type d'igno- ance, celle du sujet. atl 20 INTERPRETER POUR TRADUIRL Connaissance du sujet, connaissance de la langue, nous touchons ici & un des aspects de la connaissance qui revét le plus d'impor- tance pour la notion méme de sens. La langue est un moyen d'exprimer les choses et les notions. Lorsque enfant apprend & parler, la signification premiére qu'il attache aux mots est le premier savoir abstrait qu'il acquiert des choses. Tant que sa connaissance des choses et des notions se recoupe entiérement avec la signification des mots, son savoir reste trés limité, Mais plusil lit, plus i vit, et plus la signification qu'il attache aux choses s'enrichit par rapport a celle qu'il associe au début & leur appellation ; il est alors capable de les exprimer, selon la nécessité, par un seul mot ou par un livre entier. Si on définit la connaissance linguistique comme une compré- hension ponctuelle des significations verbales, et le savoir comme ensemble des paraphrases et exégéses que l'on pourrait faire dune notion donnée (qui pourrait dans certains cas remplir plusieurs Volumes) on voit qu'il n'y a pas de solution de continuité entre connaissance linguistique et savoir et qu’en étiquetant les choses, Ta langue n’apporte que le début du savoir. Mais s'il est vrai que 'on avance par un mouvement continu de la connaissance de la langue vers un savoir toujours plus poussé, ce mouvement ne se développe pas de fagon homogene : dans certains domaines on peut posséder des connaissances multiples et dans d’autres ne jamais dépasser la seule connaissance que donne la langue, ce qui explique la consta- tation souvent faite en traduction : il ne suffit pas de savoir une langue pour comprendre ce qui s'y dit et étre a méme de le traduire.! En effet, le processus de compréhension de l’énoncé linguistique repose sur deux ordres de connaissances , les connaissances tout court, cest-a-dire & chaque fois les connaissances. pertinentes qu’évoque l’énoneé, et la connaissance de la langue. L’appréhension du sens dépend de I'adéquation de ces deux sortes de connaissances ar rapport @ la nouveauté apportée par le fait linguistique. La phrase «on nomme substitution une application de ensemble E sur lui-méme; c’est-2-dire la transformation d’une permutation de ses quatre éléments en une autre permutation» nous permet de saisir le rapport entre la langue et Ie savoir : la premiére, comme toujours dans la communication, est connue, le deuxiéme est en Voccurrence absent. Dans cet exemple le lecteur non-mathématicien a pleinement conscience de savoir la langue mais d’ignorer le sujet. Dans la plupart des cas cependant la distinction n‘apparait pas aussi claire- ‘ment et I'on aura tendance & confondre connaissance de la langue et savoir, sans se rendre compte que la langue a elle seule ne permet as de dégager le sens et que l'on fait toujours appel a des connais- sances extra-linguistiques pour comprendre un énoncé linguistique. TRANSCODER OU RELXPRIMI R, 4 Ainsi croit-on comprendre ce que signifie la nouvelle : «Du pluto- nium 239 vient d’étre découvert a l'état naturel», alors que st l'on ignore que les trans-uraniens ne se trouvaient jusqu’a présent que comme produits ou sous-produits de 'action de ’homme en physi- que nucléaire, on n’en comprend en fait le sens que de fagon trés incompléte. Toutes les connaissances extra-linguistiques que l'on posséde servent a interpréter Ia signification des mots articulés en phrases, pour en retirer un sens. Plus les connaissances sont étendues, plus le sens de I’énoncé prend de précision. LES SCHEMES INTERPRETATIFS Mais si superficiel que soit I’intérét que I’on porte a ses lectures, si restreint que soit le savoir avec lequel on confronte la significa tion des phrases que l'on voit sur le papier, on en retire toujours un sens, si limité, si vague, parfois méme si faux soit-i (1967) rapporte que le petit enfant ne sait pas encore si seule [une au ciel ou si la lune qu’il voit & plusieurs nui rest pas en réalité une succession de lunes différentes s'il rencontre plusieurs limaces au cours d'une promenai saura pas que ce n’est pas toujours la méme. Mais bientot il commencera a comprendre que puisqu’elle ne se déplace pas aussi vite que lui, il ne peut pas rencontrer la méme limace plusieurs fois au cours de la promenade, bref il commencera raisonner ; au fur et & mesure qu'il grandira, son raisonnement s’enrichira des multiples acquis qui construisent son savoir et a son tour, ce savoir lui fera comprendre ce qu'il pergoit. Il en va de la langue comme de la lune ou des limaces de notre enfance : nous ne comprenons les paroles ergues que parce que nous y associons un savoir non linguistique. Le savoir de chacun varie en étendue, en profondeur; il ne Tecouvre pas toujours les mémes domaines de connaissances. Ceci dit, on ne pergoit rien qu’on ne comprenne c’est-a-dire que l'on n’interpréte d'une fagon ou d'une autre. Ce qui ne se préte sponta- nément & aucune compréhension n'est pas pergu consciemment ; c'est 1 un phénomene qui apparait quotidiennement dans toutes les interactions entre le monde extérieur et les perceptions. L’esprit de Phomme est ainsi fait qu'il ne pergoit que ce sur quoi il raisonne (si inconsciemment que ce soit et quelle que soit la rapidité fulgu- rante A laquelle se déroule ce raisonnement), de telle sorte que chez Padulte les constatations qui semblent les’ plus simples, les plus évidentes, sont fondées sur un substrat préalable d’observations, de déductions, de raisonnements aussi complexes que peu apparents. Se substrat lui permet de coordonner chacun de ses actes, y compris ‘acte de parole, selon des modalités cybernétiques qu'il lui serait 2 INTERPRETER POUR TRADUIRE, impossible de retracer consciemment, a tel point que l'on a pu croire que les perceptions étaient de simples enregistrements et réduire certains comportements a des schemes de réaction aux solicitations (stimulus-response). Il a fallu Piaget, pour recon- naitre Vexistence d’un schéme interprétatif intercalé entre la solicitation et la réaction. Le sens est donc Ia rencontre dans I'esprit de la formulation linguistique qu’on voit sur le papier et des connaissances dont on dispose a la lecture. RETROUVER LE VOULOIR DIRE DE L’AUTEUR, Processus inconscient au plan de la perception en général, Vinterprétation devient un effort conscient de compréhension pour le traducteur engagé dans la phase d’appréhension du sens. Sil fait du sens lobjet de son opération, fe prol a lui sera de trouver au travers du dit qu’il a sous les yeux le vouloir dire qui animait auteur, autrement dit de dégager, au travers de Significations linguistiques, le sens qui est le message a transmettre. On a pu dire qu'il n’y avait jamais un seul sens, en ceci que chacun, Yauteur et ses lecteurs, ne le concevra jamais de maniére forme! lement identique. Valéry ' en fait état lorsqu’il examine le rapport de Pauteur et de son ceuvre : «Il n'y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de Vauteur. Quoi qu'il ait voulu écrire, il a écrit ce quill a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun peut se servir a sa guise et selon ses moyens : il n’est pas stir que Te constructeur en use mieux qu'un autre.» Cetts inadéquation de toute parole au sens n’a rien de désespérant ; ‘homme n'est pas une machine et sa pensée ne correspond pas Point par point A des structures linguistiques ; si "auteur «sait bien ce qui voulait faire», il ne pourra effectivement juger «de ce qu'il a fait» que par la réaction de ceux qui établissent en le lisant un rapport entre son dire et leur savoir. Pour que le sens du dire soit celui que veut auteur, il faut celui-ci ait correctement jugé du savoir de ceux auxquels il s'adresse et qu'il ait proportionné en conséquence l’explicite de sa formulation Par rapport a ce qu'il laisse non dit. II faut aussi que le lecteur sache que lexplicitat Quil s’ 1 Var ts TRANSCODER OU REEXPRIMER 23 la perception peut étre approximative ou méme fausse (si le savoir sur lequel on se fonde est insuffisant), tout comme le dire de auteur est parfois flow (s'il a insuffisamment analysé sa pensée ou mal jugé de ceux auxquels il s'adresse). Pourtant dans la majeure partie des cas de communication courante, Ie sens se réalise spon tanément, le dire correspond au vouloir dire et le compris aussi. On comprend le journal que I’on lit (il faut bien dire que l'on choisit de lire tel ou tel article parce qu’on a le savoir qui permet d’en comprendre la lecture...); on comprend les arguments avancés a la télévision en campagne électorale par des candidats aux élections Igislatives ; on peut ne pas étre d’accord, on peut soupconner un ou L autre de manzuvres ou de duplicité, mais on comprend, Dans des cas trés simples, on sera d'accord avec moi pour penser que le sens passe et est appréhendé. Supposons par contre que des sigcles ou simplement quelques semaines s'écoulent entre le moment od une information est mise sur papier et celui ol elle est Iue, ou bien encore que le lecteur d'une information soit d'une culture tres différente de celle de son auteur, Que se passe-t-il ? Alors quen général on n'a aucun ‘mal A comprendre le vouloir dire de celui qui parle ou qui écrit, dans ce cas-ci on pourra dégager plusieurs sens, que l'analyse sémantique déclarera tous possibles. A supposer que sur juridique de ce genre intervienne une volonté délibérée dinterprétation dans un sens donné, on risque, aussi soigneusement qu’ chaque terme, aboutir a des litiges et & des proces san: Parmi ces sens dont on ne saurait contester la prétention & existe parmi tous ces possibles, ce qui importe a la traduction c’est fidélité au vouloir dire de V'auteur, c'est le refus de laisser s'y substituer ce que l'insuffisance des connaissances ou T'inflexion voulue par tel ot tel intérét pourraient attribuer au dire. La méthode du traducteur veut qu'il écarte a la fois les interprétations trop faciles et celles qui seraient manifestement tendancieuses. VIRTUALITES ET ACTUALISATIONS DE LA LANGUE Le traducteur recherche le vouloir dire de auteur, sa méthode est explication de textes et non I'analyse linguistique. Le sens quill s‘agit de faire passer dans une autre langue est done bien celui qui est communiqué a I'intérieur d'une méme langue & ceux qui ont le savoir nécessaite pour comprendre. Les problémes sont les memes : a 'intérieur d'une méme langue, les citations de phrases arrachées & leur contexte deviennent facilement tendancieuses car le nouveau contexte dans lequel on les plonge en les citant risque de leur donner un éclairage différent de celui qu’avait voulu leur donner m INTERPRETER POUR TRADUIRE leur auteur; la traduction de phrases isolées présente les mémes risques d’ambiguité. Si on traduit un texte phrase par phrase en sinspirant plus de la langue originale que du continuum de la pensée de I’écrivain, on juxtapose des éléments linguistiques isolés qui correspondent individuellement d'une langue a l'autre mais qui, assemblés, représentent un puzzle mal ajusté a la forme naturelle que prendrait la pensée dans ‘autre langue. C'est que tout mot isolé, toute phrase hors contexte, tout énoncé incomplet, présentent nombre de significations virtuelles mais aucun sens réel. Le mot hors contexte, au plan de la langue qui ne s'est pas faite message, est comme une monnaie qui ne s’est pas matérialisée en achats. Le let de 5 francs, tant qu'il n’est pas dépensé, est aussi bien hats d’épicerie que livres ou que billet de chemin de fer; sa réalisation par contre n'est jamais que lune de ces virtualités L’analyse de la valeur des 50 franes peut nous mener trés loin dans la description, mais elle ne permettra pas d’en prédire Pemploi. en va de méme de la langue comparée aux textes ;la connaissance de Ja langue est un préalable indispensable & la traduction, mais elle n’en est pas la réalisation ; seul l'emploi de la langue intéresse la traduction. Je prendrai dans une page du livre de Vinay et Darbelnet (1966) un exemple qui montre que analyse linguistique dégage les Virtualités de la langue, et en méme temps que le sens ne se dégage pas de la seule explicitation linguistique. «On hésite a traduire «hospital» par «hépital», nous disent les auteurs, le terme francais, Gvoquant, a certaines époques tout au moin: ‘i ine sinon T'indi- gence. «/ went to see him at the hospital» gagnera dans certains cas a étre traduit par : «je suis allé le voir d sa clinique ».» L’analyse linguistique souligne fort justement qu’il n'y a pas de concordance automatique entre les mots analogues «hospital» et «hépital»; mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici. L'important, c'est que l’énoncé pris comme exemple éveille une association d'idées et actualise donc une hypothése de sens : Lorsque j'ai lu la phrase anglaise, je me suis imaginée allant voir un ami malade; par contre en lisant en francais : «je suis allé le voir a sa clinique», j buté sur Je sa et j'ai changé d’optique : il devait s’agir d’un médecin, car ce n'est pas un malade qu’on va voir a sa clinique... c’est un médecin, mais aussi, pourquoi pas, un brancardier, le directeur, le concierge, que sais-je encore... Et si nous connaissions histoire dans laquelle s‘insére cette phrase, nous aurions sans doute la sur- prise de voir combien son sens réel est loin de toutes ces suppositions. Crest dire que la gamme des interprétations possibles diminue dés que la phrase est replacée dans son contexte (et cela peut étre un livre entier) car en général le vouloir dire n'est pas équivoque et cherche & se manifester de fagon a se faire comprendre. ‘TRANSCODER OU REEXPRIMER 2s LES OBSTACLES A LA TRADUCTION Les connaissances que l'on apporte a la lecture seront vastes ou minimes, elles seront toujours différentes selon les lecteurs, et la jonction’ de V'explicite et du savoir n’aura done pas toujours des résultats identiques ; une chose cependant est certaine : que I’on se borne au savoir minimum donné par les signifiés de la langue ou que Yon posséde un savoir encyclopédique, pour dégager un sens il faut toujours ajouter un savoir & V'explicite de la parole et inversement il faut aussi que Vorateur suppose Vexistence d’un savoir partagé pour que son dire apporte Vinformation qu'il désire communiquer. L’auteur transmet son vouloir dire par I'insertion de son dire dans un savoir que ses lecteurs partagent avec Iui, sans qu'il puisse jamais y avoir coincidence totale entre ce vouloir dire et le sens qui est retenu par le lecteur. Toute compréhension est done par définition subjective et le sens ne peut étre qu'une approximation au youloir dire de Tauteur, Ce sens qu'il faut saisir et réexprimer n’est ni formalisable ni quantifiable : il correspond & un processus et non a un fait. On pourrait a la rigueur mesurer V'acte de compréhension en mesurant Vactivité neuronique du cerveau, on ne mesurerait pas our autant ce que I’on comprend, Ne crions pas pour autant haro sur le traducteur. Fort heureuse- ment l'homme n’est pas une machine ; sa pensée ne s’articule pas en éléments dont chacun correspondrait A un signe linguistique ; elle s‘analyse plus ou moins finement selon les besoins de communication et se concrétise en paroles selon des procédés qui sont beaucoup plus proches de ceux de la cybernétique que de ceux du piano mécanique, Par conséquent, plutot que rester dans Timpasse en continuant & chercher des correspondances entre langues, il faut, en traduction, s’écarter de analyse linguistique et s’efforcer de fournir dans Tautre langue la réexpression du sens. A V'intérieur d'une méme langue, la communication s’établit la plupart du temps de maniére incontestable; le vouloir dire exprimé par une parole est en général compris; pourquoi en irait-il autrement du texte a traduire, pourquoi ne pourrait-il tre compris et réexprimé ? Il appartient la philosophie et & Vart d’explorer les limites du sens et du communicable, a la linguistique de déterminer les para- metres formels de l'énoncé: quant au traducteur, qui se doit assurer la communication, il lui faut détinir son objet comme y étant le sens, et celui-ci comme étant le vouloir dire de auteur. Le sens qui intéresse la traduction n’est pas celui qui préoccupe le philosophe, et rarement celui dont s'empare artiste. Il n'est pas non plus celui qu’étudie la sémantique ; celle-ci ne s“intéresse qu’aux significations de la langue, démarche fort légitime pour Ie linguiste, 6 INTERPRETER POUR TRADUIRE mais qui serait paradoxale pour le traducteur dont la tache ne consiste pas a transposer les faits observables de la langue ni a mettre au point des clefs de conversion entre les langues mais a restituer le contenu du message. Rejeter le sens en traduction, comme ont pu le faire en linguistique les Bloomfield ou les Harris, ce serait rejeter la parole, c’est-a-dire le discours et sa finalité. Se limiter au code, ce serait renoncer au souffle de vie. que homme donne a la langue lorsqu’ll s'en sert pour communiquer avec ses pareils. Nous avons vu que toute perception, linguistique ou non, passe par un schéme interprétatif et nous avons assimilé l'appréhension du fait linguistique par le traducteur a celle de tout lecteur, Cependant la traduction différe de la communication en général en ceci que le traducteur professionnel ne choisit pas ou rarement les textes qu'il traduit (alors que le lecteur ordinaire choisit les lectures qui 'inté= Fessent) et par ailleurs que le traducteur a affaire & deux langues, ce qui exige de lui un savoir supplémentaire. La conséquence de ces différences est d’un c6té qu’a part les parfaits bilingues, et ils sont ares, les traducteurs comme les interprétes saisissent Ie sens dans angue qui n'est pas totalement la leur, et de l'autre qu’est absente la sélection naturelle opérée par 'intérét, qui porte lire telle chose plutot que telle autre, intérét dont la motivation incons- ciente n'est autre que le savoir. Dans la pratique de la traduction, on a ainsi souvent a faire a des textes que l'on ne domine pas aussi naturellement que le livre lu par plaisir ou intérét, et & une langue qui n’est pas la sienne puisque la langue maternelle est réservée expression. On traduit, 2 de rares exceptions prés, dans des conditions de compréhension spontanée moindres que celles de la vie courante — phénoméne encore renforcé quand on pense que la traduction (contrairement a l'inter. Prétation) ne transmet pas seulement des textes contemporains et qu'elle doit done saisir le «sens» au-deld des siécles, des mutations de culture et des successions de civilisations. Ce qui peut faire obstacle @ la traduction, c'est que le traducteur posséde un savoir inférieur & celui des destinataires auxquels s'adressait a Vorigine le ‘message ; 'appréhension du sens n’étant pas possible, la réexpression ne Test pas non plus, si bien que, ne pouvant ‘utiliser que les Mmoyens dont il dispose, le traducteur se borne & comparer les langues et s'efforce de les convertir. Dans son principe, l'opération de traduction est pourtant aussi simple et aussi naturelle que parler ct comprendre et cette opération est réalisée sans mal par le premier enfant bilingue venu. Ceux qui ont connu des enfants d’immigrants et les ont vu «traduire» tout naturellement pour leurs parents, sans la moindre a TRANSCODER OU REEXPRIMER n géne ni la moindre hésitation, les échanges verbaux qui se trouvaient au niveau de leur univers de connaissances, penseront comme moi que ce sont des facteurs extérieurs qui interdisent a la traduction de relever du contact naturel entre la parole et la pensée. Ces facteurs sont d’ordre multiple et ont souvent faussé la conception meme de la traduction. Mais c'est linsuffisance des connaissances — sur Ie plan linguistique ou sur celui du sujet traité —qui est le grand responsable de Verreur de méthode que représente la comparaison entre les langues comme point de départ de la traduction. A telle enseigne qu’aujourd’hui, méme ceux qui «savent », les spécialistes de l'économie ou de la médecine, de la linguistique ou de lélectro- nique qui, excédés par les insuffisances des traductions faites par des non-spécialistes, prennent la plume pour traduire, sont impré- gnés de cette méthode comparative si bien qu‘ils en oublient leurs connaissances et sattachent a transformer des mots en des mots au détriment du sens, qu'ils comprennent et que pourtant ils ne transmettent pas. On m’a raconté une histoire que je n’ai pas vérifiée mais qui... se non é vero... est typique des traductions faites par des Bens pour qui traduire c'est transcoder : un chirurgien francais bien connu aurait traduit le protocole d’une opération chirurgicale faite aux Etats-Unis d'une facon telle qu’au dire de ses collégues, ceux qui auraient suivi sa traduction & la lettre auraient eu toute chance de gravement mutiler leurs malades. Traduire dans le vrai sens du terme n’est possible que si les connaissances de celui qui traduit sont telles que la parole peut se faire pensée et que la pensée peut a nouveau se faire parole ;encore faut-il que le traducteur ne fausse pas le processus en faisant inter- /Scxenir une méthode comparative qui n’a pas sa place au plon de i parole. TRADUIRE LA LANGUE, TRANSMETTRE LE SENS Traduire la langue ou transmettre le sens, c'est l'objet meme de la traduction qui est en cause dans cette alternative. Prétendre que le Sens est contenu dans la langue, c'est faire porter tous les efforts oriques sur le transcodage; opter pour le deuxime terme de ternative en s'alliant a tous ceux, traducteurs et théoriciens, pour Qui il n'est pas de traduction en dehors du sens, c’est adopter la thode interprétative, Encore faudra-t-il veiller & ce que celle-ci ne soit pas vidée de son contenu, car la méthode comparative est depuis si longtemps si fortement ancrée dans les esprits qu'elle entraine dans son sillage méme ceux qui croient s'en étre débarrassés Ty a longtemps qu’aucun théoricien n’affirme plus que traduire C'est transcoder mot a mot. Le principe est rejeté, il n'y a personne 28 INTERPRETER POUR TRADUIRE, pour défendre la méthode. Faire du mot & mot ? L’expression méme est péjorative ! Et paurtant chaque fois que théoriquement se posent des questions sur la traduction, c’est bien la correspon- dance entre les mots qui est au centre du débat ! Sans le formuler en tant que tel, on voudrait par exemple que la traduction maintienne une certaine équivalence numérique entre original et la version traduite de telle sorte que lorsque le texte en langue «x» exprime par un seul mot un objet ou une notion, Pexpression de la langue «y» fasse de méme et que si la notion est exprimée initialement en plusieurs mots, la traduction en fasse le décompte exact. C'est la seule explication possible & Va que tel mot est «intraduisible» di trouve pas de correspondance. Ainsi, de la constatation que le frangais ne posstde pas de terme spécifique pour Favunculus et le patruus latins (frére de la mére et frére du pére), on est tenté de conclure que le francais ne fait pas la distinction entre ces deux catégories d’oncles Or, qu’est-ce que le francais ? Une nomenclature qui posséde un mot pour chaque objet et pour chaque notion qui existent ? Un «sac A mots» d’od l'on tire chaque fois que de besoin le mot qui désignera la chose & dire ? Il y a longtemps qu’on ne le pense plus ! Est-ce alors un systéme qui, comme toutes les langues, permet d’exprimer ce que l'on est capable de concevoir, quel que soit le nombre de mots ou les modalités syntaxiques qu'il faille utiliser ? Le traducteur qui ne traduit pas du mot au mot ne peut que répondre par Vaffirmative. Le francais ne distingue pas entre le frére de la mére et le frére du pére par le méme nombre de mots que le latin, c'est Ja seule conclusion possible sur le plan linguistique ! Sur le plan sociologique on peut bien sir ajouter que le nombre de mots supérieur en francais signifie que la distinction n’a pas besoin d’étre faite aussi fréquemment dans la société frangaise contemporaine que dans la Rome ancienne ! En posant ce genre de faux probléme on finit par en poser de trés réels a ceux qui se laissent entrainer par de telles considérations a employer des méthodes de transcodage ! Ils risquent de vouloir a tout prix trouver un mot et un seul en francais pour exprimer le lien parental que désigne le mot latin et de devoir en reconnaitre la piteuse impossibilité alors qu'il est si simple d’exprimer la notion par les moyens qu’offre le francais. Puisque V’on est capable de concevoir les deux notions distinctes (frére du pére, frére de la mére) on peut les exprimer ; pour les traduire, on choisit les moyens linguistiques en fonction de la parole of ils apparaissent : si précision importe on explicite en disant frére du pére ou frére de la mere, si elle ne présente pas d'intérét dans le contexte on aura recours au seul terme plus général d’oncle. L’absence d’un terme TRANSCODER OU REEXPRIMER 29 pour rendre le terme d’une autre langue n’implique pas l'impossibi- lité de traduire mais seulement l'impossibilité de transcoder. La recherche d'une équivalence quantitative se révéle done étre, qu’on Ie veuille ou non, une tentative de conversion des mots. Prenons un autre exemple, celui des mots «langue» et «langage» que nous connaissons en francais. L’anglais ne posséde qu'un seul terme pour ces deux notions et Ia linguistique anglo-saxonne a été amenée a utiliser lexpression «natural language» pout parler du Iangage des hommes, c’est-a-dire de ce que nous appelons «langue». (Par exemple . «No natural language is inherently more complicated or simpler to lean by a growing child than any other» Lenneberg). Les linguistes francophones, familiers des théses linguistiques améri- caines, ont repris en frangais langue naturelle, 1a ot langue aurait suffi. Ce pléonasme est assez amusant si Yon pense que l'utilisation de ordinateur a créé par ailleurs le besoin chez ceux qui ne parlent ‘que francais d’apporter au mot «langue » la précision inverse afin de faire la distinction entre la langue qu’ils parlent et celle qu’ils confectionnent pour alimenter lordinateur, la langue-machine. Si ‘on veut lui faire signifier langue, expression langue naturelle est pléonastique; ce ne serait pas grave si le pléonasme précisait la notion ; en occurrence il la fausse et celui qui ignore l'anglais, ou qui ignore qu'll s‘agit d'un anglicisme, peut croire de prime abord que «langue naturelle est utilisé, par opposition avec la «langue» tout court que on sait sociale, pour désigner le babil des tout enfants et, chez ladulte, les intonations, les inflexions de la traits prosodiques en un mot Mais le mot-A-mot n’est pas seulement équivalence arithmétique. Nrest-ce pas aussi faire du mot-a-mot que de se préoccuper des mots au plan de la langue seulement, quel que soit le contexte dans lequel ils se trouvent et de prendre pour tes traduire leur sens premier au lieu de leur acception pertinente ? Le Monde du 24 juillet 1973 publie un entrefilet : «M. Walter Ulbricht, président du conseil dEtat de la RDA, est dans un état grave. Dans un communiqué diffusé samedi soir 21 juillet par Pagence officielle est-allemande A.DN., les médecins traitants indiquent que M. Ulbricht, qui est gé de quatre-vingt ans et souffre d'une maladie de coeur et d'une forte tension artérielle, a été «frappé le 19 juillet 1973, d'une attaque d'apoplexie». Les médecins ajoutent que «son état est sérieux».» Le journaliste qui transmet l'information écrit d’abord spontanément; il part, pour s'exprimer, du sens de ‘information ; il comprend que l’état de M. Ulbricht est grave (et il n'a pas tort puis- que M. Ulbricht devait mourir quelques jours plus tard), il cite & Fappui son age et son état de santé, Ayant compris de quoi il s‘agissait, ayant exprimé cette compréhension par le terme grave, le 30 INTERPRETER POUR TRADUIRE compris, oublié le terme qui avait été utilisé spontanément, on traduit «son état est sérieux» dans le souci de respecter Ie mot, fidéle a la lettre, Traduire ernst par sérieux serait la réaction pre. migre de ceux & qui I’on demanderait hors contexte la traduction du terme ; c'est aussi Vindication premiére du dictionnaire ; mais rien ne dit que ce sens premier dans la langue corresponde au besoin de la parole, Nous ne cherchons pas a définir ici la valeur en allemand du mot emst ni & préconiser une traduction de préférence & une autre le lecteur aura compris que nous ne croyons pas 2 léquivalence donnée a priori de quelque terme que ce soit entre deux langues "Nous cherchons & démontrer qu’on trouve spontanément les mots | Justes quand on établit le rapport entre Ie sens et la parole alors qu'inévitablement on dévie, si pour traduire on va d'un mot a Tautre. La non-concordance entre les langues n'est plus & démontrer, il est grand temps par contre d’en conclure que pour traduire il ne faut plus établir de rapport direct entre les mots; ceux-ci servent & analyser le sens du message et & Vexprimer mais ils ne sont pas convertibles. Les mots n’ont pas seulement un sens premier, ils ont aussi une valeur. Chercher & exprimer dans l'autre langue la valeur complete d'un terme c'est faire un mot-a-mot bien pire que de respecter Véquivalence arithmétique ou de transposer le sens premier. J'ai trouvé, dans la traduction des Essais de Linguistique Générale de Roman Jakobson (1963) V'exposé trés précis d'une tentative de co genre; le traducteur rend : «This is the code-switching of the Communication engineers» par «c'est ce que les ingénieurs des * communications appellent le "code-switching”». Il commente sa traduction de la fagon suivante : «Nous avions ensé traduire ce terme par "commutation du code”, qcommutation” étant’équivalent de switching” dans ses usages techniques Malheureusement, en linguistique, le terme “commutation” a pri technique tout & fait différent. On pourrait pari simplement de ment de code”, mais Tidée d”"aiguillage” ou plutst de chan aiguillage”, qui est contenue dans switching serait pesdue. En definitive, i Yaul sans doute mieux conserver le terme anglais, comme on a conservé par exemple feed-back, etc.» Que comprendront les lecteurs de langue frangaise ne sachant pas Vanglais en lisant code-switching dans le texte francais? La note du traducteur leur donnera une idée des significations que posséde le ‘TRANSCODER OU REEXPRIMER EN mot anglais switching mais le maintien en frangais de l'expression anglaise code-switching ne leur communiquera pas le sens de la phrase. Les valeureux efforts du traducteur pour rendre la notion d'aiguillage sont bien superflus; le changement de code qui lui était venu a Vesprit aurait fait Vaffaire. Le seul fait de trouver code apposé & switching restreint immédiatement le champ possible des significations du mot «switching»; vouloir rendre ici les signi- fications que switch peut prendre dans d'autres contextes, c'est youloir traduire la langue. Ce qui méne a l'impasse cette fois-ci, c'est la volonté d’étre linguistiquement complet. N’aurait-on pu trouver une sortie en laissant résolument de coté toute recherche de correspondance pour voir comment la chose s'appelleen francais? Les informaticiens francais, («les ingénieurs des communications » de la traduction) parlent de «changer de code»; quelle que soit expression anglaise, c’est cela qui compte. SE FAIRE COMPRENDRE EN TRADUCTION Pour traduire, comprendre soi-méme ne suffit pas, il faut faire comprendre. L'opération traduisante se scinde par définition en deux parties, celle de l'appréhension du sens, et celle de son expres- sion, Dans cette deuxiéme phase le traducteur s'exprime, i parle comme I'auteur avant lui et comme tous ceux qui s'expriment dans leur langue. Mais s’exprimer ne veut pas toujours dire se faire comprendre. Traduire honnétement, traduire fidélement par contre c'est chercher se faire comprendre, et se faire comprendre suppose trouver expression juste. Comment énoncer clairement ce que l'on 2 bien compris & la lecture ? Est-ce en respectant le plus possible la forme linguistique et la structure grammaticale de la langue origi- nale ? N’est-ce pas plutét en s'en détachant et en s’efforgant d'adresser le message au lecteur sous une forme qu’il comprendra, C'est-A-dire en utilisant la maniére de s‘exprimer qu’implique sa langue 2 lui ? Bien sir, car sinon on en reste & quelque chose informe, a des bribes apposées les unes aux autres qui ne repré- sentent plus rien, ni la langue de départ et le message qu’elle exprimait ni ta langue d’arrivée, ni aucun message que ce soit. Pour que le lecteur suive un texte sans peine, il faut que celui- Gi soit conforme aux habitudes de Ia langue dans laquelle il est écrit.« On pourrait inverser le vers célébre de Boileau et dire que pour étre bien compris, un texte doit étre clairement écrit. Le traducteur qui traduit sans se soucier de savoir ce que comprendra celui qui n’a pas connaissance de Voriginal aboutira peut-ctre & un texte grammatica- Iement correct, il risque de ne pas étre intelligible. A titre d’exemple 2 INTERPRETER POUR TRADUIRE, voici un passage du feuilleton traduit de Vanglais publié par Le Monde en été 1973 : «Elle (Virginia Woolf) les (ses éléves) amena écrire des essais sur eux- ‘mémes, et il y en eut une, une Miss Williams, qui se confia a elle. Ces confi dences lui donnérent un premier apergu de Grub Street (N.d-T. : rue de Londres, ot demeuraient les écrivains & gage du XViI® siécle); elle trouva —et la découverte, sielle ne pouvaitétre surprenante, dut étre émouvai tun endroit presque dépourvu de normes et entidrement de probité. Le folliculaires y peinaient pour fabriquer de la camelote littéraire au Virginia ne put qu’admirer V'ntelligente industrie du négre particulier qui lui dévoilait ces choses...» Il faut beaucoup de réflexion, plus que ne le justifie "im du passage, pour saisir A peu prés ce qu'il veut dire en frangais, alors que le lecteur qui sait anglais comprend facilement la teneur de Yoriginal". Ce type de traduction prive l'activité traduisante de tout caractére heuristique . lorsque l’écriture ne découle pas spontané- ment de la pensée & exprimer, on ne,recrée pas en profondeur Vide et on est entrainé & dire «n‘importe quoi, trahissant dans la fidelité au mot aussi bien l'auteur que le lecteur. La fidélité au mot, voila le grand obstacle a la traduction. La 7 sagesse populaire a forgé le terme de «faux amis» pour décrire les cas les plus grossiers, ceux oi, consciemment ou non, la fidélité au mot de original est poussée si loin que Yon utilise dans V'autre langue la forme la plus semblable ou, si le calque formel est impos- sible, & tout le moins le sens premier du terme initial. Ces inter- férences sont la plupart du temps le fait de l'ignorance de la langue étrangére mais parfois elles sont dues & une confusion momentanée entre la langue étrangére et les usages de la langue maternelle :on a compris le sens des mots anglais et on ne se rend plus compte qu’en frangais «cela ne se dit pas comme ga». Les écrits actuels en appor- tent de nombreuses manifestations, de l'occurrence (en anglais occurrence = apparition) & la réponse comportementale (la behay- iorial response = réaction) ; pour les comprendre il faut se souvenir que ces mots sont des mots anglais et non frangais. Lorsque les mots ont une ressemblance formelle dans les deux langues, le réflexe pousse a conserver le méme signifiant ;lorsque leurs formes different, on traduit le sens premier. La réponse comportementale fournit un 1. she got them to wate essys about themselves, and there was one, a Miss Wil- liams, who confided in her. These confidences gave her a first view of Grub Stroot; she found — and the discovery, though it cangot have been surprising, must have been impres thout standards and enticely without Integrity. Hacks inteligent industry of the particular hack who described these things to her.» (Quentin Vingiaia Woolf, «Biography, Velume one, The Hogarth Press, 1973, London, p. 106) ‘TRANSCODER OU REEXPRIMER 3 admirable exemple de la combinaison des deux : response donne réponse (conservation formelle du signifiant) et behaviorial donne comportemental, traduction du sens premier (behavior = compor- tement) et conservation de la forme grammaticale (ial = al). Peut-étre serait-il intéressant de mentionner ici un exercice que 'on fait faire aux étudiants de ’ESIT pour attirer leur attention sur les causes d’interférence, les habituer a éviter le transfert immédiat d'un mot d’une langue dans l'autre et & dégager un lien direct entre la pensée et la parole ou, si l'on préfére, entre la compréhension et expression. Nous avons pris en occurrence dans l’édition de la Piéiade la traduction du Jules César de Shakespeare; il s‘agit de la fameuse tirade d’Antoine (Acte Il, Scéne IJ) : «Friends, Romans, Countrymen, lend me your ears...» ol Antoine dit a un moment donné : «I speak not to disprove what Brutus spoke », que I’édition de la Pléiade traduit «pour désapprouver ! ». L'exercice ne consiste pas & demander aux étudiants ce que signifie «to disprove» dans la langue, car il ne s’agit pas de leur enseigner les langues. On leur demande de bien se situer dans le contexte de lintrigue : Brutus et ses amis viennent d’assassiner César, Antoine parle a la foule aprés Brutus, devant le corps ensanglanté de César; il va la retourner contre les assassins; la scéne est bien connue... C’est aprés avoir demandé aux étudiants de se rappeler ces circonstances qu'on donne lecture de la tirade et que l'on demande comment dire en francais «to disprove » (Eviter de se servir ici du terme «traduire !»). Voici quelques-unes des réponses qui ce jour-la ont été données par les étudiants : qualifier de mensonger, démentir, infirmer, démontrer que ses propos sont fallacieux,... pour le traiter de menteur ete. L’analyse linguistique donnerait : apporter la preuve contraire, le dictionnaire donne réfuter, la traduction pourrait étre : prendre le conire-pied, s’élever contre... Ce n'est pas de proposer un terme qui nous importe ici mais de démontrer sur piéces que, pour qu'une expression soit intelligible, il faut que la langue que l'on traduit se fasse sens et que celui-ci A son tour s’exprime en dehors de toute “FEference formelle a la langue originale. Il ne suffit pas de compren- dre pour se faire comprendre, il faut délibérement s'exprimer en dehors de toute ressemblance de forme. C'est la recherche d'une expression rendant clairement la pensée qui fera apparaitre celle-ci dans toute sa précision 2 ceux qui ne peuvent lappréhender qu’au travers de la traduction. Car c'est 18 le probléme de l’écriture en 1. Le elisement phonétique de «disprove vers «désapprouver> est sémantiquement plus grave que wernst» dontant «sérieux» ou méme que «code-switching» conservé en ingles, Pourtant, méthodologiquement, suls ces deux derniers exemplescomptent car is eposent sur des erreurs théor vent beaucoup de traductions contemporaines alors que la transposition phonétique nest tts souvent qu'un simple accident. u INTERPRETER POUR TRADUIRE traduction ; On s‘adresse & un lecteur qui n’a pas connaissance de original, qui la plupart du temps n’en sait pas la langue de sorte qu'il n’a dautre recours, pour trouver le sens, que le texte qu'il a sous les yeux. Pour que la traduction soit compréhensible a celui qui dépend delle, il faut constamment se répéter en la faisant qu’elle n’est qu'un cas particulier de la communication. Que se passe-t-il quand ‘on a quelque chose a dire ? On le fait comprendre en s’exprimant dans les formes admises par tous. Le sens est individuel mais les formes sont sociales; on peut dire ce que l'on veut mais le moule qui recevra le vouloir dire doit étre conforme aux usages. Les mémes idées peuvent étre exprimées dans toutes les langues mais doivent étre dans le respect des conventions de chacune, Faire comprendre le sens d’un énoncé dans une autre langue c'est le réexprimer dans des formes qui seront d’autant plus claires qu’elles auront été trouvées dans le refus conscient de la transposition verbale. Staccrocher au sens une fois compris permet de dissocier les deux langues en contact car on se replace alors dans la situation normale de la parole qui est d’exprimer un vouloir dire de maniére a le faire comprendre. Si l'art essentiel de la traduction consiste a dissocier les langues en prenant le sens comme objet a traduire (trans-ducere), tun peu comme on bat le blé pour séparer le grain de son envelope, on comprend que faire intervenir en traduction des comparaisons de langue revienne a poser de faux problémes. lest difficile, sinon impossible, de ne pas schématiser quand on parle principes. Cela est vrai aussi lorsqu’on discute de lalternative : méthode de traduction de langue & langue et méthode interprétative qui va de la parole au sens et & nouveau du sens a la parole. II est Evident quien dehors de la traduction automatique — et encore ¢: faite sans quiintervienne un minimum d'analyse du sens ; inversement, la méthode interprétative ne se réalisera pas intégralement en toutes circonstances car il faudrait dans nombre de cas que celui qui traduit augmente & tel point ses connaissances des choses et de ue que cela n'est pas toujours possible. Les différences deux méthodes restent cependant si profondes et ont de telles répercussions sur la pratique qu'il est indispensable de les souligner. La linguistique a, par la force des choses, abordé Ia traduction par le biais des langues mais les problemes qu’elle a détectés ne sont pas des problémes de traduction, ce sont des problémes de transcodage. Or il est & notre sens impossible de dissocier Vopération ‘TRANSCODER OU REEXPRIMER 38 traduction des opérations mentales en général ; au contraire l'étude du fonctionnement normal du langage nous semble ouvrir a la recherche sur la traduction des horizons plus fructueux que ceux que lui offre la comparaison des langues. En effet la communication humaine repose sur un certain nombre de mécanismes (expression et perception, compréhension et assimilation) dont on ne voit pas pourquoi ils seraient, dés qu'une seconde langue intervient, supplan- tés par un simple examen comparatif des deux langues. De méme que, lorsqu’on étudie Ia communication on suppose connue la langue chez les sujets observés, de méme faut-il partir dans l'étude de la traduction de la situation idéale of le traducteur connaitrait pareillement ses deux langues de travail et od le sujet traité ne recélerait pour lui aucun secret. C’est dans cette situation que les mécanismes de la traduction apparaissent a [’état pur. Si l'on suppose connue la langue de départ aussi bien que la langue arrivée et si on pose que la connaissance du sujet & traduire est également donnée, on écarte les voiles qui cachent en général les véritables mécanismes de Popération traduisante. Dans la pratique la connaissance imparfaite de la langue du texte initial est souvent a Vorigine de difficultés qui ont été érigées en problémes théoriques. Or il est inévitable que le traducteur s’atta- que & des langues qu'il connait mal car comment explorer autrement les civilisations disparues ou les cultures lointaines. Pour mille raisons la traduction mérite d’étre entreprise alors que manquent es connaissances... Les innombrables problémes qui s’opposent alors sa réalisation ne doivent pas obscurcir la vision de ce que sont les mécanismes fondamentaux de l'opération méme. A force d’entendre répéter que le sens est insaisissable, ceux qui siintéressent & une théorie de la traduction ont é€é poussés a le laisser entigrement de cété, a faire comme s'il n’existait pas. Nous avons essayé de démontrer que analyse linguistique non seulement ne suffit pas a la traduction mais risque méme d'y faire obstacle La terminologie utilisée habituellement dans la recherche en traduc- tion dirige d'ailleurs Vattention sur une fausse piste : «langue de départ » et «d'arrivée », «langue-source » et «langue-cible» donnent Vimpression que la traduction prend une langue pour point de départ et aboutit & Vautre et qu’elle consiste donc 2 transcoder. Pourtant on traduit Jules César de Sakespeare ou La Logique du Vivant de Francois Jacob, on ne transforme pas l'anglais en francais, le francais en anglais. Analyser la langue n'est pas la garantie que Yon découvrira le sens du message ; si l'on en revient, c'est notre leitmotiv, & la communication, on s'apergoit que ce qui compte dans tout échange c’est que passe Ie sens. La connaissance de la langue originale et la connaissance du sujet traité sont les deux 36 INTERPRETER POUR TRADUIRE piliers sur lesquels se fonde la compréhension du texte. Pour cons- truire une traduction, il en faut un troisiéme, la capacité de rejeter les correspondances verbales pour établir la concordance entre le sens et la langue, la pensée et la parole. L’extérieur seul change, le contenu est le méme ; on le transvase d'une langue dans une autre, on ne calque pas une langue sur l'autre. En fin de compte et sans chercher & étre paradoxal, on serait tenté de dire que les langues sont extérieures au processus de la traduction ; elles sont le récep- tacle du sens qui est exprimable dans n’importe laquelle d'entre elles ; elles ne se confondent pas avec lui. M Leperer* Ce texte a 6té publi une premifre fois dans les Etudes de Linguistique Appliquée (ELA) 0° 12, 1973, Didier, Paris IMPLICITE ET EXPLICITE La pratique de Vinterprétation de conférence et plus particulié- rement de ce qu’on appelle communément la traduction simultanée m’a poussée @ miinterroger sur les processus de compréhension et de transmission de Vinformation. La traduction simultanées effectue @ la vitesse de la parole spontanée et pose donc deux problémes de taille : Vinterpréte doit comprendre lui-méme Vinformation @ premiére audition et il doit la réexprimer dans Vautre langue sous une forme qui soit immédiatement comprise par V'auditeur de cette autre langue. Hl est particuliérement important que l'information soit réexprimée de maniére non seulement exacte mais encore immeédiatément intelligible puisque Vauditeur n'est pas mattre de la vitesse a laquelle lui parvient cette information ni en mesure de revenir en arriére, comme cela est possible d la lecture. Si Vauditeur est sans cesse arrété par des formules qui ne répondent pas a Tusage de la langue, si sans arrét, des incohérences dans la présentation exigent de lui des rétablissements, son attention finit peu d peu par se détourner; la traduction ne lui apporte plus rien. La vitesse & laquelle s'effectue Vinterprétation simultanée est la raison premiére Pour laquelle elle doit étre particuliérement claire. Linterprétation simultanée est un mode de communication trés spécifique; elle présente cependant un intérét général car on peut y étudier non seulement le processus de la traduction mais également . Figure de théto- IMPLICITE ET EXPLICITE 38 LES UNITES DE SENS Test arrivé A chacun d’entre nous d’achever la phrase commencée par quelqu’un d’autre. Les premiers mots avaient suffi pour faire comprendre V'idée, le reste de I’énoncé verbal devenait rebondant. La jonction entre un savoir préexistant et la signification de | phrase s’était produite avant l'achévement grammatical de celle-ci. L’%tude de Vinterprétation simultanée m’a permis d’observer ce phénoméne de fagon suivie et de découvrir Pexistence dans le discours d’unités de sens délimitées par le moment ot apparait la compréhension. C'est grice aux différences syntaxiques qui existent entre Vallemand et le francais que j'ai pu observer le phénoméne de facon systématique . en effet, l'interpréte francais doit structurer sa phrase différemment de original allemand pour se faire comprendre en frangais. Si l'on suit seconde par seconde sur un enregistrement les deux énoncés (original allemand et interprétation francaise) on voit, & la liberté des tournures frangaises par rapport aux alignements syntaxiques originaux, comment se constituent les unités de sens. Prenons un exemple trés simple ? : Dans la phrase : «Une partie de vos discussions consistera certai- nement & faire Mhistorique...», traduction simultanée de : « Fin Teil Ihrer Gespriche wird sicher einem Rackblick... gewidmet sein», on peut déterminer sur Venregistrement synchrone le moment’ ott Vinterpréte dit : ne serait compris que dans le cadre de la convention linguistique qui lui donne sa signification Iexicale et son audition ne déclencherait que son identification. Dans Je premier cas, nous avons affaire au discours, dans le second, & la langue. En langue, la perception d'une forme verbale ne déclenche qu'une reconnaissance; dans le discours, le message apporte un savoir quise libére trés vite de toute association verbale. Sion avait demandé au technicien pourquoi il plongeait la salle tantot dans le noir, tantét dans la lumiére, il aurait cer répondu : «C'est parce qu'on m’a demande de le faire.» pas dit . «C'est parce qu'on ma dit “lumiére””!» Le contexte verbal. Le contexte, c’est-A-dire la présence simul- tanée d’un ensemble de mots dans la mémoire immeédiate, qui dans Técrit correspond a Vempan de 'appréhension visuelle, explique que la polysémie soit un état de langue et non un fait de discours. Nrexistant pas dans le discours, la polysémie ne pose pas de probléme 4 la traduction alors qu’elle constitue un domaine de prédilection pour la linguistique Dans la partie verbale de T'unité de sens, aucune polysémie naffecte les mots, aucun choix entre significations différentes ne s‘offre a Vauditeur. Dans la phrase suivante prononcée & table IMPLICITE ET EXPLICITE 45 «, on ne fait pas un choix entre le sens de faire un cadeau et de tendre pour comprendre donner; on ne retient pas le sens de tranche aprés avoir écarté celui de morceau de musique ; on n’évoque pas le sens de pin avant de retenir celui de pain Ce sont les problémes posés a la machine a traduire par le mot & ‘mot qui ont fait penser que la polysémie représentait un probléme pour la traduction, mais il ne faut pas confondre traduetion-machine et traduction humaine; la machine traduit la langue, discours. Personne ne pensant plus que l'on peut traduire mot a mot et un minimum de contexte verbal étant toujours fourni dans les téches de traduction, on peut considérer que la polysémie ne mérite d’étre mentionnée a propos de traduction que comme faux probléme puisque celle-ci ne connait que des textes et qu'il est en conséquence extrémement rare que les significations ne soient pas univoques. Cependant, le discours ne nait pas encore de V'assemblage de signifiés univoques. Le contexte cognitif, en faisant apparaitre l'unité de sens, est tout aussi important pour l’univocité de l'information que Vest le contexte verbal pour I'univocité des mots et des traits sémantiques. Le contexte cognitif est l'ensemble dynamique des informations qu'apporte @ l'auditeur le déroulement du discours ou au lecteur celui de sa lecture. Egal a zéro aux premiers mots du discours, le contexte cognitif gonfle de plus en plus au fil de "énonciation. Plus l'idée qui meut V’orateur s’éclaire, plus les tenants et aboutis- sants s'affirment, plus s'élargit et se consolide Ia base @ partir de laquelle Mauditeur ou le lecteur peuvent construire les unités de sens qui se succédent. Combien de fois ai-je pu observer que linter- préte, qui normalement se détache presque entiérement des mots de Poriginal pour ré-exprimer le sens du discours, est forcé, au début des interventions, de s’en tenir a une traduction textuelle faute de disposer d'un contexte cognitif suffisant. L’on sait aussi que les traducteurs quant & eux prennent toujours la peine de lire un texte intégralement avant d’en commencer la traduction. Important pour la construction de chaque unité de sens, le contexte cognitif ne différe de l'ensemble du bagage cognitif que par sa durée. On retient suffisamment longtemps en mémoire cognitive ce qu’on vient de lire ou d’entendre pour comprendre la suite du texte ou du discours. De courte durée, le contexte cognitif s'ajoute au savoir plus durable fixé de maniére permanente dans la mémoire et dont une part seulement, le savoir pertinent, est mobilisé par chaque phrase du discours. 46 INTERPRETER POUR TRADUIRE. Prenons une phrase a la fin d'un article de journal : «L’Europe est @ Vheure du choix; 'Allemagne aussi.» Cette phrase est ici coupée de son contexte cognitif’; elle n’a de sens que par les mots ui la composent. Si les trois lignes qui la précédent sont fournies 4 titre d'indication supplémentaire («Walter Scheel se trouve ainsi devant un choix capital : ou accepter, en partie du moins la thése francaise ou, au contraire, entrer totalement dans les vues d’Henty Kissinger.»), le sens de la phrase est légérement élargi puisqu’on sait maintenant que le choix est entre la these francaise et la thése américaine ; mais on ne sait toujours pas sur quoi porte chacune de ces théses et Von ne comprend donc toujours pas le sens de la Phrase. Pour que le lecteur de ces lignes dispose du savoir pertinent nécessaire, il lui faut savoir que nous sommes en mars 1974, que Michel Jobert est ministre des Affaires étrangéres, qu'il va se rendre 4 Bonn défendre la thése francaise d'une Europe indépendante des Etats-Unis — these contraire aux désirs de M. Kissinger... Les mots si simples en langue, si univoques dans leur contexte verbal : «L Europe est @ Uheure du choix ;I’Allemagne aussi» ne se constituent en unité de sens qu’au moment oi s'y joint le savoir pertinent; alors Ja formule en discours en dit beaucoup plus long. Le phénoméne de «compréhension » (un dire minimum évoquant un ensemble beaucoup plus vaste) n'apparait pas a l'examen de la Phrase isolée car le complément de sens provient d’un contexte cognitif éphémére, présent lors de la lecture de l'article mais absent dans une présentation isolée, si bien que le phénoméne a tendance A passer inapergu. Chacun remarquera par contre le titre de Varticle : « Est-ce le Rhin ou VAtlantique qui nous sépare ? va demander Jobert aux Allemands», car ce sont les connaissances générales et donc plus ou moins permanentes des lecteurs auxquelles la métaphore utilisée ici fait appel. Le lecteur ignorant les orienta ns politiques des deux pays en matiére de construction euro- péenne pourrait prendre au pied de la lettre la question : «Est-ce le Rhin ou VAtlantique qui nous sépare ?» et se poser des questions de géographic. L'alignement de mots prend corps par intégration a un ensemble de connaissances : le rapprochement du nom de Michel Jobert et de la politique étrangére du Gaullisme, le concept d’Atlan- tisme évoque par le mot Atlantique, etc. Le phénoméne de «compréhension » est le méme dans les deux cas : l’énoncé tout simple et la figure de rhétorique ont tous deux besoin qu'un savoir pertinent vienne donner vie au sens linguistique La figure de rhétorique éclaire simplement d’une lumiére plus vive une caractéristique générale du discours : tout énoncé, par Yimpli- cite conceptuel auquel il renvoie, est plus large que sa formulation IMPLICITE ET EXPLICITE “ ne l'est en langue. Plus I'implicite est vaste, mieux le sens se libére de la signification linguistique Les unités de sens du discours expriment un sens inédit qui prend sa source non seulement dans la signification, préexistante en langue, des éléments qui les composent, mais aussi dans argumentation dans laquelle elles s‘insérent. s ync plusieurs étapes dans orientation du récepteur vers wel 7one pe apes dane Toreniation du tees virtualités sémantiques de Ix langue, puis le contexte cognitif qui permet de dégager peu A peu un sens de I’énoncé, enfin le savoir et les connaissances ambiantes de l'auditeur/lecteur sans lesquels le message risquerait de rester lettre morte. Cette orientation est rendue possible par la perception sensorielle concomitante de toutes les circonstances qui entourent lénonciation du discours, par la présence simultanée en mémoire immédiate des éléments de Pénoncé, par la durée de la mémoire cognitive & moyen terme qui permet de retenir le contexte cognitif et enfin par existence préalable d'un savoir pertinent. En V'absence de ces différents facteurs, il n’existerait que des éléments linguistiques dénués de sens. Ainsi, la lisibilité d’un texte, T'intelligibilité d'un discours ne se définissent pas uniquement par les qualités intrinséques de l’énoncé linguistique, mais se situent dans la dialectique du discours et du "Ta Consequence pout la traduction est évidente, see veut & son tour étre lisible et intelligible ; plus le sens dun énoncé dépend d'un savoir extérieur a cet énoneé, plus le traducteur doit appréhender ce savoir afin de réexprimer le sens. 7 Fillustrerai le danger qu'il y a en traduction & laisser de coté le contexte cognitif par un exemple vécu en réunion internationale alors que les associations de consommateurs font campagne @ Bruxelles contre certains additifs alimentaires dont elles dénoncent la toxicité, les dirigeants d'un secteur de l'industrie alimentaire sont, réunis pour discuter des arguments a avancer auprés de la Commission de Ia Communauté Européenne pour éviter l'interdiction des agents conservateurs auxquels ils tiennent absolument car, en leur absence, les produits alimentaires s‘altérent plus rapidement. L'interpréte traduit une intervention du participant britannique par ces mots : «Je ne pense pas qu'il serait sage de combattre les consommateurs pour des questions de coats...» L’industriel francais qui P'écoute semble ne pas comprendre ; le Britannique précise alors sa pensée :il serait maladroit dargumenter que T'interdiction des additifs ferait subir des pertes a l'industrie, et dutiliser le chantage l'augmenta- tion des prix de revient avec leur inéluctable répercussion sur les 48 INTERPRETER POUR TRADUIRE prix & la consommation. Il serait de meilleure tactique de faire valoir que les agents conservateurs ne deviennent nocifs qu’a des doses bien supéricures celles utilisées par cette branche de Vindustrie alimentaire Voyons ce qu’avait dit I’Anglais dans sa premiere intervention : «I don't think it would be wise for our industries to fight consumers on costs; technological reasons (la non-nocivité de Padditi are fog more potent...» La version francaise «Je ne pense pas quil serait sage de combatire les consommateurs pour des questions de coitt ..» n’est pas trés éldignée de original ; elle n'en est en fait pas assez éloignée pour faire passer le message. Oui se situe done la fausse manceuvre de Vinterpréte ? Hors contexte cognitif, traduire on costs par pour des questions de cotits peut étre considéré comme plausible ; mais qu’est-ce que traduire hors contexte cognitif, sinon accoler & un énoneé un sens imaginaire, sinon émettre a son sujet des hypothéses plus ou moins bien étayées. En disant «... combatire pour des questions de cotit », notre interpréte assimile probablement Vexpression d’autres, souvent entendues par ailleurs, telles que, Par exemple : «nous n’allons pas nous disputer pour des questions argent...», une catégorie d'idées s'est présentée & son esprit, expression lui a rappelé quelque chose de familier, mais la liaison avec le connu a été mal faite. Si Vinterpréte avait écouté les diverses interventions et suivi le déroulement des débats, il aurait pu appeler son aide toutes les connaissances qu'il aurait accumulées depuis le début de la réunion ; expression aurait jailli de I'idée juste ; elle Naurait pas pour autant été obligatoirement trés différente, du point de vue linguistique, de pour des questions de coat. Il aurait suffi d'une phrase aussi peu élégante que «combattre les consom- mateurs en se placant sous langle des comits»; Vauditeur francais aurait immédiatement saisi l'idée, Pour se faire comprendre en interprétation, et il en va de méme en traduction, il faut avoir compris plus que la petite phrase que Yon est en train de traduire; pour exprimer de facon intelligible la pensée originale, il faut étre soi-méme en possession de cette pensée Linterpréte qui s’exprime en fonction de la langue par bribes juxtaposées °, plutot qu’en fonction d'une idée cohérente et suivie, risque & tout moment de passer a cOté du sens. Pour dire que om costs signifie sous langle des couts, il faut employer les connais- sances fournies par les unités de sens qui se sont succédées dans la discussion et qui donnent a I'expression linguistique son sens inédit. On costs illustre la nature des faits de parole, réexprimables, certes, ‘mais non traduisibles en langue 5. pout étre intéressant de mentionner ici qu'en interprétation consécutive, ts interpétes professionnel refusent de travailler phrase par phrase IMPLICITE OU EXPLICITE 0 INCOMPLETUDE ET APPREHENSION DU SENS ‘aduction et Vinterprétation, il est capital de distinguer le fait ie parole des phrases hors discours ;en effet, l’énoncé discursif n’exprimant qu’en partie le sens que la traduction doit faire passer et les langues n’associant pas automatiquement un explicite iden- fique a une méme idee, la formule qui resttuera le sens dans Pautre langue devra s'inspirer tout autant de l'implicite de 'original que de ‘Phpenons A ttte de curiosite, deux énoneés constrits par ® ordinateur : Le joli garcon observait la manceuvre et le chien blont brila un fruit © et examinons-les. Nous savons par définition qu’aucun de ces deux énonoés ne reléve dun vouloir dire; et pourtant la premigre de ces deux phrases semble étre plus sensée que la seconde. C'est que le savoir qu'y associe le lecteur lui fait juger qu'elle évoque une situation plus wraisemblable que la seconde. Le sons dont il charge cette phrase ext yypothétique mais vaisem- blable, alors qu'il se refuse 4 attribuer une vraisemblance & la seconde phrase, Et pourtant le sens que nous croyons trouver dans Ja premiére phrase n'est qu'une signification parement linguistique et n'a pas plus de base réelle que la seconde lest hypothétique e rien ne dit que Phypothése se vérifierait si la phrase s'inscrivait dans un contexte réel. Inversement, des phrases mal baties, voire incohé- entes en langue, expriment souvent un message parfaitement clair du fait que leur intégration dans le savoir extra-linguistique Yeffectue sans difficulté. que présente la phrase isolée et celui que présente Ténoncé intégré dans un contexte et dans un savoir pertinent. Dans le premier cas, la phrase est interprétée en fonction des connaissances dont on dispose de fagon générale : on comprend quelque chose, ne serait-ce a lextréme limite que le signifié en langue; mais cette comprehension n'est jamais qu’une hypothése sur le sens, et la traduction qu’on peut en donner n'est elle aussi qu'une hypothése. Dans le second cas, celui d’une phrase intéerée dans une situation ou un discours, qui créent un contexte cognitif, la compréhension de ’énoncé s'appuie sur ce savoir pertinent, sur ce contexte cognitif et s'effectue par exclusion spontanée de toutes les signification non pertinentes de la phrase; la traduction devient possible, sa qualité ne dépendant plus que du talent du traducteur, . Dans le principe, il est facile de distinguer la signification d'une phrase hors-contexte, assemblage de signes linguistiques qui ne 6.CE. les études faites & Toulouse-Le Miral, Revue Grammatice, tome XI, 1975. 50 INTERPRETER POUR TRADUIRE uisent leur sens que dans la sémantique lexicale et dans la gram- maire, du sens d'une phrase réellement prononcée a une occasion donnée; mais devant un cas coneret, la délimitation entre Pune et Vautre peut étre plus difficile A tracer. La paraphrase, moyen classique de déterminer les significations de la langue, permet certes de dire que j'ai acheté le journal a trois sens possibles ; 1) j'ai acheté un exemplaire du journal ; 2);ai acheté entreprise qui édite le journal; 3)j’ai soudoyé Ia rédaction du journal (exemples empruntés a D. Sperber)? , Dans la mesure o4 ’on reconnait comme possible hors-contexte Véquivalence de : «j'ai soudoyé la rédaction » et de «j'ai acheté le journal», on peut admettre qu'il s‘agit bien de sens donnés par la langue. On admettra aussi qu’avec un contexte suffisant, la multipli- Cité des sens possibles sera réduite un : le contexte, je 'ai rappelé plus haut, est en général toujours suffisant, dans les textes destinés traduction, pour que le sens linguistique soit univoque. Par contre le sens en discours, celui qui s’agit de faire co reprendre l'exemple de Sperber, j'ai acheté le journal, dit par un mari a sa femme qui va faire les courses, implique : inutile que fe Vachétes. C'est le rapport entre le sujet percevant et la formulation linguistique qui fait apparaitre ce sens, "importance de la connais- sane de l'un et de la signification de autre pouvant varier considérablement par rapport au sens final. Un exemple montrera qu’une formulation, dont la signifi urement linguistque laisse entendte um sens different do soe voulu par le locuteur, peut étre compensée par existence de connaissances appropriées chez le révepteur. Un second exemple montrera ensuite que lorsqu’au contraire le récepteur ne dispose pas des connaissances nécessaires, le sens d'une formule, aussi criant qu'il soit pour tous ceux qui «savent », lui restera caché, seule lui apparaissant la signification linguistique. . Le Monde du 18 septembre 1973 donnait, sot ide + sous I « slogan rectifié», information suivante : Ste tine ce dans la capital le slogan: "chaleureuse bienvenue au present Porptleg ” 4du départ du visiteur on chercha une melleure traduction de Ia fomnul.tion 7. Rudiments de rhétorique cognitive, in: Poétique 23, 1975, Ed. Le Seu. IMPLICITE OU EXPLICITE. st chinoise. Aprés consultation, les deux “parties” retinrent : "Chaleureux au revoir au président Pompidou. ". C’est ce slogan qui, comme par enchan. tement, a fait son apparition ce lundi dans les rues de Changhai en grandes lettres blanches sur fond rouge .» L’enchainement des mots saluons chaleureusement le départ de M. Pompidou est effectivement clair; en langue il signifie : nous nous félicitons vivement que M. Pompidou s'en aille (seul chaleureu- Sement peut faire hésiter un peu...). Cependant la contradiction évidente entre l’énoncé linguistique et les connaissances des journa- listes (chacun sait accueil exceptionnellement chaleureux réservé par Pékin au Président de la République Francaise) est telle que Pappréhension du sens permet le rétablissement de la formulation linguistique. Le savoir pertinent des journalistes qui accompagnent le Président, comme d’ailleurs celui des lecteurs de cet article aujourd'hui, est si bien établi que personne ne tient compte (sinon pour sourire de sa maladresse) du sens non youlu de I’énoncé et que Yon ne retient que celui de Punité de sens. C'est 18 un redressement de sens que l'on opére fréquemment a partir du contexte cognitif ‘ou du savoir pertinent, sans méme prendre conscience du phéno- méne, car l’énoncé n’est pas toujours en contradiction aussi brutale avec le savoir pertinent qu'll ’est dans cet exemple : il lui arrive néanmoins plus souvent qu’on ne pense d’étre maladroit ou inapproprié. Un exemple diamétralement opposé dans son principe et puisé Jui aussi dans histoire, montrera qu’en absence de savoir pertinent, on se rabat sur la signification en langue : la reine Marie-Antoinette, en pronongant son trop fameux : «/ls n'ont pas de pain ? Quils ‘mangent de la brioche !» montre de maniére caricaturale qu'il est impossible d’interpréter une phrase lorsque l'on n’a rien d’autre que a langue sur quoi prendre appui... Les cris de la foule demandant du pain avaient été compris en langue, c’est-a-dire au pied de la lettre, Pour en comprendre l’esprit, il edt fallu a la reine une connais- sance des conditions de vie du peuple que de toute évidence elle était loin de posséder. Liincompréhension du sens est rarement aussi flagrante mais, transpose au plan de la traduction, elle constitue sans doute Yerreur méthodologique majeure de tant de traductions qui se contentent de transmettre les significations de la langue d'origine sans se demander si elles font passer Ie sens. INCOMPLETUDE ET EXPRESSION DU SENS ‘Au plan de lémission du discours, on peut dire que selon le bagage cognitif que le locuteur suppose chez l'auditeur, la longueur 2 INTERPRETER POUR TRADUIRE et la précision de son énoncé varient a I'infini Plus le savoir partagé est grand, moins il est nécessaire d'étre explicite. Plus les deux savoirs se confondent, plus l"énoneé se fait elliptique ; au contraire, moins V'auditeur en sait, plus le locuteur doit en dire pour faire passer une idée. Mais en tout état de cause la parole reste elliptique toujours elle évoque un non-dit en plus de son dire. Les constantes variations de importance et du nombre des connaissances com- ‘munes au locuteur et au récepteur expliquent le mouvement de condensation et d’expansion de I’énoncé. Elles expliquent également que le sens n’ait pas de lien fixe avec une formulation linguistique donnée: dans un méme article, on pouvait lire dans le Monde du 16 janvier 1976, confiant dans les connaissances qu’ont ses lecteurs des événements de politique mondiale : «M. Kissinger va se rendre a Moscou pour débloquer les négociations stratégiques », et ensuite -..«son Objectif immédiat est de débloquer les pourparlers sur la limitation des armements stratégiques (SALT) ». Ce phénoméne de condensation/expansion représente une adaptation inconsciente du locuteurau récepteur ; il est si fréquent dans les échanges courants qu'il donne parfois des expressions impropres ou illogiques en langue, sans pour autant que ces incor- rections fassent obstacle a la compréhension. Négociations straté- giques ne choque a la lecture qu’en absence de savoir pertinent. «La Sécurité Sociale protege les salariés contre les accidents du travail», entendis-je autre jour & la radio. Nous savons tous suffisamment ce qu’est Ia Sécurité Sociale pour comprendre, idée essentielle mais escamotée, qu'il s'agit de protéger les travailleurs contre les conséquences matérielles désastreuses des accidents que connaissaient autrefois les salariés : manque a gagner, incapacité de payer les soins, etc. La condensation d’une idée sous une forme lapidaire est ici apparente, l’énoncé signifie autre chose que ce u'll dit, mais le signifie trés clairement. La clarté de la parole ne se confond pas obligatoirement avec la cohérence linguistique de ’énoncé; elle est adéquation a idee, choix du trait explicite qui fait surgir les trails implicites en fonction du contexte cognitif, et non réplique d'un modéle linguis- tique qui ne peut s'appuyer que sur un savoir général. Le scripteur, s'adressant un public moins déterminé que celui du discours oral, a le temps de prendre conscience de fagon précise des significations en langue de son intention de dite et de resserrer Vécart entre la parole et la langue; il peut peser ses mots tant qu'il n'est pas satisfait de leur concordance avec son vouloir dire : il peut construire son propos en revenant sur leur forme: il travaille au rythme de sa réflexion, non a celui de l'association fugitive entre la IMPLICITE ET EXPLICITE 3 pensée et la parole. Le discours oral par contre opére & Ia vitesse des contacts entre une pensée «sans forme» et une parole qui ne la concrétise que le temps de la faire entendre. L’orateur ne revient pas en arriére mais ajoute bout & bout ses énoncés pour construire et préciser sa pensée, passant des explications les plus poussées aux contractions les plus étonnantes. La parole libre est marquée par des hesitations, des lapsus, des redites, des phrases inachevées qui s‘écartent parfois considérablement des normes linguistiques mais qui, s‘intégrant dans un contexte cognitif, n’en sont pas moins parfaitement claires, 'auditeur en suivant sans peine le cheminement. Ainsi & titre d’exemple la phrase suivante : «Les réseaux sont intéressés @ ne pas transporter des kilométres a vide. » Donnée telle que, cette phrase parait non seulement peu claire, mais encore incorrecte. Or, dans la bouche d'un cheminot & une réunion de commission de I’Union Internationale des Chemins de Fer, cette phrase est parfaitement claire pour tous ceux qui I'entendent, qui connaissent objet de la réunion (fixation des tarifs marchandises des réseaux ferroviaires européens) et qui connaissent les problémes financiers des Services Marchandises des Chemins de Fer. Tous comprennent immédiatement que les Chemins de Fer sont préts & accorder des tarifs de faveur sur certaines relations, pour éviter des parcours a vide de leurs wagorts de marchandises. Le savoir général éveillé chez la personne non avertie par 'assemblage des mots «les réseaux sont intéressés a ne pas transporter des kilometres a vide» montre l'impossibilité logique de «transporter des kilométres» et fait porter un jugement d’incohérence. Or, en contexte, cette phrase n’a pas été ressentie comme incohérente, loin de 18; le raccourci emprunté par V'orateur n’a géné personne. Le cheminot qui parlait s’adressait a des gens parfaitement au courant du probléme et pouvait utiliser une formule trés dense ;l'incomplétude de Pénoncé ne diminuait pas la clarté de l'idée. L'exemple «Les réseaux sont intéressés d-ne pas transporter des kilometres a vide» permet aussi de faire une distinction entre ce qui est correct par rapport a la langue que décrivent les grammairiens et lexicologues — a cet égard la phrase est correcte —, et ce qui est correct par rapport au jugement sémantique isolé que porte sur ell individu — a cet égard la phrase est incorrecte. Correction gramma- ticale et cohérence de l’énoncé hors discours ne coincident pas, la premigre faisant uniquement appel & un mécanisme linguistique, la seconde faisant appel en outre a un savoir extra-linguistique. Pourquoi la traduction ou Tinterprétation devraient-elles se soucier de cet aspect du discours ? Que leur importe que I’écrivain ou Vorateur aient condensé leur matiére de telle fagon ou de t st INTERPRETER POUR TRADUIRE, autre ? Ne suffit-il pas de les suivre dans ce mouvement et de traduire les réseaux sont intéressés & ne pas transporter des kilométres @ vide en se souciant du sens bien sir, pour ne pas risquer le contre-sens ou le faux-sens, mais sans chercher 4 faire our autant un discours autonome ? La réponse est une vérité de La Palice = si les langues n’étaient pas différentes, il ne serait effectivement pas nécessaire d’exprimer différemment une méme idée, on pourrait reprendre les mémes expressions. Mais si les langues n’étaient pas différentes, il ne serait as nécessaire de traduire ! On a trop tendance a penser que les langues ne sont différentes qu'au plan sémantique et morphologique, syntaxique et phonolo- gique... Or, elles se distinguent aussi, au plan du discours, par le choix des traits caractéristiques qui résument une idée. Les langues sont différentes dans le discours. Liacte de parole posséde une cohérence qui lui est props densité autorisée par le discours, mais le contact pensée-parole, si libre que puisse en apparaitre Ie résultat, n’en est pas moins soumis 4 certaines contraintes; si inspiré que soit le locuteur dans le choix de ses mots, les conventions culturelles, les maniéres de raisonner acquises avec Pusage de la langue dirigent son choix vers des traits saillants qui seront compris par sa collectivité linguistique et trans- mettront intégralement son idée, ce que d'autres effets n’obtien- draient pas. Dans une autre langue, il aurait la méme liberté, mais avec les contraintes de Vautre langue LA LANGUE DANS LE DISCOURS Les mots. Pour que I’étude de la traduction reste attachée son plan propre, c’est-A-dire au discours, ce n’est pas la surface concep- tuelle des mots qu'il convient de comparer d'une langue mais la taxinomie opérée par le discours. Si, dune langue Pautre, emploi des mots ne dépend pas de leur correspondance significative en langue, ce qu’il convient d’établir, c'est ce que disent séparément chacune de ces langues, l'anglais et le frangais par exemple, pour faire comprendre le discours, et non ce que les mots frangais signifient en anglais ou les mots anglais en frangais. Nul ne contestera a premiére vue que (angl.) height signifie hauteur en francais, mais chacun constatera que pour désigner la notion que Vanglais nomme depth (of a tank), nous disons en francais hauteur (d’une cuve), Nous allons voir, avec quelques exemples rencontrés en conférences internationales, a la fois le caractére elliptique du mot qui omme la chose par un de ses Pautre INPLICITE ET EXPLICITE 8s aspects, et aspect différent retenu par des langues différentes dans le discours. Pour offshore drilling, l'expression frangaise est forage en mer; le forage s‘effectuant a la fois loin des cdtes er en mer, la dénomination, différente dans chacune des langues, est dans chacune lliptique. L’anglais dit outler, le francais dit prise (de courant) ; ’'un désigne la fin d’un parcours électrique, le second le début d'un autre parcours, mais chacun englobe l'idée des deux parcours. Par comptes fournisseurs et comptes clients, les services comptables dune société frangaise désignent les personnes qui ils ont a faire, les services de la succursale anglaise désignent l'opération effectuée dans chacun des cas par accounts payable et accounts receivable. A comparer les deux langues, on notera combien les traits saillants se complétent de Pune a Vautre : la chose visée, désignée dans la comparaison par deux de ses aspects, devient plus claire pour le profane; quelle explication que cette équivalence en aspect dénominateur de comptes fournisseurs et accounts payable Electrode enrobée = stick electrode : \e francais nomme le tout en choisissant comme aspect dénominateur le procédé de fabrication, Panglais en indiquant le résultat obtenu (V’épaississement par rapport a la wire electrode). Résineux = softwood, le pin est un bois tendre et il exsude une séve visqueuse; la description, précisée par la juxtaposition des termes francais et anglais, est encore loin d’étre compléte si Von songe que Pallemand, de son cdté, dit «Nadetholz» (a aiguilles). Wrist watch = montre bracelet : pour anglais, la montre se porte au poignet sans précision de moyen, pour le francais elle est surtout pourvue dune attache. Ou encor chez les betteraviers, on parle en francais des planteurs, qui enfouis sent, et en anglais des growers, qui font pousser; chez les biscuitiers, les produits sont perishable pour les anglophones et altérables pour les francophones ; le processus de dégradation est certamement congu dans son intégralité dans les deux cas, mais les uns en mar- quent le début et les autres la fin, Encore tout récemment, j'ai rencontré un «hand held scanner qui était en francais un «crayon lecteur», nouveau gadget électronique mis a la disposition des caissiéres dans les magasins a grande surface, qui enregistre en méme temps qu'il «lit le prix des marchandises sur létiquette. Loin de moi I'intention de faire ici une confrontation générale entre les moyens préférentiels utilisés par les discours anglais et francais pour nommer les choses; ces quelques exemples glanés a la fagon de Vinay et Darbelnet sont simplement destinés a illustrer la thése selon laquelle le mot dans le discours se référe & une chose sans jamais la décrire intégralement : il est incomplet dans chaque langue et différent d’une langue A autre mais, incomplet et diffé- rent, il transmet dans la parole la méme notion ou la méme chose. 56 INTERPRETER POUR TRADUIRE Comment ne pas conclure que pour faire passer sans heurt la méme notion ou la méme chose d'une langue l'autre, il faut trouver ce qui dénote dans l'autre langue cette chose ou cette notion, et non traduire la signification du mot qu’utilise la langue premigre. La langue, tout en exprimant l'ensemble d'une chose ou d'une notion, a pour caractéristique essentielle (cela peut étre vérifié dans chaque langue, et pour toutes les langues), de n’en nommer qu'un aspect seulement. Dans les différentes langues, des usages différents se sont établis d’employer tel trait caractéristique plutot que tel autre pour exprimer choses ou notions. Ce qui est vrai de la langue Vétant aussi du discours, il faut apprendre a trouver dans chaque langue la dénotation pertinente, c’est-a-dire celle qui transmet le message et non celle qui énonce le méme aspect. Les traits pertinents. De méme que le contexte verbal fait surgir du mot une signification et laisse dans 'ombre ses autres acceptions, le contexte cognitif du discours refoule certains traits sémantiques de l'acception des mots dégagée par le contexte verbal, et ne laisse apparaitre que ceux qui sont pertinents par rapport aux notions évoquées. La traduction se doit d’en tenir compte, sinon on obtient le genre de traduction que nous allons examiner. En avril 1975, une dépéche de I'A.F.P. apporte l'information suivante 4Le tribunal de grande instance de Bonn a interdit, vendredi 18 avril, & Vancien chancelier Willy Brandt, président du continuer & affirmer que M. Franz-Josef Strauss, avait qualifié la R.F.A. de "porcherie"» La dépéche précise entre parenthéses le terme utilisé en allemand Saustall. Le trait sémantique de Saustall qui se réalise dans original est celui de désordre, dincurie, de gabegie... La connotation du mot est insultante. Tous deux trouveraient a se recaser en francais dans le mot bordel par exemple, qui n’impose pas plus la notion de lupanar (attachée & une autre partie de sa surface conceptuelle) que Saustall n’impose ici l'ensemble de sa signification lexicale. Remar- quons aussi en passant que le texte dit Saustall et non Schweinestall ; le choix de Sau plutét que de Schwein n’imptique pas ici la notion de femelle, mais vient simplement renforcer le trait de base — Sau- stall est plus énergique que Schweinestall ! Le contexte permet de saisir le trait sémantique pertinent ; encore faut-il que celui qui traduit le recase dans l'autre langue sous un mot qui dégagera ce trait pertinent, et celui-la seulement. Le message IMPLICITE ET EXPLICITE 37 original n‘atteint pleinement son but qu’avec ‘apparition dans autre langue du trait pertinent du mot & exclusion de ses autres caractéristiques. Saustall signifie porcherie, mais Vexpression de la notion visée par le discours appelait autre chose que porcherie en francais, La controverse est souvent ardente sur le point que je viens de soulever, «Strauss a dit “porcherie”, me dira-t-on, vous n’avez pas le droit d'interpréter, soyez fidéle !» Or je ne traduis pas une langue ; Crest au texte que je suis fidéle, et les textes ne se servent pas dans les différentes langues des mémes significations pour évoquer les mémes choses. Faire comprendre aux Francais ce qu’ont compris les Allemands, c'est étre plus fidéle que de dire les mémes mots car les mots ont beau signifier la méme chose dans les deux langues, ils ne signifient pas la méme chose dans les deux discours Je ne fais pas ici un manuel de traduction; je ne dis pas que le journaliste aurait dit traduire Saustall par bordel ; des contraintes de tout genre imposent souvent — et plus souvent en traduction qu’en interprétation — la traduction en langue, mal nommée «textuelle ». Je note simplement ses conséquences et, en dissociant langue et discours, ’analyse la cause de ses échecs®. Jai été choquée un jour d’entendre dire & une jeune Anglaise trés attachée & son mari : «Jam a one man’s dog» & propos de l'amour qu'elle lui portait. Intuitivement, j’entendais chien dans dog et je voyais dans cette déclaration une attitude de soumission qui m’étonnait et qu’effectivement Ia jeune femme n'y mettait pas. Linterférence de la langue du traducteur dans Vappréhension du sens des mots du discours original constitue un danger redoutable je journal) avez cu réal fort different du texte des agences de p recours este suivant ‘cJe pense, par exemple, qu’en mavire de sécurité une réponse européenne commune iest pas potuble si, ds ct frangsis, on n étudie pos & fond la question de savoir 5 la France peut réellement, & moyen ou d long terme, avec une chance de suce2s jouer ut re indépendant.» Te texte des agences qu'l coergca «Une réponse européenne commune n'est pas posible si, du cOté francais, on ne se demande pas séreusement si la France peut réellement, & moyen ou a long terme, avec tune chance de succés jouer unre.» ‘On reste perplexe, et on se dit que les non-Francals s'expriment d'une maniére bien brumeuse,.. Oa ferat peut-étre mieux do se demander ce que la traduction doit traduire, langue ou sens! 38 INTERPRETER POUR TRADUIRE car elle risque de faire apparaitre dans la langue de traduction des traits sémantiques qui ne sont pas contenus dans la langue d’origine. Dans Jam a one man’s dog, le Francais voit d’abord une idée de loyauté plus ou moins analogue a ce qu’on trouve dans l’expression ne servir qu'un seul maitre ; pour le Francais comme pour l’Anglais, le chien est symbole de fidélité et le mot fidélité s’applique & Vattitude du chien a l’égard de son maitre, comme il peut s'appli- quer au comportement dans le mariage. On ne pourrait cependant utiliser en frangais Vimage du chien pour désigner a fidélité conju- gale sans faire apparaitre une connotation de soumission que le dog du one man’s dog, aussi difficile 4 admettre que cela soit pour un Francais, ne traine pas a sa suite ! Comprendre dog comme signifiant a priori chien — correspondance juste en langue — peut ainsi produire dans le discours un effet différent de celui qui est produit par original Il est rarement possible d’utiliser les mémes mots d’une langue 4 autre pour exprimer les mémes traits sémantiques, sans courir le risque de faire apparaitre dans la deuxiéme langue des traits non pertinents qui n’affleurent absolument pas dans la premiére. Une cabine photomaton de marque américaine a récemment été installée au coin de ma rue. Ayant besoin de photos d’identité, je veux glisser mes piéces dans la fente mais je suis arrétée par le signal lumineux «en marche » ; Vappareil est sans doute en train de déve- lopper des photos, me dis-je, hypothése rendue vraisemblable par la présence d’un petit groupe de jeunes gens qui stationne a cdté. Sattends un moment que le signal change avant de me rendre compte que ce qu'il veut dire c'est : en état de marche; en marche est probablement une traduction de anglais working (une mauvaise traduction, puisque je n'ai pas compris Vindication ! J'ai vu plus tard sur les machines billets automatiques du R.E.R. le signal «en service »...) Il est incontestable que, dans Pacception visée, 10 work est bien ‘marcher ; en langue, la correspondance existe, mais nous voyons que ation en communication de cette correspondance nentruine pas ‘ipso facto Vintelligibilite Les expressions toutes faites. Malgré une longue expérience des réunions internationales, je suis encore frappée de constater combien des interlocuteurs de langues différentes divergent dans leur fagon dexprimer les choses. Je pourrais citer d'innombrables cas d’Anglais int_exprimés d'une fagon, 1a od les Francais s'étaient servi d'expressions toutes différentes. Des réunions ot les discussions portent cing & six heures d’affilée sur des points extrémement IMPLICITE ET EXPLICITE. so précis, ne laissent subsister aucun doute A ce sujet. Mais of tracer Ia ligne de démarcation entre la liberté d’expression du locuteur, ses idiosyncrasies, ses manies verbales, et les contraintes que la langue qu'il parle imposent & Ia clarté de sa parole ? Comment prouver a partir de cas d'espéce Ia non-concordance des correspondances en langue avec les équivalences en discours ? Comment démontrer de facon probante, quelle que soit la conviction que l'on en ait acquis, au cours d’années d’observation, que la composition des énoncés du discours suit obligatoirement des régles différentes d'une langue a autre? Les expressions toutes faites me sortent peut-étre de cet embarras; elles apportent la preuve que lorsque M. Smith dit telle chose en telle occasion, alors que M. Durand dit la méme chose tout différemment, le choix de chacun s’explique par les contraintes qui pésent sur la composition de leurs énoncés respectif’. Ces contraintes font apparaitre une logique, un «génie de la langue» qui condi- tionne la clarté de la parole. Les expressions toutes faites sont des intermédiaires entre la langue et la parole; elles sont moitié langue car leur sens n'est pas en devenir mais _pré-assigné, moitié parole car elles énoncent une idée et non une hypothése de sens; forme hybride entre la phrase grammaticale et l'aspect formel de Vunité de sens, elles sont caracté- risées par l'association indéfectible d’un assemblage de signes linguistiques 4 une idée donnée. Par leur fixation en langue, elles écartent tout soupgon d'inspiration individuelle ; par leur énoncia- tion d'une idée, elles rejoignent le discours. Lorsque, dans différentes langues, des expressions toutes faites, adages ou proverbes, désignent une méme idée, on peut constater qu’elles ne s’énoncent pas par les mémes mots; on retrouve 18 la manifestation du phénoméne que nous avons analysé pour les mots : caractere elliptique de l’énoncé, différence de composition dans les différentes langues. L’Anglais se demande : «What came first, the chicken or the egg 2» la od le Frangais parle de la poule ou de Veeuf; les deux langues se posent le méme (faux) probléme, mais avec une logique d’expression linguistique différente. A bird in the hand is worth two in the bush —un tiens vaut mieux que deux tu Tauras ; ici ce sont les images qui différent. You can't have your cake and eat it : on ne peut pas étre et avoir été est probablement ce que le frangais posséde de plus proche pour exprimer une idée semblable en une expression consacrée (on dit aussi dans certaines provinces : manger le jambon et garder le cochon, ou vouloir le beurre et largent du beurre). 60 INTERPRETER POUR TRADUIRE On pourrait multiplier les exemples démontrant que les langues choisissent, pour exprimer une méme idée, des traits marquants qui ne sont pas les mémes dune langue & l'autre. Ces différences sont si profondes qu’elles n’ont pas manqué de susciter chez des peuples parlant des langues différentes des accusations réciproques d'illo- gisme. «L’anglais n’est pas logique », dit le Frangais, pour qui il faut, avoir un giteau avant de pouvoir le manger; «le frangais n'est pas logique», dit & son tour I’Anglais, qui ne voit pas comment, dans le métro, on pourrait céder des places assises aux personnes dgées, etc. Ces accusations réciproques sont subjectives mais explicables : la logique d’expression propre A chaque langue découle d’une adapta- tion & des habitudes de dénotation qui remontent parfois diachro- niquement trés loin dans l'histoire de chacune; elle repose sur des modéles de choix et d’association de traits saillants qui s'acquigrent intuitivement avec la langue et qui semblent a chacun relever dune logique absolue : le choix de l'aspect dénotatif qui indique ensemble de 'idée se situe toujours dans le cadre de la logique spécifique d'une collectivité linguistique. L’expression Ia plus individuelle, la plus apte a faire passer un vouloir dire personnel, la plus marquée par un style et un art oratoire particulier un sujet parlant cadre en méme temps avec le génie de la langue dans laquelle celui-ci a été élevé. Par leur différence de composition, les expressions toutes faites nous le montrent : jamais ou presque jamais, deux langues ne consacrent la méme formulation a expression d’une méme idée. Traiter les problémes de la traduction en problémes de langue, ce serait en théorie procéder comme si I’on croyait que les langues sont des codes et qu’elles ne sont done capables d’exprimer que des significations pré-assignées; dans la pratique de la traduction, ce serait risquer de restituer le message sous une forme déficiente, voire fausse, Ceux qui confondent transcodage et traduction ne voient pas que la traduction est discours et que la langue ne contient que des significations antérieures au sens, alors que le discours est sens en devenir. On peut transcoder les lettres d’un alphabet en un autre alphabet, on peut trouver la correspondance a priori d'expres- sions toutes faites; on ne peut pas faire de méme pour 'unité de sens qui n’a pas plus d’équivalence préexistante dans une autre langue qu'elle n’a a priori de lien fixe avec une formulation quelconque dans la langue originale. La traduction ne peut s’en tenir aux significations arrétées en langue ni se satisfaire d’une association d'idées non pertinente ne permettant qu'une hypothése incertaine sur le sens. Les significa- tions fixées en langue sont antérieures au discours, elles ne fournissent qu’une indication parmi d'autres des significations réelles que prend la parole. Or, tout discours (pas seulement celui IMPLICITE ET EXPLICITE 6 du poéte ou de I’écrivain) énonce en un feu d'artifice permanent des mots connus chargés de significations nouvelles, des phrases cou- rantes chargées d’un sens inédit L'INTELLIGIBILITE DE LA TRADUCTION «You are a very rich man», dit un jour un Japonais a un industriel francais 4 V'issue d’un repas somptueux que celui-ci lui offrait. Le Frangais savait, hélas, suffisamment l'anglais pour que je ne puisse traduire : «Merci de votre généreuse hospitalité», cv que jfaurais fait en toute autre occasion, certaine que le Japonais (qui s‘exprimait assez imparfaitement en anglais) traduisait littéralement expression japonaise usuelle de remerciements. Ce faisant, il désignait un trait caractéristique de la situation qu'il venait de vivre, en nommant la cause, ou sil’on veut, ’explication ; le francais aurait exigé une autre composition d’énoncé : le rappel des qualités de cur, de la générosité de celui qui recevait, cause seconde mais plus acceptable en francais que la mention (jugée peu délicate) de la richesse. Or l'idée dans son ensemble est bien la meme dans les deux cas; mais dire ce qui dans une langue reste habituellement non dit par rapport & Vidée d’ensemble, utiliser un trait marquant différent de celui auquel la langue a habitué, risque de faire obstacle au sens. Liindustriel frangais fut en effet’ lég’rement choqué des «remer- ciements» du Japonais. La convention sociale et culturelle qui joue ici dans le choix de Vexpression d'une caractéristique de préférence & une autre, impose une contrainte & la composition linguistique de I’énoneé. Dans la situation que nous avons indiquée. « Thank you ever so much » (ou tout autre formule de politesse ustelle en anglais) est exigé par les conventions culturelles et sociales. On demande souvent aux interprétes s'ils atténuent les propos cassants, ou méme insultants, qui s’échangent parfois en réunions internationales. En dehors du fait que ce serait bien mal comprendre Te role de Vinterpréte que de lui attribuer une intervention quel- conque sur le sens voulu par l'orateur?, il faut bien comprendre que Vinterpréte traduisant ce qui est en japonais « You are a very rich ‘many par «Merci de votre généreuse hospitalité » fait passer exacte- ment la méme idée par des mots ayant exactement la méme connotation que celle qu’ont les mots japonais pour des oreilles Japonaises; il est ainsi fidéle a la fois au sens notionnel et au sens :motionnel que veut exprimer le japonais qu'il traduit. le sens n'étant pas transposable autrement; ais i s'interdit dex ‘ou son propre sentiment a INTERPRETER POUR TRADUIRE. Restituer le sens dans une autre langue, c’est le rendre intelligible sur ces deux plans; c'est le faire comprendre sans rendre brumeux ce qui était clair, ni ridicule ce qui était digne. Pour rendre justice & un texte rédigé en conformité avec le génie de Ia langue d'origine, la traduction sera rédigée en conformité avec le génie de la langue de ceux qui la liront. Or, c’est la sans doute le gros probléme sur lequel achoppent si souvent et la traduction et ‘interprétation : la réexpression dans la langue de traduction ne rend pas toujours lisible le texte transposé, ni intelligible le discours interprété. Ul faut bien dire d’ailleurs que la traduction et l'nterprétation ne sont pas les seules a souffrir des interférences étrangéres dans expression. Combien de chercheurs, se nourrissant de publications américaines, transposent tel quel en francais le jargon technique ou scientifique qu’ils ont Iu en anglais! Combien de polygottes s'adon- nant a l’écriture ou & la parole en plusieurs langues oublient de les séparer les unes des autres ! Or, si la traduction en francais n'est pas francaise, la courroie de transmission entre le texte et son lecteur, entre le discours de l'interpréte et son auditeur se gripe. La clarté de la parole est sans doute plus importante encore pour l'interpré- tation que pour la traduction, car Pauditeur n’a pas le recours qwoffre un texte que l'on peut tourer dans tous les sens pour en extraire Ia substantifique moélle ; mais comme rares sont les textes sur lesquels on prend le temps de s’appesantir, une traduction peu Claire risque aussi de rebuter le lecteur; la clarté peut ainsi étre considérée comme une condition nécessaire pour qu'une traduction écrite remplisse sa fonction. Pour la traduction comme pour l'inter- prétation, on peut dire en définitive que la clarté dans 'exactitude du sens est objectif a atteindre. Or, il ne suffit pas qu'une parole soit correcte par rapport aux normes pour étre claire; il Iui faut en outre étre conforme au génie de la langue ; il faut que les idées s’associent des énoncés dont la composition correspond a la logique de la langue d’expression. Pour que la traduction soit claire, elle doit donc elle aussi se faire discours. Puisque la parole émet des idées inédites en s’appuyant sur des énoncés dont la composition varie selon les contextes cognitifs dans squels ils s’insérent, puisqu’elle est le jaillissement d’un assemblage de signes linguistiques qui prend sa source dans I'idée, l'interpréta- tion et la traduction n’arriveront & bon port qu’en suivant la méme voie. Liinterprétation peut et doit méme se limiter & formuler le sens original de maniére immédiatement intelligible pour son auditeur. ‘Lauditeur de loriginal n'est pas plus intéressé par les mots prononcés IMPLICITE ET EXPLICITE 6 par celui qui parle, que T'auditeur de l'interpréte ne note ses formules; les deux auditeurs suivent chacun normalement le sens sans retenir les mots. Le traducteur, quant @ lui, ne peut faire disparaitre les mots de lotiginal. Son texte écrit doit 4 la rémanence de original un plus grand respect des formes. Dans le processus | général de la traduction, il a parcourir une étape supplémentaire qui vient aprés la saisie du sens et qui le pousse, tout en respectantle génie de la langue d’expression, a se rapprocher des formes initiales, | Dans tous les domaines, les échecs et les erreurs frappent plus que les réussites. II me sera donc plus facile de montrer que l'absence de logique d’expression qu’exige une langue obscurcit le texte, que de montrer que sa présence léclaire. Reprenons en guise d’exemple l’extrait de Der Jahrtausend Mensch de Robert Jungk que nous avons deja cité : «Eine entscheidende Rolle in diesem Wandlungsvorgang spielte die zumichst unbeachtete, spater verspottete Zivilisationskritik der Intellektuellen. Sie weckte das Unbehagen...» Voici le sens de ce passage : Ce changement d’attitude a été dans une trés grande mesure déterminé par les critiques que les intellec- tuels adressaient & la société moderne. D'abord ces critiques ne furent pas écoutées, puis on en rit ;elles finirent néanmoins par faire prendre conscience du malaise... Voyons la traduction, telle qu’elle a été publiée «Un r6le décisif dans ce changement d’optique a joue la critique de civilisa- tion exercée par les intellectuels et qui, avant d'etre prise au sérieux, était passée inapercue, puis était devenue l'objet de moquerie. En fait, elle avait suscité un sentiment d'inconfort...» La traduction semble faite par une machine, tant Malignement syntaxique est celui de allemand (« Un role décisif dans ce change: ment déoptique a joué...» est littéralement calqué sur «Eine entscheidende Rolle in diesem Wandlungsvorgang spielte...»); elle semble faite par un non-Frangais («un rdle décisif... a joué la critique» ne peut pas signifier en frangais «la critique a joué un réle décisify); enfin, elle semble faite par un non-traducteur tant Pensemble du texte est gauche (ainsi par exemple la «critique. devenue objet de moquerie...»). Et pourtant, en ajoutant les mots avant d’étre prise au sérieux qui ne figurent pas littéralement dans Voriginal, celui qui a traduit ce texte fait preuve de compré- hension: il a compris qu’entre le moment ott la Zivilisationskritik était verspotter et celui ob elle weckte das Unbehagen, il avait da y avoir un moment ot elle avait été entendue ;si le texte allemand ne le dit pas, il contient néanmoins implicitement l'idée ; puisque le 64 INTERPRETER POUR TRADUIRE. traducteur Vexplicite, on peut affirmer qu'il s’est inspiré du sens pour traduire. On peut aussi hélas constater qu'il n’en est pas moins esté englué dans les structures originales. Méme le traducteur normal (c’est-a-dire celui qui traduit dans sa langue maternelle un texte rédigé dans une langue qu'il maitrise aussi bien que le sujet traité) peut avoir du mal a rendre clairement le sens du texte. Le fait avoir lui-méme compris l'information a transmettre peut créer une sorte de voile qui s‘intercale entre lui et sa maniére de formuler cette information, et l'aveugle sur les interférences de la langue étrangére, 'empéchant de juger sa propre traduction en lecteur. Il ne se rend pas compte que ce qu'il vient de coucher sur le papier ne signifie pas ce qu'il a a Vesprit. Quand on écrit son propre texte, on peut sans difficulté mobiliser tour tour et simultanément la conscience de ce que l'on veut dire et celle de la correction de l’expression ; la clarté de la rédaction est uniquement tributaire de la clarté des idées. Quand on traduit, on a conscience du sens qui se dégage du texte a traduire et de la corree- tion de ce que l'on écrit. On vérifie aisément l'un en se reportant original, l'autre aux lignes qu’on vient d’écrire. Mais ce dont on a du mal a juger quand on est plongé dans un travail de traduction, quand on s'est soi-méme imprégné du sens & travers Voriginal, c’est sile sens se dégage aussi clairement de la traduction que de l’original. ‘On peut croire s'exprimer soi-méme clairement sans se rendre compte que l'on n’a pas suffisamment débarrassé le sens que l'on a compris de sa forme étrangére qui, dans la langue de traduction, tui constitue une sorte de déguisement empéchant le lecteur de le reconnaitre. On ne pourra juger de la clarté du sens qu'une fois oublié le texte original; ce n'est pas un vain truc de métier, que celui qu’appliquent les traducteurs en laissant reposer leur texte avant de le réviser. Les obscurités, les non-sens méme, qui résultent parfois d'une séparation insuffisante des deux langues sont souvent mal percus de Jeur auteur qui traduit en langue pour la raison qu'il a compris, sans se rendre compte de la perplexité que peut susciter la lecture de son texte chez des personnes non prévenues au préalable de son contenu. Ten va de méme du discours oral lorsque l'interprétation reprend la composition originale des énoneés : ainsi, lors d'une épreuve d’inter- prétation de suédois en francais a "E.S.1.T., une candidate dit : «La construction dune autoroute entre Stockholm et Malmé qui passe- rait par Hailsingborg entraverait la circulation.» Les membres non- scandinavistes du jury froncent le sourcil devant ce qu’ils considérent étre un non-sens. Ils connaissent certes moins bien que leurs collégues scandinaves la situation géographique de Halsingborg, mais INPLICITE ET EXPLICITE, 6s ils sont choqués en tout état de cause par ldée qu'une autoroute puisse entraver la circulation. Ceux qui, parmi les membres du jury, ont compris original expliquent alors que faire passer par Halsingborg, Vautoroute projetée entre Stockholm et Malmo rendiait la circulation moins fluide que si le tracé était direct. La formulation, incohérente en frangais, était claire dans autre langue... On ne peut dire «ce qui se congoit bien s’énonce clairement » qu’a propos d'un contact pensée-parole protégé de toute inter-| férence d'une langue étrangére. La clasté de la pensée n’entraine | une clarté de parole que si les automatismes d’association verbale | acquis et pratiqués depuis la plus tendre enfance ne sont pas entravés { par les formes d'une autre langue. La clarté du message dépend de la t logique avec laquelle celui qui s’exprime choisit un certain aspect pour exprimer un tout. Cette logique dans la maniére de formuler les ides, les enfants s'en imbibent dés I’école o on leur enseigne a parler et & écrire, c'est-a-dire a s’exprimer de fagon A se faire comprendre. Mais elle n’est pas la méme dune collectivité linguis- tique A V'autre; le choix des traits saillants qu’opére un individu parlant sa langue n’est pas celui que fait pour exprimer la méme idée un individu parlant une autre langue. Si bien que la traduction directe de l'énoncé initial constitue souvent une interférence d'une langue dans une autre au niveau de la composition des énoncés. En déclarant que la correction linguistique ne suffit pas pour faire passer le sens, en affirmant que pour étre lisible et claire, la traduction doit se fonder sur le sens, je prends mrentendre dire que ce nvest pas au traducteur, simple intermédi qu'il appartient d'interpréter le vouloir dire d'un auteur, que Tinterprétation du sens est T'affaire du destinataire — homme politique ou technicien, scientifique ou commergant —et que le traducteur porterait la confusion & son comble s'il donnait sa version des choses au lieu de «traduire». J’en suis bien d’accord ; aussi n’est-il nullement dans mon intention d’assimiler la traduction & Pexégése du sens d’un texte. La traduction reste un pas en-deca ; elle interpréte le texte mais restitue le sens. Le traducteur qui lit le texte original est un lecteur comme un autre : il comprend le texte avec toutes ses implications; mais lorsquiil traduit, il se borne a restituer le sens de ce qui est dit, pour mettre le destinataire du message en mesure de retrouver dans la traduction les implications que lui, traducteur, a trouvées dans Voriginal Il conserve ainsi au destinataire final toutes les possi- bilités d'interprétation. Tl est essentiel de faire la distinction entre Vinterprétation dun texte et Vinterprétation d'un sens —remodelage 66 INTERPRETER POUR TRADUIRE d'un méme sens dans des formes différentes, d’une part, et, de autre, substitution d’un autre vouloir dire & celui de Voriginal. En effet, le destinataire du message, ignorant la langue origine ainsi que les régles logiques de composition de ses énoncés, ne peut faire le partage entre ce qui calque dans sa langue la logique d’expression d'une langue qu'il ignore, et ce qui reléve du vouloir dire de V'inter- locuteur il est ainsi souvent mis dans 'impossibilité d interpréter le sens des paroles de son interlocuteur, faute de disposer d'une traduction claire. Combien de fois n’ai-je pas été frappée en réunion par les mauvaises interprétations que des interlocuteurs faisaient du sens, parce qu'ils ne le recevaient pas clairement reformulé dans leur langue. L’opacité de certaines traductions trompe plus que absence compléte de traduction, car lauditeur attribue plus souvent a la mauvaise volonté de linterlocuteur qu’a ’absence de méthode chez Vinterpréte ou le traducteur, linintelligibilité d’un dire dont Pappa- rence extérieure est conforme aux exigences morpho-syntaxiques de la langue. «Es ist so die franzsische Art durch die Blume zu reden» confiait un industriel allemand a lun de ses collaborateurs c'est a peine s'il se rendait compte qu'il n’entendait son interlocu- teur que par le truchement de l'interprétation simultanée. De son cété, un Frangais murmurait, en s'adressant & son entourage, «Je ne comprends rien & ce que disent ces zigotos >, qualifiant ainsi les interlocuteurs qu'il ne percevait, lui aussi, qu’a travers l'interpréte. Comme le Chancelier Schmidt qui affirme avoir «déclaré textuel- lement» ce qu'il communique au Monde en francais, alors que par définition il s'était exprimé en allemand, ces deux participants a des réunions internationales confondent énoncé linguistique et message, sans avoir conscience que la traduction peut occulter le message et que le seul fait d'entendre quelque chose de correct en langue (et quelque chose qui a sans doute été bien compris par celui qui le transmet) ne signifie pas avoir recu le message. Tout le monde admet, & propos de signes dont le lien entre signi- fiant et signifié est immuable, que les langues choisissent des aspects différents pour dire la méme chose : le francais dit jai froid, l'anglais Tam cold, Vallemand mir ist kalt, et il ne viendrait a Vidée de personne de traduire «/ am cold» par «je suis froid» ou «We'll play it by ear» par «nous le jouerons 4 Voreille» (dont un équiva- lent conforme a la langue frangaise pourrait étre «il faudra naviguer 4 yue»). Par contre lorsqu'l s'agit d'une idée inédite pour laquelle n’existe aucun rapport préétabli avec une formulation linguistique, ‘on semble oublier que les langues ne choisissent pas les mémes aspects pour dire les mémes choses et l'on a tendance a croire que IMPLICITE OU EXPLICITE 67 traduire, c'est réexprimer Vaspect alots que c'est formuler l'idée en conformité avec une logique d'expression. Dans Ia liberté d’association entre idée et énoncé qui caractérise Vidée inédite, le sujet parlant ne renonce pas aux régles de sa langue : bien au contraire, non seulement il respecte pour chacun des signes linguistiques le lien indéfectible qui associe le signifiant au signifié et utilise les termes dans Ia signification que leur attribue la langue, mais il respecte aussi la logique d’emploi de sa langue qui lui fait énoncer un aspect de I'idée plutot qu'un autre, tout en la signifiant tout entiére. C’est le respect des régles de la langue, d'une part, et de la logique du discours, de l'autre, qui est le garant de l'intelligi- bilité pour autrui des idées venant d'une autre langue. Dans toutes les langues, 'idée qui s'extériorise verbalement aboutit & un discours abrézé, composé des seuls traits sémantiques nécessaires A la compréhension. D’une langue a Vautre, ces traits ne coincident pas obligatoirement, si bien que traduire l’énoncé qui désigne une idée dans la langue premiére, au lieu de chercher dans la langue seconde l’énoncé qui y correspond logiquement, ne permet pas de transmettre clairement l’idée d’une langue a l'autre. ‘CONCLUSION Jai fait intervenir dans cet article des traductions marquées par Jeur origine linguistique ;'allemand, l'anglais, le chinois, le japonais, le suédois nous ont permis de constater que la traduction textuell ne correspondait pas A ce qu’aurait donné l'association spontanée d'une idée & une expression exempte de toute influence étrangére. Les caractéristiques du contact qui s’établit entre la pensée individuelle et la Iangue sont apparues peu 4 peu : la parole pergue est retenue en mémoire immédiate et s’associe a un savoir pertinent pour constituer une unité de sens; celle-ci ne survit pas & la durée de la mémoire immédiate et ne laisse subsister que des tr abstraites dans la mémoire cognitive. Ces traces, ce sont les idées que l'on appréhende successivement dans le discours. Le contexte verbal. le contexte cognitif et son homologue & plus long terme, le savoir pertinent, nous ont permis de suivre la transformation de la langue en discours Nous avons observé le mouvement de contrac- tion/dilatation du discours qui, analogue en ceci A ce que fait la langue avec les mots qui dénomment un aspect pour dire un tout, amasse sous les caractéristiques exprimées par quelques mots un ensemble conceptuel beaucoup plus vaste. Les métonymies, les synecdoques, considérées habituellement comme pures figures de style, nous sont alors apparues comme pouvant caractériser les mouvements du discours de maniére générale. 68 INTERPRETER POUR TRADUIRE Du discours, nous sommes passés a la traduction. La traduction fonctionnelle, celle qui n'est pas exploration de Ia langue étrangere mais transmission d'un message, est elle aussi discours, et marquée par les caractéristiques du discours. Pour transmettre les idées, elle ne peut se contenter de transposer Ia marque elliptique qui les fait comprendre dans la langue premiére. Pour rendre intelligible le sens iginal. elle doit, aprés 'avoir cemé, le séparer soigneusement de snveloppe verbale premiére pour le recouvrir de lenveloppe approprige dans l'autre langue. La clarté du message qu’elle trans- met dépend de adéquation de la parole nouvelle a la logique de composition des énoncés dans la langue seconde. Enfin, il s’agit, nous l'avons vu, non d’interpréter le sens du texte mais d'interpréter le texte pour en restituer le sens intact Faute de pouvoir définir le génie de la langue et montrer en quoi consiste Ia logique de composition des énoncés, j'ai essayé de montrer les obstacles a lintelligibilité dans une langue que produit Vinterférence d’habitudes logiques présidant 4 l'emploi d’une autre langue; j'ai conclu de cette analyse que la logique qui fait com- prendre ce qui est dit dans une langue risque d’occulter les idées dans ‘autre, que la maniére dont se composent les énoncés est spécifique & chaque langue alors que la maniére dont fonctionne esprit est universel. Pour conclure avec tant de fermeté a la non-concordance de la composition des énoncés dans les différentes langues, il faut avoir constaté pendant des années d’enseignements aspect incohérent que peut prendre l'interprétation simultanée dés qu'elle reste au niveau linguistique de la phrase. Le sens du discours oral ne peut étre rétabli par Ie patient labeur qu’on peut appliquer a un texte Gcrit, si bien que l'interprétation simultanée ne réussit pas toujours & passer alors que la traduction écrite garde quelque chance d'y parvenir. On pourrait épiloguer longuement sur les raisons (condi- tions de travail parfois trés pénibles, insuffisance de documentation préparatoire, etc.) qui expliquent que l'interprétation simultanée n'est pas toujours ce qu'elle pourrait étre ; mais mon objectif ici Gtait uniquement de tirer, a partir des observations faites, des conclusions sur le processus de la traduction congue comme transmission d’un savoir et non comme transcodage dune langue. Le transcodage est un contact entre deux langues ;la traduction, si Yon est suffisamment sir du sens pour ne s'appuyer que sur lui pour faire comprendre Voriginal, est un contact direct entre un contenu sémantique et une seule forme linguistique. C'est le modéle de la communication unilingue que suit la traduction claire. Lorsqu'un Francais a une idée a exprimer en francais, il ne se demande pas comment s'y prendrait dans sa langue a lui un Hongrois IMPLICITE OU EXPLICITE cy ow un Japonais; il ne se demande pas non plus ce qu'il dirait Iui- méme en d'autres circonstances, devant un autre auditoire, pour exprimer la méme chose; "expression appropriée s'associe sponta~ nément a Vidée, en fonction de la situation dans laquelle elle s'insére, sans que les régles linguistiques qui président & sa formu- lation apparaissent consciemment & esprit du locuteur. Pour la traduction qui suit ce modéle, la langue étrangére devient un obstacle a surmonter plutdt qu'un objet & traduire, et la seule difficulté, quoique de taille, consiste & lempécher de passer dans Pautre langue. Si aucune contrainte de correspondance linguistique ne le imposée, les langues peuvent toutes exprimer toutes les idées. Vu sous cet angle, rien n'est intraduisible. Les problémes d’intraducti- bilité ont été posés par la comparaison hors discours de signes linguistiques ; importants sans doute pour la machine a traduire, ils interviennent, c'est certain, dans la traduction de textes dont, pour une raison ou pour une autre, on désire conserver une partie de la forme originale. Mais ils cessent d’exister au niveau de la communi- cation, c’est-A-dire lorsque le seul objectif de la traduction est de faire comprendre a ses destinataires le contenu du message qui leur est adressé; il est permis de penser que cela représente le gros des, activités de traduction du monde moderne. Les affirmations de non-traductibilité que l'on peut trouver dans la littérature de tous les temps et de tous les pays reposent en fait sur une confusion fondamentale entre [a langue, objet de description pour les grammairiens et les linguistes, et l'emploi de cette langue par ceux qui la parlent ou l’écrivent, qui l’entendent ou la lisent. Une fois dépassées les traductions scolaires. exercice d’exploration des langues étrangéres, on ne traduit jamais une langue mais toujours des textes ou des discours, dont la raison d’étre est la transmission didées. Traduire, c'est faire parvenir ces idées jusqu’a Vauditeur ou au lecteur qui ne connait pas la langue originale, en choisis les moyens linguistiques qui les lui feront comprendre. La clart Vintelligibilité du message traduit est a vérifier dans son adéquation aux idées et non a la langue de ’original. La non-traductibilité se réduit & limpossibilité de faire coincider la traduction 4 la fois la langue et aux idées de original, I'adéquation a la langue risquant docculter les idées, Padéquation aux idées amenant & renoncer au strict respect des formes initiales. Rien ne permet de penser que tous les hommes ne sont pas & méme de voir les mémes choses, de concevoir les mémes idées et de les exprimer, quelle que soit leur langue. Les difficultés disant impossibilités de la traduction ne sont pas nées de I cur est 0 INTERPRETER POUR TRADUIRE des langues d’exprimer les mémes choses, mais de la croyance ambiante A la nécessité impérieuse, au nom d'une fidélité mal comprise, de transposer les énoncés, et des efforts exténuants de certains traducteurs pour se conformer a cette espéce de «code moral», alors que la fidélité au texte original exige que soient utilisés dautres moyens linguistiques pour dire et faire comprendre la méme chose. Dans la langue, le locuteur jouit d'une grande liberté de for- mulation par rapport a ce qu'il veut dire, en ceci qu’il a toute titude d’adapter sa parole aux circonstances et ses auditeurs. Il peut choisir d’étre prolixe ou concis, subtil ou brutal, ironique ow Emouvant, précis ow vague, selon ses motifs ou effet qu'il veut obtenir; il peut déterminer lui-méme son registre d’expression, son style; mais s'il veut étre suivi sans difficulté, il se pliera a certaines contraintes. outre la correction morpho-syntaxique, il respectera Ia logique de ceux qui parlent la langue dont il se sert ; les aspects des choses ou des notions qu'il choisira pour s’exprimer correspon- dront aux principes admis par sa collectivité linguistique; s'il en choisissait d’autres, s'il utilisait les traits consacrés par I'usage dans une autre langue, il obscurcirait son vouloir dire en élevant entre sa parole et l’auditeur ’écran de V'inhabituel et du non-conforme aux modes de pensée et d'expression de ceux qui l’écoutent. Ce qui n’a aucune raison de se produire dans la communication unilingue od parler n'est pas un acte gratuit, od chaque unité de sens, si futile ou banale soit-elle, se constitue par contact entre une idée et une formulation spontanée, risque de se produire en tradue- tion si le traducteur (qu'il ait compris l'idée ne fait rien a laffaire) se fonde pour sa transposition non sur Tidée, mais sur Ménoncé. Dans ce cas, on peut dire que la traduction n’est pas un discours normal, qu’elle est le seul «discours » d’oi Pidée est absente, qu’elle n’est qu'un semblant de discours qui présente de ce fait des incohé- rences absurdes. Ces incohérences, contrairement aux synecdoques et aux métonymies de la parole spontanée, posent des problémes de comprehension & Vauditer ou au lecteur. Par contre, quand la traduction procéde dune idée, elle est non seulement un moyen de communication inappréciable mais aussi, grace au double éclairage donné par ’expression en deux langues des mémes idées, le modéle de discours qui permet enfin d’analyser les rapports de la pensée et de la parole. Sans vouloir exagérer Vimportance de la traduction dans le monde moderne, mais sans oublier non plus qu’elle est indispensable dans bien des domaines autres que littéraires : commerciaux, politi- ques, juridiques, militaires, etc., ot les intéréts en jeu sont souvent IMPLICITE ET EXPLICITE n contraires et oi incompréhension et mésentente risquent d’avoir des répercussions considérables —on ne saurait trop souligner le. réle que peut jouer la traduction, selon qu'elle transmet ou qu'elle occulte le message. L’entente entre les peuples ne peut naitre que du dialogue ; or, & de rares exceptions prés, le dialogue aujourd’hui passe par la traduction. Marianne LepERER * * Co texte 2 646 publié uno promibre fois dans les Ftudes de Lingulstique Appliquée (ELA) n° 24, 1976, Didier, Pais, sous le titre Symeadogue et traduction. DE L'EXPERIENCE AUX CONCEPTS. n j'ai trés vite constaté qu'il n’existait pas, la plupart du temps, de correspondances pré-établies entre les langues pour exprimer les sens qui se dégagent des discours, ou plut6t que les correspondances pré- établies en langue ne conviennent pas comme équivalences de sens, et que le discours est tout autant une création constante que application des significations de la langue. Il fallait done sortir de la langue et, sans s‘arréter la notion de structure profonde qui ne va pas au-deld des significations linguistiques, se servir du modéle de Tinterprétation pour chercher a établir un schéma expliquant DE L'EXPERIENCE AUX CONCEPTS Je m’attacherai ici montrer comment, a partir de la pratique et de Vobservation de la traduction spécialisée qu’est l'interprétation de conférence, j’ai été amenée a distinguer la langue de son emploi et A remettre en question sa primauté sur la parole. Selon une conception largement répandue, qui est entre autre celle de la linguistique américaine actuelle, la langue prime le discours ou, comme on dit, «la compétence» prime «la perfor- mance»; on considére qu'une fois acquis le maniement intuitif de la langue maternelle, la communication entre les hommes n'est plus que l'usage approprié des mots et l’application des régles combina- toires de la grammaire et on conclut implicitement que le sens communiqué autrui dans la conversation ne découle que du sens des mots et des variantes morpho-syntaxiques choisies. J'affirme quant & moi, que le sens est un vouloir dire extérieur a la Iangue (antérieur 2 Texpression chez le sujet parlant, postérieur a la réception du discours chez le sujet percevant), que ’émission de ce sens nécessite 'association d'une idée non verbale a indication sémiotique (parole ou geste, peu importe en soi le support qui se manifeste de facon perceptible !) et que la réception du sens exige une action délibérée du sujet percevant. Dans cette perspective, on est amené @ ne plus voir dans I'agencement des mots que des indices, puisés par le locuteur dans le savoir partagé qu’est la langue, reconnus de ce fait par 'auditeur, mais ne servant au premier que de jalons pour sa pensée, et au second que de tremplin pour la cons- truction du sens de ce qu'il entend. Crest la pratique puis l'enseignement de I'interprétation * qui m’ont amenée & adopter ce point de vue : en effet, en interprétant, 1, Stagisant do la restitution orale de discours spontanés, ntrprétation ext un terme plus exact que traduction € YVarticulation du sens dans Yemploi de ta langue. * Le schéma explicatif que j'ai avancé & partir de mes observations pratiques est extrémement simple : au lieu des deux seuls éléments que pose toute théorie linguistique de Ia traduction : la langue de départ et la langue d'arrivée, et de opération de transformation de Pune en l'autre qu’elle postule, je vois trois éléments : le discours e1 Iangue X; la saisie du sens hors langue de ce discours ; et la réexpres sion de ce sens dans la langue Y, et je postule que Vopération est de compréhension et de ré-expression des idées, et non de conversion des signes. «Faites un deuxiéme discours», enseigné-je aux étudiants de E.S.LT., «si vous voulez vous faire comprendre, prenez comme point de départ!lidée que vous avez saisie et non lautre langue » En proposant ce schéma, je me rendais compte que, au départ, je proposais d’expliquer une incorfnue, les mécanismes de Pinterpré- tation, par une autre inconnue : les mécanismes du discours ; mais plus j'avancais et plus se révélait fructueuse pour l’explication de Tune comme de l'autre, Mhypothése de existence d'une pensée indépendante des significafions linguistiques, ne s‘associant a la Tangue que le temps de l’énonciation des phrases ou plutot le temps de l’énonciation de ce que Marianne Lederer a appelé, depuis, la face matérielle de I'unité de sens. Ce fut le début d’une longue recherche, que j'ai poursuivie dans le sillage de la psychologie génétique de Jean Piaget et des études sur la mémoire de Jacques Barbizet, qui apportaient une corroboration inespérée mes hypo- théses de base. En multipliant les expériences, Jean Piaget démontrait qu’aucune connaissance n’est due aux seules perceptions, qu’aucune ne résulte @un simple enregistrement de données extérieures, mais que l'acti- Vité du sujet intervient toujours pour organiser et structurer un «observable» ou une «information », me confortant ainsi dans mon Postulat que la partie perceptible du discours est toujours inter- , dans Ie sens large du terme, avant de I’étre, au sens étroit, dans autre langue. En démontrant et en expliquant les mécanismes de la mémoire, J. Barbizet (1964, 1966, 1975), de son coté, donnait ™ INTERPRETER POUR TRADUIRE consistance & mon postulat de l'existence d'une pensée non verbale indépendante, sinon de acquisition de la langue, en tout cas de son emploi. Dans une récente communication, il précise encore le rapport entre la zone pariéto-temporale du cerveau, siége des connaissances linguistiques, et les lobes frontaux oi s‘intégrent les expériences sensorielles et relationnelles indispensables a I’élabora- tion d’un discours sensé. Le postulat sur lequel sont fondées nos recherches est le suivant information fournie par le dire est nécessairement interprétée par celui qui s'adresse Ie discours, qui en est ainsi en toutes circons- tances Vexégéte. Ce postulat, qui sous-tend la théorie de l'interpré- tation, est aussi celui qu'il convient de mettre a la base de toute théorie de la traduction ? et de toute théorie du discours. Je cheminerai done a travers cet article en partant du champ observation qu’offre l'interprétation de conférence pour proposer une théorie interprétative de la traduction et aboutir 4 un modéle du discours of la pensée individuelle s’articule en idées dans le méme temps qu'elle s'articule en syntagmes et en phonémes. LINTERPRETATION SIMULTANEE, Ce chapitre ne s'est pas fixé pour but de décrire tous les aspects de I'interprétation simultanée ni d’en inventorier les problémes. I! me semble cependant bon d’en montrer quelques exemples, afin d’expliquer comment l'interprétation simultanée peut servir de modéle simplifié a la fois pour une théorie de la traduction et pour une théorie du discours. L'interprétation simultanée en effet est le type de traduction a la fois le plus élémentaire et le plus transparent. Si elle se préte admirablement a l'étude des mécanismes du discours, encore faut-il que les échanges verbaux étudiés soient puisés dans la réalité et que l'on soit assuré que Vinterprétation remplit bien sa fonction : permettre aux interlocuteurs de se comprendre. Si I'on ne veut pas risquer les pires déconvenues faute d’avoir su choisir l'objet a étudier, ces deux conditions sont indispensables. L'interprétation simultanée faillit trop souvent & sa mission pour qu’on néglige tout effort de définition ou qu’on se fonde sur des présupposés invérifiables lorsqu’on en aborde étude. Ce n’est que lorsque des interlocuteurs discutent entre eux en plusieurs langues sans qu'il se produise de malentendus dus a la traduction que l'on peut exploiter utilement des enregistrements et disséquer les deux discours, original et interprétation, avec une 2.A condition de a’entendre lu contenu des messages & leurs Vopération qui vise la tanemision DE L’EXPERIENCE AUX CONCEPTS 18 chance raisonnable de pouvoir en tirer des conclusions générali- santes. On ne peut déterminer valablement les mécanismes qui sous-tendent un savoir-faire humain sans vérifier au préalable la réussite de la fonction qu’il prétend remplir. Je ne reproduirai ici que trois exemples d'interprétation simul- tanée mais les conclusions que je tirerai de analyse de ces quelques secondes de parole recoupent d’innombrables observations faites au cours d'une vingtaine d’années d’expérience. Le premier exemple montrera la distinction qu'il y a lieu de faire entre ce que j’appelle le sens, propre a l’énoncé discursif, et ce qui est Ia signification ou le signifié de la phrase en langue. Nous y trouverons la composante notionnelle de la communication. Le second exemple présentera la composante émotionnelle du langage et me permettra de montrer le rapport entre le conscient et le réflexe dans la communication. Le maniement de la langue n’est pas une activité consciente, R. Jakobson et bien d'autres penseurs avant lui Pont souligné, mais on a omis de dire jusqu’a présent que dans tout acte de communication, la non-conscience de la langue s’accompagne chez le locuteur de la conscience d'un sens non verbal et Pon a omis d’étudier le rapport entre ce sens non verbal et les significations linguistiques qui trouvent un support matériel dans une forme sonore ou visuelle. Le troisiéme exemple, enfin, nous permettra de montrer le rapport entre les contenus cognitifs pré-existants A la communication et les énoncés linguis- tiques qui servent a cette communication. Contrairement & opinion trop répandue qui ne voit dans les taches de traduction que des exercices sur la langue, o& peu importent les connaissances en dehors des connaissances linguistiques, on constate que le sens attribué aux formes sonores reques est tout autant fonction du bagage cognitif qui se situe en dehors de Ia langue que des signifi- cations acquises avec celle-ci. Ce sont souvent les ratés qui font apparaitre le jeu des mécanismes étudiés; une traduction qui se fourvoie devant des significations linguistiques simples parce que le traducteur ne posséde pas les connaissances non linguistiques nécessaires la compréhension du sens, nous montrera importance de ces demiéres dans la réussite de la communication. Les trois exemples que je vais présenter sont extraits d'une Table Ronde franco-américaine sur I’énergie nucléaire organisée par Vhebdomadaire PExpress en avril 1975. C’est a Vobligeance de cet hebdomadaire que je dois les bandes enregistrées synchroniquement, original (anglais et francais) et interprétation (francais et anglais). Les interlocuteurs étaient des journalistes de Express, dont Pierre Salinger, dont on sait la double compétence, en anglais et en francais, 6 INTERPRETER POUR TRADUIRE, et, d’autre part, des ingénieurs de I'E.D.F., des membres de I'asso- ciation «Les Amis de la Terre », des physiciens nucléaires américains et des représentants de la Société Westinghouse [dont le «General Manager, Water Reactor Division» (division des réacteurs @ eau Iégére)] qui ne comprenaient pas le francais et qui avaient besoin de Finterprétation. On sait que fin 1975, quelques mois aprés cette Table Ronde, Je Commissariat francais a I’Energie Atomique (C.E.A.) signait un accord avec le groupe américain Westinghouse prévoyant la mise en euvre d'un programme commun de développement de réacteurs eau légre qui signifiait V'abandon, du c6té francais, de la filiére nucléaire dite «graphite-gaz». Le débat Westinghouse-Express se situe done & un moment of des négociations commerciales sont en cours, et of I'intérét que Westinghouse porte a un contact avec opinion publique francaise est loin d’étre académique. L’écoute des enregistrements montre que l'interprétation a été a Ja hauteur de sa tache; & aucun moment le débat ne s’égare, ne s’enlise ou ne se développe en paralléle ; je n’ai relevé aucun malen- tendu dit a la traduction dans les trois heures et quelque de discussions souvent passionnées. Cela ne signifie pas que l'inter- prétation ait toujours été exempte d’erreurs; 'examen attentif des bandes en révéle meme plusieurs, mais elles ne tirent pas consé- quence car elles n’entravent pas le flot des échanges qui s’écoule, rapide et précis. Dans le débat qui a duré plus de trois heures, j’ai choisi 5 minutes 46 secondes de discussions, que Ton trouvera ci-dessous. J’en extrairai trois passages typiques des révélations que l’interprétation peut apporter sur les mécanismes du langage. J'ai choisi des interventions en anglais pour analyser I’interprétation qui en a été faite en francais; les intervenants sont désignés par des lettres de Yalphabet. La présentation des extraits analysés s’efforce de traduire au mieux les effets de Voralité; pour le reste, je n’ai mis qu'une ponctuation approximative car il est difficile, sans expli- cations supplémentaires, de rendre compte des hésitations ou des changements de ton et de rythme du discours spontané A.Let’s assume for the minute that the Western developed world was to cut back tomorrow its consumption of energy to a level now present in the underdeveloped world, Lets’ assume... how long would that extend the life of the known fossil reserves of petroleum in your judgement ? That's the first of my questions. B.—If all of the industrialized nations of the world cut back to essentially zero, it would add if the rest of the world grew at its DE L’EXPERIENCE AUX CONCEPTS n current rate, which it should be, even greater than, to bring about a good standard of living, it would give us about 25 years more use of fossil fuel. C. — Was that your question? That is, you assume that the underdeveloped world would continue to increase ? Or would remain at its present level ? A actually I was assuming that the underdeveloped world rem: at its present level and the developed world cuts back to the level of the underdeveloped wortd. B. — In that case it would last far longer. The United States uses energy at the fate of about five times the rest of the world, so if everybody went down by a factor of five it would last five times longer. A.—If Lean follow up with my line of thought, (Ie EXEMPLE) I don't think there's anybody in this room that thinks that the Western world is going back its consumption of energy .. hem... 10 the level of the under- developed world. so that. even accepting that thesis, the available supplies of {fossil fuel are limited and are going to run out some day. My second question therefore is: Is there any other form of energy today conceivable, any price conceivable, that can replace petroleum or coal later on, ‘or gas later on, as a form of energy for the world? B.—In my opinion there is not, Obvious coal will do more than oil ‘because thete is more coal But inthe United Stats, if from today we mine all the coal we can mite, which means going f.. rom six hundred milion tons Year one bilion two hundred milion tons 4 yearby nineteen eighty Tv, if We build al the nclear plans we can buld and if we do not Increase the mount of of! we impor and get all the oll ut of the ground ofthe United States we cae il ot beable f0 mann our eeonome growth, or employment wil exceed twelve petcest and probably wil ot ecu to ten pervect nineten ninety. And we have to do that egadlss of what we Bo'with nuelest, we have to double the amount of oll by nineten eighty we Imported last year In order to survive economically in the United Stats, Otherwise well have a ten percent average unemployment over teen years and our soc ‘Now we maximize the ute of mica, we can cut back tothe domestic ol only by rineteen ninety; that's ak s00n as we could begin to have energy Independence. And that would enable that oll to be used in other parts of the wonld to be used for petrochemical, melieines, fertlizers and what have you" And therfore we jus hae a problem, even if'we have nuclear. And we Snly tae the slot faster than we shoul because we didn't move eal, C.—1 assume that what the force of your question is : what about solar, what about geothermal, what about fusion : Wasn't that basically what you were asking ? Well I think each of us has his own estimates on the matter. As say, during the year I was in Washington, it was my job partly to look into these matters as best as I could, And I think that we'l try to utilize everything, we have. (3° EXEMPLE) Now, with respect to fusion, fusion is just a great idea, except that it does have radioactivity associated with it. It has some limitations 1 INTERPRETER POUR TRADUIRE, (on fuel because one of the major fuels of fusion, at least as we now conceive it, is lithium and lithium is not all that abundant, it is about as abundant as uranium. (2° EXEMPLE) But the most important difficulty with fusion is that we don't know whether it will ever work. Now, there's some that say it will ‘work and there's some that say it won't work. I don't think that anybody can really tell at this stage whether it will ever work. Now, I think that we should be pushing as hard as we can. See, we're spending a billion dollars in the United States in the next five years trying to etiit. As far as geothermal. Le premier exemple est extrait de V'intervention de «A», dont Vargumentation vise a démontrer que le recours a l’énergie atomique est inéluctable, du fait que les sources d’énergie nouvelles (solaire, éolienne, géothermique, etc.) ne suffisent pas et ne suffiront 4 Vavenir a satisfaire les besoins de humanité, tandis que les sources classiques (charbon, pétrole, ressources hydrauliques, etc.) s*épuisent. Si le monde occidental ne veut pas retomber au niveau de vie de Népoque pré-industrielle, il lui faudra obligatoirement recourir a énergie atomique. Dans le passage reproduit ci-dessous, «A» répond plus directement & un intervenant frangais qui préconisait de renoncer aux gaspillages de toutes sortes que connaissent nos sociétés occidentales, et, notamment, au gaspillage d°énergie. Original Interprétation simultanée® 1 don’t think there is anybody in this Je ne pense pas que quiconque ici Toom that thinks that the Westem présent pense que le monde occiden- World is going to cut back its con- tal va réduire sa consommation sumption of energy... hem... to the d’nergie, en tout cas pas au niveau level of the underdeveloped world qui est celui & Pheure actuelle du so that... even accepting that thesis... monde sous-développé... et méme si the available supplies of fossil fuel nous acceptions ceci comme un cas are limited and are going to run out de figure... il n’en reste pas moins some day. que les réserves sontlimitées et fini- ront par s'épuiser Voriginal anglais est un bon exemple de la forme que prend un discours non préparé d’avance; on y trouve les hésitations, les Pauses, toujours présentes lorsqu’une idée s’associe A une forme verbale, les structures agrammaticales si typiques dune formulation spontanée. L’orateur donne impression de partir dans une direction puis de rétablir la logique de son argumentation. Les arguments se ressent dans son esprit; 'un, sous-jacent, n’apparait pas intégrale- ment; on refuse énergie atomique mais on ne veut pas que le niveau de vie baisse ; cependant une autre idée est présente en méme 3. Lénonciation de ce passage prend 19 secondes, son interprétation, 21 secondes. DE L’EXPERIENCE AUX CONCEPTS vp temps : il faut bien trouver une source énergétique de substitution puisqu’en tout état de cause les combustibles fossiles ne dureront pas éternellement. Les deux idées se heurtent A mi-chemin d’énon- ciation du premier énoncé; «even accepting that thesis» marque le redressement logique, tandis que le choix du mot «thesis» montre que Vorateur n’oublie pas qu'il est en train de répondre a argument avancé par son interpellateur frangais. Le débat est réel. Linterpréte suit Vorateur et accomplit le méme redressement logique au moment of il voit le virage que prend le raisonnement : «... ef méme si nous acceptons ceci comme un cas de figure... il nen reste pas moins... ». Mais 1a od anglais assure ce redressement entre thesis et available supplies par un silence suffisamment prolongé pour que le manque de cohérence grammaticale entre les deux membres de phrases ne géne pas l'auditeur, «... il nen reste pas moins...» rétablit la cohérence par une locution explicite. La présentation synchrone * que je donne ci-dessous du discours original et de l'interprétation représente au plus prés le déroulement réel des opérations. Si nous juxtaposons ligne par ligne le discours et Vinterprétation, nous verrons clairement se manifester Ie jeu multiple des opérations cérébrales qui, 2 chaque instant, construisent un sens a partir du décodage des significations linguistiques 4) 1 don’t think there's anybody in this room dlans laquelle je metas lancé ») that thinks thatthe Westen World is going to jeme pense pas que quiconque ii present ¢) cut back its consumption of energy...hem... to the level of the prense que le monde occidental va réduire sa consommation d'énergie developed world so that...even en tout cas pas au niveau qui est celui d Vheure actuelle ) accepting that thesis. the available du monde sous-développé... et méme si nous acceptions cei 4) supplies of fossil fuel ae limited and are going torun out some day comme un cas de figure. i nen reste pas moins &/ The second question therefore i. ; que les réseries sont limitées et iniont pas sépuiser. 4) La premiére phrase anglaise, en (a), est prononcée par orateur dans le temps od Tinterpréte achéve Ia traduction de Pidée précé- 4, Dans cette reproduction chag . Les moyens typographiques courants ne perm idence compte, aussi niest-ce qu’ la seconde prés qu'l faut consiérer les mots frangals et anglais comme ayant {6 prononcés en méme temps. 80 INTERPRETER POUR TRADUIRE dente; celle-ci ne nous intéresse pas ici, pas plus que Pamorce de phrase anglaise en (g), qui marque le début d’une nouvelle idée. Je ne les reproduis que pour bien marquer la continuité du discours et de Vinterprétation dans lesquels j’ai relevé ce passage. Nous allons tout d’abord essayer de voir pourquoi il faut parler de ré-expression des idées et non de traduction des phrases & propos de Finterprétation, ce discours paralléle qui se déroule au rythme de la parole spontanée avec un retard de quelques secondes seulement sur le discours original. Notons que (b), «...quiconque ici présent...» équivaut & (a) «... anybody in this room... », notons que (4) «...en tout cas pas...» rend la pause et Ie ...hem... d’hésitation marqués en (c); que (/) «... eas de figure...» exprime «...thesis...» de (e). «Cas de figure » ne rend pas la surcharge significative qu’a «thesis» pour celui qui a entendu Vinterpellateur francais, mais lexpression est intéressante car elle exprime bien aspect de pure hypothése de la situation envisagée qui découle de I'affirmation fortement soulignée du début, du passage. Enfin «.,.réserves...» en (g) englobe Vimplicite séman- tique de combustibles fossiles, que l'anglais exprime explicitement en (f); les combustibles fossiles étant visés depuis le début de Vintervention, «réserves» suffit a la compréhension Pour tous les cas cités, on remarquera d’une part que dans la traduction la signification en langue céde le pas au sens de la parole et, d’autre part, que I’on peut suivre les réactions de compréhension de 'interpréte au travers de son dire ; ses réactions de compréhension sont forcément celles de tout auditeur mais, chez Pinterpréte, elles deviennent apparentes grice au fait qu'il redit dans autre langue ce qu'il comprend, L’examen de Vinterprétation permet ainsi de parvenir @ deux conclusions. La premiere est qu'il est bon de faire la distinction entre langue et discours, entre signification linguistique des phrases et sens des énoncés. Les énoneés du discours tirent en effet leur sens, autant que de la signification de la langue, du compris de celui qui les vit. La deuxiéme conclusion porte sur la nature de ce compris; il s’agit sans aucun doute de la manifestation de traces mngésiques laissées par les arguments antérieurs dans lesprit de celui qui comprend. On commence alors 2 voir comment fonctionne ce que Benveniste appelait le «récit» : la mise en mémoire successive des idées qui se déroulent dans le discours a pour effet dattribuer & chaque phrase entendue un sens différent de celui qui lui reviendrait de par la seule signification linguistique, signitication qui serait o gatoirement la sienne si elle se présentait isolée de tout contexte. argumentation est tout 4 fait coneréte comme cela est. le cas ea dessous. Ce passage est présenté de fagon synchrone a rar le trois secondes par ligne approximativement. Le début de la phrase anglaise (a) coincide avec une pause chez Finterpréte, que nous indiquons par une ligne de pointillés ; la fin de ‘interprétation en (f) correspond au début de lidée suivante de l’orateur américain. 4a) But the most important difficulty with fusion ® bb) is that we don't know whether it will ever work ! Now, there's some ‘mais la diffculté essentielle de la fusion. ¢) that say it will work and there’s some that say it won't work. est qu'on sait pas si ¢a marchera;;on sait pas du tout si ga marchera..y ena vad don't think that anybody can realy tell 7 qui disent oui puis y en a qui disent non... je ne pewx pas m imaginer e) at this stage whether it will ever work que quiconque a Vheure actuelle puisse dire {f) 1don’t think that we should. ‘avee certitude que ga marchera, 4) [A voir les choses par écrit, alors qu'il s'agit de phrases parlées, il est difficile d'imaginer la vitesse’ de cette traduction, plus rapide qu'un débit oral moyen puisqu'une cinquantaine de mots est prononcée ici, soit prés de 190 mots/minute alors que la vitesse moyenne de ia parole spontanée se situe aux alentours de 150 mots/minute. Contrairement & ce que lon pourrait penser, cette vitesse n'est pas le fait d’un psittacisme se contentant d’opérer des alissements phonétiques d’anglais en frangais (comme celui qui, & partir de (angl.) control améne contréle en francais) ; la restructu- ration de Pinterprétation par rapport & original est trés nette ; ainsi cette phrase Original Interprétation ‘Je ne peux pas m'imaginer que qui- tell at this stage whether it sse dire will ever work!». avec certitude que oa marchera.» ou encore le «oui» en (d) qui traduit «it will work» de (c) et le «non» qui traduit «it won't work» A la vitesse indiquée il est évident que ce n'est pas une analyse des structures linguistiques qui permet cette traduction non psitta- cique; elle ne peut s’expliquer que si l'on fait intervenir une étape '5.L’énonciation dee passage prond 17 secondes, son interpréttion, 16 seconds, 2 INTERPRETER POUR TRADUIRE mentalenon verbale entre les deux énoneés linguistiques, celui que Vinterpréte recoit comme auditeur, et celui qu'il émet en tant que locuteur. Seul le contact parole-pensée, pensée-parole opére a cette vitesse. Cette conclusion sYimpose avec plus de netteté encore lorsqu’on examine la facon dont sont ré-exprimés les traits proso- diques ; en (b), Porateur marque fortement son doute, accentuant son «WE DON'T KNOW WHETHER IT WILL EVER WORK !» (la trans- cription ne permet matheureusement pas de rendre compte du ton, Particulidrement éloquent), puis il change de registre «... THERE'S SOME THAT SAY»; le ton de Vinterpréte change immédiatement ; aprés une légere pause on entend sur un ton trés familier (c) «c'est qu'on sait pas...». La vulgarité de expression semble découler de celle de la phrase anglaise (b) encore présente 4 Voreille et s'appli- quer en fait au frangais par anticipation ; mais Vinsistance du ton original se traduit aussi par une répétition sur un ton aigu en (c) : «on sait pas du tout si ga marchera», redondant par rapport au signifiant original mais fidéle a ses traits prosodiques. Le «zhere’s some» de (b-c) trouve en (d) une équivalence plus proche en langue : «y en a qui disenty. A nouveau les traits prosodiques de (d) «CAN REALLY TELL» dit avec force dans Poriginal, trouvent en (d-f) une équivalence notionnelle sous une forme’ verbale «puisse dire AVEC CERTITUDE ». Ce qu'il convient de bien noter ici et ce qui ressort sans doute plus clairement de la maniére dont sont «traduits» en mots les traits prosodiques de original, que de celle dont sont réexprimées les éléments rationnels, c'est qu’il ne peut y avoir chez Pinterpréte prise de conscience de chacun des éléments significatifs de l'énoncé, puis recherche d’une expression : le temps disponible est trop court our cela; ily a sensation, éprouvée et réexprimée en tant que telle, identique en cela a la sensation qui, dans la parole spontanée, fait choisir tel ton, tel registre, tel moyen d’expression, sans que ce choix se fasse le moins du monde par évocation consciente des moyens d’expression possibles. Seul le sens est constamment présent en conscience; la volonté de le communiquer agit comme une pulsion qui mobilise, dans la Langue maternelle, tous les moyens expression qui contribueront a sa transmission :traits prosodiques, pointu de la voix, registre de la langue, etc. Il y a 1a un jeu complexe entre le conscient ~ a savoir le sens, les idées & exprimer — et les actes moteurs de la parole qui ont basculé dans le réflexe depuis longtemps et n’obéissent qu’a Veffet que l'on veut produire notionnellement et émotionnellement — et pour lesquels linter- prétation peut agir comme un verre grossissant qui fait apparaitre des détails échappant a el nu. DE L'EXPERIENCE AUX CONCEPTS. 3 Comme demier exemple, nous verrons une erreur de compré- hension chez linterpréte : j'ai choisi cet exemple a dessein car il permet de montrer qu'une absence de connaissances peut, @ la vitesse de la parole, fausser la compréhension dune formule linguis- tique dont la signification en langue est parfaitement claire en soi; Je sens pourtant reste non compris faute d’avoir pu étre construit grace & l'adjonction de I’élément cognitif nécessaire Juste avant la phrase que nous avons examinée en deuxiéme exemple, Porateur C dit feat idea, but it does have «Now with respect to fusion, fusion is just a great idea, radioactivity associated with it; has some limitations on fuel because one ff the major fuels of fusion, at least as we now conceive it, is lithium an lithium is not all that abundant, it is about as abundant as uranium.» ‘ ée remarquable, mais il ne faut ‘Bn ce qui concerne la fusion, c'est une idée remarquable, ‘Combustible n'est pas non plus ilimité car cst le lithium que l'on envisage & Theure actuelle pour le procédé de fusion et le lithium n'est pas aussi abondant que Vurantum. » Lrerreur est dans la derniére partie de la phrase : 1 of the major fuels of fusion, Crest le lithium que I'on envisage & 4 lew as we mow conceve ity 18 Uhoure actuelle pour ls proces de lithium, AND LITHIUM 1S NOT ALL fusion, ET LE LITHIUM NEST PAS THAT ABUNDANT, IT IS ABOUT AS AUSSI ABONDANT QUE LURANIUM ABUNDANT AS URANIUM ve tui fait dire a Pinterpréte : «le lithium n'est pas aussi Vinterpréte avait eu le temps d’analyser V’énoncé au niveau des structures linguistiques, on ne voit guére la difficulté qu’ auait pu Eprouver et 'erreur aurait paru bien grossiére. En situation (oralité, oot il faut comprendre au rythme de celui qui parle, nous y trouvons la manifestation d'un phénoméne aussi constant que peu apparent les connaissances viennent au secours des perceptions en de constants allers et retours qui constituent autant de boucles cyber~ nétiques; ce que V'on pergoit est fonction de ce que Von sait. Cola est vrai de la langue dont on ne distingue les structures que parce won les rétablit en parti, comme cela est vrai du discours qu’on ne comprend que parce qu’on peut associer aux significations de la langue les éléments cognitifs avec lesquels on construit le sens. L’élément cognitif qui edt pu aider a la perception de I’élément linguistique faisait ici défaut — de toute évidence Vinterpréte ignorait le rapport quantitatif des ressources en uranium et en lithium. C'est ce qui explique que la premiére idée : «fusion has some limitations 8 INTERPRETER POUR TRADUIRE on fuel» puis «lithium is not all that abundant » ait pu Vemporter chez lui sur Pappréhension de «it is about as abundant as...». Les quelques exemples que nous venons de voir auront peut-tre permis de montrer, (Pune part, la profonde complexité des phéno- ménes qui président a Vacte de parole le plus simple, et, de Pautre la méthode que nous apptiquons pour élucider la nature spécifique du discours. Les échanges verbaux qui se pratiquent normalement a tous les niveaux et tous les jours semblent d'une telle simplicité expression et de comprehension qu’ils ont été négligés au bénéfice de Fanalyse littéraire ou du discours psychanalytique. C'est un tort car a les regarder de prés, on constate qu’ils ne le cédent en rien, dans le principe, aux discours plus sophistiqués, alors qwils peuvent peut-étre plus sdrement livrer fa clef du fonctionnement du langage. Dans La prise de Conscience, J. Piaget (1974) écrit, <.ctoute perception Fascompage toujoun dune interpetatin,. , outre la gaucherie de Pexpression, manquerait de cohérence dans Fenchainement de argumentation, car on verrait mal & quoi il se référerait. Dans le contexte, «ce serait un malentendu », ne serait pas francais. Pour rester plus proche de la formule originale et étre néanmoins «francais» on aurait pu dire : «ce serait mal comprendre les intentions du gouvernement que d’en donner une telle inter- prétation...» ou... «ce serait mal comprendre notre programme que d'y voir une telle intention... », etc. Mal comprendre préserverait ‘mieux la signification linguistique de Missverstandnis que absolu- ‘ment pas, mais il est clair que Pexpression verbale mal comprendre ne découlerait pas uniquement du substantif Missversténdnis, mais, du sens de la réponse ministérielle, que le traducteur exprimerait en frangais avec la volonté de choisir une forme se rapprochant des formes linguistiques originales (bien qu’en T'occurrence, cette formulation exigerait en frangais des prolongements qui s’écartent leur tour des formules de la langue premiere), 88 INTERPRETER POUR TRADUIRE Liinterprétation, lorsqu’elle assure la communication, montre qu’a chaque phrase entendue en situation s’associe la construction Wune idée et que celle-ci s‘articule en compositions de signifiés, différents de ceux de la langue initiale mais conformes au génie de la langue d’expression. De ce fait, elle est une source inépuisable Wobservations qui, toutes, nous poussent a la méme conclusion le sens se retrouve identique a lui-méme sous la forme d’éléments signifiants différents de ceux de Voriginal ; cette observation serait confirmée, si besoin était, par Ie fait qu’a inverse Ia transposition des significations d'une langue donne rarement dans autre langue un sens immédiatement intelligible. Pour la théorie de la traduction, cette constatation signifie que toute théorisation qui ne tient compte que des significations en langue est dans Vincapacité de rendre compte des modalités opéra- toires de la traduction humaine. Or & considérer que les langues ne sont que des systémes, on en est arrivé 1a ! On ne voit dansd’emploi des langues que des variantes combinatoires de formules pré- existantes, et dans la traduction que la recherche de correspondances entre combinaisons de mots d'une langue a autre. Le fait que la Pratique résolve sans difficulté les problémes que pose ce modéle théorique conduit a définir un autre modéte qui enleve &opération traduisante son caractére de transcodage pour lui attribuer une fonction réfléchie que je propose, en conséquence, d’appeler interprétative Ce modéle interprétatif rend compte a la fois de la traduction écrite et de l'interprétation de conférence. L'interprétation, de caractére oral, et la traduction, qui opére sur 'écrit, représentent bien deux formes d’expression’ différentes, mais étant donné que outes deux ont pour objet de transmettre le contenu de messages, la théorisation faite & partir de Vexpérience de l'une peut prétendre ‘appliquer aux deux et reléguer au niveau des formes d’expression s diffférences qui les séparent. On a, en effet, trop souvent tendance soit & assimiler complétement traduction et interprétation, comme le dénote l'usage qui les englobe toutes deux sbus le méme vocable le «traduction», soit au contraire y voir deux exercices complé- tement différents, l'un se situant au plan de la comparaison des langues, autre, seul digne du nom d’interprétation, au plan de la expression des idées. En proposant une théorie interprétative de traduction, je pense pouvoir montrer ce qui les unit et ce qui les distingue, tout en dégageant ta difference entre une conception linguistique de la traduction, situant opération traduisante aut plan de la langue, et une conception interprétative qui la situe au plan du discours. DE DEXPERIENCE AUX CONCEPTS. 89 , en guise illustration, Pexemple déja donné plus haut Neu avons va que dans roponse de M. Genscher, qua lent en sens de la phrase allemande pouvait aussi bien étre ‘absolument pas que : ce serait mal comprendre (les intentions du ‘gouvernement) alors que, de toute évidence, la correspondance, en gue de «Das wire ein Missverstiindnis» est : ce serait un malentendu. Le modéle interprétatif de la traduction Quels sont les procédés par lesquels on peut mettre des langues en équation a deux niveaux différents, celui de la langue & propre- ment parler et celui du discours, et qui donnent des résultats si différents ? La mise en correspondance linguistique de deux expressions repose sur une opération de reconnaissance de significations acquises, antérieurement; par contre, la mise en équation, en interprétation, de Das ware ein Missverstandnis et de absolument pas ajoute & Vopération de reconnaissance une opération réalisée & partir d’un bagage cognitif qui construit un sens nouveau, attribué une seule et unique fois 4 une expression linguistique sans entrainer pour autant de changement dans Pune ou Pautre langue du couple signifiant/ signifié. La traduction, dans le discours de M. Genscher, de la phrase Das ware ein Missverstandnis par ce serait mal comprendre proctde clle aussi de la méme maniére, avec un souci supplémentaire, celui de respecter Ie signifié original et de conserver dans une certaine mesure les formes originales. - En interprétation de conférence, Ia vitesse et la spontanéité de la parole orale se conjuguent pour donner une traduction qui reléve plus du récit que d'une analyse linguistique. Il faut ajouter que le temps manque a Vinterpréte pour confronter des formes dexpres- sion, alors que le traducteur de écrit, une fois qu’il a saisi le sens peut procéder au rapprochement des formes au vu de la fixation permanente qu’en a opéré écrit. Enfin, et c'est sans doute l'essen- tiel de la différence entre Vopération orale et sa sceur écrite, les mots du discours parlé, si vite évanouis, ne donnent naissance qu’a un seul sens, excluant les possibilités d’interprétation tendancieuse ‘ou méme déformante auxquelles écrit préte inéluctablement le flanc. En effet, en se figeant, le discours devient accessible non plus seulement dans sa partie sens mais aussi dans la langue dont il est fait, et peut donner lieu, pour autant que la langue les justifie, & tous les sens que l'on voudra bien lui préter. La formulation linguis- tique subsiste ainsi de plein droit, en dehors de la communication immédiate avec un destinataire, indépendamment de ce que son auteur voulait, a Vorigine, lui faire dire. Le traducteur ne peut pas pour autant se dispenser de l'interpréter et de lui donner Ie sens qui 90 INTERPRETER POUR TRADUIRE lui parait le plus probant; mais on comprendrait mal qu'il ne respecte pas cette vie linguistique indépendante et qu’il ne fasse pas le maximum ¢'effort pour rapprocher sa traduction des formes linguistiques de Voriginal. Il faut cependant souligner que ce rapprochement ne s’effectue pas avant l'appréhension du sens dans le but de le faire apparaitre, | mais au contraire aprés que le sens ait été appréhendé. On ne traduit [is Pour comprendre, on comprend pour traduire, cela a été dit maintes fois par les praticiens sans que explication théorique en toujours apparue clairement. Si, de son cété, l'interprétation de conférence et notamment la simultanée ne cherchait pas la paraphrase et le récit plutot que le respect des formes linguistiques originales, elle risquerait, faute de temps, de sauter I’étape du sens et de dégénérer en un énonnement psittacique qui laisserait V'interpréte aussi dépourvu de souvenir que Vauditeur de message sensé. Du glissement phonétique 2 la traduction de la premiére signification qui vient a Pesprit, de Péqui- valence quantitative a la traduction étymologique, tout est possible dés que les formes linguistiques passent directement dune langue dans l'autre par simple transcodage. L'interpréte visant assurer la communication dans la clarté et la fidélité a conscience du fait qu’il est aussi dangereux de traduire en langue sans passer par le sens, que isible dexprimer le sens de fagon indépendante des correspondances en langue. Sur Pessentiel, l'interprétation et la traduction ne différent pas toutes deux se doivent de passer par le sens, toutes deux se libérent de Pemprise linguistique de Voriginal,; ce sont les modalités de ré- expression qui différent en interprétation et en traduction écrite, comme les modalités d’expression dans les discours oraux et dans les textes écrits; la premiére, a qui le temps est mesuré, doit se soucier avant tout du contenu des formes linguistiques évanescentes, alors que autre, tenant compte de la rémanence des form stefforce d’en retrouver Ie profil dans sa langue, aprés avoir pris u option sur le sens. IL est évident qu’aucune théorie linguistique, si elle se contente de comparer des états de langue, ne peut saisir un phénomene qui n'apparait que dans le discours, ott chaque phrase prend un sens inédit et od on voit pour une méme idée se différencier d’une langue & l'autre la composition des énoncés. Et pourtant, il suffit de prendre des discours réellement prononcés, des textes authenti- ques (le traducteur traduit-il jamais autre chose 2), pour voir que Vidée n'est jamais la somme des signifiés de I’énoncé et que l'on est inéluctablement conduit 4 Vexprimer dans l'autre langue par une DE L’EXPERIENCE AUX CONCEPTS o composition d’énoncé différente, si Yon veut s'y exprimer d'une manigre conforme au génie de la langue et donc immédiatement compréhensible. Quittons ce serait un matentendu et prenons un autre exemple, en italien cette fois car cette langue est si proche du frangais qu'elle induit fortement a la traduction en langue (avec des effets que je déplore trés souvent en interprétation simultanée, car les pensées des orateurs italiens sen trouvent infantilisées, brouillées, rendues incohérentes). Un journal italien rapporte explosion d’une bombe dans une entreprise de Milan et enchaine (it.) : «Si feme che il bilancio della tragedia sia destinato ad aumentare. » La traduction en langue de Ia phrase serait : On craint que le bilan de la tragédie ne soit suscep- tible d'augmenter. L’expression frangaise de l'idée serait : «On craint que le bilan de la tragédie ne soit encore provisoire» ou «on craint que le nombre de victimes n'augmente encore». Le lecteur se récriera peut-étre que dans les deux derniéres propositions, je ne fais que conformer mon dire aux exigences logiques du frangais et que Pidée n’y est pas forcément plus présente. Mais o0 aurais-je pris provisoire sinon dans mon bagage cognitif, et od nombre de victimes, sinon également dans mon savoir non verbal, mobilisé pat la phrase italionne a partir de laquelle j'ai construit Vidée, que jai réexprimée ensuite selon les contraintes du frangais. L'association entre le bagage cognitif' non verbal et Ie bagage langagier est si fulgurante, que l'on a tendance a confondre sa manifestation extérieure —la formule linguistique ~ avec 'opéra- tion elle-méme. On mest pas frappé par une manifestation langagiére qui se produit mille fois par jour, et si l'on note la différence de logique entre Pitalien et le francais, on omet de noter que dans les, deux cas Pexpression découle d'une idée plus qu’elle ne lexprime. Prenons un autre exemple : dans Varticle qu'il consacre a la traduction humaine dans Le langage, J.-P. Vinay donne un exemple de non-traduisibilit€é linguistique qui s’ajoute aux remarquables exemples dont foisonne la Stylistique comparée de Vanglais et du Srancais publiée avec J. Darbelnet «(Au Canada)... les panneaux annongant un arrér (d'autobus) obligatoire comportent une traduction anglaise calquée sur la structure du frangais obligatory stop, alors qu’on sait que V'adjectif “obligatory” a un sens moral et juridique qui ne convient pas & Varrét d'un autobus; le texte anglais noimal, c est-d-dire rédigé spontanément sans influence d'une autre langue® se lirait comme suit : "All buses stop here.” » 8. Italiques de D. SELESKOVITCH, 2 INTERPRETER POUR TRADUIRE Pour trouver en langue un équivalent a «Arrét obligatoire», on pourrait chercher un mot autre que «obligatory », dont Vinay fait a juste titre observer qu'il ne convient pas. Mais si finement que soit analysée la signification linguistique de «arrér obligatoire », si juste que soit ’équivalence dans autre langue, jamais on ne pourra trouver a partir de la langue : «All buses stop here » Pour trouver cette demniére formule, pour fournir un texte rédigé «sans l'influ- ence d'une autre langue», il faut partir de Vidée déshabillée de sa langue pour aboutir & la formule linguistique dans autre langue. Bien sir ici, ils‘agit d'une formule consacrée, on peut dire que c'est a langue anglaise qui impose «all buses stop here », mais doi vient la formule qui s'est figée en langue, sinon, initialement, d'une idée & exprimer ? En fixant une idée, expression toute faite ressortit du discours et non de la langue; la juxtaposition des éléments lingu tiques «Arrér obligatoire »-< All buses stop here» montre le pas qu'il faut franchir pour sortir de la comparaison des éléments significatifs dans les différentes langues — cheminement linguistique de la traduction — et pour arriver 4 expression des idées — opération interprétative qui respecte a la fois le sens et la langue d’expression. Les théories de la traduction qui se situent au seul plan de la langue sont condamnées & aboutir dans une double impasse. D'une part, inéluctablement, elles doivent constater que tét ou tard la transposition des significations se heurte & une impossibilité — les exemples en abondent dans la littérature —d’autre part, elles devront constater, si elles se penchent sur les résultats de tradue- tions réalisées par transposition des significations que, si correcte- ment que celles-ci aient été cernées en langue, elles n’assurent pas Pour autant avec certitude la transmission des messages. La non- concordance des signifiés dans la composition de lexpression du sens montre qu'il faut exercer une trés grande prudence avant de décréter que deux expressions correspondantes en langue expriment le méme sens. En effet, si soigneusement que soit établie la corres- Pondance significative de deux phrases, rien n'indique que ce seraient ‘ces moyens linguistiques-la qu’empreunterait une idée pour s'exprimer dans autre langue, rien ne permet de croire en conséquence que lorsqu’on formule ‘des expressions équivalentes en langue on exprime réellement les mémes idées de facon immédiatement intelligible. Par contre, une théorie de la traduction préoccupée uniquement de rendre compte de la fagon dont sont transmis les messages, une théorie interprétative postule que toute langue posséde la capacité de dire clairement ce qui est clairement pensé, de sorte qu'elle écarte comme étant non pertinent le probléme de Tabsence de correspondances au plan des signifiés. J'ai répondu DE L'EXPERIENCE AUX CONCEPTS 93 ailleurs a observation faite par R. Jakobson dans un article célébre (1971) sur la difficulté de traduire en russe «I hired a worker» en Vabsence de précision sur le genre de «worker» en anglais. Lorsqu’on ne congoit pas la traduction comme une transpo- sition de signifiés linguistiques, lorsqu’on cesse de décrire des états de langue pour analyser articulation des idées en actes de parole, on imagine tout naturellement une situation réelle et on peut «traduire» en francais (qui exige la méme précision de genre que le russe pour transposer «worker» au plan de la langue) «Thired a worker», par exemple par «j'ai pris quelqu'un » : traduction unique, valable une seule fois en équivalence de parole, pour un sens inédit, comme c'est toujours le cas dans le discours. Pour trouver cette traduction, il m’a suffi d’imaginer une situation réelle : je voulais débarrasser mon jardin des mauvaises herbes qui lenvahissaient, ;’ «pris quelqu'un », dont te sexe ne découle pas du genre grammati. du terme, mais du type de travail, de lendroit ot ce travail steffectue, etc. Dans une autre situation, «J hired a worker» trouvera une autre traduction... Mieux un interpréte comprend ce qui est dit et plus il est amené s"écarter des formules originales, retrouvant avec la spontanéité de expression le génie de sa langue, qui lui permet de faire comprendre clairement toutes les idées. La dissociation de la forme et du. sens, la réexpression de ce dernier de préférence a la transposition du signifié original, la constatation que V'opération traduisante comprend trois temps, discours original — déverbalisation des unités de sens — expression de ces unités par un nouveau discours, est difficilement acceptable pour ceux qui ont toujours vu dans la traduction une opération sur les langues, éliminant ainsi le sujet pensant qui intervient pourtant dans Vappréhension et la réexpression du message. C’est donc consciente de m’opposer aux théories linguistiques en cours que je propose une théorie interprétative de la traduction qui rend compte de la réalité vécue par les praticiens : la non-concordance certes aut plan du signifié, des signes ou des phrases des différentes langues, parfaite capacité d’expression du sens que posséde chacune s dans le discours. Je ne suis pas seule. Les réactions qui se font jour a ’heure actuelle a Pégard de application a la traduction des explorations de la linguistique transformationnelle vont dans le méme sens (Kade 1975, Wandruszka 1975); de plus en plus, on prend conscience que la langue exerce dans le discours une fonction de communication et que la traduction doit s'attaquer a ce qu'elle transmet et non au 34 INTERPRETER POUR TRADUIRE, moyen de transmission. Georges Mounin lui-méme, défenseur acharné de lemprise de la linguistique sur la traduction, suggére qu'une fois identifié un contenu, on recherche s'il est possible, dans l'autre langue, d'exprimer le méme contenu. Cependant peu auteurs voient encore que le contenu de la parole ne recoupe pas Ie contenu de la langue. La méme phrase hors discours, hors communication, ne dit pas la méme chose que lorsqu’elle est employée par un étre pensant a adresse d’un autre étre pensant; Pefiet majeur de ce fait étant que, dans l'autre langue, elle exigera d'autres moyens linguistiques que’ ceux que permet sa traduction hors discours. Si les langues étaient des codes composés de signes aussi faciles & saisir que ceux de systémes conceptuellement clos, ou transfor- mables en signifiés éémentaires, la machine a traduire aurait sans doute vu le jour depuis longtemps. On a longtemps cru que la difficulté de la traduction automatique serait levée en méme temps que la polysémie des mots et l'ambiguité des phrases et qu'll serait possible de réduire les langues 4 des structures sémantiques plus simples, plus proches de codes construits, et done plus Ces efforts ne sont probablement pas vains pour les langue qui, en passant du plan de la langue A celui de la parole, conservent une méme valeur dénotative, les chiffres, les noms propres, pour ne citer que les invariants les plus simples; je pense, Yautre part, qu'il est certainement possible de ramener la comple- xité des structures de sutface des innombrables textes a traduire & des structures signifiantes beaucoup plus simples, et codables en un langage machine, dans lequel s‘intégrerait le lexique invariant , mais cette opération ne pourrait étre que le résultat d'un travail d'inter- prétation du texte qui devra toujours faire appel sous une forme ou sous une autre & Phomme, & ses connaissances et a sa capacité de compréhension, En interprétant, ou en traduisant comme le faisait Freud, les formes verbales originales disparaissent en quelques secondes et tout naturellement apparait un sens qui n’a plus rien de formellement linguistique et & expression duquel rien ne s’oppose. Lorsque l'on compare Vexpression de ce sens a la fagon dont Vexprimait le discours original, on constate qu’ sens égal les Iangues ne donnent pratiquement jamais une expression linguistique «’égale composition. Il faut done aller plus loin que la comparaison des signifiés, remonter de la langue a son utilisateur, prendre en considération le pourquoi du dire, le contexte cognitif de I'interlo- cuteur; alors et alors seulement on saura comment exprimer le sens de la parole dans une autre langue, et on aura humanisé la théorie de la traduction. DE L'EXPERIENCE AUX CONCEPTS 9s LES TROIS ARTICULATIONS DU DISCOURS Dans une étude de neuro-psychologie expérimentale, J. Barbizet, Ph. Duizabo et M™ R. Flavigny (1975) signalent l’existence de deux syndromes distincts dans la pathologie du langage : 1) l'aphasie due aux lésions pariéto-temporales, et 2) les perturbations des conduites verbales d'origine frontale : «L'aphasie réalisée par les lésions pariéto-temporales gauches» (chez le Groitier).. (entraine) «des distorsions du langage s'exprimant au niveau des mots, des locutions, des arrangements grammaticaux, introduisant des erreurs” + paraphasies phonémiques ou sémantiques ou encore agramma- tisme survenant & tout propos et quel que soit le niveau du discours.» Les perturbations des conduites verbales d'origine frontale, par contre, se caractérisent par Paltération du langage propositionne! complexe alors qu’est conservé le langage élémentaire : «Leexamen du sujet frontal montre que la lésion détruit ou met hors jeu un certain nombre de circuits neuroniques qui lui servaient de programmes de rélérences pour résoudre les problémes actuels en fonction d'expériences anciennes.» ?. J. Barbizet et al, se demandent alors si «l'existence de ces deux syndromes distinets ne traduit pas une higrarchie des dispositifs cérébraux qui nous permettent de communiquer avec auteui.» Hest tentant, pour la praticienne que je suis, de répondre par affirmative tant ce modéle fournit une magnifique explication, au plan moteur, des expériences quotidiennement vécues au plan perceptif dans la pratique de l’interprétation Le déroulement d’une traduction qui s’accomplit au rythme de la parole montre interaction constante de deux stocks mnésiques distincts, un lexical et grammatical, 'autre idéique, c’est-a-dire non verbal. On constate que dans certains cas la traduction fait appel au pouvoir d’évocation de la mémoire pour aller chercher dans Ie stock verbal des formes qui correspondent entre elles dans les différentes langues ; dans les autres cas, beaucoup plus fréquents, elle associe le stock idéique aux structures linguistiques pergues, 9. Dans sa conférence «La notion de conduite verbal, son application Ia pathol du lengages, J. BARBIZET ajoute : «Dans les lesions frontales, les conduites verbales sont bien différentes (de colle des aphasies), la perte des programmes frontaux se marque jet ne prend plus M'nitiative de conversstions ont il ne peut choisir les thémes i orientar le sens, et t répond d'une facon quasi iflexe 3 uavers ‘erbeles trés banales, employant souvent de fagon él m intesocuteur et fetombant dans un silence qui peut atteindre au mutism est plus stimulé.» 96 INTERPRETER POUR TRADUIRE pour trouver un sens qu’elle exprime par une association en retour du stock idéique avec le stock verbal de l'autre langue. Le fait qwelle retombe alors sur des expressions différentes de ce que serait la traduction des signifiés originaux montre le cheminement de lopération. Le caractére mixte de Vopération traduisante, en partie faite de la transposition des structures linguistiques, en partie de la restitu- tion des idées, est trés apparent lorsqu’on analyse de prés des enregistrements d’interprétation consécutive ou simultanée. On peut se demander si le stock verbal qui permet I’évocation des sons et leur reconnaissance n'est pas constitué, de fagon plus générale, de toutes les perceptions auditives qui s’associent a une signification : les signifiants/signifiés de la langue, mais aussi le bruit du Mistral qui n'est pas celui de la Tramontane, les myriades de bruits que nous retenons avec leurs significations parce que nous les, vivons comme un tout indissoluble. On peut se demander sil’organi- sation entre elles des significations associées au départ @ des signifiants, organisation par laquelle se constitue le contenu du stock idéique, n’est pas ce qu'il est coutumier d’appeler intelligence, puisqu’aussi bien on sait que les structures de la mémoire au sens large sont celles de l'intelligence (Piaget-Barbizet), En tout état de cause, Pexistence de deux aires de stockage et de deux types de traces mnésiques expliqueraient admirablement le fait que le discours sur lequel porte 'interprétation ne fonctionne pas comme la langue. IL est certes difficile de tracer une ligne de démarcation précise entre Pune et l'autre car le discours est fait de langue; on peut néanmoins dire que la langue, en synchronie, est matigre sémanti- quement figée, aux régles de fonctionnement fixes. Son état est observable objectivement car elle se situe en quelque sorte en dehors des étres pensants qui en font la description, alors que le discours est intérieur au sujet pensant; s'il subit les contraintes de la langue dans laquelle il se coule, il lui fait & son tour subir le modelage de la pensée. Le discours se sert de la langue comme d’un faitout, sans que le récipient se trouve modifié par usage mais sans ‘que l’usage se confonde non plus avec le récipient. Lopération qui transforme la langue en discours est si fulgurante, si dépourvue de conséquences tangibles tant qu’elle se situe a intérieur d'une méme langue, qu’elle passe inapergue de sorte que Yon a tendance a confondre la signification en langue de la Phrase et le sens qu’elle prend quand elle se fait énoncé dans le discours. DE L’EXPERIENCE AUX CONCEPTS 97 Une anecdote, parne dans Ia rubrique «Au jour le jour» du Monde montre ce que serait le discours s'l était une combinaison de signes intérieure a un systéme, articulée en logique, mais dépourvue du pouvoir de renvoyer & du non-dit. L’historiette est la suivante «Cl était une fois un professeur de mathématiques & 'Université de Jéru- salem, grand spécialiste de théorie des ensembles, nommé A. Fraenkel. Ce professeur, originaire d’Allemagne, tenait beaucoup ce que l'on fit preuve, dans la vie courante, de la méme logique que dans le raisonnement mathé- matique. Un jour, dans lautobus entre Tel Aviv et Jérusalem, une dame assise derriére lui’ lui demande fermer la fenétre, car il fait froid dehors répondit le professeur, "croyez-vous que si je ferme la fenétre il fera chaud dehors?”.» On rit, car jamais le langage ne fonctionne ainsi, en Iui-méme, sans ajout idéique. La logique mathématique exige du signe une signification unique et sans bavure, dans une combinatoire cohé- rente; Pemploi du langage quant a lui ne peut se passer de lapport d'un contenu mnésique non verbal Il serait difficile de trouver des exemples de situations réelles de communication verbale od lagencement des phrases ne transmettrait que leur strict contenu sémantique, lexical et grammatical. Mais absence de relation entre dune part la forme percue, associée & sa signification ponctuelle, et d’autre part un avoir cognitif peut se manifester au plan visuel : A qui d’entre nous n’est-il pas arrivé d'avoir & admirer des diapositives chez des amis désireux de montrer leur dernier safari. Pour Pheureux détentei forme picturale qu’i ture qu'il a vécue, la chaleur et les odeurs du liew, les gens qui Ventouraient, les chaussures qui le serraient, les courbatures dues aux longues heures passées en jeep sur les alors que, pour les spectateurs, les clichés ne valent que pour ce gu'ils sont... méme si le photographe ajoute & l'art de la prise de vue Ie récit de ce qui faisait, pour lui qui 'a vécu, le charme de 'évé- nement. Pour celui qui a pris la photo, la vision des instantanés sassocie & un vécu infiniment plus vaste que les signes visibles; le spectateur quant & lui ne peut que décoder ses perceptions visuelles; l'image est certes suffisante pour faire reconnaitre des arbres, des hommes et des femmes ou des girafes, mais ne peut en aucun cas faire vivre au simple spectateur ce qu’a vécu le photographe. Chez ce dernier, la fraction de seconde retenue par la photo éveille une foule autres représentations mentales constituant un souvenir cohérent qui va a la rencontre de l'image et l'interpréte. Chez le spectateur, seules peuvent intervenir des expériences antérieures isolées; il 98 INTERPRETER POUR TRADUIRE reconnait Vimage de Varbre grice au fait qu'il a vu suffisamment arbres pour reconnaitre un arbre sous image de cet arbre; il y verra un acacia s'il connait des acacias, etc. Chez le photographe, le savoir qui correspond au vécu peut s’étendre sur plusieurs jours et interprétation de la photo fera appel a tous les éléments qui ont joué avant, pendant et méme aprés la prise de vue ; chez. le specta- teur les images se succédent sans que les représentations mentales qui s'y associent puissent jamais reconstituer le sens qu’ont les images pour celui qui a vécu ’événement. Les instantanés ne sont interprétables qu’en fonction de signi- fications indissolublement liées aux signes; ils ne sont pas ré- assignables & un vécu; ils sont ce que seraient les mots dans le discours s'il ne s'y associait pas une pensée puisée dans un savoir extérieur aux signes. Des phrases qui se contenteraient de combiner des signifiants/signifiés dans la stricte acception admise de part et autre par le locuteur et par Pauditeur reléveraient du moulin & paroles ou du piano mécanique et non du langage humain car elles ne feraient pas appel au bagage cognitif qui rassemble la totalité des souvenirs et permet une compréhension dépassant de loin la seule reconnaissance des signifiés. Linterprétation oppose le signifié au sens, Pun étant «tradui- sible», autre devant étre ré-exprimé ; elle révéle ainsi le rapport entre la langue et le bagage cognitif non verbal accumulé par Texpérience vécue, qui est I'un des aspects les plus fondamentaux des mécanismes langagiers. La langue est objet dacquisition, son emploi est a la fois appli- cation et création. En apprenant 2 dire les fameuses phrases : My tailor is rich ou Préte-moi la plume de ta tante, j’apprends une langue, anglais ou le francais, mais je ne peux pas savoir d’avance Te sens que ces expressions prendraient le jour ot elles seraient réellement utilisées. On sait par contre avec certitude le sens d’une parole téellement prononcée.’ Lorsque Cambronne a Waterloo répondit aux sommations anglaises «La garde meurt mais ne se rend pas», la \égende sut fort bien donner ce sens tout a fait singu- lier au mot de cing lettres le plus usité de la langue francaise... En toutes circonstances, des connaissances extérieures & Ia langue se greffent sur le signifié qu’elle énonce. Lorsqu’en mai 68, j'entendais la foule scander «Nous sommes tous des juifs allemands », je com- prenais cet énoncé non seulement parce que je savais le francais mais aussi parce que je vivais les événements de ces journées. Dans la communication, le discours agit doublement: par sa matiére, la langue, et par Vindication qu’il fournit du sens & cons- truire. Prenons un exemple tres simple ; en langue aprés-demaia DE L'EXPERIENCE AUX CONCEPTS 99 correspond & dans deux jours ; dans des circonstances déterminées, je pourrai ne pas me satisfaire de cette correspondance et poser par exemple comme étant équivalents aprés-demain et lundi, si je parle un samedi ou le 26, si je parle un 24, ete, L’établissement de I’équivalence de aprés-demain et de dans deux jours découle d’une connaissance de la langue, elle est pré- existante & Temploi de ces expressions dans le discours et elle subsiste aprés la disparition de celui-ci. Celle de aprés-demain et de lundi par contre ne s’explique que par l'intervention de connais- sances autres que celles de la langue, elle est concomitante a Vemploi des termes et disparait avec a disparition des circons- tances qui la justifiaient. Il est difficile de démontrer dans une seule langue l'existence des opérations qui assignent aux signifiés de la langue un role sémantiquement différent de leur attribution permanente car, si actives qu’elles soient, ces opérations se déroulent & un niveau subconscient. Cependant il est possible de démontrer I'existence de deux paliers dans le processus de la compréhension en en supprimant un par artifice: Celui du raisonnement que déclenche la parole en situation. Plusieurs années de suite, dans un cours de Maitrise a ’Esit, j'ai inséré une phrase parfaitement banale mais totalement hors contexte dans le cours de mon exposé. Je disais par exemple, hors de propos : «Mon chat est noir» ou «larbre est grand». Je provoquais ensuite Vhilarité en faisant admettre que le seul sens possible, dans le contexte ot je l'avais placé, d’une phrase comme celle-Ia était que le professeur n'avait pas toute sa téte, sens tout a fait dissocié des signifiés linguistiques mais aboutis~ sement du seul raisonnement possible & partir de ces signifiés. On peut ainsi démontrer avec des syntagmes parfaitement clairs en langue mais n’ayant aucun sens dans le discours qu'il existe deux paliers dans la compréhension, celui de la saisie des signifiés, qui Tepose sur une connaissance linguistique et celui de la saisie du sens reposant sur un raisonnement qui associe les signifiés de la langue des connaissances autres que linguistiques. Lorsqu’on ne change pas de langue, lorsque, strict auditeur et non interpréte simultané, on n’est pas amené a reformuler le discours dans une autre langue, on ne voit pas se manifester la férence entre signification et sens. On prend tout au plus cons- tions d'idées qui accompagnent toute audition significative lorsque la réverie se substitue a Vaudition attentive ou lorsque Yon prépare une réponse a T'intervention qui se déroule ; mais alors les associations d’idées grossissent au-deld de ce qui est nécessaire & la compréhension, phagocytant les signifiés du discours, que I’on n’entend plus. 100 INTERPRETER POUR TRADUIRE Les enregistrements d’interprétation de conférence par contre font apparaitre clairement le sens d’ou est partie l’expression dans autre langue, et montrent que la communication ne se réalise jamais correctement sans que ne s’associe aux significations en Tangue un savoir extra-linguistique. Paul Ricceur écrit dans la Métaphore Vive (1975) «La distinction entre sens '® et référence '" est absolument caractéristique du discours; elle heurte de front V'axiome de limmanence de la langue. Dans la langue il n'y a pas de probléme de références les signes renvoient 2 d'autres signes dans le méme systéme. Avec la phrase, le langage sort de lui- méme, la référence marque la transcendance du langage a lui-méme.» La séparation des structures verbales et du sens qui se produit & audition a pour pendant du cété émission de la parole, une grande liberté de choix dans l'expression. La pensée dispose de possibilités expression beaucoup plus nombreuses que ne le laisse supposer le nombre de signifiés qui, par nature, restent liés a leurs signifiants. Pour dire une méme chose le discours n’est pas tenu de faire appel A des synonymies en langue; je peux dire : «il arrive lundi» mais aussi «aprés-demain je vais chercher Pierre a I’aéroport » ou encore «dans deux jours il sera la, ete. et, selon les circonstances, j'aurai dit la méme chose. Le sujet parlant articule son discours en fonction du savoir de son interlocuteur; savoir général, savoir d’actualité, et savoir immeédiat, c'est-a-dire celui qui découle des phrases deja dites ;ainsi "expression vise sa jonction avec le bagage cognitif de linterlocuteur qui repose dans sa mémoire A long, moyen, court et trés court terme, les structures formelles de la langue (signifiant-signifié) n’entravant en rien extraordinaire liberté d’expression des idées. Les innombrables paroles que nous échangeons quotidiennement, orales et écrites, nous apportent une infinie quantité d'informations qui basculent immédiatement dans I'extra-linguistique et enrichis- sent A court terme, et parfois a plus long terme, notre bagage cognitif sans modifier le véhicule qui les a transmis : la langue. A chaque nouvel échange, une partie de ce savoir se greffe sur la signification linguistique et donne vie A un sens tandis que la signification qui lui a servi d'indicatrice retombe dans la langue sans méme, la plupart du temps, étre teintée d’une nuance nouvelle. La langue apparait ainsi comme un acquis mnésique, un souvenir par le moule duquel doivent passer l’émission et la réception des idées; mais ce moule indispensable ne se confond pas plus avec la méme notion, les termes de «signflation en langue» wole la patole; dans mon jargon «le sent» DE L’EXPERIENCE AUX CONCEPTS 101 pensée et les connaissances que Voxygene, indispensable a la vie, ne se confond avec celle-ci. ‘CONCLUSION De tout temps, on a cherché A établir un rapport entre la langue et le monde extérieur, tout en essayant de voir dans chaque langue le reflet d’une pensée, d’une mentalité collective. Le structuralisme avec Bloomfield et Saussure s'est distancé du rapport langue- monde extérieur et langue-pensée collective, pour ne plus examiner que les rapports intra-linguistique, c’est-d-dire le fonctionnement d'un systéme ott les phonémes s’opposent et oit les mots se définis- sent les uns par rapport aux autres. Plus récemment, la grammaire générative avec Chomsky, s'est posé le probléme du nombre infini de phrases sensées que l'on peut Gmettre et comprendre a Vaide d'une langue finie réaction louable mais inachevée a I’égard de Passociationisme behavioriste, elle a réintroduit un aspect mentaliste dans I’étude du fonctionnement du langage en y cherchant des significations (deep structures) différentes du strict signifié tinguistique, et entrevu la part d'interprétation qu’exige le fait quune méme transformation grammaticale ne transforme pas de la méme facon la signification des phrases. Mais la grammaire générative s’enlise dans lanalyse de phrases artificielles; en accordant la primauté & la compétence (connaissance de la langue et intuition grammaticale des individus) sur la performance (emploi de la parole dans la communication), elle se prive de apport que fe sens offre a l'analyse des mécanismes langagiers. Intéressé par le discours, tenu de transmettre le sens, Ie tradue- teur ne peut ni se satisfaire des rapports qu’entretient une langue déterminée avec la description du monde, ni du fonctionnement de la Iangue en tant que systéme de signes, ni des mécanismes gramma- ticaux qui cengendrent » les phrases. Il constate qu’avec une combinatoire de lettres apparaissent des mots dont la signification n’est pas celle des lettres, mais aussi gu’avec une combinatoire de mots apparait un sens qui n'est pas le signifié de la combinaison verbale. Le contact signifiés-phonémes, & la charniére entre la I et la 2 articulation de la langue selon Martinet, lui semble ainsi devoir étre complété par un contact signifiés-sens, arnidre de la langue et de la pensée. Le discours, c'est Ie texte, c'est la performance, c’est tout ce qu’un homme’ dit ou écrit a Tintention dautres hommes, c'est Papplication de la langue @ la communication des idées, c'est la 102 INTERPRETER POUR TRADUIRE charnigre od la pensée individuelle s‘articule dans le moyen expression collectif qu’est la langue. Le discours oral se déroule dans les limites rythmiques que lui imposent les mécanismes psycho-physiologiques, ni trop lent ni trop rapide pour la compréhension. Chaque ensemble de signifiants ne garde d’existence que le temps de se combiner en un signifié phrastique, chaque signifié phrastique que le temps de se conjuguer avec les connaissances pertinentes de l'auditeur, qui lui donnent un sens. Le temps de la perception est bref. Le discours normal, Cest-a-dire spontané, se déroule environ 150 mots/minute '?, chaque ensemble de sept A huit mots restant physiquement présent ‘en mémoire pendant deux a trois secondes. La présence simultanée en mémoire immédiate des sons de sept & huit signifiés a pour effet que dans la perception du discours la signification d’un mot nest jamais évoquée par son seul son, mais bien par l'ensemble des sons pergus simultanément ; ceci explique que le discours ne connait ni polysémie ni ambiguité & moins que celles-ci ne soient voulues délibérément par un orateur qui choisit ses expressions en conséquence. Le rythme du débit oral est tel que les stimuli se succédent sans laisser & l'auditeur le temps de répéter mentalement les mots entendus, ’empéchant en conséquence de les retenir par coeur, ce qui a pour effet que la rapide transformation des sons en signifiés, et des signifiés en idées laisse un souvenir réexprimable, mais interdit toute répétition exacte de la formulation. Si l'on veut éviter, dans l'étude du langage, de confondre récep- tion de la langue et réception du sens, il faut tenir compte de ces deux axes : rythme d’émission et de perception de la parole et empan ou capacité d’emmagasinage de la mémoire immédiate. La compréhension du discours ne se réalise pas au premier chef par Pentremise des mots, tels qu’on peut les isoler dans I'étude de la langue. Elle prend son départ dans des énoncés qu’il faut considérer comme des ensembles indivisibles, dont le sens apparait dans le temps de la perception et non comme le résultat d’une analyse détaillée. Symétriquement on peut affirmer, que la pensée de Tindividu s‘exprimant a travers la langue s’articule initialement en idées dont Ie support verbal est la face signifiante dun énoncé tout entier. fale de mai 1974, Giscard d'Estaing avait un rythme de parole de 148,7 mots cot Mitterand de 129,4 DE LIEXPERIENCE AUX CONCEPTS, 103 Des lors on peut affirmer que c'est le discours et non la langue qui livrera la clef du fonctionnement du langage, la langue n’appa~ raissant plus que comme le dépOt sédimentaire des innombrables usages de la parole. Les mots, les tournures, les phrases ont dans le discours un sens différent de la somme de leurs signifiés en langue. A lintérieur @une méme langue, le phénoméne n’apparait pas clairement, ‘masqué par le fait que les changements de sens ne s’accompagnent pas d’un changement de signifiants. En changeant de langue, Pinterprétation le fait ressortir clairement. On ne peut alors se refuser a V'idée que la richesse significative du discours comparé & la langue impose d’inverser Vordre et de voir dans la langue la fille du discours et non seulement la matrice dont il tire son origine. Le sens et sa transmission sont & la fois la raison d’étre et l’origine premiére de la langue ; il est done plus juste de poser Vacte de parole avant le fait de langue ; existence de la langue n'est pas la condition premiére de la communication mais elle en est Pinstrument, le produit de usage, faconné et tourmenté par les si¢cles et subissant & chaque emploi le caprice de ceux qui s’en servent : métaphores, métonymies, quel que soit le nom qu’on leur donne, les surcharges de sens pullulent dans la parole. La langue a proprement parler ne commence qu’avec l'institu- tionnalisation des sens créés par le discours; elle prend alors sa revanche et impose sa loi en devenant objet d'acquisition et en fixant leurs ultimes limites aux emplois des mots. Pour s‘exprimer, on est obligé d"apprendre une langue ; quand on la parle on est tenu d’en respecter les contraintes formelles et le génie, mais c'est parce qu’on est libre d'attribuer aux mots et aux Enoncés du discours des significations transcendant celles de la langue, que le discours est créateur de langue. Acquisition, emploi, création de langue, aucune théorie du langage ne sera compléte si elle ne tient compte simultanément de interaction de ces trois facteurs. D.SELESKOVITCH * * ce texte a 616 publié une premiere fois (ELA) 2° 24, 1976, Didier, Pais. os les Btudes de Linguistique As iquée INTERPRETER UN DISCOURS NEST PAS TRADUIRE UNE LANGUE L’analyse de Vinterprétation de conférence @ travers sa pratique, son enseignement et un grand nombre d'expériences mont amenée & dire qu'il serait erroné de fonder une théorie de la traduction sur lune comparaison entre les langues; le comparatisme linguistique permet de constater qu’elles sont dissemblables et d’énumérer la longue liste de leurs différences mais ne méne pas a des équivalences applicables a Ia traduction humaine. Pour expliquer pourquoi les langues et leurs différences ne font pas obstacle au travail des interprétes, distinction entre d'une part les significations que l’on peut saisir au niveau des langues en dehors de leur emploi et, de l'autre, le sens qui se dégage des énoncés en situation d'interlocution. Si Pon observe le comportement de deux langues en situation de communi- cation on s’apercoit que l'on ne peut pas considérer comme équiva- lentes, dans des énoncés sensés, des significations linguistiques qui étaient lorsque elles étaient jugées isolément. En d'autres termes on remarque que différentes langues désignent des choses et des concepts d’une maniére que Yon peut appeler correspondante mais qui ne correspondent plus lorsqu'il s‘agit de juxtaposer des phrases sensées, Dans différentes langues on n'utilise pas Jes memes significations pour exprimer les mémes idées. Cela étant posé, on concoit que pour interpréter, rechercher des correspondances au niveau des significations linguistiques et réfléchir aux différences entre les langues en tant que telles ne serait pas une méthode efficace. Effectivement, ce n’est pas ce que font les interprétes réputés pour leur extréme fidélité aux orateurs qu’ils ‘traduisent. Sion compare une interprétation simultanée réalisée dans des conditions authentiques, avec le discours original, on voit appa- INTERPRETER UN DISCOURS tos raitre ce que nous avons appelé le sens par opposition aux signifi cations linguistiques. Le processus de la traduction consiste a dégager de la formulation en langue source le sens qu’ igne mais qui n'est pas contenu en elle, puis de Vexprimer en langue cible. Entre Yoriginal et la traduction se trouve l'idée déverbalisée qui, une fois saisie consciemment, peut s'exprimer dans n'importe quelle langue. En présence d'un énoncé l'nterpréte ne se demande pas : «Que signifie chacun de ces mots ?» mais «Que veut dire ensemble de ces mots, de cette phrase, hic et nunc %». Une fois déverbalisé le discours et cerné Je sens, sa form releve des automatismes langagiers ; les idées, les sentiment: notions que on veut transmettre souvent & s‘exprimer delles-mémes. Lewis Carroll disait avec raison : «Take care of the sense, the sounds will take car of themselves» Qu’est-ce que cette idée déverbalisée dont je postule qu'elle est une étape intermédiaire entre les langues et que j’oppose a la signification dun mot ou d’une phrase? Lors d’une récente conférence de marketing organisée & Paris par des éditeurs de journaux j’ai noté un certain nombre d’exemples typiques de ce phénoméne. Le directeur commercial du Sunday ‘Times présentait une communication intitulée «L'attitude des consommateurs vis-a-vis du "produit" (le journal) ; la recherch facteur de changement», qui résumait une étude effectuée par | Sunday Times pour déterminer le: profil de ses lecteurs et mieux lapter ses rubriques & leurs goats. Le journal avait établi une liste de questions sous forme d'affirmations de vérités premigres aux- quelles il demandait & ses lecteurs de répondre par «d'accord/pas accord». Enoneées dans le corps de la communication présentée A cette conférence ces questions furent interprétées au fil du discours en frangais de la fagon suivante, que j'ai pu noter sur le champ. Times : TODAY MOST PEOPLE DON'T HAVE ENOUGH SFLF-DISCIPLINE. Interprdte : Les gens se laissent complétement aller aujourd hui ‘Times : {EXPECT MY CHILDREN TO HAVE A UNIVERSITY EDUCATION Interprdte : va de soi que mes enfants feront des études. ‘Times : CAPABLE MARRIED MOTHERS SHOULD HAVE CAREER OPPORTUNITIES Interprete : 1! faut que les femmes qui ont des enfants puissent, elles aussi, exercer un métier. ‘Times : 17S ALL RIGHT TO GET A BIT DRUNK ATA PARTY Interpréte : 1 n'y a pas de mal & prendre dle temps en temps un verre de trop ‘quand on sort ‘Times : MY FRIENDS THINK THAT I AM SUCCESSFUL Interprate : Mes amis considérent que j'ai une belle situation,

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