LA FRATERNITÉ : ÉTHIQUE FAMILIALE, ÉTHIQUE SOCIALE, ÉTHIQUE

GLOBALE

Alain Renaut

Érès | « Journal français de psychiatrie »

2010/2 n° 37 | pages 5 à 8
ISSN 1260-5999
ISBN 9782749234892
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La fraternité : éthique familiale, éthique sociale, éthique globale
La fraternité: éthique familiale,
éthique sociale, éthique globale
Nous sommes habitués par la devise répu-
blicaine à considérer qu’il va de soi que la fra-
ternité constitue une valeur sacrée. Il va de soi
également que cela doit rester évidemment le cas
dans un monde comme le nôtre : un monde où
s’affirment aussi crûment les intérêts particu-
liers, où se développent entre les êtres, entre les
groupes, entre les pays, tant de relations qui sont
des relations de concurrence sans frein, où rien
ne vient tempérer la recherche pure et simple de
la réussite, où le souci de soi paraît impliquer
l’indifférence à l’autre et aux autres. Dans ce
monde là, donc, où, au seuil de l’an 2000, 46 %
de la population mondiale (deux milliards et
demi de personnes) vivaient avec moins de deux
dollars par jour (ce revenu de deux dollars étant
tenu aujourd’hui pour constituer le seuil de pau-
vreté, là où, pire encore s’il est possible, un mil-
liard d’individus vivent avec moins d’un dollar
par jour – donc très en dessous du seuil de pau-
vreté), le rappel aux exigences de la fraternité
sonne de toute évidence comme un moment d’al-
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truisme et de désintéressement qu’il faut bien sûr
ne pas manquer de saluer. Je dirai que, par rap-
port au moment où, dans les déclarations des
droits de l’homme de la fin du XVIIIe siècle, l’an-
tique valeur de la fraternité a trouvé sa consécra-
tion juridique et politique, le besoin de s’y
référer est sans doute plus pressant encore : j’en
veux pour signe le fait que, selon des chiffrages
fiables, en cette fin du XVIIIe siècle, précisément,
l’écart moyen des revenus entre les habitants des
pays les plus riches et ceux des pays les plus
* Philosophe, professeur à l’université Paris-Sorbonne.
n° 37
Alain Renaut *
pauvres était de 3 à 1, alors qu’à la
fin du XXe siècle, en 1997, selon le
Programme des Nations unies pour
le développement, cet écart était
De cette idée
devenu un écart de 74 à 1.
Dans ce contexte, le couron-
nement des principes ou des valeurs
démocratiques de liberté et d’égali-
de la justice
té de tous les êtres humains en droit
par le principe ou la valeur de la
fraternité apparaît donc s’imposer
distributive
plus que jamais. Je voudrais simple-
ment consacrer mon intervention à
suggérer quelques observations à
résulte
partir desquelles je souhaiterais que
nous soyons cependant suffisam-
ment avisés, quand nous nous réfé-
en ce sens
rons à ce principe ou à cette valeur,
pour en éviter quelques ambiguïtés
possibles, et pour que l’usage que
la valeur
nous en faisons corresponde moins
à un réflexe (ce qui n’est après tout
qu’un mécanisme présent dès les
ou le principe
formes de vie les plus élémentaires)
et davantage à une réflexion – la
réflexion correspondant en principe
de la solidarité.
à une forme de vie qui est celle de
l’esprit lui-même, qui est le régime
de la vie de l’esprit. Pourquoi vou-
loir ainsi introduire vis-à-vis de la
fraternité une distance, au moins
méthodique, qui est celle de la
réflexion ? Avant d’avancer
quelques éléments de réponse, qui
correspondront donc à des éléments
de réflexion, je me propose de
situer la fraternité par rapport aux
valeurs dont elle est la plus
proche, sans pour autant se
confondre avec elles, mais en
entretenant avec elles un rapport
que je voudrais d’abord préciser,
puis interroger.
La fraternité est évidem-
ment une valeur appelée à structu-
rer les relations interpersonnelles
et, par conséquent, la vie collecti-
ve, non pas le rapport à soi, mais
le rapport aux autres. Dans ce
registre, les valeurs dont la frater-
nité est la plus proche sont sans
nul doute la justice et la solidarité,
ou la justice comme solidarité. Ce
qui nous fait apparaître comme
scandaleux les écarts de revenus
que je mentionnais en commen-
çant, c’est avant tout le sentiment
qu’il y a là quelque chose d’injus-
te, une forme d’inégalité écono-
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mique qui engage la distribution
ou la répartition mondiale des
richesses et qui appelle, par son
ampleur, un correctif. La même
conviction s’affirme quand nous
découvrons, par exemple, qu’au-
jourd’hui les 500 personnes les
plus riches du monde ont un reve-
nu combiné plus important que
celui des 416 millions d’individus
les plus pauvres. Si l’existence
d’un fossé de cette ampleur susci-
te en nous le sentiment d’une
injustice, ce n’est pas tellement
parce qu’il manifeste qu’il existe
5
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La fraternité : éthique familiale, éthique sociale, éthique globale
dans le monde ou dans notre société elle-même
des inégalités : nous ne rêvons plus aujourd’hui
d’un égalitarisme strict dont nous avons appris à
savoir, par les totalitarismes du XXe siècle, qu’il
a pu correspondre davantage à un cauchemar
qu’à un rêve, mais nous avons la conviction
qu’au-delà d’un certain écart, les inégalités les
plus extravagantes (dans une société ou dans les
relations entre les sociétés, notamment dans les
relations Nord-Sud) sont si énormes qu’elles ne
peuvent en aucun cas bénéficier, même de la
façon la plus indirecte qui soit, aux plus défavo-
risés, donc que nous ne pouvons plus accepter de
tels écarts au regard précisément des conditions
d’existence des plus défavorisés – des conditions
à l’amélioration desquelles, si l’énormité de ces
écarts n’est pas corrigée, elles n’ont aucune rai-
son de contribuer. Nous avons d’autant plus ce
sentiment d’injustice que nous savons aussi, par
le Rapport mondial sur le développement humain
de 2005 (accessible à tous sur Internet), qu’ame-
ner le milliard d’individus vivant avec moins de
1 dollar par jour à franchir le seuil de pauvreté
fixé à 2 dollars ne coûterait que 300 milliards de
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dollars à la communauté internationale, c’est-à-
dire seulement (ce chiffre est frappant) 1,6 % du
revenu des pays les plus riches. Difficile, dans
ces conditions et au vu de ces données, de ne pas
estimer qu’il existe dans les relations sociales et
inter-sociétales pour le moins des ratés ou des
dysfonctionnements de la forme la plus élémen-
taire de la justice, à savoir ce qu’on appelle
depuis l’Antiquité grecque et romaine la justice
distributive, dont le principe, en droit romain,
s’énonçait sous la forme : « suum cuique tribue-
re », attribuer à chacun ce qui lui revient – un
principe qu’au moins depuis les déclarations des
droits de l’homme de la fin du XVIIIe siècle nous
sommes portés à réinterpréter ou à préciser en
6 n° 37
Penser
disant que la justice distributive
consisterait à attribuer à chacun ce à
la solidarité
quoi, en tant qu’être humain, il a
droit.
À partir de cette idée de la
justice distributive, c’est assuré-
selon la
ment ensuite un vaste problème, et
un problème complexe, que de pré-
ciser la teneur et le contenu de ce à
fraternité,
quoi tout être humain comme tel
nous apparaît avoir droit pour se
trouver respecté dans ce que nous
c’était penser
appelons son humanité ou sa digni-
té : les listes des droits de l’homme
déclarés depuis la fin du XVIII e
contre
siècle jusqu’à la Déclaration uni-
verselle des droits de l’homme de
1948 ont à cet égard beaucoup
les privilèges
varié, et ont mobilisé des percep-
tions sensiblement différentes de
ces droits, mais du moins est-il clair
et le système
qu’en deçà d’un certain seuil de res-
sources (et sans que ce qui est dû
aux êtres humains et ce à quoi ils
des ordres ou
ont droit doivent se réduire à ce
seuil de ressources), nous avons la
conviction que la forme la plus
des corps
brute en même temps que la plus
brutale de l’injustice règne dans la
distribution ou dans la répartition
de l’ancien
de tout ce que nous avons à distri-
buer ou à répartir avec équité pour
qu’un monde soit un monde digne
régime.
d’être dit humain.
De cette idée, ainsi entendue,
de la justice distributive résulte en ce
sens aisément, je n’ai pas besoin d’y
insister longuement, la valeur ou le
principe de la solidarité, laquelle
valeur ou lequel principe exprime
précisément que nous nous sentons,
avec les plus défavorisés de ce
monde dont nous voudrions qu’il
soit plus humain, appartenir à un
même monde, malgré tout ce qui
nous sépare d’eux, co-appartenir à
ce monde dont nous voudrions qu’il
soit, en priorité pour eux, plus
humain. De l’exigence de justice ou
du sentiment de l’injustice distribu-
tive la plus extrême se déduit donc
ce sentiment de solidarité qui
contient en lui au moins deux
idées : celle, je n’y reviens pas,
d’injustice dans la répartition de
tout ce que nous avons à distribuer
ou à répartir avec équité pour qu’un
monde soit un monde digne d’être
dit humain ; mais également, on
vient de la voir pointer au passage,
celle de la priorité, qui correspond à
l’optique selon laquelle, à l’égard
de certaines formes d’injustice fai-
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sant apparaître des formes d’extrê-
me dénuement ou d’extrême
souffrance, il ne suffirait pas, au
moins dans un premier temps, de
rétablir des formes plus équitables
de répartition, mais pour lesquelles
il faut d’abord enclencher de toute
urgence des processus de correc-
tion, de réparation ou de compensa-
tion consistant non pas seulement à
donner à chacun ce qui lui revient,
mais à donner aux plus démunis ou
aux plus défavorisés bien davantage
qu’aux autres de manière à les réin-
tégrer le plus vite possible dans un
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La fraternité : éthique familiale, éthique sociale, éthique globale
monde humain. Le sentiment de la solidarité inclut
ainsi en lui cette idée ou cette perspective de la
priorité (que les philosophes politiques ou les éthi-
ciens appellent aujourd’hui la perspective priorita-
riste), au nom de laquelle nous accepterions par
exemple de sacrifier une partie de ce qui nous
reviendrait dans une distribution à parts égales ou
équitables pour réparer ou compenser un retard
accumulé à l’endroit de certains : dans cette
optique ou perspective de la priorité, qui fait partie
de la solidarité, la démarche consiste donc à esti-
mer que, pour réintégrer au plus tôt ceux qui ont
été exclus du monde humain et ont été en ce sens
victimes de discriminations, il faut désormais et
pour un temps agir, non plus seulement négative-
ment contre les discriminations ou les exclusions
(en interdisant qu’à talents, mérites ou besoins
comparables, certains ne reçoivent pas avec équité
ce à quoi ils ont droit), mais positivement, en attri-
buant davantage à ceux qui ont été le plus victimes
et le plus longtemps victimes, individuellement ou
collectivement, de telles discriminations ou exclu-
sions. Agir, non plus seulement négativement,
mais positivement contre les discriminations :
nous croisons ici, et je ne fais que le signaler, le
thème de l’action positive ou de la discrimination
positive, dont il ne serait pas difficile de montrer
quel lien le rattache, dans le cadre de l’exigence de
solidarité, à l’optique de la priorité.
Je ne vais pas m’engager dans cette direc-
tion, mais plutôt, comme annoncé, faire appa-
raître comment la fraternité vient à son tour se
rattacher, sur un mode qu’il faut préciser, à la
solidarité – en sorte que nous aurions ainsi un
autre triptyque, complémentaire du triptyque
républicain « liberté, égalité, fraternité », com-
plémentaire parce qu’inscrivant le troisième élé-
ment de ce triptyque républicain dans un autre
triptyque : justice, solidarité, fraternité. Dans ce
second triptyque, il reste à expliciter la branche
« solidarité-fraternité ». Deux points ont besoin
pour cela d’être creusés : l’un correspond à une
démarche descriptive, consistant à cerner ce
qu’ajoute la fraternité à la solidarité ; l’autre ren-
voie à une démarche normative ou évaluative,
consistant (je l’avais annoncé) à réfléchir à la
portée de cet ajout, à se demander s’il peut être
pratiqué de façon réflexe, ou s’il appelle une
réflexion et davantage de discernement. Je termi-
nerai par ces deux types d’indications.
Indication descriptive en premier lieu :
qu’ajoute la fraternité à la solidarité ? La valeur
de la fraternité provient de toute évidence de
l’espace de la famille et consiste à penser les
relations sociales ou inter-sociétales sur le modè-
le des relations familiales, sur le modèle de ce
qu’il doit en être, idéalement, des relations entre
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les membres d’une même famille. En ce sens, la
fraternité a d’abord une signification naturelle,
avant de trouver, par extension, une éventuelle
signification sociale lorsque nous nous représen-
tons tous les membres d’une même société, voire
tous les citoyens du monde comme s’ils étaient
les membres d’une même famille – en suscitant
pour nous, vis-à-vis d’eux, et inversement, le
même type de solidarité que celui qui doit idéa-
lement régner dans une famille. Cette référence à
une fraternité sociale ou cosmopolitique est fort
ancienne : elle est présente dans certaines
sagesses de l’Antiquité, notamment le stoïcisme,
elle fait aussi partie, bien sûr, de l’héritage chré-
tien, mais elle monte logiquement en puissance
n° 37
dans le cadre des révolutions de la
fin du XVIIIe siècle, au point d’ap-
paraître dans le triptyque républi-
cain – logiquement, disais-je, parce
que, pour n’évoquer que le contexte
français, il s’est agi alors de substi-
tuer aux droits anciens (qui étaient
des droits/privilèges, en ce sens
La famille se
qu’il s’agissait des droits des
« ordres » ou des « États » d’ancien
régime, la noblesse, le clergé, le
donne comme
tiers État) des droits nouveaux
conçus comme des droits de l’hom-
me en général, c’est-à-dire comme
un espace
des droits simplement humains,
dont plus personne ne serait en
principe exclu (c’est là ce que signi-
auto-sacrificiel
fie concrètement l’abolition des pri-
vilèges, durant la nuit du 4 août
1789, qui est presque concomitante
où,
de la Déclaration des droits de
l’homme, l’une n’allant pas sans
l’autre). Dans ce contexte, dire que
cela dût-il être
nous sommes tous frères, penser
nos relations sur le modèle de la
relation familiale de fraternité,
c’était précisément faire surgir un
moins profitable
nouveau concept de la justice, où la
justice distributive ne fonctionne-
rait plus à partir de l’appartenance
pour certains,
de tel ou tel à un collectif détermi-
né (la noblesse, le clergé, etc.) lui
valant des droits spécifiques et dis-
les avantages
tinctifs, mais un nouveau concept
de la justice à l’égard duquel tous
les membres d’une société seraient
obtenus doivent
comme les membres d’une même
famille, notamment (car telle est la
signification, plus précise encore,
profiter
de la métaphore) comme les
enfants (frères et sœurs) d’une
même famille, entretenant avec la
prioritairement
puissance publique et entre eux
(pensée ici comme l’analogue du
pouvoir parental dans la famille) le
à ceux qui
même type de relations que celui
qui intervient dans une famille,
idéalement, entre les enfants dans
apparaissent
leurs relations aux parents. Au-
delà de ce que la métaphore a de
discutable et de désuet dans la
aux yeux de tous
représentation paternaliste de
l’État qu’elle véhicule, qu’appor-
tait-elle ou qu’ajoutait-elle à la
en avoir le plus
simple valeur de la solidarité ?
Négativement, je l’ai dit, elle
désenclavait en quelque sorte le
besoin.
sens de la justice distributive vis-à-
vis du paramètre de l’appartenance
à un corps ou à une condition socia-
le distinctive – paramètre constitu-
tif du droit d’ancien régime : penser
la solidarité selon la fraternité,
c’était penser contre les privilèges
et le système des ordres ou des
corps de l’ancien régime.
Positivement et au-delà
même de la séquence révolutionnai-
re, il me semble que penser la soli-
darité sous l’idée ou la métaphore
de la fraternité, c’était ajouter deux
composantes à la solidarité.
D’abord, c’est évident, une
composante de chaleur ou de
générosité instinctive, qui est de
nature à renforcer ou à densifier
une solidarité qui, quand elle nous
invite à nous reconnaître une rela-
tion de co-appartenance à un
même monde avec des personnes
très éloignées de nous (sociale-
ment, géographiquement ou cultu-
rellement), ne va pas toujours de
soi et n’est pas forcément « natu-
relle ». Certes, l’idéal de fraterni-
té, quand référence y a été
politiquement faite par les révolu-
tions de la fin du XVIIIe siècle,
n’était pas exempt de naïveté :
dans sa volonté d’appeler tous les
membres d’une société à se consi-
dérer comme des frères, il était
censé impliquer des liens senti-
mentaux qu’il est peu réaliste
d’espérer trouver au-delà du cercle
familial, mais précisément parce
que c’est peu réaliste, il y a là une
incitation, une invitation qui peut
contribuer à aller plus loin que ne
le permet le calcul rationnel.
Ensuite, second ajout ou
seconde composante que la frater-
nité aide sinon à introduire, du
moins à creuser dans la solidarité :
précisément la dimension de prio-
rité, la dimension « prioritariste »
que j’ai dite présupposée par la
solidarité, mais qui est sans doute
l’élément le moins spontané de la
solidarité. Or, si l’on creuse la
signification naturelle de la frater-
nité, c’est-à-dire ce qu’elle signi-
fie exactement entre les enfants
d’une même famille, nous pou-
vons en induire plus aisément le
type de considérations à partir des-
quelles nous avons à nous repré-
senter plus largement le juste et
l’injuste en matière d’inégalités
sociales. En quelques mots : le
principe de l’utilitarisme, celui de
la maximisation des avantages
susceptibles d’être obtenus par
une entité collective considérée
dans sa globalité, ne s’applique
pas dans l’espace de famille, ou ne
s’applique que dans des familles
qui dérogent à ce que sont authen-
tiquement les vertus familiales de
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justice. Non seulement, en effet,
dans la famille les parents ne sou-
haitent pas une augmentation des
avantages (des avantages du col-
lectif familial) qui n’améliorerait
pas aussi la condition des enfants,
mais les enfants ne s’accommo-
dent pas non plus, du moins dans
l’idéal de la fraternité, d’avantages
qui ne bénéficieraient pas aux
moins favorisés d’entre eux : aux
plus petits ou à ceux qui se trou-
vent le plus en difficulté, soit
parce qu’ils ont été les plus mal-
chanceux à la loterie naturelle, soit
7
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La fraternité : éthique familiale, éthique sociale, éthique globale
parce que les accidents de la vie les ont affligés
par exemple d’un handicap. Bref, parce qu’elle
est spontanément anti-utilitariste, la famille refu-
se de sacrifier tel ou tel de ses membres à la
maximisation du bonheur du plus grand nombre,
ou du total des avantages : loin de fonctionner
selon le principe utilitariste, tel qu’il s’accorde
du sacrifice de certains dès lors que se trouve par
là assurée la maximisation ou l’augmentation du
total des avantages, la famille se donne bien au
contraire comme un espace auto-sacrificiel où,
cela dût-il être moins profitable pour certains, les
avantages obtenus doivent profiter prioritaire-
ment à ceux qui apparaissent aux yeux de tous en
avoir le plus besoin. La famille est donc sponta-
nément, dans son idéal, « prioritariste », et se
représenter la solidarité sociale ou inter-sociéta-
le sous l’angle de la fraternité peut permettre
d’approfondir le sens même de la solidarité, et
ainsi de préciser ce qu’il devrait en être d’une
politique sociale juste ou d’une politique d’aide
internationale, notamment dans les relations
Nord-Sud, qui soit elle aussi animée par des
idéaux bien compris de justice.
Faut-il pour autant considérer que ce qui,
en matière de fraternité, paraît si naturel dans
l’espace de la microsociété qu’est la famille peut
être transposé sans plus de réflexion dans l’espa-
ce de la grande société, nationale ou mondiale ?
C’est sur la teneur et sur les limites d’une telle
transposition que je voudrais suggérer, pour
conclure, de résister aux simples réflexes et d’in-
troduire une dimension de réflexion.
Ni utilitariste ni égalitariste, l’éthique de
la fraternité peut certes intervenir pour pondérer
notre sens de la justice (attribuer à chacun ce qui
lui revient) par des considérations en vertu des-
quelles, dans l’espace familial, nous refusons
spontanément des avantages plus grands qui ne
bénéficieraient pas aux plus désavantagés par la
nature ou par la vie. Pour autant, la fraternité ne
doit pas conduire à renoncer au principe d’égali-
té : de fait, la fraternité familiale applique elle-
même ce principe d’égalité en excluant que tel
enfant soit volontairement défavorisé, par simple
préférence, au profit de tel autre. Du même coup,
dans la mesure où ce principe d’égalité se pondè-
re, dans la famille, en principe de priorité, ne pou-
vons-nous construire, par analogie, l’exigence de
justice sociale ? Auquel cas, une société juste
serait une société qui n’applique ni seulement le
principe utilitariste, ni seulement le principe brut
d’égalité, mais qui met en œuvre, j’ai essayé de
l’expliquer, une version sociale de ce sens naturel
de la fraternité.
Évoquer une version sociale du sens natu-
rel de la fraternité, c’est cependant prendre acte
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également de ce qui distinguerait cette pratique
spontanée de la fraternité et son éventuelle trans-
position artificielle (conventionnelle, contrac-
tuelle) sur le terrain de la grande société. Une
telle distinction se joue en fait dans la manière
dont, sur le terrain social, le principe de fraterni-
té doit non seulement s’accorder avec le principe
d’égalité (ce qui est déjà requis, on vient de le
voir, par l’éthique familiale), mais aussi se
subordonner à la reconnaissance du principe de
liberté (dans la mesure où nous savons désormais
– là encore, beaucoup de catastrophes du XXe
siècle nous ont éclairés sur ce point – qu’il ne
nous faut pas sacrifier le respect des libertés aux
progrès de l’égalité) : or, cette subordination au
8 n° 37
principe de liberté, l’espace fami- qu’en soustrayant de la fraternité
lial, en raison même du type de lien naturelle ce qu’elle a de difficile-
Le principe
(le plus souvent naturel) qui le ment compatible avec le respect de
structure, a du mal à la garantir. Ce l’individu comme valeur sacrée.
pourquoi l’analogie entre l’exigen- Cadrage qui rend précieuse une
de fraternité doit
ce de justice sociale ou intersociéta- réflexion sur la fraternité attentive
le et le sens naturel de la fraternité à ses limites, parce que nous
trouve également ses limites dans le voyons mieux, du même coup, ce
non seulement
fait que l’analogie ne doit pas que la justice sociale ne peut ni ne
conduire à envisager une extension doit pas être, à savoir une applica-
à la société tout entière, voire à la tion non « dé-naturalisée » du
s’accorder avec
société tout entière du genre principe de fraternité. Une telle
humain, du type de liens, plus senti- application non critique introdui-
mentaux que rationnels et réfléchis, rait certes le bon principe de justi-
le principe
qui accompagnent familialement la ce, selon lequel il faut privilégier
fraternité. S’il s’agissait en effet l’amélioration du sort des plus
d’entendre par fraternité l’instaura- défavorisés. Elle ne le ferait
d’égalité mais
tion de tels liens entre tous les cependant qu’au prix d’une homo-
membres d’une grande société, la généisation de la société qui ten-
perspective s’esquisserait d’une drait à effacer cette division du
aussi
version maximaliste de l’idéal de social qu’il faut aussi préserver,
fraternité qui n’a pas sa place dans dont il faut aussi faire une valeur,
la théorie de la démocratie. Il suffit, parce que la reconnaissance de
se subordonner
pour s’en convaincre, de penser à la cette division ou cette diversifica-
pratique républicaine des fêtes, tion intrinsèque du social (y com-
notamment dans la tradition fran- pris et presque a fortiori quand la
çaise qui trouve ici son origine chez société dont il s’agit devient mon-
à la
Rousseau. Je ne rappellerai pas les diale et prend la forme de la socié-
termes édifiants dans lesquels la té du genre humain) est
Lettre à d’Alembert célèbre la fête profondément solidaire du respect
reconnaissance
comme ce moment de communica- des libertés de chacun et constitue
tion transparente entre les un cran d’arrêt à toute forme de
consciences et de fusion des indivi- totalitarisme ou, plus largement,
du principe
dualités dans une unité devenue fra- de résorption et de dissolution des
ternelle. Moment qui peut diversités dans une totalité, quelle
assurément être émouvant et même qu’elle soit. ■
de liberté, or,
exaltant, mais dans lequel la démo-
cratie me semble gagner à ne pas
voir, sans plus de réflexion, un
cette
modèle du lien social : la fraternité
ainsi entendue constituerait, en
effet, non plus simplement une
subordination...
représentation des exigences de la
justice et de la solidarité, mais un
principe de liaison méta-individuel-
l’espace
le qui, par fusion des individualités,
tendrait à déposséder le corps social
de toute puissance délibérative véri-
familial,
table. Le lien social échapperait
alors à la liberté de rapports indivi-
duellement et rationnellement
en raison même
consentis pour se réduire à un lien
organique, sans contrôle ni distance
critique. Thème qui peut être pro-
du type de lien
fondément inscrit dans l’idéologie
républicaine la plus radicale, celle
du jacobinisme, mais dont ne peut
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qui le structure,
s’accommoder une version de l’idée
démocratique qui prend aujour-
d’hui, à juste titre, pour premier
principe l’affirmation des libertés
a du mal
individuelles.
Ces limites de la fraternité
invitent donc, à mon sens, à préci-
à la garantir.
ser la formule de l’analogie entre
l’idéal naturel de la fraternité et les
exigences sociales ou globales de la
justice : pour demeurer compatible
avec une reconnaissance des droits-
libertés de l’individu comme impé-
ratif catégorique du politique, la
transposition ne doit s’accomplir