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Culture/exclusif

le googler ! Ne cogite pas trop. Rencontre-le, c’est tout. Je lui


ai déjà donné ton numéro. Il va te contacter. » Quelque part
j’avais envie de rouspéter, mais, en même temps, j’appré-
temps : c’était tout simplement déprimant. Mes collabora- ciais l’approche volontariste de Chrisette. Elle comptait
teurs étaient démoralisés. Ils se sentaient déconsidérés, parmi les rares personnes à qui je pouvais m’ouvrir en toute
démunis, vaincus. Peindre les murs, c’était une façon tangi- franchise sur ma vie privée. En tant que femme active dans
ble de signaler que j’avais pris note du problème. Et que la quarantaine et très exposée aux médias, il ne m’était pas
l’ambiance allait changer. Pour commencer, je leur adressai facile de faire des rencontres. Je savais que si j’apparaissais
à tous un questionnaire pour demander de quoi ils avaient le en public accompagnée par un homme, les spéculations
plus besoin pour mieux travailler. L’une des réponses qui iraient aussitôt bon train. Je savais aussi que les femmes
revint le plus souvent fut : de nouvelles photocopieuses. Il célibataires en politique ne sont pas perçues comme les
s’avérait que tout le monde perdait un temps fou, chaque hommes célibataires. Il ne nous est pas accordé la même
jour, à tenter de cajoler une machine antique pour qu’elle latitude pour ce qui est de notre vie sociale. Je n’avais aucune
veuille bien fonctionner – et à se battre avec les bourrages envie d’attirer ce genre d’attention sur moi tant que je ne
papier. J’ai commandé sur-le-champ des photocopieuses. serais pas à peu près certaine d’avoir trouvé « le bon » – et
Quand elles sont arrivées, nous avons fêté l’événement. depuis des années, donc, je compartimentais ma vie privée
C’étaient là des choses simples. Mais l’objectif, bien sûr, était et ma carrière. Quelques jours plus tard, j’étais en route pour
de réinstaurer le professionnalisme comme vertu cardinale. un événement lorsque je reçus un texto d’un numéro qui
Je savais qu’il y avait un lien direct entre la professionnalisa- m’était inconnu. Doug assistait à un match de basket avec
tion de nos opérations et notre capacité à servir correctement un ami. Il avait rassemblé son courage pour m’envoyer ce
la justice. Il fallait que chaque employé donne le meilleur de message un peu maladroit : « Salut. C’est Doug. Juste pour
lui-même. […] Lorsque je formais de jeunes juristes, je leur dire bonjour ! Je suis au match des Lakers. » Je le saluai à
disais : « Soyons bien clairs. Vous représentez le peuple. Les mon tour, et nous convînmes de nous parler le lendemain.
gens de cet État. Donc je compte sur vous pour apprendre à Puis je conclus notre échange avec une petite maladresse de
très bien les connaître, tous ces gens. » J’ai toujours incité mon cru : « Allez les Lakers ! » – alors qu’en réalité je suis
mes collaborateurs à se renseigner sur les quartiers où ils ne fan des Warriors. Le lendemain matin, je venais de terminer
vivaient pas, à consulter les sources d’information des diffé- ma séance de gym avant le boulot lorsque je découvris que
rentes communautés, à assister à des petits festivals locaux j’avais un appel manqué de Doug. Si j’avais moi-même pro-
et à des forums communautaires. « Pour le peuple », ce posé que nous nous parlions dans la journée, je ne m’étais
n’était pas qu’une belle formule de salle d’audience. Cela pas attendue à ce que ce soit de si bonne heure. Mais je trou-
voulait bien dire pour le peuple – pour les gens. Tous les gens. vais cela assez charmant, je dois dire. Pour écrire ce chapi-
tre, j’ai demandé à Doug ce qu’il avait dans la tête au
L’HOMME DE SA VIE moment où il avait composé mon numéro. Voici sa
Six mois plus tôt, moi non plus je ne savais pas qui était réponse : « Ce jour-là je m’étais levé très tôt. J’avais un ren-
Doug. Je savais seulement que ma meilleure amie, Chri- dez-vous de bonne heure. Et en voiture, en allant au travail,
sette, me bombardait d’appels. Mon téléphone n’arrêtait je n’arrêtais pas de penser à toi. Je me disais : “Il est huit heu-
pas de vibrer alors que j’étais en plein milieu d’une réunion. res et demie, c’est carrément trop tôt pour l’appeler. Ce
Je l’ignorai les premières fois, mais au bout d’un moment je serait ridicule. Ne sois pas ce genre de bonhomme. Mais non.
commençai à m’inquiéter. Je suis marraine des enfants de Tu ne l’appelles pas. Fais pas ça.” Et puis… “Oh, bon sang, je
Chrisette. Était-il arrivé quelque chose ? Finalement je sor- viens de faire son numéro.” Et ensuite… “Oh non, mainte-
tis de la pièce pour la joindre. « Qu’est-ce qui se passe ? Tout nant ça sonne…” » Le message qu’il laissa sur ma boîte
va bien ? vocale – et que j’ai conservé jusqu’à aujourd’hui – était long
— Oui, tout va bien. Tu as un rencard, dit-elle. Avec un type. et un peu décousu. Doug avait l’air sympa, n’empêche, et
— Ah bon ? j’étais curieuse d’en apprendre davantage à son sujet. De
— Mais oui, dit-elle avec la plus grande conviction. Je viens son côté, en revanche, il était à peu près convaincu d’avoir
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de faire connaissance avec lui. Il est mignon, il est associé de tout gâché. Dans le souvenir qu’il en garde, il pensait que son
son cabinet d’avocats et je crois qu’il va vraiment te plaire. Il message était catastrophique et qu’il n’allait sans doute plus
est installé à Los Angeles, mais tu vas tout le temps là-bas jamais avoir de mes nouvelles. Il dut s’interdire de me rap-
pour le boulot de toute façon. peler et de me laisser un autre message alambiqué pour
Chrisette est comme une sœur pour moi. Et je savais qu’il essayer d’expliciter et de faire oublier le premier.
était inutile de discuter avec elle.
— Comment s’appelle-t-il ? demandai-je.
— Doug Emhoff, répondit-elle. Mais promets-moi de ne pas

80madame FIGARO

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