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Communications

L'industrie culturelle
Edgar Morin

Citer ce document / Cite this document :

Morin Edgar. L'industrie culturelle. In: Communications, 1, 1961. pp. 38-59;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1961.916

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1961_num_1_1_916

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Edgar Morin

L'industrie culturelle

Au début du xxe siècle, la puissance industrielle a étendu sa suzeraineté


sur le globe 1. La colonisation de l'Afrique, la domination sur l'Asie se
parachèvent. Mais voici que commence, dans les baraques foraines et les
nickelodeons, la seconde industrialisation : celle qui s'attaque non plus
aux choses, mais aux images et aux rêves. La seconde colonisation, non
plus horizontale mais verticale cette fois, pénètre dans la grande Réserve
qu'est l'âme humaine. L'Ame est la nouvelle Afrique que commencent à
quadriller les circuits du cinéma. Cinquante années plus tard, les
communications de masse constituent un prodigieux réseau nerveux dans le
grand corps planétaire : paroles et images essaiment des téléscripteurs,
des rotatives, des pellicules, des bandes magnétiques, des antennes de
radio et de télévision ; tout ce qui roule, navigue, vole, transporte journaux
et magazines ; il n'y a pas une molécule d'air qui ne vibre de messages
qu'un appareil, un geste, rendent aussitôt audibles et visibles.
La seconde industrialisation, qui est désormais l'industrialisation de
l'esprit, la seconde colonisation qui concerne désormais l'âme, progressent
au cours du xxe siècle. A travers elles, s'opère ce progrès ininterrompu
de la technique non plus seulement vouée à l'aménagement extérieur mais
pénétrant le domaine intérieur de l'homme et y déversant des
marchandises culturelles. Certes, déjà le livre, le journal étaient des marchandises
culturelles, mais jamais la culture et la vie privée n'étaient entrées à ce
point dans le circuit marchand et industriel, jamais les murmures du monde
— autrefois soupirs des fantômes, chuchotements des fées, farfadets et
lutins, paroles des génies et des dieux, aujourd'hui musique, paroles, films
portés sur les ondes — n'avaient été à la fois fabriqués industriellement
et vendus mercantilement. Ces nouvelles marchandises sont les plus
humaines de toutes, puisqu'elles débitent en rondelles des ectoplasmes
d'humanité, les amours et les craintes romancées, les faits divers du cœur
et de l'âme.

1. Ce texte doit paraître, sous une forme remaniée, dans un « Essai sur la culture
de masse », aux éditions Bernard Grasset.
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L'industrie culturelle
»
La seconde industrialisation a pris son essor, mais cette seconde
industrialisation, si on l'analyse, est aussi un champ de relations entre « technique »
et « capitalisme ». En effet, il a fallu des inventions techniques pour que la
culture industrielle soit possible : cinématographe, télégraphe sans fil
notamment. Ces techniques ont été utilisées, à la surprise souvent de leurs
inventeurs : le cinématographe, appareil à enregistrer le mouvement, est
happé par le spectacle, le rêve, le loisir ; la T.S.F., d'usage d'abord
utilitaire, est à son tour happée par le jeu, la musique, le divertissement. Le
vent qui les entraîne ainsi vers la culture est le vent du profit capitaliste.
C'est pour et par le profit que se développent les nouveaux arts techniques.
Sans l'impulsion prodigieuse de l'esprit capitaliste, ces inventions
n'auraient sans doute pas connu un développement aussi radicalement et
massivement orienté. Mais, une fois cette impulsion donnée, le mouvement
dépasse le capitalisme proprement dit : aux débuts de l'État soviétique,
Lénine et Trotsky reconnurent l'importance sociale du cinéma ; les États
s'emparent de ce pouvoir nouveau, là où n'existent plus les structures du
capitalisme privé, et même là où elles existent, l'État s'arroge des
monopoles (comme la R.T.F. en France) ou, de toutes façons, contrôle. Aussi,
si différents qu'en soient les contenus, la culture industrialisée se développe
aussi bien dans le monde où l'État détient le monopole économique que
dans le monde où l'économie demeure privée. En un mot, la culture
industrialisée est un fait de civilisation technicienne développé par le capitalisme,
diversement contrôlé par les États, organisé en tant que système industriel-
culturel au sein des différentes sociétés 1.
De même qu'il existe une civilisation industrielle commune à des
systèmes sociaux et politiques irréductibles (le problème de savoir si la
sphère commune est essentielle ou secondaire ne sera pas traité ici), de
même il y a une sphère industrielle commune aux deux types de structures
dans les communications de masse : privé ou d'État.
Dans l'un et l'autre cas, cette sphère industrielle commune concerne
non seulement les techniques de diffusion, qui sont évidemment semblables
dans leur outillage, mais la production, la consommation, les effets...
C'est sur le plan toutefois de la production que nous pouvons saisir le
caractère réellement industriel de la nouvelle culture. C'est sur ce. plan
en effet que s'effectue l'industrialisation de l'esprit.
En un mot, ce qui était création dans le domaine de V esprit tend à devenir
production.

1. J'emploierai, dans le présent essai, plutôt le terme de culture industrielle pour


désigner les caractères propres à tous les systèmes, privé ou d'État, d'Ouest ou d'Est,
et plutôt le terme de culture de masse pour désigner les caractères intrinsèques qui se
sont développés originairement dans les sociétés occidentales à partir du capitalisme
privé.

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Edgar M or in

PRODUCTION-CRÉATION .* LE MODÈLE BUREAUCRATIQUE

II faut partir des « infrastructures ». La presse, la radio, la télévision,


le cinéma sont des industries ultra-légères. Légères par l'outillage
producteur, elles sont ultra-légères par la marchandise produite : celle-ci tient
sur la feuille du journal, sur la pellicule cinématographique, s'envole sur
les ondes et, au moment de la consommation, elle devient impalpable
puisque cette consommation est psychique. Mais cette industrie
ultralégère est organisée sur le modèle de l'industrie la plus concentrée
techniquement, et économiquement. Quelques grands groupes de presse,
quelques grandes chaînes de radio et de télévision, quelques sociétés
cinématographiques concentrent l'outillage (rotatives, studios) et dominent
les communications de masse.
Cette concentration industrielle s'effectue selon le système capitaliste
privé ou selon le système d'Etat. Mais, dans l'un ou l'autre cas, nous voyons
qu'une seconde concentration concerne les communications de masse : la
concentration étatique. Dans les pays d'économie capitaliste, l'État
concentre souvent en lui les pouvoirs négatifs de la censure et parfois
de l'autorisation (aux Etats Unis, la situation demeure complexe, puisque
les Etats fédérés détiennent chacun des pouvoirs de censure et que
l'industrie du film, par exemple, a constitué son propre code de prohibitions
pour éviter la censure étatique).
L'exemple français nous montre les diverses possibilités de pénétration
de l'État au sein des communications de masse ; dans la presse il
n'intervient que pour l'autorisation préalable et la censure, mais il contrôle
l'agence nationale de presse ; dans le cinéma, il autorise et prohibe,
subventionne en partie l'industrie du film, et contrôle une société de
production ; dans la radiodiffusion, l'État occupe un monopole de droit en
tolérant toutefois la concurrence efficace d'émetteurs périphériques
(Luxembourg, Europe n° 1, Monte-Carlo, Andorre) ; dans la télévision, il
s'efforce de maintenir son monopole absolu.
Dans les systèmes dits socialistes, l'État est le maître absolu, censeur,
directeur, producteur des communications de masse : il n'y a pas de
médiation, entre la concentration industrielle et la concentration étatique.
La concentration industrielle est le trait universel de la culture de
masse. La concentration étatique y est diverse, relative. Deux systèmes
se dégagent : l'un étatique, l'autre privé, au sein d'une même nation. Si
importantes qu'en soient les différences sur le plan des contenus culturels,
il y a un modèle de production commun, le modèle bureaucratique
industriel.
La production culturelle s'effectue au sein d'un appareil bureaucratique :

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L'industrie culturelle

un journal, une station de radio et de télévision sont organisés bureau-


cratiquement. L'organisation bureaucratique filtre l'idée créatrice, lui
fait passer examen avant qu'elle arrive entre les mains de celui qui décide
— le producteur, le rédacteur en chef. Celui-ci décide en fonction de
considérations anonymes : la rentabilité éventuelle du sujet proposé dans
le cas capitaliste, son opportunité politique dans le cas étatisé, puis remet
le projet entre les mains de techniciens qui lui font subir leurs propres
manipulations. Dans l'un et l'autre système, l'idée créatrice doit subir
le plus souvent le cheminement bureaucratique. Le « pouvoir culturel »,
celui de l'auteur de la chanson,- de l'article, du synopsis de film, de l'idée
d'émission, se trouve laminé entre le pouvoir bureaucratique d'une part,
le pouvoir technique de l'autre.
La concentration techno-bureaucratique est la détermination
universelle qui pèse sur la production culturelle de masse. D'où la tendance à
l'anonymisation de la création, à la prépondérance de l'organisation
rationnelle de la production (technique, commerciale, politique) sur l'invention,
à la désintégration du pouvoir culturel.
Mais cette tendance, exigée par le système industriel, se heurte à une
exigence radicalement contraire, née de la nature même de la
consommation culturelle, qui réclame toujours un produit individualisé, et
toujours nouveau.
L'industrie du détersif, par exemple, produit toujours la même poudre
et se borne à varier l'emballage de temps à autre. L'industrie automobile
obéit à un système périodique de renouvellement des formes, mais les
unités sont toutes identiques les unes aux autres, avec seules quelques
différences standard de couleur et d'enjoliveurs.
Mais l'industrie culturelle a besoin d'unités nécessairement
individualisées. L'industrie de l'information, la grande presse harponnent chaque
jour le nouveau, le contingent, l'individuel, c'est-à-dire l'événement.
.

Elles font passer l'événement dans leurs moules, mais pour le restituer
dans son unicité.
L'industrie de l'imaginaire, le cinéma, doit à partir de quelques
standards (intrigue amoureuse, happy end, etc.) constituer un film fortement
individualisé.
L'industrie culturelle doit donc constamment surmonter une
contradiction fondamentale entre ses structures bureaucratisées-standardisées
et l'originalité (individualité et nouveauté) du produit qu'elle doit fournir.
Son fonctionnement même s'opère à partir de ces deux couples
antithétiques : bureaucratie-invention, standard-individualité 1.
Ce paradoxe est tel qu'on peut se demander comment une organisation
bureaucratico-industrielle de la culture est possible. Cette possibilité réside
sans doute dans la structure même de l'imaginaire. L'imaginaire se structure
selon des archétypes : il y a des patrons-modèles de l'esprit humain, des

1. Cf. Peter Baechlin, Histoire économique du cinéma.

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Edgar Morin

besoins structurés. Toute culture est constituée par des « patrons-modèles »,


qui ordonnent les rêves et les attitudes. L'analyse structurale nous montre
qu'on peut réduire à des structures mathématiques les mythes et les
attitudes culturelles ; l'industrie peut donc en principe constituer des
standards à partir de patrons-modèles culturels. Effectivement, l'industrie
culturelle nous montre qu'il est possible de plaquer la standardisation sur
les grands thèmes romanesques, de clicher les archétypes en stéréotypes.
On fabrique pratiquement des romans sentimentaux à la chaîne, à partir
de certains modèles devenus conscients et rationalisés. Le cœur aussi peut
se mettre en conserve.
Mais à condition que les produits issus de la chaîne soient individualisés.
Il y a des techniques standard d'individualisation qui consistent à modifier
l'assemblage des différents éléments, comme on peut, à partir de pièces
standard de mécano, obtenir les objets les plus variés.
A un certain moment, il faut plus, il faut de V invention. C'est ici que la
production n'arrive pas à étouffer la création, que la bureaucratie est
obligée de rechercher l'invention, que le standard s'arrête pour être
parachevé par l'individuation.
D'où ce principe fondamental : la création culturelle ne peut être
totalement intégrée dans un système de production industrielle. D'où un certain
nombre de conséquences : d'une part contre-tendances à la décentralisation
et à la concurrence, d'autre part tendance à l'autonomie relative de la
création au sein de la production.
De toutes façons, il reste, variable selon les industries, une limite à la
concentration absolue. La consommation est stimulée par l'incitation
concurrentielle, et c'est pourquoi, pour prendre l'exemple le plus
élémentaire, le même trust savonnier est amené à jeter concurremment sur le
marché plusieurs marques de détersif (Omo, Sunil, Tide, Persil...).
Cette limite apparaît dans l'industrie culturelle ; il faut noter que,
même dans la grande presse, la concentration en un seul journal est
inconcevable (seule est concevable la concentration à l'échelle financière, où
divers journaux concurrents dépendent en fait du même oligopole, comme
par exemple Paris-Presse et France-soir). L'équilibre concentration-
concurrence s'établit ou se modifie en fonction de multiples facteurs.
Dans le cinéma, par exemple, chaque film tente la synthèse du standard
et de l'originalité dans laquelle il peut espérer le profit maximum, mais
dans laquelle il court un grand risque commercial. C'est pourquoi le cinéma
cherche la vedette qui unit l'archétype et l'individuel j on comprend dès
lors que la vedette soit le meilleur anti-risque de la culture industrielle,
et notamment du cinéma. En principe, le film appelle, parce qu'il est
extrêmement coûteux, et contredit, parce qu'il est extrêmement individualisé,
à la fois la concentration et la bureaucratie. D'où, souvent, des structures
de production hybrides : en France par exemple, à la suite de la crise
de 1931, les trusts du cinéma se sont effondrés, et la production s'est
morcelée en petites firmes indépendantes. Seule la distribution est restée

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L'industrie culturelle

concentrée en quelques grandes sociétés, qui contrôlent souvent la


production par des avances sur recettes. Aux Etats Unis, à la suite de la
concurrence de la T.V., les grandes sociétés comme Fox se sont
décentralisées, laissant les responsabilités de l'individuation à des producteurs
semi-indépendants. Autrement dit, le système, chaque fois qu'il y est
contraint, tend à sécréter des antidotes de bureaucratisme ou tend à
revenir au climat concurrentiel du capitalisme antérieur. Dans le système
d'État, d'une autre façon, couvent en permanence de très grandes
résistances anti-bureaucratiques : celles-ci deviennent virulentes dès qu'une
faille lézarde le système ; dans ce cas, les possibilités créatrices des auteurs
peuvent être plus grandes que dans le système capitaliste, puisque les
considérations de profit commercial y sont secondaires. Ce fut le cas du
cinéma polonais de 1955 à 1957.
Assez souvent, comme en France, le cinéma ne lie pas bureaucratique-
ment à lui, comme la presse, ceux qui travaillent à son industrie : il conclut
des contrats limités avec auteurs, acteurs, techniciens, etc. Le rapport
invention-standardisation s'y pose en termes différents. La presse
quotidienne n'a pas à inventer l'information, mais à la détecter et à la mettre
en forme le plus vite possible. Il y a aussi d'autres différences : le rythme
quotidien ou hebdomadaire du journal impose des habitudes aux lecteurs ;
chaque numéro dé journal court un risque beaucoup moins grand que
chaque film. Dans chaque cas donc, un rapport spécifique invention-
standardisation détermine la structure même de la production.
Mais ce rapport crucial s'opère selon des équilibres et des déséquilibres.
Cette contradiction invention-standardisation est la contradiction
dynamique de la culture de masse. C'est son mécanisme d'adaptation aux
publics et d'adaptation des publics à elle. C'est sa vitalité.
C'est l'existence de cette contradiction qui permet de comprendre
d'une part cet immense univers stéréotypé dans le film, la chanson, le
journalisme, la radio, et d'autre part cette invention perpétuelle dans le
cinéma, la chanson, le journalisme, la radio, cette zone de création et de
talent au sein du conformisme standardisé. Car la culture industrialisée
intègre parfois en les étouffant, parfois en les épanouissant, les Bresson et
les Brassens, les Resnais et les Léo Ferré.
D'une autre façon, disons : l'industrie culturelle a besoin d'une électrode
négative, c'est une certaine liberté au sein de structures rigides. Cette liberté
peut être très restreinte, cette liberté peut servir le plus souvent à
parachever la production standard, donc à servir la standardisation, elle peut
parfois susciter un courant négatif critique au sein de la culture de masse
(le courant « noir » du film américain de 1945 à 1960, de Dmytrik, Kazan
à Lazlo Benedek, Martin Ritt, Nicholas Ray, le courant anarchiste de la
chanson française, avec Brassens et Leo Ferré, etc.).

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Edgar Morin

LES DEUX SYSTÈMES

L'électrode négative existe dans les deux systèmes, celui de l'Est et


celui de l'Ouest, mais les courants négatifs sont plus aisément étouffés à
l'Est, plus aisément dilués dans les courants positifs à l'Ouest. Avant de
consacrer mon étude au système de l'Ouest, je veux esquisser brièvement
leurs différences structurelles.
Le système d'État et le système privé ont en commun la structure
techno-bureaucratico-industrielle. Ils ont également en commun le souci
de la consommation. Mais ce souci est d'origines différentes. Dans le
système privé, la recherche de profit maximum est le moteur d'une
recherche de la consommation maxima, c'est-à-dire du maximum de
lecteurs, d'auditeurs, de spectacteurs. Dans le système d'État, c'est
l'intérêt de l'État (idéologique ou politique) qui pousse à la plus grande
consommation.
Le système privé veut avant tout plaire au consommateur. Il fera tout
pour amuser, divertir dans les limites de la censure. Le système d'État
veut convaincre, éduquer : d'une part il est déterminé par l'intérêt de
l'État et tend à propager une idéologie qui peut ennuyer ou irriter, d'autre
part il n'est pas stimulé par le profit et peut proposer des valeurs de
« haute culture » (causeries scientifiques, grande musique, œuvres
classiques). Le système privé tend à beaucoup plus de vie, mais favorise la
consommation immédiate, le divertissement. Le système d'État tend
à distiller l'ennui, mais à favoriser les valeurs traditionnelles de la culture.
C'est l'alternative entre Anastasie, la censure, la vieille fille desséchée,
désérotisée, et la belle putain extrêmement fardée et experte.
A mon sens, s'il faut poser un moment le problème en termes normatifs,
il n'y a pas de choix à faire entre le système d'État et le système privé,
mais une combinaison concurrentielle à instituer. C'est dans la
concurrence, au sein d'une même nation, entre système privé et système d'État
(pour la radio, la T. V. et le cinéma) que les aspects les plus inquiétants
de l'un et l'autre ont les meilleures chances de se neutraliser, et que leurs
aspects les plus intéressants (investissement culturel dans le système
d'Etat, consommation culturelle immédiate dans le système privé)
peuvent se développer. Ceci posé, bien entendu, abstraitement, toutes choses
égales par ailleurs.

PRODUCTION ET CRÉATION : LA CRÉATION INDUSTRIALISÉE

Le « créateur », c'est-à-dire l'auteur, créateur de la substance et de la


forme de son œuvre, a émergé tardivement dans l'histoire de la culture :
c'est l'artiste du xixe siècle. Il s'affirme précisément au moment où com-

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L'industrie culturelle

mence l'ère industrielle. Il tend à se désagréger avec l'introduction des


techniques industrielles dans la culture.
Les arts nouveaux de la culture industrielle, dans un sens, ressuscitent
l'ancien collectivisme du travail artistique, celui des épopées anonymes,
des constructeurs de cathédrales, des ateliers de peintres jusqu'à Raphaël
et Rembrandt. Mais à la différence de l'ancien collectivisme, le nouveau,
pour la première fois dans l'histoire, fait éclater l'unité de la création
esthétique, sous l'effet de la division industrielle du travail, comme il y
eut éclatement du travail artisanal dans la manufacture.
Le grand art nouveau, art industriel type, le cinéma, a institué une
division du travail rigoureuse, analogue à celle qui s'opère dans une usine
depuis l'entrée de la matière brute jusqu'à la sortie du produit fini : la
matière première du film est le synopsis ou le roman qu'il faut adapter ;
la chaîne commence avec les adaptateurs, les scénaristes, les dialoguistes
parfois même des spécialistes du « gag » ou de 1' « human touch », puis le
réalisateur, en même temps que le décorateur, l'opérateur, l'ingénieur du
son, intervient, et enfin le musicien et le monteur achèvent l'œuvre
collective. Que le réalisateur soit considéré comme l'auteur n'empêche pas
que le film soit le produit d'une création conçue selon des normes
spécialisées de production.
La division du travail est inégalement poussée dans les autres secteurs
de la création industrielle : la production télévisée obéit aux mêmes règles,
quoique à un degré moindre, que la production cinématographique. La
production radiophonique obéit diversement, selon les émissions j à cette
division du travail. Dans la presse magazine et parfois quotidienne le
travail rédactionnel sur les matériaux informatifs bruts (dépêches d'agence,
informations de correspondants), la mise en langage qui constitue le
rewriting, témoignent de la mise en œuvre de la division rationnelle
du travail aux dépens de l'ancien journalisme.
Cette division d'un travail devenu collectif est un aspect général de la
rationalisation qu'appelle le système industriel, rationalisation qui
commence à la fabrication des produits, se poursuit dans les planings de
production, de distribution et s'achève dans les études du marché culturel.
A cette rationalisation, correspond la standardisation : la standardisation
impose de véritables moules spatio-temporels au produit culturel : le film
doit avoir approximativement 2 500 m de pellicule 35 mm c'est-à-dire
couvrir une heure trente ; les articles de journaux doivent comporter un
nombre de signes fixant à l'avance leurs dimensions ; les émissions de radio
sont minutées. Dans la presse, la standardisation du style règne là où
règne le rewriting. Les grands thèmes de l'imaginaire (romans, films)
sont eux-mêmes dans un sens, des archétypes et stéréotypes constitués
en standards. On peut dire que la forme des œuvres culturelles est formulée
à l'avance : elle ne se dégage pas du contenu lui-même, c'est-à-dire que,
selon le mot de Wright Mills dans White collar, la formule remplace la
forme.

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Edgar Morin

Nous retrouvons ici le couple contradictoire standardisation-indivi-


duation. La division du travail n'entraîne pas d'elle-même la désindivi-
dualisation de l'œuvre : elle a déjà produit ses chefs-d'œuvre au cinéma
bien qu'effectivement les conditions optima de la création soient celles
où un créateur puisse assumer à la fois les diverses compétences
industriellement séparées (l'idée, le scénario, le dialogue, la réalisation, le
montage). La standardisation elle-même n'entraîne pas nécessairement la
désindividualisation ; elle peut être l'équivalent industriel des « règles »
classiques de l'art, comme les trois unités qui imposaient des formes et de»
thèmes. Les contraintes objectives soit étouffent, soit au contraire étoffent
l'œuvre d'art. Le western n'est pas plus rigide que la tragédie classique,
et ses thèmes canoniques permettent les variations les plus raffinées,
de la Chevauchée Fantastique à Bronco, High Noon, Shane, Johnny Guitar,
Rio Bravo.
Ainsi, ni la division du travail, ni la standardisation ne sont en soi des
obstacles à l'individualisation de l'œuvre. En fait, elles tendent à la fois
à l'étouffer et à l'étoffer : plus l'industrie culturelle se développe, plus elle
fait appel à l'individuation, mais aussi elle tend à standardiser cette
individuation. Ce n'est pas à ses débuts artisanaux qu'Hollywood fit
appel aux écrivains de talent pour ses scénarios ; c'est au moment de
l'apogée du système industriel que l'usine de rêves lie Faulkner par contrat.
Cette poussée vers le grand écrivain qui apporte l'individuation maximum
est en même temps contradictoire, car, aussitôt engagé, Faulkner se vit,
sauf une exception, dans l'impossibilité de faire des scénarios faulknériens
et se borna à faire de la dentelle sur des sujets standards. Ainsi la
dialectique standardisation-individuation tend souvent à s'amortir en une
sorte de moyenne.
La poussée vers l'individuation ne se traduit pas seulement par l'appel
à l'électrode négative (le « créateur »), elle s'effectue par le recours aux
super-individualités, les vedettes. La présence d'une vedette sur-indivi-
dualise le film. La presse consomme et crée sans cesse des vedettes sur le
modèle des stars de cinéma : les Elizabeth, Margaret, Bobet, Coppi, Herzog,
Bombard, Porfirio Rubirosa. Les vedettes sont des personnalités à la
fois structurées (standardisables) et individualisées, et ainsi leur
hiératisme résout au mieux la contradiction fondamentale. Ceci est peut-être
un des ressorts essentiels de la vedettisation (sur lequel je n'ai pas assez
insisté dans mon livre sur les stars).
Entre ces deux pôles d'individuation, la vedette et l'auteur (scénariste
ou réalisateur de film, de l'émission, rédacteur de l'article), jouent une
dialectique le plus souvent répulsive. Plus augmente l'individualité de la
vedette, plus diminue celle de l'auteur, et inversement. Le plus souvent la
vedette a le pas sur l'auteur. On dit « un film de Gabin ». L'individualité
de l'auteur est écrasée par celle de la vedette. Elle s'affirme dans le film
sans vedette.
Et nous pouvons aborder ici le problème de Y auteur, que l'industrie

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L'industrie cultunlle

culturelle utilise et brime à la fois dans sa triple qualité d'artiste,


d'intellectuel, de créateur. L'industrie culturelle attire et lie par de très hauts
salaires les journalistes et les écrivains de talent : mais elle ne fait fructifier
que la part de ce talent conciliable avec les standards. Il se constitue donc
au sein du monde de la culture industrielle une intelligenzia créatrice,
sur laquelle la division du travail et la bureaucratie pèsent lourdement,
et dont les possibilités sont sous-développées. Le rewriter met
anonymement en style les aventures de Margaret dans France-Dimanche. Il raconte
Octobre 17 comme un suspense où Lénine serait le 3e homme. Le scénariste
bâcle des scénarios qu'il méprise. Un Dassin subit Lollobrigida pour
tourner La Loi, un Lazlo Benedek, pour échapper au silence, accepte la
niaiserie conventionnelle d'un script. Et ainsi nous voyons souvent des
auteurs qui disent : « Ce n'est pas mon film — j'ai été obligé de prendre
cette vedette, — j'ai dû accepter cette happy end, — cet article, j'ai été
obligé de le faire, mais je ne le signerai pas, — il faut bien que je dise ça
dans une émission de radio. » Au sein de l'industrie culturelle se
multiplie l'auteur non seulement honteux de son œuvre, mais niant que son
œuvre soit son œuvre. L'auteur ne peut plus s'identifier à son œuvre. Entre
elle et lui s'est créée une extraordinaire répulsion. Alors disparaît la plus
grande satisfaction de l'artiste, qui est de s'identifier à son œuvre, c'est-à-
dire de se justifier par son œuvre, d'y fonder sa propre transcendance.
C'est un phénomène d'aliénation non sans analogie avec celui de
l'ouvrier industriel, mais dans des conditions subjectives et objectives
particulières, et avec cette différence essentielle : l'auteur, lui, est
surpayé.
Le travail est souvent d'autant mieux rétribué qu'il est plus méprisé :
de cette démoralisante corrélation naissent le cynisme, l'agressivité ou la
mauvaise conscience qui se mêlent à l'insatisfaction profonde née de la
frustration artistique ou intellectuelle. C'est ce qui explique que, niée
par le système, une fraction de cette intelligenzia créatrice nie le système
à son tour et mette dans ce qu'elle croit être l'anti- système, celui de
Moscou, ses espoirs de revanche et de liberté. C'est ce qui explique qu'un
sourd- progressisme, qu'un virulent anti-capitalisme se soient développés
chez les scénaristes les mieux payés du monde, ceux de Hollywood (la
chasse aux sorcières de Mac Carthy révéla que la cité du rêve standardisé
était souterrainement minée par la plus virulente contestation. De même,
dans la presse française, dans le cinéma français, une partie de l'intelli-
genzia enchaînée et sur-payée nourrit sa contestation dans une idéologie
qu'elle croit radicale : le progressisme).
Mais sous la pression même qu'il subit, l'auteur exprime un suc qui va
irriguer l'œuvre. De plus, la liberté de jeu entre standardisation et
individualisation lui permet parfois, à la mesure de ses succès, de dicter ses
conditions. Le rapport standardisation-invention n'est jamais stable
ni arrêté, il se modifie à chaque œuvre nouvelle, selon des rapports de
forces singuliers et circonstanciés. Ainsi la « nouvelle vague » a provoqué

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Edgar Morin

un recul, on ne sait jusqu'à quel point et pour combien de temps, mais


réel, de la standardisation.
Enfin, il existe une zone marginale et une zone centrale de l'industrie
culturelle. Les auteurs de films peuvent s'exprimer dans des films
marginaux, faits aux moindres frais, dans les émissions périphériques de la
radio et la télévision, dans les journaux à public limité. Inversement, la
standardisation restreint la part de Vinvention (compte tenu de quelques
grandes exceptions) dans le secteur-clé de l'industrie culturelle, le secteur
ultra-concentré, le secteur où joue la tendance à la consommation maxima.

LA TENDANCE A LA CONSOMMATION MAXIMA

La production de masse a sa propre logique qui est celle de la


consommation maxima.
Le moteur évident est celui du profit. Mais, même quand le profit est
absent, tout système industriel tend à la croissance, et lorsqu'il s'agit
d'une production destinée à la consommation, à la consommation maxima.
Uindustrie culturelle n'échappe pas à cette loi. Bien plus, dans ses
secteurs les plus concentrés, les plus dynamiques, elle tend au public
universel. Le magazine comme Paris-Match, le grand journal illustré
comme France-Soir, la super-production d'Hollywood ou la grande
coproduction cosmopolite s'adressent effectivement à tous et à personne, aux
différents âges, aux deux sexes, aux diverses classes de la société, c'est-à-
dire à l'ensemble d'un public national, et éventuellement au public
mondial.
La recherche tendancielle du public universel, implique non seulement
la standardisation dont nous avons parlé, mais deux processus
contradictoires et complémentaires : syncrétisation et homogénéisation.
Un hebdomadaire comme Paris- Match tend systématiquement à
l'éclectisme : dans un même numéro il y a spiritualité et érotisme, religion,
sports, humour politique, jeux, cinéma, voyages, exploration, art, vie
privée des vedettes ou des princesses, etc. Les films standard tendent
également à offrir de l'amour, de l'action, de l'humour, de l' érotisme selon
des dosages variables ; ils mêlent les contenus virils (agressifs) et féminins
(sentimentaux), les thèmes juvéniles et les thèmes adultes. La variété, au
sein d'un journal, d'un film, d'un programme de radio, vise à satisfaire
tous les intérêts et les goûts, de façon à obtenir la consommation maxima.
Cette variété est en même temps une variété systématisée,
homogénéisée, selon les normes communes. Le style simple, clair, direct du
rewriting vise à rendre le message transparent, à lui conférer une
intelligibilité immédiate. Le rewriting est un style homogénéisé — un style
universel — et cette universalité recouvre les contenus les plus divers.

48
L'industrie culturelle

Plus profondément encore, quand le directeur d'un grand journal ou le


producteur d'un film disent « mon public », ils se réfèrent à une image
d'homme moyen, d'homme quelconque, vision elle-même homogénéisée,
car elle est la résultante de chiffres de vente. Ils prêtent des goûts et des
dégoûts à cet homme moyen idéal ; celui-ci peut comprendre que Van
Gogh ait été un peintre maudit, mais non qu'il fut homosexuel, il peut
consommer du Cocteau ou du Dali, non du Breton ou du Péret.
L'homogénéisation vise à rendre euphoriquement assimilables à un homme
moyen idéal les contenus les plus différents.
Le syncrétisme est le mot le plus apte à traduire à la fois
l'homogénéisation qui tend à rassembler sous un dénominateur commun la
diversité des contenus.
Le cinéma, depuis le règne du long métrage, tend au syncrétisme. La
plupart des films syncrétisent des thèmes multiples au sein des grands
genres : ainsi dans un film d'aventure, il y aura de l'amour et du comique,
dans un film d'amour, il y aura de l'aventure et du comique, dans un film
comique, il y aura de l'amour et de l'aventure. Mais, en même temps,
un langage homogénéisé (alors qu'une infinité de formes d'expression
seraient possibles) exprime ces thèmes. La radio tend au syncrétisme en
variant la suite des chansons et des émissions, mais l'ensemble est
homogénéisé dans le style de présentation dit radiophonique. La grande presse
et le magazine illustré tendent au syncrétisme en s'efforçant de satisfaire
toute la gamme des intérêts, mais à travers une rhétorique permanente.
Le syncrétisme homogénéisé tend à recouvrir l'ensemble des deux
secteurs de la culture industrielle : le secteur de l'information et le secteur
du romanesque. Dans le secteur de l'information font prime les faits-
divers, c'est-à-dire cette frange de réel où l'inattendu, le bizarre, la
tragédie, le meurtre, l'accident, l'aventure font irruption dans la vie
quotidienne, et les vedettes de tous ordres, c'est-à-dire ces personnages qui
semblent vivre au-dessus de la réalité quotidienne. Tout ce qui dans la
vie réelle ressemble au roman ou au rêve est privilégié. Bien plus,
l'information s'enrobe d'éléments romanesques, souvent inventés ou imaginés
par les journalistes (amours de vedettes et de princes). Inversement, dans
le secteur imaginaire, le réalisme domine, c'est-à-dire les actions et intrigues
romanesques qui ont les apparences de la réalité. La culture de masse est
animée par ce double mouvement de l'imaginaire mimant le réel et du
réel prenant les couleurs de l'imaginaire. Cette double contamination du
réel et de l'imaginaire (qui fait que le film Vacances romaines ressemble
à la réalité et que les amours de Margaret ressemblent au film), ce
prodigieux et suprême syncrétisme homogénéisé s'inscrivent dans le sens de la
recherche de la consommation maxima et donnent à la culture de masse
un de ses caractères fondamentaux.

49
Edgar Morin

LE NOUVEAU PUBLIC

La culture, au début du xxe siècle, était stratifiée. Les barrières des


classes sociales, des âges, du niveau d'éducation, délimitaient les zones
respectives de culture. La presse d'opinion se différenciait fortement de la
presse d'information, la presse bourgeoise de la presse populaire, la presse
sérieuse de la presse facile. La littérature populaire était fortement
structurée selon les modèles mélodramatiques ou rocambolesques. La
littérature enfantine était rose ou verte, romans pour enfants sages ou pour
imaginations voyageuses. Le cinéma naissant était un spectacle forain.
Ces barrières ne sont pas abolies. De nouvelles stratifications se sont
formées : une presse féminine et une presse enfantine se sont développées
depuis cinquante ans et ont constitué des publics spécifiques nouveaux.
• Ces stratifications ne doivent pas nous masquer le dynamisme
fondamental de la culture industrialisée. A partir des années 30, aux États-Unis
d'abord, puis dans les pays occidentaux, émerge un type nouveau de
presse, de radio, de cinéma, dont le caractère propre est de s'adresser
à tous. C'est en France la naissance de Paris-Soir, quotidien s'adressant
aussi bien aux cultivés qu'aux incultes, aux bourgeois qu'aux populaires,
aux hommes qu'aux femmes, aux jeunes qu'aux adultes ; Paris-Soir
vise à l'universalité et effectivement l'atteint. Il n'attire pas à lui tous les
lecteurs, mais il attire les lecteurs de tous ordres, de toutes catégories.
Puis c'est la transformation de Match, de magazine sportif en magazine
pour tous, père du Paris-Match actuel et cherchant lui aussi l'universalité.
Parallèlement se crée Radio-Cité, le Paris-Soir radiophonique. Radio-Cité
crée un pôle d'attraction nouveau, un style dynamique de variétés. Le
cinéma de son côté a lentement évolué : de spectacle forain à l'origine, il
est devenu le spectacle de tous. La guerre, l'occupation créent un grand
dessèchement dans les mass media, puis le mouvement reprend et
aujourd'hui, avec Radio-Luxembourg et Europe I, avec France-Soir, Paris-Match,
Jours de France, avec les films à vedettes et les grandes productions,
on peut constater que le secteur le plus dynamique, le plus concentré des
mass media est en même temps celui qui effectivement a créé et gagné le
« grand public », c'est-à-dire les différentes couches sociales, les âges et
les sexes.
Concurremment se développent la presse enfantine et la presse féminine.
La grande chaîne internationale Opera Mundi crée en France la presse
enfantine nouvelle avec Tarzan, la presse féminine nouvelle avec
Confidences. Puis ces deux presses conquièrent à la culture de masse le monde
enfantin et le monde féminin. Mais à regarder de plus près, la presse
féminine ne s'oppose pas à une presse masculine. La grande presse n'est
pas « masculine », elle est féminine-masculine, nous le verrons plus loin.

50
V industrie culturelle

La presse féminine traite massivement et spécifiquement les contenus


féminins dilués dans la presse masculine-féminine.
La presse enfantine, elle, littéralement créée par l'industrie culturelle,
et qui fleurit actuellement avec Mickey, Tintin, Spirou, traite également
des contenus enfantins qui par. ailleurs sont dilués ou spécialisés dans la
presse adulte (page des enfants, comics, jeux). Mais elle est en même temps
une préparation à la presse du monde adulte par l'accent qu'elle met sur
l'univers de la technique.
Le fossé entre le monde enfantin et le monde des adultes tend à se
combler': l'existence d'une presse enfantine de masse est le signe qu'une
même structure industrielle commande la presse enfantine et la presse
adulte ; ces signes de différenciation sont aussi des éléments de
communication. En même temps, la grande presse pour adultes s'est imbibée
des contenus enfantins (l'invasion des comics, notamment) et a multiplié
l'emploi de l'image (photos et dessins), c'est-à-dire d'un langage
immédiatement intelligible et attractif pour l'enfant ; en même temps la presse
enfantine est devenue un instrument d'apprentissage à la culture de
masse. On peut considérer que quatorze ans est l'âge d'accès à la culture
de masse adulte : c'est l'âge où l'on va déjà voir les films de tous genres
(sauf évidemment quand ils sont interdits), où l'on se passionne déjà
pour les magazines, où l'on écoute les mêmes émissions de radio ou de T.V.
que les adultes.
On peut dire que la culture de masse, dans son secteur enfantin, tend
à précocifier l'enfant de façon à ce qu'il soit le plus tôt possible apte à la
consommer dans son ensemble, tandis que, dans son secteur adulte, elle
se met à la portée de l'enfant. Cette culture fait-elle un enfant aux
caractères pré-adultes ou un adulte infantilisé ? La réponse à cette question
n'est pas nécessairement alternative. Horkheimer va plus loin, trop loin,
mais il indique une vérité tendancielle : « Le développement a cessé
d'exister. L'enfant est adulte dès qu'il sait marcher, et l'adulte reste en principe
stationnaire. »
Avant de revenir sur le problème, qui est celui du rôle sociologique de
la culture industrielle, indiquons seulement que la tendance au «
syncrétisme homogénéisé » de la production semble se prolonger en un
syncrétisme homogénéisé de la consommation qui tend à atténuer les barrières
entre les âges. Cette tendance n'a sans doute pas encore réalisé toutes ses
virtualités, c'est-à-dire atteint ses limites.
Cette homogénéisation des âges tend à se fixer sur une note
dominante : la dominante juvénile. Esquissons ici une remarque que nous
retrouverons plus loin : la thématique de la jeunesse est un des éléments
fondamentaux de la nouvelle culture. Non seulement ce sont les jeunes
gens et les adultes jeunes qui sont les plus grands consommateurs de
journaux, magazines, microsillons, émissions de radio (la T.V., nous le
verrons, fait exception), mais les thèmes de la culture de masse (y compris
la télévision) sont des thèmes « jeunes ».

51
Edgar Morin

LES SEXES

Si la culture de masse a développé une presse féminine, elle n'a pas


développé, sauf exceptions isolées, une presse spécifique masculine. La
grande presse est parfois même plus féminine que masculine (si l'on songe
à la grande consommation de thèmes sentimentaux qui y est faite). Le
cinéma, pour sa part, a réussi à dépasser l'alternative, qui caractérise
l'époque du muet, des films à caractères féminins, tendres, larmoyants,
douloureux et des films à caractères virils, brutaux, agressifs ; il produit
des films syncrétistes, où le contenu sentimental se mêle au contenu
brutal.
Il y a donc une tendance au « mixage » des contenus d'intérêts féminins
et masculins, avec au sein de ce mixage une légère dominante féminine,
et, hors mixage, une presse féminine spécialisée dans l'économie
domestique, la mode et le cœur.

LES CLASSES SOCIALES

La culture traditionnelle, la culture humaniste, s'arrêtaient aux


frontières de classes : le monde paysan et ouvrier, même quand il entra dans le
circuit de la culture primaire, de l'alphabétisme, resta en dehors des
humanités : le théâtre était et demeure un privilège de consommation
bourgeoise. La culture paysanne demeurait encore folklorique dans les
premières décades du xxe siècle. De même, la culture ouvrière se trouvait
enclose dans les faubourgs industriels ou bien s'élaborait au sein des
syndicats ou partis socialistes.
Or le cinéma fut le premier à rassembler dans ses circuits les spectateurs
de toutes les classes sociales urbaines, et même paysannes. Les enquêtes
sociologiques aux U.S.A., en Angleterre et en France nous indiquent que
le pourcentage de fréquentation pour les classes sociales est
approximativement le même. Puis les spectacles sportifs à leur tour drainèrent un public
issu de toutes les couches de la société. La radio irrigue rapidement à partir
des années 30 tout le champ social. La télévision prit son essor aussi bien
dans les foyers populaires que dans les foyers aisés. Enfin, la grande presse
d'information de style France-Soir, les grands magazines illustrés du style
Paris-Match se diffusèrent, inégalement certes, mais incontestablement
dans tous les kiosques.
Les frontières culturelles s'abolissent dans le marché commun des
52 *
L'industrie culturelle

mass media. Certes, les stratifications se reconstituent à l'intérieur de


la nouvelle culture. Les salles d'exclusivité et les salles de quartier
différencient le public cinématographique. Mais cette différenciation n'est
pas exactement celle des classes sociales. Par ailleurs, les programmes et
succès d'exclusivité ne sont pas toujours les mêmes que ceux des quartiers,
mais ils sont aussi souvent les mêmes. Les écoutes radio se différencient
dans le choix des chaînes et des programmes, et cette différenciation des
goûts est aussi une différenciation sociale partielle. Les magazines se
diffusent aussi souvent selon les stratifications sociales : France-Dimanche
est plus populaire, Noir et Blanc moins populaire que Paris-Match. Paris-
Presse est plus bourgeois, le Monde plus intellectuel que France-Soir ;
les articles peuvent être appréciés différemment par l'ouvrier ou le
bourgeois dans les mêmes journaux, mais Paris-Match, France-Soir demeurent
les grands transports en commun pour toutes les classes.
Cette expansion sociologique des mass media résulte, je l'ai dit, du
dynamisme de la culture industrielle qui tend à un public universel. Mais
si l'on songe que dans les sociétés industrielles évoluées de l'Occident les
classes ou catégories sociales demeurent encore séparées dans le travail
par des rapports d'autorité ou des rapports de vendeur à acheteur, séparées
dans l'habitat par quartiers ou blocs (ceci encore malgré les nouvelles
unités de logement), on peut avancer que la culture industrielle est le seul
grand terrain de communication entre les classes sociales : au même moment,
l'ouvrier et le patron fredonneront Brassens ou Dalida, auront vu le
même programme à la télé, auront suivi les mêmes bandes dessinées de
France-Soir, auront (presque au même moment) vu le même film. Et si
l'on songe aux loisirs communs, aux séjours de vacances communs à
ouvriers, employés, « cadres », commerçants (la différence demeure entre
le village de tentes et la villa), on peut déjà percevoir que la nouvelle
culture se prolonge dans le sens d'une homogénéisation des mœurs.
Ce mouvement de la culture de masse est d'autant plus important qu'il
va dans le sens d'une évolution sociologique : la formation d'une
gigantesque couche salariale, dans l'Occident industriel, où confluent d'une
part l'ancien prolétariat ouvrier qui accède à un niveau de vie
consommateur et à des garanties de sécurité sociale, d'autre part l'ancienne
classe moyenne qui se coule dans le salariat moderne (petits artisans,
petits propriétaires, petits commerçants qui déviennent cadres, employés,
salariés dans les grands ensembles industriels, commerciaux ou étatiques).
Ce nouveau « salariat » demeure hétérogène : de multiples
cloisonnements se maintiennent ou se constituent entre les différents « statuts »
sociaux : les « cols blancs » refusent de s'identifier aux ouvriers, les ouvriers
demeurent conscients de leur appartenance de classe, l'usine demeure le
ghetto de la civilisation industrielle. Prestiges, conventions, hiérarchies,
revendications différencient et morcellent cette grande couche salariée.
Mais ce qui l'homogénise, ce n'est pas seulement le statut salarial
(assurances sociales, retraites, parfois assurances-chômage), c'est Videntité des

53
Edgar Morin

valeurs de consommation, et ce sont ces valeurs communes qui véhiculent


les mass media, c'est cette unité qui caractérise la culture de masse.
Ainsi, à une nouvelle couche salariale en voie d'homogénéisation et
d'hétérogénéisation (ces deux tendances contradictoires s'effectuant à des
niveaux différents) correspond une culture industrielle elle-même en voie
d'homogénéisation et d'hétérogénéisation. Je ne veux pas dire que les
stratifications culturelles correspondent aux stratifications de la nouvelle
couche, je veux noter une correspondance sociologique plus vaste et
globale. Cette culture industrielle serait donc, en un sens, la culture dont
le milieu de développement serait le nouveau salariat. Quelques problèmes
peuvent être immédiatement posés, bien qu'on ne puisse les examiner
au fond que plus loin. S'il est vrai que le nouveau salariat est caractérisé
par la progression des « cols blancs », c'est-à-dire des employés (de 1930 à
1950 le nombre des white collars jobs est passé de 30 % à 37 % aux États-
Unis), s'il est vrai que, comme le dit Leo Bogart 1 : « Les Etats-Unis sont
aujourd'hui un pays de classe moyenne, non seulement dans son revenu
mais dans ses valeurs », on peut supposer que la nouvelle culture
correspond également à la prépondérance (ou à la progression) des valeurs de
« classe moyenne » au sein du nouveau salariat, à condition évidemment
de ne pas tant songer aux anciennes classes moyennes (petits propriétaires,
petits artisans, petits paysans) qu'à l'afïluence des valeurs petits-bourgeois
dans les valeurs du Welfare moderne.
Autrement dit, la nouvelle culture s'inscrit dans le complexe
sociologique constitué par l'économie capitaliste, la démocratisation de la
consommation, la formation et le développement du nouveau salariat et des
valeurs white collars. Elle est — quand on considère les classes de la société,
quand on considère les statuts sociaux au sein du nouveau salariat — le
lieu commun, le moyen de communication entre ces différentes strates
et les différentes classes. Déjà, en certains centres de vacances, comme le
Club Méditerranée, on trouve, physiquement mêlés, ouvriers, employés,
cadres, techniciens, et non plus seulement imaginairement confondus
dans l'isolement de l'écoute radio, de la lecture du journal ou de la salle
obscure.
Aussi, peut-on, avec Leo Bogart, avancer la proposition suivante :
« Le nivellement des différences sociales fait partie de la standardisation
des goûts et intérêts auxquels les mass media donnent une expression
et à quoi ils contribuent 2 ». Nous abordons là encore une fois un problème
de fond des temps modernes. Mais restons-en, pour le moment, à la
vérification du caractère syncrétisant et homogénéisant de la culture
industrielle.
Ce caractère se vérifie, enfin, sur le plan des nations. La tendance
homogénéisante est en même temps une tendance cosmopolite qui tend à affaiblir

1. Leo Bogart, The Age of Television, p. 2.


2. Leo Bogart, Ibid., p. 5.
54
L'industrie culturelle

les différenciations culturelles nationales au profit d'une culture des grandes


aires transnationales. La culture industrielle dans son secteur le plus
concentré, le plus dynamique, est déjà organisée de façon internationale.
Les grandes chaînes de presse, comme Opera Mundi, la chaîne Del Duca,
fournissent des matériaux qui sont adaptés en multiples langues,
notamment dans le domaine de la presse du cœur. Le cinéma de Hollywood
vise non seulement le public américain mais le public mondial, et depuis
plus d'une décade des bureaux spécialisés éliminent les thèmes susceptibles
de choquer les audiences européennes, asiatiques ou africaines. En même
temps se développe un nouveau cinéma structurellement cosmopolite,
le cinéma de coproduction, rassemblant non seulement des capitaux mais
des vedettes, auteurs, techniciens de divers pays. Ainsi, par exemple,
Barrage contre le Pacifique, co-production franco-italo-américaine, a été
tourné en Thaïlande par un réalisateur français, sur une adaptation
américaine d' Irving Shaw du roman français de Marguerite Duras, avec des
vedettes italiennes (Silvana Mangano) et américaines (Anthony Perkins).
Tout film sous-titré est déjà cosmopolitisé. Tout film doublé est un étrange
produit cosmopolitisé, auquel on a arraché sa langue pour la remplacer
par une autre. Il n'obéit pas aux lois de la traduction, comme le livre,
mais aux lois de l'hybridation industrielle.
La culture industrielle adapte des thèmes folkloriques locaux, et les
transforme en thèmes cosmopolites, comme le western, le jazz, les rythmes
tropicaux (mambo, cha-cha-cha). En prenant cet essor cosmopolite, elle
favorise d'une part les syncrétismes culturels (films de co-production,
repiquage dans une aire culturelle de thèmes issus d'une autre aire
culturelle) et d'autre part les thèmes « anthropologiques » c'est-à-dire adaptés
à un dénominateur commun d'humanité.

TABLEAU D'HOMOGÉNÉISATION

Tendance à V universalité Dominante

Standardisati
Production . . TT
Homogénéisation
, ,. .. Syncrétisme
r , . . .
aSyncrétisme
ri- reel-imaginaire
°

Ages âge juvénile


t^
Diffusion.... Sexes
nl
Liasses nouvelle
sexe féminin
„ classe
, moyenne
Cosmopolitisme dominante américaine

Effectivement la culture industrielle se développe sur le plan du marché


mondial. D'où sa formidable tendance au syncrétisme — électisme et
homogénéisation. — Sans toutefois surmonter totalement les difîéren-

55
Edgar Morin

ciations, son flux imaginaire, ludique, esthétique entame les barrières


locales, ethniques, sociales, nationales, d'âge, de sexe, - d'éducation ;
elle arrache aux folklores et aux traditions des thèmes qu'elle universalise,
elle invente des thèmes immédiatement universels.
Nous retrouvons à nouveau dans ce dénominateur commun l'image de
1' « homme moyen », le modèle d'une part idéal et abstrait, d'autre part
syncrétiste et multiple auquel s'adresse la culture industrielle.

l'homme moyen

Quel est cet homme universel ? Est-ce l'homme tout court, c'est-à-dire
le degré d'humanité commun à tous les hommes ? Oui et non. Oui dans le
sens où il s'agit de l'homme imaginaire, qui partout répond aux images
par l'identification ou la projection. Oui s'il s'agit de l'homme-enfant qui
se trouve en tout homme, curieux, aimant le jeu, le divertissement, le
mythe, le conte. Oui s'il s'agit de l'homme qui partout dispose d'un tronc
commun de raison perceptive, de possibilité de déchiffrement,
d'intelligence.
Dans ce sens, l'homme moyen est une sorte d' anthropos universel.
Le langage de la culture industrielle adapté à cet anthropos est Yaudio-
visuel, la complémentarité permanente de l'image, de la musique et du
langage, la complémentarité permanente du verbe proféré et du concept
écrit, c'est-à-dire le langage à quadruple clavier : image, verbe, son musical,
concept. Langage d'autant plus accessible qu'il est enveloppement
polyphonique de tous les langages. Langage enfin qui se développe autant et
plus sur le tissu de l'imaginaire et du jeu que sur le tissu de la vie pratique.
Or les frontières qui séparent les royaumes imaginaires sont toujours
nébuleuses à la différence de celles qui séparent les royaumes de la terre.
Un homme peut plus aisément participer aux légendes d'une autre
civilisation que s'adapter à la vie de cette civilisation.
Ainsi, c'est sur ces fondements anthropologiques que s'appuie la
tendance de la culture de masse à l'universalité. Elle révèle et réveille une
universalité première.
Mais en même temps, elle crée une nouvelle universalité à partir
d'éléments culturels particuliers à la civilisation moderne, et particulièrement
la civilisation américaine. C'est pourquoi l'homme universel n'est pas
seulement l'homme commun à tous les hommes. C'est l'homme nouveau
que développe une civilisation nouvelle qui tend à l'universalité.
La tendance à l'universalité se fonde donc non seulement sur Y anthropos
élémentaire, mais* sur le courant dominant de la civilisation planétaire.
L'industrie culturelle

l'art et le conformisme

Récapitulons maintenant, du point de vue des conséquences artistiques,


les données envisagées jusqu'ici.
D'un côté, une poussée vers le conformisme et le produit standard,
d'un autre côté, une poussée vers la création artistique et la libre invention.
Dans le premier sens, il y a l'État, qu'il soit censeur ou patron. Il y a
la structure techno-bureaucratique qui est toujours un facteur de
conformisme 1. Il y a la structure industrielle qui est toujours un facteur de
standardisation. Il y a l'économie capitaliste qui tend à la recherche du
public maximum, avec les conséquences déjà envisagées :
homogénéisation, fabrication d'une culture pour la nouvelle couche salariale. Le
public lui-même, dans le sens où il est considéré globalement selon la
tendance à la consommation maxima, et saisi selon l'optique
homogénéisante, est un facteur de conformisme. Les facteurs de conformisme
agissent donc du sommet jusqu'à la base du système, à tous les échelons.
Mais c'est à tous les échelons également que nous trouvons les antidotes.
L'État peut libérer l'art des contraintes du profit (d'où la possibilité d'un
art somptuaire comme d'un art de recherche). Le capitalisme peut libérer
l'art des contraintes de l'État. D'autre part la création peut utiliser toutes
les failles du grand système étatico ou capitalisto-industriel, de tous les
ratés de la grande machine. On peut dire que dans le système capitaliste,
le producteur cosmopolite, le petit Juif Pinia devenu milliardaire, joue un
rôle progressif par rapport à l'administrateur, à l'homme d'affaires, au
banquier, au capitaliste « normal ». Il prend parfois des risques dont son
inculture ne peut mesurer la portée, il fait parfois confiance à des
entreprises insensées dont il croit subodorer la rentabilité. Le cinéma américain
et français ne s'est pas encore entièrement bureaucratisé, il se ressent
encore de ses origines, et il reste encore quelque chose de l'ancien système
hasardeux et bricoleur, sans idéologie et sans préjugés conformistes. Il y a
encore quelque chose de juif dans le cinéma, c'est-à-dire quelque chose
de non conforme, de non totalement adapté et intégré. En règle générale,
tout ce qui persiste de l'ancien secteur jungle et savane de la société
industrielle, tout ce qui se maintient dans la concurrence, favorise toujours
quelque percée originale et inventive. Par ailleurs, les besoins de la
nouvelle couche salariale à laquelle s'adresse l'industrie culturelle sont en
pleine fermentation, ils concernent les problèmes fondamentaux de

1. Pour Whyte, le « travail en équipe », selon les normes de l'organisation managerial©


moderne, est lui-même un pesant facteur de conformisme (cf. L'homme de
l'organisation).

57
Edgar Morin

l'homme à la recherche du bonheur. Ils appellent donc, non seulement


de simples divertissements, mais des contenus qui mettent en cause l'être
humain profond.
C'est donc un système beaucoup moins rigide qu'il apparaît de prime
abord : il est en un sens fondamentalement dépendant de l'invention et de
la création qui sont pourtant sous sa dépendance ; les résistances, les
aspirations et la créativité du groupe intellectuel peuvent jouer à l'intérieur
du système. L'intelligenzia n'est pas toujours radicalement vaincue dans
sa lutte pour l'expression authentique et pour la liberté de création.
Et c'est pourquoi, en même temps qu'il usine et standardise, le système
permet aussi au cinéma d'être un art, nous offre des jeux pour adultes et
des journaux d'enfants, comme Spirou, Mickey, Tintin, des chansons à la
mode, des feuilletons, des comics, « Signé Furax » et le « Super crétin de la
terre », riches de fantaisie, d'humour ou de poésie.
En un mot, l'industrie culturelle ne produit pas que des clichés ou des
monstres. L'industrie d'Etat et le capitalisme privé ne stérilisent pas
toute la création. Seul, à son point extrême de rigidité politique ou
religieuse, le système d'Etat peut, pendant un temps, parfois assez long,
annihiler presque totalement l'expression indépendante.
Entre le pôle d'onirisme débridé et le pôle de standardisation
stéréotypée, l'industrie culturelle occidentale développe un large courant culturel
moyen, où s'atrophient les poussées les plus inventives, mais où s'affinent
les standards les plus grossiers. Il y a un dépérissement constant, aux
États-Unis, en Angleterre, en France, des journaux et magazines de « bas
étage » au profit de ceux d'étage moyen. Médiocrité, au sens le plus précis
du mot, c'est-à-dire qualité de ce qui est moyen et non tant au sens devenu
péjoratif du terme. Les basses eaux s'élèvent et les hautes eaux s'abaissent.
« N'avez-vous pas remarqué que nos journalistes deviennent toujours
meilleurs et nos poètes toujours pires », fait dire à Arnheim Robert Musil
dans L'Homme sans Qualités 1. Effectivement, les standards se remplissent
de talent, mais y étouffent le génie.
La qualité littéraire et surtout la qualité technique s'élèvent dans la
culture industrialisée, mais les canaux d'irrigation suivent implacablement
les grands tracés du système. Partout la qualité Boussac remplace à la
fois l'ancienne camelote et l'ancien cousu-main. Partout le nylon remplace
les vieilles cotonnades et la soie naturelle. La finition industrielle explique
cette élévation et cette décrue qualitative. Un rewriter de Paris-Match
écrit mieux qu'Henri Bordeaux, mais ne saurait être André Breton. En
même temps, le « génie » tend à être intégré dans la mesure où il est
curiosité, nouveauté, bizarrerie, scandale. Cocteau et Picasso font partie de la
galerie des vedettes avec Distel, Margaret, Bardot. Le génie donne le
label « haute culture », analogue au label haute couture ; Picasso, Buffet,
Cocteau sont les Dior, Balenciaga, Lanvin de la culture de masse.

1. L'Homme sans qualités, tome II, p. 436.

58
L'industrie culturelle

Le courant moyen triomphe et nivelle, brasse et homogénéise, emportant


Yan Gogh et Jean Nohain.
Mais ce courant principal n'est pas le seul. En même temps se constitue
un contre-courant à la frange de l'industrie culturelle. Alors que le courant
moyen réussit à mixer le standard et l'individuel, le contre-courant se
présente comme le négatif critique du courant dominant. Le courant
principal d'Hollywood montre la happy end, le bonheur, la réussite ; le
contre-courant, celui qui va de Mort d'un commis voyageur à No down
payment montre l'échec, la folie, la dégradation. Les réseaux négatifs
sont à la fois toujours secondaires et toujours présents. Ainsi nous voyons
que la contradiction fondamentale du système commande deux courants ;
la contradiction fondamentale est celle-ci : le système tend à sécréter
continuellement ses propres antidotes, et il tend continuellement à les
-empêcher d'agir : cette contradiction se neutralise dans le courant moyen,
qui est en même temps le courant principal ; elle s'aiguise dans l'opposition
«ntre le contre-courant négatif et le courant principal, mais le courant
négatif tend à être rejeté à la périphérie.
Et enfin, il y a le troisième courant, le courant noir, le courant où
fermentent les mises en question et les contestations fondamentales, qui
■demeure en dehors de l'industrie culturelle : celle-ci peut s'approprier en
partie, acclimater à elle, rendre consommables publiquement certains
aspects disons de Marx, Nietsche, Rimbaud, Freud, Breton, Peret, Artaud,
mais la part maudite, Vantiproton de la culture, son radium, restent en
dehors.
Mais quoi ? Qu'existait-il avant la culture industrielle ? Hôlderlin,
î*Iovalis, Rimbaud étaient-ils reconnus de leur vivant ? Le conformisme
bourgeois, la médiocrité arrogante ne régnaient-ils pas dans les lettres et
dans les arts ? Avant les managers de la grande presse, les producteurs
de cinéma, les bureaucrates de la radio, n'y avait-il pas les académiciens,
les personnalités chevronnées, les salons littéraires... La vieille « haute
culture » avait horreur de ce qui révolutionnait les idées et les formes.
Les créateurs s'épuisaient sans imposer leur œuvre. Il n'y a pas eu d'âge
d'or de la culture avant la culture industrielle.
Et celle-ci n'annonce pas l'âge d'or. Dans son mouvement elle apporte
plus de possibilités que l'ancienne culture figée, mais dans sa recherche de
la qualité moyenne, elle détruit ces possibilités. Sous d'autres formes,
la lutte entre le conformisme et la création, le modèle figé et l'invention,
continue.

Edgar Morin.

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