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Je parle: la terre
Françoise Sullivan
COLLABORATIONS : ENTRETIENS :
Philippe Amyot • Claude R. Blouin • Mathieu Bock-Côté Marc Chabot • Denis Simard
Dominique Corneillier • Éric Cornellier • Marie-José Daoust
Benoît Dubreuil • Mathieu Durocher • Suzanne Joly • Jean Larose NOUVEAU DÉBAT
Jean-Claude Martin • Michel Morin • Annie Palanché AUTOUR DU PROGRAMME
Serge Pelletier • Bernard Pozier • Yves Préfontaine • G. Tod Slone PÉDAGOGIQUE DE VACHER
RÉDACTION
30 Sur la violence dans le sport!
Yves Préfontaine
Courriel : andr.baril@sympatico.ca
40 Peter Sloterdijk et l’exigence de grandeur européenne
Jean-Sébastien Ricard
louiscornellier@parroinfo.net 41 Derrida, entre Droit et Justice
Olivier Roy
houle.alain@sympatico.ca
royoli01@aol.com 44 Penser le monde avec Adorno
Annie Palanché
ricardjs@hotmail.com
Site internet : www.combats.qc.ca CINÉMA
(on y trouvera notamment les anciens numéros) 50 FCMM 2002: retour aux sources
Claude R. Blouin
52 Histoire et histoires du Japon au FFMM 2003
PRODUCTION Claude R. Blouin
HOMMAGES
Page couverture :
Françoise Sullivan,
58 À la petite Marie
Bernard Pozier
Je parle (no7) 58 L’âge du Silence. Roland Giguère
Bernard Pozier
la terre, 1982.
POÉSIE
Acrylique, branche 59 Après la bataille… retour à la solitude
et collage sur toile. G. Tod Slone
59 Conforme à la politique éditoriale
G. Tod Slone
60 La Règle et la Délicatesse
Dominique Corneillier
Collection Louise Lalonde Lamarre 62 Écrire
Courtoisie : Musée des Beaux-Arts de Montréal Suzanne Joly
En une de La Presse, ce matin, le députés adéquistes (ceux de Berthier et de l’aide sociale. Et qu’ont-ils fait? Ils ont
14 août 2003, deux manchettes don- Joliette) qui se croyaient installés. Quoi fessé sur les BS!
nent le ton des années libérales à venir : qu’en pensent certains, nous avons,
« Fini le gel des tarifs d’Hydro; les croyons-nous, voté du bon bord. ***
hausses arriveront dès octobre » et
« Les garderies resteront à 5$… et *** Dans ces tristes circonstances, je
grimperont jusqu’à 10$ ». Les inno- voudrais profiter de l’occasion pour
cents, qui croyaient que PQ et PLQ, Ce n’est pas parce que l’on n’en formuler une mise en garde à tous ceux
c’était du pareil au même, ont enfin, et entend presque plus parler, ce dont qui risquent de croiser ma route un de
malheureusement, la preuve du con- nous nous réjouissons, que Mario ces jours : le prochain qui dénonce les
traire. Dumont et ses troupes méritent notre BS devant moi, je lui passe un savon en
règle et définitif. Il y a des limites à la
Pendant la dernière campagne bêtise et à la mesquinerie.
électorale, Landry et Legault ont eu le Le PQ, bien sûr, est loin
courage de dire qu’ils refuseraient de ***
d’être parfait; il était, c’est
baisser les impôts. Priorité : les ser-
vices aux citoyens. C’est ça, entre vrai, usé, mais il était aussi, Bernand Landry a annoncé, pour les
autres, la social-démocratie : des con- et reste, jusqu’à preuve du mois à venir, un brassage d’idées visant à
cessions au marché, bien sûr, mais une redéfinir l’option souverainiste et la
volonté de le limiter, de l’encadrer, de
contraire, notre meilleur social-démocratie à la sauce péquiste.
le réglementer afin de se donner les rempart politique contre le Ceux qui croient encore à la souveraineté
moyens d’agir dans le sens du bien démantèlement de l’État. et en un Québec solidaire ont donc le
commun. devoir de ne pas baisser les bras et de
Trop d’esprits capricieux participer pleinement à ce renouveau.
Le PQ, bien sûr, est loin d’être par- l’ont oublié, le 14 avril
fait; il était, c’est vrai, usé, mais il était À l’heure où la dispersion des
dernier, et nous voilà aux
aussi, et reste, jusqu’à preuve du con- forces nationalistes et progressistes
traire, notre meilleur rempart politique prises, aujourd’hui, avec réjouiraient les ennemis du bien com-
contre le démantèlement de l’État. des comptables à la mun, cette tâche relève de la première
Trop d’esprits capricieux l’ont oublié, urgence. De leur côté, le PQ et ses
le 14 avril dernier, et nous voilà aux mentalité d’épicier à la tête leaders devront accueillir avec ouver-
prises, aujourd’hui, avec des compta- de l’État québécois. ture les contributions multiples et
bles à la mentalité d’épicier à la tête de diverses, dans la mesure où il ne s’agit
l’État québécois. Ah, on les aura, nos pas de compromissions, afin de faire de
baisses d’impôts! On aura aussi, c’est pitié. Ils annonçaient des ravages, en ce parti - qui en fut, naguère, un grand
inévitable, ce qui vient nécessairement cas de victoire, et ils en ont faits, même - le lieu d’une nouvelle mobilisation.
avec : des attaques frontales contre les dans la défaite. En fait, le plus grand
BS, des coupures dans les services et mal qu’ils ont causé est d’avoir rendu, Qu’on oublie Facal et son obses-
programmes qui assurent une réparti- par leurs outrances idéologiques, les sion du centre, qu’on oublie les
tion de la richesse et, donc, une cer- libéraux de Jean Charest presque sym- gauchistes radicaux qui ne trouvent de
taine justice sociale, et un État de plus pathiques, ou à tout le moins inoffen- pureté que dans la défaite! La vraie
en plus provincial qu’il faudra bien, un sifs, aux yeux de plusieurs. On connaît social-démocratie n’est pas un pis-
jour, reconstruire dans l’adversité. maintenant le résultat : les Québécois aller, un purgatoire où l’on se contente
devront se taper le programme de de peu en attendant. C’est une
Dans Lanaudière, au moins, région l’ADQ, appliqué par d’hypocrites espérance, celle de la justice en acte,
d’où Combats vous parle, nous avons libéraux-conservateurs qui juraient sur qui tient compte du réel et de ses aléas.
refusé ce marché de dupes et, mieux leurs mères, par exemple, qu’ils ne C’est la tâche politique des justes et
encore, nous avons renvoyé chez eux deux toucheraient pas au barême plancher de des lucides. ■
On peut utiliser les Hélène Pedneault, Andrée Ferretti et québécoise commence. Que ce roman soit
livres pour fuir la André Bouthillier à la coalition Eau se- bon ou non n’a pas vraiment d’impor-
réalité, pour oubli- cours!, au philosophe du cégep F.-X. tance. L’acte fondateur de la littérature est
er de vivre, on peut Garneau qui collabore assidûment à bon accompli par Philippe Aubert de Gaspé
aller jusqu’à penser nombre de nos revues culturelles et poli- fils. La même chose avec la poésie. À par-
contre la vie. À l’in- tiques, à l’un des principaux animateurs tir du moment où tu publies un premier
verse, on peut de la réflexion sur le suicide qui est recueil de poésie, c’est la poésie elle-
essayer de vivre actuellement en cours au Québec; bref à même qui commence son existence.
sans trop penser, un être entièrement engagé, dans la vie de Après, des écoles peuvent se former, des
mais là encore, on l’esprit comme dans la société québé- groupes, des tendances. Nelligan, Saint-
aboutit assez rapi- coise. Denys Garneau, la poésie moderne,
dement à une impasse. Il s’agit donc de Gaston Miron, peu importe. Un corpus est
penser en vivant, de vivre avec la pensée, André Baril là qui fait l’histoire. La même chose avec
de vivre ce que nous pensons et de penser la peinture. À partir du moment où
aussi que certaines choses nous échap- Borduas écrit Refus global, il y a un acte
pent. Mais y a-t-il une vie intellectuelle au – Dans un entretien qu’il accordait à la de fondation, typiquement québécois, de
Québec, avons-nous une place publique revue Combats (vol. 6, printemps-été la peinture moderne.
pour accueillir la remise en question de la 2002), Georges Leroux a dit que la cul-
pensée? Nous avons assurément la littéra- ture québécoise était plus ouverte à la – Et que dire de la philosophie?
ture, la peinture, le cinéma, la musique, la littérature qu’à la philosophie, que
danse et le théâtre, nous avons beaucoup notre culture serait en somme moins Quand Descartes écrit Le discours de
de créateurs. Même chose dans le monde réceptive au caractère universaliste de la méthode, il fonde la philosophie mo-
universitaire, nous avons des savants, des la réflexion philosophique. Qu’en derne française. C’est le premier livre de
chercheurs. Par ailleurs, nous avons des pensez-vous? philosophie écrit en français. On l’accepte
journalistes d’enquête et d’excellents comme acte fondateur.
chroniqueurs. Alors, tout va bien dans le Je pense avoir une explication ou, du
meilleur des mondes possibles? Pas tout à moins, je crois que l’on pourrait formuler – Nous n’aurions pas, ici au Québec,
fait, il reste encore à clarifier la place de une hypothèse : la littérature québécoise a l’équivalent?
la réflexion philosophique dans notre cul- eu son acte de fondation, mais pas la
ture. Pourquoi donc? Dans un entretien philosophie. Pour que la philosophie C’est sûr que nous serions gênés de
qu’il accordait à la revue Combats (vol. 6, québécoise existe, il faudrait que l’on dire que cet acte de fondation a été le fait
printemps-été 2002), Georges Leroux a accepte l’idée que dans notre histoire, il y de Louis-Adolphe Pâquet (1859-1942),
dit que la culture québécoise était plus a eu, à un moment ou l’autre, un acte de par exemple. C’était un professeur de
ouverte à la littérature qu’à la philoso- fondation. Cet acte serait une œuvre fon- philosophie à l’Université Laval, mais
phie, que notre culture serait en somme datrice, pas un individu. Une œuvre qui aussi un évêque… Un thomiste avec tous
moins réceptive au caractère universaliste fait commencer pour de bon la philoso- ses défauts… Mais encore là, nous pour-
de la réflexion philosophique. Si l’on phie. rions avoir des mouvements de pensée.
accepte la remarque du professeur de D’ailleurs, aussitôt que l’on s’intéresse à
l’UQAM, il est peut-être temps de se – Avez-vous quelques exemples, en lit- ce que nous avons écrit, nous devons tenir
demander pourquoi il en est ainsi. Pour ce térature ou d’autres domaines, de ce compte de ces mouvements de pensée. Le
faire, j’ai posé la question à Marc Chabot, que vous entendez par acte de fondation? thomisme, après tout, n’est qu’un court
spécialiste de l’histoire de la philosophie moment de notre histoire de la pensée.
au Québec, lecteur attentif de Don Prenons d’abord le roman. À partir du C’est par manque de courage que nous
Quichotte, pacificateur de la guerre des moment où Philippe Aubert de Gaspé fils tentons de lui donner autant d’importance,
sexes, parolier de Claire Pelletier et de publie L’influence d’un livre (aussi appelé par manque de courage et de curiosité
Richard Séguin, à celui qui milite avec Le chercheur de trésors), la littérature aussi.
consiste cette peur? Canada veut nous convaincre que nous ne Trente lettres pour un OUI, (collectif), Montréal,
sommes même pas un peuple fondateur. Stanké, 1995. Un essai composé de trente lettres
d'écrivains et écrivaines du Québec pour le OUI au
C’est sûr que l’individu qui veut se Les plus hauts taux de suicide se retrou- référendum de 1995.
suicider vit une crise personnelle. Cela vent chez les autochtones et les La désobéissance civile, Henry David Thoreau,
peut être une crise amoureuse ou une Québécois. Est-ce tabou de penser dans postface de Marc Chabot, traduction et présenta-
tion de Sylvie Chaput, Montréal, Typo, 1994.
crise liée à son travail. Or, l’individu cette direction?
cherche un lieu pour s’accomplir, mais À nous deux, (essai), (avec Sylvie Chaput),
Montréal, VLB éditeur, 1993.
il ne le trouve nulle part. Et quand tu ne – Avec la mondialisation en cours, cela
le trouves pas non plus comme société, n’arrange peut-être pas les choses… N'être rien, (poésie), Québec, Éditions du Loup de
gouttière, 1991.
cela n’aide pas les choses. Je ne dis pas
Le journal des autres, (essai), Montréal, Éditions
que nous nous suicidons parce que nous Nous sommes tous des gens à la Saint-Martin,1988, 205 pages.
sommes Québécois. J’essaie plutôt de recherche de quelque chose qui serait à
Des hommes et de l'intimité, (essai), Montréal, Édi-
saisir l’épuisement de l’être, tel que l’origine de ce que nous sommes, comme tions St-Martin, coll. Indiscipline, l987, l75 pages.
l’on peut l’observer par exemple chez individus ou comme peuples. Mais Un amour de père, (collectif), Montréal, Éditions
Hubert Aquin. La fatigue culturelle du actuellement, la mondialisation accentue Saint-Martin, 1987, pp. 25-35.
Canada français est un texte qui donne cette impression d’exil. On retrouve cela Lettres sur l'amour, (avec Sylvie Chaput), (essai),
des frissons. dans le roman de Kundera, L’ignorance. Montréal, Éditions Saint-Martin, coll. Indiscipline,
l985, l48 pages.
Après la chute du mur de Berlin, une
– Oui, Aquin nous amène tout de suite femme, exilée en France depuis vingt ans, « Esquisses pour un tableau de mes amours », (col-
lectif dirigé par Geneviève Delaisi de Parceval),
à la croisée des chemins : ou bien nous retourne chez elle. Mais elle ne reconnaît Les sexes de l'homme, Paris, Seuil, l985.
affirmons notre existence, ou bien nous plus son pays, la Tchécoslovaquie.
Chroniques masculines, (essai), Québec, Éditions
nous assimilons à d’autres cultures… Kundera fait alors un parallèle avec Pantoute, l981, 118 pages.
Ulysse. On oublie souvent qu’Ulysse Condition féminine et condition masculine, Université
Nous sommes peut-être dans une repart. Il revient à Ithaque, mais il repart. du Québec, Télé-Université, 1980, 225 pages, (en col-
laboration avec Lise Dunnigan).
culture en train de se désintégrer. Mais Pourquoi? Kundera dit qu’il repart parce
individuellement, nous ne ressentons que personne ne lui demande de raconter
Vite, vite, comme lui, avant l’heure de des seuls individus qui l’avaient chassé de
tombée, il me faut dire l’homme qui nous l’enseignement universitaire, mais qui
apprit à penser, Bernard, Jacques, moi- affectait les conditions mêmes du discours Bibliographie de Jacques Lavigne
Établie par Marc Chabot
même, et à tant d’autres qui enseignent dans notre société.
aujourd’hui et ne seraient pas professeurs
de la même façon sans ce Hulot Le Devoir avait publié en 1955 un Livres
philosophe au discours dégingandé. Il par- article, toujours actuel, où, quinze ans
Lavigne Jacques, L’inquiétude humaine, Paris,
lait bien, vite et longtemps. Ses parenthè- avant le livre, cette hypothèse s’était Aubier Éditions Montaigne, 1953, 230 pages.
ses et ses incidentes étaient légendaires. annoncée: « Notre vie intellectuelle est-elle
Son discours gigogne s’égarait parfois, authentique? » Dans ses travaux ultérieurs, Lavigne, Jacques, L’objectivité ses conditions
instinctuelles et affectives, Montréal, Leméac,
mais se retrouvait toujours, même si ce cette perversion devait s’appeler « faux-
1971, 256 pages.
n’était que deux ou trois séances plus tard.
Cette abondance était si éblouissante pour Lavigne, Jacques, Philosophie et psycho-
les élèves du collège de Valleyfield qui Je le revois déambulant, thérapie, essai de justification expérimentale
l’écoutaient comme un mage, qu’à elle de la validité et de la nécessité de l’activité
gesticulant, dans la petite philosophique, Beauport, Éditions du Beffroi,
seule elle assurait son prestige. Jacques
classe du coin, la plus belle, 1987, 298 pages.
Lavigne savait qu’il n’est pas nécessaire
que les élèves comprennent tout ce que dit où les feuilles d’automne se Beaudry, Jacques, Autour de Jacques Lavigne,
un professeur pour qu’ils puissent en jetaient aux fenêtres, où, philosophe. Histoire de la vie intellectuelle
d’un philosophe québécois de 1935 à aujour-
recevoir une leçon; il savait que l’admira- contre la pluie, le froid, le d’hui accompagnée d’un choix de textes de
tion est le premier moyen de transmission Jacques Lavigne, Trois-Rivières, Éditions du
pédagogique.
ciel bas, sa parole créait le
Bien Public, 1985, 168 pages.
foyer intense d’une vraie
À l’époque (vers 1965), il nous livrait révélation. Articles
à mesure les chapitres du livre auquel il
travaillait et qui devait porter sur « les condi- « Dossier Jacques Lavigne » (avec des articles
tions instinctuelles et affectives de l’objec- féminin » et se caractériser, suivant le sché- de Bernard Larivière, Marc Chabot, Pierre
Vadeboncoeur, Robert Hébert, André Vidricaire,
tivité du discours conceptuel ». ma oedipien, par une alliance entre la mère
Rosaire Chénard, Jacques Cuerrier, Jacques
et le fils s’accordant mutuellement recon- Beaudry et un inédit de Jacques Lavigne), La
J’avais seize ans, cet intitulé m’é- naissance de leur autorité virile afin d’en libre pensée québécoise, no double 14-15,
patait; évidemment, je n’ai compris que exclure le père et, surtout, ne pas avoir à 1991, pp. 7-33.
bien plus tard quelle intuition de génie tra- passer par l’acquisition d’une vraie
Larose, Jean, « Adieu Lavigne ! », Le Devoir,
vaillait cette prose élégante et profonde. maîtrise sur la réalité. Pour nous, cette
27 mai 1999, p. A6
Lavigne avait subi, il le répétait souvent, il proposition déplaisante et audacieuse
en parlait encore la dernière fois que je l’ai éclaire le destin paradoxal de l’idée de Lavigne, Louis-Dominique, « Jacques Lavigne
vu, une énorme injustice. souveraineté au Québec. aura été un intellectuel muselé », Le Devoir, 4
juin 1999, p. A8
Contre le ressentiment qui aurait pu Elle n’est pas morte avec lui. Le sou- Leroux, Georges, « Le risque de la pensée »,
réduire tout son travail à un stérile venir s’est traduit en mémoire, c’est-à-dire Le Devoir, 8 juin 1999, p. A7.
ressassement, il avait édifié en théorie en leçon active et en travaux renouvelés
générale de la pensée l’analyse du com- chez ses disciples. Voilà l’immortalité du Marc Chabot, « Hommage à Jacques Lavigne »
(1919-1999), revue Combats, vol. 4, no. 3 hiver
portement de ses persécuteurs. Il en était philosophe et du maître. ■
2000.
ainsi venu à l’hypothèse d’une certaine
perversion psychique, qui n’était pas celle
Encore aujourd’hui, nous enseignons comme il se doit. Lavigne voulait «saisir [...]. Ce qui est nocif, ici, ce n’est pas
les existentialismes avec Sartre et Mounier, la marche de la vie de l’homme sollicité, tellement de chercher le profit dans les
sans faire référence aux penseurs d’ici dans sa pensée et dans son appétit, par un affaires, mais de vouloir que tout soit une
qui feraient pourtant honneur à ce Absolu qu’il se dispose à recevoir en Le affaire; de contaminer tous les secteurs
courant de pensée, sans souligner par cherchant, et qu’il ne peut trouver sans se où l’action et la pensée désintéressées
exemple l’ouvrage de Jacques Lavigne. donner librement à Lui». Qu’est-ce à avaient coutume de se développer libre-
C’est remarquable, nos manuels de dire? ment; de se priver par là même du seul
philosophie au collégial exposent l’exis- ferment capable de faire accéder la vie
tentialisme, le marxisme, le freudisme, Après avoir posé le problème de économique à l’humanisme» (p. 191)
l’humanisme, en oubliant toujours l’inquiétude humaine et avoir exposé les
d’indiquer au moins un ou deux relais éléments constitutifs de l’existence En lisant de telles réflexions, je suis
québécois. Des milliers de jeunes lisent humaine (la vie sensible et la vie psy- prêt, à l’instar des Jean Larose, des Marc
des manuels de philosophie qui ont deux chique), avoir aussi compris à sa manière Chabot et de bien d’autres, à reconnaître
points en commun : ils ne contiennent le tournant linguistique - «Sans l’aide des en Jacques Lavigne «le premier de nos
pratiquement aucune référence à la pen- signes, la vie psychique serait impossi- philosophes». Mais revenons au texte. À
sée élaborée au Québec et ils gomment le ble», écrivait-il à la page 91) -, Lavigne la fin de son enquête, Lavigne dira qu’il
fait que l’enseignement philosophique ira explorer la science, l’art et la société, nous est impossible de combler le
peut servir à maintenir l’ordre social. toujours en quête d’une réponse, d’une manque qui nous habite par nos seules
Avec une telle pratique, c’est pas demain satisfaction qui pourrait apaiser l’inquié- œuvres ou constructions sociales. Il faut
la veille que nous verrons une philoso- tude fondamentale de tout être humain. que l’humain soit pour ainsi dire révélé à
phie vivante, ou des Québécois au cham- lui-même. En apparaissant dans le
pionnat de la course à relais! Quatorze ans avant Le hasard et la monde, dirait Hannah Arendt. Mais
nécessité du biologiste Jacques Monod, Lavigne, penseur chrétien, posera plutôt
Pourtant, dans Autour de Jacques Lavigne écrivait : «La science ne montre la question de l’absolu. Comment? Afin
Lavigne, philosophe, Jacques Beaudry pas que la matière a engendré la vie et de donner un peu la couleur de son style,
note, références à l’appui, que le premier celle-ci l’esprit; elle enseigne que le cos- j’ai pensé vous soumettre deux extraits
ouvrage de Jacques Lavigne, L’inquiétude mos, la terre et les astres, les animaux et de l’ouvrage. Le premier traite de la
humaine (éditions Montaigne, 1953), les hommes se sont formés à une certaine manière dont Lavigne se représentait
avait reçu un très bon accueil des cri- période du temps et qu’ils auraient pu ne l’inquiétude humaine. Le second rappelle
tiques littéraires du temps. Avec cet pas être si certaines conditions impro- la conclusion à laquelle il arrivait au
ouvrage, Lavigne traçait un chemin pour bables ne s’étaient réalisées. Le hasard terme de son ouvrage. Bonne lecture!
sortir en douceur du thomisme qui régnait est inclus dans l’évolution de l’homme»
à l’époque. (p. 144).
1. Extrait du chapitre premier
Certes, les circonstances de la vie Bien avant les luttes intestines qui (pages 27-28-29)
ont brouillé les pistes. Il y a eu l’exclu- ont déchiré la gauche lors du premier
sion de Lavigne du monde universitaire, référendum, Lavigne faisait déjà un peu «Tous les philosophes qui ont étudié
bien sûr. Mais il y a eu aussi le climat d’ironie à l’égard du socialisme réel : d’une façon spéciale l’existence concrète
politique qui régnait à l’époque, climat «Le communisme combat l’idée de patrie de l’homme ont apporté une attention
d’impatience politique, de remise en et, cependant, il l’exalte en U .R.S.S...» particulière au problème de l’inquiétude.
question radicale. Les circonstances ont (p. 194). La raison en est que notre vie, s’accom-
sans doute fait en sorte que cette œuvre plissant dans le temps, engendre continuel-
d’un individu qui se disait «penseur chré- Et en bon philosophe qui a un tel lement un passé et un avenir : le passé
tien» se perde (en partie) et qu’elle soit souci de l’ordre qu’il n’en tolère aucune qui est une perte et l’avenir, un manque.
(partiellement) ignorée des générations caricature, Lavigne a fait une critique Ce double sentiment d’absence fait naître
suivantes. virulente de l’ordre capitaliste établi. l’inquiétude. Cette inquiétude n’est ni un
Entre autres, dans ce passage, où il refuse principe, ni une fin, mais une étape de
Mais le propre d’un classique, que la loi du commerce devienne la loi notre devenir. Nous sommes d’abord
comme le disait Italo Calvino, c’est de générale : «Ce qui rend le capitalisme dans le temps comme n’y étant pas
sans cesse réapparaître. Alors retournons néfaste ce sont moins ses imperfections encore. Les enfants acquièrent un passé
au texte, à L’inquiétude humaine. Quelle pratiques que ses prétentions à la domi- sans se soucier de ce qu’ils perdent et
était la visée de l’auteur? Très ambitieuse, nation de toutes les activités de l’homme vont vers un avenir sans le désirer. S’ils
Peu d’époques au- toute manière, Socrate, Platon, Jésus, réalité que des herméneutes, des
ront, comme la Nietzsche ont pour lui une réalité, ils exégètes, des amoureux fous du texte,
nôtre, vécu un tel existent réellement. Intérieurement, il des vénérateurs de ce qui parle à travers
effondrement des converse avec eux. On aurait tort de n’y eux, le grand Logos.
valeurs morales voir que des références. Ce qui s’est
traditionnelles, la effondré n’est pas que la référence, mais Or, ce que nous appelons ainsi « cul-
société québécoise la vie commune avec des maîtres du ture », avec les éminents personnages
étant à cet égard un passé qui sont entrés en soi et avec qui l’ont illustrée, n’a plus aucune réali-
exemple extrême, lesquels, qu’on s’en rende compte ou té pour les jeunes d’aujourd’hui. Ils
puisqu’en quelques non, on se trouve en perpétuel dialogue. n’ont jamais vécu de l’intérieur de cette
années, et fort Entendre parler de Jésus, pour moi qui culture. Jésus, Socrate, Nietzsche sont
récemment, ces valeurs et toute la struc- fus formé dans cette culture, ne me lais- des personnages qu’ils n’ont jamais
ture institutionnelle dans laquelle elles sera jamais indifférent, que j’y « croie » fréquentés, dont ils n’ont en général
étaient incarnées ont perdu leur réalité ou non, cela est secondaire, il vit en moi, jamais ou encore très vaguement enten-
pour laisser passage à une réalité tout que cela me plaise ou pas. En ce sens, du parler. Quand vous pensez « musique
autre, dont la nature morale reste toujours » et que vous êtes une personne de cul-
essentiellement indéfinie. L’expérience ture classique, aussitôt vous vient à l’e-
d’une personne ayant été éduquée dans Or, de l’ « humain », sprit l’idée d’une continuité, d’une his-
les années 50-60 qui entre aujourd’hui c’est ma vieille culture qui toire, dont des noms se détachent, dont
en rapport avec les jeunes qui vivent leur me l’a appris, mais les vous connaissez les transformations les
propre expérience d’éducation est à cet plus importantes, qu’il ne vous viendrait
jeunes peuvent le compren-
égard particulièrement troublante. On pas à l’esprit de confondre avec ce que
n’assiste pas qu’à une différence de
dre parce qu’ils le vivent, vous appellerez volontiers « musique
points de vue attribuable à la perspective cela cherche et ce que cela populaire » qui alimente les postes de
propre à chaque époque de la vie, le cherche, c’est toujours du radio et correspond à un certain goût du
jeune mettant en question, dans une rela- « sens », naturellement, moment. Vous viendrait-il à l’idée de
tion qui reste dialectique, c’est-à-dire aussi naturellement qu’on classer toute cette histoire sous l’éti-
intérieure à ce qu’elle combat, le carac- cherche l’oxygène sur le quette « classique » et de la considérer
tère de « donné » ou l’apparence d’éter- comme un « genre » à côté du « hard
plan physique. Et du sens,
nité des valeurs et des connaissances rock », du « heavy metal », du « rap »,
qu’on lui transmet. C’est d’une vérita- qu’est-ce que c’est? On ne etc., comme c’est le cas, par exemple,
ble étrangeté qu’on fait l’expérience. peut répondre, mais on sait des magasins de disques? Or, c’est ainsi
Certes, nous vivons bien dans le même que c’est connecté à ce que pensent les jeunes d’aujourd’hui.
monde, nous en partageons nécessaire- qu’on appelle « âme », Les personnages avec lesquels ils vivent
ment l’expérience, mais à partir de « esprit », « intériorité », n’ont aucune profondeur historique, ils
points de vue non seulement différents « divin », « Dieu »... sont d’aujourd’hui (ou d’un hier très
mais étrangers. Celui qui fut formé dans proche) et vivent ici (au sens large) et
les valeurs traditionnelles (du catholi- maintenant. Ce sont souvent des person-
cisme, par exemple) et la culture clas- j’y « crois », aussi incroyant que je me nages appartenant à des groupes musi-
sique ne peut que se vivre en continuité dise. Je suis toujours aussi étonné d’en- caux, parfois tirés de films ou d’émis-
avec cette tradition. Si, par exemple, il tendre avec quelle ferveur des gens de sions télévisées auxquels chacun s’iden-
enseigne la philosophie et met à l’étude culture classique s’engageront dans la tifie de façon souvent exclusive : tel
une œuvre de Platon, ce dernier est pour critique de la religion, du christianisme groupe, tel type de musique, tel musi-
lui nettement situé, et il se sent par rap- ou de l’enseignement de l’Église. Leurs cien, tel acteur ou personnage joué par
port à lui, quoiqu’il en soit de son atti- discours, si articulés fussent-ils, laissent cet acteur constituent autant de pôles
tude critique, également situé. Il se vit entendre le contraire de ce qu’ils disent. d’identification différents d’un jeune à
en prolongement, en héritier. Irait-il Ils vivent dans et de ce qu’ils critiquent. l’autre, à propos desquels ils entretien-
jusqu’à reprendre la critique nietzs- Que certains se soient épris de « décons- nent des discussions fort animées, cha-
chéenne de Platon, il le fera, comme truction » n’a rien d’étonnant : le terme cun défendant « son » monde contre
Nietzsche, de l’intérieur d’une fréquen- lui-même avoue le rapport d’intimité celui de l’autre avec l’ardeur d’un vrai
tation intime. Socrate l’énervera peut- qu’il entretient avec ce qui fut « cons- croyant. J’ai personnellement assisté à
être, mais comme un vieux collègue. De truit » à travers les siècles. Ce ne sont en de tels échanges et n’en suis pas revenu :
vient avec, doivent être «plus que jamais» nuances secondaires que vous apportez)
maintenus «à l’intérieur des salles de ou, pour le dire autrement, être sérieuse-
cours», comme vous l’écrivez en insis- ment aiguillé («rectifié»?) vers le chemin
tant, faute de quoi, devons-nous compren- que balisent lesdits Textes, Tradition et
dre, il arriverait des choses terribles à Histoire. Et tout cela, nonobstant les
l’humanisme littéraire dont les cursus mérites de ses intentions politiques, qui
scolaires sont en crise. Si nous saisissons seraient de former le citoyen et ainsi de
bien, vous raisonnez comme suit : parce légitimer l’enseignement obligatoire de la
que, selon vous, la conception de la philosophie au cégep, car nous les con-
philosophie dont nous nous inspirons tredirions à notre insu. Dans la tempête,
souffrirait de «l’aberration majeure» tenons bon, dites-vous, et que les textes
d’ignorer l’historicité de toute pensée et soient nos phares in-con-tour-na-bles.
s’inscrirait ainsi dans la foulée d’un ratio-
nalisme dogmatique qui érigerait la Commençons par l’argument concer-
Réplique dialogique à nos critiques. Raison triomphante (présumons-nous) en nant l’aberration majeure de la concep-
juge supérieurement supérieur et tion de la philosophie qui risque d’in-
Au bout du compte, ce que vous dites pérenne, il en résulterait que le pro- fecter la pertinence de la démarche didac-
à propos de nos Débats philosophiques, gramme pédagogique incarné dans notre tique incarnée dans nos petits débats, la
c’est : «Oui, mais les textes!!!». Et vous petit livre, qui «oblitère» les textes et retournant selon vous en son contraire.
concluez que la fréquentation de ceux-ci, ladite tradition , devient suspect. Il Parce que, essentiellement, nous faisons
comme la transmission de la tradition qui devrait être rejeté (quelles que soient les s’affronter des positions et des arguments
« Il n’est pas besoin d’ajouter à la philosophiques. Fidèle héritière de référence à cette habitude qu’ont la plupart
philosophie millénaire d’autre devoir l’Aufklärung, l’approche dialogico-théoré- des gens (« mineurs », il va sans le dire) de
qu’elle-même : il n’est que de présenter cette tique réaliserait ainsi d’une manière peut-être laisser penser les livres à leur place... Au
tradition en tant que telle, c’est-à-dire donner plus authentique, dans sa dimension éduca- contraire, comme ils le prétendent, il faut
l’exemple de philosophes qui, dans une situ- tive du moins, le projet de la rationalité mod- cultiver cette lumière qui nous apprend, par
ation historique donnée, ont poursuivi erne : « La philosophie est discipline de rai- exemple, à « [...] examiner les prétentions
méthodiquement le dessein de retrouver l’ac- son », soulignent Daoust et Martin au pas- d’une pseudoscience ou d’une idéologie
cès à une totalité vraie de l’existence. Je ne sage. Que peut bien cacher ce recours insis- politique [...] savoir lire entre les lignes d’un
vois guère de façon à la fois plus critique et tant à Kant? article de magazine, d’une page Web ou d’un
plus positive que cette confrontation avec les « Sapere Aude ! » On retrouve cette reportage télévisé [...] discuter posément et
tentatives du passé pour aider l’adolescent à célèbre injonction dans la réponse signée en de manière constructive avec des interlocu-
préciser sa propre quête d’une certaine unité 1784 par Kant à la question posée par la teurs [...] cultiver les valeurs démocratiques
de sa vie. » (Fernand Dumont, « Sur l’en- par une pratique active des discussions
seignement de la philosophie » in Yvan approfondies, des débats ouverts et des
Lamonde, Historiographie de la philosophie
Rien de bien surprenant délibérations collectives [...], etc. » Penser
au Québec 1853-1971, Éditions Hurtubise à ce que Vacher, Daoust et par soi-même : l’enseignement de la philoso-
HMV, 1972, p. 194) Martin rejettent le recours phie ne vise à rien d’autre qu’à cela !
aux textes de cette tradition
Notre dernière intervention visait dans l’enseignement de la Ils commettent pourtant une erreur :
ouvertement le petit ouvrage Débats philosophie au collégial. celle de refermer, repus, satisfaits, le texte de
philosophiques, Une initiation de Laurent- Kant dès la première page. Erreur tout à fait
Ce rejet traduit de manière
Michel Vacher, Jean-Claude Martin et impardonnable de la part de professeurs de
Marie-José Daoust paru en 2002 chez Liber,
frappante, comme leur philosophie. Car Kant ne s’arrête pas là,
qui tentait, de manière peu convaincante lecture de Kant et de mais poursuit : « [...] pour ces Lumières il
comme nous avons tenté de le démontrer Montaigne d’ailleurs, une n’est rien d’autre que la liberté [...] de faire
(Combats, vol 6, no 3-4), d’ouvrir un chemin hésitation, voire une réelle un usage public de sa raison «. Ce passage
vers une nouvelle intelligence dialogique de confusion entre mérite d’être bien compris. Nous avons déjà
l’enseignement de la philosophie au CÉGEP. l’enseignement de la souligné la distinction entre un usage »
Leur lettre-réponse à nos critiques, publiée « majeur » et un usage « mineur » de la rai-
philosophie et
ci-haut, nous apparaissant tout aussi insatis- son. Par minorité, Kant entend le fait qu’un
faisante, nous avons décidé in extremis de l’éducation civique. homme obéisse et ne raisonne pas, comme,
nous improviser un droit de réplique. par exemple, dans le cadre d’une discipline
Berlinische Monatsschrift : « Qu’est-ce que militaire stricte. La majorité, quant à elle,
Retour à Kant les lumières ? ». « Les Lumières, soutient peut être identifiée, non pas lorsqu’il y a
alors Kant, c’est la sortie de l’homme hors de absence d’obéissance, mais lorsque l’obéis-
Pour Daoust et Martin, l’approche his- l’état de minorité dont il est lui-même sance est accompagnée de l’autorisation de
torico-herméneutique que nous défendons responsable. [...] Sapere Aude ! [...] Voilà la raisonner. Il est important de souligner que le
resteraient prisonnière du « culte des maîtres devise des Lumières. » (VIII, 35). Attardons- terme allemand utilisé par Kant est
« propre à la tradition millénaire des human- nous quelque peu sur ce texte. räzonieren, terme voulant rendre compte
ités. Il y aurait d’un coté, donc, cette d’une forme de raisonnement qui n’est con-
approche, digne d’un Budé par exemple, Que peut bien signifier cette devise ? La ditionné par aucun autre impératif que le
hantée, « minorisée », obnibulée par l’au- réponse ne se laisse apparemment pas atten- raisonnement lui-même. Kant présente
torité des « anciens » et de la tradition ; de dre très longtemps : penser par soi-même, d’ailleurs une série d’exemples de ce qu’un
l’autre, la leur, plus près des Lumières, du bien sûr ! Se servir de son propre entende- usage majeur de la raison devrait être. Un de
dialogue, de l’argumentation, de l’extension ment « sans la conduite d’un autre » (ibid.), ces exemples consiste à célébrer, en tant que
de l’autorité de la raison à l’ensemble des selon les termes de Kant. Vacher, Daoust et pasteur, une cérémonie religieuse selon les
étudiants, de la liberté de penser... Sapere Martin semblent donc bel et bien en droit règles prescrites par sa religion - donc, obéir
Aude ! « Aie le courage de te servir de ton d’inscrire leur approche, qui élude sans - sans s’empêcher de réfléchir sur les
propre entendement ! ». La réplique de nos quiproquo le détour par l’autorité des textes dogmes de celle-ci - donc, raisonner.
interlocuteurs se conclut en effet sur cet pour donner une pleine liberté de penser à
impératif kantien, impératif d’ailleurs déjà l’étudiant, dans la philosophie des Tentons maintenant de comprendre quel
placé en exergue à leurs Débats Lumières. Kant fait d’ailleurs lui-même est le sens de l’expression «usage public de
Fernand Dumont, dans un texte de Durham, qui définit explicitement une poli- tique qui pesait sur elle. Il faut durer, quels
1976, se questionnait sur le « projet d’une tique d’assimilation active du peuple français qu’en soient les moyens. Garneau, tou-
histoire de la pensée québécoise ». Au cen- du Bas-Canada. La nation est au seuil de l’ef- jours, les invite à investir ce qui leur reste,
tre de cette possible investigation, il voyait fondrement, et elle sera ramenée, très rapide- leurs traditions, et à cultiver leur enracine-
le « problème de l’emplacement de celui ment, à se harnacher solidement à ce qui lui ment, le sens de leur présence dans l’his-
qui s’y intéresse »1. Dans ses mémoires, reste : ses traditions, ses coutumes, son réseau toire, qui leur permettra de traverser un
Dumont l’a bellement dit : « Depuis tou- de socialité communautaire, sa foi, la certi- siècle difficile dans l’attente de jours
jours, on ne mène pas une vie intellectuelle tude de son existence. meilleurs. Jacques Beauchemin commente
au Québec en poursuivant seulement des ainsi le redéploiement de l’intentionnalité
objectifs semblables à ceux qui retiennent La politique comme interprétation nationale telle qu’elle pénètre la con-
dans les grandes cultures; il faut aussi s’in- de l’histoire science historique franco-québécoise. Ce
terroger sur les fragiles assises de son tra- Durham dit des Canadiens qu’ils sont communautarisme qui tend à naturaliser
vail, sur une appartenance incertaine »2. hors de l’histoire, sans histoire. Garneau, des traits de culture était la seule forme
Autrement dit, on ne devrait pas penser la premier historien national des Canadiens- que pouvait prendre le nationalisme
politique ici comme on le fait là où la français, s’oppose à ce décret de non-exis- canadien-français au tournant des années
question nationale est absente. S’il existe 1840. Cela, parce qu’il fallait donner
un lieu québécois de la pensée, comme le corps à ce qu’il y avait à défendre et
Ceux qui décrètent aux dix
croyait Dumont, on n’y accède qu’en substantialiser la représentation de la
acceptant ce drame d’une pensée périphé- ans la mort des nations, collectivité de telle sorte qu’elle puisse
rique, questionnée dans sa pertinence. Car pour passer à je ne sais s’apparaître à elle-même comme objet
le Québec est une petite nation, un de ces quelle constellation caractérisé4.
lieux du monde sans nécessité. C’est à par- postnationale, ou
tir d’une réflexion sur l’emplacement citoyenneté éclatée, les Cette pensée repose sur l’abandon
québécois qu’il est possible de rendre forcé d’un rêve qui reviendra pourtant
compte tradition de pensée propre à notre
fadaises sont nombreuses, hanter le peuple québécois : l’indépen-
situation, comme le remarquait déjà Guy confondent leur souhait et la dance politique. La pensée québécoise, dès
Laforest à propos d’André Laurendeau3. persistance obstinée des ce moment, sera travaillée par un imagi-
nations à demeurer dans naire de la refondation, pour inverser le
C’est dans l’attention portée aux pre- leur culture et leur cours de l’histoire et retrouver le destin
mières traces de l’intentionnalité nationale non advenu. C’est ce que Jacques
canadienne-française qu’il est possible de
indépendance. Il faudra Beauchemin appelle le « vieux désir
repérer certaines constantes de la pensée réapprendre à parler des d’achèvement » au coeur de la conscience
politique québécoise. Il faut scruter les nations historiquement, et historique franco-québécoise.
conditions d’émergence de cette pensée, et ne pas aller trop loin, sous
de la référence en fonction de laquelle elle risque de devenir L’injonction de Garneau sera refor-
se déploiera, ce qu’a fait Fernand Dumont mulée, mais elle demeurera, par-delà sa
insignifiant, dans la théorie
dans sa Genèse de la société québécoise. dimension traditionaliste, au centre de la
S’il y a ici une tradition de pensée poli- des identités multiples. pensée politique québécoise. Lionel
tique, c’est qu’il y a une condition his- Groulx, penseur de la repolitisation du
torique québécoise. La pensée québécoise tence dans une oeuvre à l’origine de la tra- nationalisme québécois, écrivait aussi :
peut se définir comme la mise en débat des dition d’interprétation politico-historique Nous appartenons à ce petit groupe de
conditions nécessaires à la poursuite de canadienne-française par le célèbre appel peuples sur la terre au destin d’une espèce
l’existence d’une petite nation. qui termine son Histoire du Canada. Il particulière : l’espèce tragique. Pour eux,
appelle les Canadiens d’alors à une cultu- l’anxiété n’est pas de savoir si demain ils
*** ralisation de la nation, au sens fort, vu l’in- seront prospères ou malheureux, grands
capacité à la constituer en État dans ou petits, mais seront ou ne seront pas;
Au lendemain des insurrections de l’indépendance de la République bas- s’ils se lèveront pour saluer le jour ou ren-
1837-38, la nation canadienne est « anéantie canadienne. Parent mènera aussi le combat trer dans le néant. Voilà un rapport à la
politiquement ». Le spectre de l’Union qui d’une nouvelle institution de la nation durée qui est le propre d’un peuple dont
hantait la politique bas-canadienne devient dans les quelques espaces stratégiques où l’existence ne dépend pas complètement
réalité, suite aux suggestions du Rapport elle pouvait se délivrer de la tutelle poli- de lui-même, qui se sait condamné à la
La question du statut politique nous Ceux qui décrètent aux dix ans la
rappelle que les institutions d’un peuple ne mort des nations, pour passer à je ne sais
sont pas réductibles à leur dimension quelle constellation postnationale, ou
socio-économique. Il y a une valeur propre citoyenneté éclatée, les fadaises sont
à accorder aux institutions, et la liberté nombreuses, confondent leur souhait et
politique, ici comme ailleurs, pose néces- la persistance obstinée des nations à
sairement la question de l’État. Si nous demeurer dans leur culture et leur 1. Fernand Dumont, Le sort de la culture,
sommes encore à en discuter, par ailleurs, indépendance. Il faudra réapprendre à L’hexagone, 1987, p. p.312
c’est que nous n’avons toujours pas le parler des nations historiquement, et ne 2. Fernand Dumont, Récit d’une émigration,
de Sirius, nous sommes tous pareils, du réflexion sur la condition québécoise la mauvaise conscience des souverainistes
point de vue des hommes, les peuples se peut nous permettre d’éviter, parce que québécois, VLB, 134p.134
8. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle
ressemblent peut-être mais ne sont pas la pensée politique de cette nation s’est même, Gallimard, 2002
identiques. La pensée politique québécoise justement formulée dans une conscience 9. Éric Weil, Philosophie politique, Vrin, p.180
donne un sens particulier à la modernité vive de la fragilité des communautés 10. Joseph Yvon Thériault, Critique de l’américanité.
Il faudra bien un jour faire l’inventaire de des années 1970 nous demandaient si nous fit comprendre à nos ML que la critique des
ce que nous a coûté, en terme de compréhen- étions pour ou contre les « droits formels « droits civils bourgeois », si elle pouvait
sion et d’emprise sur le monde, cette folie des bourgeois », mieux valait tout simplement se servir de tremplin vers un emploi universi-
années 1990 qui a consisté à tout vouloir taire. Prendre position, c’était déjà s’enliser taire, pouvait également représenter un dan-
expliquer dans le langage de la mondialisa- dans leur discours hégémonique et dans leur ger pour la liberté et la dignité de l’homme.
tion. Pourtant, l’humanité était devenue si cadre d’analyse pernicieux. Ce qu’il faut C’est pourquoi il redevint possible, au cours
méfiante des discours englobants. Le dernier refuser, ce n’est pas la mondialisation telle des années 1980, de parler de droits et liber-
en liste, le marxisme des années 1970 avec ses qu’elle se fait, c’est la mondialisation en tant tés, sans mettre l’expression entre guillemets
variantes locales et départementales, avait fait que clé pour la compréhension du monde. Il et sans faire de sourire complice à notre inter-
un ravage considérable, dont on n’a pas fini de ne suffit pas d’être alter-mondialiste plutôt locuteur. Douce victoire pour ceux qui s’en-
mesurer l’ampleur. Combien de grands qu’anti-mondialiste, il faut faire de nous des têtaient depuis 15 ans à lire Arendt et Aron.
penseurs ont été tournés en ridicule par l’his- « a-mondialistes », ou des agnostiques de la
toire pour cause de leur empressement à mondialisation. « La mondialisa-quoi? » doit Comme dans le cas des discours radi-
embrasser le marxisme? Sartre, Marcuse, être notre seule réponse. caux des années 1970, le succès du discours
Lyotard. La Révolution surviendra-t-elle cette sur la mondialisation provient en bonne par-
année ou l’an prochain? Emportera-t-elle Ils [ les intellectuels de la tie de la capacité du concept à rassembler
toute l’Europe ou épargnera-t-elle l’Angle- mondialisation ] devront un dans un même propos les considérations nor-
terre? Formidable discussion de café. jour ou l’autre abandonner le matives et factuelles, qui s’y croisent souvent
cadre d’analyse de la de manière impudique. Comme le matéria-
La découverte de la démocratie fut rapi- lisme historique, la mondialisation nous
mondialisation, c’est-à-dire
de. Quelque part autour de 1980-1985. Pour offre une téléologie de l’histoire. Voilà ce qui
certains un peu plus tôt, pour d’autres un peu
ce cadre d’analyse qui s’est nous attend : une union toujours plus étroite
plus tard. Dans tous les cas, le marxisme finit peu à peu débarrassé des entre les peuples, la dissolution des pouvoirs
par se révéler pour ce qu’il était : un cadre États, des nations, des étatiques dans la fraternité post-nationale.
d’analyse relativement pauvre, broyant toute groupes culturels, de l’usage Mais cette philosophie de l’histoire n’est pas
la réalité dans la même dialectique qui, sous de la force dans la politique qu’intentionnalité universelle, elle se présente
prétexte de faire de l’histoire, se permettait de étrangère, de l’idée de également comme une nouvelle science de
tout dé-contextualiser. Ce n’est pourtant pas l’homme. « La mondialisation n’a pas com-
souveraineté, de l’idée de
prendre le parti du grand capital que de dire mencé avec le GATT », soutient-on le plus
qu’il ne faut pas toujours parler de tout de la l’histoire et de l’idée du sérieusement du monde, comme on pouvait
même façon. Que de repentirs! Combien conflit. Ils devront s’éloigner dire autrefois que la lutte des classes n’avait
d’actes de contrition! Il fallait bien être naïf du cadre d’analyse qui pas commencé avec le système capitaliste.
pour croire qu’on en avait fini avec les dis- croyait voir apparaître la Oui, vous avez raison. L’histoire de l’huma-
cours englobants, dont toutes les critiques de post-nationalité... nité est l’histoire de la lutte des classes, ou
l’utopie ne semblent pouvoir venir à bout. l’histoire de la mondialisation, ou de ce que
De même qu’il y a 25 ans, il était impos- vous voudrez. Oui, les Romains étaient mon-
Que l’adhésion aux mouvements dits sible de parler des droits et libertés sans men- dialistes, les Huns également. Attila - Toyota,
radicaux du milieu des 1970 représentait tionner qu’il s’agissait en fait des « droits même combat. Lorsque quelqu’un vous parle
davantage une stratégie de carrière qu’une formels bourgeois », de même aujourd’hui on de mondialisation, le plus simple est sans
posture intellectuelle subversive, voilà ce qui a ne peut plus parler de l’État sans le qualifier doute de faire comme si vous l’écoutiez.
déjà été amplement démontré et ce sur quoi « post-souverain », « multi-national », sans
nous ne nous attarderons pas. Non, ce qui dire qu’il s’agit en fait d’une « gouvernance à ***
nous intéresse, c’est la manière dont le dis- plusieurs niveaux ». Cette dynamique
cours radical des années 1970 a pu réappa- s’épuise peu à peu, car les intellectuels com- Le désaoulement est proche. Au cours
raître dans les années 1990 (souvent à travers mencent à en saisir les limites. Comme le dis- des trois ou quatre prochaines années, l’in-
les mêmes réseaux), sous la forme du discours cours englobant du marxisme et des autres térêt du discours sur la mondialisation dimi-
sur la mondialisation. Non pas du discours coteries radicales des années 1970, le dis- nuera peu à peu, le mot apparaîtra de moins
« pour » ou « contre » la mondialisation, cela cours hégémonique sur la mondialisation en moins souvent dans les mémoires et les
importe finalement assez peu, mais du dis- périra par ce par quoi il a péché. La réalité thèses, il disparaîtra des cahiers de recherche
cours « sur « la mondialisation, avec son cor- finit toujours par rattraper les exaltés. C’est la et des publications universitaires. Quelques
pus d’œuvre fondatrices, sa terminologie et multiplication des témoignages, en com- chercheurs auront manqué le bateau et con-
ses auteurs cultes. Lorsque les « radicaux » mençant par L’archipel du Goulag (1974), qui tinueront de l’utiliser encore quelques
Dans les années 70, térateurs, la réforme scolaire est en train de interrogations philosophiques autour
on se disputait sur la faire fausse route. Le concept de desquelles s’est constituée la pensée mo-
fonction sociale de l’« approche par compétences » suffirait à derne.
l’école : était-elle ou lui seul à exprimer la dérive de la réforme
non une institution en cours, dorénavant plus soucieuse de - Et aujourd’hui, quel est le sens de
qui servait à sélec- produire des êtres humains efficaces que l’acte pédagogique ?
tionner les enfants de de former la personne humaine, et con-
la classe dirigeante ? sacrerait ainsi le règne des experts de la J’estime que la pédagogie s’est con-
Mais aujourd’hui, cognition, des gestionnaires de l’appren- sidérablement instrumentalisée au cours
comme la société tissage, tous inféodés à la seule logique des dernières décennies avec l’essor du
veut imposer l’école économique et marchande. Les maîtres à cognitivisme, de l’ingénierie didactique et
à tout le monde, le penser ne sont donc plus ce qu’ils étaient, des technologies de l’enseignement. Bien
débat n’est plus tout à fait le même. On se dis- ils ont été remplacés par les théoriciens de sûr le cognitivisme nous a permis de
pute désormais à l’intérieur de l’école, sur la nouvelle pédagogie, par des maîtres à mieux comprendre comment les êtres
les façons de faire l’école. Faut-il partir de faire des réformes où une certaine idée humains apprennent et je suis loin de
l’élève ou de la tradition, transmettre des d’école et de culture vient faire naufrage. récuser l’importance des moyens, des
connaissances ou solliciter des compé- Il s’agit là d’une critique sérieuse de la techniques et des méthodes pour soutenir
tences? Pour renouveler ce débat, le péda- réforme actuelle qui mérite un examen l’apprentissage. J’y crois même assez pour
gogue Denis Simard, chercheur au Centre de attentif et nuancé. me contraindre à leur maîtrise; une part de
recherche interuniversitaire sur la formation mon enseignement y consent et les sup-
et la profession enseignante (CRIFPE), pro- - À quelle nuance pensez-vous? pose. Mais la formation d’un être humain
pose d’élaborer les programmes d’études à ne peut jamais s’accomplir de manière
partir d’une perspective culturelle qui puise- Cette critique soulève des questions mécanique. Je pense que la pédagogie a
rait son inspiration dans une philosophie her- essentielles qui touchent à des conceptions besoin d’air et d’espace et qu’elle devrait
méneutique, une philosophie qui s’intéresse de l’être humain et de la société, à des se tenir un peu plus près de la poésie, d’un
justement à la manière dont nous com- modèles de culture, de vie et d’humanité. regard et d’une écoute où l’on s’étonne
prenons le monde qui nous entoure (on lira Sur chacune de ces questions, la modernité encore du monde. Car à quoi pourrait bien
avec intérêt ses articles parus dans Vie péda- s’est divisée contre elle-même, entre la rai- servir notre enseignement, tout notre
gogique, la Revue des sciences de l’éduca- son et le sentiment, la pensée et la sensi- savoir et nos méthodes pédagogiques, si la
tion, la Revue française de pédagogie, etc.). bilité, l’arrachement et l’enracinement, passion s’y perd, si la poésie s’y meurt ?
Pédagogie et culture seraient-elles donc con- l’universalité et la particularité, l’instruc- Alors je souhaite que les enseignants
ciliables? C’est la question que nous avons tion et la conscience, le savoir et les qual- retrouvent le sens du mot grec pédagogue,
posée à Denis Simard qui a eu la gentillesse ités du cœur, Condorcet et Rousseau. Je celui qui est chargé de conduire les
de nous accueillir à son bureau, aux sciences trouve donc abusif de parler des péda- enfants, et qu’ils accompagnent les élèves
de l’éducation, à l’Université Laval. gogues comme s’il s’agissait d’un tout dans la découverte et l’appropriation des
unifié et de les rendre seuls responsables références culturelles essentielles qui sont
André Baril de la crise dans laquelle l’école se trouve dignes d’être connues, lues, écoutées,
engagée. Je pense que cette analyse doit étudiées, méditées et qui constituent la
- Allons tout de suite au vif du sujet : à être considérablement nuancée, car la trame de fond de l’humanité, de leur
l’heure des réformes, à l’ère des indica- déliquescence de la culture et ses effets humanité.
teurs de performance et de réussite, les scolaires ne sont pas d’abord le fait de la
pédagogues sont-ils en train de devenir pédagogie et des pédagogues, mais font - Dans vos écrits, vous plaidez pour
les nouveaux maîtres à penser de nos corps avec la société moderne prise dans «une éducation à la liberté». Dans quelle
sociétés du savoir ? son ensemble, avec la pensée du monde école pourrions-nous réaliser ce pro-
moderne, avec ses tensions, ses valeurs et gramme pédagogique ?
De l’avis de certains intellectuels ses limites. Les contradictions reprochées
québécois, philosophes, sociologues, lit- à la pensée pédagogique recoupent les Eh bien, je dirais une école où l’étude
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Depuis la Rome antique, la violence que les sportifs collectifs incitent davan- Malheureusement, le hockey junior
est présente dans le sport. Les gladiateurs tage l’athlète à être violent. Je pense à des canadien est aussi marqué par la violence.
étaient des sportifs à l’esprit guerrier et sports comme le hockey, le football, le À l’image du hockey professionnel là
aux instincts belliqueux qui s’affrontaient soccer, le rugby, la crosse... Pour les sports encore des entraîneurs juniors utilisent des
dans les arènes de Rome. Ces spectacles individuels, je pense particulièrement au joueurs-policiers. À cet effet, je pense à
étaient l’opium du peuple et des divertisse- pugilat amateur et professionnel. Donc, l’affaire Morrisette il y a quelques années
ments de société qui assouvissaient les bas malgré une réglementation sévère, la vio- dans la LHJMQ. Ce circuit tolère la vio-
instincts des spectateurs. Cette civilisation lence est tolérée dans plusieurs sports. lence et ne fait rien pour l’abolir.
comme celle de notre ère moderne avait Particulièrement ceux dans lesquels les
besoin du pain et des jeux. contacts physiques sont fréquents et peu- Cependant, contrairement au hockey
vent couronner un vainqueur. junior, senior et professionnel, le hockey
Encore aujourd’hui, la violence est mineur pour enfants et adolescents n’est
encouragée dans les temples sportifs par Je pense particulièrement au hockey pro- pas violent et la pratique est saine.
des fanatiques aveuglés par la partisanerie fessionnel nord-américain. Manifestement, la D’ailleurs, à cet effet, la Fédération québé-
démesurée et un chauvinisme à outrance. violence dans la ligue nationale de hockey est coise de hockey sur glace fait toujours des
Manifestement, la violence dans le monde moins présente qu’à l’époque de terreur et de campagnes pour sensibiliser les jeunes à la
sportif se retrouve tant en Europe qu’en domination des Flyers de Philadelphie. violence. C’est cependant désolant que des
Amérique du Nord. On a comme exemple jeunes hockeyeurs aient pour héros et ido-
il y a quelques années, l’affaire de La violence dans le sport les des joueurs professionnels violents et
Hooligans et des vandales britanniques professionnel attire des qu’ils s’identifient à eux.
dans le monde du soccer ainsi que foules et sert les intérêts
d’autres actes violents commis à Rio, La violence dans le sport profession-
financiers, économiques et
également dans des stades de soccer. Ici, nel attire des foules et sert les intérêts
on pense à l’émeute qui a suivi la conquête politiques des magnats du financiers, économiques et politiques des
de la coupe Stanley par le Canadien de sport. C’est un véritable magnats du sport. C’est un véritable
Montréal il y a quelques années et aux empire. Or, le sport empire. Or, le sport professionnel doit selon
affrontements entre spectateurs à des professionnel doit selon moi élever l’athlète et non le rabaisser. Car
matchs de hockey junior et senior. moi élever l’athlète et non à mon humble avis, l’athlète véritable et
le rabaisser. Car à mon authentique est beau dans son idéal de
Une fête d’un peuple, d’une nation conquérir les plus hauts sommets du sport.
autour d’événement sportif majeur, une
humble avis, l’athlète Son geste, à mes yeux, est héroïque et son
crise économique ou politique, une guerre véritable et authentique effort est admirable.
de religion sont des causes et des facteurs est beau dans son idéal de
de violence. Manifestement, la violence conquérir les plus hauts En définitive, le sport professionnel
est présente tant dans les gradins que sur le sommets du sport. ne doit pas, à mon humble avis, servir
terrain. Elle peut être physique ou psy- d’archétype au sport dit amateur. Selon
chologique. Effectivement, des dirigeants du circuit veu- moi, il est souillé par la violence et n’a
lent l’abolir, mais d’autres instances de la plus la beauté et le merveilleux de jadis.
Elle devient alors un défoulement col- LNH ferment les yeux et tolèrent son exis- C’est selon moi tout un système qui est à
lectif ou individuel qui sert divers intérêts tence. La présence des fiers-à-bras dans des repenser. Il doit retrouver sa noblesse et
comme un sentiment de domination ou équipes en est une preuve évidente. son lustre pour briller haut et fort dans le
d’omnipotence d’un athlète, d’un entraîneur, firmament de notre société. ■
d’un propriétaire, d’une équipe ou d’une De plus, combien d’entraîneurs pro-
nation sur un adversaire. L’intimidation est fessionnels encouragent les batailles?
aussi une cause de violence. Le désir de Chaque équipe a son « policier ».
gagner à tout prix en est la cause première.
Tous les moyens deviennent bons pour Manifestement, la violence attire une
vaincre un rival. Effectivement, on retrou- certaine clientèle. De toute évidence, le
ve la violence tant dans le sport amateur hockey européen est plus pacifique que le
que professionnel. hockey professionnel nord-américain. Une
mentalité et un jeu différent, c’est-à-dire
Des études scientifiques démontrent plus scientifique, expliquent cet état de fait.
De nombreux romans d’ici tirent d’apprendre que l’on ne peut qualifier de forces qui influencent la trajectoire
leur argument narratif de la question de roman ouvrier des oeuvres telles que des vies humaines et sur lesquels est
sociale au Québec. Ce sont les années La famille Plouffe ou même Bonheur bâti l’édifice social. Le genre
cinquante, caractérisées autant par l’ef- d’occasion. Le fait est que raconter la romanesque et sa multitude de procédés
fervescence économique que l’urbanisa- misère des petites gens avec un regard narratifs et stylistiques fournissent en
tion galopante rendant plus que jamais chargé d’humanisme et de compassion, cela un outil idéal pour saisir toute la
palpables les inégalités sociales, qui comme le font Lemelin et Roy, peut tou- complexité non seulement de la domi-
voient apparaître en littérature cet jours passer: on s’apitoie quelques nation économique, mais aussi de la
appétit pour le réel immédiat Nous instants et c’est fini. Ce n’est pas le fait domination culturelle, car cette dernière
qualifions généralement cette littérature de montrer la pauvreté qui dérange. Ce se manifeste plus insidieusement par le
de «réaliste», parce qu’elle rend compte qui dérange, c’est de mettre en parallèle biais d’une subtile mais non moins effi-
le plus fidèlement possible d’un milieu le sort des laissés-pour-compte avec cace violence symbolique légitimant
donné. Ici, une clarification s’impose : celui des privilégiés. La singularité du jusqu’à rendre naturelle et comme allant
cette nomenclature pourtant généreuse roman ouvrier résulterait donc en ceci: de soi les injustices les plus notoires.
oblitère néanmoins la spécificité de cer- Sans jamais tomber dans le misérabi-
taines pratiques littéraires, dont celle D’emblée, certaines lisme, c’est le plus souvent avec saga-
réticences se font entendre.
sur laquelle nous désirons ici attirer l’at- cité et finesse d’analyse que ces
Pourquoi tenter d’enfermer
tention, à savoir: le roman ouvrier. romanciers prennent à bras le corps une
ainsi les oeuvres dans des
D’emblée, certaines réticences se font catégories contraignantes ? grande partie du spectre social, engen-
entendre. Pourquoi tenter d’enfermer Le terme « ouvrier » n’est-il drant par la même occasion un véritable
ainsi les oeuvres dans des catégories pas, à l’instar de plusieurs réalisme sociologique. Ils nous révèlent
contraignantes ? Le terme « ouvrier » entités sociales (prolétaires, les faits, les structures, les causalités,
n’est-il pas, à l’instar de plusieurs bourgeois, etc.), un concept les interactions, les contradictions ou les
entités sociales (prolétaires, bourgeois,
à géométrie variable ne devenirs caractéristiques d’un certain
pouvant qu’engendrer
etc.), un concept à géométrie variable ne niveau de réalité. Bref, cette façon de
la confusion ?
pouvant qu’engendrer la confusion ? voir refuse de penser l’action indépen-
Comment justifier l’inclusion de telles le centre de son argument narratif serait damment des relations sociales où elle
oeuvres au détriment de telles autres ? la représentation de la fracture sociale. est insérée.
À l’aide de quels critères ? Au premier niveau, on nous rend con-
cret, à travers certaines situations ou
D’abord, nous qualifions de roman descriptions, tout ce qui est constitutif Un accueil mitigé.
ouvrier tout roman engagé du côté du de la discordance entre différents
monde ouvrier, qu’il se soit contenté de groupes, différentes cultures. En Mais alors, rétorquera-t-on, pour-
restituer les conditions de vie et de tra- d’autres termes, on nous présente l’in- quoi ce type de littérature incitant à une
vail du prolétariat, ou qu’il ait assumé compatibilité des usages de classes. À réflexion critique sur le monde et sur le
plus ouvertement une fonction de un second niveau, et c’est là que réside rôle que nous y jouons ne se mérite-t-il
dénonciation du rapport inégalitaire de principalement toute la force et l’origi- qu’une place plus que minoritaire au
domination et d’aliénation qui naît de la nalité du roman ouvrier, on nous montre sein des lettres québécoises ? Sachant
sphère de production. Suite à ces préci- ce qui engendre irrémédiablement cet que le domaine de la critique évolue
sions, certains seront néanmoins surpris écart en recréant les multiples champs dans la gratuité et le désintéressement
Le 20 octobre 2003, ce sera le 20e téraire de Thériault des œuvres de moindre À ce jour, deux titres ont été publiés : Agaguk
anniversaire de la mort de l’un de nos plus envergure. Mais même en tenant compte de et La fille laide.
grands écrivains québécois : Yves Thériault. cela, l’œuvre de Thériault dans son ensemble
L’occasion est donc bien choisie de lire ou de témoigne d’»un acharnement qui renverse Agaguk est sans nul doute le roman le
relire quelques œuvres de celui que Victor- toute critique» (Réginald Martel, La Presse, plus connu de Thériault. C’est lors de sa pre-
Lévy Beaulieu a baptisé « le conteur sou- 12 février 1974). mière publication, à Paris en 1958, aux Édi-
verain ». Oui, Thériault a toujours été, tions Bernard Grasset, que Thériault s’est
d’abord et avant tout, un conteur extraordi- Dans un entretien qu’il accordait à écrié : «Merde ! je suis écrivain ! Il n’y a plus
naire. On se rappelle que son premier livre, André Carpentier en 1981 (Yves Thériault se de doute.» (entretiens avec André Carpentier,
publié en 1944, s’intitulait Contes pour un raconte, VLB Éditeur, 1985), Thériault disait : op. cit.) Ce grand roman, dont l’action se
homme seul. Viendra ensuite, en 1950, un « J’ai toujours été stupéfait du fait qu’à aucun déroule dans le Grand Nord québécois, chez
premier roman, La fille laide; roman qui, tout moment je ne suis tombé en panne d’imagi- les Inuits comme chacun le sait, a été traduit
en s’inscrivant dans une perspective réaliste, nation. Peut-être est-ce parce que j’ai une en plusieurs langues. C’est le roman de
poursuit en quelque sorte l’aventure littéraire imagination extrêmement méthodique. Je Thériault qui a connu la plus grande renom-
entreprise six ans plus tôt avec les Contes. pourrais, ici, tout de suite, vous inventer deux mée internationale. Dans l’édition que nous
Par la suite, qu’il s’agisse de romans, de con- ou trois histoires, dans le temps de le dire, présente Marie Josée Thériault, on regrettera
tes, de nouvelles ou de fictions radio- sans autre préparation. » Cette affirmation l’absence d’une préface - ou d’une postface,
phoniques, Thériault ne se départira jamais démontre bien l’intarissable inventivité dont peu importe - qui aurait pu se donner comme
de cet art indéfinissable qui établit une filia- Thériault a su faire preuve tout au long de sa projet de présenter ce grand roman inuit à
tion naturelle entre l’écrit et l’oral. d’éventuels nouveaux lecteurs. On retrouve
Il faut dire que Thériault cependant à la fin du volume une section inti-
Il faut dire que Thériault est probable- est probablement un des tulée « dossier ». Cette section comprend des
ment un des premiers écrivains québécois qui jugements critiques, une chronologie et une
a pris la décision de gagner sa vie et celle de premiers écrivains bibliographie sélective.
sa famille par la seule écriture. Ce choix dif- québécois qui a pris la
ficile, qui très certainement témoignait d’une décision de gagner sa vie Pour ce qui est du deuxième titre paru
grande détermination et d’un courage peu aux Éditions du dernier havre, La fille laide,
ordinaire, a eu une influence considérable sur
et celle de sa famille par la il s’agit, comme on l’a déjà mentionné, du
la facture même de la production littéraire seule écriture. Ce choix premier roman de Thériault, publié originale-
d’Yves Thériault. Qu’on y songe un peu ; difficile, qui très ment aux Éditions Beauchemin en 1950.
l’artiste qui doit subvenir à ses besoins et à certainement témoignait Cette fois-ci, nous n’avons pas à déplorer
ceux des siens par la pratique de son art ne l’absence d’une présentation de l’œuvre
peut envisager cette pratique avec la même d’une grande détermination puisque le professeur Renald Bérubé, de
désinvolture que le dilettante. Pour vivre de et d’un courage peu l’Université du Québec à Rimouski, signe
sa plume, Thériault a donc dû produire à un ordinaire, a eu une influence une préface qui nous éclaire utilement sur
rythme industriel. Cela explique qu’à côté plusieurs aspects reliés à la genèse, à la struc-
des œuvres importantes qui jalonnent son considérable sur la facture ture et au contexte de parution de ce roman.
parcours littéraire, on retrouve une quantité même de la production On retrouve également à la fin du volume une
considérable d’écrits de toutes sortes qui littéraire d’Yves Thériault. section «dossier».
n’ont été réalisés que dans un but strictement
alimentaire. vie. Et c’est cette force créatrice, une force Aller à la rencontre de l’œuvre d’Yves
torrentueuse à laquelle rien ne semble pou- Thériault, c’est découvrir ou redécouvrir
Mais d’une manière plus significative voir faire barrage, qui insuffle aux person- l’une des voix les plus originales de notre lit-
encore, cela explique, en partie du moins, que nages de Thériault une vitalité et une authen- térature. Pour ma part, c’est en lisant
même dans ses grandes œuvres - celles où ticité devant lesquelles nul lecteur ne peut Thériault que j’ai découvert l’universalité de
l’intrigue atteint à un véritable classicisme demeurer indifférent. cette littérature de langue française qui
formel, malgré la violence sauvage et primi- plonge ses racines en terre d’Amérique. Oui,
tive qui souvent caractérise les sentiments et Nous disions donc qu’en cette année c’est bien cela ; et je ne puis faire autrement
les gestes de ses personnages -, Thériault ne 2003, année du 20e anniversaire de la mort que d’avoir la profonde conviction que
s’éloigne jamais de la tradition populaire du d’Yves Thériault, l’occasion était belle de lire Thériault, ce chantre de la «joie païenne de
conteur, sachant d’instinct qu’en procédant ou relire les œuvres de cet écrivain devenu un vivre» (Petit Robert, dictionnaire universel
de la sorte, son travail demeure plus aisément classique de notre littérature. Comme pour des nom propres, 1990), à l’instar de ces
accessible à un large public, ce qui pour lui nous faciliter la tâche, nous la rendre plus mythiques coureurs des bois qui hantent les
est d’une absolue nécessité. Cela étant dit, il agréable, la fille d’Yves Thériault, Marie origines de notre arrivée en ce monde que
serait pour le moins erroné de conclure que Josée Thériault, vient de fonder une nouvelle l’on disait nouveau, n’a jamais connu ou
cette obligation de produire a, de quelque maison d’édition : les Éditions du dernier admis d’autres limites, d’autres frontières que
façon que ce soit, amoindri la valeur artis- havre. Cette maison d’édition se consacrera l’épuisement de ses propres forces qui,
tique et littéraire de l’œuvre de Thériault. uniquement à la publication d’œuvres de jusqu’au souffle dernier, ont cherché à con-
Certes, il y a dans l’immense production lit- Thériault ou d’ouvrages portant sur celles-ci. quérir la vie dans son entièreté. ■
La guerre en Irak et les élections ment les pays développés ou en teinte des objectifs de réduction perme-
provinciales ont fait passer au second économie de transition et précise les ttront de régler le problème de réchauf-
plan l’annonce de la ratification du objectifs de réduction des GES pour fement climatique? Malheureusement
Protocole de Kyoto par le gouvernement chacun de ces pays. Ces objectifs de pas.
canadien en janvier 2003. Mais les con- réduction correspondent à une réduction
séquences d’un réchauffement clima- moyenne de 5,2% des GES par rapport En premier lieu, on doit prendre en
tique nous obligent à y revenir. Et le au niveau des émissions de 1990. compte la difficulté que représente l’at-
plus tôt possible, car les effets potentiels L’échéance est la même pour tous, soit teinte des objectifs de réduction. Ces
d’un réchauffement climatique suite aux une période de cinq ans, de 2008 à 2012, objectifs de réduction sont de 6% pour
émissions de gaz à effet de serre (GES) afin de tenir compte des variations de la le Canada par rapport à ses émissions de
sont multiples et risquent d’être cata- croissance économique, des conditions 1990. Toutefois, depuis 1990, les émis-
strophiques. sions de GES ont continué à augmenter
Imaginons un instant que régulièrement au Canada comme partout
Si ce réchauffement avait l’ampleur tous les pays industrialisés ailleurs. Si bien que pour atteindre ses
prévu par le Groupe intergouvernemen- mettent en commun leur objectifs de réduction par rapport à
tal d’experts sur l’évolution du climat expertise scientifique et 1990, c’est aujourd’hui de près de 20%
(GIEC), il s’ensuivrait une augmenta- créent un fonds mondial de que le Canada devra réduire ses émis-
tion des températures dans certaines recherche sur l’hydrogène sions. Or, les émissions de GES sont
régions du globe, une augmentation du avec un budget de plusieurs attribuables principalement à l’utilisa-
niveau des océans avec risque d’immer- milliards de dollars. Plus de tion des combustibles fossiles.
sion des zones côtières, un risque d’aug- course aux brevets et aux Conséquemment, le respect des engage-
mentation de la fréquence et de l’inten- secrets industriels, mais une ments au Protocole de Kyoto implique
sité de catastrophes naturelles, un risque volonté commune ferme et nécessairement une diminution signi-
d’augmentation des pays en carence décidée de trouver la ficative de l’utilisation des combustibles
d’eau potable, le déplacement des solution le plus rapidement fossiles, ce qui ne pourra se faire sans
écosystèmes et risque de perte de biodi- possible, une volonté qui des changements majeurs dans nos habi-
versité, le déplacement de certains émanerait logiquement des tudes de vie.
vecteurs de maladies. Les régions
Nations unies.
nordiques seront plus affectées par ce Deuxièmement, plusieurs pays en
réchauffement climatique. Déjà selon le météorologiques ou autres facteurs. voie de développement connaîtront un
troisième rapport national du Canada L’entrée en vigueur du Protocole de essor économique important dans les
sur les changements climatiques, l’ouest Kyoto doit se faire 90 jours après sa rat- prochaines années. Ainsi, l’augmenta-
de l’Arctique canadien se serait réchauf- ification par 55 pays dont les émissions tion anticipée des émissions de GES due
fé d’environ 1,5 C au cours de 40
o
totales représentaient en 1990 au moins à l’essor économique que la Chine et
dernières années. 55% du volume total des émissions. La l’Inde devraient connaître dans les
ratification par la Russie permettrait prochaines années pourrait, à elle seule,
Dans ce contexte, on ne peut qu’ap- d’atteindre cette condition. annuler tous les gains obtenus par l’at-
prouver et applaudir la décision du gou- teinte des objectifs de réduction de
vernement canadien de ratifier le Doit-on en conclure que l’entrée en l’ensemble des pays ayant ratifié le
Protocole de Kyoto qui cible prioritaire- vigueur du Protocole de Kyoto et l’at- Protocole de Kyoto.
Star académie, Loft story, Canadian Désormais, la production d’images conséquences négatives sur l’évolution
Idol, etc., comment expliquer, à l’heure précède et coordonne non seulement la pro- sociale et politique.
actuelle, le foisonnement et la popularité de duction des biens et des richesses, mais cette
ce type d’émissions? Je voudrais répondre à production organise aussi les nouveaux rites D’abord, ces émissions nous révèlent à
cette question à partir de ce que la de passage, nos différentes manières d’entrer quel point les jeunes générations sont
philosophe Hannah Arendt appelait « l’es- dans le monde. Cette industrie du spectacle éduquées par l’industrie médiatique. «Les
pace du paraître », c’est-à-dire « l’espace où médiatique réussit à nous détourner des hommes, écrivait le premier théoricien de la
j’apparais aux autres comme les autres m’ap- anciens passages en proposant un genre de société du spectacle, ressemblent plus à leur
paraissent, où les hommes n’existent pas raccourci. D’ailleurs, la téléréalité semble temps qu’à leur père.» (Guy Debord,
simplement comme d’autres objets vivants lancer ses défis principalement à la jeunesse. Commentaires sur la société du spectacle,
ou inanimés, mais font explicitement leur Gallimard, 1992, p. 35)
apparition » (Condition de l’homme moder- De fait, le but d’une émission comme
ne, tr. fr. Calman-Lévy,1961, Pocket, coll. Star académie est de permettre à une person- Aussi, nous ignorons encore quel sera le
Agora, 1994, p. 258) nalité nouvelle de crever l’écran, de faire type de personnalité qui émergera de ces nou-
irruption sur la place publique, de remplir velles expérimentations médiatiques. À cet
Apparaître? Pour exister en tant que sujet entièrement, en un temps record, l’espace du égard, les travaux de Marcel Gauchet seront
humain à part entière, tout être humain ne paraître dont parlait Arendt. Au cours de ce très utiles.
doit-il pas, en effet, se présenter dans le genre d’émission, on ne demande pas aux
monde et parmi ses semblables? Nous Pour Gauchet, «l’individu contemporain
sommes tous semblables et pourtant uniques, «C’est par le verbe et aurait en propre d’être le premier individu à
car nous advenons comme sujets en partici- l’acte que nous nous vivre en ignorant qu’il vit en société, le pre-
pant, à notre manière, par notre existence sin- insérons dans le monde mier individu à pouvoir se permettre, de par
gulière, au renouvellement de la pluralité l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il
humain, et cette insertion
humaine. est en société». Pour justifier cette ignorance
est comme une seconde du social au cœur de la nouvelle personnalité,
Au fond, c’est l’évidence : la naissance naissance dans laquelle Gauchet avance l’argument suivant : « Il l’ig-
ne suffit pas à faire de nous des êtres humains nous confirmons et nore en ceci qu’il n’est pas organisé au plus
singuliers, nous le devenons seulement en assumons le fait brut de profond de son être par la précédence du
posant un geste qui révèle notre identité au notre apparition physique social et par l’englobement au sein d’une col-
monde. «C’est par le verbe et l’acte que nous originelle.» lectivité, avec ce que cela a voulu dire, millé-
nous insérons dans le monde humain, et cette nairement durant, de sentiment d’obligation
(Hannah Arendt)
insertion est comme une seconde naissance et de sens de la dette. » (Marcel Gauchet, La
dans laquelle nous confirmons et assumons le jeunes participants de créer ou de construire démocratie contre elle-même, Gallimard
fait brut de notre apparition physique origi- une œuvre. Une belle émission, bien construi- 2002, p. 254) Autrement dit, la nouvelle per-
nelle», disait aussi Arendt (p. 233). te comme l’était La course autour du monde, sonnalité aurait bien peu de mémoire et pas de
c’est terminé. Maintenant, à travers une petite trop grande responsabilité envers le passé...
Certaines institutions traditionnelles ont mise en scène, un jeu de séduction ou une per-
voulu répondre à ce besoin, typiquement formance, on demande d’abord et avant tout À propos d’Hannah Arendt, Julia
humain, de confirmer le fait brut de l’exis- aux participants d’apparaître. C’est la force de Kristeva écrivait tout récemment qu’elle fut
tence. Ces institutions étaient érigées très loin leur présence au monde qui est finalement en « la première à faire admettre que l’appa-
de la sphère de la production. À cet égard, l’ins- cause. Dans ce jeu, les jeunes prennent raître est une condition intrinsèque à l’hu-
titution religieuse, avec ses rituels, le baptême évidemment un grand risque. Qui sera élu? manité, pour autant qu’elle révèle chacun à
et le mariage par exemple, s’avère exemplaire. Qui ira jusqu’au bout? Qui percera l’écran? son irréductible singularité - si et seulement
C’est précisément ce risque, vécu en direct, si ce chacun trouve le courage de partager le
Mais voilà, l’industrie du divertissement qui suscite un engouement populaire que l’in- sens commun des autres ». (Le génie
spectaculaire voudrait bien détrôner la reli- dustrie spectaculaire veut justement endiguer féminin. Tome 1. Hannah Arendt, Fayard,
gion pour devenir la seule institution capable pour gonfler les cotes d’écoute. 1999, p. 16). Ce «si et seulement si» mérite
de répondre au désir d’épanouissement per- d’être souligné. En effet, si le type de per-
sonnel et de reconnaissance. Cette industrie, à Et comme ces émissions semblent sonnalité qui émerge dans nos sociétés con-
la tour de contrôle de la production capitaliste, favoriser l’éclosion de personnalités nou- temporaines ne favorise que l’adhésion à
propose aux individus de nouvelles manières velles, on serait mal vu de les contester... soi, qu’en sera-t-il alors de la solidarité
de faire leur apparition dans le monde. Pourtant, ce type d’émission peut avoir des humaine et des repères communs? ■
La production philosophique récente n’échappe pas à ce principe. C’est pourquoi Combats vous propose des portraits de la pensée politique
de quatre philosophes dont le travail nous permet de réfléchir l’actualité internationale telle qu’elle se dessine depuis quelques années : Leo
Strauss (1899-1973), Peter Sloterdijk (né en 1947), Jacques Derrida (né en 1930) et Adorno (1903-1969), philosophe allemand dont on
célèbre cette année le 100e anniversaire de naissance, et sur qui, selon Stéphane Baillargeon, «les grands magazines et les journaux ont tous
publié des hommages et des analyses» (Le Devoir 16 septembre 2003). Alors rassurons le brillant journaliste, le petit magazine Combats ne
sera pas en reste...
La pensée socio-politique du gences de la vie en la cité, n’est pas demeure l’outil unique et nécessaire qu’il
penseur américain d’origine juive-alle- exigeant envers tous. Prônant la lecture a toujours été aux philosophes pour com-
mande, Leo Strauss, est sans doute l’une des grands textes de l’humanité, le sobri- prendre, analyser et aborder le monde,
des plus discutée en ce moment sur la quet de « conservateur » qu’arborent mais Strauss demeure convaincu d’une
planète. Ce fait est l’œuvre de ses héri- certains héritiers philosophiques de certaine inadéquation entre la Raison et
tiers, dont les fameux néo-conservateurs. Strauss ne désigne pas une attitude con- la sagesse ou la vertu. La vertu et la
Strauss ne s’est lui-même que très peu servatrice de l’État face aux finances, sagesse ne sont pas des produits de la
impliqué lors des événements politiques mais bien leur volonté avouée d’un retour Raison. Cette erreur moderne qui con-
de son époque. à la vertu. siste à réduire la vertu et la vie humaine
au simple calcul des intérêts, Strauss la
En plus de replacer la philosophie La découverte par Strauss des fonde- retrouve déjà dans le bouillonnement
politique au centre de toutes les préoccu- ments réels de la modernité l’amène à politique du tout début de la modernité.
pations philosophiques, il renoue au sein croire que la croyance en la Raison n’est L’État doit être gouverné par des
de son œuvre avec la sagesse des anciens que pour libérer l’homme de l’Église et hommes qui comprennent cela, animés
et suggère un retour à celle-ci. Il critique de la crainte de celle-ci. L’avènement de tant par la vertu que par la Raison.
aussi longuement les Lumières, mais la Raison serait due à une forme de
n’en demeure pas moins le défenseur morale hédoniste qui naît en vue de libé- Il existe un mal au sein de l’être
d’un certain libéralisme et d’une certaine rer l’homme de ses responsabilités chré- humain qui peut apparaître à tout
forme de démocratie. C’est lui qui invi- tiennes. Le lent mais constant développe- moment. Il s’agit de la violence et de la
tait ses concitoyens américains à réétu- ment que connaît l’athéisme partout en barbarie (la barbarie n’est pas un concept
dier la pensée des « Pères fondateurs » de Occident depuis la modernité ne serait de Strauss. Le lecteur saura y retrouver
la nation américaine. Pour comprendre la donc pas l’œuvre de la Raison, mais au les ennemis de la sagesse ). La peur du
pensée politique de Leo Strauss, nous contraire, le résultat apathique de vouloir jugement de Dieu, donc l’apport de
devons saisir les différentes « tensions » échapper aux exigences morales de l’Église, suffisait à tenir l’homme en
agissantes au sein du cœur des hommes. l’Église. laisse. De tout temps, la religion tint cet
Entre Foi, Raison et Passion. état de fait. Seulement, depuis la moder-
Les penseurs modernes auraient nité et les Lumières, l’athéisme s’étend
Strauss est un intellectuel très donc réussi à imposer à l’homme une de plus en plus. Abondant dans le sens de
exigeant qui, reconnaissant les contin- Raison illusoire. Bien sûr, la Raison Nietzsche, Strauss conclut que la con-
« Pour nous la nouvelle politique commence précieux nous permettant de réfléchir l’im- sérieux en style de vie» (p. 31) et qui con-
avec l’art de créer des mots qui désigneront portante situation planétaire dans laquelle damne désormais l’individu, non plus à la
l’horizon aux hommes qui voguent sur le nous nous trouvons. Le ton volontairement liberté, mais à la frivolité. Cependant, la fin
navire du réel. » prophétique de l’ouvrage nous autorise à de la guerre froide devient une occasion pour
Peter Sloterdijk « Si l’Europe s’éveille » saisir l’urgence de voir naître une nouvelle l’Europe de se dégager du champ des idéolo-
forme de « grande politique ». C’est par la gies du vide.
Le penseur allemand Peter Sloterdijk « vieille » Europe que cette vision politique
s’impose depuis la parution de sa Critique de s’imposerait, Europe qui, selon Sloterdijk, Pour Sloterdijk, il est en effet certain
la raison cynique (Christian Bourgeois est enfin mûre pour réaffirmer sa grandeur que l’Europe est faite pour plus que la fuite
(1987), ré-éd. 2000) comme l’une des plus après sa relative absence de l’échiquier poli- vers le vide. La culture européenne est même
importantes figures de la scène philo- tique mondiale. d’abord et avant tout une culture d’intensité
sophique actuelle. C’est toutefois la maximale. Empruntant à une réflexion
polémique provoqué par ses Règles pour le C’est d’ailleurs par un portrait de cette élaborée en 1922 par Paul Valéry qui conce-
parc humain (Mille et une nuits, La Petite absence européenne que le philosophe vait l’Europe comme un «ensemble de ma-
Collection, 2000) qui l’aura placé, bien mal- amorce son essai. Les causes et les con- xima» (p. 41) et qui avançait que «l’homme
gré lui, au centre de l’arène médiatique, où séquences de celle-ci sont assez justement d’Europe n’est pas défini par la race, ni par
l’on jugera trop dangereuses - pour une décrites par l’auteur. Après s’être considérée la langue, ni par les coutumes, mais par les
Allemagne encore honteuse de son passé comme étant le milieu du monde et le foyer désirs et l’amplitude de la volonté» (pp. 41-
eugéniste - ses réflexions sur la portée poli- de naissance de toutes les croisades, 42), Sloterdijk tente de démontrer que la cul-
tique du potentiel des biotechnologies. ture et la politique européenne ne peuvent
Pourtant, une lecture plus en profondeur des Pour Sloterdijk, il est être réduites vers du plus petit puisque,
différents ouvrages du philosophe nous certain que l’Europe est ontologiquement parlant, l’Europe est maxi-
oblige à lui retirer l’étiquette de « réaction- malisation. Les États-Unis et l’U.R.S.S.
faite pour plus que la fuite
naire » qui lui avait été accolée à la suite du semblent d’ailleurs avoir été tout au long de
débat provoqué par cette prise de position vers le vide. La culture la guerre froide des laboratoires où furent
audacieuse. L’essentiel de son œuvre peut européenne est même expérimentés divers modes d’intensification
être regroupé en deux parties : d’un côté, il d’abord et avant tout une européens. Mais tandis qu’aux États-Unis
poursuit la réflexion onto-anthropologique culture d’intensité sont obtenus « des résultats qui ont mené à un
qu’avait amorcée Heidegger en tentant de maximale. stade de civilisation nouveau et singulier »
définir le rapport qu’entretient l’humain avec (p. 44) - et ce, pour le meilleur comme pour
l’Être - tel qu’en témoigne la somme que l’Europe, avec la guerre de 1939-1945, inau- le pire -, l’ex Union soviétique donne davan-
constitue Bulles dont le premier tome gure son décentrement politique car en tage l’impression « d’un laboratoire dévasté »
Sphères est paru en 2002 chez Pauvert -, de devenant « à son tour l’objet d’une croisade », (p. 46). Il n’en demeure pas moins que pour
l’autre, il s’avance comme un imposant elle doit subir «un dommage historique et Sloterdijk, intensification rime d’abord et
moraliste en questionnant l’individu moder- peut-être incurable de son narcissisme avant tout avec européanisme et que ce fait
ne (Essai d’intoxication volontaire, géopolitique» (pp. 21-22). L’Europe libérée suffit à attendre plus de grandeur de la part de
Calmann-Lévy, 2000), les conséquences de est désormais coincée entre ses libérateurs l’Europe.
la crise de l’humanisme littéraire (Règles américains et soviétiques. Conséquence de
pour le parc humain) et la place prise par ce décentrement et de cette liberté dont Mais afin de renouer avec la grandeur,
l’artifice dans ce contexte (L’Heure du crime l’Europe n’est pas réellement l’artisan, une l’Europe doit éviter de rejouer le mythe poli-
et le temps de l’œuvre d’art, Calmann-Lévy, série d’idéologies du vide apparaissent au tique sur lequel elle s’est pendant longtemps
2000). sein de la culture européenne. La fameuse fondée et avec lequel elle a roulé (Sloterdijk
formule Condamné à être libre qui est au parle de «mytho-motricité») : le « transfert
Depuis quelque temps, Sloterdijk sem- cœur de l’anthropologie existentialiste sartri- d’Empire ». Par cette notion le philosophe
ble être préoccupé par les bouleversements enne serait elle aussi symptomatique de cette veut signifier que pour l’Europe, « l’idée
politiques qui se déploient sur la scène mon- absence et de ce décentrement puisqu’elle directrice de son imagination politique est
diale. Son essai Si l’Europe s’éveille (Mille rend clairement compte de la «souffrance une sorte de métempsycose de l’Empire
et une nuits, 2003) est un parfait exemple de primaire face à la nouvelle ouverture et au romain à travers les peuples européens déter-
l’intérêt qu’il porte à l’actualité politique nouveau vide du monde» (p. 26). À ce senti- minants et susceptibles de faire l’histoire »
internationale, dont on sait qu’elle est bouil- ment d’absurdité propre à la première moitié (p. 52). En effet, toute l’histoire de l’Europe
lonnante par les temps qui courent. L’auteur de cette ère du vide, succédera la surcon- après la chute de Rome est une longue suite
nous offre dans ce livre une série d’outils très sommation qui « transforme l’absence de d’ambitions impérialistes se succédant ou se
S’il y a lieu de mesurer le poids d’une intellectuelle l’ont franchi et continuent de même « désarmé » 1. Certains commenta-
pensée, comme le voulait Bourdieu, à la le franchir, en Europe, aux États-Unis, teurs ont cependant cru discerner, au cours
courbure qu’elle finit par imposer à l’u- comme ici, alors même que le nom de des années quatre-vingt, une inflexion, voire
nivers des problèmes, des références et des Jacques Derrida n’est plus à faire, a de quoi un véritable changement de cap dans la pen-
repères intellectuels de son époque, la pen- déconcerter... sée de Derrida : d’abord cantonnée à l’inter-
sée qui se donne sous le nom de Jacques prétation de textes littéraires et philoso-
Derrida devrait alors être saluée comme En 66, alors que Derrida ne jouissait phiques, elle aurait par la suite accordé une
l’une des plus denses et, très certainement, pas encore de la réputation qu’on lui connaît place de plus en plus importante à la critique
comme l’une des plus décisives de l’histoire aujourd’hui, Jean Hyppolyte lui aurait ami- de certaines institutions (l’université, l’union
récente de la philosophie. À forcer calement confié, au sujet de ses recherches, européenne, l’immigration, la démocratie,
l’ « espace des possibles « de sa propre ne point savoir où il voulait en venir. La l’ONU, etc.) et de leurs idiomes (le droit, la
époque, on s’expose, certes, à toutes sortes réponse du jeune Derrida fut, à bien des justice, le pardon, le don, l’hospitalité, etc.).
de méprises et de quiproquos. Seulement, il égards, significative : « Si je voyais claire- Malheureusement, cela n’est pas aussi sim-
y a un pas entre la confusion et la mauvaise ment, et d’avance, où je vais, je crois que je ple. Ce qui ne veut pourtant pas dire qu’il
foi, un pas aussi entre la prime résistance, la ne ferais pas un pas de plus pour m’y ren- ne s’est rien passé depuis L’écriture et la dif-
moue dubitative, et la violence symbolique dre. ». Près de quarante ans plus tard, « Quitte férence (1967). Au contraire, la pensée de
la plus bête, la plus entêtée, déployée par à ne pas arriver », Jacques Derrida court tou- Derrida a connu des périodes d’intensifica-
certains milieux réactionnaires. L’allégresse jours. À un rythme, il faut le dire, désar- tions et de transports, de glissements, de
avec laquelle plusieurs acteurs de la scène mant. Et d’un « désir » qu’il avoue lui- généralisations, de torsions, comparables à
conjonction du droit et de la justice qui tient sus électoral démocratique, alors qu’un parti Roudinesco, Fayard/Galilée, 2001.
16. Derrida, Voyous, Galilée, 2003, p.205-206.
lieu de rabat. Contre le droit, toujours con- islamiste à tendance fortement anti-démocra- 17. ibid. p.123.
ditionné, inscrit dans l’histoire comme dans tique était sur le point de l’emporter. Un 18. ibid. p.127.
le devenir de la rationalité juridique, il y a geste anti-démocratique, certes, mais posé au 19. ibid. p.208.
Les hommes ont-ils le pouvoir de lut- Francfort sur le Main, d’un père juif tionnel dans la société technicienne et
ter contre leur barbarie collective ? Ne Wiesengrund et d’une mère italienne dont grâce à cela élucider le nazisme. Notre
sont-ils pas des objets aussi impuissants il prend le nom. Son entourage familial le objectif, précisait Horkheimer, ce n’est
que des bouchons sur l’océan ? Bref, les prédispose à faire une carrière musicale ; pas seulement de décrire le préjugé,
hommes sont-ils capables de progresser sa mère est en effet cantatrice et sa tante, mais de l’expliquer pour contribuer à le
ensemble malgré eux-mêmes ? Je fais elle-même musicienne, contribue à son faire disparaître. De retour en Alle-
mienne cette phrase de Gunther Anders : épanouissement musical. En 1923 il sou- magne après la guerre, Adorno entre-
« le pessimisme de l’intelligence fouette tient à l’Université de Francfort une thèse prend un autre grand travail où sont
l’optimisme de la volonté, mais sans sur Husserl, puis il se rend à Vienne pour mêlées critique musicologique, réflexions
s’abandonner dans l’espérance ». y étudier la composition musicale et le critiques et polémiques sur les rapports
piano. Ses préoccupations sont alors entre la culture et le monde de la société
Lire Adorno c’est en quelque sorte se essentiellement musicales comme en industrielle avancée.
lancer un défi. Vouloir comprendre témoignent de nombreux articles sur des
Adorno c’est une ambition qui, à son musiciens tels que Bela Bartok, Richard Les années 60 sont à la fois fécondes
départ, témoigne d’une grande ignorance Strauss. Il est particulièrement séduit par et éprouvantes pour Adorno ; il est asso-
de la difficulté. Tout chez cet auteur est la musique de Schönberg. Il compose lui- cié au mouvement étudiant, mais de
difficile : les mots, le style, les champs de même des œuvres musicales inspirées de manière souvent polémique ; il dénonce
réflexion (Théorie esthétique, Dialectique poèmes, notamment de Kafka et de la peudo-activité de certains groupes
négative, Dialectique de la raison, Brecht. Son séjour à Vienne se termine en révolutionnaires dont la violence confine
Imagination dialectique, etc.) et enfin la 1928. Il retourne alors à Francfort où il au terrorisme. La gauche radicale, tout
pensée elle-même. Très rapidement on rédige sa thèse d’habilitation sur Kierkegaard comme les partis ouvriers institutionnels
renonce à l’idée qu’on aurait peut-être (Kierkegaard, construction de l’esthétique) ne lui épargnent pas les attaques. Il faut
caressée de vouloir résumer son œuvre. publiée en 1933. dire que la théorie critique d’Adorno est
D’ailleurs Adorno évite aux ignorants imprégnée de pessimisme et qu’elle
téméraires de se rendre ridicules en les Dès les années 20, il connaît Max n’aboutit à aucune stratégie concrète
mettant en garde dans la Dialectique Horkheimer, nommé directeur en 1931 d’émancipation et se contente d’une
négative: « La philosophie est essentielle- de l’Institut de Recherches Sociales dont abstraction philosophique jugée stérile
ment irrésumable, sinon elle serait super- Adorno deviendra membre en 1938. par les activistes. Mais, avec l’ensemble
flue ». Et pourtant, l’approche même par- Lors de la prise du pouvoir par Hitler en de l’École de Francfort, Adorno ne se fait
cellaire de son œuvre apporte à celui qui 1933, beaucoup de ses amis juifs de plus aucune illusion sur la nature révolu-
têtu ou inconscient poursuit sa démarche, l’Institut de Recherches Sociales l’inci- tionnaire du mouvement ouvrier et des
l’occasion d’une réflexion personnelle tent à les suivre en exil, mais il reste en partis qui s’en réclament.
sur l’homme, la société, sur la menace Europe où il séjourne la plupart du
permanente du basculement dans la catas- temps à Oxford. Ce n’est qu’en 1938, En 1966, il publie La dialectique
trophe. Pas de réconfort donc dans la sous les instances réitérées de son ami négative, considérée comme son testa-
lecture d’Adorno, pas d’idéologie opti- Horkheimer, qu’ il se décide à se rendre ment philosophique : cet ouvrage a pour
miste, mais un questionnement sur le aux USA. De 1940 à 1947, il se consacre but de développer les contradictions de la
malheur du monde depuis Auschwitz. à la rédaction de son ouvrage La dialec- réalité à travers la connaissance de celle-
tique de la raison. Son activité musi- ci.
Je commencerai par une courte cologique est réduite à quelques articles
biographie de l’auteur, suivie d’une consacrés au rôle culturel de la radio et Théodor Adorno meurt en 1969 sans
présentation sommaire de l’École de des mass-media et au jazz dans lequel il avoir pu achever la rédaction de son
Francfort dont il fut un membre éminent. ne voit pas une forme d’art mais une dernier ouvrage Ästhetische Theorie, La
J’aborderai ensuite une seule des problé- simple marchandise. Il travaille aussi à Théorie esthétique.
matiques étudiées par Adorno, à savoir : une étude monumentale menée avec
penser Auschwitz. Pour finir j’essaierai d’autres dans le cadre des recherches Pour mon exposé, j’ai eu recours à de
de voir comment Adorno, malgré et avec sociologiques de l’Institute of social nombreuses citations extraites des
Auschwitz, se situe par rapport à l’idéal research : La Personnalité Autoritaire. Minima Moralia. Il s’agit d’une suite de
de progrès qui vient des lumières. Cet ouvrage, édité à New York en 1950, réflexions rédigées par Adorno pendant la
repose sur de très nombreuses enquêtes guerre et publiées en 1945, à l’occasion
BIOGRAPHIE effectuées chez les ouvriers américains ; du cinquantième anniversaire de son ami
Theodor ADORNO est né en 1903 à ses auteurs voulaient dévoiler l’irra- Horkheimer.
Le festival du nou- pas pour lui exotique, comme il l’est mets préparé par l’aimée, le temps pris à
veau cinéma et des devenu pour les jeunes héros du film, goûter le passage des saisons. Car le
nouveaux médias étrangers au sens de ces objets qui par- film n’est pas seulement invitation à
de Montréal nous lent de leur héritage. Seul le personnage revisiter la sagesse héritée, mais bien à
promène d’un du vieux yakuza s’entoure de rituels et réinventer l’ art de savoir, formulé par
cinéaste qui s’ins- décors en continuité avec la tradition. nos ancêtres, regarder la vie présente -
pire d’un roman- Et ce milieu de gangsters, il n’est pas et la Nature, non comme une Évidence,
cier français, lui- exotique non plus pour le cinéaste, via mais un Don. Une source d’émerveille-
même écrivant du son père qui le fréquentait. ment, dont la contemplation anime les
point de vue d’un nomade du désert, à héros, comme si eux - et nous!- étions
un réalisateur qui se met en scène, en Portrait d’une jeunesse branchée, animés par elle...
amateur de films pornos et de caresses coupée du sens qu’elle pourrait pourtant
de travelos. Déserts des lieux et des trouver dans les récits comme dans les Passent, ici au milieu des fleurs,
coeurs. Depardon (Un homme sans une folle qui ne les voit plus, encore et
l’Occident) et Nolot (La chatte à deux Dolls sera sur nos écrans toujours sous le choc de sa perte, et là,
têtes). Ce contraste, je le retrouve, à un à l’automne 2003. Poupées. un fan qui s’est aveuglé pour ne pas voir
autre niveau, dans les deux seuls films Marionnettes. Choses le visage défiguré de la star qu’il
japonais. D’un côté, un documentaire, vénère, personnages aveugles donc à
manipulées. Doubles
Alexei et la source, dont seule l’équipe cette nature que Kitano nous offre en
de réalisation est japonaise et qui nous humains. Projection, spectacle.
montre, en Ukraine, un village près de comme les figurines et les
Tchernobyl, avec des vieillards accro- masques rencontrés par Voyez aussi ce papillon rouge, ce
chés à leur lieu natal et un jeune homme les personnages, d’élans soufflet à bulle mobile, rose, brisé, tous
qui les aide. Une source les abreuve, intérieurs. Quand j’assiste ces objets fragiles, ludiques, soudain
dite pure... De l’autre, une oeuvre de au bunraku, les marionnettes rompus, hors ces quelques fleurs jaillis-
fiction, Dolls, doublement fictive, puis- sant, à la fin, de la garnotte, entre les
paraissent au bout d’un
qu’elle s’ouvre sur la représentation traverses des rails. Jouets, plantes,
d’une pièce de marionnettes avant de moment « animées », et ce insectes: plaisir de bouger, miraculeux
nous proposer le parcours entrecroisé de sont les manipulateurs au mouvement, dont l’artiste affirme et se
trois couples. visage tantôt inexpressif ou confirme la valeur en mettant en mouve-
masqué, tantôt subtilement ment des marionnettes, et ici, des
Dolls suggestif, qui dotent images, en ralentis, ou enchaînements
Dolls sera sur nos écrans à l’au- magiques, comme ce revolver pointé
d’humanité les poupées...
tomne 2003. Poupées. Marionnettes. que remplace une feuille d’érable rougie
Choses manipulées. Doubles humains. objets transmis par ses pères... Serait-ce emportée sur l’eau claire, comme l’éclat
Projection, comme les figurines et les que l’abondance des apports de l’é- du sang qui jaillit. Ou ces retours en
masques rencontrés par les personnages, tranger et de la modernité rende arrière organisés selon l’ordre du coeur
d’élans intérieurs. Quand j’assiste au obsolète la référence au passé? Cette plutôt que de la chronologie, et là, des
bunraku, les marionnettes paraissent au pièce par exemple, au début du film, de sons, paroles asynchrones, comme si un
bout d’un moment «animées», et ce sont Chikamatsu, le tendre, cruel, poète sort jouait sur le héros; silence absolu
les manipulateurs au visage tantôt inex- Chikamatsu, l’un des rares rivaux de ailleurs, flûte festive connotant pourtant
pressif ou masqué, tantôt subtilement Shakespeare... Qui le lit encore dans la ici souffrance de la folie.
suggestif, qui dotent d’humanité les jeunesse? Kitano provoque le specta-
poupées, choses qui prolongent comme teur de son pays, invite celui du nôtre, à Et sans doute le film pourra-t-il
une prothèse leur manière d’incarner ce découvrir, redécouvrir cet auteur qui sembler long à qui ne connaît ni
texte que récite le psalmodieur. montre des protagonistes qui choisissent Chikamatsu, ni le poids du consensus,
le devoir, ce que la communauté attend des liens du groupe (car tout n’est pas
Le cinéaste Kitano a connu, par sa d’eux ou le succès. Le cinéaste laisse nourricier dans la tradition...), ni l’ob-
grand-mère, cet univers qui n’est donc penser qu’ils sacrifient l’essentiel: le session de la réussite : en néons, les bul-
Com ats
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b allez voir sur
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COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004 PAGE 51
HISTOIRE ET HISTOIRES DU JAPON AU FESTIVAL DES FILMS DE MONTRÉAL 2003
Claude R. Blouin
Raconter une histoire, c’est retenir Higashi, Yamada, natifs des années saire du héros, sait être hargneux,
des éléments, en omettre d’autres, mais trente par opposition à un Morita ou un quand il sort de son mutisme; fine lame,
aussi organiser l’ordre dans lequel on Takita, nés dans les années cinquante, il estime qu’ « un sac-à-merde » ne
les enchaîne. Cet ordre exprime le sens sans compter les Inudo, Sakamoto et saurait vouloir vraiment le bien d’un
que l’on trouve aux événements. Imagi- Kajita, plus jeunes. Mais pour les autre «sac-à-merde». À travers ce
nez la complexité du rapport qui existe besoins de notre sujet, nous allons témoin direct, le réalisateur explore le
entre souvenirs et représentations, d’abord observer le duel auquel se désir que d’autres revêtent du nom de
quand l’histoire racontée est celle de livrent, dans des films situés entre 1860 loyauté ou de sacrifice en soi, et dans
l’Histoire elle-même! et 1890, Yamada et Takita, puis, pour lequel le protagoniste reconnaît celui de
son évocation d’un passé associé à son tuer, sinon de mourir. Le second
En apparence, le cinéaste restitue adolescence, Kuroki. Nous con- témoin, ami du fils du héros, devenu
une époque. Peu de spectateurs sauront cluerons avec un film inspiré du médecin comme la soeur de son ami,
déceler les anachronismes, raccourcis, présent. qu’il a épousée, lutte donc plutôt pour
omissions. Voyez - et rigolez! - les la vie et témoigne à partir de ce que lui
mémoires de Noël Howard, Hollywood À 72 ans, après 76 films, ont raconté les enfants du héros. Grâce
sur Nil (Ramsay). Le déroulement Yamada entreprend son pre- à ce témoignage, il permettra à l’autre
inéluctable du film, l’effet « réaliste » mier récit ayant pour cadre témoin de vivre différemment l’His-
des décors et des costumes font qu’il l’époque Tokugawa. Mais il toire, à partir d’une compréhension
devient difficile désormais de dissocier le situe à son crépuscule et nouvelle de l’histoire de son collègue
ce que l’on croit avoir été le passé et ce l’ordonne autour de Seibei, honni. La vénalité, si contraire au code
que l’on a vu qu’il est selon les du samouraï, devient résultante de l’af-
samuraï surnommé le
cinéastes. Il est trop tard pour se garder fection du guerrier pour sa famille. Le
des images par l’abstinence! Plus effi-
Crépusculaire, à cause de clan ne le nourrit pas, il doit donc s’exi-
cace la précaution de se remémorer le son habitude à retourner ler, quitte à économiser sa paye et les
présent du cinéaste. Par exemple, les auprès de ses filles, sitôt le extras qu’il réclame pour son action
enjeux actuels de la guerre en Irak, de travail terminé, au lieu d’aller comme pour son silence. Le récit four-
la fin du régime de loyauté des entre- prendre un verre avec ses mille ainsi de références à des
prises et de l’augmentation des faillites collègues, eux-mêmes plus dilemmes communs à ces hommes
au Japon, ainsi que de la hausse des sui- bureaucrates que guerriers. remerciés à quelques années de la
cides chez les hommes de 40 à 60 ans, retraite ou envoyés à l’étranger sans
enfin l’affirmation lente et graduelle de Mibugishiden leur famille. Et l’attachement à celle-ci
l’autonomie des femmes, la désillusion Takita (comme Yamada dans Taso- comme aux gens du pays au sens ancien
face à la politique. Tout cela influ- gare Seibei et Oshima dans Taboo) situe du terme, à un réseau de relations con-
encera la perception que se fera le scé- son récit dans les années du passage de crètes, le cinéaste Morita, qui présentait
nariste du passé, sinon la raison même la féodalité à l’État-nation impérial, un film en compétition, signalait qu’il
de l’évoquer. mais il nous y entraîne à rebours: d’une revenait en force chez le Japonais de
scène de 1890, il passe à une image de maintenant: même en situant son récit il
Qui plus est, selon qu’il est né toits en tuiles, et par un mouvement en y a vingt ans, il avait mieux senti, en
avant la guerre et l’a connue ainsi que spirale, descend vers la cour où s’en- essayant de retrouver dans Comme
la défaite, les deuils, la ruine, puis la traîne, en 1863, les défenseurs du gou- Asura l’esprit de ce passé récent, l’im-
reconstruction - ou né après, dans la vernement menacé. Suggèrent aussi la portance de l’émancipation des femmes
prospérité, au milieu du goût de l’appa- spirale ces flash-back alternés, témoi- dans le monde du travail et le boule-
rat et du confort, il répondra diverse- gnages qui, pour ainsi dire, font de versement introduit par le téléphone
ment à l’épreuve de l’adversité. Aux l’Histoire un tissu d’histoires confron- cellulaire dans le maintien de ce réseau
sources filtrées de l’éducation d’avant- tées. évoqué.
guerre ont succédé les apports venus du
monde entier, de façon plus anarchique. Deux témoins s’opposent, dont À quoi bon dira-t-on ce recul d’un
C’est vrai aussi de la culture ciné- l’enseignement qu’ils tirent de leur pro- siècle chez Takita, si c’est pour
matographique que se donne le réalisa- pre vie manifestement colore ce qui affirmer, comme Morita, qu’en bout de
teur. Ainsi peut-on joindre Kuroki, leur tient lieu d’Histoire. L’un, adver- ligne les besoins humains renaissent et
GRAPHISME
370, BOUL. MANSEAU IMPRIMERIE
(COIN STE-ANNE)
FAX: 450.755.4832
L’artiste Françoise Sullivan est une véri- que de sa place dans l’histoire de l’art québé- que Borduas allait jouer auprès des jeunes
table icône de la culture moderne québécoise : cois, jette-t-elle un éclairage accru sur l’œu- artistes désireux de rompre avec l’aca-
signataire du manifeste Refus global, com- vre? Voilà ce que nous allons tenter d’évaluer démisme ambiant... Contrairement à d’autres
pagne de route des automatistes montréalais, de façon succincte... Évidemment, l’événe- automatistes, Sullivan a toujours reconnu sa
précurseur dans le domaine de la danse, ment est accompagné, comme les deux dette envers celui qui joua le rôle d’un
sculpteure au talent reconnu, artiste con- précédents, d’un catalogue qui devrait faire le éveilleur de conscience, d’un animateur du
ceptuelle, peintre... Depuis plus de trente ans, point sur ce long et fructueux cheminement. milieu et d’un formateur éclairé. Pourtant,
cependant, la peinture domine ce vaste « Devrait » écrivons-nous, car bien des zones «l’automatisme» chez Sullivan a d’abord
champ de l’exploration des possibilités créa- d’ombres subsistent encore dont nous ferons davantage touché sa création de chorégraphe
trices humaines, revendiqué par le groupe de part... et de danseuse que sa peinture. Que s’est-il
Borduas. passé?
« Peintre avant tout »
Récemment, l’oeuvre de Françoise Face à la prolifération de ses diverses Le prélude fauve...
Sullivan faisait l’objet d’une rétrospective au pratiques artistiques, Françoise Sullivan Le peintre Alfred Pellan, autre figure de
Musée des Beaux-Arts de Montréal, orga- déclarait récemment qu’elle se définissait la modernité, est de retour d’Europe à cause
nisée par le commissaire en art actuel de de la guerre. Dès son arrivée à Montréal, une
l’institution, Stéphane Aquin. Comme l’ex- À son retour à Montréal en exposition consacre son talent et lui reconnaît
primait Sullivan en 1981 alors que sa produc- une position d’avant-garde compte tenu de
tion multiforme faisait l’objet d’une première
1947, Françoise Sullivan l’anémie dont souffrait le milieu des beaux-
rétrospective au Musée d’art contemporain, ouvre son propre studio de arts. Pellan est un artiste éclectique qui, à
ce genre d’évènement a, en général, lieu une danse, y enseigne et réalise Paris, a assimilé les acquis du fauvisme, du
fois dans la vie d’un artiste... Privilégiée, sa des chorégraphies. Certaines cubisme et du surréalisme et dont la peinture
peinture fit également l’objet d’une autre propose une «synthèse» déroutante aux yeux
d’entre elles sont de
rétrospective en 1993, au Musée du Québec. de plusieurs...
C’est donc dire l’importance accordée à son véritables performances
travail par les instances muséales. avant la lettre. La plus L’académisme qui sévit à l’École des
célèbre, Danse dans la neige, beaux-arts, sous la férule de son directeur, le
Les visiteurs qui découvriraient pour la est l’une des rares dont peintre Charles Maillard, est de plus en plus
première fois ce vaste corpus d’œuvres seront contesté parmi les étudiants. Maillard se sen-
frappés par la richesse et la variété du contenu subsistent des documents tant menacé, tente de jouer la carte « progres-
de cette exposition. Ceux qui en connaissent visuels, en l’occurrence, une siste » en invitant Pellan, dès 1943, à y
déjà les grands axes ont pris plaisir à revoir série de photographies enseigner la peinture. La contestation du
cet assemblage, en plus de découvrir le magnifiques signées Maurice règne du régime de Maillard, fomentée en
dernier tournant d’une artiste peintre qui ose, grande partie par Pellan, allait conduire à la
à son tour, le passage à l’abstraction et au
Perron, photographe du démission de Maillard.
monochrome. groupe, et qui figurent dans
l’exposition. Contrairement à Borduas, Pellan affirme
L’historien de l’art ou le critique à l’affût laisser à ses élèves une totale liberté de mou-
des multiples retournements de cette produc- désormais comme « peintre avant tout », l’ac- vement. Une rivalité de plus en plus appa-
tion complexe a cependant des attentes tivité peinture occupant le devant de la scène rente règne entre les deux hommes. L’esprit
« autres » face à ce genre d’événement. depuis son «retour à la peinture» en 1980. À rassembleur des forces vives qui anima
Qu’apporte de nouveau cette rétrospective ses débuts, Sullivan était partagée entre pein- d’abord le milieu à l’encontre de l’aca-
par comparaison aux deux précédentes? ture et danse. D’abord formée à la danse clas- démisme se transforme en conflit ouvert. La
Certes, l’ajout de pièces nouvelles créées au sique, elle étudie à l’École des beaux-arts de parution des deux manifestes Prisme d’Yeux
fil des ans, mais aussi le retrait d’autres, on ne Montréal de 1940 à 1945 où elle fait la con- et Refus global en 1948 allait cristalliser des
peut «tout montrer», est à prendre en compte. naissance de Pierre Gauvreau et de Fernand positions irréconciliables. L’approche « révo-
Soulignons que chacune des trois rétrospec- Leduc, futurs membres du groupe automa- lutionnaire » préconisée par Refus global
tives comprenait une centaine de pièces. tiste. C’est par l’intermédiaire de Gauvreau, allait saper la position « réformiste » du
qui allait devenir son « fiancé », qu’elle fit la groupe Prisme d’Yeux.
De façon plus explicite, la « lecture » connaissance de Paul-Émile Borduas, en
que l’on fait aujourd’hui par le biais de cette 1941. Ce grand schisme a laissé des blessures
exposition du corpus sullivanien, de ses nom- et des conflits dont les historiens de l’art n’ont
breux tenants et aboutissants stylistiques ainsi On sait le rôle de leader charismatique pas encore fini d’évaluer la portée. Bien que
Nous ne lirons plus ton nom sur la marquise Avec dedans ses pupilles
car tu ne viendras plus à l’Atelier désormais des images au-dessus du réel
ni avec avec au bout de sa langue
ni sans ton père les paroles hésitantes du fond de l’âme
et ta voix avec au bout de la main
à l’avenir toujours un bout de son cœur
ne remplira plus l’espace il écrit peint
ailleurs qu’en nos mémoires édite grave
simple enfant insouciant
La petite place Charles-Dullin incertain de son propre jeu
toujours maintenant perpétuellement timide et humble
demeurera bien trop grande caché derrière ses tableaux et ses pages
bien plus triste
et le Café du théâtre Depuis toujours
même plein depuis même les nuits abat-jour
bien plus désert yeux fixes et armes blanches
à jamais la main au feu dans son abécédaire
il avait l’âge de la parole
Pourquoi t’a-t-il frappée en plein midi perdu
et refrappée encor en plein pays perdu
égaré à faire naître des images apprivoisées
à faire encore trois pas
éperdu
pour nous conduire en des lieux exemplaires
ébahi
à l’orée de l’œil
dans le profond délire de ses sombres désirs
en dix cartes postales
pourquoi t’a-t-il oubliée dans la nuit
au cœur de sa forêt vierge folle
avant même que la vie ne le fasse
vers l’adorable femme des neiges
pourquoi avoir condamné l’univers vers les illuminures
à respirer sans toi en temps et lieux
naturellement
Pourquoi mourir d’absurde j’imagine
et de gratuite violence
au noir à l’étranger Désormais presque sans images
beauté fauchée quasi privé aussi de musique et de son
il est parti comme passe le vent
comme l’homme va prendre une marche
et puis au fil de l’eau
Marie égarant son regard dans la pureté des flots
la chair est triste peu à peu se perd dans la rivière
et j’ai vu tous tes films petit à petit oublie son propre corps
comme les passants le perdent de vue
Marie car le défaut des ruines est d’avoir des habitants
la vie est triste et pour nous la douleur est d’avoir une mémoire
on y voit tant de morts d’atteindre aussi parfois
l’âge du silence
PAGE 58 COMBATS • VOLUME 7 • NUMÉROS 1 ET 2 • AUTOMNE - HIVER 2003-2004
- POÉSIE -
APRÈS LA BATAILLE... CONFORME À LA POLITIQUE
RETOUR À LA SOLITUDE ÉDITORIALE
G. Tod Slone G. Tod Slone
Poète américain,
Éditeur de la revue
The American Dissident
Que c’est froid aujourd’hui! Que c’est morne ! De nos jours, les propos d’un poète
Debout dans les rues perdues, toi, tu marches seul. n’ont quasiment pas d’importance
Que c’est tranquille, douces brises dans les arbres. car ce qui compte
«Comme l’ombre, les jours s’enfuient» par-dessus le marché
en haut sur une face d’une bâtisse des Ursulines. ce sont les diktats du marché.
Ben ça, c’est de la poésie !
Mouettes, mouettes, mouettes L’important, c’est que le poète se case
et une file d’oies canadiennes au ciel crépusculaire. dans une catégorie de gens en vogue,
Nuages couleur saumon, par exemple,
silence glacial régnant sur la ville être bulgare ou mexicain,
maintenant que les poètes sont partis ! être innu ou acadien,
Mais toi, t’es toujours là, âme pleine d’angoisse. être homosexuel ou simplement femme.
Être poète et maudit, on ne s’y accoutume jamais
car c’est toujours mission de bombardement L’important, c’est que le poète ne fait pas,
et personne ne t’aime quand t’es odieux bombardier. en voguant, de vagues qui
Mais c’est pas ça ton métier, poète ? déferlent sur ses confrères versificateurs...
Mouettes, mouettes, mouettes tour à tour dans le ciel,
vent froid hivernal soufflant sur ta face et tu te déplaces
le long du quai au loin bouffées de fumée
et le pont de Nicolet.
« La règle est, en tant que règle, détachée; elle se tient, pour ainsi dire, là S’il nous reste tant soit peu d’ombre dans cette déclinaison du paysage
dans sa souveraineté; bien que ce qui lui donne son importance, ce soient
Il nous faut tes mains
les faits de l’expérience quotidienne. » Ludwig Wittgenstein.
Où se craque parfois la chair du monde
J’installe toute une ornementation Dans ce manque d’espace qui est toute la danse
Et repeint la pièce *
Calibre les meubles aux jointures du dehors La vie donnée aux hyènes de la syntaxe
Pour t’embarquer consentante dans le déchiffrement des sphères Grugeant grille et chaos
Pour le crépuscule des architectures et l’enchère des deuils Couché en étoile dans
Règle délicatesse et usage Les poètes que tu connais n’ont d’autre poétique que le hasard de tes gestes
Parcourant en chien la connaissance Et une sociologie de rechange au cas où tu en viendrais à les renier
La confirmation que le populaire mérite autre chose que du mépris Nous dansions sur la musique populaire
Dans le fatras du cœur et le coulant de l’âme Parce qu’elle nous ressemblait dans la joie des alcools
L’écrivaine a reçu le prix Création-interprétation lors de la 12e édition des Grands prix Desjardins
de la Culture de Lanaudière, le 13 septembre 2003.
Texte lu au lancement de la revue Oxymore, la revue des étudiants en arts et lettres du cégep régional de Lanaudière à Joliette, en mai 2003.
« ...Risquer l’impossible, ça veut dire se tenir sans filet sur le garde-fou du langage afin que toute chose, nommée par les mots
vrais, advienne à l’existence puisque, sans nom, la chose appartient à l’éternel néant d’être. » (Madeleine Gagnon)
Écrire, c’est risquer; se risquer soi dans sa propre recherche. C’est oser ouvrir sa mémoire, donner la parole
à l’enfance pour retrouver la capacité du don. Trouver les mots du recommencement, de ses origines. Oser
ouvrir sa respiration, dissoudre ce qui l’entrave, la bloque, la disperse pour laisser couler le souffle, le son de
sa voix. Laisser vivre sa voix, puis l’écouter pour la reconnaître, reconnaître cet Autre en soi. « Risquer l’autre
en soi ». Risquer son rêve, transcender ses limites, transgresser le trop connu, le trop facile, traverser l’opacité
du silence, soulever son désir et réconcilier les irréconciliables. Aller au plus près de l’indicible en déjouant
l’habitude, l’ordre habituel des choses. Accéder à ses multiples possibles par sa virtualité créatrice.
Faire advenir l’autre en soi, trouver la part manquante, la juste part. Risquer la descente grâce au tremplin
du langage, des mots vrais; aller au plus haut dans un mouvement de descente.
Les choses ont-elles besoin d’être nommées pour exister ou ne les nommons-nous pas pour qu’elles se
détachent de nous, pour que nous puissions nous purifier d’elles grâce à une catharsis langagière?
Écrire, c’est affronter et risquer l’inconnu qui est en soi. Et pour reprendre l’expression de Madeleine
Gagnon : « se tenir sans filet sur le garde-fou du langage », c’est aussi accepter le risque de se jeter dans le vide
au moment où les mots font l’objet d’un livre, qu’ils sont laissés à leur pleine liberté, offerts au lecteur. C’est là