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DOSSIER L’éthique en gestion : au-delà de la réglementation 31

Deux outils pour encourager


des pratiques morales et éthiques
en gestion
Thierry C. Pauchant, Caroline Coulombe, Christiane Gosselin, Yoséline Leunens et Joé Martineau 1

Les préoccupations éthiques en Les auteurs


matière de gestion, de leadership et de
gouvernance ne sont pas récentes. Elles Thierry C. Pauchant est professeur titulaire et titulaire de la Chaire de management éthique
étaient déjà centrales chez Socrate, à HEC Montréal.

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Platon et Aristote en Grèce, Bouddha
Caroline Coulombe, Christiane Gosselin, Yoséline Leunens et Joé Martineau sont doctorantes et
en Inde, ou Confucius en Chine. Ce
assistantes de recherche à la Chaire de management éthique à HEC Montréal.
contexte historique permet de rela-
tiviser l’engouement actuel, dans le
domaine de l’éthique, pour une régle-
mentation accrue contre les abus finan- gie, des atteintes graves à la dignité taire, de certains normes ou critères
ciers. Ces derniers sont cependant très humaine et des abus écologiques. économiques, sociaux et environne-
importants. On estime aujourd’hui que Il est important de prendre mentaux (53 % des entreprises). En ce
les fraudes commises annuellement par conscience du fait que la loi Sarbanes- qui concerne la première pratique, de
les cols blancs aux États-Unis sont de Oxley ne tient pas compte de ces autres nombreuses études font ressortir le
200 à 600 milliards de dollars, un mon- enjeux. De très nombreuses personnes, manque de liens scientifiques entre
tant qui représente de 10 à 30 fois celui représentant un large spectre d’idéolo- l’existence d’un code dans une entre-
des crimes de rue et des délits contre les gies politiques et venant de divers pays, prise et des pratiques organisationnel-
personnes et la propriété (Schnatterly, ont insisté pour que l’on adopte en les plus éthiques3. Par exemple, sur 20
2003). Après la crise d’Enron, considé- affaires une vue plus pluraliste incluant études menées sur ce sujet, seules 11
rée comme emblématique des manipu- les considérations financières, mais d’entre elles ont dévoilé des corréla-
lations financières dans l’entreprise, le aussi la dignité et les droits humains, tions positives (O’Fallon et Butterfield,
gouvernement des États-Unis a intro- la démocratie, l’enjeu moral de la pau- 2005 : 397); dans une autre étude por-
duit la loi Sarbanes-Oxley. Cette loi vreté et de la paix, et la santé écologi-
tant sur 10 000 employés répartis dans
influence actuellement de nombreuses que de la planète2.
6 entreprises, l’existence de codes a été
nations, dans notre univers de plus en Bien que de nombreuses entreprises
corrélée à 0,16 avec l’engagement des
plus mondialisé. Essentiellement, elle mentionnent aussi ces enjeux, force est
employés envers l’éthique, alors que
renforce les contrôles financiers dans de constater que les stratégies mises
le but de mieux protéger une partie au point jusqu’à maintenant dans le des discussions sur ce sujet ont été cor-
prenante spécifique, les actionnaires. domaine de l’éthique n’ont pas démon- rélées à 0,61 (Treviño et al., 1999 : 137).
Cependant, des études récentes, basées tré des changements de fond. Par exem- Pour ce qui est de la seconde pratique,
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entre autres sur une commission séna- ple, une enquête portant sur 250 entre- de nombreux chercheurs ont dénoncé
toriale américaine, indiquent que les prises du Global Fortune 500, dans 16 sa faible rigueur scientifique, ne per-
agissements non éthiques d’Enron pays (KPMG, 2005 : 19), révèle que les mettant pas d’établir des liens véri-
dépassent les seuls enjeux financiers et deux pratiques adoptées le plus souvent fiables entre les critères et une crois-
la protection des actionnaires (Culpan sont, d’une part, la rédaction volontaire sance de la performance éthique des
et Trussel, 2005; Martineau, 2007). Ces d’un code d’éthique, plus réglemen- organisations4; des auteurs ont même
agissements comprennent, par exem- taire, ou d’un code de conduite, met- dénoncé la non-concordance de ces cri-
ple, des manques d’équité entre des tant l’accent sur des valeurs d’entre- tères entre les chercheurs scientifiques,
cadres supérieurs et les employés, des prise (67 % des entreprises), et, d’autre les gestionnaires, les consultants ou les
entraves au libre marché de l’éner- part, la divulgation, également volon- agences de notation (Waddock, 2004).
32 Éthique, morale, mœurs et TABLEAU 1 – Définitions de base
droit : la nécessité gestionnaire
de distinguer Droit Ensemble de principes qui règlent les rapports entre les personnes et qui servent à
définir les lois. Les lois sont un ensemble de règles obligatoires établies par l’auto-
Ces résultats décevants s’expliquent rité souveraine et sanctionnées par la force publique (Glenn, 2000). La déontolo-
en partie par le fait que les gestionnai- gie est un ensemble de règles émises par une profession ou une organisation qui
res demandent à l’éthique des réponses régissent les comportements et prescrivent les responsabilités de leurs membres.
très diverses5 : certains cherchent des Pour s’exercer, la déontologie, comme le droit, a besoin d’une entité officiellement
certitudes; d’autres veulent des règles désignée afin de décider si une règle déontologique a été ou non transgressée et
à suivre; d’autres, des valeurs qui enca- punir en conséquence (Bentham, 1970).
drent ou des stratégies qui signalent au Mœurs ou Manières de sentir, de penser et d’agir, structurées par des modèles collectifs mais
marché leur bonne volonté; d’autres culture non dictées expressément par le droit, des institutions ou des entités officiellement
encore essaient d’exprimer des aspira- désignées (Schein, 1985). Les mœurs sont associées à des normes sociales (règles
tions s’accordant davantage avec leur informelles et collectives qui guident l’action), à des valeurs (croyances stables et
conception d’une vie «bonne». Dans ces abstraites qui représentent ce qui est attrayant) et à des attitudes (évaluations
demandes diffuses, des notions de base subjectives, positives ou négatives, envers des personnes, des objets ou des événe-
sont alors confondues : l’éthique peut ments particuliers).
se résumer alors au droit et à la déonto-
logie; ou aux mœurs et aux valeurs; ou à Morale Réflexion critique et ensemble d’impératifs et d’interdits qui résultent de l’oppo-
la morale, qui parfois dicte strictement sition du bien et du mal, souvent considérés comme absolus par des systèmes
ce qui est bien et ce qui est mal. Dans philosophiques, politiques ou religieux (Boisvert et al., 2003; Dalla Costa, 1998). La
le but d’aider les gestionnaires à mieux morale est influencée mais non dictée par le droit et les mœurs, et elle les influence
distinguer entre ces notions différentes, aussi. Elle établit des devoirs et des responsabilités, et elle est parfois confondue
nous proposons dans le tableau 1 quel- avec la notion de moralisation, perdant ainsi sa fonction réflexive.
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ques définitions de base. Éthique Réflexion critique et désir plus diffus de vivre une vie bonne, influencés mais non
Ces définitions, fort débattues dictés par le droit, les mœurs et la morale (Ricœur, 1990). Bien que l’éthique par-
aujourd’hui, comme elles l’ont été tage avec la morale la réflexion critique, elle peut être considérée surtout comme
tout au long de l’histoire6, permettent un processus, une méthodologie, une quête dans le but d’établir ce qui est envisagé
cependant d’effectuer des distinctions comme moral ou non. Mais cette opposition entre la «morale», considérée comme
très utiles en gestion. Par exemple, ce l’aboutissement d’une quête, et l’«éthique», considérée comme une méthodologie,
qui est légal peut être, ou non, consi- ne peut être établie de façon stricte (Canto-Sperber, 2004; Russ, 1995; Taylor, 1989).
déré comme moral. Cette non-concor- Les philosophes ont, par exemple, appelé depuis des siècles le domaine de la quête
dance obligatoire entre ces termes éthique la «philosophie morale»; aussi, dans notre langage de tous les jours, les
a été démontrée, par exemple, par notions de «morale» et d’«éthique» sont souvent confondues.
l’oppo­sition de Martin Luther King à
des lois qu’il jugeait injustes. Un même
argument peut être apporté au sujet
des mœurs, notion plus diffuse que mœurs et du droit, et à préciser leurs façon farouche par des mécanismes
celle des lois. Par exemple, une culture propres conceptions de l’éthique, un de défense ou de résistance et sont
raciste peut être entretenue dans une bon moyen consiste à les inviter à alors difficiles à cerner et à changer.
société, ce qui ne la rend pas morale reconnaître l’influence de différen- Dans les sciences de la gestion, l’un
pour autant. tes «traditions» en gestion. Une tra- des auteurs qui ont le plus fait honneur
Dans un monde idéal, un compor- dition désigne l’action de remettre à à cette notion est Edgar H. Schein, de
tement moral serait une action dési- quelqu’un une entité soit matérielle, la Sloan School of Management, au
rée et choisie par un processus délibéré comme un produit ou un service, soit Massachusetts Institute of Technology.
en éthique, établissant cette morale, immatérielle, comme de l’information. Il note qu’une tradition en affaires peut
encouragé par les mœurs et codifié La langue anglaise a conservé le sens être appréciée, à un niveau plus artifi-
par le droit. Cependant, il faut remar- étymologique de cette notion de tra- ciel, par le type de biens et de services
quer, comme Adam Smith l’a fait en son dition, car quand on parle d’échanges produits et échangés; à un niveau plus
temps, que cet idéal n’existe pas (Smith, commerciaux, on utilise les mots trade, profond, par les éléments culturels et
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1979). trading et traders. Dans le domaine de les valeurs sous-jacents à ces produc-
la philosophie morale, Charles Taylor a tions et échanges; et, au niveau ultime,
dénommé les traditions préférées des en mettant en évidence les «supposi-
personnes des «hyper-biens», c’est-à- tions de base» qui sous-tendent ces élé-
Traditions et suppositions dire les conceptions morales que ces ments culturels et ces valeurs (Schein,
de base : des façons de voir, personnes considèrent comme supé- 1985 : 14-21). Il est essentiel de noter
de faire et d’être rieures à d’autres (Taylor, 1989 : 62-64). que Schein propose une distinction
Ces hyper-biens, à la source de l’iden- fondamentale entre les valeurs renfor-
Pour aider les gestionnaires à mieux tité existentielle des individus et des cées dans une organisation, par le biais
différencier la morale et l’éthique des groupes, sont souvent défendus de par exemple d’un énoncé de valeurs ou
d’un code de conduite, et les «suppo- économique et morale des nations Aussi, si Smith compare la précision du 33
sitions de base». Au lieu d’être expli- demandait une subtile interaction entre droit à celle de la grammaire, il indique
cites, ces suppositions sont implicites le droit, les mœurs, la moralité et l’éthi- que la moralité et l’éthique nécessitent
et même «ne peuvent être confrontées que, comme cela sera discuté ci-après7. l’usage d’un langage souple, littéraire
ni débattues, [bien que] guidant les Bien qu’à l’heure actuelle, et comme et poétique (Smith, 1983), «qui nous
comportements, dictant aux membres nous l’avons vu, les règles de droit et présente différemment une idée géné-
d’un groupe des façons de percevoir, les normes strictes soient considérées rale de la perfection que nous devrions
de penser et de ressentir les choses» comme la voie à suivre pour assurer des atteindre» (Smith, 1982 : 327; traduc-
(Schein, 1985 : 18). Afin d’aider les comportements éthiques dans l’organi- tion libre).
gestionnaires à retracer ces supposi- sation, les vues de Smith étaient beau- Après sa défense du droit, mais aussi
tions de base, Schein précise qu’elles coup plus nuancées. Il est clair que, suggérant ses limites, Smith analyse éga-
concernent cinq domaines particuliers, pour lui, une société ne peut survivre lement le bien-fondé des valeurs habi-
comme l’indique le tableau 2 (Schein, sans le droit et la justice, qu’il compare tuellement partagées dans une société.
1985 : 86-109) aux piliers d’un édifice sans lesquels Il croit que ces valeurs sont souvent
Au cours de l’histoire, un grand «le grand, l’immense tissu de la société tournées vers l’admiration des riches
nombre de philosophes moraux, et humaine se désintègre instantanément et des puissants, acceptant même cer-
d’autres personnes non philosophes de en atomes» (Smith, 1982 : 86; traduction tains de leurs vices. Cette admiration
profession, ont proposé des réponses libre). De même, il compare le droit aux engendre, pour Smith, la formation de
différentes au sujet de ces suppositions règles de la grammaire qui seules, dans classes sociales et, ainsi, assure une
de base. le langage, sont «précises et exactes» certaine stabilité dans une société. Il
Bien qu’ayant vécu il y a plus de (Smith, 1982 : 327; traduction libre). note cependant que ces valeurs vont
200 ans, Adam Smith est encore perçu Cependant, après avoir défendu le droit à l’encontre de la vertu et atrophient
aujourd’hui comme le défenseur ultime pour son caractère indispensable et sa l’estime manifestée dans une société
du système capitaliste, de l’économie précision, Smith note qu’une société pour des personnes qui ne recherchent

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de marché ou de la «société commer- commerciale où l’on n’observerait que pas la richesse, le pouvoir ou la renom-
ciale», comme Smith l’appelait. Par des règles contractuelles pourrait survi- mée, entraînant ainsi une certaine per-
exemple, l’éditeur de l’influente revue vre, mais avec moins de bonheur, d’hu- version morale. Comme l’a écrit Smith
The Economist a attaqué récemment manisme, de chaleur. Comme il le dit, (1982 : 61-62; traduction libre) :
la notion de responsabilité sociale en une société strictement commerciale, «Cette tendance à admirer, et pres-
affaires en rappelant que, depuis Smith, «bien que moins heureuse et agréable, que à adorer, le riche et le puissant, et
on sait que la recherche de l’intérêt per- ne se dissoudra pas nécessairement. à mépriser, ou, au moins, à négliger, le
sonnel, guidé par une main invisible, Elle pourra se maintenir à travers des pauvre et sans pouvoir, bien qu’elle soit
profite au bien commun (Crook, 2005). échanges intéressés de services satis- nécessaire afin d’établir et de maintenir
De nombreux auteurs ont cependant faisants suivant une valeur négociée. les rangs sociaux et l’ordre de la société,
affirmé que les vues de Smith étaient Ce sont les ornements qui embellissent, est, en même temps, la plus importante
beaucoup plus complexes et que, pour pas les fondations» ni les piliers des édi- et universelle cause de la corruption
lui, le développement de la richesse fices (Smith, 1982 : 86; traduction libre). de nos sentiments moraux. La grande
populace de la race humaine est l’admi-
ratrice et l’adoratrice de la richesse et
TABLEAU 2 – Les cinq domaines des suppositions de base du pouvoir. Fréquemment, nous consi-
dérons les vices et les extravagances du
La relation de Au niveau organisationnel, cette relation est-elle une relation puissant comme bien moins méprisa-
l’humanité avec d’exploi­tation, de domination, de respect, d’harmonie, de bles que la pauvreté et la vulnérabilité
l’environnement naturel vénération? de l’innocent.»
La nature de la réalité Quels faits sont considérés en affaires comme importants et véri- De nouveau, et nous insistons sur ce
diques? Comment les découvrir et sous quel angle temporel : court point essentiel, si les gestionnaires dési-
terme, long terme; linéaire, non linéaire? rent encourager la morale et l’éthique
en gestion, ils se doivent d’examiner les
La nature humaine Est-elle diabolique, bonne, neutre? Modifiable, déterminée, pro- conceptions profondes d’auteurs classi-
gressive, régressive? Atomique, biologique, psychologique, sociale, ques qui sont à l’origine de nos concep-
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politique, spirituelle? tions actuelles. Parfois, comme dans le


cas de Smith, ce retour permet aussi de
La nature de l’activité L’activité humaine dans le travail consiste-t-elle en premier à découvrir que les vues de ces auteurs
humaine survivre, à produire, à créer de la richesse, à innover, à apprendre, à sont différentes des versions rete-
trouver le bonheur, à contempler? nues aujourd’hui en affaires ou dans
La nature des relations Ces relations doivent-elles être coopératives, compétitives, mixtes? les théories économiques. Par exem-
humaines Basées sur l’individualisme, le bien-être de son groupe d’apparte- ple, Adam Smith n’est pas le défenseur
nance, le bien commun? Doivent-elles être totalitaires, encadran- inconditionnel de l’assouvissement des
tes, démocratiques, bienveillantes? intérêts particuliers dans le respect des
lois en vigueur et des normes sociales
34 habituelles8. Il reconnaît le bien-fondé pour des raisons économiques, mais par les dirigeants d’entreprise. Bien que
des lois et des mœurs habituelles, afin aussi parce qu’il n’existe «aucune loi du les pratiques actuelles dans le domaine
d’assurer la survie et la stabilité d’une parlement qui interdit les coalitions qui soient encore fractionnées, comme le
société; mais il attribue aux domaines se forment pour diminuer les salaires» mentionne l’introduction de cet arti-
de la morale et de l’éthique, plus dyna- (1981 : 83-84; traduction libre). Suivant cle, ces dirigeants se rendent compte de
miques et subtiles, la fonction du déve- ces constats, Smith suggère d’abolir ces l’accroissement de la globalité et du plu-
loppement d’une société et de sa qualité monopoles, lesquels faussent les rela- ralisme des affaires, mêlant différentes
de vie. Cette conception smithienne est tions entre le prix naturel d’un produit philosophies, cultures et religions; de
compatible avec les quatre définitions et son prix sur le marché, et en appelle plus, ils sont conscients que la morale
suggérées dans le tableau 1. à un certain degré de sagesse. Il croit, et l’éthique influencent leur entreprise
Dans cet article, il est impossible par exemple, que la richesse a plus de sous de multiples facettes, incluant leur
de décrire en détail toutes les tradi- chances de s’accumuler suivant des rentabilité et leur légitimité, mais aussi
tions, ni même de les évoquer toutes. principes de frugalité, d’épargne, de l’engagement de leur personnel ou la
Le tableau 3 propose une question qui prudence, de moralité, d’éthique et une santé écologique de la planète (KPMG,
concerne de nombreux gestionnaires vue à long terme; il pense également 2005 : 18; McKinsey, 2006 : 5). L’un des
et suggère comment 10 traditions éthi- que «le désir d’un gain plus impor- problèmes fondamentaux en gestion
ques, chacune étant représentée par un tant pousse souvent les personnes à éthique semble être aujourd’hui, d’un
auteur clé, se positionnent face à cette la boulot-manie et à des problèmes de côté, de dépasser le fractionnement
question. santé reliés à un travail excessif» (1981 : actuel et, de l’autre, de ne pas submer-
100; traduction libre); et il dénonce ger les gestionnaires avec trop de tra-
même l’idéalisation trompeuse de la ditions, rendant la prise de décision
richesse, comme nous l’avons vu pré- trop complexe. Comme le dit Kenneth
Relativiser ses traditions cédemment. Aussi, si Smith plaide cer- Goodpaster, un auteur influent en éthi-
préférées et en découvrir tainement pour la spécialisation des que des affaires, un philosophe moral
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d’autres : la nécessité du tâches afin d’accroître la productivité, se doit de «marcher dans les mocassins
dialogue il réprouve aussi ses côtés négatifs. Il d’un gestionnaire» (Goodpaster et al.,
affirme qu’une personne confinée dans 2006 : 2; traduction libre).
Il est évident que les positions pré- une tâche simple et répétitive, ce qui est Bien que certaines traditions mora-
sentées dans le tableau 3 sont relati- le cas dans l’exemple des travailleurs les suggèrent un «hyper-bien» abstrait,
vement stéréotypées et qu’il en existe du coton, «devient généralement aussi supposé absolu et suffisant (Taylor,
de nombreuses autres. Par exemple, stupide et ignorante qu’on peut le deve- 1989 : 62-76), comme «les impératifs
une analyse plus complète en gestion nir et que la torpeur qui fige l’esprit catégoriques» (Emmanuel Kant), «la
se devrait de prendre aussi en consi- d’une telle personne la rend incapable transcendance des valeurs» (Friedrich
dération les impératifs catégoriques de concevoir des sentiments généreux, Nietzsche), ou «le plus grand bien-être
d’Emmanuel Kant, l’éthique des vertus nobles ou de sollicitude» (1981 : 782; pour la majorité» ( John Stuart Mill),
d’Aristote, le réalisme politique de traduction libre). Afin d’atténuer ces d’autres exhortent au dialogue, per-
Nicolas Machiavel, l’égalitarisme radi- effets, Smith propose un système d’édu- mettant ainsi d’examiner différents
cal de Karl Marx, l’éthique spirituelle de cation, aux frais de l’État et, en particu- hyper-biens. Dans cet article, nous ne
Simone Weil ou l’éthique égoïste d’Ayn lier, pour les personnes défavorisées qui pouvons décrire toutes les nuances des
Rand, pour ne mentionner que ceux- n’ont pas accès à l’éducation, ainsi que types de dialogues proposés : certains
là. Mais le but de cet exemple était de l’utilisation de machines pour l’exécu- sont plus structurés en commissions
mettre en lumière des différences fon- tion des tâches répétitives. d’enquête, d’autres en consultations
damentales en ce qui a trait à la morale Comme un écho aux vues de Smith, publiques ou en tables rondes, d’autres
et à l’éthique, lorsque l’on change de des auteurs privilégient une approche encore en débats ou en discussions, et
«tradition». Adam Smith, dont nous plus pluraliste de la morale et de l’éthi- certains sont plus démocratiques ou
exposons les vues plus en détail dans que. Certains comparent plusieurs tra- introspectifs (Anderson et al., 1994,
cet article, offre plusieurs commentai- ditions entre elles9; d’autres exposent 2004; Pauchant, 2002 : 369-380). Nous
res sur l’enjeu des marges bénéficiai- différentes traditions qui ont été créées présentons ici deux pratiques que nous
res. Ainsi, il dénonce certains inves- en Occident et en Orient, incluant les avons choisies parce qu’elles sont par-
tisseurs, industriels et marchands qui traditions spirituelles10; d’autres encore ticulièrement développées dans l’en-
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démontrent «une disposition envers ont édité des dictionnaires et présen- treprise et dans la société en général :
l’étroitesse d’esprit, la méchanceté et tent des centaines de traditions, ten- la pratique des cercles de dialogue ainsi
l’égoïsme», devenant «très impatients tant de rendre compte de la diversité que les séminaires de management et
de devenir riches de façon excessive» des suppositions de base et des prati- traditions éthiques.
(1981 : 668 et 943; traduction libre). ques proposées dans le monde entier La pratique des cercles de dialo-
Il note aussi que ces personnes en et à travers l’histoire (Canto-Sperber, gue a déjà été employée par des cen-
position de pouvoir peuvent souvent 2004; Clarke et Linzey, 1996). Cette ten- taines d’entreprises et d’organisations,
«forcer les travailleurs à accepter leurs dance à une redécouverte du plura- incluant AT&T, Ford, Xerox et le Réseau
conditions», comme dans l’exemple lisme en matière de moralité et d’éthi- de la santé et des services sociaux du
des travailleurs du coton du tableau 3, que est aussi de plus en plus demandée Québec11. Proposée par le physicien
TABLEAU 3 – Un enjeu de gestion et les réponses de 10 traditions éthiques 35

QUESTION. Une entreprise multinationale emploie une main-d’œuvre dans des pays en voie de développement et produit, tous frais inclus, des tee-shirts
en coton à 30 sous l’unité. L’entreprise en vend des millions, sous une marque prestigieuse, à 19,50 $ l’unité, réalisant une marge bénéficiaire de 6 500 %.
Cette marge est-elle morale? Et selon quelle analyse éthique?

1. Tradition néolibérale, La question devrait porter sur la légalité de la marge, non sur sa moralité. Dans une société marchande et complexe, le
Milton Friedman. seul consensus social qui peut être atteint est dérivé de l’ajustement de la valeur marchande, établie par le jeu de l’offre
et de la demande, sous un régime de libre concurrence. L’analyse éthique à conduire consiste à déterminer si la firme a
enfreint la loi ou les normes sociales dictées par les droits et libertés constitutionnels, ce qui n’est pas le cas ici. «La seule
responsabilité sociale des entreprises privées est d’utiliser ses ressources afin d’accroître ses profits en restant cependant
dans les règles du jeu établies» (Friedman, 2002 : 133; traduction libre).

2. Tradition utilitariste, La marge est morale. L’analyse éthique à conduire consiste à veiller à ce que l’idéal utilitariste soit respecté, assurant non
John Stuart Mill. pas «le plus grand bonheur de l’agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur totalisé» (Mill, 1968 : 57). Dans
ce cas, des millions de consommateurs accroissent leur bien-être en acquérant un produit de qualité à un prix raisonnable,
alors que seuls quelques milliers de personnes travaillent à bas salaire, mais sans entrave à leurs droits fondamentaux.

3. Tradition légaliste La marge est morale car il n’existe aucun droit naturel, antérieur à l’établissement d’un gouvernement (Bentham, 1970).
et déontologique, Ce qui est moral ou non est défini par la loi ou un code de déontologie. La marge deviendrait immorale si une institution
Jeremy Bentham. mandatée décidait d’imposer, de façon légale, un pourcentage maximal à ne pas dépasser.

4. Tradition d’égalitarisme On ne peut répondre à la question. Une analyse éthique doit être conduite suivant le principe du «maximin» (Rawls,
libéral, John Rawls. 2001 : 97). Chacune des solutions possibles, comme modifier la marge ou modifier les conditions de production, doit

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être envisagée de façon impartiale. La solution la plus morale sera celle dont le plus mauvais résultat possible sera
cependant meilleur quand on le compare aux plus mauvais résultats générés par les autres choix. L’accroissement de la
richesse d’un groupe n’est pas un enjeu moral en soi s’il n’aggrave pas les conditions de vie des moins nantis.

5. Tradition des parties On ne peut répondre à la question. Une entreprise est le nœud d’intérêts convergents et concurrents qui animent diffé-
prenantes, R. Edward rentes parties prenantes, par exemple des employés, des actionnaires ou des clients. Les gestionnaires et les administra-
Freeman. teurs se doivent d’être davantage conscients et responsables des effets de leurs politiques et pratiques sur chacune de ces
parties, répondant à ces divers besoins comme on le fait en marketing (Freeman, 2000). Dans ce cas, l’analyse éthique
à conduire consiste à préciser si cette marge ne met pas en péril la légitimité sociale et économique de l’entreprise et sa
pérennité.

6. Tradition de la conduite On ne peut répondre à la question. Le caractère moral d’une pratique de gestion ne peut être déterminé en fonction
juste, Confucius. d’aspects strictement économiques. Pour être moralement acceptable, la recherche du profit doit aboutir à une plus
grande justice et harmonie dans la société. Considérant que «l’homme de qualité ramène tout à une question de jus-
tice, l’homme de peu à des questions d’intérêts» (Confucius, 2005), une analyse éthique devrait investiguer ce degré de
conduite juste.

7. Tradition discursive, On ne peut répondre à la question. Seule la rencontre de représentants de la population et suivant une condition «idéale
Jürgen Habermas. de communication» (Habermas, 1992), c’est-à-dire sans pressions de pouvoir ni manœuvres manipulatrices, pourra éta-
blir, par l’argumentation raisonnée et le débat, la solution la plus morale pour tous.

8. Tradition des La question est mal posée et devrait plutôt porter sur la répartition de la marge. L’article 23.3 de la Déclaration univer-
droits de la personne, selle des droits de la personne stipule ceci : «Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante
Eleanor Roosevelt. lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine» (Gandini, 1998 : 56). Considérant que
souvent ces employés ne gagnent que de 5 à 15 sous l’heure et travaillent dans des conditions à la fois insalubres et
éprouvantes, il est peu probable que ces conditions remplissent les critères minimaux de la charte des Nations unies.

9. Tradition écologique, La question est hors de propos car la fabrication même de ces produits se doit d’être abandonnée ou transformée de
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Rachel Carson. façon radicale pour des raisons écologiques. Il est démontré que la production de coton est l’une des plus polluantes,
ne représentant que 2,5 % de la surface des plantations du monde, mais utilisant 22 % des insecticides et 10 % des
pesticides, dont le D.D.T. (Carson, 2002). La production d’un seul tee-shirt requiert aussi 1 300 litres d’eau et de multiples
produits chimiques pour la teinture, polluant ainsi les cours d’eau et la nappe phréatique, engendrant des risques impor-
tants pour la santé des travailleurs, le reste de la population, la faune et la flore.

10. Tradition autochtone, La marge est immorale ainsi que le mode de production employé. En premier lieu, le revendeur devrait rétribuer les
Rigoberta Menchú Tum. petits producteurs à un taux qui respecte leur dignité et leurs besoins fondamentaux; en deuxième lieu, la notion
même de production de masse est non écologique; en troisième lieu, elle ne respecte pas le caractère sacré de la nature
(Menchú Tum, 2002).
36 anglais David Bohm, considéré comme étudier des œuvres classiques, comme fondie de grands auteurs en philoso-
l’héritier d’Albert Einstein, et introduite Éthique à Nicomaque d’Aristote, La théo- phie morale : Socrate, Platon, Aristote,
en gestion par Peter Senge (1990) du rie des sentiments moraux d’Adam Smith Zénon, Épicure, Thomas d’Aquin,
MIT, cette pratique permet à la fois de ou L’enracinement de Simone Weil, et Grotius, Machiavel, Thomas Hobbes,
diminuer les stratégies défensives des à se réunir de façon régulière afin de Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, David
personnes et d’examiner en profon- discuter des enjeux éthiques vécus Hume et Francis Hutcheson (Smith,
deur les suppositions de base entrete- au travail, à la lumière de ces œuvres 1982 : 265-342). Il insiste également
nues par des individus et des groupes (O’Toole, 1993, 2005; Samuelson, 2006). sur la nécessité du dialogue, basant
de personnes. Edgar H. Schein, par Cette approche a été particulièrement l’origine des sentiments moraux sur le
exemple, a déclaré que la pratique du appliquée dans le domaine des affai- degré de sympathie qu’une personne
dialogue est «un élément central pour res par l’Aspen Center of Leadership, peut ressentir envers elle-même et
tout modèle de transformation organi- au Colorado (Samuelson, 2006), et est envers les autres (Smith, 1982 : 9-26;
sationnelle», considérant sa contribu- assistée, dans la population en général, Solomon, 2004). Si Smith reconnaît
tion à l’exploration d’enjeux complexes par la Great Books Foundation. que l’être humain est influencé par
et la compréhension des dynamiques Durant ces deux pratiques, les cer- la recherche de son propre intérêt, et
culturelles (Schein, 1993 : 40; traduc- cles de dialogue et les séminaires, dif- que cette recherche peut mener à des
tion libre). Cette pratique est beau- férentes parties prenantes peuvent conséquences positives pour la col-
coup plus qu’un simple échange de être invitées à partager leurs vues avec lectivité, il reconnaît aussi que l’être
vues entre participants et elle est moins des gestionnaires et/ou des adminis- humain est un être social qui a besoin
enracinée dans le débat raisonné pro- trateurs. Dans le milieu des affaires, d’harmonie, ainsi que de l’approba-
posé par Jürgen Habermas (Anderson et l’approche des parties prenantes, réu- tion des autres. Comme il l’a écrit :
al., 2004). Réunissant entre 20 et 30 per- nissant différents individus et groupes «C’est le grand précepte de la nature
sonnes chaque mois pendant plusieurs concernés par les activités d’une entre- de nous aimer nous-mêmes comme
heures, les cercles de dialogue utilisent prise (Freeman, 2000), gagne en popu- nous aimons notre voisin ou, ce qui
DOSSIER

des techniques comme la communica- larité. Cependant, l’enquête de KPMG revient au même, comme notre voisin
tion non-violente (Rosenberg, 1999), le note que seules 21 % des entreprises est capable de nous aimer» (1982 : 22;
ralentissement des échanges et de la engagent actuellement leurs parties traduction libre). Sur le dialogue et le
pensée, la suspension momentanée des prenantes dans la détermination d’en- désir d’échanges harmonieux, sincères
jugements, le questionnement respec- jeux, et elles sont moins nombreuses à et profonds, allant au-delà de la ratio-
tueux des vues exprimées, l’expression les inclure dans leur processus de déci- nalité stricte, Smith a noté (1982 : 337;
authentique de ses vues personnelles sion (KPMG, 2005 : 20). Malgré cela, traduction libre) : «Cette harmonie
ou le développement de l’empathie cette enquête indique qu’un réel dialo- la plus agréable ne peut être obtenue
envers soi-même et les autres (Isaacs, gue avec les parties prenantes est l’une que s’il existe une communication non
1999). Ces techniques assistent l’exa- des clés essentielles du développement contrainte de sentiments et d’opinions.
men en profondeur des cinq domai- de l’éthique dans l’entreprise, une vue Nous désirons tous ressentir comment
nes des suppositions de base décrits partagée par de nombreux chercheurs13. chacun est affecté, pénétrer dans nos
précédemment. Ces cercles peuvent Il faut cependant noter que la pratique poitrines respectives, et observer les
être organisés en conjonction avec des du dialogue n’est pas une panacée; elle sentiments et les affects qui subsistent
réunions plus formelles de comités de requiert l’établissement dans une orga- en cet endroit.»
direction ou de conseils d’administra- nisation d’une réelle culture de dialo- Pour Smith, la fonction première du
tion, permettant alors à une entreprise gue ou d’échange14. Plusieurs auteurs système industriel et de la société com-
d’avoir deux espaces différents pour la dans ce dossier signalent d’ailleurs la merciale est d’offrir des biens essentiels
prise de décision, l’un plus introspectif nécessité de cette culture et d’un climat à une vie décente sur le plan matériel et
et moins traditionnel, l’autre plus déci- organisationnel propice afin que ces à des prix avantageux, comme la nour-
sionnel et habituel12. À l’heure actuelle, échanges contribuent véritablement à riture, les vêtements ou l’habitation
il existe des centaines de cercles de des changements de fond et ne créent (Smith, 1981). Mais, pour lui, l’échange
dialogue à travers le monde dans des pas des attentes irréalistes. commercial demande aussi un change-
organisations de tous types, encou- Adam Smith recommandait l’utilisa- ment dans la psychologie des person-
ragés, par exemple, par la Society for tion de pratiques similaires. Éducateur, nes, qui doivent mieux contrôler leurs
Organizational Learning. économiste, philosophe mais aussi ges- passions. Il affirme que la négociation,
Gestion, volume 32, numéro 1, printemps 2007

Une autre pratique mise au point tionnaire, puisqu’il s’est occupé pen- centrale dans tout échange, est mora-
dans l’entreprise et dans la société en dant plus de 10 ans de l’administration lement supérieure à la violence et que
général est celle des great books semi- des douanes pour toute l’Écosse, Smith toute personne qui négocie doit dimi-
nars, ou ce qu’on appelle en français connaissait ses classiques en philoso- nuer ses passions égoïstes afin de s’en-
les séminaires de management et tra- phie morale et approuvait le proces- tendre avec une autre partie. Comme il
ditions éthiques. Cette pratique a été sus élaboré par Benjamin Franklin, l’écrit (1982 : 22; traduction libre) : «La
introduite par Benjamin Franklin afin qu’il comptait parmi ses amis (Ross, personne désire passionnément une
d’encourager le discernement éthique 1995 : 256). Smith a consacré la der- sympathie plus complète. Mais elle ne
et le développement moral chez les lea- nière partie de son livre La théorie des peut espérer obtenir cela qu’en abais-
ders (Issacson, 2003 : 27). Elle consiste à sentiments moraux à une étude appro- sant ses passions à un niveau auquel les
autres sont capables de l’accepter. Elle treprise en restent souvent à ces deux le progrès, l’économie, le commerce, 37
doit aplanir le tranchant du ton origi- niveaux, par l’allégeance à des règle- la science, les droits humains ou la
nal pour être en harmonie et en accord ments, à des normes strictes ou à des Constitution américaine.
avec les émotions des personnes avec énoncés de valeurs de l’entreprise. Nous Enfin, notre proposition selon
qui elle est en contact.» avons aussi précisé que les domaines de laquelle les gestionnaires se doivent de
Cependant, Smith est aussi conscient la morale et de l’éthique procurent à la relire les auteurs classiques n’a pas pour
que ce sentiment de sympathie recher- fois des réponses et des façons d’ap- but de les transformer en philosophes!
ché par les personnes peut être cor- préhender cinq types de suppositions Nous suggérons cette méthode car il est
rompu. Il mentionne, par exemple, les de base implicites, et avons donné 10 souvent plus facile d’appréhender les
manipulations des personnes nanties exemples de ces réponses et appréhen- suppositions de base d’autres person-
dans le but d’acquérir l’admiration des sions, provenant de traditions différen- nes que de faire preuve d’introspection
autres, ou l’idéalisation indue des per- tes, face à une même problématique. envers soi-même : mettre un visage, un
sonnes nanties par celles qui le sont Enfin, nous avons décrit deux outils ou lieu et une époque sur des façons de
moins, comme nous l’avons vu précé- processus de gestion, les cercles de dia- penser et d’agir permet aussi d’avoir
demment. De nouveau, Smith déclare logue et les séminaires de management une approche moins conceptuelle et est
que le droit, qui ne peut réglementer et traditions éthiques, que les gestion- susceptible de faciliter l’appréhension
que des domaines spécifiques comme naires peuvent utiliser avec profit afin concrète de ses propres traditions éthi-
la défense de la propriété ou le respect d’encourager des pratiques morales et ques et celles de ses collègues. Comme
des contrats, ou les mœurs habituelles, éthiques. nous l’avons vu dans cet article, cette
qui sont parfois à l’origine même de la Tout au long de cet article, la pensée méthodologie est celle qu’a utilisée
perversion des sentiments moraux, ne d’Adam Smith nous a accompagnés. Adam Smith, entre autres, afin que la
peuvent corriger cette corruption. Il en Notre but n’était pas de prétendre société commerciale puisse contribuer
appelle alors à la morale et à l’éthique, que cette pensée est «meilleure» que à la richesse à la fois économique et
à la capacité pour un individu d’uti- d’autres dans le domaine de la phi- morale des nations.

DOSSIER
liser son jugement moral au-delà de losophe morale. Nous sommes fort
ce qui est légal et au-delà des mœurs conscients qu’il existe des lacunes Notes
habituelles, utilisant un dialogue pro- importantes dans les vues de Smith.
fond avec soi-même et les autres, et Pour ne donner que trois exemples, 1. Nous remercions le Centre de recherches en sciences
l’étude minutieuse des traditions en ses conceptions sont limitées dans le humaines du Canada (CRSH) qui a subventionné cette
recherche et les trois évaluateurs de la revue Gestion
philosophie morale. De façon fonda- domaine de l’éthique environnemen-
qui nous ont permis d’améliorer cet article.
mentale, Smith affirme que toute per- tale; elles doivent être complétées par
2. Voir Attali (1999), Béland (1998), Galbraith (2004),
sonne détient la capacité de développer des auteurs contemporains; et Smith Giddens (2003), Menchú Tum (2002), Sen (1999),
sa conscience morale et de devenir un s’en tient souvent à la pensée occiden- Stiglitz (1999), Taylor (1992), Yunus (2001).
peu plus «vertueuse» et un peu plus tale. Aujourd’hui, pouvons-nous éviter 3. Voir Girard (1999), O’Fallon et Butterfield (2005),
«sage». Anticipant par plus de 200 ans l’effort de mieux comprendre la pensée Treviño et al. (1999).
les recherches en psychologie dévelop- confucéenne, par exemple, la Chine 4. Voir Acquier et Gond (2006), Doane (2005), Gendron
pementale et en développement moral, étant en voie de devenir la troisième (2006), Pasquero (2006).
conduites par Cook-Greuter, Erikson, puissance économique mondiale? 5. Voir Coughlan (2005), Gaumnitz et Lere (2004),
Fowler, Gilligan, Kegan, Kohlberg, Cependant, malgré ces lacunes, nous Pauchant (2000).
Loevinger, Maslow, Torbert ou Vaillant sommes d’avis que l’étude des vues 6. Voir Canto-Sperber (2004), Ciulla et al. (2007),
Habermas (1992), Taylor (1989).
(Pfaffenberger, 2005), Smith montre que du père fondateur de l’économie de
l’être humain peut progresser à travers marché, et de ses relations avec le droit, 7. Voir Alvey (2003), Kennedy (2005), Muller (1993).
six étapes de développement : l’égo- les mœurs, la morale et l’éthique, reste 8. Voir Alvey (2003), Muller (1993), Kennedy (2005).
ïsme, la restriction par la prudence, la essentielle aujourd’hui. Cette étude 9. Voir Ciulla et al. (2007), Duhamel et al. (2001), Hinman
(2002), Solomon (1993).
recherche de la justice, le sentiment de permet, par exemple, de relativiser
10. Voir Dion (2001), Pauchant (2000), Shanahan et
bienveillance, le caractère vertueux et les conceptions tronquées, invoquées
Wang (2003).
la sagesse (Smith, 1982 : 237). aujourd’hui en son nom, ou de mieux
11. Voir Dixon (1998), Isaacs (1999), Pauchant (2002).
saisir le dessein moral et éthique de la
12. Voir Dixon (1998), Senge (1990), Pauchant (2002).
société commerciale. De plus, comme
13. Voir Carroll (2000), Ciulla et al. (2007), Freeman
l’a suggéré l’historien Arthur Herman (2000), Goodpaster et al. (2006), Pauchant (2002).
Conclusion
Gestion, volume 32, numéro 1, printemps 2007

(2001), dans un livre figurant pendant 14. Voir Dixon (1998), Isaacs (1999), Senge (1990),
de nombreux mois sur la liste des best- Pauchant (2002).
Dans cet article, nous avons indi- sellers du New York Times, la pensée
qué que, pour encourager des pratiques d’Adam Smith de même que celle de ses
plus morales et éthiques en gestion, il concitoyens d’Écosse – David Hume, Références
est nécessaire d’inclure des règlements Francis Hutcheson, Thomas Reid,
Acquier, A., Gond, J.-P., «Les enjeux théoriques de la
et des valeurs habituelles, mais aussi Dugald Stewart, etc. – ont influencé marchandisation de la responsabilité sociale de
d’aller au-delà de cela. Nous avons de façon considérable nos concep- l’entreprise», Gestion, vol. 31, no 2, 2006, p. 83-91.
cependant démontré que les straté- tions dites «modernes», incluant nos Alvey, J.E., Adam Smith: Optimist or Pessimist?, Ashgate,
gies adoptées actuellement dans l’en- suppositions de base en Occident sur 2003.
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