Vous êtes sur la page 1sur 13

L’ANTITSIGANISME : UNE TRADITION FRANÇAISE

Saimir Mile
in Omar Slaouti et al., Racismes de France

La Découverte | « Cahiers libres »

2020 | pages 187 à 198


ISBN 9782348046247
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/racismes-de-france---page-187.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.
© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


L’antitsiganisme : une tradition française

Saimir Mile

« J’ai été personnellement choquée par des circons‑


tances qui donnent l’impression que des personnes
sont renvoyées d’un État membre uniquement parce
qu’elles appartiennent à une certaine minorité
ethnique. Je pensais que l’Europe ne serait plus le
témoin de ce genre de situation après la Seconde
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Guerre mondiale. »
Viviane Reding, vice-présidente
de la Commission européenne,
à propos des expulsions de Rroms
menées en France, septembre 2010.

« Les occupants de campements ne souhaitent pas


s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles
ou parce qu’ils sont entre les mains de réseaux versés
dans la mendicité ou la prostitution. »
Manuel Valls, ministre de l’Intérieur,
14 mars 2013.

Défini comme « le racisme spécifique contre les Rroms,


les Sinté, les Gitans, les Voyageurs et autres personnes qui
sont stigmatisées en tant que “Tsiganes” ou “gens du voyage”
dans l’imaginaire public 1 », l’antitsiganisme est un phénomène
historique, social, juridique et politique ancien dont l’analyse
intéresse évidemment l’antiracisme politique, en tant qu’objet
de réflexion et motif d’engagement. Entre autres, il est peut-être

1 « Antitsiganisme. Texte de référence », Alliance contre l’antitsiganisme,


août 2019, <www.antigypsyism.eu/?page_id=395>.

187

RACISMES_CC2019_pc.indd 187 04/09/2020 14:13:16


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

la forme de racisme où l’écart d’impact entre la définition d’un


groupe par lui-même et celle qu’en fait le monde extérieur est
le plus grand. Si les distinctions internes entre groupes rromani
sont nombreuses, la catégorie mentale « tsigane », peu importe
comment on la nomme selon les lieux et les époques, cristal‑
lise de manière particulièrement univoque son extériorité et,
partant, son illégitimité à faire partie du « nous ».

Un continuum spatial, social, temporel et politique


Depuis des siècles, les Rroms sont stigmatisés d’une manière
ou d’une autre par ceux qui, par intérêt, inertie, ignorance ou
conviction, les jugent inférieurs ou « différents ». Cette stigma‑
tisation opère dans des milieux très différents, depuis certains
groupes de banlieue qui, excités par des rumeurs diffusées sur
les réseaux sociaux, décident de « casser du Rrom », jusqu’à
l’actuel président de la République, Emmanuel Macron, qui
n’hésite pas à déclarer publiquement, en février  2019, que
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
l’ancien boxeur Christophe Dettinger, jugé et condamné pour
des faits de violence à l’encontre des forces de l’ordre au cours
d’une manifestation des Gilets jaunes, « ne parle pas comme
un gitan 2 ». Sans oublier l’ex-ministre de l’Intérieur, Manuel
Valls, qui affirmait le 7  septembre 2013 alors qu’il était en
fonction place Beauvau  : « Ces populations ont des modes de
vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment
en confrontation [avec les nôtres]. » Et d’ajouter qu’il n’y a pas
d’« autre solution que de démanteler ces campements progres‑
sivement et de reconduire » les personnes concernées « à la
frontière » 3. Alors membre d’un gouvernement socialiste, Valls
faisait siens des propos tenus en 2010 par Brice Hortefeux, l’un
de ses prédécesseurs à l’Intérieur et membre de l’UMP, qui, à
la suite d’incidents, avait déclaré vouloir détruire près de trois
cents campements « illicites » et mobiliser des agents du fisc dans
le but de démasquer les fraudeurs 4. S’en prendre aux Rroms,

2 « Pour Emmanuel Macron, Christophe Dettinger “n’a pas les mots d’un gitan” »,
Europe1.fr, 1er février 2019.
3 AFP, « Pour Valls, “les Roms ont vocation à rentrer en Roumanie ou en
Bulgarie” », Libération.fr, 24 septembre 2013.
4 « Roms : Hortefeux veut “évacuer” 300 camps », Europe1.fr, 28 juillet 2010.

188

RACISMES_CC2019_pc.indd 188 04/09/2020 14:13:17


L’antitsiganisme : une tradition française

pour des motifs au fond assez peu variés, n’est donc pas l’apa‑
nage de tel ou tel parti. L’antitsiganisme transcende bien des
frontières politiques, comme l’ont analysé les auteurs et autrices
du livre Roms & Riverains. Une politique municipale de la race 5 :
En 2010, à entendre les protestations de l’opposition, on
pouvait encore croire que la politique à l’égard des Roms
traçait une frontière entre la droite et la gauche. Nicolas
Sarkozy mobilisait bien son camp aux dépens de ces popula‑
tions ; mais en retour, il mobilisait également contre lui les
associations antiracistes aux côtés d’élus et d’intellectuels.
Aussi, son rival François Hollande, pendant la campagne pour
l’élection présidentielle de 2012, s’engageait-il à changer de
politique, sinon sur le fond, du moins dans la manière  :
« Lorsque des campements insalubres sont démantelés, des
solutions alternatives doivent être proposées. On ne peut
pas continuer à accepter que des familles soient chassées
d’un endroit sans solution. » Or, peu après l’élection de
mai  2012, on a vu resurgir le même langage et la même
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
gestion à l’endroit des mêmes populations. C’est le nouveau
ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui incarne dès lors la
politique qu’il dénonçait en 2010. Et en 2012, c’est à nouveau
au cœur de l’été que se sont multipliés les démantèlements
de bidonvilles donnés en spectacle à l’opinion, comme pour
célébrer l’anniversaire du discours de Grenoble.
Plus généralement, l’antistiganisme est un phénomène
ancien ; en témoigne la longévité du régime juridique d’excep‑
tion imposé aux « nomades/gens du voyage ». Pendant plus
d’un siècle, ces derniers ont été soumis à des discriminations
inscrites dans la loi de trois Républiques  : la Troisième, la
Quatrième et la Cinquième. Ainsi, les dispositions législatives
adoptées le 16 juillet 1912 imposent-elles, à ceux qui sont alors
considérés comme des « nomades inquiétants », un carnet
anthropométrique destiné à les identifier et à surveiller leurs
déplacements. Rappelons qu’à cette date la carte d’identité pour
les Français n’existe pas encore puisqu’elle n’a été généralisée
qu’en 1921 puis rendue obligatoire par le gouvernement de
Vichy le 27 octobre 1940. Le carnet constitue ainsi une mesure

5 Éric fassin, Carine fouteau, Serge guichard et Aurélie windels,


Roms & Riverains. Une politique municipale de la race, La Fabrique, Paris, 2014, p. 9.

189

RACISMES_CC2019_pc.indd 189 04/09/2020 14:13:17


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

discriminatoire qui a été maintenue durant plus de cinquante


ans, jusqu’en 1969. Le 3  janvier de cette même année, il est
remplacé par un livret de circulation imposé à tous les Français
et étrangers sans domicile fixe depuis plus de six mois et âgés
de plus de seize ans. Dans une décision rendue le 5  octobre
2012, le Conseil constitutionnel a jugé ce dernier document
contraire aux principes fondamentaux inscrits dans le préam‑
bule de la Constitution au motif qu’il porte une « atteinte dispro‑
portionnée à l’exercice de la liberté d’aller et de venir » et à la
citoyenneté. Il faut cependant attendre la loi du 10  juin 2015
pour voir enfin disparaître le livret de circulation et celle du
22 décembre 2016 relative à l’égalité et à la citoyenneté pour que
la loi de 1969 instituant le statut discriminatoire des « gens du
voyage », comme on les nomme désormais, soit enfin définitive‑
ment abrogée. Stupéfiante permanence de dispositions racistes
qui révèle la longue existence d’un antitsiganisme profond et
diffus, infusé dans les institutions via l’image du « nomade »
dangereux pour la sécurité et l’ordre publics.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le carnet anthro‑
pométrique a été utilisé pour faciliter l’internement des Rroms 6
et l’assignation à résidence des nomades a été décidée par
décret-loi du 6  avril 1940, signé par Albert Lebrun, président
de la Troisième République. Enfermés par la police française
dans des camps, certains nomades ont été par la suite déportés
dans les camps de concentration et d’extermination nazis. Des
centaines de milliers de Tsiganes ont été assassinés par le régime
hitlérien et ses alliés 7 – Birkenau comportait par exemple une
section appelée « camp des familles tsiganes ». En France,
entre 3 000 et 6 500 Rroms ont été internés dès 1939 dans une
trentaine de camps 8 ; certains ont été créés par le régime de
Vichy en zone sud spécifiquement pour enfermer ces popula‑
tions, comme celui de Saliers, situé près d’Arles au milieu d’une

6 « L’internement des nomades en France. 1939‑1946 », Musée de l’histoire de


l’immigration, 28 avril 2018.
7 Claire Auzias, Samudaripen, le génocide des Tsiganes, L’esprit frappeur, Paris, 2000 ;
et « Les Tsiganes dans l’Europe occupée  : entre persécutions et génocide »,
compte rendu de la conférence du Cercle d’étude de la déportation et de la
Shoah, Paris, 4 octobre 2012, <www.cercleshoah.org/spip.php?article197>.
8 Chiffres cités in Denis Peschanski, La France des camps. L’internement 1938‑1946,
Gallimard, Paris, 2002, p. 196.

190

RACISMES_CC2019_pc.indd 190 04/09/2020 14:13:17


L’antitsiganisme : une tradition française

zone insalubre de marais. Les derniers nomades ne furent


libérés que le 1er  juin 1946, soit plus d’un an après l’armistice,
et laissés dans le dénuement le plus total après que leurs biens
–  et souvent leurs entreprises mobiles, comme des cirques ou
cinémas – eurent été confisqués 9. Il faut attendre le 29 octobre
2016 et la déclaration du président François Hollande pour que
la République et la France reconnaissent enfin officiellement
leurs responsabilités dans l’internement des gens du voyage et
les souffrances qui leur furent infligées au cours de la Seconde
Guerre mondiale.

Invisibilisation et surexposition :
deux méthodes de déshumanisation
Aujourd’hui, les conséquences de l’antitsiganisme sont
souvent rendues invisibles ou justifiées par les caractéristiques
négatives attribuées aux populations concernées, ce qui tend
à légitimer le rejet dont elles sont victimes. Classique procédé
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
raciste. Il occulte ce qui conduit à leur exclusion et permet
de la perpétuer en la présentant comme une nécessité en vue
de préserver l’ordre public et même la « sécurité sanitaire » des
Français. Il en est ainsi, par exemple, du « démantèlement des
campements illicites » qui n’est pas associé dans les discours
et les imaginaires au fait de mettre brutalement à la rue des
hommes, des femmes et des enfants, mais à une mesure rendue
indispensable par l’insalubrité desdits campements. Dans les
faits, les Rroms sont néantisés  : des milliers de mineurs sont
déscolarisés à cause de ces démantèlements et les adultes sont
contraints de chercher dans les poubelles de quoi vivre.
Si les mécanismes et les justifications de l’antitsiganisme
s’apparentent à ceux qui sont à l’œuvre pour d’autres types de
racisme, la diversité de celles et ceux qui partagent des représen‑
tations hostiles aux Rroms est cependant remarquable. Qu’y a-t‑il
de commun entre les agresseurs qui, fin mars 2019 en banlieue
parisienne, se sont livrés à des attaques contre des Tsiganes
rappelant les méthodes du Ku Klux Klan et le « technocrate de

9 Voir Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question rom, Autrement,
Paris, 2012. Voir également sur ce sujet le film Liberté de Tony Gatlif (2009).

191

RACISMES_CC2019_pc.indd 191 04/09/2020 14:13:17


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

gauche », un Parisien encarté au PS et ayant travaillé à Matignon,


qui a chassé des Rroms place de la République en aspergeant
d’acide leurs matelas et leurs couvertures 10 ? Quant à Brice
Hortefeux, Manuel Valls, Emmanuel Macron, parmi d’autres
responsables politiques, ils partagent des représentations disqua‑
lifiantes, emploient des termes d’une grande violence symbo‑
lique et mettent en œuvre des politiques publiques brutales
qui ont donné lieu et donnent encore lieu à de nombreuses
destructions d’habitations précaires.
Les propos de la tête de liste aux élections européennes de
2019 pour la République en marche, Nathalie Loiseau, illustrent
bien l’exclusion conceptuelle de cette catégorie raciale conçue
non seulement en dehors du « nous », mais dans le but même
de représenter ce qui est et doit rester en dehors de ce « nous ».
Interrogée sur France Culture au sujet de la réforme de l’ENA
et après avoir critiqué le machisme et l’entre-soi de cette insti‑
tution qu’elle a dirigée, elle déclarait :
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Je n’ai pas été accueillie avec des fleurs, n’étant pas une
ancienne élève de l’ENA, femme et moins de cinquante ans.
J’avais l’impression d’être une romanichelle quand je suis
arrivée à la tête de l’ENA.
Si ces propos ont suscité des réactions indignées, ils sont
révélateurs de la banalité de l’antitsiganisme qui ne s’exprime
pas seulement par des actes violents mais aussi par l’emploi
d’expressions courantes, lesquelles véhiculent des représenta‑
tions négatives des « romanichels » et contribuent ainsi à leur
perpétuation sans que le locuteur, et dans ce cas d’espèce la
locutrice, ait l’impression d’user d’un vocabulaire raciste.
Ici, la « romanichelle » est en quelque sorte le négatif à partir
duquel il est possible de développer la « photographie parfaite »
de la personne légitime à diriger l’ENA. Afin de dénoncer le
rejet dont elle a fait l’objet en raison de son âge, de son genre
et de son parcours académique qui ne l’a pas conduit à intégrer
cette école prestigieuse, la candidate aux élections européennes
compare sa situation à celle d’une Rrom. Cette dernière devient

10 L’auteur de cette agression a reconnu en partie les faits et il a été jugé le 7 avril
2014. Mathilde Riou, « Agression de Roms à Paris  : l’auteur présumé jugé le
7 avril », France3-regions.francetvinfo.fr, 16 février 2014.

192

RACISMES_CC2019_pc.indd 192 04/09/2020 14:13:17


L’antitsiganisme : une tradition française

ainsi l’archétype d’un personnage « inférieur », affublé de


nombreux défauts, qu’il serait légitime de disqualifier, d’autant
plus à un poste si prestigieux. Romanichelle, mais de luxe car
dans la vraie vie des romanichels ordinaires, les discriminations
débutent dès l’école primaire et les obstacles à franchir sont
aussi nombreux qu’importants. Très tôt et presque partout en
France et en Europe, les Rroms ont été perçus comme des
intrus, souvent suspects et qu’on ne saurait pour ces raisons
fréquenter 11. Nathalie Loiseau est-elle au courant de ces réalités
vécues par les romanichels ? Eu égard à ses responsabilités,
on peut supposer qu’elle n’ignore pas complètement le sort
réservé à ces populations. Quoi qu’il en soit, elle est visiblement
inconsciente du fait que l’expression et la métaphore qu’elle
emploie sont injurieuses pour les romanichels.

L’épouvantail dont l’existence rassure et unit


Le Tsigane est celui dont la présence au mieux indispose,
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
au pire effraie. Les préjugés qui les ciblent, souvent anciens et
réputés caractéristiques, se retrouvent dans de nombreux clichés,
de même que dans le vocabulaire, comme on vient de le voir,
qui entretient et contribue à leur diffusion dans l’ensemble du
corps social. En témoigne, par exemple, le mythe ancien des
Tsiganes voleurs d’enfants 12 que l’on retrouve à l’origine des
violences commises au printemps  2019 contre des personnes
perçues comme Rroms. Conséquences : des milliers d’entre eux
se sont terrés chez eux sans oser retourner à l’école, au travail
ou encore sortir faire des courses. Pourtant épuisés, beaucoup
d’hommes ont dû veiller plusieurs nuits d’affilée dans les bidon‑
villes d’Île-de-France afin d’éviter d’être attaqués nuitamment
et par surprise. Nul ne sait encore –  le saura-t‑on un jour ?  –
comment cette rumeur a été mise en circulation puis quelles
furent les conditions qui l’ont rendue virale et ont légitimé les
exactions commises contre les Rroms. Toujours est-il que ces
hommes, plutôt jeunes, partis en « expédition punitive » contre

11 Zone d’expression prioritaire, « Moi JEune “On joue pas avec toi, on joue pas
avec les Roms” », Libération.fr, 5 mai 2019.
12 Allan Kaval, « Entretien avec Ilsen About. “La haine anti-Tziganes revient
toujours par secousses dans l’histoire de l’Europe” », LeMonde.fr, 27 mars 2019.

193

RACISMES_CC2019_pc.indd 193 04/09/2020 14:13:17


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

des voleurs d’« enfants de chez nous », comme on l’entend dans


une vidéo, ne sont pas des skinheads. Comme ceux qu’ils ont
attaqués, ils sont discriminés et stigmatisés. Ce type d’agression
commise par de jeunes hommes eux-mêmes minorisés n’est
pas rare. En s’en prenant à des personnes qu’ils considèrent
comme plus faibles qu’eux, ils se valorisent. L’une des preuves
de cette valorisation malsaine est la diffusion, parfois en direct,
des vidéos des lynchages : leurs auteurs sont convaincus d’être
dans leur bon droit et ils souhaitent en quelque sorte montrer
l’exemple. De même, ils estiment faire le travail d’une police
jugée défaillante et laxiste à l’endroit des Rroms alors que ces
jeunes assaillants sont eux aussi victimes des contrôles au faciès
et des violences policières. Au cœur de ces exactions particuliè‑
rement graves, des représentations communes relatives au fait
que « les Roumains », parce qu’« ils ne sont pas comme nous »,
sont supposés ne pas aimer les enfants, voire, pire encore, sont
suspectés de se livrer à des trafics. En endossant les « habits »
valorisants des « justiciers », ces jeunes des quartiers populaires,
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
qui s’en sont pris aux Rroms, tentent aussi de se soustraire aux
humiliations subies quotidiennement.

Le voleur de poules face au voleur de l’âme


Il est assez courant de distinguer deux types de stéréo‑
types visant les Tsiganes  : ceux qui sont positifs et ceux qui
sont négatifs. En réalité, il n’en est rien. En effet, il n’y a pas
de différence de nature entre l’image du gitan « fils du vent,
épris de liberté et sans attaches », et celle du « voleur de poules
et/ou d’enfants ». L’une comme l’autre sont des représenta‑
tions anciennes qui contribuent à entretenir et à perpétuer le
racisme anti-Rroms. Le plus répandu des stéréotypes concer‑
nant les « romanichels » est évidemment celui qui en fait des
voleurs par nature. Curieusement, alors que cette activité peut
fasciner, voire être valorisée comme dans le cas célèbre d’Arsène
Lupin, ce gentleman cambrioleur magnifié notamment par le
chanteur Jacques Dutronc, ce n’est jamais vrai pour les Tsiganes
qui demeurent des délinquants jugés dangereux pour la sécurité
des biens et des personnes. Et ce depuis fort longtemps. Ainsi,
dans les principautés danubiennes où l’esclavage a duré cinq

194

RACISMES_CC2019_pc.indd 194 04/09/2020 14:13:17


L’antitsiganisme : une tradition française

siècles, entre les xive et xixe  siècles, les Rroms libres étaient
appelés « netoţi », ce qui signifie « fous » ou « pas entiers » en
roumain. Pourtant, ils n’étaient rien d’autre que des Robin des
Bois qui refusaient la servitude et vivaient en autarcie, cachés
dans des forêts d’où ils menaient parfois des raids rapides dans
les campagnes pour voler et survivre.
Par ailleurs, on oublie trop souvent que les Tsiganes sont
impliqués collectivement dans des vols en tant que victimes.
Victimes du vol de leur nom dont ils sont dépossédés afin de
les avilir. Au cœur de l’antitsiganisme, il y a un ensemble de
qualificatifs qui, d’une façon ou d’une autre, sont souvent
devenus des disqualificatifs. « Romanichel » est la transcription
française de « rromani śel », ce qui en langue rromani signifie
« peuple rrom ». Tandis que l’expression « Rromani śel » dispa‑
raît progressivement du vocabulaire de la langue rromani,
« Romanichel » entre dans le français courant avec la charge des
représentations négatives qu’on lui connaît. Il n’en est pas de
même au Royaume-Uni, par exemple, où, employé par les Rroms
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
pour s’autodésigner, « Romanichal » est parfaitement neutre. En
revanche, « Gipsy » y est utilisé par les non-Rroms et porte une
connotation méprisante et raciste. Quant au terme « Rrom »,
jusque dans les années  1990 en France, il n’était connu que
par les intéressés et les rares universitaires qui s’intéressaient
à cette communauté. Ce nom n’est devenu courant qu’avec la
réapparition des bidonvilles dans l’Hexagone, auxquels il est
désormais presque toujours associé. Les conditions de vie au
sein de ces campements sont particulièrement difficiles, et de
graves dangers physiques comme psychologiques pèsent sur les
personnes qui les peuplent 13. De là découle l’ambivalence du
terme « Rrom » qui exprime simultanément dégoût et pitié,
peur et curiosité, haine et fascination. Est-il besoin de préciser
qu’actuellement, ce sont les premiers affects qui l’emportent
largement, entre autres parce qu’ils ne cessent d’être mobilisés
par les responsables politiques de droite comme de gauche ?

13 Lise Foisneau, Cécilia Demestre et Valentin Merlin, « Aires d’accueil et séden‑


tarisation », Mediapart, 25 août 2015.

195

RACISMES_CC2019_pc.indd 195 04/09/2020 14:13:17


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

L’union malsaine des uns


et la division suicidaire des autres
« Diviser pour mieux régner » est un mot d’ordre sans doute
aussi ancien que l’exercice du pouvoir politique lui-même et que
l’État, cet État que les Rroms n’ont jamais eu. Leur situation
singulière explique pourquoi ils sont devenus des sans-nom aux
cent noms. Cependant, quel que soit le terme que l’on utilise,
le concept reste le même, produit par et pour l’extérieur  : le
« romanichel » ou le « Tsigane » est un intrus dans la commu‑
nauté politique qu’est la nation et donc le négatif du « citoyen »
qui est l’unité politique de cette même nation. Cette catégorie
mentale s’est construite progressivement pendant les cinq
siècles d’esclavage dans les principautés roumaines, où « ţigan »
désignait à la fois le Rrom et l’esclave. Le processus européen
d’association systématique de cette catégorie ethnique à une
catégorie sociale –  en l’occurrence « asociale » étant donné
que les esclaves ne font pas partie, à proprement parler, de la
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
société – a été parachevé en 1912 par la Troisième République.
En instituant le statut discriminatoire de « nomades » pour ses
romanichels, la France, réputée être le berceau des droits de
l’homme et du citoyen, a aussi cautionné l’inégalité de leur
traitement ailleurs en Europe. Au début du xxe siècle, en effet,
l’influence de la France au plan international est particulière‑
ment forte. L’exclusion conceptuelle des Tsiganes du « nous »
du corps politique a été scellée avec l’adoption de la loi sur
les nomades en 1912. Si le dispositif législatif a depuis disparu,
son héritage n’en reste pas moins opérationnel. Cette exclu‑
sion conceptuelle des « Tsiganes » de la nation explique, entre
autres, les violences policières qui ne visent pas seulement des
immigrés roumains ou bulgares, mais aussi des Français. Certains
sont ainsi tombés sous les balles des forces de l’ordre. Ce fut le
cas d’Angelo Garand, abattu le 30 mars 2017 par des membres
du GIGN venus l’interpeller 14, et d’Henri Lenfant 15, un jeune
homme de vingt-trois ans tué par des gendarmes à l’entrée

14 « Mort d’Angelo Garand : la juge prononce un non-lieu en faveur des tireurs »,


La Rotative, 12 octobre 2018.
15 « Mort d’Henri Lenfant : sa famille demande “la vérité” et manifeste à Béthune »,
Francebleu.fr, 18 janvier 2019.

196

RACISMES_CC2019_pc.indd 196 04/09/2020 14:13:17


L’antitsiganisme : une tradition française

du campement situé à Fouquières-lès-Lens dans lequel il vivait


avec sa famille. La justice française a rendu une ordonnance de
non-lieu devenue définitive après la non-admission du pourvoi
de la famille Garand devant la Cour de cassation. La version des
gendarmes n’a jamais été confrontée dans le cadre d’un procès
à celle de la famille, présente sur les lieux.
Le romanichel, c’est l’autre, celui qui, par beaucoup
d’aspects, se distingue radicalement du groupe dominant
dont il est en quelque sorte l’incarnation négative puisqu’il est
supposé être nomade, voleur, paresseux et bien sûr menaçant
pour l’ordre public et la sécurité sanitaire des membres de la
société. Cela justifie les expulsions réitérées et le plus souvent
violentes des Rroms des campements et des bidonvilles dans
lesquels ils vivent ou survivent dans des conditions indignes.
Massives sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007‑2012),
ces expulsions n’ont pas cessé par la suite en dépit des change‑
ments politiques intervenus au sommet de l’État. À tel point
qu’en août 2012 le rapporteur spécial de l’ONU sur le racisme,
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Mutuma Ruteere, a déclaré  : « Ces évictions et expulsions
alimentent inévitablement le climat d’hostilité déjà préoccu‑
pant à l’égard des Roms 16. »
En 2017, 11 309  personnes ont été expulsées des campe‑
ments et, pour la moitié d’entre elles, aucune solution de reloge‑
ment ne leur a été proposée contrairement aux directives de
la circulaire du 26  août 2012. Plus généralement, comme l’a
constaté la Commission nationale consultative des droits de
l’homme (CNCDH), cette même année  2017 a été marquée
par des propos racistes et des discriminations à l’encontre des
communautés rroms. Elle a souligné la présence d’« un racisme
intensifié » à l’endroit des Rroms, conduisant à des violations des
droits fondamentaux, et l’application d’« une politique ambiguë
de résorption des bidonvilles dans laquelle l’approche répressive
a été privilégiée » menant vers une « errance organisée » 17.

16 « Roms  : des experts des Nations unies mettent en garde le gouvernement


français », LePoint.fr, 29 août 2012.
17 Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), « Rapport
sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », 2017, p. 18.
Le nombre de Rroms étrangers vivant en France est compris entre 15 000  et
20 000 personnes, 90 % d’entre elles viennent de Roumanie.

197

RACISMES_CC2019_pc.indd 197 04/09/2020 14:13:17


Prendre nos corps : les multiples incarnations du racisme

Comme d’autres groupes racisés, les Rroms sont confrontés


en France à une injonction d’intégration, fondamentalement
contradictoire avec l’exclusion conceptuelle des « Tsiganes »
qu’ils restent aux yeux des responsables politiques de droite
comme de gauche qui affirment pourtant œuvrer à cette intégra‑
tion. Mais à la différence d’autres groupes racisés, en raison de
leur diversité interne, de leur éparpillement géographique et
de l’impossibilité qui en découle de mener des stratégies identi‑
taires autonomes 18, ils sont dans une situation ambivalente : les
mieux placés pour démont(r)er la conception de la citoyenneté
en mettant au jour l’exclusion sur laquelle elle repose et, en
même temps, les plus vulnérables face à la violence séculaire
d’être toujours rabattus sur ces « Autres. Leurs multiples straté‑
gies de survie sont autant de réponses à cette violence. La prise
de conscience de cette place particulière dans l’antiracisme est
encore balbutiante, mais pleine d’espoir.
© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)

© La Découverte | Téléchargé le 10/11/2020 sur www.cairn.info via BIU Montpellier (IP: 194.57.207.214)
Pour aller plus loin
Ilsen About et Marc Bordigoni (dir), Présences tsiganes.
Enquêtes et expériences dans les archives, Le Cavalier bleu,
Paris, 2018.
Marc Bordigoni, Gitans, Tsiganes, Roms. Idées reçues sur le
monde du voyage, Le Cavalier bleu, Paris, 2019.
Samuel Delépine, Atlas des Tsiganes. Les dessous de la question
rom, Autrement, Paris, 2012.
Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie
Windels, Roms & Riverains. Une politique municipale de la race,
La Fabrique, Paris, 2014.
Voir également le site du Collectif national des droits de
l’homme Romeurope (CNDH Romeurope)  : <www.romeu‑
rope.org>.

18 Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire, Fayard, Paris, 1996.

RACISMES_CC2019_pc.indd 198 04/09/2020 14:13:17

Vous aimerez peut-être aussi