Vous êtes sur la page 1sur 61

Combats pour un humanisme combattant

Volume 7 • Numéros 1 et 2 • Automne-Hiver 2003-2004 (numéro double)

Je parle: la terre
Françoise Sullivan

COLLABORATIONS : ENTRETIENS :
Philippe Amyot • Claude R. Blouin • Mathieu Bock-Côté Marc Chabot • Denis Simard
Dominique Corneillier • Éric Cornellier • Marie-José Daoust
Benoît Dubreuil • Mathieu Durocher • Suzanne Joly • Jean Larose NOUVEAU DÉBAT
Jean-Claude Martin • Michel Morin • Annie Palanché AUTOUR DU PROGRAMME
Serge Pelletier • Bernard Pozier • Yves Préfontaine • G. Tod Slone PÉDAGOGIQUE DE VACHER

CÉGEP RÉGIONAL DE LANAUDIÈRE À JOLIETTE 600$


Combats 4
SOMMAIRE
Pour que le 14 avril n’ait pas été inutile
Louis Cornellier

Pour un humanisme combattant, tel est le DOSSIER : PHILOSOPHER AU QUÉBEC


mot d’ordre de Combats. Revue d’idées, 5 Entretien avec Marc Chabot
André Baril
Combats est un organisme à but non lucratif
qui a son siège social au Cégep régional de
8 Adieu Lavigne!
Jean Larose
Lanaudière à Joliette. L'organisme bénéficie 9 Lire ou relire Lavigne
André Baril
d'une généreuse donation de monsieur Jean
Gauthier, retraité de l’Organisation Mondiale 11 La foire mondiale du sens
Michel Morin
de la Santé. La revue reçoit aussi une aide du 13 Nouveau débat sur le programme pédagogique de Vacher
Du culte des Maîtres
Programme d'aide aux projets communautaires
du Syndicat des enseignantes et enseignants 13 Réplique dialogique à nos critiques
Marie-José Daoust et Jean-Claude Martin
du cégep de Joliette, ainsi que du député de 17 Les Jardins d’Akadêmos
Jean-Sébastien Ricard et Olivier Roy
Joliette, par le Programme d'aide à l'action
bénévole du Gouvernement du Québec. CULTURE ET POLITIQUE
19 Essai sur la pensée politique québécoise
Mathieu Bock-Côté
CONSEIL D'ADMINISTRATION
22 La mondialisation comme idéologie
• Yves Champagne • Andrée Ferretti Benoît Dubreuil
• Robert Corriveau • Paul-Émile Roy 25 Entretien avec Denis Simard
André Baril

RÉDACTION
30 Sur la violence dans le sport!
Yves Préfontaine

Directeur : Alain Houle 31 Manufacturé au Québec.


Défense et illustration du roman ouvrier.
Philippe Amyot
Rédacteur en chef : Louis Cornellier
33 Thériault le conquérant
Éric Cornellier
Secrétaires à la rédaction : André Baril
Jean-Sébastien Ricard et Olivier Roy 34 L’après Kyoto
Serge Pelletier
Adresse : Combats 36 Apparaître
André Baril
20, rue Saint-Charles Sud, casier postal 1097
Joliette, Québec J6E 4T1 DOSSIER : DES PHILOSOPHES DANS LA CITÉ
Tél : 450-759-1661 37 Leo strauss contre le relativisme
poste 252 (André Baril) Mathieu Durocher

Courriel : andr.baril@sympatico.ca
40 Peter Sloterdijk et l’exigence de grandeur européenne
Jean-Sébastien Ricard
louiscornellier@parroinfo.net 41 Derrida, entre Droit et Justice
Olivier Roy
houle.alain@sympatico.ca
royoli01@aol.com 44 Penser le monde avec Adorno
Annie Palanché
ricardjs@hotmail.com
Site internet : www.combats.qc.ca CINÉMA
(on y trouvera notamment les anciens numéros) 50 FCMM 2002: retour aux sources
Claude R. Blouin
52 Histoire et histoires du Japon au FFMM 2003
PRODUCTION Claude R. Blouin

Infographie et impression : Kiwi Copie Inc. ARTS VISUELS


Dépôt légal : Bibliothèque nationale du Québec 55 Françoise Sullivan : la femme rapaillée
Alain Houle

HOMMAGES
Page couverture :
Françoise Sullivan,
58 À la petite Marie
Bernard Pozier
Je parle (no7) 58 L’âge du Silence. Roland Giguère
Bernard Pozier
la terre, 1982.
POÉSIE
Acrylique, branche 59 Après la bataille… retour à la solitude
et collage sur toile. G. Tod Slone
59 Conforme à la politique éditoriale
G. Tod Slone
60 La Règle et la Délicatesse
Dominique Corneillier
Collection Louise Lalonde Lamarre 62 Écrire
Courtoisie : Musée des Beaux-Arts de Montréal Suzanne Joly

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 3


- BLOC-NOTES -
POUR QUE LE 14 AVRIL N’AIT PAS ÉTÉ INUTILE
Louis Cornellier

En une de La Presse, ce matin, le députés adéquistes (ceux de Berthier et de l’aide sociale. Et qu’ont-ils fait? Ils ont
14 août 2003, deux manchettes don- Joliette) qui se croyaient installés. Quoi fessé sur les BS!
nent le ton des années libérales à venir : qu’en pensent certains, nous avons,
« Fini le gel des tarifs d’Hydro; les croyons-nous, voté du bon bord. ***
hausses arriveront dès octobre » et
« Les garderies resteront à 5$… et *** Dans ces tristes circonstances, je
grimperont jusqu’à 10$ ». Les inno- voudrais profiter de l’occasion pour
cents, qui croyaient que PQ et PLQ, Ce n’est pas parce que l’on n’en formuler une mise en garde à tous ceux
c’était du pareil au même, ont enfin, et entend presque plus parler, ce dont qui risquent de croiser ma route un de
malheureusement, la preuve du con- nous nous réjouissons, que Mario ces jours : le prochain qui dénonce les
traire. Dumont et ses troupes méritent notre BS devant moi, je lui passe un savon en
règle et définitif. Il y a des limites à la
Pendant la dernière campagne bêtise et à la mesquinerie.
électorale, Landry et Legault ont eu le Le PQ, bien sûr, est loin
courage de dire qu’ils refuseraient de ***
d’être parfait; il était, c’est
baisser les impôts. Priorité : les ser-
vices aux citoyens. C’est ça, entre vrai, usé, mais il était aussi, Bernand Landry a annoncé, pour les
autres, la social-démocratie : des con- et reste, jusqu’à preuve du mois à venir, un brassage d’idées visant à
cessions au marché, bien sûr, mais une redéfinir l’option souverainiste et la
volonté de le limiter, de l’encadrer, de
contraire, notre meilleur social-démocratie à la sauce péquiste.
le réglementer afin de se donner les rempart politique contre le Ceux qui croient encore à la souveraineté
moyens d’agir dans le sens du bien démantèlement de l’État. et en un Québec solidaire ont donc le
commun. devoir de ne pas baisser les bras et de
Trop d’esprits capricieux participer pleinement à ce renouveau.
Le PQ, bien sûr, est loin d’être par- l’ont oublié, le 14 avril
fait; il était, c’est vrai, usé, mais il était À l’heure où la dispersion des
dernier, et nous voilà aux
aussi, et reste, jusqu’à preuve du con- forces nationalistes et progressistes
traire, notre meilleur rempart politique prises, aujourd’hui, avec réjouiraient les ennemis du bien com-
contre le démantèlement de l’État. des comptables à la mun, cette tâche relève de la première
Trop d’esprits capricieux l’ont oublié, urgence. De leur côté, le PQ et ses
le 14 avril dernier, et nous voilà aux mentalité d’épicier à la tête leaders devront accueillir avec ouver-
prises, aujourd’hui, avec des compta- de l’État québécois. ture les contributions multiples et
bles à la mentalité d’épicier à la tête de diverses, dans la mesure où il ne s’agit
l’État québécois. Ah, on les aura, nos pas de compromissions, afin de faire de
baisses d’impôts! On aura aussi, c’est pitié. Ils annonçaient des ravages, en ce parti - qui en fut, naguère, un grand
inévitable, ce qui vient nécessairement cas de victoire, et ils en ont faits, même - le lieu d’une nouvelle mobilisation.
avec : des attaques frontales contre les dans la défaite. En fait, le plus grand
BS, des coupures dans les services et mal qu’ils ont causé est d’avoir rendu, Qu’on oublie Facal et son obses-
programmes qui assurent une réparti- par leurs outrances idéologiques, les sion du centre, qu’on oublie les
tion de la richesse et, donc, une cer- libéraux de Jean Charest presque sym- gauchistes radicaux qui ne trouvent de
taine justice sociale, et un État de plus pathiques, ou à tout le moins inoffen- pureté que dans la défaite! La vraie
en plus provincial qu’il faudra bien, un sifs, aux yeux de plusieurs. On connaît social-démocratie n’est pas un pis-
jour, reconstruire dans l’adversité. maintenant le résultat : les Québécois aller, un purgatoire où l’on se contente
devront se taper le programme de de peu en attendant. C’est une
Dans Lanaudière, au moins, région l’ADQ, appliqué par d’hypocrites espérance, celle de la justice en acte,
d’où Combats vous parle, nous avons libéraux-conservateurs qui juraient sur qui tient compte du réel et de ses aléas.
refusé ce marché de dupes et, mieux leurs mères, par exemple, qu’ils ne C’est la tâche politique des justes et
encore, nous avons renvoyé chez eux deux toucheraient pas au barême plancher de des lucides. ■

PAGE 4 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


- DOSSIER : PHILOSOPHER AU QUÉBEC -
N.D.L.R. : Le 20 novembre prochain, ce sera, selon le vœu de l’UNESCO, la journée mondiale de la philosophie.
Une occasion de saluer ceux qui ont posé les premiers jalons de la pensée philosophique au Québec. Jacques
Lavigne, nommément. Et une occasion de philosopher avec ceux qui incarnent la nouvelle génération. Marc
Chabot, Michel Morin, Laurent-Michel Vacher, entre autres.
AUX SOURCES D’UNE PHILOSOPHIE VIVANTE
ENTRETIEN AVEC MARC CHABOT

On peut utiliser les Hélène Pedneault, Andrée Ferretti et québécoise commence. Que ce roman soit
livres pour fuir la André Bouthillier à la coalition Eau se- bon ou non n’a pas vraiment d’impor-
réalité, pour oubli- cours!, au philosophe du cégep F.-X. tance. L’acte fondateur de la littérature est
er de vivre, on peut Garneau qui collabore assidûment à bon accompli par Philippe Aubert de Gaspé
aller jusqu’à penser nombre de nos revues culturelles et poli- fils. La même chose avec la poésie. À par-
contre la vie. À l’in- tiques, à l’un des principaux animateurs tir du moment où tu publies un premier
verse, on peut de la réflexion sur le suicide qui est recueil de poésie, c’est la poésie elle-
essayer de vivre actuellement en cours au Québec; bref à même qui commence son existence.
sans trop penser, un être entièrement engagé, dans la vie de Après, des écoles peuvent se former, des
mais là encore, on l’esprit comme dans la société québé- groupes, des tendances. Nelligan, Saint-
aboutit assez rapi- coise. Denys Garneau, la poésie moderne,
dement à une impasse. Il s’agit donc de Gaston Miron, peu importe. Un corpus est
penser en vivant, de vivre avec la pensée, André Baril là qui fait l’histoire. La même chose avec
de vivre ce que nous pensons et de penser la peinture. À partir du moment où
aussi que certaines choses nous échap- Borduas écrit Refus global, il y a un acte
pent. Mais y a-t-il une vie intellectuelle au – Dans un entretien qu’il accordait à la de fondation, typiquement québécois, de
Québec, avons-nous une place publique revue Combats (vol. 6, printemps-été la peinture moderne.
pour accueillir la remise en question de la 2002), Georges Leroux a dit que la cul-
pensée? Nous avons assurément la littéra- ture québécoise était plus ouverte à la – Et que dire de la philosophie?
ture, la peinture, le cinéma, la musique, la littérature qu’à la philosophie, que
danse et le théâtre, nous avons beaucoup notre culture serait en somme moins Quand Descartes écrit Le discours de
de créateurs. Même chose dans le monde réceptive au caractère universaliste de la méthode, il fonde la philosophie mo-
universitaire, nous avons des savants, des la réflexion philosophique. Qu’en derne française. C’est le premier livre de
chercheurs. Par ailleurs, nous avons des pensez-vous? philosophie écrit en français. On l’accepte
journalistes d’enquête et d’excellents comme acte fondateur.
chroniqueurs. Alors, tout va bien dans le Je pense avoir une explication ou, du
meilleur des mondes possibles? Pas tout à moins, je crois que l’on pourrait formuler – Nous n’aurions pas, ici au Québec,
fait, il reste encore à clarifier la place de une hypothèse : la littérature québécoise a l’équivalent?
la réflexion philosophique dans notre cul- eu son acte de fondation, mais pas la
ture. Pourquoi donc? Dans un entretien philosophie. Pour que la philosophie C’est sûr que nous serions gênés de
qu’il accordait à la revue Combats (vol. 6, québécoise existe, il faudrait que l’on dire que cet acte de fondation a été le fait
printemps-été 2002), Georges Leroux a accepte l’idée que dans notre histoire, il y de Louis-Adolphe Pâquet (1859-1942),
dit que la culture québécoise était plus a eu, à un moment ou l’autre, un acte de par exemple. C’était un professeur de
ouverte à la littérature qu’à la philoso- fondation. Cet acte serait une œuvre fon- philosophie à l’Université Laval, mais
phie, que notre culture serait en somme datrice, pas un individu. Une œuvre qui aussi un évêque… Un thomiste avec tous
moins réceptive au caractère universaliste fait commencer pour de bon la philoso- ses défauts… Mais encore là, nous pour-
de la réflexion philosophique. Si l’on phie. rions avoir des mouvements de pensée.
accepte la remarque du professeur de D’ailleurs, aussitôt que l’on s’intéresse à
l’UQAM, il est peut-être temps de se – Avez-vous quelques exemples, en lit- ce que nous avons écrit, nous devons tenir
demander pourquoi il en est ainsi. Pour ce térature ou d’autres domaines, de ce compte de ces mouvements de pensée. Le
faire, j’ai posé la question à Marc Chabot, que vous entendez par acte de fondation? thomisme, après tout, n’est qu’un court
spécialiste de l’histoire de la philosophie moment de notre histoire de la pensée.
au Québec, lecteur attentif de Don Prenons d’abord le roman. À partir du C’est par manque de courage que nous
Quichotte, pacificateur de la guerre des moment où Philippe Aubert de Gaspé fils tentons de lui donner autant d’importance,
sexes, parolier de Claire Pelletier et de publie L’influence d’un livre (aussi appelé par manque de courage et de curiosité
Richard Séguin, à celui qui milite avec Le chercheur de trésors), la littérature aussi.

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 5


– Cela serait gênant, oui, surtout si on une référence. Je ne rajoute pas à cette vers la littérature. Il y a aussi quelques
se place du point de vue de la généra- affirmation « voici le chef d’œuvre ». Ce écrits du philosophe Jean-Paul Brodeur qui
tion qui a suivi celle qui avait fait la n’est pas cela que je dis. Malheu- sont très éclairants sur ces questions.
Révolution tranquille. La génération reusement, c’est ce que les gens enten-
des années 70 a fait table rase de notre dent. Je dis que la philosophie moderne – Une œuvre permet d’exister?
passé clérical, religieux, thomiste… québécoise pourrait commencer avec
Lavigne. Après, on réfléchira sur l’œuvre. J’ai compris cela en France, en 1981.
Cette génération des années 70, qui Suite à la publication de mon livre
est aussi la mienne, a peut-être surévalué – C’est ce que l’on a fait un peu partout, Chroniques masculines, j’ai participé à un
l’influence thomiste. Il faut se rappeler en somme… groupe de discussion animé par Élisabeth
que nous n’avons pas été très longtemps Badinter. Tout à coup, elle demande : « Qui
thomistes. Trente ans au maximum. J’ai Aux États-Unis, la philosophie com- est Marc Chabot? » Je m’identifie. Elle se
étudié cette période en rédigeant mon mence avec Emerson et Thoreau. Quand tourne alors vers moi : « Je vous félicite,
mémoire de maîtrise, Pour une histoire de Emerson déclare, en 1837, dans sa con- vous avez écrit en 120 pages ce qui aurait
la philosophie au Québec, en 1977. Les férence intitulée L’intellectuel américain, pris 320 pages à un Français. » J’ai senti
thomistes ont réussi à nous faire accroire, quelque chose comme « désormais, nous qu’elle m’acceptait, qu’elle recevait ma
c’est la force d’une bonne idéologie, que allons penser la philosophie à partir d’ici », réflexion. Mais ici, combien de fois m’a-
tout le Québec n’a été que thomiste. Mais il vient de fonder le droit de penser pour t-on demandé : « Est-ce que tu fais de la
avant 1879, comme Louise Marcil- les Américains. Nous allons cesser d’être vraie philosophie? »
Lacoste l’avait aussi signalé dans ses uniquement des interprètes de la pensée
textes, nous n’étions pas seulement européenne, nous allons produire notre – Cela pose la question de la réception
thomistes… Bien sûr, en 1879, il y a une propre pensée. Thoreau embarque là- de la philosophie par l’opinion publique
obligation d’enseigner saint Thomas dedans de la même façon. Je ne dis pas québécoise…
d’Aquin dans l’ensemble des institutions que c’est un geste clair dans leur tête.
catholiques. Toutes les universités C’est nous qui récupérons l’histoire. Mais Il est évident que l’opinion publique a
catholiques devaient suivre la pensée aujourd’hui, la conférence d’Emerson est sa place. Mais avant cela, il faudrait qu’en-
thomiste. Ici, on a pris la proposition au considérée comme la déclaration d’indé- tre nous, c’est-à-dire dans la communauté
sérieux seulement à partir de 1915. À pendance des intellectuels américains. des philosophes, les œuvres soient reçues
cette époque, il n’y avait pas encore beau- Pour la première fois, il y a quelqu’un qui comme des œuvres. Ce qui aurait pu être, à
coup d’étudiants dans les universités… pose le geste. Ici, la littérature a fait ce la fondation des cégeps, un magnifique
geste. La poésie, la chanson, la peinture moyen d’exister avec les universitaires a
– Alors, après les trente ans de ont fait ce geste. Pas la philosophie. Et il y été une entreprise complètement ratée,
thomisme, à l’aube de la Révolution a comme une gêne à reconnaître cette parce que les universitaires ne se sont
tranquille, il y a eu de nouvelles propo- absence. Pourtant, plus le temps passe, jamais intéressés à ce que nous faisons.
sitions philosophiques. Qui aurait plus on s’embourbe dans le problème. Évitons les généralisations, disons qu’ils se
ouvert la voie, selon vous? sont peu intéressés au travail des
– De fait, l’œuvre de Lavigne semble déjà philosophes au collégial. Pourtant, ce serait
Comme acte fondateur, au moins très loin pour nous… Heureusement, des fondamental pour que nous puissions nous
pour la pensée moderne, on pourrait peut- travaux récents de jeunes sociologues, entendre sur une lecture de l’histoire de la
être reconnaître L’inquiétude humaine, de comme Meunier et Warren, ont cherché pensée. Pour eux, l’enseignement au collé-
Jacques Lavigne. L’ouvrage est paru en les influences personnalistes chez les gial, ce n’est même pas de la philosophie.
1953. Il faudrait aussi relire certains écrits pères de la Révolution tranquille… Ils sont convaincus que la philosophie ne
d’Hermas Bastien et quelques autres. peut être qu’universitaire.
Sans doute. Mais il y a un autre pro-
– Jacques Lavigne, c’est une bonne blème. Quand on parle d’un acte de fonda- – Si vous le voulez bien, je voudrais
idée. À sa mort, en 1999, Jean Larose, tion de la pensée québécoise, les gens l’en- aborder un autre problème qui vous
qui avait suivi ses cours à Valleyfield tendent dans une perspective nationaliste tient à cœur. Depuis quelques années,
en 1965, lui avait rendu un bel hom- simpliste. Ce n’est pas ça du tout. Je ne vous réfléchissez à la question du sui-
mage (Le Devoir, 27 mai 1999). Vous tiens pas à une philosophie purement cide. Voilà une belle occasion de préci-
aussi, vous avez souligné sa perte pour québécoise. Je n’ai jamais voulu faire une ser comment on aborde un problème
le Québec (revue Combats, vol. 4, philosophie nationaliste. Ce qui m’in- avec un regard philosophique et qui
hiver 2000). Déjà, vous compariez téresse, c’est que l’on reconnaisse que nous tiendrait compte de la situation québé-
L’inquiétude humaine au texte du avons eu des penseurs et des œuvres. Que coise…
Refus global. l’on pense ensemble ces œuvres. Il y a un
texte important de Jacques Brault, publié Partons de la première phrase du
Il faudrait que l’on fasse de Lavigne en 1965, Pour une philosophie québécoise. Mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un pro-
un point tournant, le début de notre his- On aurait intérêt à relire ce texte. Mais blème philosophique vraiment sérieux :
toire philosophique moderne. Bon, c’est Brault, comme beaucoup d’autres, a dévié c’est le suicide. » Camus montre que le

PAGE 6 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


suicide pose la question du sens de l’exis- pas cette désintégration. Ils sont rares, ce qui s’est passé au cours de son absence.
tence. Tu peux vivre avec cette phrase les individus qui peuvent la ressentir. Il ne peut pas fabriquer une histoire avec
sans t’en préoccuper. Mais comme tu vis Aquin devait vivre un état de souf- ce qu’il a vécu.
dans une société où le suicide est l’un des france avancée. N’oublions pas qu’il
problèmes majeurs, tu t’interroges. Or, à avait fait des études en philosophie et Il y a un rapport à l’histoire de l’être
chaque fois que j’ai voulu réfléchir sur la qu’il a étudié avec Jacques Lavigne. qu’il ne faut jamais oublier. L’individu a
question, je suis tombé sur des rapport sta- N’oublions pas qu’il a cherché du sens besoin de son histoire pour exister, mais
tistiques et des analyses psychologiques. comme tous les philosophes. Il avait les peuples aussi ont besoin d’une his-
Philosopher, ce n’est pas seulement avoir fait le choix de l’indépendance du toire, pas seulement de quelques événe-
une idée du nombre de suicides dans une Québec, il s’est longuement expliqué ments commémoratifs qui sont souvent
société. Philosopher, c’est s’engager dans sur la question. Sommes-nous un peu- des événements de commérages … Nous
l’acte de penser pour que du sens puisse ple fatigué? Et de quoi? Dans mes con- revenons à notre acte fondateur du début.
surgir de nous. férences, j’ai déjà posé la question Déjà, dans la question « qui suis-je? », il
suivante : Qu’est-ce qui peut arriver à y a un désir de fondation. Nous n’en sor-
– Centré sur la question du sens et sur un peuple qui se dit non deux fois? tirons pas. La philosophie est peut-être là
le lien entre l’individuel et le collectif, Comment peut-il se sentir quand il se pour montrer comment fonder et en même
votre ouvrage En finir avec soi appor- refuse sa propre existence? temps apprendre à nous méfier des fonda-
tait un autre regard, un regard philo- tions définitives… ■
sophique. A-t-il été bien reçu? – Certains rétorqueraient : cette obses-
sion de notre histoire nationale, d’aller
De tout ce que j’ai publié, c’est l’es- jusqu’au bout de cette histoire, est-ce
sai consacré au suicide qui a eu la plus vraiment nécessaire? À paraître :
grande portée. Pas dans le milieu Des corps et du papier (titre provisoire), essai sur
philosophique, mais dans la société. J’ai Peut-être que nous pourrions exister la littérature érotique, chez Leméac.
été invité principalement par des psycho- autrement. Peut-être qu’il serait possible
logues, des médecins, des infirmières, des de se sentir bien dans une société ouverte, Livres publiés :
gens qui travaillent dans des centres internationale. Je n’ai jamais pensé qu’un Manuscrits pour une seule personne, (avec Sylvie
d’aide. Québec indépendant serait une société Chaput), L’Instant Même, Québec, 2002.
close. L’ouverture peut venir de n’importe En finir avec soi, Les voix du suicide, Montréal,
– Vous avez écrit que nous avons « peur », où, sauf que l’ouverture fédéraliste est VLB éditeur, 1997, 162 pages.
dans nos réflexions sur le suicide, de floue, vaseuse, assimilatrice, tenant si peu Don Quichotte ou l'enfance de l'art, Québec, Nuit
relier l’individuel et le collectif. En quoi compte de la langue et des différences. Le Blanche éditeur, 1996, 175 pages.

consiste cette peur? Canada veut nous convaincre que nous ne Trente lettres pour un OUI, (collectif), Montréal,
sommes même pas un peuple fondateur. Stanké, 1995. Un essai composé de trente lettres
d'écrivains et écrivaines du Québec pour le OUI au
C’est sûr que l’individu qui veut se Les plus hauts taux de suicide se retrou- référendum de 1995.
suicider vit une crise personnelle. Cela vent chez les autochtones et les La désobéissance civile, Henry David Thoreau,
peut être une crise amoureuse ou une Québécois. Est-ce tabou de penser dans postface de Marc Chabot, traduction et présenta-
tion de Sylvie Chaput, Montréal, Typo, 1994.
crise liée à son travail. Or, l’individu cette direction?
cherche un lieu pour s’accomplir, mais À nous deux, (essai), (avec Sylvie Chaput),
Montréal, VLB éditeur, 1993.
il ne le trouve nulle part. Et quand tu ne – Avec la mondialisation en cours, cela
le trouves pas non plus comme société, n’arrange peut-être pas les choses… N'être rien, (poésie), Québec, Éditions du Loup de
gouttière, 1991.
cela n’aide pas les choses. Je ne dis pas
Le journal des autres, (essai), Montréal, Éditions
que nous nous suicidons parce que nous Nous sommes tous des gens à la Saint-Martin,1988, 205 pages.
sommes Québécois. J’essaie plutôt de recherche de quelque chose qui serait à
Des hommes et de l'intimité, (essai), Montréal, Édi-
saisir l’épuisement de l’être, tel que l’origine de ce que nous sommes, comme tions St-Martin, coll. Indiscipline, l987, l75 pages.
l’on peut l’observer par exemple chez individus ou comme peuples. Mais Un amour de père, (collectif), Montréal, Éditions
Hubert Aquin. La fatigue culturelle du actuellement, la mondialisation accentue Saint-Martin, 1987, pp. 25-35.
Canada français est un texte qui donne cette impression d’exil. On retrouve cela Lettres sur l'amour, (avec Sylvie Chaput), (essai),
des frissons. dans le roman de Kundera, L’ignorance. Montréal, Éditions Saint-Martin, coll. Indiscipline,
l985, l48 pages.
Après la chute du mur de Berlin, une
– Oui, Aquin nous amène tout de suite femme, exilée en France depuis vingt ans, « Esquisses pour un tableau de mes amours », (col-
lectif dirigé par Geneviève Delaisi de Parceval),
à la croisée des chemins : ou bien nous retourne chez elle. Mais elle ne reconnaît Les sexes de l'homme, Paris, Seuil, l985.
affirmons notre existence, ou bien nous plus son pays, la Tchécoslovaquie.
Chroniques masculines, (essai), Québec, Éditions
nous assimilons à d’autres cultures… Kundera fait alors un parallèle avec Pantoute, l981, 118 pages.
Ulysse. On oublie souvent qu’Ulysse Condition féminine et condition masculine, Université
Nous sommes peut-être dans une repart. Il revient à Ithaque, mais il repart. du Québec, Télé-Université, 1980, 225 pages, (en col-
laboration avec Lise Dunnigan).
culture en train de se désintégrer. Mais Pourquoi? Kundera dit qu’il repart parce
individuellement, nous ne ressentons que personne ne lui demande de raconter

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 7


ADIEU, LAVIGNE !
n.d.l.r. : Ce texte de Jean Larose fut publié dans Le Devoir, jeudi 27 mai 1999, p. A6. Nous remercions
l’auteur d’avoir gentiment accepté que nous le reproduisions ici.
Jean Larose

Vite, vite, comme lui, avant l’heure de des seuls individus qui l’avaient chassé de
tombée, il me faut dire l’homme qui nous l’enseignement universitaire, mais qui
apprit à penser, Bernard, Jacques, moi- affectait les conditions mêmes du discours Bibliographie de Jacques Lavigne
Établie par Marc Chabot
même, et à tant d’autres qui enseignent dans notre société.
aujourd’hui et ne seraient pas professeurs
de la même façon sans ce Hulot Le Devoir avait publié en 1955 un Livres
philosophe au discours dégingandé. Il par- article, toujours actuel, où, quinze ans
Lavigne Jacques, L’inquiétude humaine, Paris,
lait bien, vite et longtemps. Ses parenthè- avant le livre, cette hypothèse s’était Aubier Éditions Montaigne, 1953, 230 pages.
ses et ses incidentes étaient légendaires. annoncée: « Notre vie intellectuelle est-elle
Son discours gigogne s’égarait parfois, authentique? » Dans ses travaux ultérieurs, Lavigne, Jacques, L’objectivité ses conditions
instinctuelles et affectives, Montréal, Leméac,
mais se retrouvait toujours, même si ce cette perversion devait s’appeler « faux-
1971, 256 pages.
n’était que deux ou trois séances plus tard.
Cette abondance était si éblouissante pour Lavigne, Jacques, Philosophie et psycho-
les élèves du collège de Valleyfield qui Je le revois déambulant, thérapie, essai de justification expérimentale
l’écoutaient comme un mage, qu’à elle de la validité et de la nécessité de l’activité
gesticulant, dans la petite philosophique, Beauport, Éditions du Beffroi,
seule elle assurait son prestige. Jacques
classe du coin, la plus belle, 1987, 298 pages.
Lavigne savait qu’il n’est pas nécessaire
que les élèves comprennent tout ce que dit où les feuilles d’automne se Beaudry, Jacques, Autour de Jacques Lavigne,
un professeur pour qu’ils puissent en jetaient aux fenêtres, où, philosophe. Histoire de la vie intellectuelle
d’un philosophe québécois de 1935 à aujour-
recevoir une leçon; il savait que l’admira- contre la pluie, le froid, le d’hui accompagnée d’un choix de textes de
tion est le premier moyen de transmission Jacques Lavigne, Trois-Rivières, Éditions du
pédagogique.
ciel bas, sa parole créait le
Bien Public, 1985, 168 pages.
foyer intense d’une vraie
À l’époque (vers 1965), il nous livrait révélation. Articles
à mesure les chapitres du livre auquel il
travaillait et qui devait porter sur « les condi- « Dossier Jacques Lavigne » (avec des articles
tions instinctuelles et affectives de l’objec- féminin » et se caractériser, suivant le sché- de Bernard Larivière, Marc Chabot, Pierre
Vadeboncoeur, Robert Hébert, André Vidricaire,
tivité du discours conceptuel ». ma oedipien, par une alliance entre la mère
Rosaire Chénard, Jacques Cuerrier, Jacques
et le fils s’accordant mutuellement recon- Beaudry et un inédit de Jacques Lavigne), La
J’avais seize ans, cet intitulé m’é- naissance de leur autorité virile afin d’en libre pensée québécoise, no double 14-15,
patait; évidemment, je n’ai compris que exclure le père et, surtout, ne pas avoir à 1991, pp. 7-33.
bien plus tard quelle intuition de génie tra- passer par l’acquisition d’une vraie
Larose, Jean, « Adieu Lavigne ! », Le Devoir,
vaillait cette prose élégante et profonde. maîtrise sur la réalité. Pour nous, cette
27 mai 1999, p. A6
Lavigne avait subi, il le répétait souvent, il proposition déplaisante et audacieuse
en parlait encore la dernière fois que je l’ai éclaire le destin paradoxal de l’idée de Lavigne, Louis-Dominique, « Jacques Lavigne
vu, une énorme injustice. souveraineté au Québec. aura été un intellectuel muselé », Le Devoir, 4
juin 1999, p. A8

Contre le ressentiment qui aurait pu Elle n’est pas morte avec lui. Le sou- Leroux, Georges, « Le risque de la pensée »,
réduire tout son travail à un stérile venir s’est traduit en mémoire, c’est-à-dire Le Devoir, 8 juin 1999, p. A7.
ressassement, il avait édifié en théorie en leçon active et en travaux renouvelés
générale de la pensée l’analyse du com- chez ses disciples. Voilà l’immortalité du Marc Chabot, « Hommage à Jacques Lavigne »
(1919-1999), revue Combats, vol. 4, no. 3 hiver
portement de ses persécuteurs. Il en était philosophe et du maître. ■
2000.
ainsi venu à l’hypothèse d’une certaine
perversion psychique, qui n’était pas celle

PAGE 8 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


LIRE OU RELIRE LAVIGNE
André Baril

Encore aujourd’hui, nous enseignons comme il se doit. Lavigne voulait «saisir [...]. Ce qui est nocif, ici, ce n’est pas
les existentialismes avec Sartre et Mounier, la marche de la vie de l’homme sollicité, tellement de chercher le profit dans les
sans faire référence aux penseurs d’ici dans sa pensée et dans son appétit, par un affaires, mais de vouloir que tout soit une
qui feraient pourtant honneur à ce Absolu qu’il se dispose à recevoir en Le affaire; de contaminer tous les secteurs
courant de pensée, sans souligner par cherchant, et qu’il ne peut trouver sans se où l’action et la pensée désintéressées
exemple l’ouvrage de Jacques Lavigne. donner librement à Lui». Qu’est-ce à avaient coutume de se développer libre-
C’est remarquable, nos manuels de dire? ment; de se priver par là même du seul
philosophie au collégial exposent l’exis- ferment capable de faire accéder la vie
tentialisme, le marxisme, le freudisme, Après avoir posé le problème de économique à l’humanisme» (p. 191)
l’humanisme, en oubliant toujours l’inquiétude humaine et avoir exposé les
d’indiquer au moins un ou deux relais éléments constitutifs de l’existence En lisant de telles réflexions, je suis
québécois. Des milliers de jeunes lisent humaine (la vie sensible et la vie psy- prêt, à l’instar des Jean Larose, des Marc
des manuels de philosophie qui ont deux chique), avoir aussi compris à sa manière Chabot et de bien d’autres, à reconnaître
points en commun : ils ne contiennent le tournant linguistique - «Sans l’aide des en Jacques Lavigne «le premier de nos
pratiquement aucune référence à la pen- signes, la vie psychique serait impossi- philosophes». Mais revenons au texte. À
sée élaborée au Québec et ils gomment le ble», écrivait-il à la page 91) -, Lavigne la fin de son enquête, Lavigne dira qu’il
fait que l’enseignement philosophique ira explorer la science, l’art et la société, nous est impossible de combler le
peut servir à maintenir l’ordre social. toujours en quête d’une réponse, d’une manque qui nous habite par nos seules
Avec une telle pratique, c’est pas demain satisfaction qui pourrait apaiser l’inquié- œuvres ou constructions sociales. Il faut
la veille que nous verrons une philoso- tude fondamentale de tout être humain. que l’humain soit pour ainsi dire révélé à
phie vivante, ou des Québécois au cham- lui-même. En apparaissant dans le
pionnat de la course à relais! Quatorze ans avant Le hasard et la monde, dirait Hannah Arendt. Mais
nécessité du biologiste Jacques Monod, Lavigne, penseur chrétien, posera plutôt
Pourtant, dans Autour de Jacques Lavigne écrivait : «La science ne montre la question de l’absolu. Comment? Afin
Lavigne, philosophe, Jacques Beaudry pas que la matière a engendré la vie et de donner un peu la couleur de son style,
note, références à l’appui, que le premier celle-ci l’esprit; elle enseigne que le cos- j’ai pensé vous soumettre deux extraits
ouvrage de Jacques Lavigne, L’inquiétude mos, la terre et les astres, les animaux et de l’ouvrage. Le premier traite de la
humaine (éditions Montaigne, 1953), les hommes se sont formés à une certaine manière dont Lavigne se représentait
avait reçu un très bon accueil des cri- période du temps et qu’ils auraient pu ne l’inquiétude humaine. Le second rappelle
tiques littéraires du temps. Avec cet pas être si certaines conditions impro- la conclusion à laquelle il arrivait au
ouvrage, Lavigne traçait un chemin pour bables ne s’étaient réalisées. Le hasard terme de son ouvrage. Bonne lecture!
sortir en douceur du thomisme qui régnait est inclus dans l’évolution de l’homme»
à l’époque. (p. 144).
1. Extrait du chapitre premier
Certes, les circonstances de la vie Bien avant les luttes intestines qui (pages 27-28-29)
ont brouillé les pistes. Il y a eu l’exclu- ont déchiré la gauche lors du premier
sion de Lavigne du monde universitaire, référendum, Lavigne faisait déjà un peu «Tous les philosophes qui ont étudié
bien sûr. Mais il y a eu aussi le climat d’ironie à l’égard du socialisme réel : d’une façon spéciale l’existence concrète
politique qui régnait à l’époque, climat «Le communisme combat l’idée de patrie de l’homme ont apporté une attention
d’impatience politique, de remise en et, cependant, il l’exalte en U .R.S.S...» particulière au problème de l’inquiétude.
question radicale. Les circonstances ont (p. 194). La raison en est que notre vie, s’accom-
sans doute fait en sorte que cette œuvre plissant dans le temps, engendre continuel-
d’un individu qui se disait «penseur chré- Et en bon philosophe qui a un tel lement un passé et un avenir : le passé
tien» se perde (en partie) et qu’elle soit souci de l’ordre qu’il n’en tolère aucune qui est une perte et l’avenir, un manque.
(partiellement) ignorée des générations caricature, Lavigne a fait une critique Ce double sentiment d’absence fait naître
suivantes. virulente de l’ordre capitaliste établi. l’inquiétude. Cette inquiétude n’est ni un
Entre autres, dans ce passage, où il refuse principe, ni une fin, mais une étape de
Mais le propre d’un classique, que la loi du commerce devienne la loi notre devenir. Nous sommes d’abord
comme le disait Italo Calvino, c’est de générale : «Ce qui rend le capitalisme dans le temps comme n’y étant pas
sans cesse réapparaître. Alors retournons néfaste ce sont moins ses imperfections encore. Les enfants acquièrent un passé
au texte, à L’inquiétude humaine. Quelle pratiques que ses prétentions à la domi- sans se soucier de ce qu’ils perdent et
était la visée de l’auteur? Très ambitieuse, nation de toutes les activités de l’homme vont vers un avenir sans le désirer. S’ils

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 9


passent facilement d’une chose à l’autre, pas et cependant il appartient au monde. n’est pas encore; un être qu’il ne peut
ils vivent chaque instant comme s’il était Il est au-delà du monde et ne peut vivre accomplir sans chercher au dehors.
le seul. L’enfance ne connaît pas l’inquié- qu’en lui. Il a rompu avec le présent mais Prendre conscience de soi c’est à peine
tude. Toute son attention est à faire pour être livré au temps; à un avenir qu’il se tourner vers soi, c’est découvrir en soi
l’homme qui la portera. Mais peu à peu ne possédera que pour le perdre. Il est une impulsion qui nous dépasse, un
une impression de solitude s’empare de présent à sa vie et sa vie le fuit. En déséquilibre entre l’homme que l’on aime
nous. Tout ce que nous avons possédé découvrant le temps, l’homme a introduit et l’homme que l’on est. L’homme dépend
est disparu sitôt qu’obtenu. Tout n’a fait une intervalle entre lui et lui, entre le de l’extérieur pour s’éveiller à lui-même,
que passer. Tout n’est vécu qu’une seule monde qu’il a et le monde qu’il veut. Et et, lorsqu’il sait qu’il existe, c’est un être
fois. Et notre désir nous porte toujours au cette intervalle, il sent que rien au monde essentiellement donné qu’il recueille.
delà de ce que nous sommes. Nous et de l’homme ne pourra le combler. Dans ses sens, dans ses instincts, dans
vivons d’une absence que notre action son intelligence et sa volonté c’est un
même travaille à former. L’inquiétude est la conscience de besoin d’accroissement qu’il éprouve.
cette rupture. [...] C’est en agissant qu’il s’épanouit, c’est
Lorsque l’homme connaît l’inquié- dans ses yeux, dans ses mains, dans ses
tude, sa vie est déjà commencée. Et À ne considérer que le temps, l’évo- sentiments de haine et d’amour, dans ses
cependant elle est pour lui le point de lution du monde et de l’homme n’a pas de oeuvres de pensée et de construction
départ : celui de sa vie spirituelle sens. Le devenir du monde ne mène à qu’il s’empare de lui.
autonome. Le monde nous envahit par rien. C’est le lieu de la mort et de la con-
notre organisme, nos sens, nos passions tingence. La vie de l’homme n’a pas de Cependant, il est incapable d’obtenir
et nos pensées. Il semble que ce soit lui direction. On peut accepter l’existence, de tout cela l’assouvissement de son être
qui nous fasse naître et grandir et qu’il s’y soumettre, l’endurer, l’oublier, on est parce que l’union de lui à lui qu’il croit
nous suffira de lui obéir, de le subir pour incapable de la comprendre et de la chercher est l’union à un plus grand, à un
connaître la paix. Notre destin paraît se diriger. L’homme peut être indépendant il meilleur. En effet, la science, l’art et la
confondre avec celui des choses. Mais en n’en demeure pas moins un être vide. Et société nous sont apparus essentielle-
assimilant son milieu l’homme se forme ce qu’il acquiert dans la matière et le ment incapables d’expliquer leurs réus-
et prépare, sans s’en rendre compte, temps, il le détruit en l’utilisant. Aussi sites et d’épuiser en l’homme sa capacité
l’avènement de son autonomie. Et bien, si le devenir a un sens, si le temps de comprendre et de désirer. Les oeuvres
soudain il découvre sa liberté : il est le mesure un progrès, ce ne sera ni le humaines sont possibles parce que, dans
maître de lui. Mais le monde est enraciné monde seul, ni l’homme seul qui nous en un monde apparemment fermé, dans des
en lui et lui résiste en le dispersant. fournira le principe. Le devenir n’aura de actions apparemment immanentes, l’homme
L’homme est libre, mais sa vie n’est pas à sens que s’il est occasion d’un progrès subit l’influence d’un absolu. Cet absolu
lui, n’est pas de lui. Et cependant il lui faut spirituel : ce qu’il nous retire nous invite à n’est nulle part comme un objet mais
faire sienne cette vie même s’il la subit. nous dépasser; ce qu’il nous apporte, à comme une présence intime capable de
Car nul n’agit sans se donner une fin qui nous réaliser. Il n’y aura de sens que si nous élever au-dessus des choses pour
l’engage tout entier. C’est la conscience nous sommes au faîte du temps, non les juger, et de nous-mêmes pour nous
d’une telle situation qui provoque l’inquié- pour y tomber, mais pour y incarner de montrer notre idéal. On ne rencontre nulle
tude. l’éternel, pour y faire germer et grandir part cette transcendance, mais rien de ce
une vie spirituelle, pour y rencontrer qui est découvert ne l’est sans elle (c’est
L’homme est seul face au monde. l’Infini et nous y donner. C’est à ce don Lavigne qui souligne).» ■
Les choses passent. Et s’il lui paraît qu’il que nous prépare l’inquiétude.»
domine le changement, il ne peut que
s’accomplir dans et par un monde qui
meurt. Aussi bien il ne peut ni se donner 2. Extrait du dernier chapitre
aux choses, ni se réfugier en lui-même; (pages 201-202)
partout il rencontre l’insatisfaction. Il ne
peut vivre sans les choses et dans le «Posant le problème de l’homme tout
monde il se perd. entier engagé dans la vie, nous nous
sommes demandés s’il pouvait trouver,
En prenant conscience du temps par son action, le repos et la paix de la
l’homme a donc reconnu et son inachè- plénitude. Pouvait-il, par ses oeuvres,
vement et l’inaptitude du monde à le faire l’unité de sa pensée et posséder son
combler. Mais aussi l’impossibilité de s’é- existence? Il n’y a qu’une seule façon de
vader du monde et de se faire sans lui. se posséder soi-même, c’est d’être présent
L’homme est maître de lui mais son à son être concret et d’y goûter le bon-
action lui échappe. Le monde ne lui suffit heur. Mais l’homme aime en lui ce qu’il

PAGE 10 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


LA FOIRE MONDIALE DU SENS
Michel Morin • Essayiste et philosophe

Peu d’époques au- toute manière, Socrate, Platon, Jésus, réalité que des herméneutes, des
ront, comme la Nietzsche ont pour lui une réalité, ils exégètes, des amoureux fous du texte,
nôtre, vécu un tel existent réellement. Intérieurement, il des vénérateurs de ce qui parle à travers
effondrement des converse avec eux. On aurait tort de n’y eux, le grand Logos.
valeurs morales voir que des références. Ce qui s’est
traditionnelles, la effondré n’est pas que la référence, mais Or, ce que nous appelons ainsi « cul-
société québécoise la vie commune avec des maîtres du ture », avec les éminents personnages
étant à cet égard un passé qui sont entrés en soi et avec qui l’ont illustrée, n’a plus aucune réali-
exemple extrême, lesquels, qu’on s’en rende compte ou té pour les jeunes d’aujourd’hui. Ils
puisqu’en quelques non, on se trouve en perpétuel dialogue. n’ont jamais vécu de l’intérieur de cette
années, et fort Entendre parler de Jésus, pour moi qui culture. Jésus, Socrate, Nietzsche sont
récemment, ces valeurs et toute la struc- fus formé dans cette culture, ne me lais- des personnages qu’ils n’ont jamais
ture institutionnelle dans laquelle elles sera jamais indifférent, que j’y « croie » fréquentés, dont ils n’ont en général
étaient incarnées ont perdu leur réalité ou non, cela est secondaire, il vit en moi, jamais ou encore très vaguement enten-
pour laisser passage à une réalité tout que cela me plaise ou pas. En ce sens, du parler. Quand vous pensez « musique
autre, dont la nature morale reste toujours » et que vous êtes une personne de cul-
essentiellement indéfinie. L’expérience ture classique, aussitôt vous vient à l’e-
d’une personne ayant été éduquée dans Or, de l’ « humain », sprit l’idée d’une continuité, d’une his-
les années 50-60 qui entre aujourd’hui c’est ma vieille culture qui toire, dont des noms se détachent, dont
en rapport avec les jeunes qui vivent leur me l’a appris, mais les vous connaissez les transformations les
propre expérience d’éducation est à cet plus importantes, qu’il ne vous viendrait
jeunes peuvent le compren-
égard particulièrement troublante. On pas à l’esprit de confondre avec ce que
n’assiste pas qu’à une différence de
dre parce qu’ils le vivent, vous appellerez volontiers « musique
points de vue attribuable à la perspective cela cherche et ce que cela populaire » qui alimente les postes de
propre à chaque époque de la vie, le cherche, c’est toujours du radio et correspond à un certain goût du
jeune mettant en question, dans une rela- « sens », naturellement, moment. Vous viendrait-il à l’idée de
tion qui reste dialectique, c’est-à-dire aussi naturellement qu’on classer toute cette histoire sous l’éti-
intérieure à ce qu’elle combat, le carac- cherche l’oxygène sur le quette « classique » et de la considérer
tère de « donné » ou l’apparence d’éter- comme un « genre » à côté du « hard
plan physique. Et du sens,
nité des valeurs et des connaissances rock », du « heavy metal », du « rap »,
qu’on lui transmet. C’est d’une vérita- qu’est-ce que c’est? On ne etc., comme c’est le cas, par exemple,
ble étrangeté qu’on fait l’expérience. peut répondre, mais on sait des magasins de disques? Or, c’est ainsi
Certes, nous vivons bien dans le même que c’est connecté à ce que pensent les jeunes d’aujourd’hui.
monde, nous en partageons nécessaire- qu’on appelle « âme », Les personnages avec lesquels ils vivent
ment l’expérience, mais à partir de « esprit », « intériorité », n’ont aucune profondeur historique, ils
points de vue non seulement différents « divin », « Dieu »... sont d’aujourd’hui (ou d’un hier très
mais étrangers. Celui qui fut formé dans proche) et vivent ici (au sens large) et
les valeurs traditionnelles (du catholi- maintenant. Ce sont souvent des person-
cisme, par exemple) et la culture clas- j’y « crois », aussi incroyant que je me nages appartenant à des groupes musi-
sique ne peut que se vivre en continuité dise. Je suis toujours aussi étonné d’en- caux, parfois tirés de films ou d’émis-
avec cette tradition. Si, par exemple, il tendre avec quelle ferveur des gens de sions télévisées auxquels chacun s’iden-
enseigne la philosophie et met à l’étude culture classique s’engageront dans la tifie de façon souvent exclusive : tel
une œuvre de Platon, ce dernier est pour critique de la religion, du christianisme groupe, tel type de musique, tel musi-
lui nettement situé, et il se sent par rap- ou de l’enseignement de l’Église. Leurs cien, tel acteur ou personnage joué par
port à lui, quoiqu’il en soit de son atti- discours, si articulés fussent-ils, laissent cet acteur constituent autant de pôles
tude critique, également situé. Il se vit entendre le contraire de ce qu’ils disent. d’identification différents d’un jeune à
en prolongement, en héritier. Irait-il Ils vivent dans et de ce qu’ils critiquent. l’autre, à propos desquels ils entretien-
jusqu’à reprendre la critique nietzs- Que certains se soient épris de « décons- nent des discussions fort animées, cha-
chéenne de Platon, il le fera, comme truction » n’a rien d’étonnant : le terme cun défendant « son » monde contre
Nietzsche, de l’intérieur d’une fréquen- lui-même avoue le rapport d’intimité celui de l’autre avec l’ardeur d’un vrai
tation intime. Socrate l’énervera peut- qu’il entretient avec ce qui fut « cons- croyant. J’ai personnellement assisté à
être, mais comme un vieux collègue. De truit » à travers les siècles. Ce ne sont en de tels échanges et n’en suis pas revenu :

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 11


voilà ce à quoi ils croient, me suis-je dit, auxquels je pourrais ajouter « âme », d’infléchir l’orientation de sa vie. Dans
comme je me l’étais dit de mes collègues « sens », « existence » et pourquoi pas cette confusion et, à la faveur de cet
de culture classique à propos des grands « Dieu »?, mots vagues et mal définis effondrement « mondialisant », il y a de
personnages du passé. qui me viennent évidemment de cette l’humain qui grouille et qui cherche, et
tradition religieuse et philosophique qui c’est dans cet élément que vivent les
Je n’entends pas ici « déplorer », ce m’a été transmise de justesse, le sol s’ef- jeunes, qui n’en ont jamais connu
qui m’est toujours apparu relever d’une fondrant derrière moi à chaque année qui d’autres.
certaine impuissance de la pensée, mais passait. Quand même, me dis-je, tout
d’abord prendre acte d’une situation d’é- n’a pas pu se perdre : n’y a-t-il pas des Or, de l’ « humain », c’est ma vieille
trangeté radicale dont je sais aussi hasards de transmission, voire des culture qui me l’a appris, mais les jeunes
qu’elle serait plutôt en voie d’accentua- erreurs, ou d’autres voies qui m’échap- peuvent le comprendre parce qu’ils le
tion que de disparition. Le fossé se peraient, les jugeant (ou pré-jugeant) vivent, cela cherche et ce que cela
creuse, il n’est pas en train de se combler trop « populaires », peu éprouvées intel- cherche, c’est toujours du « sens »,
peu à peu. Pour l’essentiel, la culture lectuellement, « faciles », etc.? N’y naturellement, aussi naturellement qu’on
que nous, de culture classique, transmet- aurait-il pas une re-prise obscure, à cherche l’oxygène sur le plan physique.
tons aux jeunes, si bien intentionnés même ces musiques ou chansons que les Et du sens, qu’est-ce que c’est? On ne
soyons-nous, ne les atteint pas, elle n’a jeunes écoutent, à même leur « culture » peut répondre, mais on sait que c’est
pas prise sur leur monde, leur réalité, audio-visuelle, au fond de leurs « con- connecté à ce qu’on appelle « âme »,
elle ne change rien à leurs adhésions. naissances » scientifiques? N’y aurait-il « esprit », « intériorité », « divin »,
Aussi « professeur » que je sois et « cul- pas des « bribes » qui circulent, des « Dieu »; tous ces termes sont vagues
tivé » au sens où je l’entends, je ne pour- livres qui s’échangent, n’importe com- mais indispensables, « mots-valises »
rai jamais me réclamer auprès d’eux ment, en désordre, à partir de l’ « offre » dans lesquels on peut mettre n’importe
d’une « autorité » (morale ou intellectuelle) considérable (livres, musique, films, quoi, mais dans lesquels, quand même,
qu’ils reconnaîtraient et respecteraient etc.) qui est faite aujourd’hui, sans pro- on peut mettre quelque chose. Il n’est
d’emblée. Je ne serai jamais pour eux, portion aucune, et voilà un drôle de para- peut-être pas étonnant que tel jeune ait
quoique plus âgé, qu’un contemporain, doxe, avec l’offre qui existait au moment trouvé le lieu de son « sens » à travers tel
c’est-à-dire un être dépourvu de toute où je faisais mes études. Paradoxe à groupe de musique (et il y a quelque
profondeur historique, qui ne vaut rien creuser : alors que la notion de « culture » chose de lui là qu’il faut tenter d’ap-
de plus que ce qu’il parvient à mani- au sens classique, en réalité, n’a plus procher plutôt que de le discréditer),
fester ou exprimer ici, maintenant. Bien cours, faute de croyants et de relève, mais il l’est beaucoup plus - et cela
sûr, je parle en tant que professeur d’« hu- jamais n’ont été aussi abondants les arrive - d’en rencontrer un qui a lu à dix-
manités », et, à ce titre, transmetteur de « produits culturels » offerts. Certes, je sept ans les œuvres importantes de
« culture humaniste », non en tant que le sais, la critique de ce phénomène Nietzsche ou de Goethe, ou tel autre qui
professeur de science ou de technique, existe, mais elle est facile à mon avis. Il se nourrit de Cioran. Il s’agit là de ren-
dont l’autorité semble d’emblée garantie y a quand même là une réalité à partir de contres que tel jeune a faites, presque
par la nature concrète des résultats pro- laquelle une transmission peut advenir, par hasard, ou à la faveur de telle parole
duits et des preuves auxquelles on peut mais alors dans un désordre incroyable entendue n’importe où, d’un professeur
se référer en toute certitude. De ce point et hors de toute espèce de hiérarchie. parfois, mais peut-être aussi d’une émis-
de vue, science et technique ne sion de télévision, d’un article de maga-
relèveraient d’aucune « culture », leur Je pense quand même ne pas me zine, ou quoi encore? L’intérêt de ces
efficacité reconnue tenant lieu de toute tromper en présumant qu’il y a de l’ « hu- rencontres est qu’elles sont authen-
justification et de tout « sens » allégué. manité » qui continue. Elle continue, tiques, dues au hasard certes, étrangères
Elles n’auraient pas à se réclamer d’un dirait-on, à la fois souterrainement et à toute « évaluation » mais adoptées en
quelconque « passé » ni à prendre appui publiquement, dans une « joyeuse » con- raison de leur seule force agissante ou
sur quelque « intériorité ». Elles pour- fusion, d’où ne ressort aucune valeur transformatrice.
raient allègrement se passer de toute dominante, encore moins transcendante,
légitimation, comme si elles n’étaient si ce n’est celle de la recherche, de l’ex- Nous y sommes, me dis-je, par-delà
pas issues de l’ « esprit » humain et ne périmentation à travers à peu près n’im- toutes les hiérarchies héritées du passé,
relevaient pas, elles aussi, d’une quel- porte quoi, où chacun cherche ce qui à la faveur du tohu-bohu mondial,
conque interrogation de l’être humain pourrait bien lui convenir en fait d’hu- d’échanges et de connexions imprévisi-
sur lui-même et sur le rapport qu’il manité. Facile encore de critiquer le bles, au lieu approché d’un « critère » de
entretient au monde, à l’ « être ». modèle « consumériste » d’une telle ré-apparition, de re-naissance du sens :
approche. Ce qui personnellement, la puissance d’action ou de transforma-
J’en viens ici au lieu sensible et retient mon attention, c’est plutôt les tion d’une œuvre rencontrée, et j’en-
délicat à travers les mots que je viens étonnantes découvertes que tel ou tel tends ici la transformation en son sens
d’introduire : « esprit », « intériorité », « être », aura faites et qui auront eu pour effet intérieur, celui d’une direction apparue?

PAGE 12 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


On me dira : peut-être, mais cela ne un tel pour mieux valoriser tel autre, fait simplement que nous sommes con-
peut-il être le fait de n’importe lequel qu’il aura fallu re-découvrir des siècles temporains, vivant dans le même monde.
« gourou » qui se sera emparé de la con- après. L’histoire de la culture est Telle est la difficulté. Mais telle la chance
science de tel jeune dépourvu de balises? encombrée de ces choix arbitraires ou aussi : celle de ne valoir plus que par les
C’est possible, mais alors je suis mis en motivés par une nécessité discutable qui effets que je serai parvenu à produire, la
demeure de distinguer ce que j’appelle ont eu pour conséquence la disparition puissance agissante dont j’aurai fait
un « mauvais » gourou d’un « bon », d’autres œuvres peut-être autant sinon preuve, mais aussi cette mise en
comme le seraient, par exemple, Socrate plus importantes. demeure qui m’est adressée de justifier
ou Jésus. Or, cette mise en demeure tout ce que je dis, les œuvres que je valo-
n’est-elle pas saine et nécessaire? Hors Ce qui me relie aux jeunes d’aujour- rise, les auteurs que je défends. Plus
de tout recours à l’argument d’autorité et d’hui? Cette présomption d’humanité en rien n’est acquis, c’est la grande foire,
à la « preuve par le passé », je n’aurai quête de « sens », l’impossibilité de s’en mais il y a du grouillement, du jeu, de
pas la partie facile, surtout sachant à remettre une fois pour toutes à une l’expérimentation, bref, de la vie. Donc,
quel point l’histoire a pu se montrer autorité établie, le désarroi intérieur que de l’espoir. ■
injuste dans sa classification, « oubliant » cela implique et que nous partageons, du

- NOUVEAU DÉBAT SUR LE


PROGRAMME PÉDAGOGIQUE
DE VACHER -
N.D.L.R. : Dans le précédent numéro de Combats, des étudiants en philosophie s’en prenaient au programme
pédagogique du philosophe Laurent-Michel Vacher. Aujourd’hui, le dialogue se poursuit. Dans un premier texte,
Marie-José Daoust et Jean-Claude Martin, professeurs au cégep Ahuntsic et co-auteurs de l’ouvrage Débats
philosophiques (Liber, 2002), répliquent aux étudiants. Dans un second texte, ce sont ces mêmes étudiants,
Olivier Roy et Jean-Sébastien Ricard, qui relancent une nouvelle fois la discussion…

DU CULTE DES MAÎTRES


Marie-José Daoust et Jean-Claude Martin

vient avec, doivent être «plus que jamais» nuances secondaires que vous apportez)
maintenus «à l’intérieur des salles de ou, pour le dire autrement, être sérieuse-
cours», comme vous l’écrivez en insis- ment aiguillé («rectifié»?) vers le chemin
tant, faute de quoi, devons-nous compren- que balisent lesdits Textes, Tradition et
dre, il arriverait des choses terribles à Histoire. Et tout cela, nonobstant les
l’humanisme littéraire dont les cursus mérites de ses intentions politiques, qui
scolaires sont en crise. Si nous saisissons seraient de former le citoyen et ainsi de
bien, vous raisonnez comme suit : parce légitimer l’enseignement obligatoire de la
que, selon vous, la conception de la philosophie au cégep, car nous les con-
philosophie dont nous nous inspirons tredirions à notre insu. Dans la tempête,
souffrirait de «l’aberration majeure» tenons bon, dites-vous, et que les textes
d’ignorer l’historicité de toute pensée et soient nos phares in-con-tour-na-bles.
s’inscrirait ainsi dans la foulée d’un ratio-
nalisme dogmatique qui érigerait la Commençons par l’argument concer-
Réplique dialogique à nos critiques. Raison triomphante (présumons-nous) en nant l’aberration majeure de la concep-
juge supérieurement supérieur et tion de la philosophie qui risque d’in-
Au bout du compte, ce que vous dites pérenne, il en résulterait que le pro- fecter la pertinence de la démarche didac-
à propos de nos Débats philosophiques, gramme pédagogique incarné dans notre tique incarnée dans nos petits débats, la
c’est : «Oui, mais les textes!!!». Et vous petit livre, qui «oblitère» les textes et retournant selon vous en son contraire.
concluez que la fréquentation de ceux-ci, ladite tradition , devient suspect. Il Parce que, essentiellement, nous faisons
comme la transmission de la tradition qui devrait être rejeté (quelles que soient les s’affronter des positions et des arguments

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 13


que nous nous trouvons ainsi à faire par- notre tour et priverions de sa pertinence ce trait. Toutes les disciplines, toutes les
ler sans en donner la paternité ni le con- politique apparente l’enseignement qui en théories, tous les arguments, tous les
texte historique, non seulement nierions- résulte. objets, toutes les institutions, toutes les
nous que ces positions, concepts et argu- époques, toutes les tempêtes et les crises,
ments aient été créés ou aient une histoire et toutes les pauvres personnes que nous
«Il me paraît véritablement
ou soient intoxiqués par leur époque, sommes tous. À ce titre, et bien que cet
citations de Deleuze, Guattari et très douteux que aspect ait fait subir nombre de transfor-
Sloterdijk à l’appui, mais nous passerions l’important soit de mations et avatars particuliers aux idées
bêtement à côté d’un des aspects fonda- pouvoir lire un texte de philosophiques et les ait insidieusement
mentaux de la philosophie dont tout le Platon ou de Kant, de amenées à jouer un rôle trop souvent sus-
monde est au courant depuis Hegel, qui connaître la différence entre pect, il nous semble qu’il ne caractérise
nous aurait montré tout ça. le spiritualisme de Descartes pas de manière si fondamentale et exclu-
sive la philosophie pour qu’on n’y voie
et celui de Hegel ni celle
Précisons tout d’abord que nous ne que cela. Pour notre part, nous nous
nions pas l’historicité des concepts et entre les marxismes d’un rabattons plutôt sur quelque chose
positions philosophiques, comme nous le Adorno ou d’un Althusser. d’autre, dont tout le monde convient
laissons tout de même entendre aux pp. 6 Il est plus probable qu’il également. «La philosophie est disci-
et 7 : «À travers une longue tradition, [le jeune d’aujourd’hui] ait pline de raison» est une façon de le dire.
certes jalonnée d’illustres penseurs et de besoin de résister aux Nommant ainsi la chose, et dans votre
livres célèbres, l’esprit humain a peu à empressement à défendre les textes, vous
pièges de la rhétorique ;
peu formulé des problèmes, exploré les vous contentez de dire qu’elle privilégie
réponses possibles et tenté de raisonner
d’être outillé mentalement «la réflexion critique, la présentation de
et de justifier les diverses positions con- pour examiner les thèses et d’antithèses, etc.». La raison
cevables.» Toute pensée ou réflexion est prétentions d’une pseudo- raisonnante, quoi, pour ne pas dire raison-
historiquement datée, pas seulement la science ou d’une idéologie neuse. Cela vous amène à soutenir que
philosophique, et toute nouvelle idée est politique ; d’être dûment nous plaçons la philosophie en «position
«signée», c’est l’évidence même. Cela averti face aux séductions de surplomb radical» et que nous
signifie-t-il qu’elle ne soit rien sans cette renouons «avec de vielles chimères ratio-
des sectes ou des
signature, comme vous le dites en vous nalistes» nous rendant ainsi complices à
appuyant sur Deleuze et Guattari? Bien
fanatismes ethno- notre insu de la «métaphysique
sûr que non : les humains, c’est connu, confessionnels ; de savoir orgueilleuse» (élitiste et dogmatique )
font quelque chose avec tout ce qui tra- lire entre les lignes d’un que nous dénonçons pourtant, quand ce
verse leur chemin, le transforment (ce qui article de magazine, d’une ne serait que par le ton des débats que
n’est pas nécessairement le «déformer») page Web ou d’un reportage nous avons mis en scène.
et, d’autre part, le temps passe inex- télévisé [...]; d’avoir un
orablement. Si vous croyez vraiment, Arrêtons-nous un instant pour nous
aperçu des courants
pour ne parler que des idées dites demander pourquoi il y a de «la philoso-
philosophiques, qu’une idée n’est rien intellectuels majeurs de phie». Ce n’est pas, dirions-nous, parce
sans celui qui l’a signée, alors, bien sûr, notre temps ainsi que des qu’il y a des facultés de philosophie, non
vous êtes effectivement condamnés à lire termes actuels dans lesquels plus que parce qu’il y a des philosophes
et relire les mêmes textes, et à n’en faire se présentent quelques de métier, grands ou petits. Il y a de la
rien d’autre, inlassablement, que questions essentielles ; philosophie parce que les humains
l’exégèse et le commentaire, vous de s’être habitué à cultiver pensent, et ils pensent parce qu’ils
soupçonnant constamment d’avoir perdu ignorent. Ils cherchent à comprendre la
les valeurs démocratiques
la perle précieuse. Et à faire faire cela à réalité et à dire vrai. Par certaines des
vos élèves éventuels, d’une manière sim- par une pratique active questions qu’ils se posent et se sont
plifiée et aussi vivante que possible, nous des discussions posées, ils cherchent à partir de leurs
le leur souhaitons. approfondies, des débats expériences et de tout ce qu’ils ont appris
ouverts et des délibérations et savent ou croient savoir, ils cherchent,
Mais vous ajoutez que cette histori- collectives, etc.» disons-nous, «ce que tout cela veut dire»
cité est un des traits fondamentaux de la et tentent de «dire vrai» à ce propos.
(Laurent-Michel Vacher)
philosophie et sous-entendez à peine que, C’est bien parce qu’ils tentent de dire vrai
la reléguant, avec les textes, au rôle d’ac- d’ailleurs qu’il n’y a pas de consensus
cessoire secondaire dans notre pro- Que l’historicité soit un des traits de définitif sur ces questions, mais une
gramme didactique, nous trahirions, dis- la philosophie, nous en convenons, sauf longue tradition de débats, notamment
tordrions, dénaturerions la philosophie à qu’il nous semble plutôt que tout présente entre ceux qui s’y sont particulièrement

PAGE 14 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


intéressés. Pas de réponses définitives, de la philosophie, ou, pour le dire mo- l’objet de leur passion première et qui, de
donc, mais des réponses possibles, et des destement, à réfléchir. Selon vous, les surcroît, sont astreints aux trois cours que
questions qui résistent et importent, questions que nous lui soumettons prévoit le programme officiel, cours
puisqu’elles n’en finissent pas de nous seraient-elles non philosophiques ? qu’ils doivent réussir s’ils veulent ce
tarauder. Or ces réponses se résument, y Serait-il privé, en s’initiant par le biais de DEC et de quoi gagner leur croûte. Vous
compris quand elles sont complexes, ce nos débats, de ce qui ressort grosso modo soutenez qu’il est pertinent, plus que
que vous savez d’ailleurs puisqu’on vous d’une tradition que nous nous sommes jamais, de maintenir les textes et la tradi-
a déjà mis des dix sur dix ou des zéros efforcés de restituer en lui faisant grâce tion à l’intérieur des salles de cours et
aux résumés qu’on a exigés de vous, et des détails anecdotiques ? Un point de qu’on ne saurait donc se passer de l’ap-
que vous ferez de même avec ceux que vue lui serait-il imposé qui lui enlèverait proche historico-herméneutique, au nom
vous exigerez à votre tour de vos élèves. le loisir de réfléchir à son compte ? même, semble-t-il, d’une véritable éduca-
Elles se résument toutes, si uniques tion politique qui légitimerait notre rôle
soient-elles et même si elles résultent Néanmoins, vous maintenez que ce institutionnel. Nous soutenons que cette
d’une histoire complexe, dont on doit biais anhistorique le couperait «de tout approche est secondaire et qu’elle doit
s’attendre à ce que le prof la connaisse, accès à une compréhension de sa partici- être reléguée loin derrière. Cela ne veut
bien sûr, comme les œuvres qui la jalon- pation à l’expérience humaine comme pas dire, comme vous semblez le croire,
nent. Et ensemble elles constituent une expérience historico-culturelle», ce qui que nous nous privions d’écrire un nom
conversation, ou un débat, ou une réfle- compromettrait son éducation politique, de philosophe au tableau ou de faire des
xion, essentiellement collective, à propos vu que cette dimension historique et cul- topos historiques, non plus que de faire
des dites questions. turelle ouvre «le questionnement de l’i- lire des «textes de philosophes», en
dentité ... essentiel à toute prise de posi- général brefs et choisis pour leur exem-
C’est pour la même raison, faut-il le tion.» Ne pensez-vous pas cependant que plarité. Cela veut dire plutôt que s’il
rappeler, qu’il y a des sciences et de la lit- «se questionner sur l’identité» suppose arrive qu’on doive sacrifier quelque
térature. La littérature «fait voir» mais aussi, et entre autres, au moins que l’on chose, eh bien, ce seront les textes et
ses textes n’argumentent pas, ce n’est pas soit mis au fait de positions antagoniques l’histoire, et tant pis pour le programme
leur propos, et c’est pourquoi il faut les ou qu’on s’efforce de les démêler et que officiel. Car, comme nous essayons de
lire - résumer l’histoire développée dans l’on cherche où soi-même on loge ? Et l’expliquer, nous croyons qu’un prof de
un roman, par exemple, fait perdre ce qu’on sache pourquoi on y loge ? Il me philo doit enseigner à philosopher plutôt
qu’il donne à voir. C’est particulièrement semble que notre lecteur, car il est intelli- qu’à lire et commenter Platon, Descartes,
clair dans le cas d’un poème qui, lui, ne gent, sait que des positions politiques etc. Mais voilà : vous semblez croire
se résume pas. À l’inverse, ce n’est pas le s’expliquent souvent par l’époque et qu’on n’apprendrait à philosopher cor-
cas de la science. Et il nous semble qu’en surtout la classe sociale et, s’il ne le savait rectement (ou vraiment) qu’en lisant
philo, on «voit» en discutant, en cher- pas encore, cette prise de conscience lui d’abord Platon, Descartes, etc.
chant à dire vrai sur lesdites questions viendra assez vite. Ces explications, et
lancinantes. Vue de cette manière, la leur impact sur la circonspection avec Vu la complexité de la situation pé-
philosophie n’est pas une discipline de laquelle on doit traiter les(nos) idées, ne dagogique, le prof qui entre dans sa salle
surplomb, pas même radical, tout au plus sont d’ailleurs pas passées sous silence de cours doit avoir une idée claire de ce
peut-elle être discipline de synthèse, et dans certains des textes contenus dans qu’il fait là. Et il se rend vite compte que
elle se sert de cette raison qui n’a pas nos débats. Mais elles ne justifient pas ce que les élèves retiennent du temps
trouvé ce qu’elle cherche, et qui continue pour autant les positions que l’on adopte, qu’ils ont passé avec lui, c’est ce qu’il
de le chercher, qui veut comprendre et et il nous semble que notre biais «anhis- leur a fait faire bien plus que ce qu’il leur
dire vrai, et c’est pourquoi elle argu- torique» le rend clair. À moins de vous a dit. Si, quels que soient par ailleurs
mente. Bref, elle cherche à comprendre expliquer mieux, nous continuerons de vos intentions et votre brio, ils passent le
la réalité, pas d’abord à comprendre croire que notre approche est tout de plus clair de leur temps à tenter de com-
Platon ou Descartes dans leur unicité même un bon point de départ, utile quand prendre ce qu’Untel a pensé, puis Untel
absolument géniale. Si nous placions le il s’agit de prendre position, de savoir un Autre, alors la plupart retiendront que la
discours philosophique en position de peu qui l’on est et de comprendre un peu philosophie, c’est une série d’opinions
surplomb radical et s’il est vrai que mieux «ce que tout cela veut dire.» personnelles (souvent insignement
l’exemple témoigne du principe, alors il bizarres) de Grands Machin-Chose, ce en
faudrait nous expliquer comment un Car enfin, de quoi parlons-nous ici ? quoi le relativisme ambiant les encourage
lecteur qui se prendrait au jeu que nous De ce qu’il est pertinent de faire comme (ou encore, Machin-Chose Untel les
lui proposons se verrait mis sur le «droit enseignement introductif et élémentaire ayant particulièrement touchés, certains
chemin» d’une Raison chimérique. Il de la philosophie, aujourd’hui, à des non- en feront un «Maître»). La «distorsion»,
nous semble que la démarche, d’ailleurs initiés de toutes provenances et orienta- elle est là, bien plus que dans le mot que
passablement exigeante, qu’il aurait à tions qui, pour l’écrasante majorité d’en- nous utilisons, auquel vous faites tout un
faire l’amènerait tout simplement à faire tre eux, ne feront pas de la philosophie sort. L’insidieux de l’approche historico-

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 15


herméneutique est son effet. Elle place compte d’avoir l’air de vous soucier de ment s’y prendre pour mesurer le degré
plus souvent qu’autrement les élèves dans l’éducation du citoyen, par où, le de vraisemblance d’une croyance nou-
la position de ne rien comprendre (alors moment venu, vous accepterez de pas- velle à laquelle il se trouve confronté ; de
qu’ils comprennent déjà certaines autres ser, rectitude politique oblige, pour se familiariser avec les principales con-
choses dont on ne leur parle pas ou peu légitimer votre présence en classe. Nous naissances dans quelques domaines
ou si indirectement qu’ils ne les recon- pensons pour notre part que les élèves représentatifs du savoir humain, en parti-
naissent pas), et de se taire. Le snobisme, (nos élèves, chacun de ceux que nous culier dans les sciences naturelles et les
la pédanterie, en un mot l’élitisme, ont avons eus, là, devant nous) sont les pre- sciences sociales ; d’avoir un aperçu des
exactement le même effet : priver de leur miers devant lesquels un prof doit courants intellectuels majeurs de notre
parole des interlocuteurs que l’on induit à légitimer, en actes plus qu’en paroles, sa temps ainsi que des termes actuels dans
se croire ignorants. En appliquant le présence, à laquelle ils sont condamnés lesquels se présentent quelques questions
principe «Ainsi j’ai appris, ainsi j’en- par la force des programmes. C’est que, essentielles ; de s’être habitué à cultiver
seigne», principe qui permet à bon voyez-vous, la situation pédagogique est les valeurs démocratiques par une pra-
compte de ne pas avoir à se demander en une situation humaine et d’interactions tique active des discussions approfondies,
quoi ce qu’on juge pertinent l’est pour humaines, qui font violence à l’élève. des débats ouverts et des délibérations
ceux à qui l’on s’adresse, on se trouve à Nous attendons vos éclaircissements. collectives, etc.» (Laurent-Michel Vacher,
se rendre objectivement complice, à son «Petite philosophie de la grande philosophie»
insu, de l’élitisme même que nous Mais il y a plus. Venons-en à l’hu- dans: Collectif, Pratiques de la pensée.
dénonçons. manisme, nous voulons dire l’humanisme Philosophie et enseignement de la philosophie
tout court. «Bien faire l’homme», disait au cégep, Montréal, Liber, 2002, p. 180)
Si, par contre, et quelle que soit votre Montaigne. Qu’est-ce que cela veut dire
habileté, le plus gros de ce que font vos aujourd’hui ? De quoi l’élève d’aujour- Nous aimerions bien vous entendre
élèves en classe est de discuter directe- d’hui a-t-il besoin pour demain ? Qu’est- là-dessus...
ment les questions qui leur importent et ce-que, comme profs de philo, nous pou-
d’être progressivement amenés, par leurs vons lui apporter de bon ? Étrangement, On nous dira qu’on ne peut pas tout
propres recherches et par votre insistance de cela vous ne dites pas grand-chose faire en quarante-cinq ou soixante heures
acharnée, à en savoir plus sur les faits et à (serait-ce indicible ?), alors même que de cours. Évidemment. C’est bien
atteindre une rigueur de plus en plus vous vous référez souvent à un texte de pourquoi il faut choisir. Clairement. On
exigeante, alors que vous introduirez, Vacher qui, pourtant, offre une réponse. peut bien penser que tous les chemins
comme intervention parmi d’autres dans Nous citons cet extrait, que nous aurions mènent à Rome, mais avouez qu’il y en a
le débat que vous vous efforcez de provo- contresigné dès nos premières semaines de moins poussiéreux que d’autres. Nous
quer, le texte d’un penseur célèbre, qu’on d’enseignement, lorsque l’expérience de croyons dépoussiérer. Qu’on se rende à
traitera de la même manière que les inter- la classe nous eut abruptement réveillés Rome n’est cependant jamais garanti, la
ventions de tout un chacun, alors, que de notre sommeil dogmatique, il y a situation pédagogique étant ce qu’elle est.
retiendront-ils ? Vraisemblablement longtemps : C’est un pari, en effet. Vous connaissez le
qu’en philo, il s’agit de penser, et qu’ils nôtre. Vous en faites un autre : bonne
ont fait de la philo, qu’ils en sont capa- «Il me paraît véritablement très dou- chance ! Car vous ne nous avez pas con-
bles. Vous ne leur aurez pas plus ou teux que l’important soit de pouvoir lire vaincus de sa pertinence.
moins interdit la parole. Au contraire, un texte de Platon ou de Kant, de con-
vous leur aurez permis de la prendre et, naître la différence entre le spiritualisme Nous terminerons par un clin d’œil,
vous l’espérez, vous leur aurez appris à la de Descartes et celui de Hegel ni celle en faisant à notre tour un sort à votre cita-
prendre au sérieux, à la respecter, c’est-à- entre les marxismes d’un Adorno ou d’un tion finale, de Gadamer, évoquant le
dire à ne pas penser n’importe comment. Althusser. Il est plus probable qu’il [le «Maître» (Heidegger, pour le nommer).
Pour commencer. jeune d’aujourd’hui] ait besoin de résis- Il nous semble révélateur que votre para-
ter aux pièges de la rhétorique ; d’être graphe de clôture utilise ce genre de
S’il s’agit bien d’éducation poli- outillé mentalement pour examiner les vocabulaire, du maître et du disciple ...
tique ici, laquelle des deux approches prétentions d’une pseudoscience ou Nous vous opposerions l’injonction de
vous semble la plus formatrice ? De d’une idéologie politique ; d’être dûment Kant, que nous reprenons dans l’introduc-
cela, vous ne dites à peu près rien, sinon averti face aux séductions des sectes ou tion de notre livre : «Aie le courage de te
citer quelques noms connus. Pour tout des fanatismes ethno-confessionnels ; de servir de ton propre entendement». ■
dire, nous vous soupçonnons même de savoir lire entre les lignes d’un article de
la concevoir de manière si abstraite et magazine, d’une page Web ou d’un
désincarnée que, pratiquement, ce que reportage télévisé ; de pouvoir discuter
vous semblez dire de l’utilité des textes posément et de manière constructive avec
canoniques à cet égard n’est qu’une des interlocuteurs de culture, d’idéologie
parade verbale qui vous permettra à bon ou de religion différente ; de savoir com-

PAGE 16 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


LES JARDINS D’AKADÊMOS
Jean Sébastien Ricard et Olivier Roy

« Il n’est pas besoin d’ajouter à la philosophiques. Fidèle héritière de référence à cette habitude qu’ont la plupart
philosophie millénaire d’autre devoir l’Aufklärung, l’approche dialogico-théoré- des gens (« mineurs », il va sans le dire) de
qu’elle-même : il n’est que de présenter cette tique réaliserait ainsi d’une manière peut-être laisser penser les livres à leur place... Au
tradition en tant que telle, c’est-à-dire donner plus authentique, dans sa dimension éduca- contraire, comme ils le prétendent, il faut
l’exemple de philosophes qui, dans une situ- tive du moins, le projet de la rationalité mod- cultiver cette lumière qui nous apprend, par
ation historique donnée, ont poursuivi erne : « La philosophie est discipline de rai- exemple, à « [...] examiner les prétentions
méthodiquement le dessein de retrouver l’ac- son », soulignent Daoust et Martin au pas- d’une pseudoscience ou d’une idéologie
cès à une totalité vraie de l’existence. Je ne sage. Que peut bien cacher ce recours insis- politique [...] savoir lire entre les lignes d’un
vois guère de façon à la fois plus critique et tant à Kant? article de magazine, d’une page Web ou d’un
plus positive que cette confrontation avec les « Sapere Aude ! » On retrouve cette reportage télévisé [...] discuter posément et
tentatives du passé pour aider l’adolescent à célèbre injonction dans la réponse signée en de manière constructive avec des interlocu-
préciser sa propre quête d’une certaine unité 1784 par Kant à la question posée par la teurs [...] cultiver les valeurs démocratiques
de sa vie. » (Fernand Dumont, « Sur l’en- par une pratique active des discussions
seignement de la philosophie » in Yvan approfondies, des débats ouverts et des
Lamonde, Historiographie de la philosophie
Rien de bien surprenant délibérations collectives [...], etc. » Penser
au Québec 1853-1971, Éditions Hurtubise à ce que Vacher, Daoust et par soi-même : l’enseignement de la philoso-
HMV, 1972, p. 194) Martin rejettent le recours phie ne vise à rien d’autre qu’à cela !
aux textes de cette tradition
Notre dernière intervention visait dans l’enseignement de la Ils commettent pourtant une erreur :
ouvertement le petit ouvrage Débats philosophie au collégial. celle de refermer, repus, satisfaits, le texte de
philosophiques, Une initiation de Laurent- Kant dès la première page. Erreur tout à fait
Ce rejet traduit de manière
Michel Vacher, Jean-Claude Martin et impardonnable de la part de professeurs de
Marie-José Daoust paru en 2002 chez Liber,
frappante, comme leur philosophie. Car Kant ne s’arrête pas là,
qui tentait, de manière peu convaincante lecture de Kant et de mais poursuit : « [...] pour ces Lumières il
comme nous avons tenté de le démontrer Montaigne d’ailleurs, une n’est rien d’autre que la liberté [...] de faire
(Combats, vol 6, no 3-4), d’ouvrir un chemin hésitation, voire une réelle un usage public de sa raison «. Ce passage
vers une nouvelle intelligence dialogique de confusion entre mérite d’être bien compris. Nous avons déjà
l’enseignement de la philosophie au CÉGEP. l’enseignement de la souligné la distinction entre un usage »
Leur lettre-réponse à nos critiques, publiée « majeur » et un usage « mineur » de la rai-
philosophie et
ci-haut, nous apparaissant tout aussi insatis- son. Par minorité, Kant entend le fait qu’un
faisante, nous avons décidé in extremis de l’éducation civique. homme obéisse et ne raisonne pas, comme,
nous improviser un droit de réplique. par exemple, dans le cadre d’une discipline
Berlinische Monatsschrift : « Qu’est-ce que militaire stricte. La majorité, quant à elle,
Retour à Kant les lumières ? ». « Les Lumières, soutient peut être identifiée, non pas lorsqu’il y a
alors Kant, c’est la sortie de l’homme hors de absence d’obéissance, mais lorsque l’obéis-
Pour Daoust et Martin, l’approche his- l’état de minorité dont il est lui-même sance est accompagnée de l’autorisation de
torico-herméneutique que nous défendons responsable. [...] Sapere Aude ! [...] Voilà la raisonner. Il est important de souligner que le
resteraient prisonnière du « culte des maîtres devise des Lumières. » (VIII, 35). Attardons- terme allemand utilisé par Kant est
« propre à la tradition millénaire des human- nous quelque peu sur ce texte. räzonieren, terme voulant rendre compte
ités. Il y aurait d’un coté, donc, cette d’une forme de raisonnement qui n’est con-
approche, digne d’un Budé par exemple, Que peut bien signifier cette devise ? La ditionné par aucun autre impératif que le
hantée, « minorisée », obnibulée par l’au- réponse ne se laisse apparemment pas atten- raisonnement lui-même. Kant présente
torité des « anciens » et de la tradition ; de dre très longtemps : penser par soi-même, d’ailleurs une série d’exemples de ce qu’un
l’autre, la leur, plus près des Lumières, du bien sûr ! Se servir de son propre entende- usage majeur de la raison devrait être. Un de
dialogue, de l’argumentation, de l’extension ment « sans la conduite d’un autre » (ibid.), ces exemples consiste à célébrer, en tant que
de l’autorité de la raison à l’ensemble des selon les termes de Kant. Vacher, Daoust et pasteur, une cérémonie religieuse selon les
étudiants, de la liberté de penser... Sapere Martin semblent donc bel et bien en droit règles prescrites par sa religion - donc, obéir
Aude ! « Aie le courage de te servir de ton d’inscrire leur approche, qui élude sans - sans s’empêcher de réfléchir sur les
propre entendement ! ». La réplique de nos quiproquo le détour par l’autorité des textes dogmes de celle-ci - donc, raisonner.
interlocuteurs se conclut en effet sur cet pour donner une pleine liberté de penser à
impératif kantien, impératif d’ailleurs déjà l’étudiant, dans la philosophie des Tentons maintenant de comprendre quel
placé en exergue à leurs Débats Lumières. Kant fait d’ailleurs lui-même est le sens de l’expression «usage public de

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 17


la raison». Kant oppose à l’usage public, réflexion critique à la vie citoyenne, néglige D’apprendre à penser par lui-même, bien sûr.
l’usage privé qui consiste grosso modo à un des deux usages de la raison nécessaires à D’apprendre à « vivre à propos », aussi. À
soumettre sa raison à des circonstances par- la sortie de l’homme hors de sa minorité. cela, la pratique de l’argumentation, du dia-
ticulières déterminées par le rôle que l’on logue ou de la polémique suffit-elle vrai-
joue au sein de la machine sociale. Il y a Retour à Montaigne ment? Le philosophe cherche-t-il à faire de
donc obéissance puisque la raison est, dans bons travailleurs, de bons citoyens, ou plutôt
ce contexte, assujettie aux pratiques civiques Vers la fin de leur réplique, Daoust et à bien faire l’homme tout entier, comme le
personnelles - et conséquemment privées - Martin font entrer Montaigne en scène. voulait Montaigne ?
d’un individu. Cependant, Kant considère « Bien faire l’homme », citent-ils. Qu’est-ce
que le raisonnement, au sens précisé plus à dire ? La question se resserre : « De quoi Le jeune adulte, à peine sorti de l’école
haut (räzonieren), se doit d’être utilisé dans l’élève d’aujourd’hui a-t-il besoin pour secondaire et déjà placé devant l’obligation
un cadre public. Et c’est dans ces conditions demain ? « « Dialoguer », « discuter », « cri- de choisir par lui-même le chemin qu’il devra
que réside la liberté, c’est-à-dire lorsqu’au- tiquer », « argumenter », « contrôler », probablement suivre tout au long de sa vie,
cune autorité politique n’interdit à l’individu répond Vacher. « Cultiver les valeurs démo- n’est-il pas autorisé à prendre une certaine
de réfléchir pour le simple fait de réfléchir. cratiques ». In fine, l’enseignement philo- distance face à la direction de plus en plus
Les Lumières peuvent donc être définies par sophique semble se réduire à une éducation concrète que celui-ci emprunte ?
le chevauchement des deux types d’usages civique. L’enseignement de la philosophie n’a-t-il pas
de la raison. En effet, si l’organisation du ce rôle à jouer, celui de libérer l’étudiant
pouvoir politique est elle-même guidée par Cela ne ressemble pourtant guère à ce d’une vie de plus en plus fragmentée - études
la raison, ce pouvoir politique n’interviendra que Montaigne avait en tête. « Bien faire à réussir, travail exigeant, amitiés et amours
pas dans l’usage du raisonnement autonome. l’homme », souligne-t-il, c’est l’amener à instables, responsabilités sociales grandis-
Une fois cet espace de réflexion libérée, l’in- « savoir vivre cette vie « (Essais, III, XIII) : santes - pour lui permettre de réfléchir sur le
dividu sera plus enclin à conduire l’usage de « Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est sens qu’il peut lui donner ? Dans le Théétète,
sa raison privée dans les limites prescrites vivre à propos. » (ibid.). Régner, épargner, Platon montrait déjà l’indéniable solidarité de
par la pratique civique. bâtir, s’affairer, s’exercer à la vie civique, la philosophia et de la skholè (école, loisir,
etc., c’est là, au contraire, ensevelir sa pensée oisiveté). L’enseignement philosophique est
L’oblitération de cette partie de la « du poids des affaires ». Le philosophe d’ailleurs né de ce rapprochement, il y a près
réflexion de Kant par Daoust et Martin nous n’enseigne donc point (qu’)à des citoyens, de 25 siècles, dans les jardins d’Akadêmos à
semble symptomatique d’une des failles de aussi cultivés puissent-ils être, mais à des Athènes. Qu’est-ce que la tradition
leur programme pédagogique, et ce, pour hommes tout entiers. Il n’a que faire de ces philosophique, sinon le réinvestissement con-
deux raisons. Tout d’abord, en voulant « appendicules et adminicules pour le plus ». stant de cet espace critique ? Rien de bien
présenter la philosophie comme un outil ser- Des hommes qui crèvent, qui souffrent, qui surprenant à ce que Vacher, Daoust et Martin
vant à demeurer critique face à une option jouissent aussi, voilà l’étendue de son audi- rejettent le recours aux textes de cette tradi-
politique ou à un reportage télévisé - des toire. « Quoi, n’avez-vous pas vécu? », tion dans l’enseignement de la philosophie au
exemples liés somme toute aux pratiques lance-t-il ironiquement : « C’est non seule- collégial. Ce rejet traduit de manière frap-
civiques -, ils la limitent à ce Kant appelle ment la fondamentale, mais la plus illustre de pante, comme leur lecture de Kant et de
l’usage privé de la raison. Or, les Lumières vos occupations. » Montaigne pointe ici le Montaigne d’ailleurs, une hésitation, voire
étant la superposition de l’usage privé et de seuil d’une sagesse millénariste qui, par de une réelle confusion entre l’enseignement de
l’usage public de la raison, leur approche ne vagues échos, se laisse encore entendre la philosophie et l’éducation civique. Qu’ils
peut aucunement s’en réclamer. De plus, en aujourd’hui : c’est l’atopie de Socrate, les n’envisagent pas, ne serait-ce qu’un seul
voulant justifier l’enseignement de la jardins d’Akadêmos, la « vie selon l’esprit » instant, la puissance subversive que peut
philosophie en inscrivant celui-ci dans les d’Aristote, les confessions d’Augustin ou de avoir pour un étudiant de CÉGEP la rencon-
pratiques civiques et démocratiques, ils Rousseau, les méditations cartésiennes, le tre avec 25 siècles de réflexion critique en dit
abandonnent la possibilité de faire le portrait räzonieren de Kant, les Holzwege de la Forêt déjà assez long sur le sujet. Mais Fernand
d’une philosophie strictement réflexive. Noire, etc. La philosophie n’est pas (qu’) une Dumont, comme on peut le lire dans la cita-
Pourtant, Kant insiste beaucoup pour mon- éducation civique. Au contraire, elle n’a tion mise en exergue, avait parfaitement com-
trer que sans l’encouragement public d’une jamais cessé de se ménager une place au pris l’intérêt d’une telle rencontre.
pratique de la pensée autonome, de l’usage cœur de l’espace social, une sorte de « poche
de la raison sans aucune autre fin qu’elle- d’apesanteur » selon l’expression du socio- Quant aux promoteurs d’une nouvelle
même, la vraie liberté est impossible. Loin logue Pierre Bourdieu, où le temps, les fins et pédagogie, ils auraient peut-être intérêt à
de nous l’idée d’accuser les auteurs de les contraintes de la dimension pratique de méditer cette pensée de Peter Sloterdijk :
Débats philosophiques d’ennemis de la liber- l’existence se trouvent temporairement sus- « Pour ceux, et ils sont rares, qui cherchent
té, rien n’est d’ailleurs plus clair pour nous pendus. Cette position pour le moins encore dans les archives, s’impose l’idée que
que le fait que leurs intentions vont dans le étrange, c’est celle-là même qu’occupe sym- notre vie est la réponse confuse à des ques-
sens contraire. Il n’en demeure pas moins boliquement aujourd’hui la classe de tions dont nous avons oublié où elles ont été
que leur justification, en faisant obéir la philosophie. De quoi l’étudiant a-t-il besoin ? posées ». ■

PAGE 18 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


- CULTURE ET POLITIQUE -
ESSAI SUR LA PENSÉE POLITIQUE QUÉBÉCOISE
Mathieu Bock-Côté • Candidat à la maîtrise en sociologie à l’Université du Québec à Montréal

Fernand Dumont, dans un texte de Durham, qui définit explicitement une poli- tique qui pesait sur elle. Il faut durer, quels
1976, se questionnait sur le « projet d’une tique d’assimilation active du peuple français qu’en soient les moyens. Garneau, tou-
histoire de la pensée québécoise ». Au cen- du Bas-Canada. La nation est au seuil de l’ef- jours, les invite à investir ce qui leur reste,
tre de cette possible investigation, il voyait fondrement, et elle sera ramenée, très rapide- leurs traditions, et à cultiver leur enracine-
le « problème de l’emplacement de celui ment, à se harnacher solidement à ce qui lui ment, le sens de leur présence dans l’his-
qui s’y intéresse »1. Dans ses mémoires, reste : ses traditions, ses coutumes, son réseau toire, qui leur permettra de traverser un
Dumont l’a bellement dit : « Depuis tou- de socialité communautaire, sa foi, la certi- siècle difficile dans l’attente de jours
jours, on ne mène pas une vie intellectuelle tude de son existence. meilleurs. Jacques Beauchemin commente
au Québec en poursuivant seulement des ainsi le redéploiement de l’intentionnalité
objectifs semblables à ceux qui retiennent La politique comme interprétation nationale telle qu’elle pénètre la con-
dans les grandes cultures; il faut aussi s’in- de l’histoire science historique franco-québécoise. Ce
terroger sur les fragiles assises de son tra- Durham dit des Canadiens qu’ils sont communautarisme qui tend à naturaliser
vail, sur une appartenance incertaine »2. hors de l’histoire, sans histoire. Garneau, des traits de culture était la seule forme
Autrement dit, on ne devrait pas penser la premier historien national des Canadiens- que pouvait prendre le nationalisme
politique ici comme on le fait là où la français, s’oppose à ce décret de non-exis- canadien-français au tournant des années
question nationale est absente. S’il existe 1840. Cela, parce qu’il fallait donner
un lieu québécois de la pensée, comme le corps à ce qu’il y avait à défendre et
Ceux qui décrètent aux dix
croyait Dumont, on n’y accède qu’en substantialiser la représentation de la
acceptant ce drame d’une pensée périphé- ans la mort des nations, collectivité de telle sorte qu’elle puisse
rique, questionnée dans sa pertinence. Car pour passer à je ne sais s’apparaître à elle-même comme objet
le Québec est une petite nation, un de ces quelle constellation caractérisé4.
lieux du monde sans nécessité. C’est à par- postnationale, ou
tir d’une réflexion sur l’emplacement citoyenneté éclatée, les Cette pensée repose sur l’abandon
québécois qu’il est possible de rendre forcé d’un rêve qui reviendra pourtant
compte tradition de pensée propre à notre
fadaises sont nombreuses, hanter le peuple québécois : l’indépen-
situation, comme le remarquait déjà Guy confondent leur souhait et la dance politique. La pensée québécoise, dès
Laforest à propos d’André Laurendeau3. persistance obstinée des ce moment, sera travaillée par un imagi-
nations à demeurer dans naire de la refondation, pour inverser le
C’est dans l’attention portée aux pre- leur culture et leur cours de l’histoire et retrouver le destin
mières traces de l’intentionnalité nationale non advenu. C’est ce que Jacques
canadienne-française qu’il est possible de
indépendance. Il faudra Beauchemin appelle le « vieux désir
repérer certaines constantes de la pensée réapprendre à parler des d’achèvement » au coeur de la conscience
politique québécoise. Il faut scruter les nations historiquement, et historique franco-québécoise.
conditions d’émergence de cette pensée, et ne pas aller trop loin, sous
de la référence en fonction de laquelle elle risque de devenir L’injonction de Garneau sera refor-
se déploiera, ce qu’a fait Fernand Dumont mulée, mais elle demeurera, par-delà sa
insignifiant, dans la théorie
dans sa Genèse de la société québécoise. dimension traditionaliste, au centre de la
S’il y a ici une tradition de pensée poli- des identités multiples. pensée politique québécoise. Lionel
tique, c’est qu’il y a une condition his- Groulx, penseur de la repolitisation du
torique québécoise. La pensée québécoise tence dans une oeuvre à l’origine de la tra- nationalisme québécois, écrivait aussi :
peut se définir comme la mise en débat des dition d’interprétation politico-historique Nous appartenons à ce petit groupe de
conditions nécessaires à la poursuite de canadienne-française par le célèbre appel peuples sur la terre au destin d’une espèce
l’existence d’une petite nation. qui termine son Histoire du Canada. Il particulière : l’espèce tragique. Pour eux,
appelle les Canadiens d’alors à une cultu- l’anxiété n’est pas de savoir si demain ils
*** ralisation de la nation, au sens fort, vu l’in- seront prospères ou malheureux, grands
capacité à la constituer en État dans ou petits, mais seront ou ne seront pas;
Au lendemain des insurrections de l’indépendance de la République bas- s’ils se lèveront pour saluer le jour ou ren-
1837-38, la nation canadienne est « anéantie canadienne. Parent mènera aussi le combat trer dans le néant. Voilà un rapport à la
politiquement ». Le spectre de l’Union qui d’une nouvelle institution de la nation durée qui est le propre d’un peuple dont
hantait la politique bas-canadienne devient dans les quelques espaces stratégiques où l’existence ne dépend pas complètement
réalité, suite aux suggestions du Rapport elle pouvait se délivrer de la tutelle poli- de lui-même, qui se sait condamné à la

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 19


marginalité, mais qui persiste pourtant à instituent pour mettre en forme leur exis- fisent plus à vitaliser la conscience collec-
articuler sa propre référence, qui ne croit tence collective ne peut s’épuiser dans une tive. Le politique suppose alors un monde
pas son existence marginale pour lui- citoyenneté procédurale. Nous qui sommes commun, le lieu d’institution d’un agir par
même. La politique québécoise suppose un peuple aux assises fragiles, nous avons soi collectif. Jacques Beauchemin a raison
d’abord une interprétation de l’histoire du besoin plus que d’autres de références en rappelant « qu’il n’y a pas de projet
pays, qui ne se réduit pas à une apprécia- stimulantes à une histoire qui nous serait politique sans fondement communau-
tion des services publics, car l’idée propre, besoin de posséder des lieux de tariste. La communauté constitue l’espace
demeure que les institutions politiques mémoire, pour nous approprier la genèse concret-historique où l’action de la société
sont celles d’un peuple précaire au par- et l’évolution de notre identité, et pour sur elle-même peut s’inscrire dans un
cours historique incertain. tirer profit de l’expérience acquise à univers de sens et lui procurer une
chaque tournant majeur de notre histoire5. référence au bien commun, défini en rela-
S’il y a au Québec une intrication Cette phrase exemplaire d’un libéral tion à une mémoire longue du vivre-
nette entre l’historiographie et la pensée comme Léon Dion illustre cette réalité ensemble »7.
politique, c’est parce que les interprètes du profondément au coeur de la conscience
passé national ont souvent pour vocation historique québécoise, qu’un peuple Autonomie et indépendance politique
de dégager « les chemins de l’avenir », comme le nôtre, au moins, n’existe qu’à La troisième question, celle de l’au-
comme le disait Groulx. Le débat sur les travers l’entretien d’une mémoire partagée. tonomie politique, est certainement celle
conséquences de la Conquête, entre l’Éco- Le monde commun, dont nous parlait qui retient le plus souvent l’attention des
le de Montréal et l’École de Québec, est Hannah Arendt, nécessaire à l’exercice de philosophes politiques qui s’attardent à
exemplaire de la portée politique de l’en- la démocratie, n’est possible que dans une l’étude de la situation québécoise. C’est
treprise historiographique. La politique conscience vive de sa singularité, de sa d’ailleurs par rapport à cette question que
consiste ici, d’abord, à débattre des condi- culture. Et cette culture, voilà, un se distingue souvent la pensée politique
tions d’une poursuite de l’existence québé- enseignement à retenir de Fernand québécoise dans les débats contemporains
coise. Même ceux qui veulent s’abstraire Dumont, est d’abord une mémoire. en théorie politique. Ici, dans une démo-
de ce débat y sont ramenés par la force des Dumont concluait ainsi sa Genèse de la cratie libérale au niveau de vie enviable,
choses, par la pesanteur d’une tradition qui société québécoise. Où bien l’individu se une part considérable de la population, et
prescrit une conduite capable de maintenir réfugie dans l’enclos de la vie privée et, près de 60% de sa majorité historique,
le projet d’une nation française en croyant ainsi jouir de sa liberté, il aban- maintient envers et contre tout un projet
Amérique. La politique est donc lourde- donne aux pouvoirs anonymes le soin de sécessionniste aspirant à constituer le
ment chargée, elle a une dimension exis- déchiffrer l’histoire. Ou bien il décide de Québec en État indépendant. Et depuis 200
tentielle, elle sait le monde commun fra- contribuer à l’édification d’une référence ans, d’une façon ou de l’autre, ce débat
gile. La vie publique ne consiste pas sim- habitable autrement que dans les cou- réapparaît toujours, pour constater l’ano-
plement en la gestion des affaires tumes devenues insuffisantes. Alors, il malie fondamentale entre la réalité de la
courantes. La politique est beaucoup plus devient ce que déjà lui prédisait l’appren- nation et son statut politique. Même ceux
proche de l’histoire que des sciences de la tissage de la lecture : le citoyen d’un pays, qui s’opposent à l’indépendance, recon-
gestion. le responsable d’une histoire, le partici- naissent malgré tout la nécessité pour le
pant à un imaginaire collectif6. Québec de disposer du statut nécessaire
L’espace public comme monde commun pour s’assumer en tant que communauté
De cela, nous en arrivons au deuxième La recherche constante du sens pro- politique autonome. Robert Bourassa a
axe sous-jacent de la pensée politique fond du parcours de la nation dans le lutté pour la société distincte, Claude Ryan
québécoise: la culturalisation inévitable du temps participe au débat politique. Même l’a théorisée, André Laurendeau, quant à
politique et l’inscription de l’espace public aujourd’hui, Gérard Bouchard, théoricien lui, a commis un célèbre article intitulé
dans un patrimoine de significations du dépassement de la conscience his- « un Québec fort dans un Canada neuf ».
partagées. Il y a un mode d’appartenance à torique petite-nationale, appuie sa proposi- Depuis l’annexion du Bas-Canada - et plus
l’histoire spécifique aux petites nations, tion politique sur une relecture fondamen- largement, la recherche d’une autonomie
une façon d’être collectivement qui révèle tale de l’histoire québécoise, sur une nou- politique nécessaire à la mise en oeuvre
les limites évidentes d’un certain contrac- velle synthèse devant redéfinir les termes des intérêts nationaux du peuple québécois
tualisme libéral. Les petites nations trou- de la mémoire. C’est dans l’entretien n’a jamais cessé d’être la toile de fond du
vent dans la culture, dans la mémoire, dans d’une culture qu’un peuple trouve les débat politique.
l’entretien d’une référence partagée et par- raisons communes pour donner une sub-
ticulière, les raisons communes pour pour- stance propre, particulière, à son identité. Avec Marcel Gauchet, nous croyons
suivre leur aventure collective, pour soli- C’est d’ailleurs, comme nous le dit que les droits de l’homme n’épuisent pas
difier l’identité collective. L’avenir de la Dumont, dans la mémoire que la moder- le problème politique8. La question de la
nation se joue dans l’interprétation du nité est capable de restituer un univers de communauté politique légitime vient com-
passé de la collectivité. Il y a plus dans la sens par-delà l’effondrement des coutumes plexifier le problème de l’État moderne.
mise en commun des petites nations et des traditions. La mémoire n’est pas un Comme le remarquait déjà Éric Weil, « le
qu’une série de principes à constitution- repli sur les traditions, mais ce qu’il nous nationalisme, partout où il constitue le
naliser. L’espace politique qu’elles reste en commun, lorsque celles-ci ne suf- problème, constitue le problème principal »9.

PAGE 20 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


Une nation peut être dominée dans une occidentale à partir de l’expérience humaines et de la valeur propre de l’ap-
démocratie libérale si son statut ne corre- minoritaire d’une nation qui prétend exis- partenance nationale.
spond pas à son droit à l’autodétermina- ter par-elle même au monde, et qui se croit
tion. Pour le dire avec les mots de Maurice de plein droit moderne. C’est ce que pré- L’histoire de la pensée politique
Séguin, le statut politique de la nation doit tend Joseph Yvon Thériault, lorsqu’il dit québécoise doit faire l’objet d’une
permettre l’agir-par-soi collectif de la de cette pensée qu’elle se développe dans recherche poussée par ceux d’ici qui
nation. un questionnement particulier sur la croient en une tradition spécifique d’inter-
démocratie à partir de la question prétation du politique propre à la condition
Voilà certainement ce qui est au coeur nationale10. La pensée québécoise, selon québécoise. Cette histoire devra en dégager
de ce qu’on a longtemps appelé le pro- lui, tenterait de trouver une réponse à la les thèmes sous-jacents et faire le récit de
blème constitutionnel, et qu’on appelle question de la nature du peuple démocra- certaines idées, sans se borner à une plate
aujourd’hui la question nationale. L’auto- tique, à l’articulation du politique et de la chronologie qui ne permette pas de rendre
nomie politique de la nation est une condi- culture dans sa constitution. Comment compte de la richesse et de force de cer-
tion fondamentale de sa participation au articuler l’idéal d’un peuple politique, tains de ses questionnements. Irions nous
monde en tant qu’acteur de son propre citoyen, avec le peuple réel, culturellement trop loin en avouant espérer aussi que cette
devenir. Le projet des souverainistes déterminé? Jacques Beauchemin, quant à pensée doit être poursuivie?
québécois ne se comprend pas autrement. lui, prétend que l’éthique du nationalisme
Pour en accepter la légitimité, il faut qui permet de penser l’espace public C’est ce que nous disait déjà Joseph
reconnaître que la question de la démocra- comme monde commun, au centre de la Yvon Thériault en balisant les traces d’une
tie libérale est insuffisante si on ne pose pensée politique québécoise rend compte intentionnalité qui demeure, sourde mais
pas au même moment celle de la commu- de l’inévitable particularisation du lien constante, au coeur du questionnement sur
nauté politique légitime, pour le dire politique malgré les prétentions d’une cer- l’avenir d’un peuple français en Amérique.
autrement, du statut politique de la nation. taine théorie libérale s’acharnant à Il nous faudra reprendre le projet formulé
C’est parce qu’ils constituent une commu- spéculer dans le paradigme contractual- par Fernand Dumont d’une histoire de la
nauté d’histoire et de culture particulière, iste. Au coeur de la pensée québécoise, pensée québécoise, persuadé que nous
parce qu’ils forment un peuple capable tant chez Groulx que Séguin, tant chez sommes d’y voir, à travers le particulier,
d’autodétermination, que les Québécois Jean Bouthillette que Esdras Minville, on encore une fois, les traces et les questions
réclament le statut d’État souverain. On ne pense pas seulement le pays comme qui sont finalement celles de l’universel.
peut dire que pour un peuple, l’indépen- une association de contractants égaux en C’est aussi notre façon de rendre hom-
dance vient parachever politiquement la droit. On le pense comme « projet parti- mage à Dumont, et de faire part de notre
conscience qu’il a d’avoir son propre point culier d’humanisation du monde ». Ce foi en la valeur d’une tradition qui rend
de vue sur le monde. Elle lui permet d’in- n’est pas parce qu’on reconnaît aux indi- compte d’une présence au monde parti-
stituer politiquement son existence en ne vidus des droits et libertés qu’on vient culière, la nôtre. ■
se soumettant qu’à ses propres institutions. d’épuiser la question politique.

La question du statut politique nous Ceux qui décrètent aux dix ans la
rappelle que les institutions d’un peuple ne mort des nations, pour passer à je ne sais
sont pas réductibles à leur dimension quelle constellation postnationale, ou
socio-économique. Il y a une valeur propre citoyenneté éclatée, les fadaises sont
à accorder aux institutions, et la liberté nombreuses, confondent leur souhait et
politique, ici comme ailleurs, pose néces- la persistance obstinée des nations à
sairement la question de l’État. Si nous demeurer dans leur culture et leur 1. Fernand Dumont, Le sort de la culture,
sommes encore à en discuter, par ailleurs, indépendance. Il faudra réapprendre à L’hexagone, 1987, p. p.312
c’est que nous n’avons toujours pas le parler des nations historiquement, et ne 2. Fernand Dumont, Récit d’une émigration,

nôtre. pas aller trop loin, sous risque de Boréal, p.127


3. Guy Laforest, De l’urgence,
devenir insignifiant, dans la théorie des Boréal, 1995, p.155-157
Une prise de position identités multiples. L’idéal d’une « libre 4. Jacques Beauchemin, L’histoire en trop,
La pensée politique québécoise et ses circulation des identités », le relativisa- La mauvaise conscience des souverainistes
principaux axes de déploiement s’ins- tion de la nation dans le palmarès de québécois, VLB, 2002, p.29
5. Léon Dion, Une révolution déroutée,
crivent dans les grands questionnements l’identité personnelle, comme on dit, le
Boréal, 1998, p.278
qui traversent la modernité occidentale. refus de se reconnaître une appartenance 6. Fernand Dumont, Genèse de la société
Mais elle fait plus que formuler ici les au monde et le dénie d’autorité à toute québécoise, Boréal, 1993, p.352
problèmes d’ailleurs. Si, du point de vue tradition, sont autant de sottises qu’une 7. Jacques Beauchemin, L’histoire en trop,

de Sirius, nous sommes tous pareils, du réflexion sur la condition québécoise la mauvaise conscience des souverainistes
point de vue des hommes, les peuples se peut nous permettre d’éviter, parce que québécois, VLB, 134p.134
8. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle
ressemblent peut-être mais ne sont pas la pensée politique de cette nation s’est même, Gallimard, 2002
identiques. La pensée politique québécoise justement formulée dans une conscience 9. Éric Weil, Philosophie politique, Vrin, p.180
donne un sens particulier à la modernité vive de la fragilité des communautés 10. Joseph Yvon Thériault, Critique de l’américanité.

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 21


LA MONDIALISATION COMME IDÉOLOGIE
Benoît Dubreuil • Candidat au doctorat en science politique Université Libre de Bruxelles

Il faudra bien un jour faire l’inventaire de des années 1970 nous demandaient si nous fit comprendre à nos ML que la critique des
ce que nous a coûté, en terme de compréhen- étions pour ou contre les « droits formels « droits civils bourgeois », si elle pouvait
sion et d’emprise sur le monde, cette folie des bourgeois », mieux valait tout simplement se servir de tremplin vers un emploi universi-
années 1990 qui a consisté à tout vouloir taire. Prendre position, c’était déjà s’enliser taire, pouvait également représenter un dan-
expliquer dans le langage de la mondialisa- dans leur discours hégémonique et dans leur ger pour la liberté et la dignité de l’homme.
tion. Pourtant, l’humanité était devenue si cadre d’analyse pernicieux. Ce qu’il faut C’est pourquoi il redevint possible, au cours
méfiante des discours englobants. Le dernier refuser, ce n’est pas la mondialisation telle des années 1980, de parler de droits et liber-
en liste, le marxisme des années 1970 avec ses qu’elle se fait, c’est la mondialisation en tant tés, sans mettre l’expression entre guillemets
variantes locales et départementales, avait fait que clé pour la compréhension du monde. Il et sans faire de sourire complice à notre inter-
un ravage considérable, dont on n’a pas fini de ne suffit pas d’être alter-mondialiste plutôt locuteur. Douce victoire pour ceux qui s’en-
mesurer l’ampleur. Combien de grands qu’anti-mondialiste, il faut faire de nous des têtaient depuis 15 ans à lire Arendt et Aron.
penseurs ont été tournés en ridicule par l’his- « a-mondialistes », ou des agnostiques de la
toire pour cause de leur empressement à mondialisation. « La mondialisa-quoi? » doit Comme dans le cas des discours radi-
embrasser le marxisme? Sartre, Marcuse, être notre seule réponse. caux des années 1970, le succès du discours
Lyotard. La Révolution surviendra-t-elle cette sur la mondialisation provient en bonne par-
année ou l’an prochain? Emportera-t-elle Ils [ les intellectuels de la tie de la capacité du concept à rassembler
toute l’Europe ou épargnera-t-elle l’Angle- mondialisation ] devront un dans un même propos les considérations nor-
terre? Formidable discussion de café. jour ou l’autre abandonner le matives et factuelles, qui s’y croisent souvent
cadre d’analyse de la de manière impudique. Comme le matéria-
La découverte de la démocratie fut rapi- lisme historique, la mondialisation nous
mondialisation, c’est-à-dire
de. Quelque part autour de 1980-1985. Pour offre une téléologie de l’histoire. Voilà ce qui
certains un peu plus tôt, pour d’autres un peu
ce cadre d’analyse qui s’est nous attend : une union toujours plus étroite
plus tard. Dans tous les cas, le marxisme finit peu à peu débarrassé des entre les peuples, la dissolution des pouvoirs
par se révéler pour ce qu’il était : un cadre États, des nations, des étatiques dans la fraternité post-nationale.
d’analyse relativement pauvre, broyant toute groupes culturels, de l’usage Mais cette philosophie de l’histoire n’est pas
la réalité dans la même dialectique qui, sous de la force dans la politique qu’intentionnalité universelle, elle se présente
prétexte de faire de l’histoire, se permettait de étrangère, de l’idée de également comme une nouvelle science de
tout dé-contextualiser. Ce n’est pourtant pas l’homme. « La mondialisation n’a pas com-
souveraineté, de l’idée de
prendre le parti du grand capital que de dire mencé avec le GATT », soutient-on le plus
qu’il ne faut pas toujours parler de tout de la l’histoire et de l’idée du sérieusement du monde, comme on pouvait
même façon. Que de repentirs! Combien conflit. Ils devront s’éloigner dire autrefois que la lutte des classes n’avait
d’actes de contrition! Il fallait bien être naïf du cadre d’analyse qui pas commencé avec le système capitaliste.
pour croire qu’on en avait fini avec les dis- croyait voir apparaître la Oui, vous avez raison. L’histoire de l’huma-
cours englobants, dont toutes les critiques de post-nationalité... nité est l’histoire de la lutte des classes, ou
l’utopie ne semblent pouvoir venir à bout. l’histoire de la mondialisation, ou de ce que
De même qu’il y a 25 ans, il était impos- vous voudrez. Oui, les Romains étaient mon-
Que l’adhésion aux mouvements dits sible de parler des droits et libertés sans men- dialistes, les Huns également. Attila - Toyota,
radicaux du milieu des 1970 représentait tionner qu’il s’agissait en fait des « droits même combat. Lorsque quelqu’un vous parle
davantage une stratégie de carrière qu’une formels bourgeois », de même aujourd’hui on de mondialisation, le plus simple est sans
posture intellectuelle subversive, voilà ce qui a ne peut plus parler de l’État sans le qualifier doute de faire comme si vous l’écoutiez.
déjà été amplement démontré et ce sur quoi « post-souverain », « multi-national », sans
nous ne nous attarderons pas. Non, ce qui dire qu’il s’agit en fait d’une « gouvernance à ***
nous intéresse, c’est la manière dont le dis- plusieurs niveaux ». Cette dynamique
cours radical des années 1970 a pu réappa- s’épuise peu à peu, car les intellectuels com- Le désaoulement est proche. Au cours
raître dans les années 1990 (souvent à travers mencent à en saisir les limites. Comme le dis- des trois ou quatre prochaines années, l’in-
les mêmes réseaux), sous la forme du discours cours englobant du marxisme et des autres térêt du discours sur la mondialisation dimi-
sur la mondialisation. Non pas du discours coteries radicales des années 1970, le dis- nuera peu à peu, le mot apparaîtra de moins
« pour » ou « contre » la mondialisation, cela cours hégémonique sur la mondialisation en moins souvent dans les mémoires et les
importe finalement assez peu, mais du dis- périra par ce par quoi il a péché. La réalité thèses, il disparaîtra des cahiers de recherche
cours « sur « la mondialisation, avec son cor- finit toujours par rattraper les exaltés. C’est la et des publications universitaires. Quelques
pus d’œuvre fondatrices, sa terminologie et multiplication des témoignages, en com- chercheurs auront manqué le bateau et con-
ses auteurs cultes. Lorsque les « radicaux » mençant par L’archipel du Goulag (1974), qui tinueront de l’utiliser encore quelques

PAGE 22 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


années, un peu comme ces pauvres types qui plus grands spécialistes de l’Université Laval, tionnisme » pour défendre un secteur de leur
continuaient à parler de matérialisme dialec- notre honnête lecteur considèrera, avec rai- industrie. À vrai dire, ce qu’il y a de constant
tique en 1984. Il faudra tout simplement voir son, avoir fait le tour du sujet. Il est alors très dans l’action américaine, ce n’est pas le libre-
chez eux une faible capacité d’adaptation aux probable qu’il retourne à la lecture de la échange ou le protectionnisme, c’est l’intérêt
exigences de la pensée subventionnée. Très Première décade de Tite-Live, ou encore au national. Or, l’intérêt national, c’est précisé-
rapidement, tout cela deviendra tout à fait récit de la Guerre des Gaules selon Jules ment ce que les penseurs de la mondialisation
ringard. César. L’écroulement du marché entraînera ont éliminé de leur cadre d’analyse. Cela rap-
nécessairement l’écroulement de la produc- pelait déjà trop le « vieux paradigme » de
La théorie ne disparaîtra pas ainsi, sans tion. Ceux qui publieront les derniers livres l’État national territorialisé.
laisser derrière elle quelques remous, sur la mondialisation s’apercevront d’eux-
quelques vagues, qui annonceront une recon- mêmes qu’ils ne sont plus dans le coup. Le politologue Zaki Laïdi, dont la jeune
figuration nécessaire de la pensée. Or, les carrière s’est jusqu’ici limitée à l’analyse du
signes annonçant la mort imminente du dis- *** phénomène de la mondialisation, cherche lui
cours sur la mondialisation se multiplient, aussi à sauver son modèle d’analyse, visible-
notamment par l’attention toujours plus Mais la perte de valeur des livres sur la ment obsolète. Le problème avec les
grande de ces penseurs aux phénomènes de mondialisation n’expliquera pas tout. À cela, Américains, c’est qu’ils n’ont pas compris la
fractionnement. Les visions prémonitoires il faudra ajouter certains éléments conjonc- théorie sur la mondialisation : « Le système
abondent. On annonce le retour des cités- turels. Le 11 septembre 2001 est sans doute le mondial est caractérisé par un retour en
républiques, la naissance d’une nouvelle premier de ces événements. Le discours sur la force du souverainisme et par une défiance
Ligue Hanséatique. On propose de recon- mondialisation carbure à la critique des vieux profonde au regard de toute idée de «gou-
duire un Empire des steppes postmoderne, concepts de la science politique. La conjonc- vernance» mondiale. »3 C’est une façon
une Alliance des régions, on s’interroge sur tion État-nation-territoire l’énerve, c’est comme une autre d’admettre que l’État-
les effets d’un nouveau Zollverein, d’un nou- pourquoi on nous propose un modèle post- nation américain cherche aujourd’hui
veau Saint Empire romain-germanique. Mais westphalien. Or, la politique américaine comme hier à promouvoir ses intérêts
la mondialisation n’est plus seulement inté- depuis 2 ans est difficilement explicable en nationaux par le biais de sa diplomatie et de
gration, elle est également fragmentation : dehors des bons vieux concepts de la science sa politique étrangère. Pour comprendre
globalisation et régionalisation se présentent politique : une nation, habitant un territoire et cela, mieux vaut lire Thucydide que
plutôt comme deux côtés de la même contrôlant un État, fait la promotion de ses Naomi Klein. Mais Laïdi cherche à justifier
médaille1. Les régionalismes, les localismes, intérêts nationaux à l’aide de son armée et de cet « écart » incompréhensible entre la
s’opposent maintenant aux mouvements sa politique étrangère. La mondialisation ne théorie et la dynamique internationale réelle :
d’intégration transnationaux. La théorie de nous permet pas de mieux comprendre le il critique « la volonté de la plupart des
l’unification se double désormais d’une cours des événements. La lecture d’un traité États de voir la globalisation plus comme un
théorie de la diffraction. L’un s’accouple avec de diplomatie de 1905 nous offre un portrait processus d’agrandissement de leur puis-
le multiple, l’unité se décline dans la plura- plus exact de la situation. sance nationale que comme une dynamique
lité, le particulier coïncide avec l’universel. de dilution de celle-ci. » Démenti par la réa-
Le tout est dans ses parties qui se fusionnent Les intellectuels de la mondialisation, lité, le discours sur la mondialisation se
à leur tour dans l’ensemble. Tout est dans incapables d’interpréter la domination améri- transforme en éthique formelle. Pire : en
tout. Grande découverte. Aussi bien dire que caine, cherchent pourtant à sauver leur mo- éthique de la conviction. Pourquoi les États
l’on ne comprend plus rien. Les stratégies se dèle théorique. Dans une lettre au Devoir2, le refusent-ils d’abandonner leur souveraineté,
multiplient pour sauver le discours, mais il est sociologue Dorval Brunelle, qui n’hésite alors que la théorie annonçait la fin des
trop tard. Nous avons découvert l’astuce : jamais à se placer au sommet de la vague, espaces nationaux? C’est parce qu’ils n’ont
c’est une mauvaise théorie, complètement nous explique comment le libre-échange pas compris les impératifs moraux derrière
inadaptée à notre époque. représente une composante essentielle de la l’idéologie. C’est la première étape du
stratégie d’embrigadement et de contrôle des désaoulement. Comme ceux qui, en 1985,
Pourquoi le discours sur la mondialisa- partenaires des États-Unis d’Amérique. Voilà refusaient de reconnaître leur erreur et s’en-
tion est-il condamné à s’effondrer? D’abord, une malheureuse tentative pour éviter le têtaient à nous expliquer que le marxisme
parce que le marché du « livre sur la mondia- naufrage. Le discours sur la mondialisation avait été mal appliqué. La théorie de la mon-
lisation » s’effondrera un jour ou l’autre. Le repose sur la critique d’une prétendue idéolo- dialisation n’est pas mauvaise en soi, elle a
lecteur honnête et curieux, qui souhaite gie « néo-libérale « triomphante, qui entraî- été mal appliquée par les États, incapables de
demeurer informé sur les choses de la vie, nerait le démantèlement de l’État-providence mettre de côté leurs intérêts nationaux. J’ai
n’achètera pas à perpétuité des livres sur la et l’extension du libre-marché à tous les entendu récemment une intellectuelle alle-
mondialisation. Après avoir garni sa biblio- domaines de la vie (Dorval Brunelle analyse mande affirmer que les États-Unis étaient
thèque de livres comme « La mondialisation cette thèse dans son livre Dérive globale). Or, « unterglobalisiert », sous-mondialisé. C’est
pour les nuls », « La mondialisation » dans la si les États-Unis n’ont jamais hésité à utiliser une autre manière de dire qu’ils ne se con-
série « Que sais-je? », et les actes d’un col- la force pour ouvrir les marchés étrangers, ils forment pas à la théorie et à ses impératifs
loque tenu sur ce thème et rassemblant les n’hésitent pas non plus à utiliser le « protec- catégoriques.

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 23


Dans un article publié dans Le Monde, le le contexte où l’unanimité n’est jamais possi- turelle, dans une différence nationale.
grand philosophe Jürgen Habermas incarne ble, pourquoi la position de petits pays Puisqu’ils ont éliminé la pertinence de la cul-
bien cette dérive moralisante du discours pré- comme la France ou l’Allemagne devrait-elle ture dans la vie démocratique de l’homme
tenduement scientifique sur la mondialisa- être déterminante? Du point de vue améri- moderne, ils ont oublié qu’ils pourraient eux
tion, qui voit dans la politique étrangère cain, il n’y a aucune raison. Or, c’est précisé- aussi, un jour, être victimes d’une incom-
américaine la volonté d’imposer un ordre ment là que les positions sont irréconcili- préhension radicale. Pour contribuer légère-
libéral à l’ensemble de la planète: Interprétée ables. Lorsque la France et l’Allemagne par- ment à l’intelligence de notre époque, ils
dans l’optique du libéralisme, cette posthis- lent de multilatéralisme, ils demandent non devront un jour ou l’autre abandonner le
toire à la Fukuyama offre l’avantage de faire seulement à être entendus, mais ils exigent cadre d’analyse de la mondialisation, c’est-à-
l’économie d’une discussion pointilleuse sur que leur consentement ne soit pas contourné. dire ce cadre d’analyse qui s’est peu à peu
les objectifs normatifs : que pourrait-il, en En d’autres mots, ils demandent une politique débarrassé des États, des nations, des groupes
effet, arriver de mieux aux gens que l’ac- basée sur le consensus des grands, ce qui, du culturels, de l’usage de la force dans la poli-
croissement à l’échelle mondiale du libre point de vue américain, est inacceptable et tique étrangère, de l’idée de souveraineté, de
marché et du nombre des États libéraux?4 La compromettrait la sécurité internationale. l’idée de l’histoire et de l’idée du conflit. Ils
réalité est que Habermas a épuré sa théorie de devront s’éloigner du cadre d’analyse qui
la culture, des nations, des États et de la sou- *** croyait voir apparaître la post-nationalité, du
veraineté. Il a négligé l’importance du terri- moment où les intellectuels prendraient con-
toire et du nombre. Comment pourrait-il Ce qui doit nous étonner, ce n’est donc science de la genèse historique contingente
comprendre la conjoncture actuelle, qui se pas le différend qui s’est étendu sur la scène de l’État national.
caractérise précisément par la domination internationale au cours des deux dernières
militaire de la Kulturnation américaine? La années, mais bien l’incapacité des intel- La fin du paradigme hégémonique de la
seule explication possible se trouve sur le lectuels de la mondialisation à interpréter mondialisation permettra la ré-appropriation
plan moral, à savoir est-il possible ou accep- cette situation. Pourquoi ceux-ci en sont-ils de certaines idées fortes qui seront bien utiles
table que se substitue à un contexte où la jus- réduits à pousser de longues complaintes, à à notre compréhension du monde. Parmi
tification relevait du droit international celui exprimer leur désarroi dans la répétition celles-ci, il y aura nécessairement l’idée que
d’une politique mondiale unilatérale menée insipide d’exigences morales que nous com- la différence culturelle a toujours une signifi-
par une puissance hégémonique - un « hégé- prenons tous? Autant de controverses qui cation politique. Au-delà de la langue, des tra-
mon » - auto-investie? [...] L’universalisme nous détournent du véritable problème ditions et de l’histoire, la culture dénote tou-
qui réside au cœur de la démocratie et des auquel la politique internationale est aujour- jours une forme particulière d’incompréhen-
droits de l’homme est précisément ce qui d’hui confrontée : l’incompréhension radi- sion. Pourquoi parlerait-on de différence cul-
interdit qu’on l’impose unilatéralement.5 cale qui survient entre les cultures, entre les turelle, si l’on s’entendait parfaitement? La
Selon Habermas, les Américains n’ont pas nations. La mésentente entre l’Allemagne, la culture survient lorsqu’on ne s’entend plus,
compris l’exigence dialogique à la base de France et les États-Unis ne provient pas d’une c’est pourquoi elle possède nécessairement
l’autonomie moderne, voilà pourquoi ils se idéologie néo-libérale qui mettrait le « profit une signification politique. Il s’agit ici d’une
permettent d’agir unilatéralement. avant la vie «. Elle ne provient pas non plus idée forte qui a été mise de côté par le libéra-
de l’incapacité à reconnaître l’importance du lisme culturel, puis carrément éliminée par
Faux. Le problème n’est pas que les dialogue pour la rationalité pratique de l’idéologie de la mondialisation. Il faudra
Américains ont mal compris l’éthique de la l’homme moderne. Non. Elle provient tout nécessairement renouer avec celle-ci, dans ce
discussion et la nécessité du dialogue, c’est simplement d’une divergence d’opinion radi- qui représente sans doute la plus grande tâche
tout simplement qu’ils ne considèrent pas la cale quant à la réalisation pratique du dia- de la pensée contemporaine, à savoir le
France et l’Allemagne comme des interlocu- logue. Qui peut parler au nom de qui? Quel dépassement du cadre de pensée « post-
teurs obligés dans les discussions sur la sécu- point de vue doit-il être décisif? Sur ces ques- national », devenu aujourd’hui obsolète. ■
rité au Moyen-Orient. De la même manière tions, les Européens et les Américains ne
que l’Allemagne ne considère pas la Slovénie s’entendront jamais. Nous sommes en
comme un interlocuteur obligé dans l’élabo- présence d’un différend intégral. Celui-ci ne
1. Mario Telò, L’Union européenne dans le monde
ration de sa politique commerciale en ex- porte pas sur l’importance de la discussion,
de l’Après-Guerre froide, dans De Amsterdam à
URSS. Les Américains acceptent le dialogue, mais sur ces conditions d’accès et son institu-
Maastricht, Éditions complexes, 1998, p. 33
c’est d’ailleurs pourquoi ils se sont présentés tionnalisation. 2. Pour les Etats-Unis – Le libre-échange, arme de
aux Nations-Unis et ont écouté la position la quatrième guerre mondiale, Dorval Brunelle,
française. Ce qu’ils n’acceptent pas, c’est que Les cris du cœur des intellectuels de la Le Devoir, le jeudi 15 mai 2003.
3. Sommet du G8 – La crise de la « gouvernance »
l’absence de consensus international puisse mondialisation en faveur du multilatéralisme
mondiale, Zaki Laïdi, Le Devoir, le lundi 2 juin
bloquer leur action. Or, le consensus, sur la ne doivent donc pas être compris comme des 2003.
scène internationale, ne s’obtient jamais. La contributions pertinentes au débat. Tout au 4. Jürgen Habermas, La statue et les
question n’est donc pas de savoir si le dia- plus, ils mettent en lumière sur ce qu’il reste révolutionnaires, Le Monde, 3 mai 2003.
5. Ibid.
logue est souhaitable, mais bien de détermi- à expliquer : l’incompréhension radicale,
ner quels points de vue seront négligés. Dans ayant sa source dans une différence cul-

PAGE 24 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


- CULTURE, PÉDAGOGIE ET
HERMÉNEUTIQUE -
ENTRETIEN AVEC DENIS SIMARD

Dans les années 70, térateurs, la réforme scolaire est en train de interrogations philosophiques autour
on se disputait sur la faire fausse route. Le concept de desquelles s’est constituée la pensée mo-
fonction sociale de l’« approche par compétences » suffirait à derne.
l’école : était-elle ou lui seul à exprimer la dérive de la réforme
non une institution en cours, dorénavant plus soucieuse de - Et aujourd’hui, quel est le sens de
qui servait à sélec- produire des êtres humains efficaces que l’acte pédagogique ?
tionner les enfants de de former la personne humaine, et con-
la classe dirigeante ? sacrerait ainsi le règne des experts de la J’estime que la pédagogie s’est con-
Mais aujourd’hui, cognition, des gestionnaires de l’appren- sidérablement instrumentalisée au cours
comme la société tissage, tous inféodés à la seule logique des dernières décennies avec l’essor du
veut imposer l’école économique et marchande. Les maîtres à cognitivisme, de l’ingénierie didactique et
à tout le monde, le penser ne sont donc plus ce qu’ils étaient, des technologies de l’enseignement. Bien
débat n’est plus tout à fait le même. On se dis- ils ont été remplacés par les théoriciens de sûr le cognitivisme nous a permis de
pute désormais à l’intérieur de l’école, sur la nouvelle pédagogie, par des maîtres à mieux comprendre comment les êtres
les façons de faire l’école. Faut-il partir de faire des réformes où une certaine idée humains apprennent et je suis loin de
l’élève ou de la tradition, transmettre des d’école et de culture vient faire naufrage. récuser l’importance des moyens, des
connaissances ou solliciter des compé- Il s’agit là d’une critique sérieuse de la techniques et des méthodes pour soutenir
tences? Pour renouveler ce débat, le péda- réforme actuelle qui mérite un examen l’apprentissage. J’y crois même assez pour
gogue Denis Simard, chercheur au Centre de attentif et nuancé. me contraindre à leur maîtrise; une part de
recherche interuniversitaire sur la formation mon enseignement y consent et les sup-
et la profession enseignante (CRIFPE), pro- - À quelle nuance pensez-vous? pose. Mais la formation d’un être humain
pose d’élaborer les programmes d’études à ne peut jamais s’accomplir de manière
partir d’une perspective culturelle qui puise- Cette critique soulève des questions mécanique. Je pense que la pédagogie a
rait son inspiration dans une philosophie her- essentielles qui touchent à des conceptions besoin d’air et d’espace et qu’elle devrait
méneutique, une philosophie qui s’intéresse de l’être humain et de la société, à des se tenir un peu plus près de la poésie, d’un
justement à la manière dont nous com- modèles de culture, de vie et d’humanité. regard et d’une écoute où l’on s’étonne
prenons le monde qui nous entoure (on lira Sur chacune de ces questions, la modernité encore du monde. Car à quoi pourrait bien
avec intérêt ses articles parus dans Vie péda- s’est divisée contre elle-même, entre la rai- servir notre enseignement, tout notre
gogique, la Revue des sciences de l’éduca- son et le sentiment, la pensée et la sensi- savoir et nos méthodes pédagogiques, si la
tion, la Revue française de pédagogie, etc.). bilité, l’arrachement et l’enracinement, passion s’y perd, si la poésie s’y meurt ?
Pédagogie et culture seraient-elles donc con- l’universalité et la particularité, l’instruc- Alors je souhaite que les enseignants
ciliables? C’est la question que nous avons tion et la conscience, le savoir et les qual- retrouvent le sens du mot grec pédagogue,
posée à Denis Simard qui a eu la gentillesse ités du cœur, Condorcet et Rousseau. Je celui qui est chargé de conduire les
de nous accueillir à son bureau, aux sciences trouve donc abusif de parler des péda- enfants, et qu’ils accompagnent les élèves
de l’éducation, à l’Université Laval. gogues comme s’il s’agissait d’un tout dans la découverte et l’appropriation des
unifié et de les rendre seuls responsables références culturelles essentielles qui sont
André Baril de la crise dans laquelle l’école se trouve dignes d’être connues, lues, écoutées,
engagée. Je pense que cette analyse doit étudiées, méditées et qui constituent la
- Allons tout de suite au vif du sujet : à être considérablement nuancée, car la trame de fond de l’humanité, de leur
l’heure des réformes, à l’ère des indica- déliquescence de la culture et ses effets humanité.
teurs de performance et de réussite, les scolaires ne sont pas d’abord le fait de la
pédagogues sont-ils en train de devenir pédagogie et des pédagogues, mais font - Dans vos écrits, vous plaidez pour
les nouveaux maîtres à penser de nos corps avec la société moderne prise dans «une éducation à la liberté». Dans quelle
sociétés du savoir ? son ensemble, avec la pensée du monde école pourrions-nous réaliser ce pro-
moderne, avec ses tensions, ses valeurs et gramme pédagogique ?
De l’avis de certains intellectuels ses limites. Les contradictions reprochées
québécois, philosophes, sociologues, lit- à la pensée pédagogique recoupent les Eh bien, je dirais une école où l’étude

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 25


marque une longue pause salutaire pour relations avec les collègues et les parents. québécoise, structuré en capacités d’ac-
explorer et développer ses possibilités Enseigner, c’est donc faire face à des situa- tion, selon l’approche par compétences, a
motrices, expressives et cognitives, pour tions complexes sur lesquelles s’exercent de soulevé de vives inquiétudes. J’ai moi-
découvrir et entrer en possession de ce que multiples contraintes, des contraintes qui ne même écrit un texte dans lequel je tentais
d’autres hommes ont fait, écrit, pensé, des sont pas des problèmes théoriques ou tech- de montrer que le concept de compétence
représentations qu’ils se donnent d’eux- niques, mais des problèmes liés à des situa- n’est pas forcément antinomique à celui de
mêmes à travers l’histoire, de leurs ques- tions concrètes, changeantes et ambiguës, culture, à condition cependant que les
tions, de leurs œuvres et leurs savoirs, et qui exigent une bonne dose d’adaptation et compétences ne soient pas coupées de
de le faire non pas en fonction d’indica- d’improvisation de la part de l’enseignant. leurs fondements dans la culture. Que
teurs d’emploi, de performance ou de réus- Et quand, après la journée ou la semaine de signifie apprendre, comprendre, communi-
site, mais parce qu’elles font de nous des travail, certains ont encore de l’énergie, ils quer, témoigner, apprécier, inventer, inter-
êtres plus humains. Une telle école est-elle élaborent de petites théories, des théories préter si on ne reconnaît pas le rôle fonda-
possible ? En tout cas, elle a deux adver- pratiques, des théories issues de la pratique, mental de la culture dans l’acquisition de
saires de taille : le consumérisme et le partielles et approximatives, mais qui n’en ces compétences ? Comment comprendre
technicisme. Le consumérisme, d’une contribuent pas moins à nourrir, à orienter l’activité cognitive en dehors de la culture ?
part, où l’éducation devient une partie du et à justifier leur pratique pédagogique.
système de la consommation généralisée, Pour plusieurs, cet alignement de
entraînée tout entière «sur la pente d’un Mais cette fébrilité apparente cache l’école sur les compétences risquait de
marché de l’intelligence et des savoirs» des interrogations plus profondes, plus compromettre sérieusement la perspective
(Kerlan, 2003) qui n’aurait que faire de angoissées. J’ai entendu beaucoup d’insa- culturelle dans l’enseignement. Pourquoi ?
l’idée de culture comme réalité sub- tisfaction et d’inquiétude chez les Il faut dire que l’usage croissant de la
stantielle. Le technicisme, d’autre part, enseignants que j’ai rencontrés au cours notion de compétence s’est d’abord mani-
quand l’éducation devient une partie du des dernières années. Ce qui me frappe, ce festé dans l’industrie. De l’industrie, la
système de contrôle généralisé, soumise à sont leurs questions et leur angoisse quant notion est ensuite passée à l’enseignement
l’arraisonnement technique du monde, au sens de leur travail et au rôle de l’école technique et professionnel, où la program-
pour reprendre Heidegger, où enseigner dans la société actuelle. Qu’est-ce qu’une mation et l’évaluation des contenus
c’est produire méthodiquement des êtres école, quel est mon rôle et le sens de mon d’enseignement sont subordonnées à des
humains efficaces. Dans la perspective travail ? Leur autorité est contestée et doit compétences exigibles sur le marché de
d’une éducation pensée selon l’idéal de être régulièrement négociée, ils sont con- l’emploi. Qu’une formation professionnelle
l’éducation libérale, l’apprentissage de la frontés à des problèmes d’éducation de prépare adéquatement à l’exercice d’un
liberté, la conquête de soi ne saurait se plus en plus lourds et complexes, et ne emploi dont les caractéristiques profession-
réaliser sans la fréquentation des œuvres savent plus s’ils doivent enseigner nelles sont clairement délimitées me paraît
significatives qui donnent accès à l’expéri- puisqu’on ne cesse de leur dire qu’il faut tout à fait nécessaire. Mais nous n’avions
ence humaine. Enseigner, ce serait alors plutôt faire apprendre. Alors les pas assez d’avoir structuré la formation pro-
accueillir des êtres humains, les mettre à enseignants cherchent, se cherchent, je fessionnelle par compétences qu’il nous
l’écoute de ce que d’autres ont fait avant dirais même qu’une bonne part de leur faut aussi maintenant concevoir et organiser
nous et leur donner les moyens de se l’ap- identité tient dans cette quête difficile et la formation générale selon l’approche par
proprier et de le transformer selon leurs angoissée. Ce n’est pas le moindre para- compétences. Ce qui a fait dire à plusieurs,
rêves et leur espoir. doxe de la réforme que de vouloir profes- non sans raison, que les réformes actuelles
sionnaliser les enseignants alors qu’on n’a en éducation marquent l’arrimage de l’éco-
- Je vous arrête : le corps professoral a- jamais moins su ce qu’enseigner et édu- le à une vision économico-utilitariste, dont
t-il suffisamment de liberté, de temps quer peuvent signifier. Et je suis loin d’être les assises ne sont d’abord ni éducatives ni
libre et d’autorité au sens politique, certain que les enseignants se retrouvent sociales mais des restructurations issues des
pour poser un tel geste pédagogique? sous la figure du professionnel, du ges- milieux d’affaires, des entreprises et de la
tionnaire des conduites et des apprentis- nouvelle économie. Nous sommes donc en
À revenir sur ma propre expérience en sages, «figure paroxystique de la crise du présence de deux conceptions de la culture
milieu scolaire, à observer ce qui se passe métier d’enseignant», comme le dit si bien : l’une pratique ou instrumentale, qui prône
dans les écoles primaires et secondaires, à mon collègue européen Alain Kerlan. une nouvelle approche de l’enseignement
entendre et à voir les enseignants, je centrée sur l’acquisition de compétences et
répondrais que les enseignants sont en - Justement, comment prôner une la mobilisation efficace de connaissances et
bonne partie absorbés par les nécessités de approche culturelle de l’école si la de savoir-faire dans des situations com-
la pratique, c’est-à-dire par la planification réforme en cours est axée sur les compé- plexes ; l’autre culturelle ou patrimoniale,
des cours, par les moyens à mettre en œuvre tences ? qui vise la transmission des œuvres de cul-
pour intéresser, motiver et faire apprendre, ture qui constituent le propre de l’être
par des urgences de toutes sortes, les con- À l’automne 2000, une première ver- humain et l’essence du monde dans lequel
flits à régler, les évaluations à réaliser, les sion du Programme de formation de l’école nous vivons.

PAGE 26 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


Pour ma part, s’il ne s’agit pas de phie elle-même en tant que rationalisme et comprenons et nous questionnons le
sous-estimer l’importance de la maîtrise humanisme fondés sur une onto-théologie, monde, tout cela relève d’abord d’une tra-
des outillages cognitifs au service de l’ac- l’Idée de Platon, le Dieu des médiévaux, dition historique. Deuxièmement, si la
tion efficace, des compétences méthodo- l’Homme à l’époque moderne. Prenant compréhension est une structure fonda-
logiques et procédurales, je pense que acte de cette crise de la culture, qui est mentale de l’existence humaine, le langage
l’éducation scolaire ne peut pas être aussi crise de la modernité, de l’huma- est le mode privilégié de cette activité
entièrement justifiée à partir d’une concep- nisme et de l’école, j’ai tenté d’assumer le interprétante. La langue n’est pas un sim-
tion uniquement instrumentale des con- perspectivisme généralisé qui caractérise ple outil de communication et un moyen
tenus d’enseignement. Et je suis sur ce la culture actuelle, mais en essayant d’expression, mais plus fondamentalement
point tout à fait d’accord avec Alain d’éviter l’écueil d’une réflexion qui et plus originairement, elle est ce qui parle
Trousson que s’il est sans doute vrai que aboutirait à une critique totale de la raison. en nous et ce qui nous constitue comme
les apprentissages les plus significatifs sujet humain, comme patrimoine de textes,
sont ceux qui mobilisent l’activité de D’où mon intérêt pour l’herméneu- comme ensemble de règles et comme dia-
l’élève, et dont il perçoit l’utilité, il n’est tique, une certaine herméneutique, qui logue, comme rapport à l’autre et à
pas moins vrai qu’apprendre, c’est aussi se tente d’assumer intégralement le perspec- l’altérité, le milieu et l’horizon de toute
voir confronté à un héritage humain qui tivisme sans pour autant renoncer aux exi- pensée, de toute recherche de compréhen-
nous précède, « à un ordre de savoirs con- gences de la raison, de la recherche de sens sion.
traignant et transcendant par rapport à l’in- et de compréhension. Je puise donc la
dividu ». source de mes réflexions notamment dans - Quel rapport au savoir l’herméneu-
les travaux de Heidegger et de Gadamer tique veut-elle privilégier ? Et j’a-
- Dans vos articles, notamment celui (Allemagne), de Paul Ricoeur (France), de jouterais : cette philosophie permet-elle,
intitulé «Contribution de l’herméneu- Gianni Vattimo (Italie) et de Jean Grondin par exemple, de prendre enfin congé de
tique à la clarification d’une approche (Québec). la thèse de l’éclatement des savoirs?
culturelle de l’enseignement» (Revue
des sciences de l’éducation, 2002, vol. - Cette philosophie aurait quelque chose La question du rapport au savoir est
XXVIII, no. 1), on découvre aussi un d’intéressant à dire sur l’humain et sa centrale en éducation. Ce que je tente de
choix philosophique assez différent des culture? faire à partir de la philosophie herméneu-
pédagogues qui s’inspirent du cogni- tique, et qui me semble essentiel en éduca-
tivisme ou du constructivisme. Vous Deux mots me viennent à l’esprit pour tion, c’est d’amener les élèves à considérer
vous référez à l’herméneutique. répondre à votre question : compréhension les œuvres d’art, les textes littéraires et les
Comment en êtes-vous venu à cette et langage. L’être humain se rapporte à lui- savoirs savants dans chacune des disciplines
philosophie et quelle est cette philoso- même sur le mode de la compréhension. scolaires comme des réponses à des ques-
phie? On comprend toujours déjà les choses tions que les hommes se sont posées sur
d’une certaine manière ; «être-au-monde», eux-mêmes, sur les autres et le monde. Cette
Mon point de départ est une interroga- c’est être déjà en situation de familiarité perspective herméneutique est d’ailleurs très
tion que j’estime fondamentale, qui est avec une totalité de significations. C’est proche de ce que Michel Develay (1997)
celle d’une articulation de la pédagogie à l’analyse heideggérienne de la compréhen- appelle la dimension anthropologique du
la culture. Comment penser de nos jours la sion, selon laquelle toute compréhension rapport au savoir et qui consiste à expliciter
pédagogie comme activité culturelle ? comporte une précompréhension, c’est-à- le projet initial d’une discipline, à examiner
Cette interrogation me paraît vraiment dire une structure d’anticipation, que les questions qu’elle aborde aujourd’hui, les
fondamentale précisément parce que les Gadamer reprend et examine dans ce qui la visions de l’homme et de l’humanité qu’elle
notions de culture, de pédagogie et d’édu- conditionne historiquement. Tout être propose. Il faut donc, dans l’enseignement,
cation, qui tiraient leur force d’évidence humain interprète donc le monde et lui donner préséance aux questions sur les
d’une longue tradition rationaliste et donne une signification à partir d’une his- réponses toutes faites. À cet égard, les ques-
humaniste, sont aujourd’hui largement toire et d’une culture où il s’inscrit comme tions que posent les élèves sont importantes,
problématiques. Comme vous le savez, être humain et qui forment la substance de car elles peuvent être l’occasion de renouer
cette tradition va se maintenir tant bien que son «être-au-monde». Il n’y a donc pas de avec les questions et les réponses que
mal jusqu’à la fin du 19e siècle, avant d’é- compréhension sans une culture qui nous d’autres avant eux ont posées et apportées,
clater, au plan théorique, sous l’effet des précède, sans le support d’une tradition l’occasion de renouer avec le dialogue dont
critiques de Nietzsche, Marx et Freud, et interprétative qui nous fournit nos antici- la culture est la source et l’écho, l’occasion
sur le plan pratique avec les horreurs du pations, nos préjugés, nos représentations de faire parler les textes, les œuvres et les
siècle achevé que sont les Goulags et du monde. Ainsi, notre connaissance de savoirs à partir de leur situation d’interprète.
Auschwitz. Ma réflexion porte donc sur la l’histoire, de l’art, de la science ou des lois Comme enseignant, il nous faut donc peut-
crise de la culture, que je désigne par le morales, notre compréhension des con- être retrouver tout l’art socratique, l’art
terme général de postmodernité, et, plus cepts tels que le bien, la vérité, l’objecti- d’exploiter les questions, de les garder
profondément, sur la crise de la philoso- vité, bref la manière selon laquelle nous vivantes.

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 27


Quant au deuxième volet de votre grâce aux langages humains que l’on plusieurs conditions doivent être réunies :
question, la dispersion des savoirs qui carac- acquiert par nos échanges avec les autres. un encadrement par des initiateurs qui
térise la culture actuelle et qui affecte en Comme l’écrit Taylor, «c’est par ses assurent des liens de filiation en trans-
profondeur la culture scolaire et le rôle des échanges avec les autres qu’un individu mettant la mémoire, les histoires des
enseignants comme médiateurs de culture, acquiert les langages nécessaires à sa défi- ancêtres, des épreuves morales pour faire
je me bornerai à dire que l’herméneutique nition ». Alors je souhaite que l’école devien- la preuve de son courage, psychiques
peut nous aider à restaurer des continuités ne un lieu où l’on apprend à dialoguer, pour faire le deuil de l’enfance, physiques
entre les savoirs et la vie, entre les savoirs c’est-à-dire à écouter et à entendre le point pour éprouver le corps dans ses limites,
eux-mêmes, entre les hommes, enfin, entre de vue de l’autre, un lieu où les élèves se finalement la reconnaissance par des
le passé et le présent. Dans cette perspec- mettent à distance d’eux-mêmes, de ce adultes après la mise à l’épreuve, comme
tive, l’herméneutique me paraît apte à qu’ils connaissent et de ce qui leur est l’explique avec justesse mon collègue
assumer le monde actuel, mais en évitant familier, distance où les œuvres littéraires, Denis Jeffrey. Que pouvons-nous tirer de
le piège d’une restauration nostalgique de artistiques ou scientifiques jouent un rôle cette analyse pour les problèmes que
l’unité perdue et le piège non moins con- de premier plan parce qu’ils peuvent y j’évoquais ? Je pense que plusieurs jeunes
sidérable d’un abandon du projet éducatif trouver des échos à leurs interrogations, ont besoin d’un encadrement plus
au consumérisme et au technicisme. des sources de compréhension, d’ouver- rigoureux, d’adultes qui les prennent en
ture et d’enrichissement, des points d’ap- charge, les initient, leur fixent des limites
- En adoptant votre philosophie hermé- pui pour remettre en question leurs et des repères, des adultes qui comptent,
neutique, quelle attitude aurons-nous références, un éclairage qui donne sens à les regardent, les félicitent et les accueil-
envers la jeunesse ? ce qu’ils vivent, finalement un lieu où les lent après la réussite. Et quand on n’a rien
élèves découvrent que le véritable accom- de cela, qu’on est laissé à soi-même, on
Nous n’avons pas d’autres choix que plissement de soi, la paideia individuelle, fait comme certains jeunes, on fait
de nous engager sur la voix du dialogue exige le détour par l’expérience humaine l’adulte avant son âge, on a tout vécu à
pour conquérir notre savoir et mieux nous déposée dans ses œuvres. quatorze ans, et on se lance à corps perdu
comprendre les uns les autres. L’autre du dans des expériences extrêmes au péril de
dialogue, on le sait, c’est la violence. Pour - Depuis une année, les médias ont sans sa santé et de son intégrité physique, à la
Gadamer, le dialogue est le modèle de la cesse repris la même question : l’école a- recherche de limites, de ses limites,
compréhension herméneutique. Entrer en t-elle perdu les garçons? Fausse alarme? jusqu’à risquer la mort.
dialogue, c’est accepter que quelque chose Démission de leur part? Incompré-
de l’autre vienne à ma rencontre, quelque hension de l’école? - L’école peut accompagner l’élève dans
chose qui ne fait pas partie de mon expéri- ce passage obligé vers la vie adulte. Mais
ence du monde, quelque chose qui peut me Il s’agit là en effet d’un problème très quelle école ?
transformer. Entrer en dialogue, c’est préoccupant. Nos sociétés réclament des
accepter que l’autre puisse avoir raison. individus de mieux en mieux formés et en Une école où des élèves rencontrent
Sans la reconnaissance de la faillibilité de même temps elles font face à des problèmes des adultes, des initiateurs et des guides
son point de vue, sans la conscience de sa aigus d’abandon et d’échec scolaires. qui assument leur rôle d’adulte et la
propre ignorance, sans ce «savoir socra- Pourquoi ? Je voudrais, pour ma part, fonction d’autorité qui est la leur, des
tique d’un non-savoir», cette ouverture à élargir un peu la perspective, et ne consi- écoles exigeantes où les jeunes font l’ap-
l’autre où vient prendre place le dialogue dérer non pas seulement l’échec scolaire, prentissage du courage, de la per-
véritable est impossible. Voilà la grande mais également le fait que plusieurs sévérance, de leurs limites et leur
idée à laquelle l’herméneutique convie la jeunes, particulièrement les garçons, sem- fragilité, des écoles où des adultes les
jeunesse. Cette idée apparaît d’autant plus blent éprouver beaucoup de problèmes regardent, les accueillent, les aident et les
urgente et nécessaire que l’idéal moral de inquiétants : violence, conduites à risque, reconnaissent, finalement des écoles de
l’authenticité, si profondément inscrit dans suicide, gang de rue, toxicomanie. culture où des jeunes y puisent des
la culture moderne, comme le montre Comment expliquer ce désarroi et cette sources de compréhension, d’étonnement
Charles Taylor dans Grandeur et misère de désaffection ? et d’émerveillement, des repères et des
la modernité, et qui demande à chacun de réponses fortes aux questions et aux
se singulariser, de se choisir, comporte une L’analyse anthropologique me sem- angoisses qui les habitent.
face sombre, qui tient au repliement de ble intéressante à cet égard. Le passage de
l’individu sur lui-même, à un souci de soi l’enfance à l’âge adulte est une étape - En terminant, entre littéraires et péda-
démesuré, au rétrécissement et à l’appau- importante, souvent difficile, et je pense gogues, le dialogue est-il possible?
vrissement du sens de la vie. Or l’exis- que trop de jeunes sont laissés à eux-
tence humaine, c’est une idée forte de mêmes pour franchir cette étape. Dans les Il est vrai que nous avons plutôt
l’herméneutique, possède un caractère sociétés traditionnelles, ce passage est assisté à un dialogue de sourds depuis
dialogique fondamental. Personne ne encadré par des rites, appelés rites de pas- quelques années. Le débat a pris la forme
devient un être humain seul ; on le devient sage. Pour que celui-ci fonctionne, d’une opposition stérile : d’un côté la lit-

PAGE 28 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


térature, de l’autre la pédagogie ; d’un Reboul (1992), la culture est limitée ; qui ne comprend pas, qui ne veut ou ne
côté les contenus, de l’autre le processus ; elle ne garantit ni la moralité, ni l’ha- désire pas apprendre et refuse ce qu’on
d’un côté la pédagogie traditionnelle, bileté pratique, ni le succès de l’action. lui demande. C’est pourquoi l’opposition
de l’autre la pédagogie nouvelle ; d’un Vient alors ce que Philippe Meirieu entre la méthode et les contenus d’en-
côté la culture, de l’autre la compétence. appelle le moment pédagogique, moment seignement, entre pédagogie et culture,
Je pense qu’il est temps de sortir de cette où l’enseignant accepte d’entendre la n’est féconde que si l’on accepte de les
impasse où s’enfonce le débat entre les résistance de l’autre, de suspendre l’im- penser solidairement dans la complexité
«proculturels» d’un côté et les péda- placable logique de son enseignement, de de l’acte éducatif. ■
gogues de l’autre, ceux-ci mettant l’ac- prêter attention aux problèmes et aux
cent sur l’unité de la pratique péda- besoins des élèves dans leur diversité, de
gogique que ceux-là récusent en faisant travailler à faire des passerelles entre les
valoir la préséance absolue de la culture savoirs et le monde, d’assumer la conti-
sur toute pédagogie, un art de l’enseigne- nuité nécessaire et la rupture inévitable
ment découlant de sa maîtrise. J’ai le entre les besoins, les intérêts et les préoc-
plus grand respect pour la littérature et cupations de l’élève et la culture à laque-
les écrivains et je suis tout à fait convain- lle il veut le faire accéder. Cet élève, ce
cu que la littérature nous découvre, avec n’est pas celui que nous rencontrons
beaucoup de force et de précision, ce qui généralement sur les bancs de nos uni-
se trame dans la relation éducative. Mais, versités, mais c’est souvent celui, hélas,
comme toute valeur rappelle Olivier que l’enseignant retrouve en face de lui,

N E Z - V O U S
ABO N www.combats.qc.ca
à

Combats
GRAPHISME
370, BOUL. MANSEAU IMPRIMERIE
(COIN STE-ANNE)

JOLIETTE (QUÉBEC) J6E 3E1


PHOTOCOPIE
L'IM PRESSION DU CENTRE-VILLE TÉL.: 450.752.2222

FAX: 450.755.4832

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 29


SUR LA VIOLENCE DANS LE SPORT !
Yves Préfontaine

Depuis la Rome antique, la violence que les sportifs collectifs incitent davan- Malheureusement, le hockey junior
est présente dans le sport. Les gladiateurs tage l’athlète à être violent. Je pense à des canadien est aussi marqué par la violence.
étaient des sportifs à l’esprit guerrier et sports comme le hockey, le football, le À l’image du hockey professionnel là
aux instincts belliqueux qui s’affrontaient soccer, le rugby, la crosse... Pour les sports encore des entraîneurs juniors utilisent des
dans les arènes de Rome. Ces spectacles individuels, je pense particulièrement au joueurs-policiers. À cet effet, je pense à
étaient l’opium du peuple et des divertisse- pugilat amateur et professionnel. Donc, l’affaire Morrisette il y a quelques années
ments de société qui assouvissaient les bas malgré une réglementation sévère, la vio- dans la LHJMQ. Ce circuit tolère la vio-
instincts des spectateurs. Cette civilisation lence est tolérée dans plusieurs sports. lence et ne fait rien pour l’abolir.
comme celle de notre ère moderne avait Particulièrement ceux dans lesquels les
besoin du pain et des jeux. contacts physiques sont fréquents et peu- Cependant, contrairement au hockey
vent couronner un vainqueur. junior, senior et professionnel, le hockey
Encore aujourd’hui, la violence est mineur pour enfants et adolescents n’est
encouragée dans les temples sportifs par Je pense particulièrement au hockey pro- pas violent et la pratique est saine.
des fanatiques aveuglés par la partisanerie fessionnel nord-américain. Manifestement, la D’ailleurs, à cet effet, la Fédération québé-
démesurée et un chauvinisme à outrance. violence dans la ligue nationale de hockey est coise de hockey sur glace fait toujours des
Manifestement, la violence dans le monde moins présente qu’à l’époque de terreur et de campagnes pour sensibiliser les jeunes à la
sportif se retrouve tant en Europe qu’en domination des Flyers de Philadelphie. violence. C’est cependant désolant que des
Amérique du Nord. On a comme exemple jeunes hockeyeurs aient pour héros et ido-
il y a quelques années, l’affaire de La violence dans le sport les des joueurs professionnels violents et
Hooligans et des vandales britanniques professionnel attire des qu’ils s’identifient à eux.
dans le monde du soccer ainsi que foules et sert les intérêts
d’autres actes violents commis à Rio, La violence dans le sport profession-
financiers, économiques et
également dans des stades de soccer. Ici, nel attire des foules et sert les intérêts
on pense à l’émeute qui a suivi la conquête politiques des magnats du financiers, économiques et politiques des
de la coupe Stanley par le Canadien de sport. C’est un véritable magnats du sport. C’est un véritable
Montréal il y a quelques années et aux empire. Or, le sport empire. Or, le sport professionnel doit selon
affrontements entre spectateurs à des professionnel doit selon moi élever l’athlète et non le rabaisser. Car
matchs de hockey junior et senior. moi élever l’athlète et non à mon humble avis, l’athlète véritable et
le rabaisser. Car à mon authentique est beau dans son idéal de
Une fête d’un peuple, d’une nation conquérir les plus hauts sommets du sport.
autour d’événement sportif majeur, une
humble avis, l’athlète Son geste, à mes yeux, est héroïque et son
crise économique ou politique, une guerre véritable et authentique effort est admirable.
de religion sont des causes et des facteurs est beau dans son idéal de
de violence. Manifestement, la violence conquérir les plus hauts En définitive, le sport professionnel
est présente tant dans les gradins que sur le sommets du sport. ne doit pas, à mon humble avis, servir
terrain. Elle peut être physique ou psy- d’archétype au sport dit amateur. Selon
chologique. Effectivement, des dirigeants du circuit veu- moi, il est souillé par la violence et n’a
lent l’abolir, mais d’autres instances de la plus la beauté et le merveilleux de jadis.
Elle devient alors un défoulement col- LNH ferment les yeux et tolèrent son exis- C’est selon moi tout un système qui est à
lectif ou individuel qui sert divers intérêts tence. La présence des fiers-à-bras dans des repenser. Il doit retrouver sa noblesse et
comme un sentiment de domination ou équipes en est une preuve évidente. son lustre pour briller haut et fort dans le
d’omnipotence d’un athlète, d’un entraîneur, firmament de notre société. ■
d’un propriétaire, d’une équipe ou d’une De plus, combien d’entraîneurs pro-
nation sur un adversaire. L’intimidation est fessionnels encouragent les batailles?
aussi une cause de violence. Le désir de Chaque équipe a son « policier ».
gagner à tout prix en est la cause première.
Tous les moyens deviennent bons pour Manifestement, la violence attire une
vaincre un rival. Effectivement, on retrou- certaine clientèle. De toute évidence, le
ve la violence tant dans le sport amateur hockey européen est plus pacifique que le
que professionnel. hockey professionnel nord-américain. Une
mentalité et un jeu différent, c’est-à-dire
Des études scientifiques démontrent plus scientifique, expliquent cet état de fait.

PAGE 30 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


MANUFACTURÉ AU QUÉBEC. DÉFENSE ET ILLUSTRATION DU ROMAN OUVRIER.
Philippe Amyot

De nombreux romans d’ici tirent d’apprendre que l’on ne peut qualifier de forces qui influencent la trajectoire
leur argument narratif de la question de roman ouvrier des oeuvres telles que des vies humaines et sur lesquels est
sociale au Québec. Ce sont les années La famille Plouffe ou même Bonheur bâti l’édifice social. Le genre
cinquante, caractérisées autant par l’ef- d’occasion. Le fait est que raconter la romanesque et sa multitude de procédés
fervescence économique que l’urbanisa- misère des petites gens avec un regard narratifs et stylistiques fournissent en
tion galopante rendant plus que jamais chargé d’humanisme et de compassion, cela un outil idéal pour saisir toute la
palpables les inégalités sociales, qui comme le font Lemelin et Roy, peut tou- complexité non seulement de la domi-
voient apparaître en littérature cet jours passer: on s’apitoie quelques nation économique, mais aussi de la
appétit pour le réel immédiat Nous instants et c’est fini. Ce n’est pas le fait domination culturelle, car cette dernière
qualifions généralement cette littérature de montrer la pauvreté qui dérange. Ce se manifeste plus insidieusement par le
de «réaliste», parce qu’elle rend compte qui dérange, c’est de mettre en parallèle biais d’une subtile mais non moins effi-
le plus fidèlement possible d’un milieu le sort des laissés-pour-compte avec cace violence symbolique légitimant
donné. Ici, une clarification s’impose : celui des privilégiés. La singularité du jusqu’à rendre naturelle et comme allant
cette nomenclature pourtant généreuse roman ouvrier résulterait donc en ceci: de soi les injustices les plus notoires.
oblitère néanmoins la spécificité de cer- Sans jamais tomber dans le misérabi-
taines pratiques littéraires, dont celle D’emblée, certaines lisme, c’est le plus souvent avec saga-
réticences se font entendre.
sur laquelle nous désirons ici attirer l’at- cité et finesse d’analyse que ces
Pourquoi tenter d’enfermer
tention, à savoir: le roman ouvrier. romanciers prennent à bras le corps une
ainsi les oeuvres dans des
D’emblée, certaines réticences se font catégories contraignantes ? grande partie du spectre social, engen-
entendre. Pourquoi tenter d’enfermer Le terme « ouvrier » n’est-il drant par la même occasion un véritable
ainsi les oeuvres dans des catégories pas, à l’instar de plusieurs réalisme sociologique. Ils nous révèlent
contraignantes ? Le terme « ouvrier » entités sociales (prolétaires, les faits, les structures, les causalités,
n’est-il pas, à l’instar de plusieurs bourgeois, etc.), un concept les interactions, les contradictions ou les
entités sociales (prolétaires, bourgeois,
à géométrie variable ne devenirs caractéristiques d’un certain
pouvant qu’engendrer
etc.), un concept à géométrie variable ne niveau de réalité. Bref, cette façon de
la confusion ?
pouvant qu’engendrer la confusion ? voir refuse de penser l’action indépen-
Comment justifier l’inclusion de telles le centre de son argument narratif serait damment des relations sociales où elle
oeuvres au détriment de telles autres ? la représentation de la fracture sociale. est insérée.
À l’aide de quels critères ? Au premier niveau, on nous rend con-
cret, à travers certaines situations ou
D’abord, nous qualifions de roman descriptions, tout ce qui est constitutif Un accueil mitigé.
ouvrier tout roman engagé du côté du de la discordance entre différents
monde ouvrier, qu’il se soit contenté de groupes, différentes cultures. En Mais alors, rétorquera-t-on, pour-
restituer les conditions de vie et de tra- d’autres termes, on nous présente l’in- quoi ce type de littérature incitant à une
vail du prolétariat, ou qu’il ait assumé compatibilité des usages de classes. À réflexion critique sur le monde et sur le
plus ouvertement une fonction de un second niveau, et c’est là que réside rôle que nous y jouons ne se mérite-t-il
dénonciation du rapport inégalitaire de principalement toute la force et l’origi- qu’une place plus que minoritaire au
domination et d’aliénation qui naît de la nalité du roman ouvrier, on nous montre sein des lettres québécoises ? Sachant
sphère de production. Suite à ces préci- ce qui engendre irrémédiablement cet que le domaine de la critique évolue
sions, certains seront néanmoins surpris écart en recréant les multiples champs dans la gratuité et le désintéressement

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 31


(négation de l’économisme), il n’est nul tâche qui est de cerner sincèrement la simplement « meilleure ». Notre but
besoin d’être devin pour prédire le sort vérité de l’objet qu’elle décrit. n’est pas non plus de tenter de créer une
qu’il réserve aux auteurs traitant de forme de contre-culture de l’ouvrier
réalités ouvrières. Souvent suspectés pour ensuite l’opposer à ce que nous
d’assujettir leurs productions cul- Intellectuels prolétaroïdes ? qualifierions de roman bourgeois. Cela
turelles à une idéologie (comme si on serait absurde et n’apporterait fort pro-
pouvait totalement s’en libérer), cer- S’apparentant moins à un type bablement aucun éclairage intéressant
tains auteurs sont accusés d’user de d’écrivains ouvriers autodidactes qu’à sur un comme sur l’autre. Non, notre
schématisme, de clichés édifiants, de un notable tel Émile Zola qui n’a jamais but est tout simplement né de la cons-
propagandes, de démonstrations figées, manié d’autre outil que le porte-plume, tatation que certaines oeuvres semblent
etc. Or, la critique semble généralement les auteurs québécois de romans ouvriers aujourd’hui quelque peu oubliées par
trouver vulgaire, voire grossière, l’idée semblent vouloir donner raison au une institution littéraire qui ne juge pas
de ramener la littérature au concret. mot de Julien Benda: « Une main utile d’en entretenir la mémoire. Il n’en
Même à notre époque pourtant réputée calleuse ne pourra jamais écrire ». En faut pas plus pour reléguer un roman
pour sa liberté de ton et d’objet, force ce sens, nous pourrions les qualifier dans l’oubli. Le silence suffit. Alors
nous est de constater que certaines réa- d’« intellectuels prolétaroïdes », car ils s’il est vrai que c’est dans le présent que
lités sont encore subversives (et bien manifestent tous, d’une manière plus ou réside le principe de survie sélective du
souvent ce ne sont pas celles que l’on moins prononcée à travers leur oeuvre, passé et que c’est par l’appropriation
croit). La simple évocation d’une lit- une certaine solidarité à l’égard des que cette vitalité se manifeste, nous
térature utile à des fins sociales peut ouvriers, mêmes s’ils n’en sont pas. espérons faire oeuvre utile en signalant
représenter pour certains une violence Plusieurs, par le truchement de leur ici quelques romans qui n’attendent que
égale en intensité à une attaque à main occupation (journalistes, syndicalistes, d’être lus et commentés afin d’accéder
armée. Bref, on sent que les auteurs de membres de partis, etc.), ont d’ailleurs au statut d’oeuvres méritant d’être con-
romans ouvriers tendent à remettre en été étroitement lié au mouvement ouvrier. servées :
cause la mise en suspens des fins Toutefois, il serait simpliste de réduire
externes de toutes littératures et cela cet attachement au seul résultat d’une
constitue une raison suffisante pour se fidélité ou d’une disposition héritée DUMONT, Paul, Les gros moulins, Montréal,
Balzac-Le Griot, 1997, 239 p.
méfier. Si, par bonheur, on accorde à (certains d’entre eux sont fils d’ouvrier).
leur oeuvre une vague valeur documen- Leur sympathie pourrait aussi s’expli- GÉLINAS, Pierre, Les vivants, les morts et les autres,
taire, c’est pour lui reprocher aussitôt quer par leur propre expérience Montréal, Cercle du livre de France, 1959, 314 p.

son manque flagrant d’inventivité et de d’écrivain, associée au fait d’occuper,


LAMOUREUX, Henri, L’Affrontement, Montréal,
subtilité stylistique. Certes, il est vrai dans le champ littéraire, une position
Typo, 1995 (1979), 220 p.
qu’il semble a priori difficile d’utiliser d’opposition face au courant dominant,
le même langage qu’utiliserait un bref une position dominée qui n’est pas RICHARD, Jean-Jules, Le feu dans l’amiante,
Montréal, Rééditions-Québec, 1971(1956), 212 p.
auteur décrivant les multiples décli- sans lien avec leur bagage économique
naisons existentielles d’un « moi » et culturel d’origine. TREMBLAY, Jean-Alain, La nuit des perséides,
hypostasié, et ce, pour décrire un con- Montréal, Quinze, 1989, 308 p.
flit ouvrier. Nous devons pourtant nous
VIAU, Roger, Au milieu, la montagne, Montréal,
rendre à l’évidence: si leur écriture se Un échantillon.
Typo, 1987 (1951), 306 p. ■
caractérise généralement par la sobriété
et le refus de la recherche stylistique Notre but n’est pas de dénigrer une
excessive, elle n’en demeure pas moins littérature au profit d’une autre qui
limpide et soignée, s’acquittant de sa serait à nos yeux plus valable ou tout

PAGE 32 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


THÉRIAULT LE CONQUÉRANT
Éric Cornellier

Le 20 octobre 2003, ce sera le 20e téraire de Thériault des œuvres de moindre À ce jour, deux titres ont été publiés : Agaguk
anniversaire de la mort de l’un de nos plus envergure. Mais même en tenant compte de et La fille laide.
grands écrivains québécois : Yves Thériault. cela, l’œuvre de Thériault dans son ensemble
L’occasion est donc bien choisie de lire ou de témoigne d’»un acharnement qui renverse Agaguk est sans nul doute le roman le
relire quelques œuvres de celui que Victor- toute critique» (Réginald Martel, La Presse, plus connu de Thériault. C’est lors de sa pre-
Lévy Beaulieu a baptisé « le conteur sou- 12 février 1974). mière publication, à Paris en 1958, aux Édi-
verain ». Oui, Thériault a toujours été, tions Bernard Grasset, que Thériault s’est
d’abord et avant tout, un conteur extraordi- Dans un entretien qu’il accordait à écrié : «Merde ! je suis écrivain ! Il n’y a plus
naire. On se rappelle que son premier livre, André Carpentier en 1981 (Yves Thériault se de doute.» (entretiens avec André Carpentier,
publié en 1944, s’intitulait Contes pour un raconte, VLB Éditeur, 1985), Thériault disait : op. cit.) Ce grand roman, dont l’action se
homme seul. Viendra ensuite, en 1950, un « J’ai toujours été stupéfait du fait qu’à aucun déroule dans le Grand Nord québécois, chez
premier roman, La fille laide; roman qui, tout moment je ne suis tombé en panne d’imagi- les Inuits comme chacun le sait, a été traduit
en s’inscrivant dans une perspective réaliste, nation. Peut-être est-ce parce que j’ai une en plusieurs langues. C’est le roman de
poursuit en quelque sorte l’aventure littéraire imagination extrêmement méthodique. Je Thériault qui a connu la plus grande renom-
entreprise six ans plus tôt avec les Contes. pourrais, ici, tout de suite, vous inventer deux mée internationale. Dans l’édition que nous
Par la suite, qu’il s’agisse de romans, de con- ou trois histoires, dans le temps de le dire, présente Marie Josée Thériault, on regrettera
tes, de nouvelles ou de fictions radio- sans autre préparation. » Cette affirmation l’absence d’une préface - ou d’une postface,
phoniques, Thériault ne se départira jamais démontre bien l’intarissable inventivité dont peu importe - qui aurait pu se donner comme
de cet art indéfinissable qui établit une filia- Thériault a su faire preuve tout au long de sa projet de présenter ce grand roman inuit à
tion naturelle entre l’écrit et l’oral. d’éventuels nouveaux lecteurs. On retrouve
Il faut dire que Thériault cependant à la fin du volume une section inti-
Il faut dire que Thériault est probable- est probablement un des tulée « dossier ». Cette section comprend des
ment un des premiers écrivains québécois qui jugements critiques, une chronologie et une
a pris la décision de gagner sa vie et celle de premiers écrivains bibliographie sélective.
sa famille par la seule écriture. Ce choix dif- québécois qui a pris la
ficile, qui très certainement témoignait d’une décision de gagner sa vie Pour ce qui est du deuxième titre paru
grande détermination et d’un courage peu aux Éditions du dernier havre, La fille laide,
ordinaire, a eu une influence considérable sur
et celle de sa famille par la il s’agit, comme on l’a déjà mentionné, du
la facture même de la production littéraire seule écriture. Ce choix premier roman de Thériault, publié originale-
d’Yves Thériault. Qu’on y songe un peu ; difficile, qui très ment aux Éditions Beauchemin en 1950.
l’artiste qui doit subvenir à ses besoins et à certainement témoignait Cette fois-ci, nous n’avons pas à déplorer
ceux des siens par la pratique de son art ne l’absence d’une présentation de l’œuvre
peut envisager cette pratique avec la même d’une grande détermination puisque le professeur Renald Bérubé, de
désinvolture que le dilettante. Pour vivre de et d’un courage peu l’Université du Québec à Rimouski, signe
sa plume, Thériault a donc dû produire à un ordinaire, a eu une influence une préface qui nous éclaire utilement sur
rythme industriel. Cela explique qu’à côté plusieurs aspects reliés à la genèse, à la struc-
des œuvres importantes qui jalonnent son considérable sur la facture ture et au contexte de parution de ce roman.
parcours littéraire, on retrouve une quantité même de la production On retrouve également à la fin du volume une
considérable d’écrits de toutes sortes qui littéraire d’Yves Thériault. section «dossier».
n’ont été réalisés que dans un but strictement
alimentaire. vie. Et c’est cette force créatrice, une force Aller à la rencontre de l’œuvre d’Yves
torrentueuse à laquelle rien ne semble pou- Thériault, c’est découvrir ou redécouvrir
Mais d’une manière plus significative voir faire barrage, qui insuffle aux person- l’une des voix les plus originales de notre lit-
encore, cela explique, en partie du moins, que nages de Thériault une vitalité et une authen- térature. Pour ma part, c’est en lisant
même dans ses grandes œuvres - celles où ticité devant lesquelles nul lecteur ne peut Thériault que j’ai découvert l’universalité de
l’intrigue atteint à un véritable classicisme demeurer indifférent. cette littérature de langue française qui
formel, malgré la violence sauvage et primi- plonge ses racines en terre d’Amérique. Oui,
tive qui souvent caractérise les sentiments et Nous disions donc qu’en cette année c’est bien cela ; et je ne puis faire autrement
les gestes de ses personnages -, Thériault ne 2003, année du 20e anniversaire de la mort que d’avoir la profonde conviction que
s’éloigne jamais de la tradition populaire du d’Yves Thériault, l’occasion était belle de lire Thériault, ce chantre de la «joie païenne de
conteur, sachant d’instinct qu’en procédant ou relire les œuvres de cet écrivain devenu un vivre» (Petit Robert, dictionnaire universel
de la sorte, son travail demeure plus aisément classique de notre littérature. Comme pour des nom propres, 1990), à l’instar de ces
accessible à un large public, ce qui pour lui nous faciliter la tâche, nous la rendre plus mythiques coureurs des bois qui hantent les
est d’une absolue nécessité. Cela étant dit, il agréable, la fille d’Yves Thériault, Marie origines de notre arrivée en ce monde que
serait pour le moins erroné de conclure que Josée Thériault, vient de fonder une nouvelle l’on disait nouveau, n’a jamais connu ou
cette obligation de produire a, de quelque maison d’édition : les Éditions du dernier admis d’autres limites, d’autres frontières que
façon que ce soit, amoindri la valeur artis- havre. Cette maison d’édition se consacrera l’épuisement de ses propres forces qui,
tique et littéraire de l’œuvre de Thériault. uniquement à la publication d’œuvres de jusqu’au souffle dernier, ont cherché à con-
Certes, il y a dans l’immense production lit- Thériault ou d’ouvrages portant sur celles-ci. quérir la vie dans son entièreté. ■

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 33


L’APRÈS KYOTO
Serge Pelletier, Chimiste

La guerre en Irak et les élections ment les pays développés ou en teinte des objectifs de réduction perme-
provinciales ont fait passer au second économie de transition et précise les ttront de régler le problème de réchauf-
plan l’annonce de la ratification du objectifs de réduction des GES pour fement climatique? Malheureusement
Protocole de Kyoto par le gouvernement chacun de ces pays. Ces objectifs de pas.
canadien en janvier 2003. Mais les con- réduction correspondent à une réduction
séquences d’un réchauffement clima- moyenne de 5,2% des GES par rapport En premier lieu, on doit prendre en
tique nous obligent à y revenir. Et le au niveau des émissions de 1990. compte la difficulté que représente l’at-
plus tôt possible, car les effets potentiels L’échéance est la même pour tous, soit teinte des objectifs de réduction. Ces
d’un réchauffement climatique suite aux une période de cinq ans, de 2008 à 2012, objectifs de réduction sont de 6% pour
émissions de gaz à effet de serre (GES) afin de tenir compte des variations de la le Canada par rapport à ses émissions de
sont multiples et risquent d’être cata- croissance économique, des conditions 1990. Toutefois, depuis 1990, les émis-
strophiques. sions de GES ont continué à augmenter
Imaginons un instant que régulièrement au Canada comme partout
Si ce réchauffement avait l’ampleur tous les pays industrialisés ailleurs. Si bien que pour atteindre ses
prévu par le Groupe intergouvernemen- mettent en commun leur objectifs de réduction par rapport à
tal d’experts sur l’évolution du climat expertise scientifique et 1990, c’est aujourd’hui de près de 20%
(GIEC), il s’ensuivrait une augmenta- créent un fonds mondial de que le Canada devra réduire ses émis-
tion des températures dans certaines recherche sur l’hydrogène sions. Or, les émissions de GES sont
régions du globe, une augmentation du avec un budget de plusieurs attribuables principalement à l’utilisa-
niveau des océans avec risque d’immer- milliards de dollars. Plus de tion des combustibles fossiles.
sion des zones côtières, un risque d’aug- course aux brevets et aux Conséquemment, le respect des engage-
mentation de la fréquence et de l’inten- secrets industriels, mais une ments au Protocole de Kyoto implique
sité de catastrophes naturelles, un risque volonté commune ferme et nécessairement une diminution signi-
d’augmentation des pays en carence décidée de trouver la ficative de l’utilisation des combustibles
d’eau potable, le déplacement des solution le plus rapidement fossiles, ce qui ne pourra se faire sans
écosystèmes et risque de perte de biodi- possible, une volonté qui des changements majeurs dans nos habi-
versité, le déplacement de certains émanerait logiquement des tudes de vie.
vecteurs de maladies. Les régions
Nations unies.
nordiques seront plus affectées par ce Deuxièmement, plusieurs pays en
réchauffement climatique. Déjà selon le météorologiques ou autres facteurs. voie de développement connaîtront un
troisième rapport national du Canada L’entrée en vigueur du Protocole de essor économique important dans les
sur les changements climatiques, l’ouest Kyoto doit se faire 90 jours après sa rat- prochaines années. Ainsi, l’augmenta-
de l’Arctique canadien se serait réchauf- ification par 55 pays dont les émissions tion anticipée des émissions de GES due
fé d’environ 1,5 C au cours de 40
o
totales représentaient en 1990 au moins à l’essor économique que la Chine et
dernières années. 55% du volume total des émissions. La l’Inde devraient connaître dans les
ratification par la Russie permettrait prochaines années pourrait, à elle seule,
Dans ce contexte, on ne peut qu’ap- d’atteindre cette condition. annuler tous les gains obtenus par l’at-
prouver et applaudir la décision du gou- teinte des objectifs de réduction de
vernement canadien de ratifier le Doit-on en conclure que l’entrée en l’ensemble des pays ayant ratifié le
Protocole de Kyoto qui cible prioritaire- vigueur du Protocole de Kyoto et l’at- Protocole de Kyoto.

PAGE 34 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


Troisième obstacle : les États-Unis, ceux-ci aient une autonomie semblable drogène avec un budget de plusieurs
comptant à eux seuls pour près de 20% à celle que nous avons avec les milliards de dollars. Plus de course aux
des émissions mondiales de GES, véhicules à essence. Il est possible de brevets et aux secrets industriels, mais
refusent de ratifier le Protocole de concentrer l’hydrogène sous forme une volonté commune ferme et décidée
Kyoto. liquide mais il faut atteindre des tem- de trouver la solution le plus rapidement
pératures de l’ordre de - 252 C. À des
o
possible, une volonté qui émanerait
Cela dit, même si les objectifs de températures aussi basses, il y a pro- logiquement des Nations unies.
réduction des émissions de l’ensemble blème de fragilisation des matériaux
des pays étaient atteints, cela ne ferait utilisés pour les réservoirs. Il faut se Il est permis de croire que, dans ces
que retarder l’augmentation des tempé- souvenir que l’hydrogène est un gaz conditions, il y aurait de très bonnes
ratures prévues de quelques décennies. extrêmement inflammable. chances que la solution au passage à
En effet, selon le GIEC, du fait de la l’hydrogène soit trouvée relativement à
durée de vie du dioxyde de carbone Différentes façons d’entreposer court terme.
(CO2) dans l’atmosphère et de l’effet l’hydrogène sont également à l’étude
cumulatif qui en résulte, même si les (hydrures métalliques, fullerènes, nano Bien sûr, ce raisonnement ne tient
émissions atteignaient les seuils prévus tubes, etc.) et des recherches sont en pas compte du lobby des groupes aux
dans le protocole de Kyoto, la concen- cours sur des générateurs d’hydrogène intérêts différents et c’est peut-être une
tration du CO2 atmosphérique continue- qui fourniraient sur demande l’énergie vision naïve du monde d’aujourd’hui,
rait à augmenter pendant plusieurs nécessaire au fonctionnement des mais à l’aube de ce troisième millénaire,
décennies. Il y a donc lieu d’être pes- moteurs. il est temps que l’humanité démontre un
simiste sur ce que l’avenir nous réserve peu de maturité et fasse cause commune
en termes de climat. Compte tenu des difficultés tech- face à ce qui représente, probablement,
niques et monétaires que représente le plus grand défi environnemental
Toutefois, depuis plusieurs années pour chaque pays l’atteinte des objectifs auquel elle ait été confrontée. ■
déjà, la communauté scientifique étudie de réduction du Protocole de Kyoto et
la possibilité de remplacer les com- de l’effet très limité qu’aurait l’atteinte
bustibles fossiles par l’hydrogène. Les de ces objectifs de réduction de
grands avantages de l’hydrogène, un gaz l’ensemble des pays (ayant ratifié le
très inflammable, sont qu’il peut être protocole) sur l’importance des change-
produit en très grande quantité et que, ments climatiques, il y a lieu de se
lorsqu’il brûle, il génère de l’eau demander si ces pays ne devaient pas
comme produit de combustion. Donc, axer leurs efforts à trouver au plus vite
théoriquement, plus aucune émission de une solution au problème de stockage de
GES si on utilise l’hydrogène comme l’hydrogène. L’hydrogène en remplace-
combustible de remplacement, ce qui est ment des hydrocarbures fossiles semble
un avantage majeur dans une probléma- être encore à ce jour la forme d’énergie
tique de réchauffement climatique. le plus près d’une exploitation généra-
lisée.
Mais un problème de stockage
retarde notre passage à l’hydrogène. Imaginons un instant que tous les
Comme l’hydrogène est un gaz il pays industrialisés mettent en commun
faudrait équiper les véhicules automo- leur expertise scientifique et créent un
biles d’un réservoir énorme pour que fonds mondial de recherche sur l’hy-

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 35


APPARAÎTRE
André Baril

Star académie, Loft story, Canadian Désormais, la production d’images conséquences négatives sur l’évolution
Idol, etc., comment expliquer, à l’heure précède et coordonne non seulement la pro- sociale et politique.
actuelle, le foisonnement et la popularité de duction des biens et des richesses, mais cette
ce type d’émissions? Je voudrais répondre à production organise aussi les nouveaux rites D’abord, ces émissions nous révèlent à
cette question à partir de ce que la de passage, nos différentes manières d’entrer quel point les jeunes générations sont
philosophe Hannah Arendt appelait « l’es- dans le monde. Cette industrie du spectacle éduquées par l’industrie médiatique. «Les
pace du paraître », c’est-à-dire « l’espace où médiatique réussit à nous détourner des hommes, écrivait le premier théoricien de la
j’apparais aux autres comme les autres m’ap- anciens passages en proposant un genre de société du spectacle, ressemblent plus à leur
paraissent, où les hommes n’existent pas raccourci. D’ailleurs, la téléréalité semble temps qu’à leur père.» (Guy Debord,
simplement comme d’autres objets vivants lancer ses défis principalement à la jeunesse. Commentaires sur la société du spectacle,
ou inanimés, mais font explicitement leur Gallimard, 1992, p. 35)
apparition » (Condition de l’homme moder- De fait, le but d’une émission comme
ne, tr. fr. Calman-Lévy,1961, Pocket, coll. Star académie est de permettre à une person- Aussi, nous ignorons encore quel sera le
Agora, 1994, p. 258) nalité nouvelle de crever l’écran, de faire type de personnalité qui émergera de ces nou-
irruption sur la place publique, de remplir velles expérimentations médiatiques. À cet
Apparaître? Pour exister en tant que sujet entièrement, en un temps record, l’espace du égard, les travaux de Marcel Gauchet seront
humain à part entière, tout être humain ne paraître dont parlait Arendt. Au cours de ce très utiles.
doit-il pas, en effet, se présenter dans le genre d’émission, on ne demande pas aux
monde et parmi ses semblables? Nous Pour Gauchet, «l’individu contemporain
sommes tous semblables et pourtant uniques, «C’est par le verbe et aurait en propre d’être le premier individu à
car nous advenons comme sujets en partici- l’acte que nous nous vivre en ignorant qu’il vit en société, le pre-
pant, à notre manière, par notre existence sin- insérons dans le monde mier individu à pouvoir se permettre, de par
gulière, au renouvellement de la pluralité l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il
humain, et cette insertion
humaine. est en société». Pour justifier cette ignorance
est comme une seconde du social au cœur de la nouvelle personnalité,
Au fond, c’est l’évidence : la naissance naissance dans laquelle Gauchet avance l’argument suivant : « Il l’ig-
ne suffit pas à faire de nous des êtres humains nous confirmons et nore en ceci qu’il n’est pas organisé au plus
singuliers, nous le devenons seulement en assumons le fait brut de profond de son être par la précédence du
posant un geste qui révèle notre identité au notre apparition physique social et par l’englobement au sein d’une col-
monde. «C’est par le verbe et l’acte que nous originelle.» lectivité, avec ce que cela a voulu dire, millé-
nous insérons dans le monde humain, et cette nairement durant, de sentiment d’obligation
(Hannah Arendt)
insertion est comme une seconde naissance et de sens de la dette. » (Marcel Gauchet, La
dans laquelle nous confirmons et assumons le jeunes participants de créer ou de construire démocratie contre elle-même, Gallimard
fait brut de notre apparition physique origi- une œuvre. Une belle émission, bien construi- 2002, p. 254) Autrement dit, la nouvelle per-
nelle», disait aussi Arendt (p. 233). te comme l’était La course autour du monde, sonnalité aurait bien peu de mémoire et pas de
c’est terminé. Maintenant, à travers une petite trop grande responsabilité envers le passé...
Certaines institutions traditionnelles ont mise en scène, un jeu de séduction ou une per-
voulu répondre à ce besoin, typiquement formance, on demande d’abord et avant tout À propos d’Hannah Arendt, Julia
humain, de confirmer le fait brut de l’exis- aux participants d’apparaître. C’est la force de Kristeva écrivait tout récemment qu’elle fut
tence. Ces institutions étaient érigées très loin leur présence au monde qui est finalement en « la première à faire admettre que l’appa-
de la sphère de la production. À cet égard, l’ins- cause. Dans ce jeu, les jeunes prennent raître est une condition intrinsèque à l’hu-
titution religieuse, avec ses rituels, le baptême évidemment un grand risque. Qui sera élu? manité, pour autant qu’elle révèle chacun à
et le mariage par exemple, s’avère exemplaire. Qui ira jusqu’au bout? Qui percera l’écran? son irréductible singularité - si et seulement
C’est précisément ce risque, vécu en direct, si ce chacun trouve le courage de partager le
Mais voilà, l’industrie du divertissement qui suscite un engouement populaire que l’in- sens commun des autres ». (Le génie
spectaculaire voudrait bien détrôner la reli- dustrie spectaculaire veut justement endiguer féminin. Tome 1. Hannah Arendt, Fayard,
gion pour devenir la seule institution capable pour gonfler les cotes d’écoute. 1999, p. 16). Ce «si et seulement si» mérite
de répondre au désir d’épanouissement per- d’être souligné. En effet, si le type de per-
sonnel et de reconnaissance. Cette industrie, à Et comme ces émissions semblent sonnalité qui émerge dans nos sociétés con-
la tour de contrôle de la production capitaliste, favoriser l’éclosion de personnalités nou- temporaines ne favorise que l’adhésion à
propose aux individus de nouvelles manières velles, on serait mal vu de les contester... soi, qu’en sera-t-il alors de la solidarité
de faire leur apparition dans le monde. Pourtant, ce type d’émission peut avoir des humaine et des repères communs? ■

PAGE 36 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


- DOSSIER : DES PHILOSOPHES
DANS LA CITÉ -
N.D.L.R. L’histoire de la pensée nous le démontre, les systèmes philosophiques sont liés à des contextes socio-politiques desquels ils
émergent et auxquels ils souscrivent ou s’opposent. On sait à quel point Platon, en écrivant La République, tenta, avec l’aide de sa théorie
métaphysique, d’établir les conditions qui serviraient à penser, entre autres choses, la politique athénienne de son époque, bien que la
théorie politique platonicienne nous soit toujours utile aujourd’hui. Il en est de même pour Spinoza dont l’ontologie est étroitement liée
aux persécutions qu’il dut subir. En effet, autant le caractère hérétique de son œuvre mena à son exclusion de la communauté juive
d’Amsterdam, autant cette même œuvre fut influencée par la nécessité de justifier, par l’entremise d’une réflexion sur la nature de Dieu,
un système politique favorable à la différence. Aussi, l’expérience diplomatique de Leibniz lui inspira bon nombre de ses concepts métaphysiques
et épistémologiques. Et, pour finir cette liste qui pourrait être encore longue, citons le cas de Marx qui, pour changer les conditions de
vie des ouvriers, élabora, à partir de ses lectures de Hegel, la théorie du matérialisme historique.

La production philosophique récente n’échappe pas à ce principe. C’est pourquoi Combats vous propose des portraits de la pensée politique
de quatre philosophes dont le travail nous permet de réfléchir l’actualité internationale telle qu’elle se dessine depuis quelques années : Leo
Strauss (1899-1973), Peter Sloterdijk (né en 1947), Jacques Derrida (né en 1930) et Adorno (1903-1969), philosophe allemand dont on
célèbre cette année le 100e anniversaire de naissance, et sur qui, selon Stéphane Baillargeon, «les grands magazines et les journaux ont tous
publié des hommages et des analyses» (Le Devoir 16 septembre 2003). Alors rassurons le brillant journaliste, le petit magazine Combats ne
sera pas en reste...

LEO STRAUSS CONTRE LE RELATIVISME


Mathieu Durocher

La pensée socio-politique du gences de la vie en la cité, n’est pas demeure l’outil unique et nécessaire qu’il
penseur américain d’origine juive-alle- exigeant envers tous. Prônant la lecture a toujours été aux philosophes pour com-
mande, Leo Strauss, est sans doute l’une des grands textes de l’humanité, le sobri- prendre, analyser et aborder le monde,
des plus discutée en ce moment sur la quet de « conservateur » qu’arborent mais Strauss demeure convaincu d’une
planète. Ce fait est l’œuvre de ses héri- certains héritiers philosophiques de certaine inadéquation entre la Raison et
tiers, dont les fameux néo-conservateurs. Strauss ne désigne pas une attitude con- la sagesse ou la vertu. La vertu et la
Strauss ne s’est lui-même que très peu servatrice de l’État face aux finances, sagesse ne sont pas des produits de la
impliqué lors des événements politiques mais bien leur volonté avouée d’un retour Raison. Cette erreur moderne qui con-
de son époque. à la vertu. siste à réduire la vertu et la vie humaine
au simple calcul des intérêts, Strauss la
En plus de replacer la philosophie La découverte par Strauss des fonde- retrouve déjà dans le bouillonnement
politique au centre de toutes les préoccu- ments réels de la modernité l’amène à politique du tout début de la modernité.
pations philosophiques, il renoue au sein croire que la croyance en la Raison n’est L’État doit être gouverné par des
de son œuvre avec la sagesse des anciens que pour libérer l’homme de l’Église et hommes qui comprennent cela, animés
et suggère un retour à celle-ci. Il critique de la crainte de celle-ci. L’avènement de tant par la vertu que par la Raison.
aussi longuement les Lumières, mais la Raison serait due à une forme de
n’en demeure pas moins le défenseur morale hédoniste qui naît en vue de libé- Il existe un mal au sein de l’être
d’un certain libéralisme et d’une certaine rer l’homme de ses responsabilités chré- humain qui peut apparaître à tout
forme de démocratie. C’est lui qui invi- tiennes. Le lent mais constant développe- moment. Il s’agit de la violence et de la
tait ses concitoyens américains à réétu- ment que connaît l’athéisme partout en barbarie (la barbarie n’est pas un concept
dier la pensée des « Pères fondateurs » de Occident depuis la modernité ne serait de Strauss. Le lecteur saura y retrouver
la nation américaine. Pour comprendre la donc pas l’œuvre de la Raison, mais au les ennemis de la sagesse ). La peur du
pensée politique de Leo Strauss, nous contraire, le résultat apathique de vouloir jugement de Dieu, donc l’apport de
devons saisir les différentes « tensions » échapper aux exigences morales de l’Église, suffisait à tenir l’homme en
agissantes au sein du cœur des hommes. l’Église. laisse. De tout temps, la religion tint cet
Entre Foi, Raison et Passion. état de fait. Seulement, depuis la moder-
Les penseurs modernes auraient nité et les Lumières, l’athéisme s’étend
Strauss est un intellectuel très donc réussi à imposer à l’homme une de plus en plus. Abondant dans le sens de
exigeant qui, reconnaissant les contin- Raison illusoire. Bien sûr, la Raison Nietzsche, Strauss conclut que la con-

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 37


séquence directe du libéralisme sous sa évacuer les passions de la foule, il ne faut américaine sur l’Irak? Que pensait-il du
forme moderne est l’athéisme généralisé, surtout pas voir l’élite se composer de système américain? Des États-Unis, son
au grand malheur des individus et celui penseurs à l’âme complètement libéra- pays d’adoption, il dit un jour qu’il était
des États. Pis, la conséquence directe de lisée. Comment comprendre cela? Le le moins pire des systèmes politiques...
l’athéisme, et donc en même temps la législateur d’une cité doit toujours pos-
conséquence indirecte du libéralisme, est séder une certaine idée du Bien. Ainsi, on Comment s’exprimait Strauss lui-
l’amoralisme. L’enfant de la Raison, sou- sera moins surpris de voir de grands même sur la question des guerres?
tient Strauss, est l’athéisme. Seulement, intellectuels partager cette opinion de Premier constat, le 20e siècle aura vu
si la Raison n’est pas soutenue par la l’actuel président américain quant à sa l’Occident menacé par deux terribles
vertu, rien n’empêche l’homme de vision d’un « Empire du Mal ». Le Mal, tyrannies : le Nazisme et le Commu-
recréer les horreurs sans nom de ici, c’est la tyrannie. Ceci serait, sous une nisme. La certitude de Strauss est que ces
l’Holocauste. forme vulgaire certes, l’opinion partagée deux systèmes sont les conséquences
par ces gens-là, ces « néo-conservateurs » indirectes des Lumières.
La principale faute des Lumières tournant autour du président Bush, han-
dans ses idéaux de démocratie aura été de tant soit la Maison-Blanche, soit les De là l’idée d’intervenir en Irak
proposer la Raison à tous les citoyens. départements en science politique et selon les néo-conservateurs : on ne peut
Or, selon Strauss, la sagesse n’est pas pas ne rien faire. Les néo-conservateurs
également partagé par tous. Ainsi privés semblent toutefois vouloir s’écarter des
Strauss a vécu la chute de
d’une menace céleste, les hommes n’ont pensées du maître sur un point important
plus à craindre des conséquences de leurs la république de Weimar en : ils semblent croire réellement que le
actes. L’animalité qui sommeille au sein Allemagne. Il y a vu système de démocratie libérale est le
de nous tous est libre de refaire surface à s’effondrer la jeune meilleur des systèmes jusqu’à main-
tout moment. C’est par sa lecture du démocratie sous les coups tenant et que s’il est le meilleur, il n’y a
philosophe musulman Fârâbî que Strauss des Nazis et des vraisemblablement aucune raison de ne
découvre à quel point la religion tient un communistes. La démocratie pas l’imposer, ne serait-ce que pour le
rôle de cohésion sociale nécessaire. bien de ceux à qui on l’impose.
lui parut, alors, être un
Celle-ci tient les hommes en laisse tant
par ses menaces que par le bonheur régime faible. Les tyrannies Si Strauss soutiendra toute sa vie
éthique qu’elle offre aux citoyens de l’État. sont par nature agressives qu’on ne peut justifier l’horreur par l’his-
Première critique politique de Strauss : la et visent à l’expansion. Si la toire, comment justifier la guerre en
religion tient un rôle nécessaire au main- démocratie est, par essence, Irak? A-t-on le droit d’imposer une
tien de l’État. réservée et ne vise pas démocratie libérale aux Irakiens? Les
bons régimes ont le devoir de se protéger
l’expansion, elle doit
Maintenant, pour saisir l’esprit du des mauvais régimes, mais la diversité
néo-conservatisme, voici comment l’un
toutefois être forte et est aussi nécessaire. Elle est nécessaire
d’eux se décrit : « Un néo-conservateur pouvoir se défendre simplement parce que l’homme a besoin
est un penseur de gauche pris en embus- des tyrannies. d’altérité. L’homme doit apprendre à
cade par la réalité.» (traduction de « A laisser cohabiter différents systèmes
neo-conservative is a liberal mugged by juridique de grandes universités améri- politiques, des bons et des moins bons.
reality») . Cela est dit par Irving Kristol, caines...
un éminent néo-conservateur (qui fut Ces arguments, Strauss en discuta
trotskiste avant d’être néo-conservateur). Mais les néo-conservateurs ne sont longuement avec son homologue français
Son fils, William Kristol, lui aussi néo- pas les seuls à hériter de la pensée de Alexandre Kojève. Kojève est un intel-
conservateur, est aujourd’hui éditeur du Strauss. De tradition, les « straussiens » lectuel qui, confiant en l’Histoire, se con-
Weekly Standard, magazine véhiculant les sont même plutôt portés à gauche... De sacra à la formation de l’Union
idées politiques de ce courant de pensée. voir ainsi leur pays imposer leurs vues au européenne. Penseur de gauche près des
monde par la force, ils craignent de voir communistes, il croyait à la création d’un
Ainsi, eux-mêmes se voient-ils se corrompre les valeurs américaines État universel et homogène comme la
d’abord comme des idéalistes aux prises typiquement démocratiques. Exporter, conséquence nécessaire du développe-
avec une certaine réalité, la politique. La voire imposer aux autres nations les ment de la modernité. Hier l’Europe,
politique se caractérise selon eux d’abord valeurs américaines, c’est aussi imposer demain le monde. C’est, d’ailleurs, ce
comme la gestion des masses, un peu les vices et vertus américains. Et c’est que croit encore aujourd’hui une foule
comme le pensent les libéraux. Les têtes cela, aussi, la tyrannie. silencieuse de gens : pour trouver la paix,
dirigeantes du système se voient, toute- le monde doit abolir les frontières. La
fois, mériter le privilège de se distinguer : Qu’aurait donc pensé Leo Strauss, mondialisation. Le rêve du communisme
si la démocratie libérale est bonne pour leur « père spirituel », d’une attaque aussi était, au départ, de créer un monde

PAGE 38 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


homogène et égalitaire. Or, selon elle-même n’en fera qu’accentuer l’ur- qui vit de relativisme, d’hédonisme et
Strauss, là réside tout le piège de l’his- gence de son combat contre la barbarie. d’un rapport strictement technique au
toricisme. Avec l’Holocauste, plus monde, trouve ses racines à l’apparition
aucune philosophie de l’Histoire digne Dans le but de mieux servir la de la modernité. Ce qui apparaît aujour-
de ce nom ne peut prétendre voir dans le nation, le législateur doit user de nobles d’hui, entre autres l’individualisme, est
déroulement de l’Histoire le développe- mensonges qui sauvegardent le visage de le fait d’une lente évolution. Dans un
ment des vertus humaines. La tentative la démocratie, mais qui en fait cache des monde tyrannique, l’apparition des ver-
d’élimination de la race juive par les intérêts plus hauts et qui risquent de ne tus de liberté et d’égalité paraît salva-
Allemands vient clore l’espoir aveugle pas être reconnus comme tel par la popu- trice. Il ne faut toutefois pas pécher par
de l’homme : oui, nous pouvons nous lation. Il existe une impossibilité de com- excès. Pour ces penseurs, les années
auto-détruire, l’homme est assez bête. muniquer parfaitement entre la masse et soixante symbolisent un tournant vers
l’élite, et la Raison d’État demande cela.
L’Occident doit revenir aux vertus qu’on y réponde. Cela nous semble dan-
(les vertus prônées par Strauss sont prin- gereux certes, lorsqu’on pense aux légis- Voyons-y aussi la différence fonda-
cipalement les vertus anciennes que l’on lateurs qui nous régissent aujourd’hui. mentale entre les intellectuels d’Europe
voyait chez Platon, le courage, par exem- Mais Strauss ne l’entendait pas de cette et d’Amérique aujourd’hui. Les intel-
ple). Avoir « une certaine idée du Bien ». façon... lectuels américains, avec en tête les néo-
Elle doit savoir composer avec l’utilité conservateurs, se sont bâtis en résistance
concrète et immédiate de la quotidien- Au centre du système straussien se de l’influence des années soixante. Les
neté, mais doit toujours aussi pouvoir se trouve la figure du philosophe. Ces Européens, en revanche, acceptent et
mesurer à un Bien idéal qui fixerait dans hommes, amoureux de la sagesse, qui même brandissent cette influence. Mai
l’horizons la finalité de ses actions. comprennent le monde mieux que le ‘68 est toujours le symbole en France de
monde lui-même, doivent guider par la la réaffirmation des valeurs françaises et
Pour éviter de revivre les horreurs de politique l’état qui les sous-tend. C’est la « provo « est toujours un symbole de
la Seconde guerre mondiale, les démo- donc au politique qu’échoit la respon- fierté en Allemagne. Ces années soix-
craties libérales doivent savoir et pouvoir sabilité de maintenir la cité dans le bon ante, sont-ce des années de « libération »
se défendre de ses ennemis tant intérieurs ordre. Les hommes qui maintiennent comme le disent les Européens ou des
qu’extérieurs. Mais attention, elles ne l’ordre dans la cité ne devant pas eux- années de « décadence « comme le disent
doivent pas devenir elles-mêmes des mêmes être mauvais, il revient aux seuls les Américains?
tyrannies! hommes bons de la cité de diriger cette
cité : les philosophes ou, enfin, les La philosophie de Leo Strauss se
Paul Wolfowitz, ancien élève de hommes « vertueux »... prête facilement à la caricature. Pour
Strauss et maintenant Secrétaire adjoint bien entreprendre sa lecture, un excellent
d’état à la défense américaine, admettait Mais comment faire cela dans le sys- livre d’un professeur de l’Université
que la présence réelle d’armes de tème démocratique actuel? Si nous ne d’Ottawa, Daniel Tanguay, est paru en
destruction massive en Iraq était faculta- pouvons contrôler le législateur, nous mars dernier chez Grasset (collection Le
tive, que c’était pour sa nature consen- pouvons en contrôler la source. L’école. collège de philosophie) : « Leo Strauss,
suelle qu’elle fut mise de l’avant et Les futurs législateurs devront donc une biographie intellectuelle ». Je
aucunement en lien avec le danger réel provenir de milieux bien « influencés ». recommande aussi les œuvres du
de cet armement s’il eût jamais existé. L’idée ici est de trouver le juste milieu philosophe Alain Finkelkraut dont celle-
Nous devenions tous alors, du coup, vic- entre démocratie et réflexe élitiste : ci : « L’Ingratitude, Conversation sur
times du noble mensonge platonicien lorsque tous les candidats au rôle de légi- notre temps » publié en 1999 chez
remis au goût du jour par les « néo-con- slateur portent en eux la vertu, même Québec Amérique. Finkelkraut, qui n’est
servateurs «... avec des vues divergentes, les citoyens pas « straussien », y combat le rela-
peuvent enfin choisir. Leur choix est tou- tivisme. Ce petit bijou, une entrevue du
Le noble mensonge, c’est encore une jours bon. journaliste du Devoir Antoine Robitaille,
fois Strauss qui le suggère. Certains a cet avantage de parler un peu de nous,
commentateurs politiques appelèrent Les héritiers idéologiques de du Québec, de façon très éclairée. ■
cela « machiavélique », pas tout à fait... Strauss, de grands noms tels Allan
Pour comprendre cette idée de Strauss, il Bloom, Heinrich Meier ou Harvey
importe de retourner à ses idées fondatri- Mansfield, partagent généralement les
ces. Ses conceptions politiques passent vues du maître sur les maux de la société
par son étude de l’âme humaine. Le contemporaine, qu’ils crurent voir appa-
jeune Strauss qui n’a pas encore vécu le raître sous une forme particulièrement
drame de la seconde guerre mondiale se virulente lors des années soixante. Ce
penche déjà sur le problème. La guerre mal, la chute des valeurs, ce relativisme

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 39


PETER SLOTERDIJK ET L’EXIGENCE DE GRANDEUR EUROPÉENNE
Jean-Sébastien Ricard

« Pour nous la nouvelle politique commence précieux nous permettant de réfléchir l’im- sérieux en style de vie» (p. 31) et qui con-
avec l’art de créer des mots qui désigneront portante situation planétaire dans laquelle damne désormais l’individu, non plus à la
l’horizon aux hommes qui voguent sur le nous nous trouvons. Le ton volontairement liberté, mais à la frivolité. Cependant, la fin
navire du réel. » prophétique de l’ouvrage nous autorise à de la guerre froide devient une occasion pour
Peter Sloterdijk « Si l’Europe s’éveille » saisir l’urgence de voir naître une nouvelle l’Europe de se dégager du champ des idéolo-
forme de « grande politique ». C’est par la gies du vide.
Le penseur allemand Peter Sloterdijk « vieille » Europe que cette vision politique
s’impose depuis la parution de sa Critique de s’imposerait, Europe qui, selon Sloterdijk, Pour Sloterdijk, il est en effet certain
la raison cynique (Christian Bourgeois est enfin mûre pour réaffirmer sa grandeur que l’Europe est faite pour plus que la fuite
(1987), ré-éd. 2000) comme l’une des plus après sa relative absence de l’échiquier poli- vers le vide. La culture européenne est même
importantes figures de la scène philo- tique mondiale. d’abord et avant tout une culture d’intensité
sophique actuelle. C’est toutefois la maximale. Empruntant à une réflexion
polémique provoqué par ses Règles pour le C’est d’ailleurs par un portrait de cette élaborée en 1922 par Paul Valéry qui conce-
parc humain (Mille et une nuits, La Petite absence européenne que le philosophe vait l’Europe comme un «ensemble de ma-
Collection, 2000) qui l’aura placé, bien mal- amorce son essai. Les causes et les con- xima» (p. 41) et qui avançait que «l’homme
gré lui, au centre de l’arène médiatique, où séquences de celle-ci sont assez justement d’Europe n’est pas défini par la race, ni par
l’on jugera trop dangereuses - pour une décrites par l’auteur. Après s’être considérée la langue, ni par les coutumes, mais par les
Allemagne encore honteuse de son passé comme étant le milieu du monde et le foyer désirs et l’amplitude de la volonté» (pp. 41-
eugéniste - ses réflexions sur la portée poli- de naissance de toutes les croisades, 42), Sloterdijk tente de démontrer que la cul-
tique du potentiel des biotechnologies. ture et la politique européenne ne peuvent
Pourtant, une lecture plus en profondeur des Pour Sloterdijk, il est être réduites vers du plus petit puisque,
différents ouvrages du philosophe nous certain que l’Europe est ontologiquement parlant, l’Europe est maxi-
oblige à lui retirer l’étiquette de « réaction- malisation. Les États-Unis et l’U.R.S.S.
faite pour plus que la fuite
naire » qui lui avait été accolée à la suite du semblent d’ailleurs avoir été tout au long de
débat provoqué par cette prise de position vers le vide. La culture la guerre froide des laboratoires où furent
audacieuse. L’essentiel de son œuvre peut européenne est même expérimentés divers modes d’intensification
être regroupé en deux parties : d’un côté, il d’abord et avant tout une européens. Mais tandis qu’aux États-Unis
poursuit la réflexion onto-anthropologique culture d’intensité sont obtenus « des résultats qui ont mené à un
qu’avait amorcée Heidegger en tentant de maximale. stade de civilisation nouveau et singulier »
définir le rapport qu’entretient l’humain avec (p. 44) - et ce, pour le meilleur comme pour
l’Être - tel qu’en témoigne la somme que l’Europe, avec la guerre de 1939-1945, inau- le pire -, l’ex Union soviétique donne davan-
constitue Bulles dont le premier tome gure son décentrement politique car en tage l’impression « d’un laboratoire dévasté »
Sphères est paru en 2002 chez Pauvert -, de devenant « à son tour l’objet d’une croisade », (p. 46). Il n’en demeure pas moins que pour
l’autre, il s’avance comme un imposant elle doit subir «un dommage historique et Sloterdijk, intensification rime d’abord et
moraliste en questionnant l’individu moder- peut-être incurable de son narcissisme avant tout avec européanisme et que ce fait
ne (Essai d’intoxication volontaire, géopolitique» (pp. 21-22). L’Europe libérée suffit à attendre plus de grandeur de la part de
Calmann-Lévy, 2000), les conséquences de est désormais coincée entre ses libérateurs l’Europe.
la crise de l’humanisme littéraire (Règles américains et soviétiques. Conséquence de
pour le parc humain) et la place prise par ce décentrement et de cette liberté dont Mais afin de renouer avec la grandeur,
l’artifice dans ce contexte (L’Heure du crime l’Europe n’est pas réellement l’artisan, une l’Europe doit éviter de rejouer le mythe poli-
et le temps de l’œuvre d’art, Calmann-Lévy, série d’idéologies du vide apparaissent au tique sur lequel elle s’est pendant longtemps
2000). sein de la culture européenne. La fameuse fondée et avec lequel elle a roulé (Sloterdijk
formule Condamné à être libre qui est au parle de «mytho-motricité») : le « transfert
Depuis quelque temps, Sloterdijk sem- cœur de l’anthropologie existentialiste sartri- d’Empire ». Par cette notion le philosophe
ble être préoccupé par les bouleversements enne serait elle aussi symptomatique de cette veut signifier que pour l’Europe, « l’idée
politiques qui se déploient sur la scène mon- absence et de ce décentrement puisqu’elle directrice de son imagination politique est
diale. Son essai Si l’Europe s’éveille (Mille rend clairement compte de la «souffrance une sorte de métempsycose de l’Empire
et une nuits, 2003) est un parfait exemple de primaire face à la nouvelle ouverture et au romain à travers les peuples européens déter-
l’intérêt qu’il porte à l’actualité politique nouveau vide du monde» (p. 26). À ce senti- minants et susceptibles de faire l’histoire »
internationale, dont on sait qu’elle est bouil- ment d’absurdité propre à la première moitié (p. 52). En effet, toute l’histoire de l’Europe
lonnante par les temps qui courent. L’auteur de cette ère du vide, succédera la surcon- après la chute de Rome est une longue suite
nous offre dans ce livre une série d’outils très sommation qui « transforme l’absence de d’ambitions impérialistes se succédant ou se

PAGE 40 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


chevauchant - entraînant par ce fait même centrant sur la dimension économique, sem- gie d’entreprise capitaliste» (p. 88) et « créer
des conflits sanguinaires. Sloterdijk consacre ble se donner comme objectif de « mettre au des formes de vie qui considèrent l’homme
d’ailleurs presque un chapitre entier au récit point une forme d’exploitation des faiblesses comme une créature fondamentalement
de la mytho-motricité européenne : des communes » et ainsi s’assurer « une existence riche et capable de grandeur » (p. 89). Car
Carolingiens à Napoléon en passant par le dans un engourdissement progressif accom- l’Europe est depuis ses débuts préoccupée
colonialisme, toute l’Europe est habitée par pagné par une hausse de la prospérité » (pp. par la question de la misère humaine.
la notion d’Empire. Ce récit s’achève 68-69). C’est à faire preuve de plus d’exi- Pendant un moment, sous l’impulsion des
lorsqu’au 20ème siècle, dans les circonstances gence de grandeur d’elle-même que le doctrines augustiniennes et innocentiennes,
que l’on connaît, l’Europe déploie presque philosophe invite l’Europe. une anthropologie de la pauvreté fut
jusqu’à l’autodestruction cette dynamique imposée. Par la suite, apparut un anti-miséra-
impériale. C’est Woodrow Wilson qui, en Quelle forme doit alors prendre cette bilisme acharné. La première impulsion fut
impliquant ses troupes dans le premier grand nouvelle grande politique ? Tout d’abord celle de la Renaissance suivie de celle des
conflit en 1917, décide «d’accepter celle-ci doit être réfléchie en-dehors de toute Lumières. Rajoutons à la liste la théorie
l’héritage impérial au nom des États-Unis et métaphysique. En effet, longtemps, politique marxiste dénonçant l’aliénation, les nom-
de lancer la croisade sur l’Europe» (p. 62). et métaphysique ont été vues comme étant breux écrits de Nietzsche contre le ressenti-
L’opération du dernier transfert d’Empire inéluctables. Ainsi, l’on a pu voir à travers ment, etc.. Est Européen, en fait, celui qui
s’effectue alors, entraînant la dissolution du l’histoire l’apparition de monarchies de refuse le mépris.
mythe en Europe et la naissance de l’ère du droits divins puis celle de peuples élus - les
vide et de l’absence politique. nationalismes exacerbés du 20ème puis Penser la grandeur politique en-dehors
l’actuel patriotisme japonais ou américain en des ornières impériales, voilà le programme
Cependant, l’Europe étant d’abord et sont la preuve - afin de justifier le proposé par Peter Sloterdijk. Et il y a néces-
avant tout un « ensemble de maxima », le déploiement impérialiste. Or, cette méta- sité à réfléchir notre monde politique autant
temps est maintenant venu pour elle de réaf- physique, en fixant le bien et la justice dans ses applications concrètes que dans ses
firmer son importance sur la scène politique comme des essences, bloque la possibilité de fondements abstraits. Les Grecs parlaient
mondiale sans revenir au mythe écroulé de créer une grande politique inédite post- déjà d’art politique, de tekhnê, - non pas de
l’Empire romain. Pour ce faire, Sloterdijk en impériale. D’où la nécessité de penser la science - en faisant référence au travail de
appelle à la solidification d’une réelle Union politique sans en appeler à ce que Nietzsche l’artisan qui s’acharne à refaçonner constam-
des États qui ne soit pas calquée sur les appelait les «arrières-mondes». ment son ouvrage. La grande politique n’est
piètres tentatives de reconstruction de l’ère donc pas déjà toute faite, mais elle est tou-
de l’absence. Il faut donc éviter le modèle de De plus, la nouvelle politique vision- jours à refaire, à repenser, à recréer, et ce,
la Communauté européenne qui, en se con- naire européenne doit dépasser la «psycholo- qu’elle soit d’Europe ou d’ailleurs. ■

DERRIDA, ENTRE DROIT ET JUSTICE


Olivier Roy

S’il y a lieu de mesurer le poids d’une intellectuelle l’ont franchi et continuent de même « désarmé » 1. Certains commenta-
pensée, comme le voulait Bourdieu, à la le franchir, en Europe, aux États-Unis, teurs ont cependant cru discerner, au cours
courbure qu’elle finit par imposer à l’u- comme ici, alors même que le nom de des années quatre-vingt, une inflexion, voire
nivers des problèmes, des références et des Jacques Derrida n’est plus à faire, a de quoi un véritable changement de cap dans la pen-
repères intellectuels de son époque, la pen- déconcerter... sée de Derrida : d’abord cantonnée à l’inter-
sée qui se donne sous le nom de Jacques prétation de textes littéraires et philoso-
Derrida devrait alors être saluée comme En 66, alors que Derrida ne jouissait phiques, elle aurait par la suite accordé une
l’une des plus denses et, très certainement, pas encore de la réputation qu’on lui connaît place de plus en plus importante à la critique
comme l’une des plus décisives de l’histoire aujourd’hui, Jean Hyppolyte lui aurait ami- de certaines institutions (l’université, l’union
récente de la philosophie. À forcer calement confié, au sujet de ses recherches, européenne, l’immigration, la démocratie,
l’ « espace des possibles « de sa propre ne point savoir où il voulait en venir. La l’ONU, etc.) et de leurs idiomes (le droit, la
époque, on s’expose, certes, à toutes sortes réponse du jeune Derrida fut, à bien des justice, le pardon, le don, l’hospitalité, etc.).
de méprises et de quiproquos. Seulement, il égards, significative : « Si je voyais claire- Malheureusement, cela n’est pas aussi sim-
y a un pas entre la confusion et la mauvaise ment, et d’avance, où je vais, je crois que je ple. Ce qui ne veut pourtant pas dire qu’il
foi, un pas aussi entre la prime résistance, la ne ferais pas un pas de plus pour m’y ren- ne s’est rien passé depuis L’écriture et la dif-
moue dubitative, et la violence symbolique dre. ». Près de quarante ans plus tard, « Quitte férence (1967). Au contraire, la pensée de
la plus bête, la plus entêtée, déployée par à ne pas arriver », Jacques Derrida court tou- Derrida a connu des périodes d’intensifica-
certains milieux réactionnaires. L’allégresse jours. À un rythme, il faut le dire, désar- tions et de transports, de glissements, de
avec laquelle plusieurs acteurs de la scène mant. Et d’un « désir » qu’il avoue lui- généralisations, de torsions, comparables à

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 41


celles qu’ont connues, par exemple, les pen- l’organisation de l’exposition « Art contre hélas, avec la sordidité d’un passé ethno-
sées de Heidegger, de Wittgeinstein ou de Apartheid », la Fondation culturelle contre cide. Seulement, on pourrait, avec
Foucault. Cela veut seulement dire, comme l’apartheid et le comité d’écrivains Pour Derrida, se demander si le pardon rend
le souligne Derrida lui-même, que « le trope Nelson Mandela (Cf. Psyché, Galilée, ainsi vraiment justice. La valeur du par-
du tournant tourne mal, [qu’] il tourne à la 1998), Derrida n’a jamais caché sa pro- don peut-elle être transposée dans l’ordre
mauvaise image »2. Il serait d’ailleurs facile fonde sympathie pour cette figure juridique ? Le pardon est-il une amnistie ?
de démontrer que la « déconstruction », légendaire de l’Afrique du Sud. Mais bien
terme sous lequel on rassemble peut-être plus qu’un échange révérencieux de salu- « Le pardon, répond d’emblée Derrida,
trop hâtivement les multiples facettes de la tations, cette rencontre aura été l’occasion ne rend pas justice »7. Sa valeur demeure
pensée de Derrida, loin de se réduire à une pour Derrida de mesurer à vif la houle qui d’ailleurs profondément hétérogène à celle
vulgaire « esthétisation « du réel, a toujours a entouré le travail de la commission de la logique judiciaire : « Le pardon n’est,
été une pensée du politique. Les analyses Vérité et Réconciliation, créée en 1995 en il ne devrait être ni normal, ni normatif, ni
qu’il consacre dès ses premières publica- vue de colliger l’ensemble des violations normalisant. Il devrait rester exceptionnel,
tions au lexique de la signature, du nom pro- des droits de l’homme perpétrées durant la extraordinaire, à l’épreuve de l’impossible :
pre, du titre, etc. ; son attention, son scrupule dernière moitié du XXè siècle en Afrique comme s’il interrompait le cours ordinaire
même, quant à la violence oppositionnelle du Sud. 15 000 témoignages, 7 000 de la temporalité historique. »8 Cette
qui conditionne et structure le « logocen- demandes d’amnistie, séances et débats extraordinarité du pardon tient essentielle-
trisme » de la pensée occidentale ; sa publics, télévisés - ce vaste effort de ment à son caractère aporétique. Sans
« volonté », maintes fois réitérée, de ne pas « reconstitution » politique, au sens propre issus (aporia), donc, mais surtout sans
céder aux grandes partitions (parole/écri- et juridique du terme, avait cela d’extraor- merci : « le pardon pardonne seulement
ture, nature/culture, dedans/dehors, mas- l’impardonnable. »9 Qu’est-ce qu’un pardon,
culin/féminin, présence/absence, etc.) que Comment penser la en effet, s’il ne pardonne que le par-
cette pensée occidentale institue - plutôt que politique alors avec Derrida ? donnable? Pourrait-on encore parler d’un
de les contre-signer, donc, les déplacer, les Qu’en donne-t-il à penser ? pardon, d’un pardon « digne de ce nom »,
démonter -, tout cela indique déjà qu’il n’y a D’abord, il faudrait s’il ne se donne que là où il est toujours
pas lieu de parler d’une « politisation « de la rigoureusement donné d’avance? Pardonne-t-on seule-
pensée de Derrida : « La pensée du poli- ment à ce qui est déjà pardonnable ; à ce
dissocier souveraineté
tique, devrions-nous plutôt affirmer avec lui, qui se donne, toujours déjà, comme du
a toujours été une pensée de la différance et et inconditionnalité, droit pardonnable et qui appelle, spontanément,
la pensée de la différance toujours aussi une et justice. Ce n’est qu’à presque machinalement même, le pardon
pensée de la politique »3. ce prix, soutient-il, qu’une comme s’il était déjà donné ? « On ne peut
pensée décisive de la ou ne devrait pardonner, surenchère
Comment penser alors la politique avec démocratie et du Derrida, [...] que là où il y a de l’impar-
Derrida? Que donne-t-il à penser de la poli- démocratique est possible. donnable. Autant dire que le pardon doit
tique? Il le dira lui-même, c’est à travers s’annoncer comme l’impossible même. Il
une certaine expérience de l’« aporie » et de dinaire, souligne Derrida, qu’« elle ne peut être possible qu’à faire l’impossi-
l’« im-possible » que des questions que l’on inscri[vait] le motif de la réconciliation ble. »10 La logique du pardon, on le voit
donne aujourd’hui comme expressément dans son texte » même5. En effet, dès son assez bien, est plutôt retorse. Dans sa
éthiques ou politiques ont pu être privi- préambule, les motivations de cette com- pureté même, elle est réfractaire à l’ordre
légiées au cours de ses plus récentes mission étaient claires : si quelque chose du calcul, de la condition, du stratégique.
recherches : le « don », l’ « hospitalité », le comme l’Afrique du Sud devait survivre, Cela indique déjà qu’il ne saurait y avoir
« pardon », la « promesse », etc. Ces « figu- ce ne pourrait être que par une « générali- de politique ni même d’économie du par-
res de l’im-possible », comme il se plaît à les sation de la scène du pardon », un travail don. S’il ne se donne qu’à faire l’impossi-
nommer, illustrent d’ailleurs d’une manière collectif de deuil, donc, de guérison. Une ble, alors il ne se négocie pas. Pas plus
insigne la teneur proprement politique de sa bonne fois pour toutes, il semblait néces- qu’il ne s’inscrit dans une quelconque fina-
démarche : « déconstruire [...], l’une au nom saire d’établir les faits, de lever les non- lité. Inconditionnel, par définition, le par-
de l’autre, la souveraineté au nom de l’in- dits, le silence des victimes, celui des tor- don ne fait ainsi aucun sens : « Le pardon
conditionnalité »4. Un exemple, ici, aidera tionnaires aussi, et de les rendre publics. est donc fou, il doit s’enfoncer, mais lucide-
peut-être à comprendre de quoi il en Une bonne fois pour toutes, là encore, on ment, dans la nuit de l’inintelligible »11
retourne. espérait rendre justice. Deuil, guérison,
vérité, publicité, justice - cette scène du Pourtant, il faut bien admettre qu’un
L’été 1998 marque la première ren- pardon se voulait grosse du destin moral et tel pardon ne saurait être effectif sans s’in-
contre de Derrida avec Nelson Mandela. politique d’une nation entière. Elle en scrire dans certaines conditions. Si l’on
Cette rencontre, en soi, n’avait rien de bien aura d’ailleurs inspiré d’autres en veut qu’il arrive, qu’il finisse par arriver, il
surprenant : militant ouvertement dans les Argentine, au Guatemala et, plus récem- devient nécessaire de penser l’ordre condi-
années quatre-vingt contre l’apartheid via ment, au Pérou6, où l’on compose, là aussi tionnel qui lui permet de s’enfoncer, en

PAGE 42 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


plein jour cette fois, dans l’histoire, le droit, lieu d’appréhender de l’inconditionné, de la nom de la démocratie. Une procédure, à
la politique, etc. Il appert ainsi que la scène justice, à proprement parler. Ici, Derrida se plusieurs égards, « auto-immunitaire ». Cette
du pardon est une scène bipolaire : condi- réapproprie un large pan de la pensée nouvelle pensée du politique, de la démocra-
tionnelle et inconditionnelle à la fois. d’Emmanuel Lévinas. De l’inconditionnel, tie, exige une transaction constante, toujours
Conditionnelle, puisqu’il faut bien que le cela ne peut venir, en fait, que de l’autre. Et inquiète, entre le droit et la justice.
pardon s’énonce, qu’il y ait victime d’un la justice, au sens propre, ne sera jamais
coté, coupable de l’autre, et que ces deux qu’une justice de l’autre. Qu’est-ce à dire ? « Une transaction toujours périlleuse,
instances puissent minimalement s’entendre « L’inconditionnalité incalculable de l’hospi- qui doit donc inventer chaque fois, dans
sur la nature de la faute, les circonstances, talité, du don ou du pardon, souligne chaque situation singulière, sa loi et sa
etc. Ce qui implique déjà qu’elles partagent Derrida, [...] excède le calcul des conditions norme, c’est-à-dire une maxime qui
au moins une langue, un idiome. comme la justice excède le droit, le juridique accueille chaque fois l’événement à venir. »19
Inconditionnelle, dans la mesure où la pureté et le politique. La justice ne se réduira Bien entendu, cet événement - l’autre qui se
même du pardon exigerait, tout au contraire, jamais au droit, à la raison calculatrice, à la loge dans le même, l’universel dans le sin-
que ces deux acteurs ne partagent rien. distribution nomique, aux normes et aux gulier, la justice dans le droit, etc. - et qui
Absolument rien. Pas même une langue. A règles qui conditionnent le droit »16 La jus- n’en finit pas - n’est autre que la démocratie
priori, le pardon devrait ainsi devancer toute tice excède le droit comme l’autre excède le elle-même. La scène du pardon, telle que
compréhension, toute entente possible : même. Rappelons-nous l’impossibilité du déployée par la commission Vérité et
« quand la victime et le coupable ne parta- pardon. C’est parce que je ne peux le plier à Réconciliation en Afrique du sud, constitue
gent aucun langage, quand rien de commun mes conditions, le « finaliser » dans mes cal- un bon exemple de ce type de transaction. À
et d’universel ne leur permet de s’entendre, culs, que le pardon s’avère pur et incondi- la fois démente et fragile. Elle ne tient, au
le pardon semble privé de sens, on a bien tionnel. Le pardon est une folie, disions- fond, qu’à si peu de chose. Les mesures
affaire à cet impardonnable absolu »12, c’est- nous : il m’arrive comme de l’autre. Il législatives sur l’immigration, l’idéal cos-
à-dire à cette « impossibilité de pardonner » brouille mes plans, se dérobe à toutes mes mopolitique, l’extension de la démocratie,
qui opère comme la condition de possibilité stratégies. Le pardon, dès que ça m’arrive, si les réformes en matières d’éducation, etc.,
de tout pardon possible. Inconditionnelle et ça arrive, me renverse. Je ne suis plus le tous ces projets répondent à ce modèle.
conditionnelle, ces deux polarités de la scène même, je ne puis plus l’être : « Il y va ici,
du pardon se révèlent ainsi à la fois solidaires comme la venue de tout événement digne de Leurs réussites ou leurs échecs ne
et contradictoires. « Hétérogènes, dira Derrida, ce nom, d’une venue imprévisible de l’autre, dépendent peut-être que de cette aptitude à se
mais indissociables ». d’une hétéronomie, de la loi venue de l’autre »17. laisser marquer, avant même qu’il n’y
Cette justice hétéronomique fond sur moi, dépose son sceau, qu’il n’y laisse sa trace,
Cette structure paradoxale, cette aporie s’avance sur moi, sans que je la vois venir. par l’appel inconditionnel de l’autre, de ce
qui noue inextricablement le cœur du pardon Elle vient, contre toute attente, d’« en haut ». qui vient d’ « en haut », comme la loi - par
et ne l’ouvre, semble-t-il, qu’à une intelli- Cela indique déjà, d’une religiosité qui reste l’urgence infinie de la justice. ■
gence bicéphale, Derrida la retrouve à l’œu- cependant à définir, qu’elle implique une cer-
vre au sein de nombreux lexiques. Il n’y a de taine forme de « messianisme ».
1. Derrida, L’université sans condition,
« promesse », par exemple, que s’il y a de
Galilée, 2001, p.442.
l’« impromettable »13 ; de « don », que s’il Comment penser la politique alors avec 2. Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p.64.
n’est pas perçu comme tel par celui qui Derrida ? Qu’en donne-t-il à penser ? 3. ibid.
donne et celui qui reçoit, à la limite, donc, D’abord, il faudrait rigoureusement dissocier 4. ibid. p.197.
5. Derrida, Sur parole : instantanés philosophiques,
que s’il ne se donne pas14 ; pas de « décision souveraineté et inconditionnalité, droit et jus-
Éditions de l’Aube, 1999,p.126.
», non plus, sans une part d’ « indécidable »15, tice. Ce n’est qu’à ce prix, soutient-il, qu’une 6. Cf. « Comptabilité macabre au Pérou »
etc. Il ne peut s’agir que d’une simple coïn- pensée décisive de la démocratie et du in Le Devoir, 30-31 août 2003, A 6.
cidence. De l’intérieur du droit, du politique démocratique est possible. La démocratie 7. Sur parole : instantanés philosophiques, p.132.
8. Derrida, Foi et savoir suivi de Le siècle et le
ou de l’éthique, ces apories marquent para- est, en effet, le seul paradigme constitutionnel
doxalement un excès, à proprement dit, un qui accepte, par définition, le jeu de l’autre, la Pardon, Éditions du Seuil, 2000, p.108.
9. ibid.
renversement, au sens où l’on renverse un mise en question du même, du droit et de la 10. ibid.
vêtement, du droit, du politique ou de souveraineté. Le seul système, où « on a ou 11. ibid. p.123.
l’éthique, vers extéreur, du dedans au dehors on prend le droit de tout critiquer publique- 12. ibid. p.122.
13. Cf. Mémoires — Pour Paul de Man, Galilée,
- quelque chose comme un « droit au-dessus ment, y compris l’idée de la démocratie, son
1988.
du droit », une « ultra-politique » ou une concept, son histoire et son nom »18. Derrida 14. Cf. Donner le temps, 1. La fausse monnaie,
« hyper-éthique ». Du conditionnel à l’in- mentionne l’exemple de l’Algérie post-colo- Galilée, 1991.
conditionnel, c’est apparemment l’étrange niale, où l’on a suspendu en 1992 un proces- 15. Cf. De quoi demain…, dialogue avec Élisabeth

conjonction du droit et de la justice qui tient sus électoral démocratique, alors qu’un parti Roudinesco, Fayard/Galilée, 2001.
16. Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p.205-206.
lieu de rabat. Contre le droit, toujours con- islamiste à tendance fortement anti-démocra- 17. ibid. p.123.
ditionné, inscrit dans l’histoire comme dans tique était sur le point de l’emporter. Un 18. ibid. p.127.
le devenir de la rationalité juridique, il y a geste anti-démocratique, certes, mais posé au 19. ibid. p.208.

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 43


PENSER LE MONDE AVEC ADORNO
Annie Palanché • Professeure d’allemand à la retraite, l’auteure habite en Lorraine française

Les hommes ont-ils le pouvoir de lut- Francfort sur le Main, d’un père juif tionnel dans la société technicienne et
ter contre leur barbarie collective ? Ne Wiesengrund et d’une mère italienne dont grâce à cela élucider le nazisme. Notre
sont-ils pas des objets aussi impuissants il prend le nom. Son entourage familial le objectif, précisait Horkheimer, ce n’est
que des bouchons sur l’océan ? Bref, les prédispose à faire une carrière musicale ; pas seulement de décrire le préjugé,
hommes sont-ils capables de progresser sa mère est en effet cantatrice et sa tante, mais de l’expliquer pour contribuer à le
ensemble malgré eux-mêmes ? Je fais elle-même musicienne, contribue à son faire disparaître. De retour en Alle-
mienne cette phrase de Gunther Anders : épanouissement musical. En 1923 il sou- magne après la guerre, Adorno entre-
« le pessimisme de l’intelligence fouette tient à l’Université de Francfort une thèse prend un autre grand travail où sont
l’optimisme de la volonté, mais sans sur Husserl, puis il se rend à Vienne pour mêlées critique musicologique, réflexions
s’abandonner dans l’espérance ». y étudier la composition musicale et le critiques et polémiques sur les rapports
piano. Ses préoccupations sont alors entre la culture et le monde de la société
Lire Adorno c’est en quelque sorte se essentiellement musicales comme en industrielle avancée.
lancer un défi. Vouloir comprendre témoignent de nombreux articles sur des
Adorno c’est une ambition qui, à son musiciens tels que Bela Bartok, Richard Les années 60 sont à la fois fécondes
départ, témoigne d’une grande ignorance Strauss. Il est particulièrement séduit par et éprouvantes pour Adorno ; il est asso-
de la difficulté. Tout chez cet auteur est la musique de Schönberg. Il compose lui- cié au mouvement étudiant, mais de
difficile : les mots, le style, les champs de même des œuvres musicales inspirées de manière souvent polémique ; il dénonce
réflexion (Théorie esthétique, Dialectique poèmes, notamment de Kafka et de la peudo-activité de certains groupes
négative, Dialectique de la raison, Brecht. Son séjour à Vienne se termine en révolutionnaires dont la violence confine
Imagination dialectique, etc.) et enfin la 1928. Il retourne alors à Francfort où il au terrorisme. La gauche radicale, tout
pensée elle-même. Très rapidement on rédige sa thèse d’habilitation sur Kierkegaard comme les partis ouvriers institutionnels
renonce à l’idée qu’on aurait peut-être (Kierkegaard, construction de l’esthétique) ne lui épargnent pas les attaques. Il faut
caressée de vouloir résumer son œuvre. publiée en 1933. dire que la théorie critique d’Adorno est
D’ailleurs Adorno évite aux ignorants imprégnée de pessimisme et qu’elle
téméraires de se rendre ridicules en les Dès les années 20, il connaît Max n’aboutit à aucune stratégie concrète
mettant en garde dans la Dialectique Horkheimer, nommé directeur en 1931 d’émancipation et se contente d’une
négative: « La philosophie est essentielle- de l’Institut de Recherches Sociales dont abstraction philosophique jugée stérile
ment irrésumable, sinon elle serait super- Adorno deviendra membre en 1938. par les activistes. Mais, avec l’ensemble
flue ». Et pourtant, l’approche même par- Lors de la prise du pouvoir par Hitler en de l’École de Francfort, Adorno ne se fait
cellaire de son œuvre apporte à celui qui 1933, beaucoup de ses amis juifs de plus aucune illusion sur la nature révolu-
têtu ou inconscient poursuit sa démarche, l’Institut de Recherches Sociales l’inci- tionnaire du mouvement ouvrier et des
l’occasion d’une réflexion personnelle tent à les suivre en exil, mais il reste en partis qui s’en réclament.
sur l’homme, la société, sur la menace Europe où il séjourne la plupart du
permanente du basculement dans la catas- temps à Oxford. Ce n’est qu’en 1938, En 1966, il publie La dialectique
trophe. Pas de réconfort donc dans la sous les instances réitérées de son ami négative, considérée comme son testa-
lecture d’Adorno, pas d’idéologie opti- Horkheimer, qu’ il se décide à se rendre ment philosophique : cet ouvrage a pour
miste, mais un questionnement sur le aux USA. De 1940 à 1947, il se consacre but de développer les contradictions de la
malheur du monde depuis Auschwitz. à la rédaction de son ouvrage La dialec- réalité à travers la connaissance de celle-
tique de la raison. Son activité musi- ci.
Je commencerai par une courte cologique est réduite à quelques articles
biographie de l’auteur, suivie d’une consacrés au rôle culturel de la radio et Théodor Adorno meurt en 1969 sans
présentation sommaire de l’École de des mass-media et au jazz dans lequel il avoir pu achever la rédaction de son
Francfort dont il fut un membre éminent. ne voit pas une forme d’art mais une dernier ouvrage Ästhetische Theorie, La
J’aborderai ensuite une seule des problé- simple marchandise. Il travaille aussi à Théorie esthétique.
matiques étudiées par Adorno, à savoir : une étude monumentale menée avec
penser Auschwitz. Pour finir j’essaierai d’autres dans le cadre des recherches Pour mon exposé, j’ai eu recours à de
de voir comment Adorno, malgré et avec sociologiques de l’Institute of social nombreuses citations extraites des
Auschwitz, se situe par rapport à l’idéal research : La Personnalité Autoritaire. Minima Moralia. Il s’agit d’une suite de
de progrès qui vient des lumières. Cet ouvrage, édité à New York en 1950, réflexions rédigées par Adorno pendant la
repose sur de très nombreuses enquêtes guerre et publiées en 1945, à l’occasion
BIOGRAPHIE effectuées chez les ouvriers américains ; du cinquantième anniversaire de son ami
Theodor ADORNO est né en 1903 à ses auteurs voulaient dévoiler l’irra- Horkheimer.

PAGE 44 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


L’ÉCOLE DE FRANCFORT avance l’idée de « philosophie sociale », témoins. Auschwitz est considéré comme
Quand on parle d’Adorno, il faut c’est à dire d’une approche aux confins un événement funeste parmi d’autres et le
obligatoirement parler de l’École de de la réflexion philosophique spéculative rôle de conscience critique n’est joué que
Francfort. L’École de Francfort est née en et de l’observation sociologique. par des rescapés des camps de la mort ou
1923 avec la fondation de l’Institut für par des intellectuels juifs exilés, coupés
Sozialforschung par décision du Ministère Pour l’École de Francfort, l’enjeu de de leur pays d’origine, comme Adorno et
de l’Education. L’idée d’une institution la compréhension ce n’est pas une donnée ses amis de l’École de Francfort ; con-
permanente vouée à l’étude critique des à connaître, mais une tâche historique : il trairement à l’intelligentsia européenne
phénomènes sociaux était apparue en 1922 s’agit d’envisager ce qui relie l’histoire qui retrouve confiance dans le droit, la
lors d’un colloque consacré au marxisme. passée, les réalités actuelles et les virtua- raison et le progrès, ils ont l’intuition ou
lités futures (Martin Jay). Pour Max la lucidité de voir dans le génocide une
Quant l’institut est fermé par les Horkheimer, le noyau théorique de l’Éco- rupture de civilisation.
nazis en 1933, il s’exile aux États-Unis où le, c’est l’aspect intellectuel du processus
il devient l’ Institute of Social Research. historique d’émancipation. Écrire un poème après Auschwitz est
En outre deux antennes sont créées, l’une barbare : on cite souvent cet aphorisme
à Paris, l’autre à Londres. En 1950, L’École de Francfort, c’est donc le par lequel Adorno signifie de manière
l’Institut revient à Francfort. label qui sert à repérer un événement : la brutale qu’après la catastrophe, il n’est
création de l’institut de recherches plus possible d’aller chercher l’oubli dans
Après la guerre, l’École de Francfort sociales en 1923, un projet scientifique de fausses consolations lyriques. L’art,
se détache de l’Institut pour devenir un intitulé philosophie sociale, un texte écrit-il..., a toujours été et demeure une
courant de pensée. Il y a entre les théorique de base baptisé Théorie cri- force de protestation de l’humain contre
chercheurs des liens personnels mais ce tique, enfin un courant constitué d’indi- la pression des institutions qui représen-
qui les unit particulièrement c’est une vidualités pensantes qui ont une démarche tent la domination autoritaire... La sphère
attitude philosophique et un certain nom- commune. esthétique est aussi nécessairement poli-
bre de choix politiques communs. Ce tique. L’art dont le monde ne peut se
sont des marxistes, mais en dehors de PENSER AUSCHWITZ passer, doit désormais faire écho à l’hor-
toute inféodation à un parti ou à un État, Theodor Adorno fait partie de ceux reur extrême (Les fameuses années vingt,
et la raison est leur référent essentiel ; la qui ont essayé de penser ce qu’on appelle Modèles Critiques) ; C’est le cas de la
raison émancipatrice qui arme le sujet « la déchirure d’Auschwitz » à une poésie de Paul Celan dont Adorno dit
d’une conscience critique, mais aussi la époque où l’attitude dominante était celle qu’elle était imprégnée de la honte de
raison qui est à l’origine de l’émergence du silence. En effet, tandis qu’aujour- l’art devant la souffrance qui échappe à
du capitalisme à travers une appropriation d’hui les médias, les États reviennent la sublimation autant qu’à l’expérience
rationnelle de la nature. D’où une dialec- régulièrement sur le génocide juif, dans (Théorie esthétique) . C’est aussi le cas
tique de la raison à la fois émancipatrice les années qui ont suivi la guerre, seuls de la musique de Schoenberg (ou
et instrument de domination. des intellectuels juifs allemands exilés Schönberg), notamment dans son œuvre
semblent être bouleversés par l’événe- vocale Un survivant de Varsovie, à pro-
A la fois école de philosophie, dis- ment resté invisible aux yeux du plus pos de laquelle Adorno écrit : Le noyau
cours sociologique, mouvement poli- grand nombre des observateurs, et tentent expressif de Schoenberg, l’angoisse,
tique, l’Ecole de Francfort ne peut être de penser Auschwitz. En Europe en effet, s’identifie à l’angoisse associée aux mille
enfermée dans un genre particulier. Elle nulle manifestation d’indignation, de morts des hommes dans un régime totali-
est le lieu d’une recherche pluridisci- protestation, encore moins de réflexion, taire.
plinaire à laquelle participent des mais bien plutôt de l’incompréhension,
philosophes comme Herbert Marcuse, de l’incrédulité, quand ce n’est pas de Écrire un poème après Auschwitz est
Theodor Adorno, Max Horheimer, des l’indifférence. Même J.P. Sartre que l’on barbare : ce verdict pour le moins exces-
économistes comme Pollock, Grossmann, ne peut accuser d’avoir consciemment sif sur lequel Adorno reviendra dans des
un psychanalyste comme Erich Fromm, occulté le génocide, ne place pas l’exter- écrits ultérieurs sans toutefois jamais le
des littéraires comme Walter Benjamin, mination des Juifs au sein de ses « Réflexions récuser aura un impact sur toute une
des historiens comme Franz Neumann ou sur la question juive » en 1946 et s’il génération intellectuelle de l’après-
des sociologues comme Jürgen Habermas. perçoit les chambres à gaz comme un guerre. Le témoignage de Günter Grass
événement extrême, la question juive est à ce propos très intéressant : l’apho-
Le projet de l’Institut étant au départ reste pour lui l’antisémitisme de l’affaire risme d’Adorno lui semblait littéralement
essentiellement sociologique et ses mem- Dreyfus et de la IIIème République. Dans la contre nature, comme si quelqu’un s’était
bres les plus importants des philosophes, joie de la paix retrouvée on refuse de voir permis comme Dieu le Père de prohiber
il y avait une certaine ambiguïté. Cette l’horreur parce qu’elle est insupportable le chant des oiseaux, mais par ailleurs il
ambiguïté se dissipe avec l’arrivée à la ou bien on est incapable de fonder une admet que cette injonction n’a cessé de le
tête de l’Institut de Max Horkheimer qui réflexion, même à partir des récits des questionner et au fil du temps il finira par

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 45


ne plus la considérer comme un interdit aucune végétation. L’ennemi est dans le Et comme pour montrer qu’il y a des
mais comme un repère. Et en 1996, on lit rôle d’un patient et d’un cadavre. Comme événements irréversibles, des problèmes
sous la plume d’Olivier Mannoni : Ces les Juifs sous le nazisme, l’ennemi ne fait qui restent posés, auxquels il nous faut
cinquante dernières années, toute la plus l’objet que de mesures administra- quand même réfléchir pour penser
création littéraire allemande a été placée tives et techniques,... avec en plus l’avenir, il poursuit :
sous le sceau de l’interdit d’Adorno. quelque chose de satanique dans le fait À la question de savoir ce qu’il fau-
Comment pouvait-on écrire après Auschwitz, que, d’une certaine façon, il faut main- dra faire de l’Allemagne vaincue, je ne
avec Auschwitz ? tenant plus d’initiative que dans une saurais répondre que deux choses.
guerre classique et qu’il en coûte, pour D’abord : à aucun moment, et en aucune
Moins violents dans la forme, mais ainsi dire, toute l’énergie du sujet pour circonstance, je n’accepterais de faire
essentiels sur le fond sont les questions et qu’il n’y ait plus de sujet. Le comble de partie des bourreaux ou de fournir des
les problèmes posés par Adorno à la page l’inhumanité est atteint avec la réalisa- arguments justifiant les bourreaux. Et
p 58 des MM : tion du rêve « humain « d’Edward Grey : ensuite : je ne m’interposerais pas, … ,
Peut-on s’imaginer que ce qui s’est la guerre sans haine (MM p 59). pour empêcher quiconque de tirer
passé en Europe reste sans conséquence vengeance de ce qui s’est passé. C’est
et ne pas voir que la quantité des victimes Adorno dénonce la nouveauté radi- une réponse tout à fait insatisfaisante,
représente un saut qualitatif pour la cale de cette « guerre sans haine » menée contradictoire, et qui n’est pas plus uni-
société dans son ensemble, un saut dans par les nazis contre les Juifs. Le procès versalisable qu’elle n’est compatible
la barbarie ? d’Eichmann à Jérusalem en 1961 sera avec la pratique. Mais peut-être que l’er-
comme une illustration de ces analyses reur est dans la question elle-même non
L’idée qu’après cette guerre la vie faites par Adorno dès les dernières années chez moi.
pourrait continuer « normalement » ou de la guerre. A la place du monstre inhu-
même qu’il pourrait y avoir une recon- main attendu apparaîtra un homme ordi- Auschwitz, c’est le symbole de la
struction de la civilisation (Kultur) ... est naire, un fonctionnaire consciencieux, régression absolue de la société et de l’in-
une idée stupide. Des millions de Juifs ont incapable de reconnaître ses crimes, sans dividu. Cet événement tragique et barbare
été massacrés, et on voudrait que ce ne remords, un homme mécanique, privé de amène Adorno à approfondir et radicali-
soit qu’un intermède et non pas la cata- conscience, incapable de penser par lui- ser sa critique de l’idée de progrès.
strophe en soi. Qu’est-ce que cette civili- même et de porter un jugement sur ce
sation attend de plus ? qu’il a fait, ne sachant que dire : j’ai obéi ADORNO ET LA CRITIQUE
aux ordres, j’ai fait mon devoir. Le pro- DU PROGRES
Adorno refuse de classer l’événe- grès technique, la rationalisation des La réflexion sur le génocide juif, qui
ment Auschwitz parmi les faits de guerre moyens technologiques n’a pas besoin de est au centre de la réflexion philoso-
habituels ; il y voit un phénomène totale- monstres, mais de techniciens conscien- phique d’Adorno dès les dernières années
ment nouveau : pour la première fois on a cieux qui mettent en œuvre une guerre de guerre vécues aux États-Unis, se situe
assisté à un massacre industrialisé, une sans haine et exercent une domination dans l’horizon de la critique de la civili-
mise à mort méthodique, technique et totale sur les individus. sation industrielle élaborée par l’École de
administrative, dépourvue de la charge Francfort depuis le début des années 30.
passionnelle qui avait toujours marqué les Face à cette forme radicale de bar- L’usage de la technique moderne dans un
violences du passé : barie on se pose la question : que faire but de destruction et d’extermination con-
D’après les rapports de témoins, on après une telle barbarie ? Adorno ne firme le pessimisme culturel à l’égard
torturait sans entrain, on assassinait sans donne pas de réponse, mais pose de nou- d’un progrès industriel qui a dévoilé
entrain et c’est peut-être pour cette raison velles questions, de nouveaux problèmes : finalement ses côtés profondément anti-
qu’on dépassait toute mesure. (MM p 113). Si on répond au coup par coup, écrit- humanistes et socialement régressifs. La
il, c’est une façon de perpétuer la catas- deuxième guerre mondiale fut l’élément
À propos du reportage sur la prise de trophe. Il suffit de réfléchir au problème tragique face auquel Adorno fut poussé à
l’Archipel des Mariannes qu’il voit au de la vengeance des victimes de ce mas- radicaliser sa critique du progrès. En
cinéma dans les actualités, Adorno écrit : sacre. Si on en tue autant de l’autre côté, 1944, lorsque l’Europe était ravagée par
L’impression qui s’en dégage n’est pas l’horreur devient une institution et le les bombardements aériens, Adorno
qu’on livre des combats mais qu’on schéma précapitaliste de la loi du talion, reformulait sa critique du progrès par une
procède à des travaux mécanisés de … , se trouve réintroduit … Mais si les métaphore saisissante. Parodiant Hegel
dynamitage et d’infrastructures routières morts ne sont pas vengés et si l’on fait qui en assistant à l’entrée de Napoléon à
à grande échelle et avec une énergie grâce, alors c’est finalement le fascisme Iéna, avait eu l’impression de voir l’esprit
incroyable, ou encore qu’il s’agit d’en- qui, dans son impunité, aura gagné mal- du monde monté sur un cheval, Adorno
fumer et d’exterminer des insectes, à gré tout et, une fois qu’il aura montré avait aperçu à son tour « l’esprit du
l’échelle planétaire. On mène les opéra- comme c’est facile, ça recommencera monde non pas à cheval mais sur les ailes
tions jusqu’au point où il ne reste plus ailleurs.(MM p 33 p 58) d’une fusée sans tête ». Il faisait allusion

PAGE 46 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


aux V-2 hitlériens, des bombes-robots Il insiste sur le rôle joué par les Écrasé sous la domination de la
qui, comme le fascisme, alliaient la per- médias comme le cinéma qui contribue à société totalitaire, l’individu n’oppose
fection technique la plus poussée à la plus modeler le comportement des individus : plus de résistance, il est tolérant et n’a
totale cécité. En 1966, c’est à dire 20 ans les héros de la pellicule montrent com- même plus conscience d’être dominé :
après la fin de la seconde guerre mondi- ment il faut faire au dernier des employés Lourds de sommeil, les gens sont
ale, il précise à ce sujet : L’invention de la de banque lui-même. (MM p 46 ) disponibles à tout moment et prêts à tout
bombe atomique qui permet d’anéantir sans résistance, à la fois alertes et incon-
d’un seul coup des centaines de milliers Il dénonce le détournement par les scients (MM 18 p 38)...
de personnes, s’inscrit dans le même con- psychanalystes des découvertes émanci-
texte historique que le génocide. patrices de la psychanalyse : Faire comme tout le monde, par-
Les hommes sont privés des ticiper à la bousculade, faire la queue,
Adorno avait été frappé par l’idée de dernières possibilités de l’expérience voilà qui vient remplacer tant bien que
déclin de l’Occident développée dès la fin d’eux-mêmes par notre civilisation mal les besoins rationnels.
de la première guerre mondiale par organisée...Ceux qui savent quelque
Spengler, écrivain réactionnaire et con- chose de la psychanalyse acquièrent la La frénésie de consommation s’em-
servateur ; celui-ci avait saisi, dans la faculté de subsumer tous les conflits per- pare de la sphère culturelle qui est happée
société de masse moderne, la relation qui sonnels sous des concepts comme ceux de par l’ industrie culturelle : ... De même
liait l’atomisation des hommes, le déclin complexe d’infériorité, de fixation à la qu’ils veulent toujours ne rien manquer,
de leur individualité et leur régression mère, d’introversion et d’extraversion, de même les clients de la société de
sociale. La critique réactionnaire, écrit mais au fond ils ne se laissent plus du tout masse, ne peuvent-ils rien laisser pas-
Adorno, saisit assez souvent ce qu’est le mettre en cause par ces concepts. La peur ser....Alors que le mélomane du XIXe siè-
déclin de l’individualité et la crise de la devant les abîmes du moi s’efface devant cle se contentait de voir un seul acte de
société, mais elle en impute la respons- la conscience qu’il ne s’agit pas de l’opéra, en partie pour cette raison bar-
abilité ontologique à l’individu en soi, en quelque chose de très différent de bare qu’il ne voulait pas abréger son
ce qu’il est libre ,… et elle se consolera l’arthrite ou de la sinusite. Les conflits dîner pour un spectacle, la barbarie est
en se tournant vers le passé (M M p160). profonds perdent ainsi ce qu’ils ont de arrivée entre-temps à un point tel qu’elle
menaçant. Ils sont acceptés, mais en ne parvient plus à se rassasier de culture.
Mais s’il trouve le constat lucide, aucun cas guéris , ... , ils sont absorbés, à Tout programme doit être avalé jusqu’au
Adorno ne suit pas Spengler dans ses titre de malaise généralisé, par le méca- bout, tout best seller doit être lu, tout film
conclusions. Dans la société totalitaire, nisme d’une identification immédiate de doit être vu pendant sa période de plus
l’individu subit la domination : à l’ère du l’individu à l’instance de la société qui, grand succès, dans la salle d’exclusivité.
fascisme, écrit-il, l’individu, en tant que depuis longtemps, s’est emparée des La masse de ce que l’on consomme sans
spécimen de l’espèce humaine, a perdu modes de comportement prétendument discernement atteint des proportions
l’autonomie grâce à laquelle il pouvait normaux ( MM p 70 ) inquiétantes. Elle empêche qu’on s’y
réaliser le genre humain (MM p 37)… retrouve et, de même que dans un grand
c’est la société qui fait la substance de Il critique à la fois le bourgeois serein magasin on se met en quête d’un guide, la
l’individu (p 12 des MM)…., pour la et les ouvriers qui savent de moins en population, coincée entre tout ce qui s’of-
société (totalitaire) les différences effec- moins qu’ils sont des ouvriers : fre à elle, attend le sien. (M M p 128 )
tives ou imaginaires sont des marques - Quand on loue chez un homme
ignominieuses prouvant qu’on n’est pas d’âge avancé le fait qu’il est tout à fait Cependant Adorno ne récuse pas
encore allé assez loin, que quelque chose serein, il y a à parier que sa vie n’a été l’idée de progrès, mais il affirme l’exi-
a encore échappé au mécanisme et n’a pas qu’une suite d’ignominies : plus rien ne gence de penser le progrès à l’époque de
été déterminé par la totalité. (MM p 112) peut l’indigner. La largeur de vues en la catastrophe, de cette déchirure sans
matière morale se présente comme la précédent qu’il faut placer dans le cadre
Adorno désigne des responsables . Il largeur de vue d’un cœur généreux, qui de l’histoire de l’Europe et de l’Occident,
s’en prend aux journalistes de la pardonne tout parce qu’elle ne sait que à la fois comme rupture et continuité. Il
Frankfurter Zeitung : Ils n’ont pas trop bien « ce que c’est »... Le bourgeois refuse de proscrire de manière obscuran-
changé : leur ligne est restée la même et est tolérant. Derrière l’amour qu’il porte tiste l’idée de progrès dans les temps
elle mène de la moindre résistance à l’é- aux gens tels qu’ils sont, il y a la haine de modernes. Il veut renouer les liens avec
gard des marchandises intellectuelles l’homme authentique (richtig). (MM 4 p21) une tradition critique, celle de la philoso-
qu’ils produisaient à la moindre résis- - Alors qu’objectivement le rapport phie des Lumières dans laquelle cette
tance vis à vis de la domination politique des propriétaires et des producteurs de idée a été utilisée comme une arme dans
qui, comme l’a dit le Führer lui-même, l’appareil de production se consolide et la lutte d’émancipation contre l’Ancien
place au premier rang de ses recettes devient de plus en plus rigide, l’apparte- Régime. Il critique violemment la pensée
idéologiques le fait d’être accessible aux nance à une classe subjective devient de positiviste qui a célébré comme une
plus bêtes (MM 35 p 61) plus en plus fluctuante (MM p 207) avancée inéluctable et linéaire, comme

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 47


une amélioration nécessaire et constante, conquiert sa vérité seulement à condition rection de la culture, mais l’utopie que
autant matérielle que morale, le progrès de se retrouver soi-même dans l’absolu renferme dans une question muette l’ima-
qui a conduit l’humanité du lance-pierres déchirement. ge de celle qui décline.
à la bombe atomique, tout en portant en
lui le rêve d’une libération. Nos contemporains souffrent davan- CONCLUSION
tage de ne plus avoir d’inhibitions que Theodor Adorno fait partie de ceux
Il faut donc libérer le noyau émanci- d’en avoir trop. Il s’agit, non de se qui les premiers ont perçu dans la bar-
pateur de l’Aufklärung. Il y a une possi- mesurer à l’aune d’une adaptation barie nazie un point de rupture dans l’his-
bilité d’émancipation mais plutôt que de réussie et des succès économiques, mais toire et la civilisation occidentales.
défendre la civilisation de l’irruption de d’aider les hommes à prendre conscience Contrairement à d’autres qui voient dans
forces barbares et régressives, il s’agit de du malheur, du malheur général et de leur l’Allemagne l’incarnation du mal, il a
comprendre les conditions sociales qui propre malheur qui en est inséparable. toujours été convaincu que ce qui s’est
ont permis la catastrophe et qui, aussi Cela fait partie du mécanisme de la dom- passé dans ce pays n’est que la réalisation
longtemps qu’elles n’auront pas été sup- ination que d’empêcher la connaissance de tendances typiques de la société occi-
primées, laisseront planer à l’horizon du des souffrances qu’elle engendre, c’est la dentale dans son ensemble. Si un ordre
paysage social la menace de la rechute. même logique qui mène de l’Evangile de totalitaire a pu imposer sa loi de mort à
la joie à la construction d’abattoirs l’Allemagne, c’est à cause des circon-
Le nazisme plonge ses racines dans humains assez loin pour que chacun des stances concrètes de ce pays après la 1ère
les contradictions du progrès : Volksgenossen - des compatriotes - puisse guerre mondiale : entre autres la crise de
- d’une part la raison, instrument d’é- se persuader qu’il n’entend pas les cris la société bourgeoise libérale, le
mancipation de l’homme, a été détournée de douleur des victimes. (MM 38 p 66) développement atteint par la technique
par les groupes dirigeants et transformée moderne et des individus rendus amor-
en rationalisation de plus en plus poussée Progrès et régression sont imbriqués, phes qui ont permis à un ordre totalitaire
de la technologie : La manière dont de émancipation et barbarie marchent d’imposer sa loi de mort [ ... Parmi ceux
nos jours progrès et régression sont ensemble, comme des possibilités qui observèrent les premiers mois de la
imbriqués apparaît lorsqu’on considère inscrites dans la même réalité historique. domination national-socialiste, en 1933,
les possibilités techniques qui sont les La société totalitaire exerce sa domina- nul ne put ignorer le moment de mortelle
nôtres. Les procédés de reproduction se tion sur les individus qui en même temps tristesse, d’abandon dans une semi-com-
sont développés indépendamment de ce sont les seuls à pouvoir résister. Ils plicité à un maléfice qui accompagnait la
qu’ils reproduisent et ont fini par devenir doivent refuser l’emprisonnement des griserie manipulée, les défilés aux flam-
complètement autonomes. Ils sont consid- rapports sociaux à l’intérieur de la société beaux et le bruit des tambours...]
érés comme partie intégrante du progrès marchande, ils doivent refuser la suppres-
et tout ce qui n’en fait pas partie comme sion de l’hétérogénéité et de la pluralité Ses précédentes critiques de la tech-
réactionnaire et dépassé.( MM p 128). sociale qui va jusqu’au triomphe du nique industrielle dans une société capi-
- d’autre part il y a une emprise des principe totalitaire d’identité. La person- taliste, sa condition d’ exilé aux États-
forces irrationnelles dans le comporte- nalité autoritaire des régimes fascistes Unis parce que Juif, sa qualité de
ment de l’homme moderne : Adorno voit présuppose l’annulation de la diversité philosophe et de chercheur dans un
dans le penchant pour l’occultisme un sociale et l’écrasement du non-identique ; institut de recherche en sciences
symptôme de régression de la conscience c’est ainsi qu’on peut expliquer que sociales, l’ont amené à analyser les con-
(MM p 255) ... Au plus profond de l’hu- l’élimination des Juifs, dans un pays où ditions sociales dans lesquelles la cata-
manisme,..., se démène le forcené, prison- l’antisémitisme n’était pas plus dévelop- strophe symbolisée par Auschwitz s’est
nier vociférant qui, devenu fasciste a pé qu’ailleurs, fut le moyen choisi par le produite.
transformé le monde en prison. nazisme pour souder la société aliénée
dans une masse compacte, pour former En opposition avec l’idée selon
Progrès et régression sont intime- une « communauté « au sein de laquelle laquelle cette tragédie ne serait qu’un
ment imbriqués : toute contradiction serait anéantie, inca- accident particulièrement tragique dans
Le progrès et la barbarie sont si pable de juger, de s’indigner ou de se le cours de l’histoire, il affirme que
étroitement mêlés dans la culture de révolter. L’individu doit donc reconquérir désormais l’humanité a fait un saut
masse que seule une ascèse barbare à son autonomie et le premier signe de sa dans la barbarie et que les hommes
l’encontre de cette culture de masse et du résistance, c’est l’effort qu’il fait pour sont mis en demeure de repenser
progrès dans les moyens qu’elle met en penser la réalité, pour la penser à partir de l’avenir à la lumière de cette catas-
œuvre permettrait de revenir à ce qu’il y la catastrophe. La promesse de progrès trophe. A la fois marxiste et héritier de
avait avant la barbarie. est indissociablement liée à la menace, la philosophie des Lumières, il ne
voire à l’avènement de la catastrophe, renonce pas à l’idéal de progrès d’éman-
Il faut aider les gens à prendre con- mais avec l’esprit de l’utopie : Au déclin cipation des hommes, mais il écarte
science du malheur général car : L’esprit de l’Occident ne s’oppose pas la résur- résolument un optimisme trompeur qui

PAGE 48 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


cache la vérité, à savoir la constance de condition « tragique » de l’homme. Arnold Schoenberg est né à Vienne
la montée de l’horreur au cours de l’his- L’individu prêt à tout pour s’imposer et en 1874 ; il est mort en 1951 à Los
toire. écraser celui qui le gêne, voilà la nouvelle Angeles. D’abord rejeté par les cri-
menace qui s’ajoute aux violences d’États tiques qui reprochaient à sa musique de
Que nous assistions avec un senti- ou de groupes fanatiques politisés. ne pas être accessible à l’auditeur
ment d’impuissance qui frise la résigna- moyen des salles de concert, il connaît
tion aux actes de barbarie commis Émancipation et régression, civili- le sommet de la notoriété au cours de
aujourd’hui dans le monde entier par sation et barbarie marchent ensemble, ses années berlinoises. A partir de 1925
des États ou des groupes terroristes con- écrivait Adorno à la fin de la seconde il occupe une chaire de composition
firme la pertinence de la réflexion guerre mondiale. Plus de 50 ans après, renommée et ses œuvres sont données
d’Adorno il y a un demi-siècle. Il insis- rien pour nous laisser penser que la bal- dans le monde entier. Mais le 30 janvier
tait sur le devoir d’adopter une nouvelle ance penche du côté du progrès, mais au 1933, les électeurs allemands votent
posture éthique, ce qu’il appelait un contraire la peur que le monde entier pour le parti national-socialiste et sa
nouvel impératif catégorique : penser et bascule bientôt dans l’horreur. Paral- musique est taxée de dégénérée. Il se
agir en sorte que Auschwitz ne se lèlement au développement exponentiel réfugie d’abord en France, puis, comme
répète, que rien de semblable n’arrive. des moyens de destruction, on voit se beaucoup d’autres Juifs, il rejoint les
Face à l’idée totalitaire selon laquelle le développer chez les individus une États-Unis. En exil, il se consacre à la
sens de l’individu est dans l’élimination frénésie pathogène de consommation, lutte contre le fascisme. Deux ans après
de sa différence, il lui semblait permis une volonté de satisfaire coûte que coûte la fin de la guerre, il compose A sur-
de penser que quelque chose des possi- ses désirs, ses pulsions. Le nouvel vivor from Warsaw qui reste aujour-
bilités libératrices de la société avait impératif catégorique d’Adorno vient à d’hui encore l’incarnation de la
reflué pour un temps dans la sphère de propos nous rappeler que nous nous musique antifasciste. Le texte de cette
l’individuel (MM p 13). approchons de plus en plus du point de œuvre a été rédigé par Schoenberg lui-
non retour et que doit s’instaurer une même à partir de documents authen-
La récente actualité démontre la volonté individuelle et collective de tiques. On y entend le témoin survivant
justesse de son jugement mais y ajoute transformation de la société. Civili- qui évoque en anglais un massacre dans
une nouvelle donnée. Dans notre société sation ou barbarie, il nous faut choisir le ghetto de Varsovie, les paroles des
démocratique nous voici confrontés à un en nous rappelant qu’à la fragilité auteurs du massacre surimprimées en
nouveau processus de décivilisation. Je inhérente à l’homme s’oppose sa capa- allemand et les Juifs chanter en hébreu
pense bien sûr au terrorisme, mais aussi, cité à s’élever dont témoignent les la prière « Entends, Israël ». On remar-
plus proche de nous, à ce père d’élève œuvres du passé. quera d’une part la brutalité des tor-
d’Evreux venu défendre son fils et frap- tionnaires nazis dépeinte par d’agres-
pé à mort par 40 élèves solidaires des Sources bibliographiques : sives fanfares des cuivres et d’autre part
racketteurs de son fils, à cet autre père • Theodor Adorno, Minima Moralia, dans la mélodie de la prière, la forme
plantant son couteau dans le dos d’un Editions Payot, Paris 2001 fondamentale de la série dodéca-
élève, à ce vigile de Nantes brûlé vif par • Paul-Laurent Assoun, L’Ecole de phonique, c’est à dire l’utilisation, sans
une bande de délinquants, à ces deux Francfort, PUF, Paris, 1990 répétitions, de la série des douze sons
jeunes filles de 13 ans torturant leur • Enzo Traverso, L’histoire déchirée, de l’échelle chromatique. Lors de sa
camarade, à ce jeune garçon dans le Var Les éditions du Cerf, Paris 1997 présentation à Albuquerque au Nouveau
conduit au service des urgences, victime • Martin Jay, L’imagination dialectique. Mexique, l’œuvre fut accueillie par un
du jeu de la canette. Quand on les inter- Histoire de l’École de Francfort et de tonnerre d’applaudissements de la part
roge, les auteurs de ce nouveau type l’Institut de recherches sociales, Paris, du public qui réclama sa répétition. ■
d’agressions semblent avoir perdu tout Payot, 1977 (chapitres III, V, VI)
sens de la gravité de leurs actes ; ils Sources Internet :
n’éprouvent aucun remords, prêts à www.multimania.com/patderam/diafp.htm
recommencer. Pour reprendre des ter- L’École de Francfort,
mes utilisés par Alain Finkielkraut et ses esquisse d’une définition
invités à son émission « Répliques » du Theodor Wiesengrund-Adorno,
samedi 16 mars 2002, l’idéologie des une biographie sommaire
Droits de l’Homme devient le véhicule
de la fureur de vivre, de l’explosion de Musique :
l’individualisme et de cette volonté de Arnold Schoenberg : A survivor from
liberté totale qui ne fait aucune place à Warsaw, Staatskapelle Dresden, Giuseppe
autrui ni à la construction d’un monde Sinopoli, 1999
commun. Cette nouvelle barbarie nous A survivor from Warsaw, de
rappelle que le mal est inhérent à la Arnold Schoenberg

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 49


- CINÉMA -
FCMM 2002 : RETOUR AUX SOURCES
Claude R. Blouin

Le festival du nou- pas pour lui exotique, comme il l’est mets préparé par l’aimée, le temps pris à
veau cinéma et des devenu pour les jeunes héros du film, goûter le passage des saisons. Car le
nouveaux médias étrangers au sens de ces objets qui par- film n’est pas seulement invitation à
de Montréal nous lent de leur héritage. Seul le personnage revisiter la sagesse héritée, mais bien à
promène d’un du vieux yakuza s’entoure de rituels et réinventer l’ art de savoir, formulé par
cinéaste qui s’ins- décors en continuité avec la tradition. nos ancêtres, regarder la vie présente -
pire d’un roman- Et ce milieu de gangsters, il n’est pas et la Nature, non comme une Évidence,
cier français, lui- exotique non plus pour le cinéaste, via mais un Don. Une source d’émerveille-
même écrivant du son père qui le fréquentait. ment, dont la contemplation anime les
point de vue d’un nomade du désert, à héros, comme si eux - et nous!- étions
un réalisateur qui se met en scène, en Portrait d’une jeunesse branchée, animés par elle...
amateur de films pornos et de caresses coupée du sens qu’elle pourrait pourtant
de travelos. Déserts des lieux et des trouver dans les récits comme dans les Passent, ici au milieu des fleurs,
coeurs. Depardon (Un homme sans une folle qui ne les voit plus, encore et
l’Occident) et Nolot (La chatte à deux Dolls sera sur nos écrans toujours sous le choc de sa perte, et là,
têtes). Ce contraste, je le retrouve, à un à l’automne 2003. Poupées. un fan qui s’est aveuglé pour ne pas voir
autre niveau, dans les deux seuls films Marionnettes. Choses le visage défiguré de la star qu’il
japonais. D’un côté, un documentaire, vénère, personnages aveugles donc à
manipulées. Doubles
Alexei et la source, dont seule l’équipe cette nature que Kitano nous offre en
de réalisation est japonaise et qui nous humains. Projection, spectacle.
montre, en Ukraine, un village près de comme les figurines et les
Tchernobyl, avec des vieillards accro- masques rencontrés par Voyez aussi ce papillon rouge, ce
chés à leur lieu natal et un jeune homme les personnages, d’élans soufflet à bulle mobile, rose, brisé, tous
qui les aide. Une source les abreuve, intérieurs. Quand j’assiste ces objets fragiles, ludiques, soudain
dite pure... De l’autre, une oeuvre de au bunraku, les marionnettes rompus, hors ces quelques fleurs jaillis-
fiction, Dolls, doublement fictive, puis- sant, à la fin, de la garnotte, entre les
paraissent au bout d’un
qu’elle s’ouvre sur la représentation traverses des rails. Jouets, plantes,
d’une pièce de marionnettes avant de moment « animées », et ce insectes: plaisir de bouger, miraculeux
nous proposer le parcours entrecroisé de sont les manipulateurs au mouvement, dont l’artiste affirme et se
trois couples. visage tantôt inexpressif ou confirme la valeur en mettant en mouve-
masqué, tantôt subtilement ment des marionnettes, et ici, des
Dolls suggestif, qui dotent images, en ralentis, ou enchaînements
Dolls sera sur nos écrans à l’au- magiques, comme ce revolver pointé
d’humanité les poupées...
tomne 2003. Poupées. Marionnettes. que remplace une feuille d’érable rougie
Choses manipulées. Doubles humains. objets transmis par ses pères... Serait-ce emportée sur l’eau claire, comme l’éclat
Projection, comme les figurines et les que l’abondance des apports de l’é- du sang qui jaillit. Ou ces retours en
masques rencontrés par les personnages, tranger et de la modernité rende arrière organisés selon l’ordre du coeur
d’élans intérieurs. Quand j’assiste au obsolète la référence au passé? Cette plutôt que de la chronologie, et là, des
bunraku, les marionnettes paraissent au pièce par exemple, au début du film, de sons, paroles asynchrones, comme si un
bout d’un moment «animées», et ce sont Chikamatsu, le tendre, cruel, poète sort jouait sur le héros; silence absolu
les manipulateurs au visage tantôt inex- Chikamatsu, l’un des rares rivaux de ailleurs, flûte festive connotant pourtant
pressif ou masqué, tantôt subtilement Shakespeare... Qui le lit encore dans la ici souffrance de la folie.
suggestif, qui dotent d’humanité les jeunesse? Kitano provoque le specta-
poupées, choses qui prolongent comme teur de son pays, invite celui du nôtre, à Et sans doute le film pourra-t-il
une prothèse leur manière d’incarner ce découvrir, redécouvrir cet auteur qui sembler long à qui ne connaît ni
texte que récite le psalmodieur. montre des protagonistes qui choisissent Chikamatsu, ni le poids du consensus,
le devoir, ce que la communauté attend des liens du groupe (car tout n’est pas
Le cinéaste Kitano a connu, par sa d’eux ou le succès. Le cinéaste laisse nourricier dans la tradition...), ni l’ob-
grand-mère, cet univers qui n’est donc penser qu’ils sacrifient l’essentiel: le session de la réussite : en néons, les bul-

PAGE 50 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


letins qui annoncent ici le crash Québec? Collines et forêts, clôtures de naissance pour l’abondance du néces-
financier, là celui de la star.... Le film perche à la verticale, arbres équarris! saire.
met en cause l’atrophie de la liberté, la Mais l’eau, comme au Japon, est portée
pression vers la reconnaissance superfi- sur une palanque. Et cette voix off qui Ne vous y trompez pas. Jamais
cielle plutôt qu’affective. Et si celui qui raconte le ciel orangé, la pluie noire toutefois l’on n’oublie le récit de l’ex-
connaît la dimension protocolaire du n’aurait-elle pu être celle d’un rescapé plosion - et les couchers de soleil, la
quotidien nippon ou quelques pièces de d’Hiroshima? Et ce jeune homme qui petite brume traînant entre les arbres, le
bunraku se laissera toucher d’échos reste au village pour soutenir les per- ciel! le ciel orange! et le bouillonnement
retenus entre les situations, s’il revoie sonnes âgées, le fils confucéen rêvé? Et du sable sous le jet de la source, au fond
dans cette longue itinérance de la folle ne sont-elles pas typiques de cultures du puit, déclarée salubre (l’est-elle vrai-
et de son amant tous les adieux à la vie rurales, québécoise ou nipponne, cette ment?) - tout cela nous laisse craindre
vus au théâtre jusque que dans quête d’eau lustrale, cette célébration que ne soient mortels et l’oasis et la
Antigone, si la falaise où se jette le cha- des fruits de la terre, en chacune de ses source et même cet entêtement à leur
peau de cette amante sans raison rap- saisons, fruits aussi d’un labeur tou- rester fidèle.
pelle celle de Wakayama, où l’on a pris jours dur?
la peine d’indiquer aux suicidaires que CONCLUSION
le saut y est sans retour, celui qui n’a Nous sommes dans un village près Le très beau En attendant le bon-
pas ces références peut, s’il n’est pas de Tchernobyl... Voici des gros plans heur de Sissako, l’émouvant The Sea de
agité, se laisser toucher et se laisser ani- réservés aux pommes, patates, eau, Kormàkur, de Mauritanie à l’Islande,
mer de cette question: qu’en est-il de broderies, tenons; fruits en effet du explorent notre rapport d’amour ou de
mes choix? Est-ce bien par amour que labeur. Certes, la technologie a produit haine, de bonheur ou d’insatisfaction,
je me lie ou par défaut de laisser s’ex- l’explosion nucléaire, mais aussi la avec notre communauté d’origine.
primer ce qui m’émeut, me meut? De moissonneuse sans laquelle les person- Devant l’afflux d’informations venues
quels noeuds vais-je m’empêtrer, alors nes âgées ne pourraient subvenir à leurs de partout, dans ce présent où se
même que je refuse, par goût de la liber- besoins en ces lieux qu’on les invite à côtoient les cultures, quelle place
té, de me lier? déserter. O combien russes et ce prêtre encore pouvons-nous accorder à ce qui
orthodoxe et ces mouvements de danse vient de notre propre fond? Est-ce
Qui donc anime qui? À quelles sources et la vodka et les mots: pas un seul en hasard de la sélection du FCMM si tant
s’abreuver? japonais, si ce n’est dans le générique et d’oeuvres interrogent la désertification
à la fin, pour signaler les taux de spirituelle, prémisse de celle de la
Alexei et la source radioactivité des champs... Nature? Signe des temps?
Le cinéaste Motohashi semble s’in-
téresser à ce qui n’est pas lui, à ce qui se Ne sommes-nous pas ici dans une Les films évoqués nous rappellent
nourrit d’autres paysages et coutumes représentation du paradis qu’est la que même les nomades ont leurs lieux
que le Japon. Et pourtant... Nature féconde? Oasis nourricière, qui fixes; ils connaissent aussi l’art de trouver
ne donne rien sans doute à qui ne s’é- dans le désert des sources invisibles. ■
Paysages d’hiver à la Breughel, chine, mais qui répond à l’effort. Pas ici
d’été à la Ruysdaël. Sommes-nous au de fête du superflu, mais bien recon-

Com ats
Pour les anciens numéros
b allez voir sur
www.combats.qc.ca
COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 51
HISTOIRE ET HISTOIRES DU JAPON AU FESTIVAL DES FILMS DE MONTRÉAL 2003
Claude R. Blouin

Raconter une histoire, c’est retenir Higashi, Yamada, natifs des années saire du héros, sait être hargneux,
des éléments, en omettre d’autres, mais trente par opposition à un Morita ou un quand il sort de son mutisme; fine lame,
aussi organiser l’ordre dans lequel on Takita, nés dans les années cinquante, il estime qu’ « un sac-à-merde » ne
les enchaîne. Cet ordre exprime le sens sans compter les Inudo, Sakamoto et saurait vouloir vraiment le bien d’un
que l’on trouve aux événements. Imagi- Kajita, plus jeunes. Mais pour les autre «sac-à-merde». À travers ce
nez la complexité du rapport qui existe besoins de notre sujet, nous allons témoin direct, le réalisateur explore le
entre souvenirs et représentations, d’abord observer le duel auquel se désir que d’autres revêtent du nom de
quand l’histoire racontée est celle de livrent, dans des films situés entre 1860 loyauté ou de sacrifice en soi, et dans
l’Histoire elle-même! et 1890, Yamada et Takita, puis, pour lequel le protagoniste reconnaît celui de
son évocation d’un passé associé à son tuer, sinon de mourir. Le second
En apparence, le cinéaste restitue adolescence, Kuroki. Nous con- témoin, ami du fils du héros, devenu
une époque. Peu de spectateurs sauront cluerons avec un film inspiré du médecin comme la soeur de son ami,
déceler les anachronismes, raccourcis, présent. qu’il a épousée, lutte donc plutôt pour
omissions. Voyez - et rigolez! - les la vie et témoigne à partir de ce que lui
mémoires de Noël Howard, Hollywood À 72 ans, après 76 films, ont raconté les enfants du héros. Grâce
sur Nil (Ramsay). Le déroulement Yamada entreprend son pre- à ce témoignage, il permettra à l’autre
inéluctable du film, l’effet « réaliste » mier récit ayant pour cadre témoin de vivre différemment l’His-
des décors et des costumes font qu’il l’époque Tokugawa. Mais il toire, à partir d’une compréhension
devient difficile désormais de dissocier le situe à son crépuscule et nouvelle de l’histoire de son collègue
ce que l’on croit avoir été le passé et ce l’ordonne autour de Seibei, honni. La vénalité, si contraire au code
que l’on a vu qu’il est selon les du samouraï, devient résultante de l’af-
samuraï surnommé le
cinéastes. Il est trop tard pour se garder fection du guerrier pour sa famille. Le
des images par l’abstinence! Plus effi-
Crépusculaire, à cause de clan ne le nourrit pas, il doit donc s’exi-
cace la précaution de se remémorer le son habitude à retourner ler, quitte à économiser sa paye et les
présent du cinéaste. Par exemple, les auprès de ses filles, sitôt le extras qu’il réclame pour son action
enjeux actuels de la guerre en Irak, de travail terminé, au lieu d’aller comme pour son silence. Le récit four-
la fin du régime de loyauté des entre- prendre un verre avec ses mille ainsi de références à des
prises et de l’augmentation des faillites collègues, eux-mêmes plus dilemmes communs à ces hommes
au Japon, ainsi que de la hausse des sui- bureaucrates que guerriers. remerciés à quelques années de la
cides chez les hommes de 40 à 60 ans, retraite ou envoyés à l’étranger sans
enfin l’affirmation lente et graduelle de Mibugishiden leur famille. Et l’attachement à celle-ci
l’autonomie des femmes, la désillusion Takita (comme Yamada dans Taso- comme aux gens du pays au sens ancien
face à la politique. Tout cela influ- gare Seibei et Oshima dans Taboo) situe du terme, à un réseau de relations con-
encera la perception que se fera le scé- son récit dans les années du passage de crètes, le cinéaste Morita, qui présentait
nariste du passé, sinon la raison même la féodalité à l’État-nation impérial, un film en compétition, signalait qu’il
de l’évoquer. mais il nous y entraîne à rebours: d’une revenait en force chez le Japonais de
scène de 1890, il passe à une image de maintenant: même en situant son récit il
Qui plus est, selon qu’il est né toits en tuiles, et par un mouvement en y a vingt ans, il avait mieux senti, en
avant la guerre et l’a connue ainsi que spirale, descend vers la cour où s’en- essayant de retrouver dans Comme
la défaite, les deuils, la ruine, puis la traîne, en 1863, les défenseurs du gou- Asura l’esprit de ce passé récent, l’im-
reconstruction - ou né après, dans la vernement menacé. Suggèrent aussi la portance de l’émancipation des femmes
prospérité, au milieu du goût de l’appa- spirale ces flash-back alternés, témoi- dans le monde du travail et le boule-
rat et du confort, il répondra diverse- gnages qui, pour ainsi dire, font de versement introduit par le téléphone
ment à l’épreuve de l’adversité. Aux l’Histoire un tissu d’histoires confron- cellulaire dans le maintien de ce réseau
sources filtrées de l’éducation d’avant- tées. évoqué.
guerre ont succédé les apports venus du
monde entier, de façon plus anarchique. Deux témoins s’opposent, dont À quoi bon dira-t-on ce recul d’un
C’est vrai aussi de la culture ciné- l’enseignement qu’ils tirent de leur pro- siècle chez Takita, si c’est pour
matographique que se donne le réalisa- pre vie manifestement colore ce qui affirmer, comme Morita, qu’en bout de
teur. Ainsi peut-on joindre Kuroki, leur tient lieu d’Histoire. L’un, adver- ligne les besoins humains renaissent et

PAGE 52 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


se reconnaissent à travers les généra- là aussi innovateur: il désirait s’en Sans doute la distanciation néces-
tions, fut-ce sous des costumes dif- prendre à cette pollution par les images saire à la poésie est-elle favorisée par
férents? Ce que La famille yen exposait qui consiste à prendre le récit pour le l’exotisme du cadre et des costumes et
avec sarcasme, le film historique per- réel. Notre Seibei connaît les rivalités des gestes et des propos documentés.
met de le faire avec pudeur. Non seule- de factions entre collègues, aussi bien Mais c’est moins, me semble-t-il, à un
ment la mise en valeur de l’artisanat des que la tentation de l’impunité de cer- voyage dans le temps qu’à un périple
ancêtres et de leur goût de bien faire ce tains cadres. Mais même dans son rôle intérieur que nous sommes conviés. Le
que l’on a à faire crée-t-il une émula- de guerrier, Yamada introduit des com- film historique devient ici stylisation de
tion et une fierté chez les modernes, portements inusités à l’écran: Seibei récits nés d’interrogations suscitées par
mais l’opposition des témoignages démonte son sabre, mouille la lame, le présent.
devient invitation à ne pas nous appuyer l’aiguise, se réchauffe avant les com-
sur une seule version de l’Histoire: la bats, prend note de ses points faibles. Utsukushii natsu Kirishima
manière dont nous interprétons notre Le cinéaste ne nous rend que plus admi- L’Histoire que sollicite Kuroki cor-
propre vécu n’oriente-t-elle pas, sug- ratif de cet homme, habile escrimeur, respond à la période de son adoles-
gère ce film, celle dont nous choisis- dont le sabre de pratique en bois triom- cence. Il ne s’agit plus seulement de
sons les faits du passé, les interprétons, phe de la lame d’acier fameuse de son tracer des parallèles entre deux épo-
retenons l’Histoire? premier rival, et le sabre à lame courte ques, de corriger l’impact des images
de la lame longue du second. Spectacle par d’autres, mais dans un récit qui
Tasogare Seibei donc, mais pas seulement des vertus engage sa propre mémoire de parler de
À 72 ans, après 76 films, Yamada d’agilité et de prouesse: invitation à l’actualité de notre propre passé.
entreprend son premier récit ayant pour accorder du temps aux gestes simples,
cadre l’époque Tokugawa. Mais il le écho des préoccupations du réalisateur À quelques jours de la fin de la
situe à son crépuscule et l’ordonne dans ses oeuvres antérieures. guerre, à peine pressentie par le héros,
autour de Seibei, samuraï surnommé le celui-ci, convalescent, est rabroué par
Crépusculaire, à cause de son habitude Sans doute la capacité de donner et les adolescents, les officiers, son grand-
à retourner auprès de ses filles, sitôt le ordonner la mort distingue-t-elle toute- père. À seize ans, poumons malades, il
travail terminé, au lieu d’aller prendre fois le Japon de ce temps de celui du fuit, il est lâche à leurs yeux. Le jeune
un verre avec ses collègues, eux-mêmes nôtre. Mais une autre différence est homme entend un discours militariste,
plus bureaucrates que guerriers. On mise en évidence, et ce, dans tous les exaltant virilité, détermination, abnéga-
voit, comme chez Takita et davantage films: l’évolution de la condition fémi- tion et il voit le vieil homme blindé face
encore dans le souci de reconstituer le nine vers plus d’autonomie. Ici l’en- aux émotions de son épouse comme de
quotidien, que Yamada interroge le torse à la vérité historique d’un récit sa maîtresse ou des siennes. Il orne son
présent de ses compatriotes. entrepris pour corriger l’image de mur d’un tableau (du Caravage, je
l’Histoire, tient en effet d’abord à la crois) représentant une piéta, et s’attire
Seibei doit arrondir les fins de révolte d’une femme battue, qui fait les sarcasmes du grand-père devant
mois: il cultive un lopin, fabrique des pression pour réclamer le divorce. Or cette oeuvre d’une autre culture; il dis-
cages d’oiseau; il bûche et avant d’al- cela n’était guère possible que si elle cutera plus sérieusement avec un
lumer le feu, coupe du petit bois. Ce appartenait à une famille de plus haut kamikaze, qui devant la résurrection
n’est pas par goût qu’il part affronter un rang que celui du mari et si la famille des morts et cette idée de dieu incarné,
maître d’armes, mais parce que sa pro- elle-même se trouvait humiliée. En- invoque l’irrationalité des Occidentaux.
pre compétence lui en a attiré l’ordre: suite, le cinéaste oppose les encourage- À quoi le jeune homme réplique que
désobéir est impensable, car ses ments du père envers sa fille, pour «crasher» son avion, et soi avec, en
enfants, déjà orphelines de mère, ont qu’elle persiste à étudier la littérature invoquant le nom d’un empereur,
besoin de sa paye: aussi entend-il ga- comme les garçons, aux admonestations homme et dieu, n’est pas non plus très
gner moins par souci de gloire et d’hon- d’un oncle, convaincu comme ceux de rationnel. Et l’autre de suggérer alors
neur, que pour revenir au plus tôt auprès sa classe, qu’une fille en sait assez si qu’il en est de la Beauté comme de la
d’elles. Il a beau vivre dans un elle sait tenir maison et écrire som- Foi, nécessaires et inexplicables.
intérieur modeste, aux teintes sobres, mairement. Pourquoi étudier la littéra-
être vêtu de kimonos et porter le sabre, ture? Sans doute, dit le père, la couture À ce discours s’opposent les com-
il apparaît bien comme l’ancêtre de est-elle pratique, mais les livres prépa- mentaires d’une héroïne, compatissante
l’employé actuel. rent l’esprit à voir venir et à traverser le à l’endroit de ceux qui souffrent et
changement. Ainsi donc la pollution témoignent de leur manque précisément
Il n’y a que deux duels dans ce film par les récits et les images n’est-elle pas par ce besoin de recourir à ces récits
de samouraïs que Yamada a voulu, par leur seul effet... mythiques. Aux utopies construites au

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 53


nom d’un monde meilleur - société sans Ce récit d’un Japon rural où les entreprise têtue et individuelle d’assu-
racisme imposée par le militarisme hommes sont meurtris, mais le cadre rer la propreté de TOUS les miroirs du
impérial japonais ou triomphe de la demeure vivant provoque, a contrario, Japon; un ami s’est même transformé
démocratie, appuyé par le recours aux la stupeur devant les dégâts d’une en agent et a donné une résonance mili-
bombes d’Hiroshima et de Nagasaki - industrialisation polluante et dévasta- tante, à cette action qui tour à tour
elle objecte l’inutilité de la mort pour trice accompagnée de la folklorisation provoque l’admiration, puis anime chez
améliorer le sort des vivants: un deuil touristique, alors même que le Japon a les retraités le désir de faire oeuvre
se comble-t-il jamais? conquis la paix. Si le réalisateur a pu socialement utile de leurs temps libres.
trouver de tels sites maintenant, com- Les citoyens en tirent inspiration pour
Kuroki ouvre son récit par l’image bien ce passage par le passé, loin d’être réclamer plus de miroirs de la part des
d’un papillon en vol au-dessus d’une nostalgique, devient-il détour pour fonctionnaires. Ceux-ci, au départ favo-
eau elle-même mouvante. Lui fera écho ramener à la conscience de ce que nous rables et même reconnaissant (ils n’as-
le flottement des manches ou du bas de offre le présent. Encore... surent le nettoyage que quand les
kimono de l’héroïne. Y répondent les miroirs sont très sales, n’en ajoutent
grondements puis le vol d’escadrons de L’homme qui essuyait les miroirs que s’il y a accident), s’indignent à la
bombardiers qui semblent oublier ce vil- Curieusement, c’est un film dont fin: ce bénévole ne nourrit-il pas d’eux
lage, en route vers de plus vastes cibles; l’action nous est contemporaine, qui, au auprès de l’opinion publique une image
leur bruit souligne l’effet dévastateur niveau du scénario comme de sa mise d’incurie? Et de quel droit cet étranger
des rumeurs concernant les moeurs de en forme, questionne directement les à leur petite ville se mêle-t-il de leur
chacun, aussi bien que la progression du vertus et les vices de l’image-reflet. Un faire la leçon?
conflit. Paysages et maisons épargnés homme près de la retraite, à 63 ans, a
témoignent d’une manière de concilier frappé une petite fille, légèrement On voit l’allusion: si l’État n’inter-
art et nature, mais en fait les êtres blessée. Mais comme c’est son premier vient que lorsque le miroir est sale, n’en
humains ne sortent pas aussi indemnes accident, il est obsédé d’abord par le peut-on dire autant, à partir de l’am-
de la guerre. Jambe amputée de l’un, lieu, puis par le miroir qui se dresse biguïté du mot sale, de son rapport à la
peine muette et entêtement vengeur dans la courbe pour permettre de voir télévision? Ne se décharge-t-il pas sur
d’une orpheline de douze ans, mutisme venir les autos, en sens inverse. le citoyen et l’entreprise personnelle du
aussi du jeune héros séparé de ses pa- soin de s’assurer de la clarté des récits,
rents restés en Mandchourie, recherche Or le début du film s’ouvre sur des de la pertinence du discours, de l’im-
d’un compagnon pour l’aider à survivre plans montrant mer, côte, rivage, et pact des images? ■
par une femme déclarée trop tôt veuve comme en passant, le miroir, puis une
par une administration débordée, échelle tombée, et le corps d’un
brimades d’officiers, larcins: on voit homme: notre héros. À l’équipe télé
encore quels échos le travailleur lâché venu l’interviewer, l’épouse souligne
par la compagnie, l’élève taxé, la femme que les médias sont aussi partiellement
battue peuvent trouver dans cette évoca- fautifs, au-delà de la responsabilité pro-
tion de personnages jamais isolés du pre de son époux qui s’est placé dans
cadre où ils vivent. Un seul gros plan une situation périlleuse. Ils ont fait de
d’objet, celui d’un papillon figé... son mari un héros, ont magnifié son

GRAPHISME
370, BOUL. MANSEAU IMPRIMERIE
(COIN STE-ANNE)

JOLIETTE (QUÉBEC) J6E 3E1


PHOTOCOPIE
L'IM PRESSION DU CENTRE-VILLE TÉL.: 450.752.2222

FAX: 450.755.4832

PAGE 54 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


- ARTS VISUELS -
FRANÇOISE SULLIVAN : LA FEMME RAPAILLÉ
Alain Houle

L’artiste Françoise Sullivan est une véri- que de sa place dans l’histoire de l’art québé- que Borduas allait jouer auprès des jeunes
table icône de la culture moderne québécoise : cois, jette-t-elle un éclairage accru sur l’œu- artistes désireux de rompre avec l’aca-
signataire du manifeste Refus global, com- vre? Voilà ce que nous allons tenter d’évaluer démisme ambiant... Contrairement à d’autres
pagne de route des automatistes montréalais, de façon succincte... Évidemment, l’événe- automatistes, Sullivan a toujours reconnu sa
précurseur dans le domaine de la danse, ment est accompagné, comme les deux dette envers celui qui joua le rôle d’un
sculpteure au talent reconnu, artiste con- précédents, d’un catalogue qui devrait faire le éveilleur de conscience, d’un animateur du
ceptuelle, peintre... Depuis plus de trente ans, point sur ce long et fructueux cheminement. milieu et d’un formateur éclairé. Pourtant,
cependant, la peinture domine ce vaste « Devrait » écrivons-nous, car bien des zones «l’automatisme» chez Sullivan a d’abord
champ de l’exploration des possibilités créa- d’ombres subsistent encore dont nous ferons davantage touché sa création de chorégraphe
trices humaines, revendiqué par le groupe de part... et de danseuse que sa peinture. Que s’est-il
Borduas. passé?
« Peintre avant tout »
Récemment, l’oeuvre de Françoise Face à la prolifération de ses diverses Le prélude fauve...
Sullivan faisait l’objet d’une rétrospective au pratiques artistiques, Françoise Sullivan Le peintre Alfred Pellan, autre figure de
Musée des Beaux-Arts de Montréal, orga- déclarait récemment qu’elle se définissait la modernité, est de retour d’Europe à cause
nisée par le commissaire en art actuel de de la guerre. Dès son arrivée à Montréal, une
l’institution, Stéphane Aquin. Comme l’ex- À son retour à Montréal en exposition consacre son talent et lui reconnaît
primait Sullivan en 1981 alors que sa produc- une position d’avant-garde compte tenu de
tion multiforme faisait l’objet d’une première
1947, Françoise Sullivan l’anémie dont souffrait le milieu des beaux-
rétrospective au Musée d’art contemporain, ouvre son propre studio de arts. Pellan est un artiste éclectique qui, à
ce genre d’évènement a, en général, lieu une danse, y enseigne et réalise Paris, a assimilé les acquis du fauvisme, du
fois dans la vie d’un artiste... Privilégiée, sa des chorégraphies. Certaines cubisme et du surréalisme et dont la peinture
peinture fit également l’objet d’une autre propose une «synthèse» déroutante aux yeux
d’entre elles sont de
rétrospective en 1993, au Musée du Québec. de plusieurs...
C’est donc dire l’importance accordée à son véritables performances
travail par les instances muséales. avant la lettre. La plus L’académisme qui sévit à l’École des
célèbre, Danse dans la neige, beaux-arts, sous la férule de son directeur, le
Les visiteurs qui découvriraient pour la est l’une des rares dont peintre Charles Maillard, est de plus en plus
première fois ce vaste corpus d’œuvres seront contesté parmi les étudiants. Maillard se sen-
frappés par la richesse et la variété du contenu subsistent des documents tant menacé, tente de jouer la carte « progres-
de cette exposition. Ceux qui en connaissent visuels, en l’occurrence, une siste » en invitant Pellan, dès 1943, à y
déjà les grands axes ont pris plaisir à revoir série de photographies enseigner la peinture. La contestation du
cet assemblage, en plus de découvrir le magnifiques signées Maurice règne du régime de Maillard, fomentée en
dernier tournant d’une artiste peintre qui ose, grande partie par Pellan, allait conduire à la
à son tour, le passage à l’abstraction et au
Perron, photographe du démission de Maillard.
monochrome. groupe, et qui figurent dans
l’exposition. Contrairement à Borduas, Pellan affirme
L’historien de l’art ou le critique à l’affût laisser à ses élèves une totale liberté de mou-
des multiples retournements de cette produc- désormais comme « peintre avant tout », l’ac- vement. Une rivalité de plus en plus appa-
tion complexe a cependant des attentes tivité peinture occupant le devant de la scène rente règne entre les deux hommes. L’esprit
« autres » face à ce genre d’événement. depuis son «retour à la peinture» en 1980. À rassembleur des forces vives qui anima
Qu’apporte de nouveau cette rétrospective ses débuts, Sullivan était partagée entre pein- d’abord le milieu à l’encontre de l’aca-
par comparaison aux deux précédentes? ture et danse. D’abord formée à la danse clas- démisme se transforme en conflit ouvert. La
Certes, l’ajout de pièces nouvelles créées au sique, elle étudie à l’École des beaux-arts de parution des deux manifestes Prisme d’Yeux
fil des ans, mais aussi le retrait d’autres, on ne Montréal de 1940 à 1945 où elle fait la con- et Refus global en 1948 allait cristalliser des
peut «tout montrer», est à prendre en compte. naissance de Pierre Gauvreau et de Fernand positions irréconciliables. L’approche « révo-
Soulignons que chacune des trois rétrospec- Leduc, futurs membres du groupe automa- lutionnaire » préconisée par Refus global
tives comprenait une centaine de pièces. tiste. C’est par l’intermédiaire de Gauvreau, allait saper la position « réformiste » du
qui allait devenir son « fiancé », qu’elle fit la groupe Prisme d’Yeux.
De façon plus explicite, la « lecture » connaissance de Paul-Émile Borduas, en
que l’on fait aujourd’hui par le biais de cette 1941. Ce grand schisme a laissé des blessures
exposition du corpus sullivanien, de ses nom- et des conflits dont les historiens de l’art n’ont
breux tenants et aboutissants stylistiques ainsi On sait le rôle de leader charismatique pas encore fini d’évaluer la portée. Bien que

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 55


cela soit de l’histoire « ancienne », la plupart laquelle participaient aussi Pierre Gauvreau, tographe du groupe, et qui figurent dans l’ex-
des artistes impliqués et toujours vivants Fernand Leduc, Daudelin, de Tonnancour? position. Jean-Paul Riopelle aurait également
campent encore sur leurs positions respec- filmé cette prestation, mais la pellicule s’est
tives. La même année, Sullivan danse avec perdue... D’ailleurs, la plupart des automa-
Pierre Gauvreau sa première chorégraphie tistes participèrent d’une façon ou de l’autre
Dans le catalogue de la présente exposi- sur la musique de Debussy : L’après-midi aux «spectacles de Françoise »...
tion, on a confié à Gilles Lapointe, spécialiste d’un faune... De faune à fauve, il n’y a
de l’histoire de l’automatisme québécois, la qu’une lettre, un pas... L’année de la publication du Refus glo-
délicate mission de situer les allégeances bal, en 1948, Sullivan prononce une con-
automatistes de Sullivan. Malheureusement, Malheureusement, le - trop mince - cata- férence devant le groupe, intitulée La danse et
on reste sur notre appétit. logue fait aussi l’économie d’une présenta- l’espoir. C’est alors que Borduas lui propose
tion détaillée des œuvres. En ce qui a trait à d’inclure son texte dans la publication. Ainsi,
Françoise Sullivan au cours de sa longue cette production, elle relève cependant du Sullivan ajoute en quelque sorte son propre
carrière, fut souvent sommée de justifier le fauvisme par son recours à la modulation des manifeste visant la « libération du geste »,
pourquoi de son « abandon » de l’activité pic- plans et à un coloris éclatant. «comme un écho et un prolongement» de
turale, dès 1945, au profit de la danse. Elle l’automatisme en danse, pour reprendre les
s’en sortait par une pirouette en répétant qu’il Quant aux « abominables croûtes pseu- propos de Michèle Febvre dans son texte du
s’agissait là d’un choix «arbitraire». La réa- do-cubistes » décriées par Gauvreau, il n’est présent catalogue intitulé « Danse insoumise ».
lité est plus complexe. À ce sujet, Lapointe fait mention nulle part de la survie éventuelle
cite, dans le catalogue, pour tout document, de certaines d’entre elles. Pourtant, on retrou- Michèle Febvre, historienne de la danse
une lettre du poète Claude Gauvreau, premier ve dans la collection du Musée d’art contem- qui a déjà dansé pour Sullivan, considère que
« historien » de l’automatisme, publiée en porain quelques « cadavres exquis », ce jeu La danse et l’espoir est le premier essai con-
1993. inventé par les surréalistes où l’on crée un sistant sur la danse moderne au Québec.
dessin à plusieurs, repris par Pellan et auquel Febvre estime, fort justement, que les diver-
Dans cette lettre extraite d’une corres- Sullivan participa en 1945 avec Pellan, Jean ses formes d’art pratiquées par Sullivan font
pondance d’abord privée de 1950 entre Benoît et Simone Jobidon. « (...) se rencontrer nature et artifice, rituel et
Gauvreau et Jean-Claude Dussault, Gauvreau quotidien, mythe et réalité, éphémère et
donne sa version de cette défection vis-à-vis L’entracte new-yorkais... durée; on a envie de dire : même combat,
la peinture en ces termes : Françoise Sullivan, Quoi qu’il en soit, Sullivan, optant pour même instinct qui lient la chair de l’artiste et
était une « (...) élève douée de l’École des la danse moderne, s’installe à New York en celle du monde. » (Catalogue, p. 72)
beaux-arts, elle fut jadis la fiancée de mon 1945. Alors qu’à Montréal, c’est le vide total
frère. Elle prit par (sic) contre la révolte de en la matière, l’effervescence règne à New L’exploration des formes dans l’espace :
Maillard. Elle exposa aux Sagittaires. Elle York. Parmi toute une pléthore de tendances la sculpture
oscilla entre la danse et la peinture. Un novatrices, Sullivan se découvre des affinités En 1949, Sullivan épouse le peintre
moment donné, sa source créatrice (en pein- auprès de Francizka Boas. La fille du célèbre Paterson Ewen. Quelque dix ans et quatre
ture) se tarit. Excédée par cette impossibilité anthropologue Franz Boas, qui a intégré des enfants plus tard, plutôt que de revenir à la
de devenir un grand peintre, elle en conçut rythmes africains et asiatiques dans son danse, Sullivan s’initie à la sculpture. C’est
une sorte de dépit hargneux. Elle se révolta approche visant à libérer le mouvement et à qu’au début des années ‘60, la sculpture
contre mon frère et contre Borduas. Elle s’in- faire parler le corps, se réfère aussi au mythe québécoise, suivant la tendance mondiale,
scrivit aux cours de Pellan - où elle fabriqua, et à la question des origines. Elle s’inspire est en pleine effervescence. Les Archambault,
elle aussi, de ces abominables croûtes pseu- davantage de la psychologie des profondeurs Vaillancourt, Roussil, Daudelin, Trudeau,
do-cubistes en série. Évidemment pareille et de la théorie des archétypes de Karl Jung Comtois, etc., occupent le devant de la
activité ne pouvait satisfaire une femme aussi que de la psychanalyse freudienne et de la scène. Sullivan se forme auprès de Louis
pleine de poésie que Françoise. Elle aban- théorie de l’inconscient psychique. Archambault - signataire de Prisme
donna la peinture, et se consacra à la danse. d’Yeux. - et demande quelques conseils à
Peu à peu, elle revint à nous » (cité dans le Entre temps, « réconciliée» avec les Vaillancourt.
Catalogue de l’exposition). automatistes, Sullivan organise même, en
1946, une exposition intitulée « The Borduas Conséquente avec elle-même, elle trans-
En plus de l’absence de toute confronta- Group » au studio de Boas. pose dans ses compositions ses préoccupa-
tion avec l’artiste à ce sujet, la présente expo- tions de danseuse et une gestuelle minima-
sition offre bien peu de traces picturales de la La danse dans la neige liste : assembler, plier, souder. Une première
production de cette jeune « élève douée »... À son retour à Montréal en 1947, phase lyrique l’amène à traduire les forces de
À titre de comparaison, la rétrospective de Françoise Sullivan ouvre son propre studio de la nature dans des matériaux bruts : acier, fer,
1981 comprenait 6 peintures des années ‘41 à danse, y enseigne et réalise des chorégra- etc. Lui succède une phase géométrique, où
‘43. La présente n’en compte que quatre... Où phies. Certaines d’entre elles sont de vérita- elle réalise des figures en mouvement, des
sont donc passées Tête amérindienne I et bles performances avant la lettre. La plus totems et des cascades où, évidemment, les
Autoportrait au visage barbouillé de ‘41, célèbre, Danse dans la neige, est l’une des formes circulaires dominent. Les matériaux
d’abord présentées à l’exposition collective rares dont subsistent des documents visuels, industriels, dont l’aluminium et le plexiglas,
des jeunes peintres des « Sagittaires », en en l’occurrence une série de photographies stimulent son imagination, par leur coloris vif
1943, à la galerie Dominion, exposition à magnifiques signées Maurice Perron, pho- et leur plus grande malléabilité.

PAGE 56 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


Elle fait tant et si bien qu’à la suite de un facture minimaliste, aux tonalités sombres peut être achevé sans pour autant être
plusieurs expositions remarquées, elle obtient d’un coloris aux accents de terre, parfois périmé...
le Prix de sculpture du Québec. Or, l’exposi- monochromes ou aux effets de matière.
tion comprend une douzaine de ces œuvres, Un « retour à l’ordre »?
alors que celle du MAC en comprenait une Sullivan aborde la peinture en cumulant En 1993, Sullivan amorce sa période
trentaine... la circularité de la danse et des gestes de non figurative qui devait la conduire au
sculpteure; découpages dans la toile, intégra- monochrome. Dans son texte du catalogue,
Une nouvelle remise en question tion d’objets : morceaux de bois, tiges d’aci- elle s’exprime là-dessus : «Durant les années
En 1970, Sullivan effectue un premier er, accumulation de pierre sous l’œuvre. ‘90, je commençais à tourner en rond. Un
voyage en Europe, en Italie, plus particulière- Certaines relèvent du genre de l’installation. changement radical dans ma peinture était dû.
ment. L’heure est à la remise en question du (...) J’ai [relevé] le défi de faire une peinture
rôle de l’art et au nihilisme. Elle découvre La couleur refait timidement son appari- à propos de rien (...) et qui pourrait se tenir
l’art conceptuel et les premières perfor- tion dans la série subséquente « Je parle... » de par sa seule force intérieure. (...) Les mono-
mances et actions documentées. Puis l’Arte 1982-1983; le langage des éléments traduit chromes me parlaient. Cette direction n’est
Povera qui, au moyen de matériaux bruts sou- des préoccupations écologiques. Toujours pas nouvelle, mais elle me semblait la seule
vent naturels, explore la simplicité des circulaires, les toiles sont composées d’un qui soit viable» (p. 42-43).
formes. Sullivan est particulièrement sensible assemblage de pièces assemblées. Des
au travail de Jannis Kounellis, d’origine branches scandent ces compositions magis- Et Aquin de renchérir : « Malgré la
grecque, dont les sculptures ont une qualité trales. parenté formelle des monochromes de
picturale indéniable. Françoise Sullivan avec l’abstraction chro-
Le cycle suivant, la série des « serpents » matique de l’après-guerre, celle des Barnett
Ces découvertes amènent Sullivan à une de ‘83-84, utilise abondamment la technique Newman, Mark Rothko, ou encore plus près
remise en question de sa pratique de sculp- du collage, des cordes qui rappellent l’art de nous, Jean McEwen, c’est davantage à une
teure. Elle considère qu’elle « doi(t) se populaire des tapis tressés jouent le rôle du esthétique du retour à l’ordre de type néo-
défaire des vieilles formes d’art qui ne corre- serpent. Étrangement, on n’en retrouve classique qu’ils renvoient» (p. 19-20). Et en
spondent plus à notre réalité. » Il s’ensuit une aucune dans l’exposition... guise de «développement», dans une note en
période d’actions documentées, d’interven- bas de page, il nous «renvoie» à l’histoire du
tions sur des sites, de performances, de dans- Entre temps, Sullivan passe ses étés en monochrome de Denys Riout, La peinture
es. L’exposition en a retenu une douzaine qui Grèce où elle s’imprègne de mythologie. Il monochrome.
figurent sous forme de séries de photogra- s’en suit la période des « cycles crétois »
phies. s’échelonnant sur plusieurs années. Le colo- L’exposition ne comprend pas moins de
ris est expressionniste, des personnages 19 œuvres de cette période; c’est beaucoup,
Les plus marquantes sont une « prome- mythologiques se profilent sur fond de c’est même disproportionné par rapport à
nade » entre le Musée d’art contemporain et paysage. Ces œuvres aux formats irréguliers l’ensemble de cette production. Évidemment,
le Musée des Beaux-Arts, une « Promenade ressemblent à d’immenses puzzles et l’artiste est convaincue qu’il s’agit de ses
parmi les raffineries de pétrole », « Rencontre témoignent d’une maîtrise de la découpe où pièces «les plus accomplies». Et les «esprits
avec Apollon archaïque» et surtout, pour la les formes mêmes dialoguent avec les figures. éclairés» d’abonder béatement dans le même
suite des choses, les portes et les fenêtres En 1987, l’artiste obtient le prix Borduas. sens...
« barricadées » et « débloquées ». Ces pre-
mières œuvres traduisent des préoccupations L’année d’après, c’est la série « Promé- C’est évidemment plus facile que de
écologiques; alors que « portes et fenêtres » thée » qui voit le jour, puis en 92 : « Agora. commenter chaque œuvre présentée et
seront en quelque sorte l’élément déclen- Vestiges au mont Nemrut». Les œuvres sont d’analyser chaque cycle comme on s’y
cheur d’un retour à la peinture... de plus grand format encore et la couleur y attendrait lorsqu’il s’agit d’une rétrospective.
éclate jusqu’à l’exacerbation. La série Ainsi, le catalogue ne présente pas d’analyse
Le retour à la peinture « Prométhée » est également absente de la substantielle de l’évolution de cette peinture
Le catalogue comprend un très beau présente rétrospective... et nous restons quelque peu sur notre appétit.
texte de l’artiste qu’on aurait envie de repro- Il faudra bien qu’un jour quelqu’un fasse ce
duire au complet. Elle y énonce notamment En 1993, le Musée de Québec consacre travail qui rendrait finalement justice à
ceci : « La peinture m’habite. Depuis tou- à sa peinture une rétrospective dont les l’artiste.. ■
jours. Mes premières œuvres étaient peintes. œuvres - une centaine - s’échelonnent de
Ma curiosité m’a toutefois poussée à regarder 1980 à 1992. À ce sujet, le commissaire de
toute forme d’art et toute nouvelle tendance l’exposition, Stéphane Aquin, formule le
qui venait occuper le présent. » commentaire suivant : «Au début des années
‘90, Françoise Sullivan traverse un passage à
Sentant qu’elle avait en quelque sorte vide. Ses grands cycles picturaux entrepris en
épuisé les possibilités de l’art conceptuel, 1980 (...) sont révolus, impression qu’ac-
Sullivan s’est remise à la peinture au début centue leur présentation rétrospective au
des années ‘80. Il s’ensuivit l’imposante série Musée du Québec (...) » (p.19). Il y a là
des «tondos» réalisées sur de grandes toiles ambiguïté : faut-il entendre le mot «révolu»
circulaires sans support. Ces pièces arborent au sens de « dépassé »? Un cycle pictural

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 57


- HOMMAGES -
À LA PETITE MARIE MARIE TRINTIGNANT (1962-2003) L’ÂGE DU SILENCE ROLAND GIGUÈRE (1929-2003)

Bernard Pozier Bernard Pozier

Nous ne lirons plus ton nom sur la marquise Avec dedans ses pupilles
car tu ne viendras plus à l’Atelier désormais des images au-dessus du réel
ni avec avec au bout de sa langue
ni sans ton père les paroles hésitantes du fond de l’âme
et ta voix avec au bout de la main
à l’avenir toujours un bout de son cœur
ne remplira plus l’espace il écrit peint
ailleurs qu’en nos mémoires édite grave
simple enfant insouciant
La petite place Charles-Dullin incertain de son propre jeu
toujours maintenant perpétuellement timide et humble
demeurera bien trop grande caché derrière ses tableaux et ses pages
bien plus triste
et le Café du théâtre Depuis toujours
même plein depuis même les nuits abat-jour
bien plus désert yeux fixes et armes blanches
à jamais la main au feu dans son abécédaire
il avait l’âge de la parole
Pourquoi t’a-t-il frappée en plein midi perdu
et refrappée encor en plein pays perdu
égaré à faire naître des images apprivoisées
à faire encore trois pas
éperdu
pour nous conduire en des lieux exemplaires
ébahi
à l’orée de l’œil
dans le profond délire de ses sombres désirs
en dix cartes postales
pourquoi t’a-t-il oubliée dans la nuit
au cœur de sa forêt vierge folle
avant même que la vie ne le fasse
vers l’adorable femme des neiges
pourquoi avoir condamné l’univers vers les illuminures
à respirer sans toi en temps et lieux
naturellement
Pourquoi mourir d’absurde j’imagine
et de gratuite violence
au noir à l’étranger Désormais presque sans images
beauté fauchée quasi privé aussi de musique et de son
il est parti comme passe le vent
comme l’homme va prendre une marche
et puis au fil de l’eau
Marie égarant son regard dans la pureté des flots
la chair est triste peu à peu se perd dans la rivière
et j’ai vu tous tes films petit à petit oublie son propre corps
comme les passants le perdent de vue
Marie car le défaut des ruines est d’avoir des habitants
la vie est triste et pour nous la douleur est d’avoir une mémoire
on y voit tant de morts d’atteindre aussi parfois
l’âge du silence
PAGE 58 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004
- POÉSIE -
APRÈS LA BATAILLE... CONFORME À LA POLITIQUE
RETOUR À LA SOLITUDE ÉDITORIALE
G. Tod Slone G. Tod Slone
Poète américain,
Éditeur de la revue
The American Dissident

Que c’est froid aujourd’hui! Que c’est morne ! De nos jours, les propos d’un poète
Debout dans les rues perdues, toi, tu marches seul. n’ont quasiment pas d’importance
Que c’est tranquille, douces brises dans les arbres. car ce qui compte
«Comme l’ombre, les jours s’enfuient» par-dessus le marché
en haut sur une face d’une bâtisse des Ursulines. ce sont les diktats du marché.
Ben ça, c’est de la poésie !
Mouettes, mouettes, mouettes L’important, c’est que le poète se case
et une file d’oies canadiennes au ciel crépusculaire. dans une catégorie de gens en vogue,
Nuages couleur saumon, par exemple,
silence glacial régnant sur la ville être bulgare ou mexicain,
maintenant que les poètes sont partis ! être innu ou acadien,
Mais toi, t’es toujours là, âme pleine d’angoisse. être homosexuel ou simplement femme.
Être poète et maudit, on ne s’y accoutume jamais
car c’est toujours mission de bombardement L’important, c’est que le poète ne fait pas,
et personne ne t’aime quand t’es odieux bombardier. en voguant, de vagues qui
Mais c’est pas ça ton métier, poète ? déferlent sur ses confrères versificateurs...
Mouettes, mouettes, mouettes tour à tour dans le ciel,
vent froid hivernal soufflant sur ta face et tu te déplaces
le long du quai au loin bouffées de fumée
et le pont de Nicolet.

Que la poésie est devenue si désamorcée !


Les vers se vendent pas très cher, vous savez.
Un frisson dans ton corps, alors que le jour devient nuit.
Mais qui es-tu poète ? Toi, du moins tu le sais bien...

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 59


LA RÈGLE ET LA DÉLICATESSE
Dominique Corneillier

« La règle est, en tant que règle, détachée; elle se tient, pour ainsi dire, là S’il nous reste tant soit peu d’ombre dans cette déclinaison du paysage
dans sa souveraineté; bien que ce qui lui donne son importance, ce soient
Il nous faut tes mains
les faits de l’expérience quotidienne. » Ludwig Wittgenstein.
Où se craque parfois la chair du monde

À travers l’ordre naturel de ce qui nous atteint


Car
Je travaille à ce que tu appelles la situation des formes
Même si nous n’avons jamais encore connu l’intranquillité allusive du sud
Au tournant des habitudes
Nous préférons encore le palimpseste de nos corps dans l’onde
Je travaille pour que tu te rappelles le couronnement de nos gestes
À la perspective du repos

J’installe toute une ornementation Dans ce manque d’espace qui est toute la danse

Et repeint la pièce *

Calibre les meubles aux jointures du dehors La vie donnée aux hyènes de la syntaxe

Pour t’embarquer consentante dans le déchiffrement des sphères Grugeant grille et chaos

* Plongeant la moitié d’un corps


S’il y a tant soit peu d’espace ici pour le mouvement Dans la ressemblance
Tant soit peu de lumière structurant le bleu du vide
L’autre dans la règle
S’il y a le moindrement de volonté pour satisfaire l’œil des signaux du monde

Il nous faut se lever et répondre


Le monde tatoué à l’aveugle
Il nous faut une grande politique pour calculer la couleur des formes
Aux juillet des commerces
Il nous faut une délicatesse tranchante
Dans la réflexion des vitrines
Et ta voix en tout cela:
Et dans la panthère de la nuit

Ta voix dispersée par-delà les arêtes du continent


Le monde travestit d’audace
Dans sa faune et sa flore

Ta voix Se perdant dans le camouflage

Sa tranquille abondance de foi -J’attends

Pour le crépuscule des architectures et l’enchère des deuils Couché en étoile dans

Ta voix d’oraisons grugeant la toile dans sa syntaxe l’herbe rase

PAGE 60 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004


LA RÈGLE ET LA DÉLICATESSE (suite)

Règle délicatesse et usage Les poètes que tu connais n’ont d’autre poétique que le hasard de tes gestes

Parcourant en chien la connaissance Et une sociologie de rechange au cas où tu en viendrais à les renier

Ne nous disant jamais Ils n’ignorent pas le paysage et la souffrance

Comment l’on s’habitue Seulement voilà

Ils exécutent l’inspiration à ton chevet


À ce qui s’évade en nous
Pour qu’il ne reste que le souffle du regain
Quand la fiction s’emporte
Quand tu viens redonner sens à la transcendance
Et que le roman se brise
Dans le parement de leurs bras
Aux brisant des gestes
*
Nous allions ameutant les foires parmi la règle
Personne ne nous attend
Consignant la fureur
Écoutant Gaspard de la nuit
En quoi consiste la forme
Mais l’intrigue crispe les doigts Participants des supplices par la vigueur du langage
Et corrompt le clavier On ignorait la présence des accomplissements

-J’attends donc Dans le bruyant de la ville

La confirmation que le populaire mérite autre chose que du mépris Nous dansions sur la musique populaire

Et j’échoue à décrire la plus petite chose Aimant la musique populaire

Dans le fatras du cœur et le coulant de l’âme Parce qu’elle nous ressemblait dans la joie des alcools

Et dans plénitude feinte par le vacarme des amplis


*
Ce que la littérature n’invente pas enfin
C’est entendu que les poètes n’écrivent
Ou si peu
Que les soirs où tu t’absentes
Quand le goût de sortir ne supporte plus l’essence des choses
Où plutôt que de feindre le reflet

Ils se couchent de tout leur long sur la toile


D’autant plus que je parlais de métaphysique
Et attendant le spectre de ta conciliation
Celle qui nous met le cœur en déroute dans l’immense de l’ontologie:

Cette obscure dissemblance


Les poètes dans la tempérance du monde Qui porte ton nom
N’écrivent que quand ta périphérie les accable Entre la nuit et la nuit
Du périmètre alloué du sens Qui fait de toute distance

Jusqu’à la ruse nouvelle de l’éloquence Une expérience de la rareté

COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 61


ÉCRIRE
Suzanne Joly

L’écrivaine a reçu le prix Création-interprétation lors de la 12e édition des Grands prix Desjardins
de la Culture de Lanaudière, le 13 septembre 2003.

Texte lu au lancement de la revue Oxymore, la revue des étudiants en arts et lettres du cégep régional de Lanaudière à Joliette, en mai 2003.

« ...Risquer l’impossible, ça veut dire se tenir sans filet sur le garde-fou du langage afin que toute chose, nommée par les mots

vrais, advienne à l’existence puisque, sans nom, la chose appartient à l’éternel néant d’être. » (Madeleine Gagnon)

Écrire, c’est risquer; se risquer soi dans sa propre recherche. C’est oser ouvrir sa mémoire, donner la parole

à l’enfance pour retrouver la capacité du don. Trouver les mots du recommencement, de ses origines. Oser

ouvrir sa respiration, dissoudre ce qui l’entrave, la bloque, la disperse pour laisser couler le souffle, le son de

sa voix. Laisser vivre sa voix, puis l’écouter pour la reconnaître, reconnaître cet Autre en soi. « Risquer l’autre

en soi ». Risquer son rêve, transcender ses limites, transgresser le trop connu, le trop facile, traverser l’opacité

du silence, soulever son désir et réconcilier les irréconciliables. Aller au plus près de l’indicible en déjouant

l’habitude, l’ordre habituel des choses. Accéder à ses multiples possibles par sa virtualité créatrice.

Faire advenir l’autre en soi, trouver la part manquante, la juste part. Risquer la descente grâce au tremplin

du langage, des mots vrais; aller au plus haut dans un mouvement de descente.

Les choses ont-elles besoin d’être nommées pour exister ou ne les nommons-nous pas pour qu’elles se

détachent de nous, pour que nous puissions nous purifier d’elles grâce à une catharsis langagière?

Écrire, c’est affronter et risquer l’inconnu qui est en soi. Et pour reprendre l’expression de Madeleine

Gagnon : « se tenir sans filet sur le garde-fou du langage », c’est aussi accepter le risque de se jeter dans le vide

au moment où les mots font l’objet d’un livre, qu’ils sont laissés à leur pleine liberté, offerts au lecteur. C’est là

qu’il faut risquer l’impossible : le don total en toute humilité.

PAGE 62 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004

Vous aimerez peut-être aussi