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Romania

La description de la fontaine dans l' Yvain de Chrétien de Troyes :


un problème d'interprétation
Stewart Gregory

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Gregory Stewart. La description de la fontaine dans l' Yvain de Chrétien de Troyes : un problème d'interprétation. In: Romania,
tome 110 n°439-440, 1989. pp. 539-541;

doi : 10.3406/roma.1989.1632

http://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1989_num_110_439_1632

Document généré le 19/03/2017


LA DESCRIPTION DE LA FONTAINE DANS YVAIN 539
Quel que soit le sens qu'on veuille donner au verbe monter, l'infinitif,
ici, équivaut bien à montoient.
Un tel emploi, très économique, de l'infinitif s'explique bien :
toutes les données actancielles et chronologiques ayant été précisées
dans la première proposition, il suffit de produire, dans la seconde,
la matière sémantique du prédicat — matière proche, de quelque
façon que ce soit, de celle du premier verbe 7.
Albert Henry.

LA DESCRIPTION DE LA FONTAINE
DANS L YVAIN DE CHRÉTIEN DE TRO YES :
UN PROBLÈME D'INTERPRÉTATION

Aux vers 424-26 de l'édition de Foerster, reproduite par T. B. W.


Reid ' , la pierre de la fontaine sur laquelle Calogrenant verse de l'eau
pour déchaîner la tempête est décrite de la façon suivante :
Li perrons fu d'une esmeraude,
Perciez aussi corne une boz,
S'i ot quatre rubiz dessoz...
Même texte, en gros, dans l'édition publiée par Mario Roques
d'après la copie de Guiot 2, sauf que le participe passé du vers 425 se
rapporte au substantif esmeraude plutôt qu'au perron :
Li perrons ert d'une esmeraude
perciee ausi com une boz,
et s'a quatre rubiz desoz...
Or, le problème d'interprétation dont il s'agit dans cette note, c'est le
sens qu'il faut attribuer au substantif boz et, en second lieu, au
participe perciez)perciee. Que le participe qualifie la pierre de la
fontaine, ou l'émeraude dont elle est faite, ce qui revient au même, il
est difficile d'accepter que cette pierre serait « percée comme une
7. Sur les conditions d'emploi et sur l'origine de l'infinitif substitut en
wallon, cf. L. Remacle, loc. cit., p. 136-142.
1. Chrestien de Troyes : Yvain (Le Chevalier au Lion), Manchester, 1942.
2. Les Romans de Chrétien de Troyes : IV, Le Chevalier au Lion (Yvain),
Paris [CFMA], réimpr. de 1982.
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outre » 3. Quel point de contact y aurait-il entre une outre et un bloc
de pierre, et à quoi servirait un bassin qui serait fabriqué de façon à
laisser fuir l'eau versée dessus ? Sans doute D. D. R. Owen 4 est-il sur
le bon chemin, d'une façon générale, en proposant la traduction
« bored out like a cask ». Quoi de plus naturel que ce qu'une pierre
de fontaine serait creusée (« bored out ») de façon à servir de bassin ?
Et, en effet, au vers 437 des éditions de Foerster et de Roques, la
pierre est le perron crosé. Il est improbable que perciez ¡per ciee ne soit
un synonyme de crosé.
Mais, cette boz, serait-elle un fût (« cask ») ? Ce dernier serait
caractérisé par un forage en profondeur qui ne conviendrait guère à
une pierre de fontaine, laquelle n'aurait besoin que d'un creux peu
profond. C'est ici, donc, que je voudrais faire intervenir le
témoignage d'une traduction wallonne des sermons de Saint Bernard sur le
Cantique des Cantiques, bien connue par le public savant grâce aux
beaux travaux de M. Albert Henry. Au folio 56 r° du manuscrit V du
Musée Dobrée à Nantes, nous lisons le passage suivant :
Certes, maleoiz es por ce ke tu repuns les frumenz
el pöble, lopares ke tu pers et despars ce ke
tue est, se tu, demeis plens, lo hastes a espandre
anceois ke il te soit tot enfundut, si artues
contre la loi del promier neit boef et si tonz lo 5
promier neit de la berbiz. Tu a toi toz la vie et
la santeit cum tu dones a altrui, cant tu, vois de
saine entention, deviens enflez del ven de vaine
glore, u enboez del venin de la terriene covoitise,
et si muers enflez de mortel mal. Et, par tant, se 10
tu es saiges, fai toi bu, ne mie chanal. La chanal
prés ensemble rezeoit et espant l'aige 5, mais li
buz atent jusk'a [fol. 56 rb] tant ke il soit plens
et ce k'en sorvat repart sens son damage, car ilh
seit ke cilh est maloiz ki la sue partie fait 15
peior. Et par ke tu ne despites mon conseilh, oies
celui ki est plus sages de moi : Li folz, fait
3. Traduction proposée par Claude- Alain Chevallier à la page 37 de son
Chrétien de Troyes, Yvain : Le Chevalier au Lion, Paris, 1988 [Livre de Poche].
Voir, aussi, au glossaire de l'édition Roques (« percé ou creux comme une
outre »).
4. Chrétien de Troyes : Arthurian Romances, Londres, 1987, p. 286.
5. Entre g et e, v écrit au-dessus de la ligne par une main secondaire.
LA DESCRIPTION DE LA FONTAINE DANS YVAIN 541
Salomon, gette fors tot son espir, mais H saiges
10 gardet en avant. Plusors chanalz avons hui cest
jor en sainte glise et mult pau de buz. De si grant 20
cariteit sunt cilh parmi cui les celestes fontaines
decurrent a nos, ke il anceois les vuelent espandre
ke il en soient espandut, plus aparelhiét a parler
ke a oïr, isnel a aprendre 6 ce ke ilh n'ont mie
apris, et desor les altres vuelent estre ki eaz 25
mimes ne sevent governeir.
Donc, dans un passage qui fait penser aux critiques adressées ailleurs
par Saint Bernard contre des esprits novateurs tels que Pierre Abélard,
11 s'établit une comparaison entre ceux qui approfondissent leurs
connaissances avant de se permettre de les divulguer aux autres et ceux
qui ont l'audace de procéder à l'enseignement sans une période de
formation adéquate. Ces derniers ressemblent à la chanal, au conduit, qui,
au moment de recevoir de l'eau, en fait immédiatement la
distribution. Par contre, les premiers sont assimilés à la bu (1. 11, cas sujet
singulier et régime pluriel buz aux lignes 13 et 20), qui ne répand l'eau
qu'elle a reçue qu'une fois qu'elle est au trop-plein. Et, dans tous les
cas, buz/buz correspond à concha du texte latin des sermons.
Sauf erreur de ma part, concha n'a d'autres significations que
« coquille, écaille » ou, cas plus rare, « récipient en forme de
coquille », dont l'une ou l'autre devrait être attribuée au mot français
bu, quelle que soit l'étymologie de ce dernier. Et l'une ou l'autre
conviendrait parfaitement au vocable boz (cas régime singulier
bo/bou ?) figurant au vers 425 de l' Yvain, du moment que la coquille,
ou un vaisseau en forme de coquille, présente un creux peu profond
typique du bassin d'une fontaine. Il est même permis de se demander
si perciez/ per ciee et crosé n'auraient pas le sens plus précis « rainé(e)
(comme la surface intérieure d'une coquille) ».
Si boz chez Chrétien de Troyes s'apparente à buz de la traduction
wallonne des sermons de Saint Bernard, comme il apparaît, on dirait,
à partir de ces deux témoignages, que nous sommes en présence d'un
vocable appartenant à une aire orientale du domaine gallo-roman,
englobant la Wallonie et la Champagne.
Stewart Gregory.

6. aprendre] prendre.

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