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Saimir Mile
in Omar Slaouti et al., Racismes de France
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Saimir Mile
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Guerre mondiale. »
Viviane Reding, vice-présidente
de la Commission européenne,
à propos des expulsions de Rroms
menées en France, septembre 2010.
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l’ancien boxeur Christophe Dettinger, jugé et condamné pour
des faits de violence à l’encontre des forces de l’ordre au cours
d’une manifestation des Gilets jaunes, « ne parle pas comme
un gitan 2 ». Sans oublier l’ex-ministre de l’Intérieur, Manuel
Valls, qui affirmait le 7 septembre 2013 alors qu’il était en
fonction place Beauvau : « Ces populations ont des modes de
vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment
en confrontation [avec les nôtres]. » Et d’ajouter qu’il n’y a pas
d’« autre solution que de démanteler ces campements progres‑
sivement et de reconduire » les personnes concernées « à la
frontière » 3. Alors membre d’un gouvernement socialiste, Valls
faisait siens des propos tenus en 2010 par Brice Hortefeux, l’un
de ses prédécesseurs à l’Intérieur et membre de l’UMP, qui, à
la suite d’incidents, avait déclaré vouloir détruire près de trois
cents campements « illicites » et mobiliser des agents du fisc dans
le but de démasquer les fraudeurs 4. S’en prendre aux Rroms,
2 « Pour Emmanuel Macron, Christophe Dettinger “n’a pas les mots d’un gitan” »,
Europe1.fr, 1er février 2019.
3 AFP, « Pour Valls, “les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie ou en
Bulgarie” », Libération.fr, 24 septembre 2013.
4 « Roms : Hortefeux veut “évacuer” 300 camps », Europe1.fr, 28 juillet 2010.
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pour des motifs au fond assez peu variés, n’est donc pas l’apa‑
nage de tel ou tel parti. L’antitsiganisme transcende bien des
frontières politiques, comme l’ont analysé les auteurs et autrices
du livre Roms & Riverains. Une politique municipale de la race 5 :
En 2010, à entendre les protestations de l’opposition, on
pouvait encore croire que la politique à l’égard des Roms
traçait une frontière entre la droite et la gauche. Nicolas
Sarkozy mobilisait bien son camp aux dépens de ces popula‑
tions ; mais en retour, il mobilisait également contre lui les
associations antiracistes aux côtés d’élus et d’intellectuels.
Aussi, son rival François Hollande, pendant la campagne pour
l’élection présidentielle de 2012, s’engageait-il à changer de
politique, sinon sur le fond, du moins dans la manière :
« Lorsque des campements insalubres sont démantelés, des
solutions alternatives doivent être proposées. On ne peut
pas continuer à accepter que des familles soient chassées
d’un endroit sans solution. » Or, peu après l’élection de
mai 2012, on a vu resurgir le même langage et la même
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gestion à l’endroit des mêmes populations. C’est le nouveau
ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui incarne dès lors la
politique qu’il dénonçait en 2010. Et en 2012, c’est à nouveau
au cœur de l’été que se sont multipliés les démantèlements
de bidonvilles donnés en spectacle à l’opinion, comme pour
célébrer l’anniversaire du discours de Grenoble.
Plus généralement, l’antistiganisme est un phénomène
ancien ; en témoigne la longévité du régime juridique d’excep‑
tion imposé aux « nomades/gens du voyage ». Pendant plus
d’un siècle, ces derniers ont été soumis à des discriminations
inscrites dans la loi de trois Républiques : la Troisième, la
Quatrième et la Cinquième. Ainsi, les dispositions législatives
adoptées le 16 juillet 1912 imposent-elles, à ceux qui sont alors
considérés comme des « nomades inquiétants », un carnet
anthropométrique destiné à les identifier et à surveiller leurs
déplacements. Rappelons qu’à cette date la carte d’identité pour
les Français n’existe pas encore puisqu’elle n’a été généralisée
qu’en 1921 puis rendue obligatoire par le gouvernement de
Vichy le 27 octobre 1940. Le carnet constitue ainsi une mesure
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Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le carnet anthro‑
pométrique a été utilisé pour faciliter l’internement des Rroms 6
et l’assignation à résidence des nomades a été décidée par
décret-loi du 6 avril 1940, signé par Albert Lebrun, président
de la Troisième République. Enfermés par la police française
dans des camps, certains nomades ont été par la suite déportés
dans les camps de concentration et d’extermination nazis. Des
centaines de milliers de Tsiganes ont été assassinés par le régime
hitlérien et ses alliés 7 – Birkenau comportait par exemple une
section appelée « camp des familles tsiganes ». En France,
entre 3 000 et 6 500 Rroms ont été internés dès 1939 dans une
trentaine de camps 8 ; certains ont été créés par le régime de
Vichy en zone sud spécifiquement pour enfermer ces popula‑
tions, comme celui de Saliers, situé près d’Arles au milieu d’une
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Invisibilisation et surexposition :
deux méthodes de déshumanisation
Aujourd’hui, les conséquences de l’antitsiganisme sont
souvent rendues invisibles ou justifiées par les caractéristiques
négatives attribuées aux populations concernées, ce qui tend
à légitimer le rejet dont elles sont victimes. Classique procédé
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raciste. Il occulte ce qui conduit à leur exclusion et permet
de la perpétuer en la présentant comme une nécessité en vue
de préserver l’ordre public et même la « sécurité sanitaire » des
Français. Il en est ainsi, par exemple, du « démantèlement des
campements illicites » qui n’est pas associé dans les discours
et les imaginaires au fait de mettre brutalement à la rue des
hommes, des femmes et des enfants, mais à une mesure rendue
indispensable par l’insalubrité desdits campements. Dans les
faits, les Rroms sont néantisés : des milliers de mineurs sont
déscolarisés à cause de ces démantèlements et les adultes sont
contraints de chercher dans les poubelles de quoi vivre.
Si les mécanismes et les justifications de l’antitsiganisme
s’apparentent à ceux qui sont à l’œuvre pour d’autres types de
racisme, la diversité de celles et ceux qui partagent des représen‑
tations hostiles aux Rroms est cependant remarquable. Qu’y a-t‑il
de commun entre les agresseurs qui, fin mars 2019 en banlieue
parisienne, se sont livrés à des attaques contre des Tsiganes
rappelant les méthodes du Ku Klux Klan et le « technocrate de
9 Voir Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom, Autrement,
Paris, 2012. Voir également sur ce sujet le film Liberté de Tony Gatlif (2009).
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Je n’ai pas été accueillie avec des fleurs, n’étant pas une
ancienne élève de l’ENA, femme et moins de cinquante ans.
J’avais l’impression d’être une romanichelle quand je suis
arrivée à la tête de l’ENA.
Si ces propos ont suscité des réactions indignées, ils sont
révélateurs de la banalité de l’antitsiganisme qui ne s’exprime
pas seulement par des actes violents mais aussi par l’emploi
d’expressions courantes, lesquelles véhiculent des représenta‑
tions négatives des « romanichels » et contribuent ainsi à leur
perpétuation sans que le locuteur, et dans ce cas d’espèce la
locutrice, ait l’impression d’user d’un vocabulaire raciste.
Ici, la « romanichelle » est en quelque sorte le négatif à partir
duquel il est possible de développer la « photographie parfaite »
de la personne légitime à diriger l’ENA. Afin de dénoncer le
rejet dont elle a fait l’objet en raison de son âge, de son genre
et de son parcours académique qui ne l’a pas conduit à intégrer
cette école prestigieuse, la candidate aux élections européennes
compare sa situation à celle d’une Rrom. Cette dernière devient
10 L’auteur de cette agression a reconnu en partie les faits et il a été jugé le 7 avril
2014. Mathilde Riou, « Agression de Roms à Paris : l’auteur présumé jugé le
7 avril », France3-regions.francetvinfo.fr, 16 février 2014.
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au pire effraie. Les préjugés qui les ciblent, souvent anciens et
réputés caractéristiques, se retrouvent dans de nombreux clichés,
de même que dans le vocabulaire, comme on vient de le voir,
qui entretient et contribue à leur diffusion dans l’ensemble du
corps social. En témoigne, par exemple, le mythe ancien des
Tsiganes voleurs d’enfants 12 que l’on retrouve à l’origine des
violences commises au printemps 2019 contre des personnes
perçues comme Rroms. Conséquences : des milliers d’entre eux
se sont terrés chez eux sans oser retourner à l’école, au travail
ou encore sortir faire des courses. Pourtant épuisés, beaucoup
d’hommes ont dû veiller plusieurs nuits d’affilée dans les bidon‑
villes d’Île-de-France afin d’éviter d’être attaqués nuitamment
et par surprise. Nul ne sait encore – le saura-t‑on un jour ? –
comment cette rumeur a été mise en circulation puis quelles
furent les conditions qui l’ont rendue virale et ont légitimé les
exactions commises contre les Rroms. Toujours est-il que ces
hommes, plutôt jeunes, partis en « expédition punitive » contre
11 Zone d’expression prioritaire, « Moi JEune “On joue pas avec toi, on joue pas
avec les Roms” », Libération.fr, 5 mai 2019.
12 Allan Kaval, « Entretien avec Ilsen About. “La haine anti-Tziganes revient
toujours par secousses dans l’histoire de l’Europe” », LeMonde.fr, 27 mars 2019.
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qui s’en sont pris aux Rroms, tentent aussi de se soustraire aux
humiliations subies quotidiennement.
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siècles, entre les xive et xixe siècles, les Rroms libres étaient
appelés « netoţi », ce qui signifie « fous » ou « pas entiers » en
roumain. Pourtant, ils n’étaient rien d’autre que des Robin des
Bois qui refusaient la servitude et vivaient en autarcie, cachés
dans des forêts d’où ils menaient parfois des raids rapides dans
les campagnes pour voler et survivre.
Par ailleurs, on oublie trop souvent que les Tsiganes sont
impliqués collectivement dans des vols en tant que victimes.
Victimes du vol de leur nom dont ils sont dépossédés afin de
les avilir. Au cœur de l’antitsiganisme, il y a un ensemble de
qualificatifs qui, d’une façon ou d’une autre, sont souvent
devenus des disqualificatifs. « Romanichel » est la transcription
française de « rromani śel », ce qui en langue rromani signifie
« peuple rrom ». Tandis que l’expression « Rromani śel » dispa‑
raît progressivement du vocabulaire de la langue rromani,
« Romanichel » entre dans le français courant avec la charge des
représentations négatives qu’on lui connaît. Il n’en est pas de
même au Royaume-Uni, par exemple, où, employé par les Rroms
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pour s’autodésigner, « Romanichal » est parfaitement neutre. En
revanche, « Gipsy » y est utilisé par les non-Rroms et porte une
connotation méprisante et raciste. Quant au terme « Rrom »,
jusque dans les années 1990 en France, il n’était connu que
par les intéressés et les rares universitaires qui s’intéressaient
à cette communauté. Ce nom n’est devenu courant qu’avec la
réapparition des bidonvilles dans l’Hexagone, auxquels il est
désormais presque toujours associé. Les conditions de vie au
sein de ces campements sont particulièrement difficiles, et de
graves dangers physiques comme psychologiques pèsent sur les
personnes qui les peuplent 13. De là découle l’ambivalence du
terme « Rrom » qui exprime simultanément dégoût et pitié,
peur et curiosité, haine et fascination. Est-il besoin de préciser
qu’actuellement, ce sont les premiers affects qui l’emportent
largement, entre autres parce qu’ils ne cessent d’être mobilisés
par les responsables politiques de droite comme de gauche ?
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société – a été parachevé en 1912 par la Troisième République.
En instituant le statut discriminatoire de « nomades » pour ses
romanichels, la France, réputée être le berceau des droits de
l’homme et du citoyen, a aussi cautionné l’inégalité de leur
traitement ailleurs en Europe. Au début du xxe siècle, en effet,
l’influence de la France au plan international est particulière‑
ment forte. L’exclusion conceptuelle des Tsiganes du « nous »
du corps politique a été scellée avec l’adoption de la loi sur
les nomades en 1912. Si le dispositif législatif a depuis disparu,
son héritage n’en reste pas moins opérationnel. Cette exclu‑
sion conceptuelle des « Tsiganes » de la nation explique, entre
autres, les violences policières qui ne visent pas seulement des
immigrés roumains ou bulgares, mais aussi des Français. Certains
sont ainsi tombés sous les balles des forces de l’ordre. Ce fut le
cas d’Angelo Garand, abattu le 30 mars 2017 par des membres
du GIGN venus l’interpeller 14, et d’Henri Lenfant 15, un jeune
homme de vingt-trois ans tué par des gendarmes à l’entrée
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Mutuma Ruteere, a déclaré : « Ces évictions et expulsions
alimentent inévitablement le climat d’hostilité déjà préoccu‑
pant à l’égard des Roms 16. »
En 2017, 11 309 personnes ont été expulsées des campe‑
ments et, pour la moitié d’entre elles, aucune solution de reloge‑
ment ne leur a été proposée contrairement aux directives de
la circulaire du 26 août 2012. Plus généralement, comme l’a
constaté la Commission nationale consultative des droits de
l’homme (CNCDH), cette même année 2017 a été marquée
par des propos racistes et des discriminations à l’encontre des
communautés rroms. Elle a souligné la présence d’« un racisme
intensifié » à l’endroit des Rroms, conduisant à des violations des
droits fondamentaux, et l’application d’« une politique ambiguë
de résorption des bidonvilles dans laquelle l’approche répressive
a été privilégiée » menant vers une « errance organisée » 17.
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Pour aller plus loin
Ilsen About et Marc Bordigoni (dir), Présences tsiganes.
Enquêtes et expériences dans les archives, Le Cavalier bleu,
Paris, 2018.
Marc Bordigoni, Gitans, Tsiganes, Roms. Idées reçues sur le
monde du voyage, Le Cavalier bleu, Paris, 2019.
Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question
rom, Autrement, Paris, 2012.
Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie
Windels, Roms & Riverains. Une politique municipale de la race,
La Fabrique, Paris, 2014.
Voir également le site du Collectif national des droits de
l’homme Romeurope (CNDH Romeurope) : <www.romeu‑
rope.org>.