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LA RÉCEPTION DE L'ŒUVRE DE KARL RAHNER

Albert Raffelt, Traduit de l’allemand par Robert Kremer

Centre Sèvres | « Recherches de Science Religieuse »

2020/3 Tome 108 | pages 361 à 386


ISSN 0034-1258
Article disponible en ligne à l'adresse :
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DOSSIER
La réception de l’œuvre
de Karl Rahner
par Albert Raffelt
Theologische Fakultät, Freiburg im Breisgau

E n faisant la recension d’un ouvrage en 1952, Karl Rahner dit


qu’il a « l’honneur d’y être cité si souvent que le critique qu’il
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est s’avère, pour la première et sans doute la dernière fois, l’auteur le
plus cité dans un livre »1. Cette situation est devenue normale quelque
vingt à trente ans plus tard, à propos de thèmes majeurs, du moins dans
l’espace linguistique germanophone. Et aujourd’hui, trente à quarante
ans plus tard encore, il est difficile d’esquisser la présence de Rahner
dans le débat théologique actuel : le changement des problématiques
induit un certain recul. Les programmes d’études universitaires tendent
dorénavant à laisser son œuvre de côté. Par ailleurs, son Grundkurs des
Glaubens [Traité fondamental de la foi] continue à être un « longseller »
et donne lieu à une intense littérature secondaire à diffusion largement
internationale2, qui a atteint plus de 5 500 titres. Enfin, son œuvre,
jusqu’alors publiée de façon disséminée, est dorénavant disponible en
son exhaustivité dans les Sämtliche Werke [Œuvres complètes]. Ajoutons
que l’histoire de la réception de sa théologie et de ses écrits dans leur
ensemble n’a pas seulement trait aux publications – primaires et secon-
daires – mais peut aussi être cernée, de façon claire ou indirecte, par
l’intermédiaire de nombreux autres canaux.

1. Karl Rahner, Sämtliche Werke, 32 volumes en 40 tomes, Herder, Freiburg im Br., 1995-2018,
ici le volume 9, p. 733. [=SW]
2. Cf. la banque de données https://krb.ub.uni-freiburg.de/ Pour ne pas surcharger l’apparat
des notes, nous nous contentons, dans les cas très clairs, de citer simplement le nom de l’au-
teur en renvoyant aux indications de cette banque de données. Elle contient des travaux en
29 langues, y compris en chinois et en japonais (18 titres, respectivement), de même qu’un
travail de maîtrise en turc dont nous avons eu connaissance grâce à un contact personnel.
Sinon, on ne peut y rechercher que ce qui apparaît dans des bibliographies occidentales, de 361
sorte que le volume réel des travaux consacrés à Rahner est sans doute plus important encore.

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Albert Raffelt

Rahner en tant que récepteur


Commençons par rappeler brièvement que Karl Rahner lui-même
est le récepteur de traditions diverses. Théologien jésuite, il se doit de
mettre en valeur la tradition de son ordre, ce qui, lors de l’enseignement,
implique l’utilisation de certains manuels scolaires. Rahner s’inscrit
consciemment dans la théologie néoscolastique qui prévaut à l’époque
et dont il n’hésite pas à louer la perspicacité et la clarté conceptuelle.
Ce n’est pas sans fierté qu’il fait remarquer dans la version polycopiée
de son cours sur la grâce que certains parallèles dans le manuel officiel
de Ludwig Lercher remontent à son cours, et non l’inverse3. Mais dès
ses années d’étude, il se rend compte que la scolastique ne doit pas être
conçue de manière étriquée ni découplée de la pensée contemporaine.
Sur le plan philosophique, sa découverte de Joseph Maréchal et de son
approche positive de la pensée moderne représente une impulsion
initiale, et il n’ignore pas non plus les prédécesseurs décisifs de ce
dernier, Maurice Blondel4 et plus particulièrement Pierre Rousselot.
Son ordre destinant le jeune Rahner à assumer une chaire d’histoire
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de la philosophie, ses études auprès de Martin Heidegger à Fribourg lui
permettent d’élargir cette vision des choses : « Si nous, néoscolastiques,
voyons que nous luttons toujours à nouveau avec les mêmes questions,
qui sont aussi celles de Kant, de Hegel ou de Heidegger, nous irons à la
rencontre de ces hommes avec une meilleure compréhension, et donc
avec la perspective plus large d’être entendus d’eux  », écrit-il à la fin
des années 19305. Un autre élargissement d’horizon par rapport à la
tradition scolaire néoscolastique est lié à un approfondissement de la
connaissance des Pères de l’Église, notamment de la tradition grecque6.
Ses premières études plus importantes sont surtout consacrées à leurs
écrits spirituels, avec à l’arrière-plan, une fois encore, les travaux français
en la matière (Marcel Viller7, Henri de Lubac8, et autres).
L’attention particulière accordée à cette tradition de littérature
surtout spirituelle doit être complétée par la redécouverte de la spiritua-
lité ignatienne, dans une prise de distance par rapport à une approche

3. SW 5/1, p. 244 : « … ab hoc codice dependet, non vice versa ».


4. À propos de la lecture de Blondel par Rahner et plus généralement de son influence sur lui,
cf. Albert Raffelt, « Rahner und Blondel » dans Andreas R. Batloog, Mariano Delgado, Roman
A. Siebenrock (Éds.), Was den Glauben in Bewegung bringt. Fundamentaltheologie in der Spur Jesu
Christi, Herder, Freiburg im Br., 2004, p. 17-33.
5. Karl Rahner, Œuvres 2, Éd. du Cerf, Paris, 2017, p. 503 [= Œuvres].
6. Cf. les études dans SW 1, SW 3, et aussi SW 11 (histoire de la pénitence).
7. Cf. la refonte, par Rahner, de son écrit La spiritualité des premiers siècles chrétiens, Bloud &
Gay, Paris, 1930, dans SW 3, p. 125-390 (Aszese und Mystik in der Väterzeit, 1939).

362 8. Cf. la recension de Catholicisme (de H. de Lubac), Éd. du Cerf, Paris, 1938, dans SW 4,
p. 484-485.

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
trop étriquée pratiquée dans l’ordre jésuite au début du XXe siècle. Les
efforts entrepris à cet égard par son frère Hugo Rahner (1900-1968) et
d’autres vont dans le même sens.
Ces brèves indications entendent situer les apports théolo-
giques dus à Karl Rahner au sein de traditions ayant exercé sur lui une
influence, et dans lesquelles il a introduit des impulsions nouvelles et
qui ont continué et continuent à exercer leurs effets à côté de lui et de
concert avec lui.

Points communs et traits


distinctifs précoces
Malgré son autonomie, Rahner a pratiqué le « travail en équipe »
tout au long de sa vie, ce qu’attestent de nombreux textes dus à plu-
sieurs auteurs, mentionnés dans sa bibliographie. Parmi ces ouvrages,
l’un des plus anciens, Aufriss einer Dogmatik9, conçu en concertation
avec Hans Urs von Balthasar, est publié plus tard par Rahner seul. Dans
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son texte introductif, il se réfère, une fois encore, à des écrits de Henri
de Lubac10.
Hans Urs von Balthasar compte également parmi les premiers à
recenser les publications des livres du jeune Rahner, inaugurant ainsi
une tradition interprétative dont les effets perdurent jusqu’à ce jour11.
Nous y reviendrons plus tard.
Que cette coopération précoce des deux théologiens, qui seront
plus tard des figures majeures de l’espace germanophone, n’ait pas
conduit au résultat envisagé est sans doute lié à plusieurs facteurs : la
période de la guerre d’abord ; ensuite le choix de H. U. v. Balthasar de
quitter l’ordre jésuite, la nécessité dans laquelle il se trouve de subve-
nir à son existence, son animosité à l’égard d’autres collaborateurs12,

9. SW 4, p. 419-448 ; Esquisse d’une dogmatique, dans Karl Rahner, Œuvres 4, Éd. du Cerf, Paris,
2011, p. 637-659.
10. SW 4, p. 488, Œuvres 4, p. 624-625. Rahner y cite également H. Bouillard et H. Rondet,
puis M. de la Taille et P. Galtier. La prise en compte de la théologie française a une très grande
ampleur, et inversement, le jeune Rahner a écrit aussi plusieurs travaux publiés originairement
en français dans les Recherches de science religieuse et dans la Revue d’ascétique et de mystique.
11. À propos de la relation entre Balthasar et Rahner, cf. surtout Manfred Lochbrunner, Hans
Urs von Balthasar und seine Theologenkollegen, Echter, Würzburg, 2009, p. 147-258, 535-536 ;
pour ce qui est du jugement de valeur porté par Balthasar sur l’école de « Maréchal », cf. les
deux pôles : « Maréchal et Rahner font quelque chose d’impossible : être thomistes, tout en
étant jésuites. C’est un manque de style qui traverse tout. Thomas n’est-il pas dominicain ? »,
cité ibid., p. 164, et d’autre part : « de plus, cette synthèse correspondait tout à fait au génie
jésuite d’une dynamique antistatique, baroque », cité ibid. p. 191, avec un commentaire de
M. Lochbrunner.
12. Cf. Karl H. Neufeld, Die Brüder Rahner, Herder, Freiburg im Br., 20042, p. 178-186, surtout 363
183s.

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Albert Raffelt

son interprétation d’une mission surnaturelle qui s’impose à lui13, etc.


Mais le facteur décisif est certainement une différence de leur ressenti
à chacun, dont fait aussi partie, à mon avis, leur relation respective à
la théologie de l’école14. L’édition en plusieurs volumes de la théologie
dogmatique Mysterium salutis, qui, après un processus éditorial complexe,
intègre des impulsions majeures de la théologie de Rahner et à laquelle
Balthasar apporte également sa contribution, est un résultat tardif de
leur coopération précoce15. Elle s’inscrit certes déjà dans un nouveau
contexte (postconciliaire) et est l’œuvre de nombreux auteurs aux posi-
tionnements très différents et donc aux contributions variables16. Nous
aurons à revenir sur la relation entre Rahner et Balthasar qui traverse
toute l’histoire de l’œuvre et de sa réception.

Réseaux
Le mot clé de « coopération » peut être élargi. Rahner passe la
période de la guerre à Vienne, dans la pastorale, ce qui donne aussi
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lieu par la suite à des relations personnelles importantes, par exemple
avec Franz König, qui sera nommé plus tard archevêque et cardinal de
Vienne et qui l’impliquera dans la préparation et le travail conciliaires.
Dès la Seconde Guerre mondiale, Rahner noue des contacts œcu-
méniques qui vont conduire peu après à une coopération de presque
toute une vie dans le Groupe de travail œcuménique de théologiens évan-
géliques et catholiques17.
Au début des années 1960 commencent les dialogues sur la relation
de la théologie aux sciences naturelles organisés par la Görres-Gesellschaft et
surtout par la Paulus-Gesellschaft, suivis, au sein de cette dernière, par des
dialogues avec les marxistes (cf. les textes dans Sämtliche Werke. Bd. 15).

13. Cf. Hans Urs von Balthasar, Unser Auftrag, Johannes-Verlag, Einsiedeln, 1984.
14. Comme l’a fait remarquer sans doute à juste titre le rédacteur éditorial Robert Scherer,
cf. K. H. Neufeld, op. cit., p. 181. Quant à la problématique de la théologie de l’école dans
l’approche de Balthasar, cf. Manfred Lochbrunner, Hans Urs von Balthasar 1905-1988, Echter,
Würzburg, 2020, p. 152, 159, 168, 182. La polarisation sur « l’approche transcendantale »
– compréhensible dans la recension de Geist in Welt [Esprit dans le monde] – se retrouve de
manière récurrente dans les interventions ultérieures de Balthasar. Mais elle ne devrait pas,
à mon avis, faire oublier la différence au moins aussi centrale de leur relation à la théologie
de l’école.
15. Johannes Feiner et alii (Éds.), Mysterium Salutis. Grundriss heilsgeschichtlicher Dogmatik, 6
Bde, Benzinger, Einsiedeln, 1965-1981 ; cf. la prise de distance de Balthasar – malgré sa coo-
pération – chez M. Lochbrunner, op. cit., p. 155.
16. Quant à la question de l’influence de Karl Rahner sur des théologiens contemporains
(question à traiter plus tard), il faudrait ajouter ici une réception directe, concernant J. Feiner
par exemple. Cf. à ce propos M. Lochbrunner, op. cit., p. 481-513, surtout p. 483 (J. Trütsch).
17. Cf. Barbara Schwan, Der Ökumenische Arbeitskreis evangelischer und katholischer Theologen
364 von 1946 bis 1975, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1996 (Forschungen zur systema-
tischen und ökumenischen Theologie, 74).

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
Enfin, Rahner s’intéresse aux activités pastorales et noue des
contacts sur ce plan. Son analyse de la situation du christianisme18 révèle
un sens aigu des phénomènes sociaux, des poussées de sécularisation,
de la situation des grandes villes, de l’exclusion de certains milieux de
l’espace ecclésial habituel, etc. (cf. SW 10 [Œuvres 10]).
La manière dont de tels « réseaux » exercent leur influence est
illustrée par la publication commémorative Gott in Welt19, à l’occasion
du soixantième anniversaire de Karl Rahner, qui est simultanément une
manifestation de soutien de l’auteur en butte aux réserves romaines,
comme le montre la dédicace qu’il adresse aux amis de la Paulus-
Gesellschaft dans le cinquième volume de ses Schriften zur Theologie
(avec la citation de Si 6,14 : « … un ami fidèle ... »).
Les considérations proposées jusqu’ici entendaient montrer que Karl
Rahner et sa théologie sont liés de diverses manières à des tendances,
à des personnes et à des cercles qui veillent à ce que ses publications
soient prises en compte, tout en signalant aussi l’influence qu’il exerce
et qui n’est pas toujours publiquement perceptible.
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Réception par la théologie de l’école
L’insertion naturelle de Rahner dans la théologie de l’école appa-
raît en de nombreux points. Ainsi, sa prise de position à l’égard de la
théologie nouvelle se déploie « à partir du point de vue de la “théologie
de l’école post-tridentine” »20. Et même lors de son débat avec Hans
Küng, il n’a pas honte du système de la théologie de l’école : « Au cours
de ma vie de théologien, je n’ai jamais rencontré dans ce “système”
de phrase, bien que considérée comme absolument contraignante, qui
ne m’aurait pas permis de m’avancer vers la liberté du mystère infini
qu’est Dieu en Christ. Je ne vois donc pas pourquoi je ne resterais pas
un théologien “immanent au système” »21
Les travaux dogmatiques des débuts, par exemple À propos du
concept théologique de la concupiscence (1941), témoignent de cette rela-
tion au « système » et bénéficient dès après la guerre d’une réception
à l’échelle internationale (ce qui atteste surtout les liens étroits au sein

18. Cf. Danièle Hervieu-Léger, « Faire de la théologie dans une situation diasporique », dans
Recherches de science religieuse 107/3 (2019), p. 415-440 ; Christoph Theobald, « Église de la
diaspora, Église en genèse », dans Henri Jérôme Gagey, Vincent Holzer (Éds.), Balthasar,
Rahner. Deux pensées en contraste, Bayard, Paris, 2005, p. 181-205.
19. 2 volumes, Freiburg im Br., Herder, 1964.
20. SW 5/1, p. 522.
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21. SW 22/2, p. 729-730.

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Albert Raffelt

de la communauté jésuite)22. Une telle perception positive ne peut être


documentée que si elle apparaît dans des publications, alors que l’in-
tégration dans le système scolaire se fait en règle générale sans attirer
l’attention du grand public.
Rahner ne se considère pas avant tout comme un auteur réagis-
sant à des sollicitations ponctuelles (« Anlaßschriftsteller »), comme le
penseront ultérieurement de nombreux interprètes au vu de son œuvre
éclatée en de nombreuses monographies – ce que prouve le plan pré-
coce d’une vaste dogmatique scientifique, évoqué plus haut. La mise
en œuvre de ce projet à grande échelle est empêchée cependant pour
diverses raisons et l’engagement en question remis à plus tard. Parmi
ces raisons, signalons le retrait de Balthasar de l’entreprise déjà prévue
contractuellement, la situation des années de guerre et d’après-guerre
et enfin de nouveaux défis que Rahner est prêt à relever – en ce sens, il
se laisse quand même déterminer par des « sollicitations ponctuelles ».
En font partie par exemple la justification et la défense du dogme marial
de 1954, auquel il consacre plusieurs articles et une grande monogra-
phie qui lui vaut d’énormes problèmes de censure et qui ne pourra être
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publiée qu’à titre posthume (SW 9). Le fait qu’une partie centrale de ce
travail mariologique ait pu être publiée en français montre la situation
complexe de la surveillance de la part du magistère. Ainsi, la conception
de Rahner relative au principe fondamental de la mariologie peut être
intégrée dans la théologie de l’école23. Tel est également le cas pour
d’autres thèmes, comme la théologie sacramentelle (fréquence des
messes, sacrement de la pénitence comme réconciliation avec l’Église).
Les travaux sur l’inspiration scripturaire et sur la doctrine trinitaire
exercent également à cet égard une grande influence.
Le lien à « l’école » explique aussi la raison pour laquelle Rahner,
en tant que peritus [expert] du deuxième Concile du Vatican, peut trans-
mettre sa théologie à l’échelle mondiale. Mais à l’inverse, cela complique
la question de savoir quels thèmes particuliers, spécifiquement élaborés
par lui, sont repris, puisque dans le cadre conciliaire ceux-ci sont consi-
dérés comme acceptables, recevables, et simultanément renouvelés. Ou,
pour reprendre une remarque d’Yves Congar : « Le Père Karl Rahner a
l’art de poser des problèmes classiques de la théologie d’une manière
qui les renouvelle. » 24

22. Cf. John Peter Kenny, « The problem of concupiscence. A recent theory of professor Karl
Rahner », dans Australasian Catholic Record 29 (1952), p. 290-304 et 30 (1953), p. 23-32.
23. « Le principe fondamental de la théologie mariale », dans Recherches de science reli-
gieuse 42 (1954), p. 481-522 (Das dogmatische Gesamtbild von der heiligsten Jungfrau und
Gottesmutter Maria, SW 9, p. 253-284). À propos de la réception, cf. par exemple Sacrae theo-
logiae summa, vol. 3, BAC, Matriti, 19563, p. 376.

366 24. Yves Congar, « Inspiration des Écritures canoniques et apostolicité de l’Église », dans
Revue des sciences philosophiques et théologiques 45 (1961), p. 32-42, ici 32.

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
Le travail investi dans la seconde édition du Lexikon für Theologie
und Kirche représente sans aucun doute une autre « courroie de trans-
mission » importante. Tout en s’astreignant à une objectivité lexico-
graphique, Rahner – dont la contribution comporte 134 articles signés
de sa main (cf. SW 17/1) – peut aussi y procéder à des accentuations
plus personnelles dans le cadre de la théologie catholique classique.

Disciples de Rahner
On s’est parfois étonné de ce qu’il n’existe pas d’école Rahner. En
effet, n’insinue-t-on pas fréquemment qu’il applique un concept théo-
rique qui détermine a priori ses travaux théologiques concrets, sans prise
en compte des données de la Bible ou de l’histoire de la théologie25 ?
Les renvois à de Lubac, évoqués plus haut, témoignent par contre de
sa sensibilité pour les recherches historiques – indépendamment de
ses propres importants travaux en la matière (nombreux surtout sur la
théologie pénitentielle, SW 11, mais cf. aussi les travaux historiques
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dans SW 1 et SW 3). Son traitement de la théologie biblique concrète est
documenté ailleurs26. Un concept théorique de ce genre de la théologie
rahnérienne, qu’il aurait simplement fallu faire sien ou éventuellement
corriger sur tel ou tel point, n’a jamais existé. Cela ne veut pas dire
pour autant que certains éléments fondamentaux de sa manière de
faire de la théologie, comme par exemple la référence anthropologique
des énoncés théologiques, ne seraient pas décisifs pour ses travaux et
n’auraient pas été largement repris, bien entendu à côté d’impulsions
parallèles d’autres traditions théologiques. Il a cependant bel et bien
attiré à lui des disciples, qui ont également été ses collaborateurs dans
divers projets.
Parmi eux, il faut sans doute citer en premier Herbert Vorgrimler
(1929-2014). Il travaille dans le domaine spécialisé de Rahner, celui
de la pénitence, participe intensément à des tâches organisationnelles
avec et pour lui, et œuvre dans la rédaction du Lexikon für Theologie und
Kirche. Il assure le suivi de diverses publications en collaboration avec

25. Cf. Joseph Ratzinger, Aus meinem Leben, DVA, Stuttgart 1998, p. 131 [Ma vie : souvenirs
1927-1977, Fayard, Paris, 2005, p. 111]: « C’était une théologie spéculative et philosophique,
dans laquelle l’Écriture et les Pères de l’Église ne jouaient finalement pas de grand rôle, et
où la dimension historique était de moindre importance. » La réponse de Rahner à de telles
attaques se trouve par exemple en exergue de la réédition de ses travaux sur l’histoire de la
pénitence (1973, SW 11, p. XIV et 398).
26. Albert Raffelt, « Karl Rahner und die Bibel », dans Karsten Kreutzer, A. Raffelt (Éds.),
Anstösse der Theologie Karl Rahners für gegenwärtige Theologie und Kirche, Katholische Akademie,
Freiburg im Br., 2019, p. 187-198. Depuis lors, un projet scientifique de l’université d’Inns-
bruck se consacre spécifiquement à cette question, cf. https://uibk.ac.at/bibhist/rahner-bibel/ 367
ueber-das-projekt.html.

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Albert Raffelt

Rahner, mais édite surtout avec lui le Kleines theologisches Wörterbuch


[Petit dictionnaire de théologie catholique] qui est aussi une sorte de com-
pendium de la théologie rahnérienne et que Vorgrimler fait donc ainsi
également sienne (SW 17/1, p. 461-873). Même s’il défend sans doute
prioritairement des théologoumena27, sa réception de Rahner ne manque
pas d’être critique. On peut poursuivre sa quête d’un propre chemin
dans ses recueils pertinents28. Il faudrait ainsi analyser de plus près la
mise à jour du Kleines theologisches Wörterbuch en son propre nom29.
On peut également se rendre compte d’autres différenciations par le
biais des dissertations de ses étudiants30.
Très vite Johann Baptist Metz (1928-2019) est considéré comme
le principal disciple de Rahner. Ses travaux en coopération avec lui
– surtout la refonte de Hörer des Wortes [L’auditeur de la parole] – révèlent
chez lui une tendance à la radicalisation des théologoumena rahnériens.
Ce penchant apparaît aussi clairement dans le grand projet de disserta-
tion dont n’ont finalement été publiés que les prolegomena, dus à Metz :
Christliche Anthropozentrik. Über die Denkform des Thomas von Aquin31.
Rahner apporte sa contribution à l’ouvrage avec une introduction dans
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laquelle il trace de nettes frontières à l’encontre de « malentendus » qui
opposent anthropocentrisme et théocentrisme, situent l’homme de
manière anhistorique dans une « transcendantalité vide » et surévaluent
le tournant historique de Thomas d’Aquin, etc. Dans une réplique à
une polémique lancée par Walter Hoeres, Rahner s’emploie une fois de
plus à une défense de l’interprétation de Metz32.
À la fin des années 1960, J. B. Metz, qui, au début de ses cours à
Münster en 1963, est resté en lien étroit avec la théologie de Rahner, tout
en cherchant à l’élargir par des travaux phénoménologiques, notam-
ment sur Henry Duméry, prend ses distances avec lui. Cette « phase de
recherche » lors de ses premiers cours à Münster n’a pas laissé de traces
dans ses publications. Un peu plus tard, en 1967, Rahner est lui-même
nommé à Münster et peut ainsi observer de près la prise de distance
de son disciple. Qu’il ait réagi à la situation plutôt polémique par une
écoute résolue et une prise en compte de la critique formulée par Metz
illustre bien la grandeur humaine de Karl Rahner33.

27. Cf. par exemple le débat avec Magnus Striet : H. Vorgrimler, « Randständiges Dasein des
dreieinigen Gottes ? Zur praktischen und spirituellen Dimension der Trinitätslehre », dans
Stimmen der Zeit 220 (2002), p. 545-552.
28. H. Vorgrimler, Wegsuche, 2 Bde, Oros-Verlag, Altenberge, 1997-1998.
29. Cf. H. Vorgrimler, Neues Theologisches Wörterbuch, Herder, Freiburg im Br., 2000, 20086.
30. Par exemple le travail de B. Grümme sur le judaïsme.
31. Kösel, München, 1962, maintenant dans J. B. Metz, Frühe Schriften. Entwürfe und Begriffe,
Herder, Freiburg im Br., 2015 (Gesammelte Schriften.2), p. 15-115.
32. Cf. les deux textes dans SW 12, p. 552-564.
368
33. « La critique formulée par Metz à l’encontre de ma théologie (qu’il [!] appelle théologie

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
Objectivement, la « théologie politique » n’est pas aussi éloignée
de la pensée de Rahner qu’on pourrait le penser à première vue. Là
encore, on peut constater une tendance à la radicalisation de thèmes
rahnériens. Rahner n’a-t-il pas plaidé très tôt déjà – en s’appuyant
adroitement sur une affirmation de Pie XII – en faveur d’une opinion
publique au sein de l’Église (et de la théologie) et n’a-t-il pas continué
à travailler et à publier sur des thèmes relatifs aux liens entre la société,
l’Église et la théologie, sans se laisser décourager par les réserves et les
mesures disciplinaires de ses supérieurs à son égard34 ?
De plus, on peut constater à nouveau une proximité par rapport
à la France et une différence vis-à-vis de Hans Urs von Balthasar. Alors
que l’aumônier qu’est ce dernier se concentre fortement sur la forma-
tion d’une élite (la « communauté de saint Jean », qu’il a fondée, doit
à mon avis également être vue sous cet angle), Rahner se préoccupe par
exemple de la pastorale dans les entreprises, ou de l’assistance spirituelle
dans les centres pénitentiaires, ou encore de tâches caritatives comme
l’aide sociale à des jeunes femmes – ce qui s’appelle encore à l’époque
« Mädchenschutz » [Protection des jeunes filles] –, ceci n’excluant
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d’ailleurs pas des activités plus traditionnelles, comme la formation des
prêtres ou l’accompagnement de retraites ignatiennes. Le Handbuch der
Pastoraltheologie, publié plus tard, recherche également la coopération
avec le catholicisme français à tendance plus expérimentale, ce qui,
comme nous le savons, n’a pas toujours eu le succès escompté à cause
de problèmes bien connus (interdiction des prêtres ouvriers).
D’autres proches collaborateurs comme Adolf Darlap (1924-2007)
et Heinz Schuster (1930-1986) restent dans l’ombre des susnommés ou,
à l’instar de Karl H. Neufeld, œuvrent particulièrement à valoriser la
théologie rahnérienne par le biais de son interprétation et de son édi-
tion (ce dernier planifie et coédite les Œuvres complètes en allemand).
Herbert Vorgrimler considère avec quelque scepticisme l’appartenance
du futur cardinal Karl Lehmann (1936-2018) au cercle des disciples de
Rahner, ce qui se justifie dans la mesure où Lehmann ne devient son
collaborateur qu’après ses études théologiques romaines, en s’étant
cependant confronté de multiples manières à la théologie rahnérienne
et en ayant subi l’influence. La théologie personnelle qu’il élabore est
extrêmement différenciée et puise à de nombreuses sources. Ainsi n’a-
t-il jamais voulu choisir un seul camp dans le débat entre Balthasar

transcendantale) est la seule que je prenne vraiment au sérieux », commente Rahner (SW 30,
p. 693). Cf. A. Raffelt, « Vermissen – Johann Baptist Metz und Karl Rahner », dans Hans-Gerd
Janssen (Éd.), Theologie in gefährdeter Zeit. Stichworte von nahen und fernen Weggefährten für
J. B. Metz zum 90. Geburtstag., LIT, Münster im W., 20192, p. 384-387 (pas dans la première
édition). On trouve une défense de Rahner contre la critique quelque peu stéréotypée de Metz
dans H. Vorgrimler, Wegsuche, Bd. 2, op. cit., p. 520.
369
34. Il faudrait se référer ici surtout aux textes dans SW 10 / Œuvres 10.

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Albert Raffelt

et Rahner, ce qui fait que sa théologie est plus difficile à circonscrire.


S’y ajoute le fait que son « changement de métier » à l’occasion de sa
nomination comme évêque ne lui a pas permis de mener à terme de
plus amples travaux. Dans plusieurs textes, il rend lui-même compte
de sa relation à Karl Rahner. Un certain nombre des doctorants de
Rahner35, qui étaient ou sont actifs dans différentes fonctions et divers
champs de travail, de Georgetown (Washington) à Ibarra (Équateur)
et Varanasi (Uttar Pradesh), forment un autre cercle de récepteurs et
diffuseurs de sa théologie.

« Schriften zur Theologie » et la percée


au niveau du grand public
Grâce aux recueils d’articles, la théologie rahnérienne atteint un
public considérablement plus large. L’idée de la publication des Schriften
zur Theologie [Écrits théologiques] aux éditions Benzinger remonte à l’édi-
teur en chef Oscar Bettschart (1921-1990) qui poursuit ce plan depuis
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194936. Qu’ils ne paraissent pas chez Herder, la « maison d’édition
attitrée » de Rahner, est dû au fait que le lecteur ami Robert Scherer
(1904-1997) n’est pas encore prêt à abandonner l’idée de la publication
d’un manuel de théologie dogmatique, sur la base de l’esquisse évoquée
plus haut, et qu’il considère les recueils d’articles comme nuisibles à
cette entreprise37. Ils voient finalement le jour grâce à une sorte de
gentlemen’s agreement. On ne rédige aucun contrat, ce qui se révélera
un coup de chance au moment de la publication des Œuvres complètes,
face aux tentatives de menace (ou de dettes) de la part des éditions
Benzinger, suite à leur dissolution.
Mais la maison d’édition Herder fait paraître un peu plus tard
la collection des Quaestiones disputatae (1958s.). Les textes de Rahner
qui y sont publiés traitent de sujets vraiment controversés à l’époque,
nécessitant une réflexion en théologie (l’inspiration, l’ecclésiologie),
mais aussi à propos de la vie ecclésiale pratique (le sacrifice de la messe,
la fréquence des célébrations eucharistiques, les sacrements) ou encore
de questions anthropologiques fondamentales (la mort).
Ces écrits bénéficient d’une intense réception ; cela apparaît ex
negativo au travers de l’attention romaine dont ils font l’objet, ce qui,

35. Cf. la liste dans H. Vorgrimler (Éd.), Wagnis Theologie, Herder, Freiburg im Br., 1979, p. 577s.
36. O. Bettschart, « Schriften zur Theologie – Rückbesinnung des Verlegers », dans Paul
Imhof, Hubert Biallowons (Éds.), Karl Rahner – Bilder eines Lebens., Herder, Freiburg im Br.,
1985, p. 54-56.
37. Que cela vaille également pour le recueil des travaux de théologie pastorale n’est pas
370 clair : Sendung und Gnade, Tyrolia-Verlag, Innsbruck, 1959 [Mission et grâce, 3 vol., Mame,
Paris, 1962-1965].

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
dans le cas de l’article original sur le sacrifice unique et la fréquence des
messes38, déclenche même des remarques critiques de la part du pape
Pie XII en personne, qui en ignore cependant le destinataire, comme
le fait colporter le cercle étroit autour du pape (son secrétaire privé
Robert Leiber sj). Une fois de plus, Rahner a le courage de réagir et de
formuler une prise de position qui sera intensément commentée par
la suite, également à l’échelle internationale39.
La théologie de la mort, en revanche, est considérée de manière
critique par Rome en tant que partie prenante d’un travail envisagé
sur le dogme marial de 1950, et dès lors empêché, ce qui donne lieu
aux stratégies de publication compliquées que nous avons déjà men-
tionnées, et à une procédure complexe de censure romaine au sein de
la Compagnie de Jésus40.
Ce sont les publications anthologiques de ses écrits en format de
poche qui ont le plus de succès. En amont du concile et à sa suite, le
marché du livre théologique en est bien pourvu. Cinq livres de poche
de Rahner paraissent jusqu’en 1966. La même année suit le Kleines
Konzilskompendium, la collection des textes conciliaires assortis de
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commentaires très appréciés, puis quatre autres petits volumes jusqu’en
197241. À côté de Romano Guardini, Rahner est ainsi l’auteur théologique
le plus prolifique de cette collection de poche. Par la suite, d’autres

38. Le texte de base paraît en 1949, la première édition sous forme de livre en 1951 ; dans
la collection des Quaestiones disputatae, en 1966, sont publiés une version révisée et un
résumé de la controverse. - Dans la postface de 1951 (SW 18, p. 108), Rahner mentionne qu’il
« n’avait certes pas eu connaissance de prises de positions imprimées de quelque envergure
de la part des théologiens professionnels », mais qu’il « avait bien eu en privé (sous forme
de lettres etc.) de nombreux échos, ce qui lui permettait de se faire une idée approxima-
tive du genre et de l’orientation des critiques émises à l’encontre de sa thèse ». Cela reflète
une prudence sur le plan des prises de position en public dans une situation extrêmement
contrôlée par le magistère. D’autre part, on assiste, peu après cette seconde publication de
Rahner, à un débat plus intense, ce qui montre à quel degré la théologie catholique d’alors
est étroitement interconnectée et à quel point il a touché à une question sensible. On y
trouve des contributions en allemand, en anglais, en français, en néerlandais et en espagnol.
- Après le concile, cette question est reprise, dans une optique polémique, par des courants
traditionalistes, comme le montre Wigand Siebel, « Wie oft soll die Messe gefeiert werden? »,
dans Id., Katholisch oder konziliar. Die Krise der Kirche heute, Langen Müller, München, 1978,
p. 214-219. Ce n’est là qu’un exemple du phénomène de réception chez les « traditionalistes »
pour lesquels Rahner demeure une figure particulièrement controversée. - Inversement, on
peut montrer que certaines prises de position qui ont mené à l’époque à un assouplissement
de durcissements cléricaux (sans toucher au noyau théologique), pourront être utilisées plus
tard en vue de solidifier ce noyau, comme le montre Gisbert Greshake dans une publication
en l’honneur de Karl Rahner : « Konzelebration der Priester. Kritische Analyse und Vorschläge
zu einer problematischen Erneuerung des II. Vatikanischen Konzils », dans Elmar Klinger,
Klaus Wittstadt (Éds.), Glaube im Prozess. Christsein nach dem II. Vatikanum, Herder, Freiburg
im Br., 1984, p. 258-288.
39. Cf. le mot clé « Rahner, Karl : Die vielen Messen und das eine Opfer » dans la banque de
données susmentionnée.
40. Cf. SW 9, p. XXV-XLVIII et Udo Bentz, Jetzt ist noch Kirche. Grundlinien einer Theologie kir-
chlicher Existenz im Werk Karl Rahners, ITS 80, Tyrolia, Innsbruck, 2008, p. 393-452.
371
41. Pour la documentation bibliographique des publications de Rahner, cf. SW 32/2.

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Albert Raffelt

livres de poche très prisés par le public sont publiés par des maisons
d’édition évangéliques et généralistes42.

Dans l’environnement du concile


Rahner s’est prononcé de manière très discrète sur son rôle au
concile Vatican II. Certaines institutions romaines ou certains théologiens
romains, prévoyant que son influence pourrait être importante, tentent
de le tenir à l’écart. Les circonstances de cette censure préalable – qui
n’a pratiquement pas eu d’effets – n’ont d’ailleurs pas encore été éluci-
dées43. Rahner finit par être nommé expert conciliaire et l’avant-garde
des théologiens le considère dès le début comme un acteur important.
Cela ressort du souhait que le père Marie-Dominique Chenu exprime
dans une lettre : « Que votre influence contribue à donner à ce Concile
son vrai visage et ses fins »44, ou, en 1962 également, d’une remarque du
père Henri de Lubac sur « sa grande notoriété » ou sur son « rôle actif,
pas seulement doctrinal »45. Pour autant, la tentative de tenir éloigné
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du concile le « perturbator »46 demeure. D’une part, Rahner lui-même,
dans une lettre adressé à son frère Hugo, donne une image évocatrice
du travail conciliaire47, en faisant clairement apparaître le « travail
de lobbying » international par le biais d’exposés lors de conférences
épiscopales. D’autre part, dans sa dissertation, Günter Wassilowsky
rend très largement compte du travail conciliaire de Rahner.48 Il fau-
drait compléter tout cela par des notes et des carnets d’un certain
nombre de participants au concile, dorénavant disponibles. Dans une
publication en l’honneur de Karl Rahner, Yves Congar s’est prononcé
à ce propos d’un point de vue personnel49. Les journaux intimes et les

42. Rahner a également collaboré à d’autres publications, en restant à l’arrière-plan, cf. par
exemple le texte jaquette du volume Fragen an das Konzil, « Herder-Bücherei » 95, Herder,
Freiburg im Br., 1961.
43. Cf. à ce propos Karl Lehmann in SW 1, p. XX.
44. 4. 9. 1962, cité dans Marie-Dominique Chenu, Notes quotidiennes au concile : journal de
Vatican II. 1962-1963. Édition critique et introduction par Alberto Melloni, Éd. du Cerf, Paris,
1995, p. 58.
45. Henri de Lubac, Carnets du Concile, T. 1, Éd. du Cerf, Paris, 2007, p. 161 et 457.
46. Cité ibid. p. 285, cf. p. 318, 363, 422, 528.
47. Cf. Andreas R. Batlogg, Nikolaus Klein, « Kollektive Wahrheitsfindung auf dem Zweiten
Vatikanum. Zu einer Momentaufnahme von Karl Rahner sj », dans Stimmen der Zeit 230
(2012), p. 579-589.
48. Universales Heilssakrament Kirche. Karl Rahners Beitrag zur Ekklesiologie des II. Vatikanums,
ITS 59, Tyrolia, Innsbruck, 2001.
49. Y. Congar, « Erinnerungen an eine Episode auf dem II. Vatikanischen Konzil », dans
Elmar Klinger, Klaus Wittstadt (Éds.), Glaube im Prozess. Christsein nach dem II. Vatikanischen
372 Konzil. Für Karl Rahner., Herder, Freiburg im Br., 1984, p. 22-64. Il faut se référer aussi à l’en-
semble de cette publication.

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
notes de Marie-Dominique Chenu, Yves Congar, Gérard Philips, Henri
de Lubac, Edward Schillebeecks, Sebastian Tromp, Franz Žak et d’autres
contiennent de nombreuses remarques sur son activité lors du concile,
qui donnent également en partie une image très vivante des échanges50.
Du côté traditionaliste, son importance pour le concile est majorée de
manière polémique51, tandis que lui-même la minimise52.

Rahner et les disciplines théologiques


Dès le début, Rahner n’accepte pas de limiter ses activités à sa
tâche officielle de professeur de dogmatique. Nous avons déjà évoqué
l’orientation pastorale de sa théologie53. Celle-ci peut être abordée de
façon plus précise selon les différentes disciplines54. Ainsi, par-delà les
disciplines spécialisées, des parerga (ou suppléments) ont pu également
donner lieu à des débats importants. Mentionnons à titre d’exemple
son article Messe und Fernsehen (1953)55 qui illustre en même temps le
regard qu’il porte sur les phénomènes les plus divers.
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C’est avec une certaine fierté, rare chez lui, qu’il considère son
apport à l’élimination des obstacles dressés par le magistère contre
une authentique interprétation historico-critique de la Bible : « Si je
peux me prévaloir de quelque chose, c’est de m’être appliqué, en tant
que théologien systématique, à enlever maintes barrières qu’opposait
aux exégètes la théologie de l’école classique, de sorte qu’ils peuvent
dorénavant proposer ce qu’ils découvrent dans le Nouveau Testament
(évangiles synoptiques) plus librement que cela n’eût été possible il y
a trente ou quarante ans, sans entrer en conflit avec les instances du
magistère »56.

50. Cf. par exemple Y. Congar, Mon Journal du Concile, T. 2, Éd. du Cerf, Paris, 2002, p. 91 :
« Rahner parle avec cette force et cette franchise qui imposent de l’écouter. »
51. Ralph M. Wiltgen, Le Rhin se jette dans le Tibre, Éd. du Cèdre, Paris, 1973 ; Éd. Dominique
Martin Morin, Bouère, 1992.
52. «  … on ne peut pas dire que j’ai eu une grande influence sur le Concile. L’affirmer ne
correspond tout simplement pas à la vérité » (« Ein Theologe bei der Arbeit » [1965], dans
SW 31, p. 23).
53. Cf. la remarque critique de H. U. von Balthasar, Prüfet alles, das Gute behaltet,
Schwabenverlag, Ostfildern, 1986, p. 31 : « La manière dont Rahner posait les questions était
liée la plupart du temps à la pastorale. »
54. Pour consulter la littérature désormais abondante, cf. les mots clés « théologie pastorale »,
« science liturgique », « pédagogie religieuse » etc. dans la banque de données susmentionnée.
55. SW 18, p. 659-668.
56. SW 30, p. 316. Cf. à ce propos Anton Vögtle, « Prof. Karl Rahner zum 70. Geburtstag », 373
dans Bibel und Kirche 29 (1974), p. 95 et A. Raffelt, « Karl Rahner und die Bibel ».

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Albert Raffelt

Pour l’exégèse biblique, la réception de ses thèses sur l’inspiration


scripturaire, dues sans doute en partie à ses connaissances de l’histoire
des formes, est également importante57. Inversement, sa réception de
l’exégèse plus récente – du Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament
jusqu’aux études ecclésiologiques de Schnackenburg – est perceptible
dès ses articles précoces jusqu’au Grundkurs [Traité fondamental de la
foi], et même dans certains écrits spirituels.

Critique et réception contemporaines


Nous avons déjà évoqué la confrontation de Hans Urs von Balthasar
avec l’œuvre de Karl Rahner. Il a tenté de formuler leurs différences
en ayant recours à une comparaison : « Il existe un livre de G. Simmel
intitulé “Kant und Goethe”. Rahner a choisi Kant, ou si vous voulez,
Fichte, l’approche transcendantale. Et moi, germaniste, j’ai choisi
Goethe »58. Même si, comme nous l’avons déjà dit, cette remarque est
plausible pour Kant (ou plutôt pour Maréchal) à propos de Geist in Welt
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[L’esprit dans le monde], elle ne vaut pas pour l’ensemble de l’œuvre de
Rahner, ni pour les écrits spirituels, ni pour les écrits pastoraux, ni pour
les écrits sur les questions sociales, ni pour la christologie concrète59 que
vise particulièrement Balthasar – et certainement pas pour les synthèses
rahnériennes. Il ne s’agit pas pour autant de nier toute différence entre
les deux théologiens, ni de mettre en question l’importance décisive
chez Rahner de la forme de pensée transcendantale pour l’élaboration
de l’anthropologie, de la philosophie religieuse et de la théorie de
connaissance, ni leur fonction dans la formulation conceptuelle de la
doctrine de la grâce ou de la théologie de la révélation ; mais il importe
simplement de signaler que de telles caractérisations ne permettent pas
une interprétation globale satisfaisante de son œuvre. Elles n’arrivent
même pas à décrire de manière adéquate l’option philosophique fon-
damentale, et encore moins l’évolution de sa pensée à ce propos60. De
plus, un tel étiquetage fait perdre de vue l’enracinement de Rahner
précisément dans la « théologie de l’école », un sujet très vaste. La
caractérisation proposée par Balthasar est complètement insatisfaisante
dès lors qu’elle ne vise pas les questions de fondation, mais entend affir-

57. Cf. les indications de Norbert Lohfink dans A. Raffelt, « Karl Rahner und die Bibel », art.
cit., p. 191-193.
58. H. U. v. Balthasar, Zu seinem Werk, Johannes-Verlag, Einsiedeln, 20002, p. 112.
59. Cf. par exemple « Was heisst Jesus lieben ? (1982, SW 29, p. 197-230) ou dès 1953 : « Die
ewige Bedeutung der Menschheit Jesu für unser Gottesverhältnis » (SW 12, p. 251-260).

374 60. Cf. à cet égard, de manière condensée, Christoph Theobald, Église de la diaspora … [Note
17], dans op. cit., p. 196-199.

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
mer que la théologie rahnérienne « déduit » les contenus dogmatiques
de manière transcendantale61. Le schéma « Kant-Goethe » me semble
donc peu utile, d’une part parce qu’il n’est pas assez pertinent en ce
qui concerne les propres sources de Balthasar et, d’autre part, parce
qu’il tente de trop figer la position de Rahner, qu’il ne concerne tout
au plus qu’une partie des points critiques soulevés par Balthasar et ne
prend pas en compte leurs points communs62.
Ce n’est qu’avec la publication de Cordula oder der Ernstfall63 que
Balthasar formalise cette opposition frontale. Auparavant, on voyait en
eux deux théologiens différents, mais avançant dans la même direction.
La demi-rétractation de l’attaque comme ne visant que des épigones
et l’appel à Henri de Lubac comme médiateur ne réussit pas à rétablir
leur relation64. Rapporteur de Cordula dans le cadre du séminaire de
Rahner à Münster, j’ai pu observer en direct son étonnement à propos
de l’attaque de la part de son compagnon de route.
Certes, avant l’agression virulente de Cordula, on peut déjà signaler
un certain nombre de débats critiques entre les deux auteurs, mais aussi
une appréciation extrêmement élogieuse de Rahner par Balthasar, en
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196465. En font partie leurs débats des années 195066, sur les instituts
séculiers et le statut des « laïcs ». Plus tard, ce sont surtout des remarques
critiques dispersées dans la trilogie de Balthasar qui sont décisives. Celles
concernant la christologie ne prennent cependant pas en compte les

61. Cf. par exemple le commentaire de Joseph Ratzinger cité dans la note 25 ou des remarques
dans Gisbert Greshake, « Erinnerung an Rahner » [Note 24], dans Anstösse der Theologie Karl
Rahners …, op. cit., p. 63-86, surtout p. 79.
62. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que H. U. v. Balthasar n’a pas voulu rééditer en
allemand son livre Die Gottesfrage des heutigen Menschen (Herold, Wien, 1956), parce qu’à mon
avis on y trouve une grande proximité avec Rahner. Le fait qu’il l’ait considéré néanmoins
comme digne d’être réédité en français montre qu’il avait sans doute en vue des champs de
réception différents : cf. H. U. v. Balthasar, Dieu et l’homme d’aujourd’hui, Desclée de Brouwer,
Paris, 1966 (Foi vivante ; 16). - Une caractérisation plus prudente des styles de pensée respec-
tifs, telle que la propose M. Lochbrunner, Hans Urs von Balthasar und seine Theologenkollegen,
op. cit., p. 255, avec les paires de concepts « analytique-synthétique, déductif-inductif » et
leur relativisation comme « prévalences », me semble plus appropriée. - Balthasar caractérise
une autre différence essentielle entre eux en ayant recours au concept de « style », cf. ibid.,
p. 212 ; cf. aussi les énoncés opposés p. 164, 191. À mon avis, on n’en tient pas assez compte.
La manière trop figée dont sont souvent présentées leurs conceptions opposées fait que ces
réflexions sont également importantes du point de vue de l’histoire de la réception.
63. Johannes-Verlag, Einsiedeln, 1966 (Kriterien. 2). [Cordula ou l’épreuve décisive, Beauchesne,
Paris, 1968].
64. Ceci étant, Balthasar a même abrégé la version allemande de la prise de position de Henri
de Lubac ; cf. la documentation dans SW 24/2, p. 1015.
65. H. U. v. Balthasar, « Karl Rahner : Zum 60. Geburtstag », dans Neue Zürcher Nachrichten 28
(29. 2. 1964), [supplément] Christliche Kultur 8, également dans M. Lochbrunner, Hans Urs
von Balthasar und seine Theologenkollegen, op. cit., p. 189-194.
66. Il s’agit sans doute d’une question tout à fait centrale aux yeux de Balthasar, parce qu’il y
voyait personnellement une mission surnaturelle (cf. H. U. v. Balthasar, Unser Auftrag [Note
12], op. cit.), et qui, pour cette raison, est demeurée un point litigieux au-delà de la mort de 375
Rahner, cf. H. U. v. Balthasar, Prüfet alles, das Gute behaltet, op. cit., p. 72-74.

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Albert Raffelt

contextes des énoncés rahnériens ni les interprétations déjà disponibles


sur leur réception. Balthasar, quant à lui, s’est senti directement affecté
par une petite remarque fortuite de Rahner sur le néochalcédonisme67
lors d’une discussion durant un séminaire consacré en réalité à la
défense de sa propre théologie de la croix. La « non-rencontre » ou
« rencontre ratée » [« Vergegnung »]68 entre les deux théologiens est
regrettable et, à son niveau zéro, difficilement compréhensible d’un
point de vue humain69. L’exacerbation du débat provoqué par Balthasar
a eu des conséquences importantes sur la réception de l’œuvre de Karl
Rahner, et donné lieu à des prises de position partisanes (théologiens
de la revue Concilium versus ceux de la revue Communio). Aujourd’hui,
une appréciation plus différenciée est redevenue possible70.
On peut suivre l’évolution de la réception de Rahner chez d’autres
théologiens influents, ainsi que leur confrontation à lui. Par exemple,
Balthasar a attiré l’attention de son ami Joseph Ratzinger, lequel pensait
vivre sur « une planète différente en matière de théologie »71 de celle
du théologien jésuite et qui était particulièrement critique vis-à-vis de
la « théologie transcendantale »72 de ses derniers écrits, sur le fait qu’il
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défendait « une christologie finalement assez proche de celle de Rahner
et de Teilhard de Chardin »73. Cela prouve la manière dont certaines
constantes de fond agissent sans référence explicitement démontrable,
ce qui rend le travail de classification particulièrement ardu. De telles
références, bien qu’indubitablement présentes, ne peuvent guère être
documentées.
La critique et la réception de Rahner par Hans Küng sont éclipsées
par les débats passionnés autour de ses propres publications depuis
Unfehlbar ? (cf. SW 22/2, p. 685-783) [Infaillible ? : une interpellation,
Desclée de Brouwer, Paris, 1971]. Cela ne doit pas faire oublier que les
travaux innovateurs de Küng sur la doctrine de la justification et sur
l’ecclésiologie ont une dette de reconnaissance vis-à-vis de Karl Rahner74

67. SW 31, p. 109-120 (Zugänge zum theologischen Denken), surtout p. 113.


68. Le mot « Vergegnung » est emprunté à une formulation de Martin Buber, cf. A. Raffelt,
« Balthasar – Rahner : eine “Vergegnung” ? », dans Walter Kasper (Éd.), Logik der Liebe
und Herrlichkeit Gottes. Matthias Grünewald-Verlag, Ostfildern, 2006, p. 484-505 ; surtout
M. Lochbrunner, Hans Urs von Balthsar und seine Theologenkollegen, op. cit., p. 147-258.
69. Cf. les citations dans ibid., p. 535s.
70. À côté de M. Lochbrunner, cf. par exemple les travaux de spécialistes des deux œuvres
comme Vincent Holzer ou Klaus Vechtel.
71. Joseph Ratzinger, Aus meinem Leben, DVA, Stuttgart, 1998, p. 131. [Ma vie : souvenirs
(1927-1977), Fayard, Paris, 2005, p. 111].
72. Pour la compréhension et les limites de cette désignation au sens où l’entendait Rahner,
cf. « Transzendentaltheologie » (1969), in SW 17/2, p. 1332-1337.
73. Cf. M. Lochbrunner, Hans Urs von Balthasar 1905-1988., Echter, Würzburg, 2020, p. 424.

376 74. Cf. la remarque de Balthasar : « C’est lui [Rahner] qui a intronisé Metz et Küng », citée
dans M. Lochbrunner, Hans Urs von Balthasar und seine Theologenkollegen, op. cit., p. 211.

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
(et son livre sur Karl Barth doit évidemment encore plus à Hans Urs
von Balthasar).
Chez un certain nombre de jeunes contemporains de Rahner, on
peut constater une alternance différenciée entre proximité et critique,
réception et prise de distance. Ce qui était déjà perceptible dans le cercle
étroit des disciples – à savoir qu’une critique même résolue pouvait fort
bien être une continuation et un prolongement d’impulsions venant
de Rahner – s’est généralisé. Durant mes propres années d’étude, alors
que la renommée de Rahner était sans doute à son sommet, on pouvait
constater chez de nombreux théologiens importants un rattachement
différencié à lui, leur critique leur servant sans doute souvent de moyen
pour trouver leur propre voie ou renvoyant à des tâches ultérieures ou
à des clarifications nécessaires. À cette époque, j’avais même l’impres-
sion que celle émise par W. Kasper était formulée partiellement dans la
terminologie même de Rahner75. On peut observer cette concomitance
d’influence et de prise de recul dans la génération théologique plus
récente76. Certes, il faut bien avouer aussi que de nos jours, certains
jeunes critiques de Rahner font preuve d’un manque consternant de
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connaissance approfondie de son œuvre77.
Nous pouvons laisser ici de côté plusieurs attaques virulentes
contre sa théologie. On a même été jusqu’à l’accuser d’hérésie, à com-
mencer par le cardinal Giuseppe Siri. De son vivant, le cardinal Alfredo
Ottaviani, préfet du Saint-Office, qui ne comptait pas parmi les amis de
Rahner, aurait certainement fait ce qu’il aurait considéré comme son

Certes, on omet de dire que le travail innovant de Küng a été édité par Balthasar et dépend
de lui dans une large mesure.
75. Cf. W. Kasper, Jésus le Christ, « Cogitatio fidei » 88, Éd. du Cerf, Paris, 1976, p. 72 :
« L’homme ne touche-t-il pas justement, dans ce contact avec la raison dernière de son
existence, à un mystère insurmontable ? […] Ainsi l’homme se trouve devant un mystère
insurmontable ; bien plus, il est lui-même, à lui-même, un tel mystère impénétrable ! Il est
impossible de tracer les lignes essentielles de son existence. » On pourrait commenter cette
« critique de Rahner » à l’aide de nombreux textes rahnériens parallèles. Ainsi, face aux ques-
tions critiques formulées par Eberhard Simons, Rahner lui-même aborde par exemple de
manière différenciée la « tension entre la réalité historique et la possibilité transcendantale »,
évoquée par Kasper (1969, SW 22/2, p. 563-565). Cela révèle sans doute qu’il s’agit d’une
tâche qui demande à être approfondie.
76. Cf. par exemple Gisbert Greshake, « Der Jahrhunderttheologe : Eine persönliche
Erinnerung an Karl Rahner », dans Herder-Korrespondenz 72 (2019), p. 63-86 ; cf. mon
objection à ce propos : « Rahners Lektüreliste : Eine Apologie im Angesicht von Gisbert
Greshakes Würdigung », dans ibid. 73 (2019), p. 50-51. Cf. également les remarques concer-
nant la « théologie transcendantale » dues à Eugen Drewermann chez Klaus Müller, « Vor
Gott stehen », dans Eckhard Frick, Lydia Maidl (Éds.), Spirituelle Erfahrung in philosophischer
Perspektive, « Studies in spiritual care » 6, de Gruyter, Berlin, 2020, p. 67-78.
77. Cf. par exemple dans Heinrich Klauke (Éd.), 100 Jahre Karl Rahner. Nach Rahner, post et
secundum., Karl Rahner Akademie, Köln, 2004, p. 138-139, ou bien la reprise de certains cli-
chés dus à Ratzinger par Karl-Heinz Menke, Das Ärgernis der Vergeschichtlichung der Wahrheit / 377
Guido Horst (intervieweur). 20. 2. 2018. http://www.kath.net/news/62834

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Albert Raffelt

devoir78. Les affrontements plus objectifs constituent un cas différent,


par exemple ceux concernant l’interprétation de saint Thomas (Cornelio
Fabro et autres) ; ils étaient évidemment nécessaires, mais leur issue
n’est pas non plus décidée d’avance. Le chapitre intitulé « La recherche
sur Rahner » contient d’autres indications à ce propos.

Rahner comme guide spirituel


La difficulté du langage rahnérien est l’un des préjugés profondé-
ment ancrés et ayant un certain fundamentum in re. Il se justifie largement
en ce qui concerne une grande partie des travaux strictement érudits
où est souvent perceptible une tendance à se protéger des objections
théologiques ou de la censure magistérielle. Mais par ailleurs, Rahner
est l’un des plus grands auteurs spirituels de la théologie catholique
allemande du siècle passé, à l’aise dans tous les styles du genre : la prière
théologique, la méditation quasi-liturgique, la prédication à différents
niveaux stylistiques et dans divers média (très tôt à la radio), et les
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méditations théologiques profondément réfléchies. Il n’est donc pas
étonnant qu’il existe même un cantique basé sur un de ses textes79.
Il est difficile de rendre compte de la réception sur ce plan. On pourrait
se référer aux gros tirages de publications pertinentes (par exemple Von
der Not und dem Segen des Gebetes [Prière de notre temps, Éd. de l’Épi, Paris,
1966] ou aux commentaires sur les Exercices spirituels). Que la théologie de
Rahner ait intensément influencé la pratique des retraites ignatiennes est
aussi probable que difficile à démontrer, étant donné l’existence d’autres
influences parallèles, celles d’Erich Pzywara à Gaston Fessard. Citons aussi
le livre et le travail de Rudolf Hubert Im Geheimnis leben80, qui s’efforce
de rendre la théologie de Rahner accessible d’un point de vue spirituel.
Y apparaît simultanément la fécondité de sa théologie dans un contexte
sécularisé (en l’occurrence dans l’ancienne RDA).

Œcuménisme
Très tôt, Rahner prend en compte la théologie protestante. À côté du
jugement critique sur divers travaux systématiques81, il accueille bientôt

78. Cf. par exemple sous le mot clé « Polemik » dans la banque de données susmentionnée
sur Rahner.
79. Barbara Kolberg, « Zuspruch Gottes », dans Gotteslob. Katholisches Gebet- und Gesangbuch.
Ausgabe für die Diözese Trier, Paulinus, 2013, Nr. 761.
80. Echter Verlag, Würzburg, 2013 ; on lui doit d’autres travaux pertinents.
378
81. « Die deutsche protestantische Christologie der Gegenwart » (1936, SW 4, p. 299-312).

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
positivement l’exégèse protestante. Son recours régulier au Theologisches
Wörterbuch zum Neuen Testament82 en témoigne plus particulièrement.
Très tôt aussi il reconnaît sa dette envers les travaux protestants sur
l’histoire du dogme (SW 4, p. 506). Sa collaboration à l’Ökumenischer
Arbeitskreis n’est pas orientée vers une théologie controverse, mais vers
une approche objective et tente de jeter des ponts vers les positions
protestantes. Son engagement en faveur du livre de Hans Küng sur
la justification s’inscrit dans la même dynamique. Les conférences
qu’il donne lors d’un voyage en Scandinavie83, qui vont finalement
déboucher sur Einigung der Kirchen – eine reale Möglichkeit (1983, SW 27,
p. 286-396), un écrit très discuté, publié avec Heinrich Fries, auront
une influence décisive sur l’articulation de son propre positionnement
œcuménique. Elles impliquent une prise de distance par rapport à une
méthode de théologie controverse et l’option en faveur d’une approche
herméneutique qui part des points de convergence existants : « L’ultime
présupposé de la théologie œcuménique est l’unité, saisie dans l’espé-
rance, d’une foi en la grâce justificatrice, existant déjà des deux côtés,
mais préalable à la théologie et à la confession de foi conceptuellement
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articulée » (SW 27, p. 66). La réception globalement critique de cette
tentative, concernant surtout la proposition d’une manière de procé-
der « pragmatique », ne doit pas faire oublier que, dans le contexte de
nombreux échanges et de l’entente ultérieure à propos de la doctrine
de la justification, elle a contribué de façon décisive à une décrispation.
Globalement, on peut considérer que dans le cadre de l’histoire de la
réception, l’un des apports positifs de l’orientation œcuménique des
travaux de Rahner réside dans ce qu’il a contribué à ce que la théologie
protestante prenne désormais plus volontiers en compte les travaux
catholiques, ce qui n’avait pas été le cas jusque dans les années 1960
(« catholica non leguntur »)84. Que la reconnaissance d’égal à égal des
théologiens catholiques, d’abord obtenue en matière d’exégèse, soit
dorénavant également acquise en théologie systématique, a aussi à
voir avec la coopération de Rahner dans les institutions œcuméniques
évoquées, ses interprétations conciliantes de thèmes qui posaient
problème et enfin sa collaboration avec des théologiens évangéliques,
y compris en ce qui concerne les publications en commun. Mais ici
encore vaut le principe selon lequel il n’est guère possible de procéder
à des attributions unidirectionnelles.

82. Cf. par exemple « Theos dans le Nouveau Testament » (première version 1942, SW 4,
p. 346-403), plus tard l’utilisation correspondante dans les codices des cours universitaires de
Rahner.
83. « Zur Theologie des ökumenischen Gesprächs » (1970, SW 27, p. 59-92).
84. Un bel exemple tardif en est par exemple la grande recension des Sämtliche Werke de
Rahner par Gunter Wenz, dans Theologische Literaturzeitung 140 (2015), col. 886-893, 142 379
(2017), col. 660-661, 143 (2018), col. 1050.

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Albert Raffelt

Renommée internationale
Avant Vatican II, le rayonnement international de Rahner est sans
doute assuré avant tout par la réception de sa théologie au sein de l’ordre
jésuite. Un certain nombre de publications originelles en français, en
priorité un choix de ses écrits spirituels85 , constituent une particularité
supplémentaire. Les traductions de travaux théologiques universitaires
majeurs ne débutent à grande échelle que durant les dernières années
précédant le Concile86, les stratégies de publication en jeu demandant
d’ailleurs à être vérifiées de plus près. En italien, elles commencent
prudemment durant le Concile par des écrits spirituels et pastoraux
– une planification consciente selon Karl Lehmann.
Sa renommée mondiale est due avant tout à l’événement du concile
Vatican II qui permet des contacts internationaux entre théologiens, mais
aussi des liens directs avec diverses conférences épiscopales. S’y ajoutent
ses voyages postconciliaires en Europe dans les pays « catholiques »,
mais également en Scandinavie (importante sur le plan œcuménique) et
dans le « bloc de l’Est » d’alors, et enfin aux États-Unis et au Canada87.
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Il importe de différencier son influence au sein du « bloc de l’Est »
selon les pays, ce qui n’a pas encore été fait à grande échelle88 et n’est
guère documenté par les publications du « samizdat » [le système de
circulation clandestin d’écrits dissidents en URSS et dans les pays du
bloc de l’Est]. Si tant est qu’il y ait eu des possibilités de publication89, le
problème de la censure étatique est ressenti comme finalement moins
gênant. Les acteurs considèrent plutôt comme problématique la censure
à l’intérieur de l’Église catholique assez réticente aux innovations et
redoutant des perturbations de la cohésion ecclésiale, que la nouvelle
théologie pourrait générer (information de Siegfried Hübner à propos
de la RDA). On assiste à un phénomène similaire du côté adverse,
celui des idéologues marxistes officiels, concernant les dialogues entre
chrétiens et marxistes, qui ont finalement lieu pour l’essentiel avec des
« marxistes réformateurs » (cf. SW 15).
La revue Concilium, dont Karl Rahner est un cofondateur, repré-
sente un phénomène spécifique. Éditée depuis 1965 dans les principales
langues européennes, elle inclut, durant une brève période, tous les

85. K. Rahner, La prière de l’homme moderne, Spes, Paris, 1951 ; Prières pour être dans la vérité,
Spes, Paris, 1953.
86. K. Rahner, Écrits théologiques, Desclée de Brouwer, Paris, 1959 ; Theological investigations,
Darton, Longmann and Todd, Londres, 1961 ; Escritos de teología, Taurus, Madrid, 1961 ; Saggi
teologici, Ed. Paoline, Roma, 1965.
87. Cf. les détails chez K. H. Neufeld, Die Brüder Rahner, op. cit., p. 266, 269, 276, 283, 294,
386 etc.
88. Cf. Michael Altrichter à propos de la République tchèque.
380
89. Cf. A. Raffelt à propos de la RDA.

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
courants de la théologie catholique s’inscrivant dans le prolongement
du Concile90. Rahner commence par être le directeur de la rubrique de
théologie pastorale, mais cela ne l’empêche pas d’y apporter également
des contributions de théologie systématique. À la fin des années 1960,
le nombre de traductions d’écrits de Rahner dépasse celui de ses publi-
cations originales pourtant fort nombreuses.

La recherche sur Rahner


Les tentatives pour présenter la théologie de Rahner dans sa globalité
commencent par des travaux relativement brefs. Herbert Vorgrimler91
lui consacre une première monographie à l’occasion de son 60e anni-
versaire. Elle offre également du matériel biographique et fait date.
En 1970, c’est au tour de Karl Lehmann de publier une interprétation
globale très fouillée, un portrait plusieurs fois réédité et retravaillé
(la dernière fois en 2014)92, qui situe le noyau de la théologie rahné-
rienne dans l’expérience de la grâce, sans en tirer une interprétation
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unilatérale, mais en tenant également compte du versant philosophique
et théologique (universitaire).
La recherche proprement dite sur l’œuvre de Rahner commence
par des thèses de doctorat qui lui sont consacrées. Soulignons celle, pari-
sienne, de Klaus P. Fischer, Der Mensch als Geheimnis. Die Anthropologie
Karl Rahners93. Le travail de Peter Eicher Die anthropologische Wende.
Karl Rahners philosophischer Weg vom Wesen des Menschen zur personalen
Existenz94 constitue une sorte de contrepoint. Même si l’anthropologie se
retrouve au centre des deux thèses, les travaux reflètent bien les « deux
voies » empruntées par l’interprétation de l’œuvre rahnérienne, pour
faire allusion à un titre bien connu95. Fischer cherche à situer le cœur

90. H. U. v. Balthasar faisait, lui aussi, partie des auteurs principaux des quatre premières
années. La création de la revue Communio, paraissant également en plusieurs langues et
considérée souvent comme une fondation opposée, demanderait à être évaluée de manière
différenciée en référence au programme théologique propre à Balthasar ; cf. M. Lochbrunner,
Hans Urs von Balthasar und seine Theologenkollegen, op. cit., p. 221s. ; voir également l’interview
tout à fait positif de K. Rahner à ce propos, dans SW 24/1, p. 839.
91. H. Vorgrimler, Karl Rahner : Leben, Denken, Werke., Manz, München, 1963 ; cf. Charles
Muller, Herbert Vorgrimler, Karl Rahner, Fleurus, Paris, 1965. Karl H. Neufeld a écrit une
biographie, Die Brüder Rahner, Herder, Freiburg im Br., 2004.
92. « Karl Rahner » dans Herbert Vorgrimler, Robert Vander Gucht (Éds.) : Bilanz der Theologie
im 20. Jahrhundert. [Ergänzungsband :] Bahnbrechende Theologen., Herder, Freiburg im Br.,
1970, p. 143-181, dernière version retravaillée dans SW 1, p. XII-LXVII ; en français dans
Bilan de la théologie du XXe siècle, vol. 2, Casterman-Tournai, Paris, 1971, p. 836-874.
93. Herder, Freiburg im Br., 1974.
94. Universitätsverlag, Freiburg/Schweiz, 1970.
95. Karl Eschweiler, Die zwei Wege der neueren Theologie, Filder, Augsburg, 1926. Il existe égale- 381
ment un certain parallèle objectif : en référence à G. Hermes et à M. J. Scheeben, Eschweiler

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Albert Raffelt

de sa théologie dans la doctrine ou dans l’expérience de la grâce et


remonte aux fondements spirituels de son approche, tandis que Eicher
cherche à élaborer son concept philosophique sous-jacent.
Karl Rahner apporte des textes introductifs aux deux travaux96, qui
doivent être lus de manière résolument critique parce qu’ils représentent
des réflexions tardives sur sa propre œuvre et la situation actuelle de
la pluralité des sciences. On peut d’une certaine manière les mettre en
parallèle au retour sur le passé fait par un Thomas d’Aquin : « Omnia
quae scripsi videntur mihi paleae » [« tout ce que j’ai écrit me paraît être
de la paille »] – le propos de Rahner consistant à refuser une scientificité
misant sur une réflexion de part en part positive et spéculative. Ce qui
n’empêche pas que son concept d’un « premier niveau réflexif » – exposé
plus en détail dans le Grundkurs des Glaubens (Traité fondamental de la
foi)97 – cherche tout à fait à formuler une conception de la foi réfléchie
et conceptuellement articulée.
Karl H. Neufeld est particulièrement représentatif de l’orientation
interprétative qui met l’accent sur la spiritualité, tout en renvoyant
également à la centralité des travaux rahnériens sur la pénitence. En
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retravaillant et en intégrant ces études précoces, publiées originaire-
ment en français, dans les Schriften zur Theologie, il redirige le regard
vers ces sources. Le Cercle Rahner d’Innsbruck98, qu’il a inspiré, fait
sienne cette impulsion.
Il faudrait citer d’autres travaux émanant de l’école de Herbert
Vorgrimler qui vont dans ce sens, par exemple celui de Ralf Miggelbrink.
Nikolaus Schwerdtfeger, en coopération avec Karl Lehmann, s’est
concentré sur la théologie de la grâce et le théologoumenon du « chrétien
anonyme ». Le débat sur ces deux concepts associés, qui est désormais
sans limites, dispose ici d’une base solide capable d’empêcher de nom-
breuses simplifications99.
C’est surtout Hansjürgen Verweyen qui prend au sérieux l’ambi-
tion philosophique de Rahner100 et tente de continuer à la développer.
Son élaboration d’une fondation de la théologie sur la base d’une
philosophie première et sa critique de la théologie transcendantale de
Rahner à partir de ce point de vue font partie de cette démarche. Un

construit la différence entre « une théologie de la raison critique et … une théologie émanant
de la foi » (p. 4).
96. Fischer dans SW 22/2, p. 823-832 ; Eicher dans SW 22/2, p. 815-819.
97. SW 26, p. 3623 [Œuvres 26, p. 3-10, 13-30].
98. Cf. Der Denkweg Karl Rahners, Matthias-Grünewald-Verlag, Mainz, 2003, 20042.
99. Il faudrait compléter tout cela par le renvoi à la première apparition fortuite de ce
concept : SW 10, p. 648 (1949).
100. S’interroger sur la « philosophie » de Rahner constituerait un champ de travail spéci-
382 fique. Après la phase précoce pertinente en la matière, Rahner lui-même n’a plus proposé de
travaux philosophiques.

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
certain cheminement avec Thomas Pröpper et son école fait apparaître
des différenciations dans ces débats théologiques de fond. Ce cercle de
théologiens produit à son tour des monographies plus poussées. Dans
ce contexte, il faut citer également les efforts déployés par Bernhard
Nitsche pour réfléchir aux questions de fondation, discuter de l’ap-
proche rahnérienne en relation à d’autres positionnements en matière
de science religieuse (par exemple celle de Richard Schaeffler [1926-
2019]) et faire interagir les « deux voies » de l’interprétation que nous
avons mentionnées.
Comme pour le travail de N. Schwerdtfeger, évoqué plus haut, on
dispose dorénavant d’ouvrages de fond concernant les domaines thé-
matiques essentiels. Citons quelques exemples : M. Hauber et V. Holzer
sur la doctrine trinitaire, M. Weisser sur la sotériologie, E. Maurice et
A. R. Batlogg sur la christologie, R. Lennan, W. Schmolly et J. Kittel sur
l’ecclésiologie, U. Bentz sur l’ecclésialité, A. Mayer sur la mariologie,
B. Kleinschwärzer-Meister sur la doctrine des sacrements, K. Vechtel sur
l’eschatologie, H. D. Egan et A. Zahlauer sur la composante ignatienne
de la théologie de Rahner, etc. Cela n’exclut pas que des thèmes déjà
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amplement traités aient besoin d’être abordés à nouveau de manière
synthétique, comme par exemple certaines approches de la christolo-
gie et leurs relations réciproques, et que des questions fondamentales
puissent continuer à être débattues de façon controverse.
Un phénomène typique de l’exploration de l’histoire de la théolo-
gie réside dans des travaux de comparaison d’un auteur avec différents
théologiens et diverses théologies. À ce propos on dispose dorénavant
d’études sur Rahner qui s’étendent chronologiquement d’Origène à
des théologiens catholiques ou protestants majeurs du XXe siècle, en
passant par Augustin, Bonaventure, Thomas d’Aquin et Maître Eckhart.
Même une telle présentation typologique ne réussit guère à rendre
compte de manière approximativement exhaustive du grand nombre
de travaux sur l’œuvre de Karl Rahner. La période allant jusqu’au début
du XXIe siècle a été très complètement abordée dans les rapports de
recherche de Jochen Hilberath et Bernhard Nitsche101. D’autres auteurs
ont analysé la recherche sur Rahner d’après les aires linguistiques et les
pays : Jean-Claude Petit pour les pays francophones, Gianni Colzani,
Sansalvatore Di Stefano, Karl Heinz Neufeld et Ignazio Sanna pour l’Italie,
Avery Dulles et John W. Padberg pour les États-Unis, Piet Schoonenberg
brièvement pour les Pays-Bas, Tamás Nyiri pour la Hongrie, Pietro
Modesto pour l’Union soviétique, Michal Altrichter pour la République
tchèque. Et les résultats d’une conférence à l’occasion du 100e anniver-

101. Cf. Theologische Quartalschrift 174 (1994), p. 304-315 ; id. 185 (2005), p. 303-319 ; 383
id. 186 (2006), p. 50-65.

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Albert Raffelt

saire de la naissance de Rahner traitent de manière plus ample encore


de son influence dans la région du Pacifique – de l’Asie de l’Est à la côte
ouest des États-Unis102.
S’y ajoute l’essai d’une présentation complète dans le Cambridge
Companion to Karl Rahner103. Signalons que l’approche anglo-saxonne
s’intéresse également à des thèmes négligés par les recherches en alle-
mand (par exemple l’esthétique : G. E. Thiessen ; cf. à ce propos aussi
P. J. Fritz).

En dehors de la théologie universitaire


La renommée de Rahner fait de lui, dans les dernières décennies de
sa vie, une personnalité de la vie publique, d’abord dans l’espace germa-
nophone, puis également à l’échelle du monde chrétien international.
De son vivant, sa notoriété se reflète dans les articles qu’il publie
dans les journaux, par exemple à l’occasion des principales fêtes chré-
tiennes, ou dans les demandes d’interviews sur des thèmes épineux
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largement débattus. C’est le cas quand la revue Der Spiegel, qui exerce
à l’époque une espèce de monopole sur le plan de l’opinion publique
parmi les intellectuels, le contacte pour qu’il se prononce sur l’ency-
clique Humanae vitae de 1968 (SW 24/2, p. 759-769). Mais tout cela ne
représente que la face extérieure d’une activité qui, pour le cas men-
tionné, s’étend aux conseils donnés à Pedro Arrupe, le père général des
jésuites, à l’échange avec le cardinal Julius Döpfner et à son influence
sur la Königsteiner Erklärung [Déclaration de Königstein] de la Conférence
épiscopale allemande à propos de cette encyclique du pape Paul VI. Il
existe donc une réception de l’œuvre de Rahner à de multiples niveaux.
Dans ce dernier cas, elle n’est pas explicitement liée à son nom, mais
demeure importante jusqu’à ce jour dans l’Église d’Allemagne104.

Institutions
Karl Rahner n’a pas donné d’ancrage institutionnel à sa propre
influence, à la différence, une fois encore, de Hans Urs von Balthasar qui
l’a fait moyennant la fondation du Johannes-Verlag et de la Communauté
Saint Jean, et au travers des revues autour du groupe de Communio105.

102. Rahner beyond Rahner, Rowman & Littlefield, Lanham, 2005.


103. CUP, Cambridge, 2005.
104. Cf. à ce propos Karl Lehmann, Mit langem Atem, Herder, Freiburg im Br., 2016, p. 71-72,
90, 172-174.
384
105. Hans Urs von Balthasar, Unser Auftrag [note 12], op. cit., p. 79.

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La réception de l’œuvre de Karl Rahner

DOSSIER
La province jésuite d’Allemagne du Sud (de l’époque : Oberdeutsche
Provinz) ne s’y est employée que lors de la fondation de la Rahner-Stiftung
de Munich106, et la province jésuite autrichienne par la création parallèle
de la Fondation d’Innsbruck, dissoute depuis lors. La première a mené à
bien les Sämtliche Werke (Œuvres complètes de Rahner en allemand) et
soutient des éditions internationales (ce n’est le cas jusqu’ici que pour
l’édition en français). Elle a institué également une Rahner Lecture107,
qui, dans un premier temps, a eu lieu tous les ans, puis tous les deux
ans (en alternance avec une Pannenberg Lecture). Parallèlement à la
Fondation d’Innsbruck, il faut mentionner également la création du
Karl Rahner-Preis, toujours d’actualité, qui n’honore pas seulement des
travaux sur son œuvre, mais a été attribué à plusieurs travaux éminents
réalisés dans ce champ de recherche108.
Depuis 1991, il existe une Société Rahner aux États-Unis109. Ses
rencontres annuelles documentent la culture anglo-saxonne du débat et
sont publiées dans la revue Philosophy and Theology : Marquette University
Journal. Une institution similaire fait défaut dans l’espace germanophone.
L’Innsbrucker Karl-Rahner-Symposion, mené à bien à deux reprises (1993,
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1999), avec présentation et discussion de travaux pertinents d’Europe
centrale, n’a malheureusement pas été repris à ce jour110. Il faudrait men-
tionner également des colloques académiques à propos de la théologie
de Rahner, dont les derniers ont eu lieu en 2018 à Freiburg et en 2020
à Mayence. Une institutionnalisation serait souhaitable.

Conclusion et bilan
Il est difficile de résumer en peu de mots le résultat de la réception
de Karl Rahner. Il compte parmi les théologiens catholiques les plus
influents du XXe siècle. On s’est rendu compte très tôt de ses talents
et de son positionnement particulier au sein de la théologie, et ses
contacts personnels et son engagement dans différents groupements
n’ont fait que renforcer cette prise de conscience. Dès le début de son
activité enseignante, il a œuvré aussi en faveur de manuels, plus tard
de lexiques et en général du versant « scolaire » de la diffusion de la

106. https://www.karl-rahner-archiv.de/stiftung/karl-rahner-stiftung
107. Publication sous forme électronique par la bibliothèque universitaire de Fribourg-en-
Brisgau : https://freidok.uni-freiburg.de/data/876
108. Cf. https://www.uibk.ac.at/theol/its/karl-rahner-preis.html La publication des travaux
couronnés est assurée par les Innsbrucker Theologische Studien.
109. Cf. à propos de la Karl Rahner Society : https://www.karlrahnersociety.com
110. Publié dans Roman Siebenrock (Éd.), Karl Rahner in der Diskussion. Themen – Referate – 385
Ergebnisse, ITS 56, Tyrolia, Innsbruck, 2001.

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théologie. Son influence mondiale repose d’une part sur son ancrage
dans la théologie catholique moderne (« post-tridentine ») qui rend
plausibles des innovations même osées dans le cadre classique, et d’autre
part sur son esprit ouvert à la théologie protestante et à la pensée philo-
sophique contemporaine. L’effet de sa pensée fut promu par le concile
Vatican II qui, indépendamment de l’influence qu’il a pu exercer sur
certains débats et documents conciliaires, a attiré l’attention sur sa
personne et sa théologie, et a conduit à une intense activité de publica-
tion, de conférences et de voyages. Même s’il ne peut pas être considéré
à l’époque comme le « chef de l’orchestre mondial de la théologie »
(H. U. von Balthasar111), Rahner est néanmoins largement perçu comme
un représentant non seulement de la théologie catholique, mais aussi
de l’action sociale de l’Église sous de multiples aspects. Sa méthode
de travail, non consciemment voulue comme telle, mais de plus en
plus liée à sa réactivité à des circonstances données, a conduit à un
fractionnement de son œuvre dont toute l’ampleur n’a pu être saisie
que grâce à la Gesamtausgabe. Il n’a plus été en mesure de fournir une
grande synthèse. Le Grundkurs des Glaubens112 [Traité fondamental de la
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foi] n’était qu’une « introduction », comme le signale le sous-titre, qui
était originairement le titre principal du cours sous-jacent. La multi-
plicité des problèmes abordés par Rahner – y compris des questions
relatives aux structures ecclésiastiques, toujours d’actualité113 – offrent
néanmoins de nombreux points de repère pour les discussions les plus
diverses. Nombre de ses suggestions font dorénavant partie de l’ « ADN »
de la théologie et de l’Église.

Traduit de l’allemand par Robert Kremer

111. Cité par M. Lochbrunner, Hans Urs von Balthasar und seine Theologie, op. cit., p. 210.
112. Les conséquences de sa « réactivité aux circonstances » y sont, une fois encore, percep-
tibles. Une édition critique montrerait que Rahner a commencé par concevoir à frais nou-
veaux les textes du cours, mais la charge de travail durant le concile l’a forcé de plus en plus
à recourir à du matériau déjà disponible. L’histoire rédactionnelle ultérieure a intégré d’autres
travaux plus récents, extraits par exemple du cours de christologie donné à Münster.
113. Ce n’est pas par hasard que son écrit de réforme à l’occasion du synode commun des
évêchés de la République fédérale d’Allemagne, intitulé Strukturwandel der Kirche als Aufgabe
386 und Chance (1972), a été réédité en 2019 (Herder, Freiburg im Br.), au moment où l’Église
catholique allemande a entamé son « chemin synodal ».

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