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LES MÉCANISMES INSTITUTIONNELS DE DÉLIAISON DANS UN SERVICE

DE FORMATION INTERNE
L’épreuve subjective du travail prescrit dans l’institution

Catherine Langlois
© Martin Média | Téléchargé le 28/12/2020 sur www.cairn.info par atangana audrey via Université Yaoundé 2 (IP: 212.71.253.194)

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Martin Média | « Travailler »

2017/1 n° 37 | pages 283 à 306


ISSN 1620-5340
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Autre regard
Les mécanismes institutionnels
de déliaison dans un service
de formation interne
L’épreuve subjective
du travail prescrit dans l’institution

Catherine LANGLOIS
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Résumé : À partir de son vécu professionnel d’une vingtaine d’années
au sein de Pôle Emploi (ex-Anpe), l’auteure, formatrice-psychologue
clinicienne, analyse les effets psychiques de la déshumanisation de
l’institution sur ses acteurs. Elle utilise aussi son expérience subjec-
tive pour démontrer comment l’institution, dont la tâche primaire est
d’aider les demandeurs d’emploi à retrouver du travail, reproduit dans
son fonctionnement le symptôme d’exclusion qu’elle est censée traiter.
Avec l’augmentation du chômage dans les années 1990, l’institution
subit une pression quantitative croissante. Elle contraint les conseillers
à recevoir les demandeurs d’emploi sur le flux, dans une organisation
centrée sur des actes opérationnels, au détriment de l’écoute des usa-
gers. En transformant la nature de la tâche primaire de l’institution,
la fusion entre l’Assedic et l’Anpe en 2009 provoque un délitement de
leurs liens collectifs, creusant encore davantage l’écart entre la tâche
prescrite et le travail réel des agents, notamment au sein du service de
formation interne où elle a travaillé. Au-delà des dysfonctionnements
organisationnels, cet article analyse aussi le mal-être au travail sous
l’angle des liens inconscients qui relient les sujets de l’institution.

L
e compte à rebours avait commencé : dans un an, j’allais quitter
la fonction de formatrice interne à « Pôle Emploi » (ex-Anpe)
que j’avais exercée depuis une quinzaine d’années. Avant de
partir à la retraite et tourner une page professionnelle de plus de vingt
ans dans l’institution, j’avais besoin de revisiter mon parcours, pour
comprendre le mal-être au travail que je vivais dans mon service.

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À cet endroit-là, je ne peux plus penser. Si l’extérieur paraît tranquille, l’inté-


rieur ne l’est pas. Je ressens une tension physique et suis incapable de fixer mon esprit
sur les tâches les plus simples. Cette ambiance de désolation vient toucher à mon insu
des zones de fragilité auxquelles je n’ai pas accès, tant j’ai appris à les mettre à distance
dans mon environnement de travail. Cette impression « d’isolement à l’intérieur d’un
groupe » me renvoie à un profond sentiment d’impuissance et me conduit à désinvestir
totalement mon activité professionnelle, dans l’indifférence générale.

Si les relations entre les acteurs du service de formation avaient tou-


jours été complexes et conflictuelles, elles s’étaient curieusement dégradées
depuis la fusion institutionnelle en 2009. Sans signe visible, l’attention à
l’autre s’était diluée dans un silence de plus en plus pesant, me confrontant
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à des ressentis difficiles à appréhender.
Depuis la fusion entre l’Anpe (Agence nationale pour l’emploi) et
l’Assedic (Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce), le ser-
vice de formation interne s’est trouvé directement exposé aux changements
institutionnels. L’appareil de formation est devenu un relais de transmission
du discours institutionnel, les contenus formatifs se sont centrés sur l’idée de
« métier unique » voulu par la réforme, sans prise en compte de leur com-
plexité réelle. Cette évolution n’ayant pas été pensée par l’institution, tout
questionnement sur le sens de l’action a été écarté, et la situation est restée
figée dans le service de formation. Au moment où l’histoire institutionnelle
exigeait un travail d’accompagnement du personnel, les formateurs se trou-
vaient disqualifiés dans leur parole, leur désir, leur identité et leur pratique.
De plus en plus rigide, l’organisation du travail tendait à les diviser et à les
isoler, afin que la pensée véhiculée par leur fonction n’entre pas en concur-
rence avec le pouvoir institutionnel. La perte qualitative (et quantitative) de
leur travail avait aussi transformé les relations professionnelles, mais aussi
le fonctionnement groupal du service (dont l’existence n’était pourtant pas
menacée).
Affectée par cette impasse professionnelle, je me suis interrogée sur
ses causes profondes, mais aussi sur mes propres réactions d’impuissance
dans ce contexte. Pour comprendre ce malaise professionnel, j’ai eu besoin
d’analyser l’évolution de mon vécu professionnel, tout au long de mon
parcours dans l’institution 1.

1. Ce travail « d’historisation » correspond au travail psychique d’inscription dans la chaîne


généalogique et temporelle. Ce processus sous-tend la construction psychique de tout sujet
et il en est de même au niveau de la construction identitaire des institutions, au travers des
sujets et des groupes qui les composent. G. Gaillard, 2001, « La Généalogie institutionnelle
et les écueils du travail d’historisation », Connexions, N° 76 : 126, Érès.

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Mon choix d’entrer dans l’institution


Avant d’entrer dans l’institution, fin des années 1980, j’animais
des stages d’orientation professionnelle pour des femmes en reprise
d’activité. Fondatrice de mon identité professionnelle, cette expérience
a toujours représenté pour moi les bases du « vrai » métier de conseil à
l’emploi. Créés par la sociologue Evelyne Sullerot dans les années 1970,
ces stages permettaient à des femmes sans expérience (ou ayant inter-
rompu leur vie professionnelle) de se construire une nouvelle identité
pour s’insérer dans le marché du travail.
Des photos noir et blanc étalées sur la table, un silence chargé d’émo-
tions, des femmes regardaient en silence le photolangage qui inaugurait le stage
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d’orientation. Anxieuses, elles attendaient le moment où elles présenteraient au
groupe une image qui parlerait d’elle : la racine d’un arbre, un soldat, des rails de
métro, l’envol d’un oiseau, un vieillard… Le processus mis en œuvre dans cette
séquence de démarrage les préparait au choix plus décisif d’un projet profession-
nel en fin de stage. J’observais, à travers leur attitude, la force de leur détermina-
tion à trouver leur place dans la société. En cinq semaines, je les voyais se méta-
morphoser grâce aux exercices proposés. Les stagiaires retrouvaient souvent du
travail à l’issue du stage, défiant ainsi toutes les études sur l’employabilité des
chômeurs de longue durée…

La méthode utilisée faisait appel à leur créativité pour les aider


à choisir leur projet professionnel. Elle partait du postulat que les sta-
giaires avaient en elles les capacités d’atteindre l’objectif du stage (ici le
choix d’un métier). Le groupe offrait aussi aux participantes un espace
d’écoute et de reconstruction identitaire, source de plaisir et de dévelop-
pement à la fois personnel et professionnel.
Dans les années 1970-1980, l’orientation professionnelle se posait
davantage en termes d’épanouissement de la personne. Conçue dans
une société de plein emploi, cette méthode « d’orientation éducative »
centrée sur la personne a longtemps servi de référence pour les presta-
tions d’insertion et d’orientation professionnelle dans les années 1990 2.
Avec la mondialisation de l’économie, sous la pression des exigences
de productivité, la créativité individuelle a été mise au service d’orga-
nisations de plus en plus contraignantes. Aujourd’hui, les services aux
demandeurs d’emploi sont davantage centrés sur les besoins du marché,
et la personne doit gérer sa carrière individuellement pour s’adapter à
sa flexibilité.

2. Dans la lignée de cette approche éducative en orientation, le modèle québécois « advp »


(Activation, développement, vocationnel et personnel) décrivait ainsi quatre phases d’un
processus d’aide aux choix professionnels, basées sur les étapes d’apprentissage en psy-
chologie du développement.

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Ma motivation pour l’aide aux choix professionnels, ainsi que mon


désir de former sont nés de cette expérience. Très investie dans mon travail,
j’engageais toute ma créativité dans mes animations, et j’avais plaisir à
inventer de nouvelles séquences pédagogiques. Tout au long de mon par-
cours professionnel, je me suis aussi toujours appuyée sur cette méthode
pour aider les demandeurs d’emploi à définir un projet professionnel,
comme pour former les conseillers et les accompagner. Les stages pour les
femmes en reprise d’activité étant de moins en moins financés par la région
du fait de l’évolution du marché du travail, j’ai aussi recherché une plus
grande sécurité d’emploi en passant le concours de conseillère profession-
nelle dans le service public en 1991. J’espérais ainsi transférer mes com-
pétences dans les domaines de l’insertion et de l’orientation. Si ce choix
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trouvait ainsi sa justification professionnelle, les raisons qui m’ont amenée
à rester si longtemps dans l’institution ont été plus inconscientes.

Le conseil professionnel « empêché » dans l’institution


Beaucoup de conseillers entrent ainsi dans l’institution, sans
connaître la réalité des conditions d’exercice de ce travail. Après un pre-
mier moment de surprise, ils mettent un certain temps à comprendre leur
environnement, qui les noie rapidement dans des procédures complexes
et un flot d’informations, difficiles à maîtriser et à intégrer pour assurer le
service aux usagers.
Dans un F5 à la moquette usée, les agents s’affairaient sur des tâches
incompréhensibles. Pendant que chacun s’occupait à son bureau, une personne à
l’accueil recevait toute la file des demandeurs d’emploi qui s’allongeait de jour en
jour dans la rue. Les cartes d’actualisation tombaient à-même le sol par un simple
trou dans le mur et personne ne songeait à les ramasser. On m’avait demandé de
ranger des « F19 » (dossier d’inscription des demandeurs d’emploi) dans leur casier
« rome » (répertoire opérationnel des métiers et des emplois). Certains étaient si
pleins (employées de bureau, ouvriers de production…) qu’il m’était impossible
d’y passer la main. « Ce sont les rome “fourre-tout” », m’avait-on dit…

Après mon expérience des stages d’orientation, mon premier contact


avec l’agence en janvier 1991 fut un véritable choc. Les agents se tutoyaient
et parlaient de l’institution comme d’une « grande maison ». Toute ques-
tion sur l’organisation du travail était systématiquement écartée. Bien que
fortement influencées par les non-dits institutionnels, leurs relations res-
taient solidaires. Alors que la langue de bois était pratiquée en réunion,
des conversations superficielles avaient lieu au moment des repas. Fon-
dés à partir de la tâche primaire de l’institution, leurs liens i­nstitutionnels

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mobilisaient des investissements, fantasmes et mécanismes de défense


collectifs, leur donnant un sentiment d’appartenance, en échange de renon-
cements individuels en termes d’épanouissement professionnel. Habitués
au pouvoir descendant de la direction générale, les agents opposaient une
grande force d’inertie aux ordres venus « d’en haut », bien décidés à garder
leurs marges de manœuvre sans le dire ouvertement. Ils remettaient assez
peu en question les contradictions et les dysfonctionnements du système
institutionnel. En réunion, ils adoptaient une attitude de façade convenue,
pour se conformer à la norme collective.
Lors d’un déplacement pour une réunion d’information dans une commune
éloignée, le panneau qui présentait les mesures pour l’emploi fixé sur le toit de
la voiture du conseiller s’était envolé et brisé en deux sur la route. Déjà incom-
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préhensible, ce support était désormais inutilisable. À l’image de ce panneau, le
système institutionnel construit dans les années 1970 allait être détruit par une nou-
velle organisation du travail qui devait absorber l’augmentation rapide du chômage.
Jusqu’alors spécialisés sur la demande ou sur l’offre, les conseillers allaient deve-
nir polyvalents et tourner sur des postes de travail. En transformant les métiers de
conseillers en travail posté, ce changement allait réduire définitivement les zones
d’incertitude au sein de l’organisation, et les marges de manœuvre des agents dans
l’exercice de leur travail.

Créée en 1967, l’Agence nationale pour l’emploi avait pour mis-


sion d’intervenir sur le marché du travail en assistant les personnes à la
recherche d’un emploi, d’une formation ou d’un conseil professionnel. Sa
tâche primaire et sa finalité sociale visaient à résoudre le problème du chô-
mage. Les services destinés aux quelque 30 0000 chômeurs de l’époque
étaient organisés autour de la relation d’aide et la proposition d’offres
d’emploi (alors plus nombreuses que les demandeurs d’emploi), ou de for-
mations. Quand je suis arrivée à l’agence, le chômage était déjà en forte
hausse. De 3 % de la population active dans les années 1970, il n’a cessé
de croître dans les années 1980 jusqu’à atteindre le taux de 11 % en 94. La
vague de recrutement à laquelle j’appartenais constituait le « sang neuf »
qui devait balayer l’ancienne organisation pour absorber le flux des deman-
deurs d’emploi. Le « pid » (plan interne de développement) allait chan-
ger radicalement les métiers grâce à un nouveau mobilier transformant les
bureaux en box de « si » (service immédiat) pour recevoir les demandeurs
d’emploi « sur le flux ». Chaque agence devait élaborer son « pid », alors
que les plans étaient déjà prévus par la direction générale. Si les agents
s’opposaient trop ouvertement à cette nouvelle organisation, ils se retrou-
vaient rapidement marginalisés.

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En contribuant à la reconnaissance du sujet à travers le droit à la


parole, l’influence sur les décisions, le respect de son intégrité et de sa
singularité, l’organisation du travail relie aussi les individus entre eux. Si
le sujet ne peut pas prendre de la distance avec la manière de conduire son
activité, s’il ne peut plus transformer les tâches prescrites en activités créa-
tives, l’organisation peut aussi se transformer en véritable « prison psy-
chique ». Dépossédés de pouvoir sur leurs actes professionnels, les agents
adoptaient des comportements régressifs. Tout en se plaignant de ses chan-
gements, ils s’y soumettaient en dissimulant leurs difficultés, ou en mettant
en doute la parole de celui qui les dénonçait.
En contrepartie de sa contribution apportée, le sujet attend une rétri-
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bution symbolique pour la qualité de son travail. Source de motivation et
de productivité, cette reconnaissance lui permet de se sentir utile sociale-
ment. Dans ce contexte, je me suis retrouvée dans une position d’enfant
face à l’institution « toute-puissante ». J’avais aussi l’impression de perdre
toutes mes compétences, dès l’instant où je n’étais plus sollicitée pour
créer, réfléchir dès l’instant où mes ressentis n’étaient pas les bienvenus,
où l’on me demandait d’exécuter des tâches inutiles, sans possibilité de
les faire évoluer. Mon lien avec l’institution s’est sans doute tissé à ce
moment-là : une lutte permanente contre une organisation qui s’employait
à rendre impossible la relation d’aide aux usagers, et me déniait en tant que
sujet dans l’exercice de mon travail.

L’écart entre la « tâche prescrite » et l’activité réelle


Parallèlement à la mise en place du « si » (service immédiat), les
conseillers recevaient dans des bureaux banalisés, les « deld » (deman-
deurs d’emploi longue durée) en « sp » (service programmé), selon la
politique de l’emploi du gouvernement de l’époque (la réception des
900 000 chômeurs de longue durée). Les personnes venaient sur convoca-
tion et devaient signer une déclaration de recherche d’emploi, sous peine
de radiation administrative. Aussi contraints qu’eux par ce dispositif, les
conseillers avaient pour obligation de proposer un emploi ou, à défaut, un
stage financé par l’état. Ce « brassage » de fichiers révélait brutalement
la réalité de la misère sociale, jusqu’alors tenue à l’écart par la société (et
­l’institution).
Dans le cadre des entretiens deld, j’ai rencontré une jeune fille qui voulait
« s’occuper d’animaux » parce qu’elle élevait des rats chez elle, un Maghrébin qui
sortait systématiquement tous ses papiers administratifs d’un sac de supermarché
sans qu’on les lui demande, une personne inscrite depuis dix-sept ans qui passait

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une bonne partie de sa journée devant le panneau des offres sans jamais postuler
à aucune… Voyant mes difficultés à monter un dossier de financement pour une
formation, un demandeur d’emploi m’avait même dit « qu’il fallait être réaliste
et renoncer ! ». Je me souviens aussi d’une collègue qui sortait une bombe insec-
ticide après chaque entretien en répétant « qu’il ne s’agissait pas d’entretiens de
conseil… »

Les demandeurs d’emploi en précarité ne sollicitaient en effet jamais


l’agence, tant ils se trouvaient dans un processus dit de « désinsertion
sociale ». L’exclusion sociale se définit comme un processus de ruptures
progressives, à la fois dans le domaine professionnel et le domaine rela-
tionnel. La perte d’un emploi peut entraîner une période d’instabilité émo-
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tionnelle, provoquant un enchaînement d’autres ruptures. Le sujet en situa-
tion d’exclusion ne trouve plus dans l’environnement les sécurités de base
pour maintenir un sentiment de continuité de soi. Il devient vulnérable,
intériorise une image négative de lui-même. Ce processus engendre aussi
des mécanismes de défense comme la résistance, l’adaptation ou l’instal-
lation dans la situation, avec une modification du rapport aux normes, et
la croyance « qu’il ne peut en être autrement ». L’environnement n’étant
plus en mesure d’assurer les sécurités de base, il se coupe de l’expérience
éprouvée pour assurer sa survie psychique 3.
La conduite des entretiens avec des personnes en souffrance sociale
ne pouvait aussi se réduire à une simple exécution d’une prescription. La
tâche (les objectifs à atteindre) était ici bien différente de l’activité (ce que
réalise concrètement le sujet pour y parvenir). Dans ces entretiens, je me
sentais totalement impuissante à aider les personnes les plus démunies.
Happée par les procédures administratives, je comprenais qu’il ne s’agis-
sait pas ici de les aider, mais d’obéir au pouvoir politique qui trouvait dans
ces procédures un moyen artificiel de baisser les chiffres du chômage. En
perdant ainsi le pouvoir sur mes actes, je ressentais aussi une grande frus-
tration à ne pouvoir faire mon travail de conseiller à l’emploi.
Conçue pour alimenter les statistiques nationales à travers la saisie des
données, l’organisation du travail me contraignait ainsi à « accepter l’inaccep-
table » : la privation de mes compétences et de ma créativité en participant à
un mensonge. Mal à l’aise dans un contexte qui me laissait si peu de marge
de manœuvre, j’ai saisi l’opportunité d’une mise à disposition dans un centre
de bilan de compétences qui allait me dégager pendant un temps du travail
3. Face à ces processus d’exclusion, l’accompagnant doit aussi être en capacité de se mettre
à la place du sujet pour lui restituer un sens, avoir une considération positive absolue, ne
pas se laisser entraîner par l’obstination du précaire à se dévaloriser. J. Furtos, 2011, « La
précarité et ses effets sur la santé mentale », Le Carnet psy, n° 156 : 29-34.

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en agence. Après trois ans de réinvestissement dans une fonction de consul-


tante-bilan, j’ai appris que j’allais être remplacée, la hiérarchie ayant estimé
que j’avais exercé suffisamment longtemps une activité qu’elle qualifiait de
« libérale ». Déstabilisée par cette décision unilatérale, et faute d’avoir pu
l’anticiper, j’ai dû accepter un poste d’animatrice d’équipe en agence.

La déshumanisation de l’institution
Avec l’augmentation brutale du chômage en 1994, la réception sur le
flux et le contrôle de la recherche d’emploi avaient totalement déshumanisé le
métier de conseiller. Chargée par son ministère de produire les statistiques du
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chômage, l’institution subissait des pressions de plus en plus fortes en termes
d’objectifs quantitatifs. Elle s’était ainsi enfermée dans une organisation
toute-puissante et procédurale centrée sur des actes opérationnels, des procé-
dures lourdes et complexes, réduisant toute écoute de la souffrance sociale du
chômage. Considérés avant tout comme des acteurs économiques soumis aux
lois du marché, les demandeurs d’emploi étaient aussi contrôlés pour leurs
« actes positifs » de recherche d’emploi, sans écoute de leur véritable projet.
Ils étaient reçus dans un box après deux heures d’attente. En quelques
minutes, le conseiller devait consulter sur l’écran le dossier prérempli et saisir les
incontournables données informatiques : « l’emploi-métier et son code de valida-
tion », « les compétences techniques de base », l’action adaptée, sa prescription,
les conclusions… Les entretiens d’inscription se réalisaient à la chaîne sur le flux,
pendant que les files d’attente s’allongeaient. Munis du « guide de préparation à
l’entretien », les demandeurs d’emploi se succédaient, mécontents d’avoir attendu
pour un entretien aussi court et purement administratif. Sans espace confidentiel, les
agents inscrivaient toutes les vingt minutes, les unités centrales tournaient à plein
régime, la moindre pause augmentait le flux, au risque de créer un esclandre dans le
hall d’accueil. Et toujours les mêmes questions fermées : quel emploi recherchez-
vous, avez-vous refait votre cv, avez-vous ciblé vos entreprises... ? Occupés à saisir
les données informatiques, les conseillers n’avaient pas le temps d’écouter les per-
sonnes en recherche d’emploi. Dans ces entretiens, je ne croisais plus leur regard,
certains se montrant hostiles et peu enclins à dévoiler leur situation.

Dans les entretiens sur le flux, les demandeurs d’emploi posaient


des questions à partir de leur position de sujets en souffrance, alors que
les professionnels leur adressaient des questions directes sur leur projet
professionnel avec l’injonction d’être autonomes.
Les agents (et les demandeurs d’emploi) étaient devenus des matricules
interchangeables dans une organisation rationnelle du travail empêchant toute pen-
sée. Des termes incompréhensibles comme : « efficience », « intermédiation »,
« posture », « reporting », avaient envahi le discours interne, les actes relatifs à la
gestion des demandeurs d’emploi n’étaient désignés qu’en termes purement quan-
titatifs : « volumétrie », « toilettage du fichier », « gestion ou reprise de stocks »,

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« gl » (gestion de la liste, pour avis avant radiation). L’impuissance des pouvoirs
publics à inverser la courbe du chômage avait ainsi renforcé les représentations
négatives des chômeurs qui, de « victimes » de la société, étaient devenus « inadap-
tables », « irréalistes ». Devenus « boucs émissaires » pour permettre à l’illusion
collective de perdurer, l’idée s’était ainsi répandue dans l’institution (et dans la
société) que ceux qui veulent « réellement » travailler le peuvent.

Pour conduire ces entretiens, les conseillers devaient renoncer à leur


part d’humanité non sans souffrance éthique. L’organisation du travail
imposait aux agents une logique du « faire », présentée comme une norme.
Le pouvoir du travail « prescrit » engendrait aussi des relations profession-
nelles particulièrement dégradées, les équipes étant mises en concurrence.
Le « management par la frustration » était aussi, à cette époque, une des
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méthodes préconisées par l’encadrement. Le déni du manque et la disqua-
lification de la parole s’exprimaient dans l’attaque systématique de tous les
« états d’âme » pouvant rappeler l’existence d’un sujet. En retirant ainsi
au personnel la reconnaissance de leur travail, l’organisation les rendait
dépendants d’un besoin de réparation, sans cesse réactivé dans ce contexte.
Confrontés quotidiennement au problème du chômage, les agents étaient
aussi particulièrement exposés à sa « banalisation ». En déniant la souf-
france sociale, ils ne pouvaient pas non plus se résoudre à quitter l’institu-
tion, par peur de se retrouver un jour « de l’autre côté du guichet ».
En tant qu’animatrice d’équipe, je me trouvais contrainte à planifier l’acti-
vité également contrainte des agents, dans une organisation du travail « taylori-
sée » à la demi-journée : « aa (accueil actif) », « azla (animation de zone de libre
accès) », «  si (service immédiat) », «  sp (service programmé) », «  ztt (zone de trai-
tement technique) »… Ce planning était en réalité impossible à tenir avec le taux
d’absentéisme des équipes (missions à l’extérieur, temps partiels, maladies...). Les
agents « tournaient » ainsi sur les postes, épuisés de ne jamais aller au bout de
leur action. Pendant que les uns enregistraient les demandeurs d’emploi en « si »,
les autres enregistraient les offres en « ztt »… Cette organisation rationnelle du
travail n’avait rien d’efficace en termes de rapprochement sur les offres. D’un côté
les rome (répertoire opérationnel des métiers et des emplois) étaient attribués sur le
métier correspondant à l’emploi précédent, sans questionnement sur le projet réel,
de l’autre les offres étaient rapprochées à partir de requêtes informatiques aléa-
toires sur ces mêmes rome. La relation avec les employeurs était aussi difficile dès
l’instant où ce mode de rapprochement ne répondait pas à leurs besoins, souvent
décalés par rapport à la réalité du fichier des demandeurs d’emploi 4. L’animateur
d’équipe chargé implicitement de réguler le contournement des règles collectives
devenait facilement un « bouc émissaire » responsable de ces dysfonctionnements.

4. Nicole Roelens, psychologue du travail à l’Afpa, décrit de la même manière cette taylo-
risation du travail dans son institution, qui n’a aucun fondement théorique ni aucune per-
tinence pratique, compte tenu du caractère immatériel du travail fourni. Instaurée par pur
mimétisme idéologique avec la production de marchandises, elle a pour effet de supprimer
radicalement l’autonomie méthodologique des professionnels. N. Roelens, 2000, « Intoxica-
tion productiviste et déshumanisation des rapports humains », Travailler, 4 : 93-122.

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Catherine Langlois

Même si je savais la cause perdue, il m’était impossible de « contenir »


mon besoin d’exprimer mon opposition contre le pouvoir et la déshumanisa-
tion de l’institution. Mise en difficulté dans cette fonction d’animatrice, j’ai
choisi de postuler à un poste de formatrice interne par voie de mutation. Bien
que judicieux, ce choix tentait de concilier un besoin de sécurité (rester dans
l’institution) et celui d’échapper à son emprise (le travail en agence).

Les risques du métier de formateur interne


J’ai intégré le centre de formation de l’ex-Anpe en 1998, qui avait
pour mission de mettre en œuvre les formations (initiale et continue) du
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personnel sur quatre régions. En raison de sa tâche primaire et de sa dimen-
sion interrégionale, cette structure était plus indépendante, car elle échap-
pait à l’organigramme pyramidal (national, régional, départemental, local).
Quand je suis arrivée au centre, j’avais l’impression d’avoir quitté l’insti-
tution. Les formateurs travaillaient dans des conditions privilégiées et bénéficiaient
d’une marge d’autonomie dans leur travail. Malgré mes tentatives pour exprimer
ce que j’avais vu, personne ici ne souhaitait entendre parler de la souffrance des
collègues. Même si chacun la contenait dans les groupes de formation, chacun s’en
protégeait. Les formateurs n’évoquaient pas non plus leurs difficultés d’animation,
ni leurs limites pour transmettre des contenus pourtant très vastes, l’institution ne
reconnaissant que leur polyvalence.

Directement associés à la politique de formation de l’institution, les


formateurs travaillaient au sein d’un système d’acteurs sur des fonctions
de coordination, de conseil, « d’ingénierie pédagogique », et d’animation
d’actions de formation. Inscrite dans les statuts du personnel de la fonc-
tion publique, la formation interne visait à l’adaptation des agents sur des
« emplois types », décrits dans un « référentiel d’activités ». Les différentes
postures pédagogiques et le manque de reconnaissance de leur expertise dés-
tabilisaient la cohésion de cette équipe. Tout en déniant la souffrance profes-
sionnelle des stagiaires sur le terrain, ils étaient liés entre eux par un « pacte
dénégatif » (R. Kaës, 2005) concernant leurs difficultés en animation qu’ils
n’évoquaient jamais. Ces alliances défensives doublement scellées leur
permettaient de refouler ou désavouer la violence destructrice de l’institu-
tion. Elles ne leur laissaient aucune possibilité de contestation ou de trans-
formation (rompre la loi du silence faisait courir le risque de l’exclusion).
L’orientation professionnelle et les techniques de recherche d’emploi étaient
encore des thèmes centraux et la pédagogie dite « expérientielle » permettait
l’appropriation des processus d’aide à l’insertion professionnelle. Je me suis
aussi rapidement positionnée sur ces thèmes d’intervention, correspondant à

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Travailler, 2017, 37 : 283-306

mes champs d’expertise. Malgré ces non-dits institutionnels, j’avais le sen-


timent d’avoir enfin trouvé ma place dans l’institution et décidais dans mon
for intérieur de tout faire pour qu’on ne m’en déloge pas.
Les comportements des groupes en formation étaient souvent imprévisibles
et contradictoires. De manière souvent inattendue, ces attitudes variaient d’un jour à
l’autre, et d’un groupe à l’autre, sur un même thème d’intervention. Elles oscillaient
entre résistance et adhésion, passivité et dynamisme, défense et spontanéité… Il
m’arrivait d’avoir une impression de cohésion de groupe en début d’animation et de
ressentir une ambiance tendue et hostile en milieu de session, sans que rien ne me
permette d’anticiper ce changement. Les groupes pouvaient aussi rester muets tout
au long de la journée, me laissant une impression d’échec en fin de journée, pour se
montrer le lendemain totalement détendus et participatifs.
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Dans le contexte institutionnel, les stagiaires répondaient plus ou
moins favorablement à la pédagogie proposée par le formateur interne sans
qu’il lui soit possible d’anticiper ces comportements :
– Si les stagiaires adhéraient à l’institution, les contenus techniques déli-
vrés de manière descendante les sécurisaient davantage. Une méthode
participative qui sollicitait trop leur subjectivité risquait de provoquer un
conflit de loyauté et des comportements défensifs.
−−S’ils avaient du recul vis-à-vis de la norme institutionnelle, les stagiaires
pouvaient utiliser le groupe pour exprimer leur insatisfaction.
−−Un thème de formation les renvoyant à une souffrance professionnelle
risquait aussi de provoquer des résistances, les stagiaires oscillant entre
des comportements de soumission ou de refus face à la tâche qui pouvait
se transformer en « mauvais objet », source de persécution.
Si chaque groupe développait sa propre dynamique au regard de sa compo-
sition, du thème de formation et de l’animation, ces comportements étaient
récurrents, comme un passage obligé auquel je ne pouvais me soustraire. Je
les ressentais aussi comme une mise à l’épreuve de mon rôle de formatrice
interne, représentante de l’institution. Encore marquée par mon expérience
en agence, j’ai dû me contenir auprès des groupes pour ne pas exprimer
ouvertement mon désaccord avec le fonctionnement de l’institution. Para-
doxalement, cette révolte contenue est devenue un atout pour construire ma
posture de formatrice et mon rôle de médiation. Si j’ai réussi le plus souvent
à réguler les groupes, j’ai dû sans cesse imaginer de nouvelles modalités
pédagogiques, modifier le déroulement de mes animations, laisser exprimer
les désaccords sur les orientations de l’institution ou sur leurs conditions
de travail. Mes animations ont été aussi inconfortables, dès l’instant où ces
espaces de parole m’obligeaient à déroger au contrat de formation qui me
liait à l’institution. Ils ont cependant été indispensables pour recentrer les

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Catherine Langlois

groupes sur la tâche d’apprentissage. Par mon attitude d’écoute, je réus-


sissais cependant à instaurer un espace de parole en milieu de formation,
permettant aux stagiaires de déposer leur souffrance professionnelle. Grâce
à ce travail de régulation, je parvenais encore à donner du sens à mon travail
et j’obtenais aussi la reconnaissance des stagiaires en retour.

La « formation prescrite » dans l’institution


D’une manière insidieuse, la « formation prescrite » a peu à peu
remplacé la pédagogie participative. Le modèle de formation interne a
suivi les évolutions des services de l’institution. Le plan de retour à l’em-
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ploi (2005) a engendré des recrutements en masse et les formations se sont
recentrées sur le rapprochement offre / demande. Avec la mise en place
du « smp » (suivi mensuel personnalisé), les thèmes relatifs au conseil à
l’emploi (orientation, techniques de recherche d’emploi…) ont disparu au
profit « d’actes fondamentaux » ou de « bonnes pratiques placement », au
détriment de la relation. Les modules étaient enseignés avec des méthodes
de plus en plus descendantes. Le vidéo projecteur était devenu l’outil
incontournable pour dérouler, via l’intranet, les dispositifs institutionnels.
Au nom du modèle gestionnaire, le discours de la formation interne se pla-
çait dans une finalité purement opérationnelle, se limitant le plus souvent à
la transmission de savoirs repérables dans le référentiel des compétences.
Particulièrement exposés aux attaques des groupes, les formateurs
internes adoptaient aussi des postures radicalement différentes (voire oppo-
sées) selon leur propre fonctionnement. Afin d’éviter toute critique, certains
choisissaient de se protéger par une attitude directive. Ils utilisaient aussi le
pouvoir que leur donnait l’institution pour occuper la place des « grands »
recherchée dans la petite enfance, rejoignant un désir de toute-puissance
ou de domination. D’autres adoptaient une position « d’expert », à travers
un investissement narcissique de leur rôle, une défense contre la souffrance
du manque. Le refus de toute référence à un tiers risquait de condamner
les formateurs à fonctionner dans un registre imaginaire, certains pouvant
se croire détenteurs d’un savoir idéalisé et absolu de la « toute-puissante »
institution. Des formes d’emprise dans leur posture pouvaient être ainsi
observées, laissant de moins en moins de place au doute et aux affects
qui traversaient les groupes. La pression exercée par ce nouveau modèle
a eu pour conséquence de diviser l’équipe en deux clans. L’ambiance de
travail est aussi devenue rapidement conflictuelle (voire explosive), entre
les formateurs qui adhéraient aux orientations de l’institution et les autres,
chacun se sentant attaqué ou menacé dans son identité professionnelle.

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Travailler, 2017, 37 : 283-306

En diversifiant mes interventions pour répondre aux besoins spéci-


fiques des agences, j’ai pu, pendant un temps, échapper à l’animation de
séminaires de plus en plus « formatés » de la direction générale. J’ai ainsi
animé des échanges de pratiques, accompagné des agents en difficulté et
suivi les acquisitions des stagiaires sur site. Pour réaliser ce travail pédago-
gique, j’ai toujours bénéficié paradoxalement d’une marge de manœuvre,
comme si l’institution pouvait encore accepter de manière implicite ce
qu’elle ne pouvait tolérer explicitement.

La transmission impossible depuis la fusion


De retour au bureau début janvier 2009, je découvrais la nouvelle institution
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à travers la page d’accueil de son site : nouveau logo aux couleurs bleu-blanc-rouge,
nouvelle musique, autre ergonomie. Un silence glacial régnait à l’étage des forma-
teurs, personne n’évoquait ce changement. En dehors de la présence d’inconnus
croisés dans l’ascenseur (mes nouveaux collègues de l’indemnisation), la nouvelle
institution n’avait d’autre visage que ces images virtuelles diffusées dans l’intranet.
Il ne se passait rien, mais tout avait changé.

La fusion institutionnelle entre l’Anpe et l’Assedic en 2009 avait


pour ambition de réunir dans un « guichet unique » les services de pla-
cement et d’indemnisation, pour « simplifier » les démarches des deman-
deurs d’emploi. Née d’une volonté politique de fusionner les métiers des
deux institutions, la réforme a transformé la nature de la tâche primaire
de l’ex-institution. Engagée dans un contexte de crise financière et d’aug-
mentation du chômage (qui n’était pas prévu au départ), elle s’est effec-
tuée dans des conditions difficiles pour les usagers, comme pour le per-
sonnel en interne. Loin d’accompagner les acteurs aux changements, la
nouvelle institution a créé une rupture de transmission de sa culture et de
ses liens. Depuis la fusion, tous les signes appartenant à l’ex-institution
ont disparu du paysage institutionnel : logo, couleurs, mobilier, dépliants
et plaquettes. Toute référence à l’ex-institution étant devenue un tabou,
ses acteurs se sont trouvés amputés de sa mémoire et enfermés dans un
silence mortifère. On assistait aussi à la disparition radicale des traces de
l’ancienne institution 5.

5. D’un point de vue clinique, cette situation révèle aussi une faille importante dans leur
système d’alliances inconscientes :
– Du fait de la remise en question du mythe fondateur de l’ex-institution, le « contrat
narcissique » est remis en question et ne soutient plus les sujets.
– Le « pacte dénégatif » se trouve renforcé, créant encore davantage du « non-signi-
fiable », des zones de silence et de « non-pensée ».

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Catherine Langlois

Le fantasme de créer une institution totalement nouvelle, débarras-


sée des imperfections héritées des générations précédentes, va influencer
la dynamique des liens de l’ensemble. S’inscrire dans l’institution, c’est
adhérer à cette idéologie, souvent non formulée, mais qui a le statut de
vérité partagée. L’idéal du moi, qui est le principal moteur de l’activité
professionnelle, est ainsi d’emblée pris dans un moi idéal collectif écra-
sant et clivant. Le manque d’anticipation et l’explosion de l’activité de
l’institution ont modifié brutalement l’organisation de ses services. Par
la normalisation et le contrôle des actes opérationnels qu’elle a imposés,
l’institution a rompu le lien social avec ses usagers.
À travers son projet de « métier unique », la fusion a aussi désta-
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bilisé toute la dynamique de reconnaissance en interne. En fusionnant
deux objectifs jusqu’alors dissociés, l’institution demande aux conseil-
lers de tenir deux rôles contradictoires : favoriser l’autonomie de l’usager
dans sa recherche d’emploi, tout en le mettant en situation de dépendance
financière vis-à-vis de lui.
Si l’institution ne remplit plus son rôle, elle ne donne plus à ses
membres un cadre suffisamment « étayant » sur lequel ils peuvent
appuyer leurs investissements. Le mauvais climat social, les lourdeurs
administratives, les incohérences de l’organisation, engendrent aussi un
désinvestissement professionnel des agents. L’inadéquation du fonction-
nement de l’institution à sa tâche primaire entraîne aussi la désillusion
des acteurs qui se dissocient de son projet. Les agents sur les sites se
trouvent dans un système instable, sans points d’appui ni repères profes-
sionnels. Au sein de certaines agences, la montée en charge des scènes
d’incivilités à l’accueil est de moins en moins gérée par les équipes, du
fait d’un repli individuel défensif des collègues de travail.

La destruction du modèle de formation interne


Tout projet de la formation interne participe à la filiation de ses
membres, à travers le partage d’un héritage culturel entre les formés et
le formateur. Ce qui se transmet, c’est l’institution elle-même. Coupée
de la mémoire institutionnelle, la formation interne ne peut plus jouer
son rôle de transformation.
Bien que ses missions soient restées officiellement les mêmes, le
positionnement du service de formation avait changé. L’organisation
ne soutenait plus ni les rôles, ni les statuts, ni les activités de son per-
sonnel. Le pouvoir de décision n’avait plus de visage et s’exerçait de

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Travailler, 2017, 37 : 283-306

manière unilatérale à travers la mise en place de dispositifs de forma-


tions au format imposé, contribuant à brouiller l’exercice d’une autorité
à taille humaine.
Depuis la fusion, de nombreux groupes de formation « mixtes » (des
deux institutions) reçoivent ainsi une information règlementaire et technique,
épurée de tout savoir sur les relations, sans possibilité d’en questionner le sens.
Face à l’écart entre le discours et la réalité, la formation devient source de
déception pour les formés (ne pas avoir reçu), comme pour les formateurs (ne
pas avoir réussi à transmettre). Tout ce qui a pu se vivre et se construire dans
les groupes précédents est invalidé et les différences culturelles sont trop fortes
pour que l’illusion puisse fonctionner. Confrontés à l’absence de référence
commune, les stagiaires oscillent entre des comportements de soumission ou
de refus. Ne pouvant relier les membres entre eux, la tâche devient une source
d’angoisse et de résistance et le groupe devient anxiogène, réveillant la crainte
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de se perdre, de ne plus se reconnaître…

La direction bloquait aussi toute mise en sens, toute compréhen-


sion, qui aurait permis au service de dépasser la crise, préférant détruire
la fonction de formation interne, susceptible de remettre en question la
toute-puissance de l’institution 6.
En visant au maintien d’un état statique mettant à distance le
sujet, le service de formation interne se trouve dans un espace clos
de rapports imaginaires, enfermée sur sa suffisance et protégée contre
toute référence tierce. Dans un tel modèle, les passions et les souf-
frances subjectives inhérentes au processus d’apprentissage sont rem-
placées par le fantasme d’omnipotence et d’immortalité, servant de
rempart pour lutter contre l’angoisse des tendances destructrices de
l’institution.
Pour Emmanuel Diet, le « Thanatophore » est la position du sujet
qui, en souffrance dans un groupe en mutation soumis à une crise insti-
tutionnelle, mobilise et active la destructivité libérée. La destructivité de
ces agissements survient d’une situation de crise institutionnelle met-
tant r­adicalement en danger la structure, la dynamique et l’économie
du groupe lors d’une profonde mutation. C’est la pensée vivante qui est
l’objet de la haine et de l’envie. Incarné par la hiérarchie et quelques
personnes de l’équipe, cette force destructrice est une manifestation de la
pulsion de mort. Privés de repères identificatoire, les membres du groupe

6. Pour Nicole Roelens (article cité), la compétence des professionnels doit aussi être
réduite au silence, car elle risque de déstabiliser la position institutionnelle des cadres en
révélant l’inconsistance des mots d’ordre. Ainsi, l’attachement à une identité profession-
nelle est-il connoté péjorativement comme signe de rigidité et de corporatisme.

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se retrouvent isolés. S
­ oumis à une perte d’étayage du groupe, ils res-
sentent une impuissance dans la situation et peuvent désinvestir leur acti-
vité professionnelle en se méfiant de chacun 7.
Le morcellement de l’équipe et des pratiques produit aussi des
erreurs, transgressions, passages à l’acte. Les comportements individuels
du service témoignent aussi d’une souffrance professionnelle liée à la pas-
sivité vis-à-vis de l’isolement professionnel. Dans l’équipe des formateurs,
il y a ceux qui se dérobent, ceux qui savent la vérité mais la dénient, ceux
qui refusent d’apporter leur soutien ou leur solidarité, ceux qui refusent
de témoigner. Cette attaque subtile sape les conditions de fonctionnement
de l’appareil psychique groupal, tournant en dérision toutes les tentatives
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de collaboration, renvoyant chacun à sa subjectivité. Chargés de la trans-
mission des savoir-faire professionnels, mais aussi de la culture de l’ex-
institution, les formateurs internes ont été dépossédés de leur rôle. Malgré
le manque de reconnaissance de leur métier avant la fusion, leur identité
professionnelle n’avait jamais été ainsi remise en question. Leurs activités
pédagogiques sollicitant leur réflexion avaient totalement disparu au profit
de tâches de gestion de commandes nationales, réalisées par d’autres (pres-
tataires, formateurs occasionnels de terrain...). Pour éviter d’avoir à trans-
mettre des contenus dénués de sens (entretien unique d’inscription, accueil
unique, référent unique…), j’ai orienté mon activité sur le traitement de
commandes sur le champ des relations difficiles (gestion de conflits, ges-
tion des agressions, entretien auprès des publics difficiles…), qui se sont
multipliées.

Les mécanismes de « déliaison » dans le service de


formation interne
La perte de repères professionnels au sein du service se trouve aggra-
vée par le refus de nommer ce qui a changé, comme s’il était interdit de
penser, de comprendre et de réagir à ce changement. Sans référence à un
déroulement temporel, à une histoire institutionnelle¸ le temps se fige

7. On se trouve en présence d’une destructivité agie par un membre du groupe ou de l’orga-


nisation qui, attaquant l’appareil psychique groupal, séduit pour annuler, arrête la circula-
tion fantasmatique et refuse de participer à la dialectique vivante des places, des positions
et des fonctions au sein du groupe, paralyse et interdit la pensée, s’impose comme un maître
de mort, destructeur de toute possibilité d’un sens commun ou d’une élaboration intersub-
jective. E. Diet, 2005, Le Thanatophore. Souffrance et psychopathologie des liens institu-
tionnels, Dunod, p. 158.

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dans une sorte d’instantanéité. La rupture brutale de la communication


condamne et annule la parole subjective et toute tentative d’élaboration de
la pensée commune.
Le silence dans le service est pesant, chargé des non-dits de l’institution,
les journées s’écoulent lentement sans consigne de travail, la communication pro-
fessionnelle passe par l’intranet et reste le plus souvent sans réponse. À l’étage des
formateurs, personne ne prête attention à l’autre, certains ne s’adressent plus la
parole sans raison déclarée. Alors que chacun vit ce malaise, celui-ci n’est jamais
évoqué collectivement, comme s’il fallait cacher au groupe le fait de n’être plus
sollicité ou de faire des tâches sans rapport avec son métier. C’est le vivre-ensemble
qui se désagrège progressivement dans le silence et les effets psychiques se jouent
dans l’ombre.
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Ce phénomène de déliaison pathologique est révélé par une déré-
gulation économique groupale. Il résulte d’une carence de l’appareil psy-
chique groupal (R. Kaës) à articuler la force et le sens, à maintenir un
espace de symbolisation qui accueille, gère et transforme les éléments
pulsionnels insensés, qui immobilisent les formations psychiques com-
munes. La rupture de la chaîne intersubjective et les attaques sur les liens
dans le service de formation interne peuvent aboutir à une identification
à la logique de l’agresseur, à la soumission de son pouvoir, au repli dans
l’opératoire et le formalisme conventionnel ou encore à l’évitement, la
fuite ou la démission. Quelque chose est perdu du sens commun, qui
condamne et annule la parole subjective, menant les acteurs à la déses-
pérance et au désinvestissement 8. Toute mémoire et toute histoire du lien
intersubjectif sont effacées, toutes les modalités de mise en œuvre de la
tâche primaire, tout ce qui a pu se vivre et se construire dans le groupe,
sont invalidés. Par son déni, l’institution attaque ainsi toute possibilité
d’échanges, disqualifie les sujets et le groupe, coupe les liens entre ses
membres. Privés d’étayage du groupe, la situation réactive les détresses
infantiles et engendre de la méfiance. Chacun se replie dans un clan (ou
sur lui-même), la perte de la groupalité renvoyant le sujet à la singula-
rité de ses appartenances identitaires et narcissiques. Les sujets peuvent
alors se trouver confrontés au retour imprévisible des éléments archaïques
jusque-là déposés dans le cadre.

8. Tout se passe comme si l’énergie pulsionnelle ne trouvait plus ni les appuis ni les apports
internes et externes pour se reconstituer. Il s’opère une forme de régression, de type nar-
cissique, qui se manifeste non plus par la passion, mais par la clôture, le repli sur soi,
l’autoréférence et l’indifférence. J.-P. Pinel, 1996, Souffrance et psychopathologie des liens
institutionnels, Dunod, p. 61.

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Catherine Langlois

Le changement institutionnel remet aussi en cause la validité des pra-


tiques antérieures à la fusion donnant aux sujets un sentiment de désaveu
ou de persécution. Par un processus d’exclusion, l’agressivité se retourne
sur des « boucs émissaires », et plus particulièrement les formateurs issus
du service public de l’emploi qui ont perdu leur rôle à leur insu. Certains
sont victimes d’un phénomène de disqualification, les obligeant à ­renoncer
à leurs compétences avec des sentiments d’injustice et d’abandon qui dés-
tabilisent la cohésion du groupe. À l’image du « meurtre symbolique » de
l’ex‑institution, ces acteurs se trouvent marginalisés dans le service (alors
qu’ils en constituaient l’équipe d’origine).
Exclus de l’activité, ils sont devenus des « chômeurs institution-
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nels », confrontés au même isolement social que les demandeurs d’em-
ploi. Ainsi, l’institution répète-t-elle en son sein le symptôme d’exclusion
sociale qu’elle n’est plus en mesure de traiter. Tout comme pour les per-
sonnes en situation d’exclusion, il engendre des angoisses archaïques d’ef-
fondrement narcissique, l’organisation première du moi étant directement
liée à ces angoisses primitives 9.
Alors que les étages inférieurs du centre de formation sont en effervescence, le temps
semble s’être arrêté au 3e étage des formateurs. Si tout semble calme, chaque bureau
est pourtant le théâtre silencieux de scènes plus ou moins violentes ou d­ ramatiques :
– Un jour, une formatrice est venue travailler avec une fracture à l’épaule pour « ne
pas déprimer chez elle ». Sur le trajet du travail, la porte de tramway s’est refermée
sur son épaule. Elle a dû prendre un arrêt prolongé.
– Une autre collègue, positionnée contre son gré sur un poste administratif, s’est
foulée la cheville en arrivant au bureau.
– Surchargée de travail, une autre gère, à elle seule, la majorité des dispositifs de
la direction générale. Elle a arrêté toute animation, car elle était devenue aphone.
Aujourd’hui, elle est proche du « burn-out ».
– De plus en plus irascible vis-à-vis des exigences de l’institution, un collègue
souffre de plus en plus fréquemment de lombalgies et trouve tous les prétextes
possibles pour se dégager de ses obligations professionnelles.
– Marginalisé dès son arrivée, un autre collègue a subi un phénomène de « bouc
émissaire » en devenant le « porte-symptôme » du groupe.

Ces évènements ont touché la moitié des « membres » de cette


équipe et se sont déroulés dans l’année qui a suivi la fusion, comme
9. Dans l’institution, le travail psychique des groupes professionnels consiste à faire face
à la destructivité du symptôme qu’elle est censée résoudre, réparer, éradiquer. Ce travail
passe par d’inévitables contaminations (de l’institution par les symptômes des usagers),
d’inéluctables confusions (entre professionnels et leurs publics). G. Gaillard, 2004, « De
la répétition traumatique à la mise en pensée », Revue psychothérapie psychanalytique de
groupe , n° 42 : 153.

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une réponse en « effet retard » à l’effondrement de l’ex-institution. Aussi


f­ réquents que spectaculaires, ils ont été une manière d’exprimer ce qui ne
peut se dire : le refus d’une situation dans laquelle l’activité n’a plus de
sens, marquée par l’indifférence de l’autre et l’abandon de l­ ’institution 10.
La crise du groupe peut révéler les fragilités individuelles, des éléments
de réalité ou de significations laissées dans l’ombre, car menaçantes
pour la construction identitaire. La remise en question du fonctionne-
ment du service peut aussi soumettre brutalement les acteurs au retour
des manques, des deuils non faits, des élaborations inaccomplies. C’est la
foi en soi qui est ébranlée ou ravivée. Le vécu traumatique peut déborder
les capacités du moi et engendrer le retrait, la dépression ou le désin-
vestissement. Confronté à un tel contexte, le sujet doit aussi trouver en
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lui la capacité de rester vivant, de sublimer, sous peine d’effondrement
narcissique.
La menace d’anéantissement peut être ressentie comme un enjeu de
vie et de mort, pouvant entraîner la décompensation dépressive. Il s’agit
de sentiments de désintégration, de crainte d’annihilation appartenant aux
éprouvés les plus précoces, la lutte contre le retour d’une expérience d’ef-
fondrement (déjà vécue dans la petite enfance), où le moi n’était pas encore
suffisamment mature pour se forger une représentation.

Le « Bore-out » en fin de carrière


Le refus systématique de tout questionnement et de toute initiative
dans l’organisation du travail et la remise en question de mon rôle profes-
sionnel m’ont amenée peu à peu à désinvestir mon activité professionnelle,
pour ne répondre qu’aux strictes sollicitations du travail « prescrit ». Si,
avant la fusion, toute perte quantitative (et qualitative) de mon activité pou-
vait être rapidement recadrée, cette forme de « grève du zèle » ne semblait
même pas remarquée.
Tout le monde ne vit pas ses journées ainsi, cela dépend de son histoire :
– Matin : j’ouvre l’ordinateur pour déblayer les mails, je suis censée gérer des com-
mandes que le service du bas gère aussi. L’esprit embrumé, je me dirige vers la
machine à café où se trouvent quelques collègues désœuvrés.

10. Les épisodes psychosomatiques sont particulièrement révélateurs de la souffrance


engendrée par la déliaison des liens institutionnels. Tout se passe comme si le sujet était,
en quelque sorte, arraché de la peau psychique commune pour sauvegarder l’illusoire unité
de l’ensemble. Le fantasme / non-fantasme de transvasement des substances corporelles
trouve à s’agir dans l’émergence de symptômes psychosomatiques, qui accréditent la pré-
gnance de l’indifférenciation pour le groupe. J.-P. Pinel, 1996, Souffrance et psychopatho-
logie des liens institutionnels, Dunod, p. 55-56.

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Catherine Langlois

– Milieu de matinée : je m’occupe de mes affaires personnelles, je surfe sur Internet


pour me documenter, j’imprime des recettes de cuisine. Je ne m’ennuie pas encore.
– Après-midi : c’est plus dur… D’abord j’ai sommeil, ensuite le silence s’incruste,
devient lourd comme de la glue. Il pénètre en moi pour atteindre un lieu désert. Je
suis dans une prison dorée qui me décompose, me morcelle, me pulvérise et me
disloque.

Sans que je m’y attende vraiment, mes ressentis sur mon lieu de
travail sont soumis à de brusques variations. Si je m’accommode le plus
souvent de la situation, je suis parfois directement confrontée au retour
imprévisible d’éléments archaïques jusque-là déposés dans le cadre, avec
des sentiments d’effondrement difficile à comprendre et à décrire. Leur
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resurgissement brutal vient aussi me surprendre, me tirer vers le bas et
annihiler mes capacités cognitives. Mes éprouvés ne trouvant pas d’écho
dans ce contexte se transforment en tension physique diffuse, une anxiété
primitive que je ne connais pas. Privée de groupe sur mon lieu de travail,
je ne peux plus étayer ma pensée et mon identité. La perte de repères, de
liens, de projet du service, me renvoie aussi directement à mes propres
fragilités identitaires et narcissiques. Ne trouvant plus d’espaces d’expres-
sion ni de ressourcement, je perds ma capacité de nommer mes ressentis
et de me les représenter. La souffrance se trouve alors comme mise en
suspens jusqu’à mon départ du lieu 11. Pour conserver mon équilibre dans
ce contexte, j’ai été conviée à faire un inventaire de mes capacités, à me
situer dans mon itinéraire de vie, à réviser mes objectifs et à me résigner
à des abandons. Ma reprise d’études en psychologie en fin de carrière m’a
aussi considérablement aidée.

Conclusion
En reconstruisant ainsi mon histoire dans l’institution, j’ai pu
retrouver la nature de mon lien avec elle et sa remise en cause avec la
fusion. Partant de l’expérience qui avait motivé mon choix d’y entrer, j’ai
pris conscience de l’écart entre le travail « prescrit » et le travail « réel »
et analysé l’emprise de l’organisation sur les agents de l’institution. En
analysant mon parcours de formatrice interne, j’ai aussi compris comment

11. Cette situation s’apparente au syndrome du « Bore-out » (l’ennui au travail). C’est une
manière de faire comprendre à un salarié qu’on ne veut plus de lui, sans pour autant le licen-
cier. Ce syndrome, de plus en plus fréquent, apparaît le plus souvent à l’occasion de res-
tructurations. Opposé au « Burn-out », il s’agit d’une souffrance psychique au travail liée à
une absence d’investissements. Les symptômes dépressifs sont les mêmes, voire pires, mais
la cause est opposée. C. Bourion, 2016, Quand l’ennui au travail rend fou, Albin Michel.

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le système institutionnel avait pu m’atteindre au cœur de ma pratique


professionnelle, me contraignant le plus souvent à travailler de manière
clandestine pour pouvoir m’investir. Pour défendre mon identité profes-
sionnelle (ma place en tant que sujet du groupe), je me suis opposée à sa
toute-puissance sans parvenir à m’en libérer vraiment.
J’ai aussi pris conscience de l’ambivalence de mon lien avec elle :
tout en la fuyant, j’ai accepté qu’elle me nourrisse, tout en la refusant, j’y
suis restée plus de vingt ans, tout en luttant contre sa déshumanisation, je
me suis laissée prendre dans ses filets. Du fait de mon histoire singulière,
j’ai « accepté l’inacceptable », cherchant à travers mon travail à résoudre un
conflit interne : mon combat pour exister en tant que sujet dans un environ-
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nement qui déniait ma subjectivité. Plus que le manque de reconnaissance
professionnelle, c’est ici le manque de reconnaissance en tant que sujet, qui
est à l’origine de la souffrance au travail dans l’institution, dans ce qu’elle a
de « non pensable ».
Au-delà de ma propre dynamique psychique, ce dossier analyse
aussi le délitement progressif des liens institutionnels :
– Dans l’organisation du travail, les éléments des relations intersubjec-
tives sont peu à peu remplacés par les procédures qui constituent une
véritable emprise sur les agents.
– Impuissants à aider les demandeurs d’emploi, les conseillers sont ame-
nés à surinvestir (ou à désinvestir) leur travail.
– D’autres participent au déni de l’institution en adoptant le rôle répressif
attendu vis-à-vis des usagers.
– D’autres enfin vont lâcher prise, et effectuer un long chemin de renon-
cement, après avoir mesuré le caractère vain et illusoire d’un combat
inégal…
– Depuis la fusion, les formateurs se trouvent privés de toute reconnais-
sance professionnelle, contraints à faire appel à leurs propres ressources
(physiques et psychiques) pour supporter cette situation.
– Comme dans une situation de chômage, la relation aux autres est ici sus-
pendue, confrontant ces acteurs à des sentiments d’impuissance et-ou de
dévalorisation.
Il m’a fallu du courage pour monter l’énorme poubelle du sous-sol
jusqu’au 3e étage sans me faire remarquer, mais j’avais trois bonnes raisons de le
faire : occuper ma journée, vider mon armoire pour déménager au 4e étage, prépa-
rer mon départ définitif…
J’ouvre mon armoire bourrée de documents et commence à jeter délicate-
ment une feuille, puis deux… puis des paquets entiers qui, en tombant au fond de la
poubelle, produisent un bruit sourd, agréable à entendre. Je me lave ainsi du poids de
l’institution pour ne garder que quelques chemises plastifiées contenant l’essentiel.

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Catherine Langlois

Cette scène (et la jouissance qui l’accompagne) résume ainsi tout


mon parcours dans l’institution. Si j’avais pu faire le deuil de mon tra-
vail « réel » dans le contexte professionnel (faute d’avoir pu l’exercer),
je n’avais pas fait celui du travail « prescrit » (les documents de procé-
dures complexes conservées dans mon armoire), cherchant encore à me
conformer à ce que l’institution attendait de moi, comme pour ne pas
subir son rejet, pour lui appartenir encore. Libérée de son emprise, je
peux à présent intégrer cette expérience dans ce qu’elle a aussi de positif,
et récupérer l’usage de ma subjectivité dans l’exercice de mon travail et
dans ma vie.
Catherine Langlois
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social », Cahiers de psychologie clinique, n° 26.

Mots clés : Lien. Groupe. Institution. Formation.


The Institutional Mchanisms of Unbinding in a Department of
Internal Training. The subjective Proof of Prescribed Work in an
Institution
Abstract: Based on her professional experience of some twenty
years in her role as a trainer-clinical psychologist, at Pôle Emploi
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(ex-Anpe), the author analyzes the psychic effects of dehumanization
of the institution by its practitioners. The author is also using her
subjective experience in order to demonstrate how the institution,
which primary task is to assist job seekers to find work, reproduces
the symptom of exclusion it is supposed to prevent. With the increase
of unemployment in the nineties, the institution experiences an
increasing quantitative pressure. It forces the counselors to receive
an increasing amount of job seekers in an organization focusing on
operational tasks at the expense of listening to the service users. By
transforming the nature of the primary task of the institution, the
merging of l’Assedic and l’Anpe in 2009 is provoking a disintegra-
tion of the collective relation, digging an even larger gap between
the prescribed task and the actual work of the agents, especially in
the department of internal training, where she works. Beyond the
organizational malfunctions this article also analyzes the uneasi-
ness at work from the angle of unconscious relations, connecting the
subjects in the institution.
Keywords: Link. Group. Institution. Training.
Mecanismos institucionales de desvinculación en un servicio de
formación interna. Prueba subjetiva del trabajo prescrito en la
­institución
Resumen: A partir de su experiencia profesional de veinte años en
el Pôle Emploi (anteriormente Anpe), el autor, una psicóloga clí-
nica-formadora analiza los efectos psicológicos de la deshumani-
zación de la institución sobre sus actores. Ella también utiliza su
experiencia subjetiva para mostrar cómo en la institución, cuya
tarea principal es ayudar a los desempleados a volver al trabajo,
se reproduce en su operación el síntoma de exclusión que se supone

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Catherine Langlois

que debe tratar. Con el aumento del desempleo en los años 90, la
institución está bajo una creciente presión cuantitativa. La institu-
ción obliga a los consejeros recibir los solicitantes de empleo en el
flujo, en una organización centrada en acciones operativas dejando
de lado la escucha a los usuarios. Al transformar la naturaleza de
la tarea primaria de la institución, la fusión de la Assedic y la Anpe
en 2009, causo la desintegración de los lazos colectivos, ampliando
aún más la brecha entre la tarea prescrita y el trabajo real de los
agentes, en particular en el departamento de formación interna en
el que trabajaba. Más allá de las disfunciones organizativas, este
artículo también analiza el malestar en el trabajo en términos de
vínculos inconscientes que conectan los sujetos de la institución.
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Palabras claves: Lazo. Grupo. Institución. Formación.

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