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Résumé
Les hypothèses didactiques esquissées trouvent leur fondement dans une approche socio-pragmatique des pratiques
scripturales. Le modèle, non fini, de compétence scripturale proposé essaie de prendre en compte des aspects souvent
négligés de l'activité scripturale, dont l'analyse des pratiques et des représentations sociales souligne pourtant l'importance et
qui constituent une composante essentielle des contenus d'enseignement/apprentissage.
Ces hypothèses, qui sous-tendent un certain nombre d'expériences en cours, concernent essentiellement :
-les spécificités de l'ordre du scriptural par rapport à l'ordre de l'oral,
-l'existence d'un continuum scriptural, abolissant les frontières, intériorisées par le sens commun, entre l'écrit «ordinaire» et
l'écrit «littéraire», et organisé, à partir de l'invariant de l'écriture, selon divers axes de variations.
Dans ces perspectives, l'entrée dans l 'écrit relève d' une véritable acculturation à des modes spécifiques d'interactions
culturelles et sociales.
Dabène Michel. Un modèle didactique de la compétence scripturale. In: Repères, recherches en didactique du français langue
maternelle, n°4, 1991. Savoir écrire, évaluer, réécrire en classe. pp. 9-22;
doi : https://doi.org/10.3406/reper.1991.2030
https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_1991_num_4_1_2030
DE LA COMPÉTENCE SCRIPTURALE
Résumé : Les hypothèses didactiques esquissées trouvent leur fondement dans une
approche socio-pragmatique des pratiques scripturales. Le modèle, non fini, de
compétence scripturale proposé essaie de prendre en compte des aspects souvent
négligés de l'activité scripturale, dont l'analyse des pratiques et des représentations
sociales souligne pourtant l'importance et qui constituent une composante essen¬
tielle des contenus d'enseignement/apprentissage.
Ces hypothèses, qui sous-tendent un certain nombre d'expériences en cours,
concernent essentiellement :
- les spécificités de l'ordre du scriptural par rapport à l'ordre de l'oral,
- l'existence d'un continuum scriptural, abolissant les frontières, intériorisées par
le sens commun, entre l'écrit «ordinaire» et l'écrit «littéraire», et organisé, à partir
de l'invariant de l'écriture, selon divers axes de variations.
Dans ces perspectives, l'entrée dans l 'écrit relève d' une véritable acculturation à des
modes spécifiques d'interactions culturelles et sociales.
Un double constat est à l'origine des réflexions qui suivent et des travaux
qu'elles ont inspirés :
- d'une part, les problèmes rencontrés dans Pacquisition/apprentissage(1 ) et
l'utilisation de la forme écrite d'existence de la langue, aussi bien chez
l'enfant que chez l'adulte, en dépit de la grande importance que lui accorde
l'institution scolaire. Ces difficultés, attestées notamment par l'observation
des écrits produits par des non-professionnels de l'écriture, ne relèvent pas,
dans la plupart des cas, de la pathologie, alors que peuvent en relever
l'enfant ou l'adulte qui présentent des défauts de parole. On peut donc
admettre le postulat d'une différence de nature entre les deux ordres
langagiers de l'oral et de l'écrit.
- d'autre part, la relative inefficacité, pour une part croissante de la population
scolaire, des approches didactiques de l'écrit, renouvelées pourtant grâce,
notamment, aux apports de la linguistique textuelle ou de la psychologie
cognitive mais qui ne paraissent pas encore susceptibles de modifier de
façon significative ni les pratiques d'enseignement ni les relations difficiles
qu'entretiennent avec l'écrit, dans une société comme la nôtre, les usagers
de la langue.
coquetterie terminologique mais pour éviter les connotations normatives qui s'atta¬
chent à la notion d'écrit dans notre tradition culturelle et pour souligner qu'il ne s'agit
pas d'un code ni seulement d'un canal mais d'un espace de réalisation langagière.
C'est à partir de ces spécificités qu'on peut tenter de définir un modèle didactique de
compétences qui permettent à l'apprenant de maîtriser les savoirs, savoir-faire et
représentations nécessaires à l'exercice de cette activité langagière particulière.
Dans cette perspective, les composantes de la «compétence scripturale»,
définie à partir des spécificités de la «matière» à enseigner, constituent autant
d'objectifs d'enseignement/apprentissage. C'est cette caractéristique qui permet de
les présenter comme un modèle didactique. Il ne s'agit plus alors de transposition
didactique de «savoirs savants» mais de l'élaboration d'un guidage théorisé de
conduites didactiques.
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Quelle que soit, par ailleurs, la conception que l'on se fait des relations entre
l'oral et l'écrit, il est indispensable, dans l'optique de l'élaboration d'un modèle
didactique, de caractériser ces deux «objets» d'enseignement en accentuant au
besoin leurs spécificités et en faisant l'hypothèse de l'existence de deux ordres de
réalisations de l'activité langagière radicalement distincts. Cette hypothèse va dans
le sens de l'expérience de l'enfant pour qui le «passage» à l'écrit représente l'entrée
dans un monde langagier dont l'étrangeté initiale doit être préservée si l'on veut qu'en
soit saisie l'originalité foncière, l'une de nos hypothèses étant que la banalisation de
l'écrit au cours des premiers apprentissage peut expliquer les dysfonctionnements
observés ultérieurement dans la production des textes écrits(2).
- matérielles : trace lisible sur un support, dont la structure est complexe (barres,
ronds, boucles) et multiforme (manuscrit, imprimé, script, cursive, minuscules,
majuscules, etc), distincte des signes seulement visibles, autonome par rapport à la
main qui l'a inscrite et ayant effacé les stades successifs de sa fabrication, elle
entretient des
l'attestent les tâtonnements
relations variables
millénaires
et complexes
de l'histoire
avecdes
lesécritures.
sons du langage comme
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Il n'en reste pas moins que le continuum scriptural, ainsi caractérisé par
l'invariant de l'écriture, s'organise à partir de plusieurs axes de variation qui rendent
compte de la diversité des écrits, y compris ceux qui sont considérés comme
«littéraires»(7) .
C'est ainsi que l'on peut distinguer :
- sur l'axe pragmatique, les variations liées aux types d'interaction (de l'écrit pour
soi à l'écrit pour autrui, du transactionnel au personnel, du différé au direct, etc.), aux
modalités de la production (de manuscrit à l'imprimé, de l'inscription au document en
passant par le texte, du relativement spontané au consciemment élaboré, du
«quelque chose à dire» au «quelque chose à faire» etc.) ;
- sur l'axe des représentations, les types de relations à l'écriture ( les degrés et les
modalités de P«insécurité scripturale»), les systèmes évaluatifs (discours et juge¬
ments sur les écrits d'autrui).
A ce stade de l'analyse, on peut avancer que la tradition scolaire, tout en
valorisant le domaine du scriptural, l'a considérablement appauvri en privilégiant une
seule de ses variétés, celle qui sert de support à la transmission de l'un des aspects
du patrimoine culturel.
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On peut relever aussi que cette tradition entretient une ambiguïté fondamentale
par rapport aux deux conceptions de l'ordre du scriptural dans ses relations à l'oralité.
On connaît à ce sujet la pensée des ethnologues : du Rousseau du Discours surl'origine
et les fondements de l'inégalité parmi les hommes et de l'Essai sur l'origine des
langues où LEVI-STRAUSS voit le premier traité d'anthropologie générale que
compte la littérature française, voire même du ROUSSEAU de l'Emile où on peut
lire : «Parlerai-je à présent de l'écriture? Non, j'ai honte de m'amuser à ces niaiseries
dans un traité de l'éducation», de ce ROUSSEAU-là au LEVI-STRAUSS de La leçon
d'écriture dans Tristes tropiques, ils accordent, dans leurs grandes interrogations
sur les rapports entre nature et culture, la primauté à la parole vive et ne voient dans
l'écriture, selon la tradition platonicienne qu'un supplément, une représentation,
infidèle et dangereuse, de la langue, source de toutes les dominations et de tous les
asservissements, «conduite d'exil, hors de l'échange vivant des paroles proférées»
(HAGEGE, 1985).
On connaît aussi la tradition opposée qui met l'accent sur la raison graphique
(GOODY, 1979), et accorde la primauté à l'écrit qui, par sa permanence et sa
mobilité, au-delà de la portée de la voix et de l'instant partagé, est le ciment de la
construction sociale et le véhicule privilégié du savoir et de la culture.
C'est dans cette dernière tradition que s'inscrit l'institution scolaire, non sans
ambiguïté. Elle privilégie l'écrit dès le début. L'entrée à l'école signifie l'entrée dans
l'ordre du scriptural. L'oral, domaine de la «nature», n'est souvent toléré que comme
préparation de l'écrit et ne devient légitime que s'il peut s'écrire ou s'il provient de
l'écrit, que s'il est le «parler» de l'écrit. Et, pourtant, cette suprématie de l'écrit ne
s'accompagne pas de l'autonomisation du signifiant graphique. Dès le début de
l'apprentissage, et nul doute que ceux qui ont des difficultés avec l'écriture ne soient
profondément marqués parcette première étape, le signifiant graphique est présenté
comme la transcription du son. Cette relative dépendance de l'écrit, en tant que
système graphique, se traduit, dans les stades ultérieurs de l'apprentissage, par une
confusion entre les deux ordres de réalisations langagières : l'oral est travaillé dans
la perspective de sa transcription graphique; il ne devient acceptable que lorsqu'il
peut donner lieu à une «écriture»; conjointement, l'écrit n'acquiert toute sa plénitude
que lorsqu'il est oralisé dans la lecture dite expressive.
Dans le traitement particulier qu'elle fait de l'écrit par rapport à l'oral, l'école, en
tant qu'institution, entretient une ambiguïté qui peut être à l'origine des échecs qu'elle
connaît en négligeant de développer chez l'apprenant des connaissances méta-
scripturales. La didactique de l'écrit, si elle veut faire de l'écriture un véritable objet
d'enseignement, devrait prendre en compte toutes les composantes de la spécificité
de cet ordre langagier en vue de faire acquérir progressivement à l'élève une
véritable «compétence scripturale».
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• En termes de SAVOIRS :
- sémiotiques : nous verrons plus loin, à titre d'exemples, l'intérêt que peut
présenter un travail sur le signifiant graphique dans ses relations avec le
signifiant phonique. Ce qui est en jeu ici c'est l'acquisition de savoirs sur la
nature d'un système spécifique de signes renvoyant majoritairement à la
langue mais aussi à des éléments non-verbaux : calligraphie, typographie,
organisation de l'«aire scripturale». Beaucoup de messages graphiques
d'aujourd'hui (publicitaires entre autres) attestent d'une réflexion renouvelée
sur ces aspects sémiotiques par leurs tentatives de remotivation du signe et
de mixage du scriptural et de l'iconique.
Ces savoirs ne sont pas dissociables des savoirs sur le monde. Il faut cependant
souligner que, tant que la compétence scripturale n'est pas maîtrisée, la lecture ne
peut être considérée comme la seule source autorisée d'acquisition de savoirs sur
le monde : la compréhension des textes présuppose les mêmes savoirs que leur
production. C'est dire que l'acquisition de la compétence scripturale ne se fait pas au
détriment de l'oralité, conçue comme un autre mode d'accès à des savoirs sur le
monde. Autrement dit, pour reprendre autrement les analyses de GOODY, l'usage
de la carte ne dispense pas de la découverte du territoire et la connaissance du
territoire rend plus riche la pratique de la carte.
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Un modèle didactique de la compétence scripturale
• En termes de SAVOIR-FAIRE
C'est sans doute l'un des éléments constitutifs de la compétence scripturale qui
a été le mieux exploré au cours de ces dernières années, tant par la linguistique
textuelle dans ses apports sur la grammaire du texte, que par la psychologie cognitive
dans ses travaux sur les connaissances procédurales et la gestion des activités
d'écriture(9). Je n'y reviendrai pas ici, sinon pour noter que certains savoir-faire
restent en dehors de ces analyses : je pense en particulier au savoir-faire qui permet
de traiter l'écrit dans une perspective esthétique sans pour autant négliger ses autres
spécificités. L'intégration de cette dimension dans le «continuum scriptural» et ses
variations est la condition du dépassement des oppositions actuelles entre le
littéraire et le non-littéraire dont on peut penser qu'elles ne font qu'aggraver les
inégalités devant l'écrit.
• En termes de REPRÉSENTATIONS :
AIDES À L'APPRENTISSAGE
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Ces exemples, qui n'ont de spécifique que leur inscription dans le corps
d'hypothèses évoquées ici, ne doivent pas dispenser d'un travail d'observation
guidée des pratiques scripturales, des fonctions et des représentations sociales de
l'écrit. Les tensions qui traversent le champ social en matière de relations à l'écrit, les
signes observables d'un conflit, plus ou moins aigu, entre une culture de l'oralité et
une culture de la scripturalité, constituent l'une des composantes, essentielles à nos
yeux, de la situation d'enseignement/apprentissage dans ce domaine.
Juin 1991
NOTES
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Un modèle didactique de la compétence scripturale
(9) cf la mise au point récente de FAYOL ( 1 99 1 ). A noter que les savoirs que j'ai évoqués plus
haut comme constitutifs de la compétence scripturale ne relèvent pas tout à fait de ce que
les psychologues appellent «connaissances déclaratives», en ce qu'ils ne sont pas du
domaine du «factuel», sauf peut-être les connaissances linguistiques et textuelles
proprement dites.
(10) qui n'ont rien d'original, sinon de s'inscrire dans les perspectives évoquées ici.
(11) CHIGNIER et al., p. 7
( 1 2) Cette approche exige cependant une solide formation des maîtres, tant il est vrai que nous
avons du mal, faute d'une réflexion appropriée, à concevoir d'autres systèmes d'écriture
que celui que nous avons, parfois péniblement, acquis. Pour un premier compte-rendu de
l'expérience grenobloise, voir L. DABENE (1990).
(13) On peut évidemment raffiner ce modèle de base en envisageant les cas où le rapporteur
est le destinateur ( je lui ai dit...) ou le destinataire ( il m'a dit...) de la situation initiale, où
il se trouve dans le même lieu ou dans un lieu différent de la situation initiale, où la relation
de discours se situe dans une même unité de temps ou non, etc..
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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