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Le Monde diplomatique, mai 2021 : au sommaire

Vous avez dit unité ?

E , S H •   

Que l’on souhaite ou non une alliance de la gauche et des écologistes en

vue de l’élection présidentielle française de l’année prochaine, les termes

de ce débat ont con rmé l’analphabétisme géopolitique de la plupart des

journalistes. Car, à supposer qu’aucune divergence de politique

économique et sociale n’interdise aux formations situées à gauche de

M. Emmanuel Macron de faire front commun contre lui dès le premier tour

du scrutin, peut-on en dire autant pour la politique étrangère ?

Une justice au bord de l’implosion

J -M D •    ,

Tandis que le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti, en con it avec les

personnels de justice, inscrit ses ré exions d’ancien avocat pénaliste dans

un projet de loi hétéroclite, la France consacre toujours aussi peu d’argent

à sa justice. Magistrats, gre ers et agents administratifs subissent une

pénurie ancienne qui les use et un empilement de réformes, sans vision

globale, qu’ils n’absorbent plus.

Indépendante, mais pas autonome J.-M. D. •   

La page deux

« Recti catif », courriers, coupures de presse.

DOSSIER
Rwanda, lumières sur un génocide
•   

Aux mois de mars et avril derniers, deux rapports ont établi la

responsabilité écrasante de la France et de François Mitterrand

dans le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994, tout en écartant

les accusations de complicité. Cette convergence re ète-t-elle la

vérité historique ou un simple arrangement politique ? En France, le

contrôle de l’accès aux archives entrave le travail des chercheurs. La

Belgique, ancienne puissance coloniale qui a attisé les haines se

montre plus libérale. Mais le génocide hante également les

consciences africaines.

Rwanda, l’énigmatique silence africain

B B D •   

La faillite de la « communauté internationale », qui a livré à la mort

huit cent mille Tutsis du Rwanda, fait l’objet d’abondantes analyses

depuis 1994. Mais comment comprendre le silence des États et des

intellectuels africains tandis que se perpétrait, au vu et au su de

tous, le dernier génocide du XXe siècle ? Aujourd’hui encore, des

assassins vivent tranquillement un peu partout sur le continent.

En France, des archives bien gardées

F G •   

« Responsabilités accablantes » : le 26 mars 2021, après deux ans

de travaux, la commission de recherche sur les archives françaises

relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis, brise un tabou sur

l’action de la France dans ce petit pays de l’Afrique des Grands

Lacs. Mais des zones d’ombre subsistent en raison du secret qui

entoure la politique africaine de Paris et de la di culté d’accès aux

documents o ciels de l’époque.

Des décennies de responsabilité belge

C B •   
Entre 1920 et 1962, la Belgique a administré le Rwanda, en

s’appuyant notamment sur les missionnaires catholiques.

Imprégnés de l’idéologie racialiste, ces colonisateurs ont imposé les

nomenclatures « ethniques », terreau du génocide des Tutsis de

1994.

De l’expulsion à l’extermination
•   

Confusion médiatique
•   

« Opération de camou age »


•   

La leçon de Desmond Tutu


•   

Résilience partout, résistance nulle part

E P •   

Jusqu’où aller dans la mise en œuvre de nouvelles contraintes, et

comment y aller ? Comment faire pour qu’elles apparaissent justi ées,

voire béné ques, pour s’assurer de leur acceptabilité sociale ? Le recours

aux sciences cognitives permet d’armer dans ce but les politiques

publiques et de contribuer à un modelage de nos comportements ; ce

qu’illustre la valorisation de la « résilience ».

Pourquoi les syndicats américains ont perdu face

à Amazon

M R •   
Vedettes hollywoodiennes, journalistes, dirigeants politiques… : tout le

monde souhaitait la création d’une section syndicale dans l’entrepôt

Amazon de Bessemer, en Alabama. Tout le monde… sauf les ouvriers du

site, qui ont massivement voté contre cette implantation. Les pressions

exercées par l’entreprise lors de la campagne su sent-elles à expliquer ce

résultat ?

Déferlement de déchets plastiques en Asie du

Sud-Est

A V •   

Aux consommateurs et aux collectivités locales de se débrouiller ! Telle

est la philosophie des entreprises qui produisent du plastique à foison,

sans se soucier de ce qu’il devient. Quand la Chine a décidé de refuser les

déchets que lui envoyaient les pays occidentaux, ses voisins en ont été

inondés, au détriment de la santé des populations. Et si on traitait le

problème à la source ?

Un secteur orissant A. V. •   

Le commerce des déchets plastiques C M

• C

L’inéluctable déclin du sionisme de gauche

T V •   

Pour la quatrième fois en deux ans, l’opposition au premier ministre

israélien Benyamin Netanyahou se retrouve confrontée au même blocage :

elle est majoritaire, mais si hétéroclite qu’elle peine à s’accorder. Avec

treize sièges sur cent vingt au Parlement, la gauche sioniste, incarnée par

l’historique Parti travailliste et par le Meretz, semble devoir faire le deuil

de son hégémonie d’antan.


« Le camp de la paix ne comprend pas l’idéologie

de Netanyahou »
C E •   

Longtemps minoritaire, le Likoud s’est peu à peu imposé comme la

principale force politique d’Israël. Qu’il s’agisse de Menahem Begin,

premier vainqueur de la gauche, d’Yitzhak Shamir, ancien responsable

d’une organisation terroriste, ou de M. Benyamin Netanyahou, l’actuel

chef du gouvernement, tous ses dirigeants ont œuvré à intensi er la

colonisation des territoires palestiniens.

Washington sème la zizanie sur le marché

européen du gaz

M R •   

Con it en Ukraine, sort de l’opposant Alexeï Navalny, gazoduc

Nord Stream 2 : la dégradation des relations entre la Russie et l’Europe

occidentale depuis 2014 occupe les chancelleries. Ces tensions ont pour

toile de fond un « grand jeu » énergétique où se croisent la stratégie

russe, les exigences américaines, les intérêts allemands, l’urgence

climatique et le dogmatisme libéral de la Commission européenne.

Comment saboter un gazoduc


P R •   

Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, les infrastructures gazières

sèment la discorde entre les pays membres de l’Union européenne. Elles

symbolisent la dégradation des rapports avec la Russie, la divergence

d’intérêts géopolitiques entre des nations théoriquement alliées, leur

impuissance vis-à-vis des États-Unis. Le sort de Nord Stream 2, qui relie

la Russie et l’Allemagne par la mer Baltique, illustre ce basculement.

Géopolitique européenne des tubes et des

méthaniers C. M. • C


Mexico secoue la tutelle américaine • page 12 L A R

Obama, de Don Quichotte à Sancho Pança

S. H. •   

Peu de présidents américains ont suscité autant d’enthousiasme et

béné cié d’une telle popularité internationale. À l’arrivée, cependant, un

sentiment d’occasion manquée. Dans ses Mémoires, M. Barack Obama

livre quelques-unes des clés de cette déception. Cela pourrait-il expliquer

l’audace économique actuelle de son ancien vice-président ?

Équivoques de la biologie de garage

M P •   

Née dans des garages ou des laboratoires informels, la biologie

participative promeut une science ouverte et collaborative, qui vise à

s’a ranchir de la propriété intellectuelle, voire de l’industrie. Les

bricoleurs du vivant s’appuient sur le libre accès aux connaissances et sur

le détournement des méthodes. Mais des logiques entrepreneuriales les

rattrapent.

Les enseignants entre combativité, apathie et

sirènes managériales

A J A P •   

Plus syndiqués que la moyenne de la population active, plus enclins à faire

grève, les enseignants donnent l’image d’un bastion compact et organisé.

Mais cette apparente combativité dissimule la réalité d’une profession

gagnée par la démobilisation : la dégradation des conditions de travail, les

défaites à répétition et les pressions de la hiérarchie ont ni par laisser

des traces.

Jeunes cadres en mission A. J. A. P. •   


Emploi domestique, le lobby des patrons

T R •   

Faire garder des enfants, engager quelqu’un pour s’occuper du ménage

d’une personne âgée ou invalide… Motivées par la nécessité, et palliant

l’absence de dispositifs publics ad hoc, ces pratiques justi ent les

confortables réductions d’impôts accordées aux particuliers employeurs.

Or, dans leur majorité, les services à domicile recouvrent des prestations

de confort.

La cantine comme lieu de lutte

M P P -Y R •   

Les remous provoqués par l’introduction, en janvier dernier, de repas

végétariens dans les cantines de Lyon ont placé la restauration scolaire

sous les feux des projecteurs. Mais les questions liées à ce secteur

d’activité très rentable s’étendent bien au-delà de la nourriture carnée ou

même du label « bio ». Libérée de sa dépendance aux industriels, la

cantine pourrait devenir une station d’essai du « bien-manger ».

Au pays sans vérité

A B •   

Il aimait Voltaire et les combats contre l’obscurantisme. Leonardo Sciascia

déchi ra la Sicile comme un concentré de scandales et de violences, mais

aussi comme un symbole des processus à l’œuvre dans l’Italie chaotique

des années 1970. Il choisit souvent, pour mener ses enquêtes, la forme

du roman policier, et sut toujours susciter la jubilation de l’esprit.

Bienvenue au musée de la propagande

européenne

J -B M •   

À
À Bruxelles, le parc Léopold abrite un musée insolite qui, depuis son

inauguration, le 6 mai 2017, a déjà attiré un demi-million de visiteurs.

« Bienvenue à la Maison de l’histoire européenne, un projet du Parlement

européen. Au fur et à mesure que nous vous guiderons à travers

l’exposition, vous remarquerez que nous ne vous racontons pas l’histoire

de chaque nation européenne. »

Les livres du mois

Les pages mentionnées dans ce sommaire sont celles de la version imprimée


Le Monde diplomatique, mai 2021

Vous avez dit unité ?


S H

Que l’on souhaite ou non une alliance de la gauche et des


écologistes en vue de l’élection présidentielle française de l’année
prochaine, les termes de ce débat ont con rmé l’analphabétisme
géopolitique de la plupart des journalistes. Car, à supposer
qu’aucune divergence de politique économique et sociale
n’interdise aux formations situées à gauche de M. Emmanuel
Macron de faire front commun contre lui dès le premier tour du
scrutin, peut-on en dire autant pour la politique étrangère ? Le
plus étonnant est que cette question n’ait intéressé personne. Les
rapports avec les États-Unis, la Chine, la Russie ; la politique de
la France au Proche-Orient, en Afrique, en Amérique latine ; la
force de frappe ? Aucun de ces sujets ne semble avoir été abordé
par les dirigeants de gauche lors de leur rencontre du 17 avril
dernier. Mais, loin de s’en montrer surpris, les médias ont préféré
réserver leur glose à des questions aussi décisives pour l’avenir du
pays que les repas végétariens dans des cantines scolaires de Lyon,
les « réunions non mixtes » d’un syndicat étudiant ou le refus
d’une subvention à un aéro-club de Poitiers.

Au point même que, quand l’initiateur de la réunion unitaire,


M. Yannick Jadot, a publié une analyse de politique étrangère
néoconservatrice, son contenu est passé inaperçu (1). Pourtant,
plusieurs passages, qu’on croirait rédigés dans un bureau du
Pentagone, situent le dirigeant écologiste à droite de M. Macron.
Ainsi, il attribue la « montée des tensions internationales » à la
seule « agressivité croissante des régimes autoritaires qui dirigent la
Chine, la Russie ou encore la Turquie ». Il semblerait donc que,
pour lui, les provocations ne se situent jamais du côté des États-
Unis, de l’Arabie saoudite ou d’Israël. Même strabisme atlantiste
lorsque M. Jadot réserve à Moscou et à Pékin le monopole des
« fausses nouvelles », du soutien à des « mouvements extrémistes »
ou du rachat de « nos entreprises-clés ». Il paraît oublier ainsi les
pseudo-« armes de destruction massive » en Irak, l’appui
occidental et saoudien au Front Al-Nosra syrien — a lié à Al-
Qaida —, le brigandage américain qui in ige des amendes
extravagantes aux entreprises concurrentes et qui a contraint
Alstom à passer sous la coupe de General Electric (2).
Logiquement, son texte exige par ailleurs, comme MM. Donald
Trump et Joseph Biden, que les Européens mettent
« immédiatement n au projet gazier Nord Stream 2 » (lire
« Washington sème la zizanie sur le marché européen du gaz » et
« Comment saboter un gazoduc »). Et il leur recommande
d’appuyer l’Ukraine « confrontée à l’agression militaire de son
voisin russe ». Or Kiev réclame surtout son adhésion à
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), une
alliance militaire dont les écologistes ont promis — une de leurs
« premières mesures » s’ils arrivaient aux a aires — de faire sortir
la France…

L’ancien ministre socialiste Benoît Hamon prétend malgré tout


que les désaccords ne sont pas « si nombreux parmi les formations
écologistes et de gauche ». Est-ce à dire que la France progressiste
pourrait avoir demain la politique chinoise de Tokyo, la politique
vénézuélienne de Washington, la politique arabe de Tel-Aviv et la
politique russe de Varsovie ?

Serge Halimi

(1) « Yannick Jadot : “Les régimes autoritaires ne comprennent que le rapport de


force” », Le Monde, 15 avril 2021.

(2) Lire Jean-Michel Quatrepoint, « Au nom de la loi… américaine », Le Monde


diplomatique, janvier 2017, et, sur Alstom, le récit de M. Arnaud Montebourg dans
L’Engagement, Grasset, Paris, 2020.
Le Monde diplomatique, mai 2021

I ,

Une justice au bord de


l’implosion
Tandis que le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti, en con it

avec les personnels de justice, inscrit ses ré exions d’ancien

avocat pénaliste dans un projet de loi hétéroclite, la France

consacre toujours aussi peu d’argent à sa justice. Magistrats,

gre ers et agents administratifs subissent une pénurie ancienne

qui les use et un empilement de réformes, sans vision globale,

qu’ils n’absorbent plus.

J -M D
Arman. — « La tension monte », 1963

© ADAGP, Paris, 2021 - ADAGP images


Les tribunaux judiciaires (1) sont encombrés de procédures. Et
même… de procédures dénonçant leur encombrement. Fin mars,
des membres du Syndicat des avocats de France (SAF) plaidaient,
à Bordeaux, une vingtaine de demandes d’indemnisation au nom
de justiciables victimes des lenteurs de la justice. Cinq ans pour
obtenir la reconnaissance en appel de l’absence de cause réelle et
sérieuse à un licenciement. Quatre ans et cinq mois pour faire
établir les mensonges d’un employeur. « Pendant ce temps, ce sont
des vies suspendues, des angoisses, l’attente d’obtenir justice, mais
aussi de toucher la réparation à laquelle on a droit », soulignait
l’un des conseils (2).

Que les a aires soient traitées dans un délai raisonnable : c’est là


une exigence de la Convention européenne des droits de l’homme,
et la première attente du justiciable dans les enquêtes d’opinion.
Au regard de la quantité de dossiers traités, la tâche est quasi
industrielle. En 2019, la justice civile et commerciale — qui
tranche les litiges entre personnes physiques ou morales — a
rendu 2,25 millions de décisions (3). La justice pénale — qui
sanctionne les infractions à la loi — a brassé plus de 4 millions
d’a aires nouvelles, dont 1,3 « poursuivables » après tri par les
services des procureurs de la République (les parquets). Bon an
mal an, il entre dans la machine judiciaire autant de dossiers qu’il
en ressort. Mais cela toujours à ux tendu, et sans pouvoir
vraiment « mordre » sur les stocks.

Les «  ux », les « stocks » : la hantise des chefs de juridiction.


Deux imprévus ont aggravé le problème en 2020 : une grève des
avocats — ils s’insurgeaient contre la réforme des retraites —, puis
la pandémie de Covid-19, qui a provoqué la fermeture des
juridictions pendant deux mois (hors contentieux essentiels).
À Paris, le délai de traitement d’un contentieux social, bancaire,
de copropriété ou de construction a grimpé à trente mois. Au
tribunal judiciaire (TJ) de Lyon, dans certaines matières, il a été
multiplié par deux : « Une tempête de sable », résume M. Michaël
Janas, son président. Avec une conséquence humaine : « Les
équipes sont fatiguées. »

« Sans le dévouement des personnels, on n’y arriverait pas »,


synthétisent à l’unisson magistrats, gre ers et agents
administratifs pour caractériser la charge de travail qui les use.
Les syndicats de personnels préfèrent la notion, moins
sacri cielle, de « surinvestissement ». Depuis quelque temps, tous
tirent la sonnette d’alarme. « Nous avons perçu une magistrature
au bord de la rupture et des professionnels ne tenant souvent plus
que par passion pour leur métier, par conscience de leur mission ou
par acharnement à faire face coûte que coûte, dans une culture
professionnelle qui (…) tolère si peu la faiblesse », avertissait, côté
juges, le Syndicat de la magistrature (SM) à l’issue d’une enquête,
en 2019 (4).

Une magistrature lasse, par ailleurs, de subir aussi un étrillage


politique et médiatique permanent, telles les réactions suscitées,
en mars, par la condamnation de l’ancien président de la
République Nicolas Sarkozy à de la prison ferme pour corruption
et tra c d’in uence, ou, en avril, par le point nal mis par la Cour
de cassation au vif débat médico-légal autour de l’irresponsabilité
pénale accordée au meurtrier de Sarah Halimi — un verdict qu’a
regretté le président Emmanuel Macron.

L’angoisse des piles


Pour jauger la masse, poussons la porte d’une juridiction de petite
taille, à Soissons, dans l’Aisne. La bâtisse des années 1930 n’a ni
la prestance symbolique des palais à colonnes ni la froideur des
nouvelles enceintes judiciaires qui, comme à Paris, porte de
Clichy, font penser à des usines high-tech de production de
décisions. Dans les cabinets des huit juges du siège et des trois
magistrats du parquet (le poste de procureur est resté vacant
quatre mois n 2019) : des piles, des montagnes de dossiers, dans
les armoires ouvertes, sur les bureaux… Dans l’institution, la
numérisation en cours fait souvent lever les yeux au ciel et
supplante di cilement les photocopies.

Chez la juge des enfants, huit cents mineurs en situation de


danger sont suivis, et ce sont un millier de décisions à prendre
chaque année. Chez la juge de l’application des peines, huit cents
condamnés suivis en milieu ouvert, ainsi que quatre-vingts détenus
d’un centre pénitentiaire — et ce sont mille quatre cents
ordonnances ou jugements à rendre par an. Chez les deux juges
des contentieux de la protection (ex-juges d’instance), plus de
deux mille tutelles sont sur le feu. Et des centaines d’a aires de
saisies de rémunérations, de loyers impayés, de surendettement. À
des années-lumière des dossiers médiatisés, où la
surreprésentation du pénal façonne l’image de l’institution, « c’est
la justice des pauvres gens », dit Mme Isabelle Seurin, la
présidente. « Celle qui a besoin de proximité » et dont la
magistrate craint qu’elle se « déshumanise ». Elle est rendue par
des visages féminins (en 2020, la magistrature comptait 68 % de
femmes) et jeunes — souvent moins de 30 ans —, des premiers
postes en sortie d’école. On dirait ceux des a ches de recrutement
dans les couloirs : « Fier de rendre la justice ! Devenez
magistrat » — où aurait pu gurer cet ajout : « Et oubliez vos
week-ends ».

Mais le tour n’est pas ni. Chez la juge aux a aires familiales,
sept cents dossiers : divorces, gardes d’enfants, pensions
alimentaires… Les justiciables trouvent le temps long. Une
gre ère a reçu la veille six appels, une trentaine de courriels à ce
sujet. Y répondre, bien sûr, mais voilà du travail qui s’ajoute au
travail… Et il en manque, des gre ers ! Trois sur seize,
actuellement. Et des agents administratifs : le taux d’absence
s’élève à 17 %. Comment s’étonner qu’on puisse compter jusqu’à
trois ans de retard en exécution des peines ? La directrice de
gre e, Mme Christelle Cernik, évoque aussi la sous-dotation en
ordinateurs portables (qui s’est révélée criante lors du premier
con nement, sans parler des problèmes de connexion à distance),
les retards dans l’informatisation, et l’absorption des réformes :
avec la fusion instance-grande instance, il a fallu tout déménager.
Elle dit encore la « sou rance du gre e », c’est-à-dire, parfois, des
agents « en larmes », « qu’il faut accompagner sans avoir de
formation en psycho. On est discipliné, on subit ».

« La justice est sous pression », a rme lui aussi M. Michel Mazé,
directeur des services de gre e à Rennes, où le bureau des tutelles
est privé de chef de service adjoint depuis deux ans. À la vacance
structurelle des postes (7 % au niveau national) s’ajoutent les
congés maladie ou maternité. Et, parfois, les départs vers une
herbe plus verte dans d’autres ministères. Alors, il faut jongler
d’un poste à l’autre, trouver du renfort au gre e civil pour pallier
un manque au service des saisies sur rémunérations. À moins qu’il
ne faille piocher aux a aires familiales. « Nous pratiquons cela de
manière trop habituelle. »
Cette carence de moyens est loin d’être un simple ressenti. Selon
la Commission européenne pour l’e cacité de la justice (Cepej),
émanation du Conseil de l’Europe, en 2018, la France dépensait
en moyenne, pour sa justice judiciaire, 69,50 euros par habitant,
l’Espagne 92, les Pays-Bas 120, l’Autriche 125 et l’Allemagne
131 (5). Rapportées à la richesse du pays, les sommes consacrées
s’élevaient en France à 0,2 % du produit intérieur brut (PIB),
contre 0,32 % en Allemagne et 0,36 % en Espagne. Certes, une loi
de programmation de la justice (LPJ) a été votée pour augmenter
les crédits de 24 % entre 2018 et 2022. Mais c’est sans compter la
tendance au échage des sommes vers l’administration
pénitentiaire : quand, pour celle-ci, les crédits augmentent, en
euros constants, de 25 % entre 2010 et 2019, ils ne s’accroissent
que de 11 % pour la justice judiciaire.

Pour 100 000 habitants, la Cepej recense en France 11 juges


professionnels, contre 24 en Allemagne ; elle dénombre
34 membres du personnel « non juges » (gre ers, adjoints
administratifs, etc.), contre 43 en Belgique et 65 outre-Rhin. La
situation est encore plus di cile pour les procureurs français, les
moins nombreux d’Europe (3 pour 100 000 habitants, 7 outre-
Rhin ou en Belgique) et, de très loin, ceux qui ont le plus de
tâches à accomplir.

« Les magistrats, déclare Me Jérôme Gavaudan, président du


Conseil national des barreaux (CNB), qui représente les
70 000 avocats français, ne peuvent plus consacrer autant de temps
à l’œuvre de justice, ce qu’ils peuvent vivre comme un déclassement
de leur fonction. » L’ancien bâtonnier de Marseille remarque par
exemple que « les juges du siège se concentrent désormais sur la
décision » et que « l’audience disparaît ». Au l des ans, la
pratique des audiences à juge unique s’est généralisée. « Ils
renoncent à la collégialité et il n’y a donc plus de délibéré. » Dans
le même esprit, et pour gagner du temps, les audiences sans
plaidoiries (avec accord des parties) se sont multipliées.

Le manque de temps développe un syndrome : l’« angoisse des


piles ». « Il faut toujours avoir dans la tête la gestion des ux,
témoigne une juge pour enfants qui o cie depuis une quinzaine
d’années, aujourd’hui dans le Sud. Si vous ne suivez pas le ux,
vous êtes mort. » Tous les jours en audience, cinq dossiers par
matinée (« où tout est grave et tout est urgence ») : le ux, dit-elle,
est « permanent ». « Nous sommes obsédés par le temps, renchérit
une collègue, chargée de contentieux civils. En audience, j’ai un
œil sur ma montre. Et si on prend du retard… c’est l’engrenage.
Comme le surendettement. »

Au pénal, où l’on traque crimes et délits, on est passé depuis


quelques années au « traitement (des procédures) en temps réel »
(TTT). De quoi s’agit-il ? D’une permanence téléphonique au
cours de laquelle les magistrats pilotent en direct les a aires
soumises par les enquêteurs de police ou de gendarmerie. À
Tours, depuis juin 2020, une plate-forme logicielle dernier cri
permet de gérer encore plus e cacement le dispositif. L’attente
moyenne est de cinq minutes. Quatre-vingts appels peuvent être
reçus chaque jour.

Casque sur la tête, une jeune substitute enchaîne en ce jour


printanier les prises d’appel. Deux écrans lui font face (un
troisième autorise les visioconférences). S’y inscrivent ligne après
ligne les services de police et de gendarmerie qui tentent de la
joindre. Un code couleur indique le degré de priorité. Elle
décroche. Se déversent alors un vol, des violences conjugales, une
conduite sous stupé ant, un soupçon d’utilisation de carte
bancaire frauduleuse… Le ot est incessant. La gre ère porte au
fur et à mesure les gardes à vue du jour — une quinzaine en même
temps — sur un tableau blanc. La parquetière de permanence doit
ensuite identi er l’infraction par un code (il en existe plus de dix
mille). Et surtout, orienter le dossier sur-le-champ : classement,
issue alternative aux poursuites (travail d’intérêt général,
réparation du préjudice, etc.), audience en comparution
immédiate ou plus lointaine… Vu l’éventail des possibles, les
magistrats du parquet sont aujourd’hui des quasi-juges. Ils ne sont
cependant toujours pas statutairement indépendants, puisque
hiérarchiquement subordonnés au ministre de la justice (lire
« Indépendante, mais pas autonome »).

« Plus le processus est rapide, mieux la décision est comprise »,


assure M. Grégoire Dulin, le procureur de la République de
Tours. Arrivé en 2019 avec un nouveau président, puis un
nouveau directeur des services de gre e, le magistrat a restructuré
son service en manageur pour « améliorer les performances de la
juridiction », les « conditions de travail des fonctionnaires » et
traquer les « temps morts judiciaires ». Il n’hésite pas à se mettre
en « mode projet » pour requérir des fonds à l’extérieur
(associations, préfecture). Il cherche actuellement de quoi
nancer une « super assistante sociale » pour s’occuper d’une
quinzaine de mineurs et de jeunes majeurs qui échappent aux
mailles de l’institution. Chaque semaine, il suit aussi les
statistiques des procédures en cours. En deux ans, le nombre de
personnes présentées au parquet a triplé, celui des comparutions
immédiates a été multiplié par deux et demi et celui des plaider-
coupable — les comparutions sur reconnaissance préalable de
culpabilité (CRPC), au cours desquelles le procureur propose une
peine au mis en cause pour éviter un procès — par… neuf. Tout a
été organisé pour permettre de « juger plus » : les CRPC peuvent
ici être homologuées par un juge du siège dans la journée.

« On fait du chi re »

Ce « juger plus », et plus vite, a toujours suscité de vifs


commentaires. « La chaîne pénale évoque trop le travail à la
chaîne, écrivait en 2010 Loïc Cadiet, professeur à l’école de droit
de la Sorbonne, et le culte du taux de réponse pénale risque de
rendre moins vive la nécessité d’une réponse pénale de qualité, qui
ne se mesure pas à l’encombrement des prisons, mais à la réinsertion
des condamnés (6). » Le SM pourfend une « justice d’abattage »,
dont les audiences de comparution immédiate seraient l’archétype.

Dans le cadre d’un atelier avec des jeunes gens du Val-d’Oise en


insertion professionnelle, nous assistons en janvier à l’une d’elles,
à Paris. « Une justice de Blancs qui jugent les Noirs », énonce un
participant après avoir analysé la composition du tribunal, du
parquet, puis celle du box des prévenus, et remarqué la diversité
présente sur les bancs de la défense et parmi les forces de l’ordre.
Nous faisons remarquer qu’au cours de l’audience, où se sont
enchaînés les violences sur conjoint et les vols de portable, un
avocat noir a cependant obtenu une relaxe pour son client. N’y
avait-il pas plus de proximité sociale entre le tribunal et le
plaideur qu’entre ce dernier et les prévenus de la journée ? « Une
justice de riches qui jugent les pauvres », complète alors l’un des
jeunes gens.
Si, en 2018, une ouverture sociale était décelable grâce à la
diversi cation des concours de recrutement à l’École nationale de
la magistrature (ENM), sur 100 magistrats en fonction (ils sont
environ 8 500), 63 étaient issus des groupes sociaux les plus
favorisés — enfants de chefs d’entreprise, de cadres, de membres
des professions libérales ou des professions intellectuelles
supérieures — et 12 seulement provenaient des classes populaires
salariées (employés ou ouvriers) (7). « Les collègues sont loin
d’avoir tous conscience de ce rapport de domination sociale »,
estime notre juge pour enfants dans le Sud.

« Avec les comparutions immédiates au pénal et les a aires


familiales au civil, on fait du chi re, reprend une autre juge, en
Bretagne. C’est une vitrine. Nous faisons comme si tout allait bien
pour la carrière du chef de la juridiction. » « Le ux et le
budgétaire sont aujourd’hui au cœur de l’activité judiciaire, estime
M. Janas, à Lyon, qui regrette que « cela éloigne la justice de sa
mission première, qui est d’apaiser les tensions sociales ». « Nous
sommes entrés dans une vision budgétaire qui se désintéresse du
contenu, sans méthode de gestion des ressources humaines. Cela
épuise les troupes », ajoute Mme Béatrice Brugère, secrétaire
générale du syndicat Unité Magistrats (Force ouvrière). Le
mouvement n’a pas de frontières : « L’indicateur statistique
devient un prescripteur, il entraîne une dénaturation de l’o ce du
juge », déplore Mme Manuela Cadelli, juge à Namur et gure
syndicale en Belgique (8). De celui-ci, on ne prend en compte ni
l’écoute, ni la qualité, ni la motivation, « toutes choses gazeuses
que vous ne pouvez pas chi rer, alors que l’usager, lui, exprime un
autre besoin que du quantitatif ».
Arman. — De la série « Accumulation », 1973

© ADAGP, Paris, 2021 - Courtesy Fondation Arman, Genève

Souvent, ceux qui ont le plus d’ancienneté relèvent un point de


bascule : la loi organique relative aux lois de nances (LOLF), en
vigueur depuis 2006. « Il y a vingt-cinq ans, on ne travaillait pas
comme cela, assure Mme Cernik, à Soissons. Aujourd’hui, nous
sommes tenus par les chi res. Avant, nous parlions d’“agents”, et
maintenant, d’“équivalents temps plein” ». « Évaluation »,
« performance » : le vocabulaire de l’institution a changé,
remarque aussi Mme Seurin, la présidente. « Le juge s’est retrouvé
coincé entre le souci de voir ses piles diminuer et sa conscience, son
éthique, son souci de la qualité. Cela a généré pas mal de
sou rances. » Ne pas se laisser écraser par la gestion des stocks et
des ux est un « combat quotidien », insiste la che e de
juridiction. Juger, c’est forcément prendre du temps.

Première présidente de la cour d’appel d’Amiens, Mme Catherine


Farinelli énumère d’autres pressions, plus récentes. La magistrate
a succédé à son poste à des décennies d’hommes dont les portraits
juxtaposés font bloc dans le couloir jouxtant son bureau. Pression
des réseaux sociaux (« où tout le monde s’assoit sur la présomption
d’innocence », car la foule n’instruit pas mais exécute), mais aussi
de la modernisation : « Nous sommes en tremblement de terre
permanent » — les derniers soubresauts sont dus à l’open data,
avec la faculté bientôt o erte au public d’accéder à toutes les
décisions de justice. Pressions, en n, de la centralisation.

S’ils se sont traduits par une rationalisation des procédures et par


un mouvement de déjudiciarisation (notamment par le
développement de la médiation), les soucis d’e cacité et de
maîtrise des coûts auraient aussi renforcé la logique de gestion des
ux en entraînant parfois pour le justiciable une « mise à distance
du juge (9) ». « Objectivement, con rmait une présidente de
chambre sociale en 2020, l’accès au juge a été limité depuis quatre
ans en matière civile et en droit du travail (10). » En droit social,
le nombre d’a aires nouvelles par année (122 000 en 2020) a
chuté de moitié en dix ans. Les dernières règles introduites
laissent moins d’employés et d’ouvriers dans la tuyauterie
judiciaire que de cadres. Eux ont les moyens de faire appel à un
avocat spécialisé.

Ces évolutions dues à une logique gestionnaire modi ent les


pratiques. Le poids des indicateurs sur les ux et les stocks,
l’usage du benchmarking (mise en concurrence) entre juridictions
comme en entreprise « représentent un tournant pour les
magistrats de tous les pays européens, dont la résistance ne se
mesure désormais plus en termes de “tabou sur la productivité
judiciaire”, mais en termes de rejet d’un “productivisme
exacerbé” », écrivent Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour,
chercheurs à Sciences Po Grenoble et Bordeaux (11).

« On ne juge plus de la même façon à l’ère du management que par


le passé », estime aussi Mme Véronique Kretz, juge en Alsace.
Cette magistrate syndiquée au SM a décrit de l’intérieur la
réforme des pôles sociaux qui a abouti, en 2019, à la disparition
de 242 juridictions spécialisées (tribunaux des a aires de sécurité
sociale, du contentieux de l’incapacité, etc.). Elle témoigne d’une
évolution radicale illustrant « la substitution d’un discours sur les
ns — qu’est-ce qu’une bonne décision et comment y parvenir ? —
par les moyens assignés à une unique n — comment sortir le
maximum de décisions (12) ? ». L’optimisation de la gestion des
ux a permis là, pour reprendre le mot qui a couru, d’« évacuer »
des dossiers (300 000 a aires en France ont été transférées aux
tribunaux judiciaires), derrière lesquels, rappelle- t-elle, « se
cachent des cohortes de personnes exclues du système, handicapées,
aux carrières fragmentées et aux emplois précaires, pour qui la perte
d’une rente d’accident du travail ou d’une pension d’invalidité peut
être fatale ». « Pour un juge, dit-elle, voir le justiciable presque
comme un adversaire [parce qu’il ralentit la gestion du ux] mène
aussi à une perte de sens des plus criantes. »

L’institution se retrouve donc prise entre deux feux : la recherche


de l’e cacité budgétaire et le souci de rendre la justice à un coût
compatible avec les exigences de procès équitable posées par la
Cour européenne des droits de l’homme. « D’où le divorce entre,
d’une part, des politiques qui pensent les nances publiques en
faisant abstraction de la spéci cité de l’institution et, de l’autre, des
professionnels qui ont choisi un métier (juger, soigner, enseigner) et
qui voient tous les choix orientés par une ligne gestionnaire »,
observait en 2010 l’ancien directeur de l’Institut des hautes études
sur la justice (IHEJ), le magistrat Antoine Garapon (13). Sur le
terrain de l’e cacité budgétaire, à lire la Cour des comptes (14),
l’institution requiert d’urgence l’élaboration d’outils de gestion qui
lui permettent de dé nir ses besoins en e ectifs. Les travaux mis
en chantier tardent à sortir. « Parce qu’ils objectiveraient la
catastrophe », selon les syndicats.

Nommé en juillet 2020, le garde des sceaux Éric Dupond-Moretti


se contente de mesures à la marge. Le temps politique n’est pas le
temps judiciaire. Comme gre ers et magistrats sont longs à
former, il a saupoudré sur les juridictions, selon sa
communication soignée, des « sucres rapides », c’est-à-dire des
emplois contractuels, non pérennes : juristes assistants, délégués
du procureur, assistants de justice. Pour résorber le nombre de
dossiers en sou rance, il a sollicité des propositions « innovantes,
voire disruptives », auprès d’un groupe de travail — par exemple,
recourir davantage aux avocats dans les formations de jugement.
Il s’est aussi vanté d’avoir obtenu pour son ministère un « budget
historique » (mais qui venait d’abord rattraper le non-respect
d’engagements budgétaires précédents). Et puis, il a enchaîné
avec le lancement d’un projet de loi « pour restaurer la con ance
dans l’institution judiciaire », de facture hétéroclite, noué autour
du pénal — la justice la plus visible dans l’espace public —,
poussant des réformes allant parfois à l’encontre de ses
convictions antérieures tirées de sa longue expérience d’avocat
(comme la généralisation des cours criminelles dont sont exclus
les jurés).

« Omnipotence de la communication »

« N’en jetez plus ! », disent cependant, en substance, les syndicats


des personnels judiciaires, écartés des prises de décision. Ils
boycottent un ministre hermétique au dialogue social et, de son
propre aveu, à la contradiction (15), qui ne cesse de répéter que
« la justice est une erreur millénaire qui veut que l’on ait attribué à
une administration le nom d’une vertu (16) ». L’accumulation des
textes législatifs adoptés ces dernières années en matière
judiciaire en laisse en e et plus d’un dans un état de sidération.

« Aucun autre corps n’a fait face à autant de réformes depuis vingt
ans, ni assimilé une telle in ation de normes », constate
M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation.
L’exécutif ne s’embarrasse plus vraiment d’étudier l’impact des
mesures qu’il fait voter, notamment en termes d’e ectifs
nécessaires à leur mise en œuvre. Pas plus qu’il ne semble
s’inquiéter de ce qu’elles peuvent produire. Au tribunal de
Soissons, on doit réinventer des audiences foraines (tenues par un
juge qui se déplace) à Château- ierry, où le tribunal d’instance
vient de fermer (le justiciable sans voiture n’avait plus qu’à faire
trois heures de train, via Paris, pour approcher le juge). À
Rennes, faute d’avoir associé les gre ers à la conception des
applications informatiques, on découvre que la dernière réforme
relative aux pensions alimentaires générera pour eux une demi-
heure de travail supplémentaire par dossier.

Bref, l’intendance, épuisée, ne suit plus. En janvier, le ministre a


dû se résoudre à décaler de six mois l’entrée en vigueur du
nouveau code de justice pénale des mineurs, fraîchement adopté :
les juridictions ne pouvaient pas l’absorber. En mars, les juges
d’application des peines se sont élevés contre sa proposition de
modi er les règles applicables aux détenus (déjà modi ées
quelques mois auparavant) : « Nous ne sommes pas prêts (17) ! »
« Nous sommes dans l’omnipotence de la communication
politique », déplore un procureur général.

« Les réponses apportées par les politiques aux problèmes rencontrés


par la justice sont formulées dans l’urgence, sans vision à long
terme, alors que les cours et tribunaux sont engorgés et que le
système ne tient que par la collectivité de travail », analyse
Mme Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation,
au sommet de la hiérarchie du siège. La communauté judiciaire a
l’échine bien souple, fait d’ailleurs remarquer un ancien garde des
sceaux : « Les grèves y sont rares. Et encore, pour ne pas déranger,
se font-elles entre midi et deux ! »
Jean-Michel Dumay

Journaliste

(1) Depuis le 1er janvier 2020, les tribunaux d’instance et de grande instance sont


administrativement regroupés en une juridiction unique : le tribunal judiciaire.

(2) Olivia Dufour et Michèle Bauer, « Justice : “On ne peut plus tolérer les délais de
traitement engendrés par le manque de moyens” », Actu Juridique, 31 mars 2021.

(3) Hors protection des majeurs et des mineurs, saisie des rémunérations, injonctions à
payer. Sauf mention contraire, les statistiques mentionnées ici sont celles du
ministère de la justice ou des juridictions elles-mêmes.

(4) Cf. « L’envers du décor. Enquête sur la charge de travail dans la magistrature »,


Syndicat de la magistrature, Paris, mai 2019.

(5) « Rapport “Systèmes judiciaires européens” — Rapport d’évaluation de la


Commission européenne pour l’e cacité de la justice (Cepej) — Cycle
d’évaluation 2020 (données 2018) », Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2020.

(6) Loïc Cadiet, « La justice face aux dé s du nombre et de la complexité », Les Cahiers
de la justice, 2010/1, Dalloz, Paris, janvier 2010.

(7) Yoann Demoli et Laurent Willemez (sous la dir. de), « L’âme du corps. La


magistrature dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail »,
mission de recherche droit et justice, Paris, octobre 2019.

(8) Cf. Manuela Cadelli, Radicaliser la justice. Projet pour la démocratie, Samsa


Éditions, Bruxelles, 2018.

(9) Cf. Sophie Prosper, « Réformes de la justice et désengagement de l’État : la mise à


distance du juge », Délibérée, n° 9, Paris, janvier 2020.

(10) Laurence Neuer, « Saisir le tribunal est devenu très compliqué pour beaucoup »,
Le Point, Paris, 23 juillet 2020.

(11) Bartolomeo Cappellina et Cécile Vigour, « Les changements des pratiques et


instruments gestionnaires des magistrats. Retours européens et comparés », dans
« Magistrats : un corps saisi par les sciences sociales », actes du colloque organisé
par la mission de recherche droit et justice et l’École nationale de la magistrature,
Paris, janvier 2020.

(12) Véronique Kretz, « Juger ou manager, il faut choisir », Délibérée, n° 11,


novembre 2020.

É
(13) Antoine Garapon, La Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la justice, Odile
Jacob, Paris, 2010.

(14) « Approche méthodologique des coûts de la justice. Enquête sur la mesure de


l’activité et l’allocation des moyens des juridictions judiciaires », Cour des comptes,
Paris, décembre 2018.

(15) Le cabinet de M. Dupond-Moretti n’a pas répondu à nos demandes d’entretien.

(16) Cf. Éric Dupond-Moretti (avec Laurence Monsénégo), Le Dictionnaire de ma vie,


Kero, Paris, 2018. Le propos cité est du magistrat Serge Fuster, alias Casamayor.

(17) Communiqué de l’Association nationale des juges d’application des peines


(ANJAP), Créteil, 6 mars 2021.
U

Indépendante, mais pas autonome

J -M D

La justice est un objet di cile à saisir pour le peuple français, au nom

duquel elle est rendue. Elle n’est pas enseignée à l’école. Fonction

régalienne, elle est lovée dans l’État. Elle n’est pas un pouvoir à part

entière, mais une « autorité judiciaire » dont l’indépendance est garantie

par le président de la République aux termes de la Constitution.

Cependant, si, d’un point de vue juridictionnel, cette indépendance est

garantie, l’institution demeure tout entière dans la main budgétaire de

l’État.

Lorsqu’elles ont été entendues par la commission d’enquête sur les

obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire, installée en 2020,

plusieurs organisations de magistrats, dont les conférences nationales de

chefs de juridiction et de parquet, ont rappelé l’urgence d’agir sur le

niveau des montants alloués à la justice et la nécessité d’accroître son

autonomie (1). Les institutions européennes considèrent que des moyens

su sants et l’autonomie nancière des juridictions sont une condition de

son indépendance. La Commission européenne pour la démocratie par le

droit, dite commission de Venise, en fait même l’un des critères

permettant de déterminer si un État peut être quali é d’« État de droit ».

Beaucoup plaident pour une réelle autonomie nancière de l’autorité

judiciaire, qui pourrait passer par un élargissement des prérogatives

con ées au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), voire par un


transfert de la gestion de l’institution, tant sur le plan nancier que sur

celui des ressources humaines, actuellement gérées par le ministère de la

justice. À cet e et, certains pays sont dotés de « conseils de justice »

autonomes. Le professeur de droit Dominique Rousseau va jusqu’à

imaginer la suppression du ministère de la justice : en démocratie, la

justice devrait être appréhendée, selon lui, comme un « pouvoir de la

société » et non comme une entité sous la tutelle de l’État.

Pas sûr que les esprits, notamment de ceux (politiques) qui tiennent les

cordons de la bourse, y soient prêts. Dans la même veine, les magistrats

attendent depuis des années la réforme constitutionnelle qui doit

entériner l’alignement de la procédure de nomination de tous les

parquetiers (qui dépendent hiérarchiquement du ministre de la justice)

sur celle des juges du siège (nommés sur avis conforme du CSM) — une

véritable Arlésienne. Tandis que des voix s’élèvent (2) pour mettre n à la

spéci cité du « parquet à la française », c’est-à-dire à la possibilité —

souvent mal comprise dans l’opinion — o erte aux magistrats de passer

tout au long de leur carrière du parquet (qui poursuit) au siège (qui juge).

Et vice versa.

Jean-Michel Dumay

Journaliste

(1) « Rapport sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire », commission d’enquête de

l’Assemblée nationale, n° 3296, Paris, 2 septembre 2020.

(2) Cf. Dominique Coujard, « En nir avec le subterfuge de l’unité du corps de la magistrature »,

Actu juridique, 7 septembre 2020.


Le Monde diplomatique, mai 2021

La page 2

Recti catif

Mme Eva Joly était la candidate écologiste à l’élection


présidentielle de 2012, et non à celle de 2007, où les Verts étaient
représentés par Mme Dominique Voynet (« Absence d’enquêtes et
bagarres de plateau, les recettes de l’information en continu »,
avril).

COURRIERS
Banque éthique

Secrétaire général de la Centrale nationale des employés,

cofondateur et administrateur de la banque NewB, M. Felipe Van

Keirsbilck réagit à l’article de Sylvain Anciaux et Sébastien Gillard

« En Belgique, une improbable banque « éthique » » (mars) :

Les auteurs présentent les contraintes (légales et techniques) qui pèsent

sur NewB comme des choix et des compromissions. Exemple : dénoncer le

fait qu’il faut avoir une longue expérience dans le secteur bancaire pour

être accepté par l’autorité de supervision comme CEO [chief executive

o cer] d’une banque. L’article présente la nomination d’un tel CEO

comme « preuve » que NewB trahit d’emblée ses rêves d’une banque

radicalement di érente. Or cette contrainte, et cent autres, que les deux

auteurs connaissent bien, est un fait : l’alternative consiste soit à

construire une banque en milieu hostile, en respectant une foule de

contraintes imposées par le capitalisme, soit à ne pas faire de banque du

tout. (…)

La seconde faute est de se baser sur ces évidences (une nouvelle banque

doit composer avec les contraintes) pour conclure que NewB « ne

changera rien ». (…) NewB o re en n aux citoyennes et citoyens — et en

particulier aux classes populaires — une vraie banque sans actionnaires,

sans liales dans les paradis scaux, sans bonus ni rémunérations

variables, sans produits structurés, mais avec un système de paiement

complet « à prix conscient » (chaque coopérateur-client détermine

combien il peut payer). Surtout, il s’agit d’une banque réellement


coopérative : depuis la politique des crédits jusqu’aux règles de

rémunération du personnel, les 116 000 coopératrices et coopérateurs

décident de ce que fera leur banque.


Agriculture bretonne

Jugeant que l’enquête de Maëlle Mariette « Deux mondes

paysans qui s’ignorent » (avril) prête à débat, M. Bernard Rolland

apporte certaines précisions :

Par rapport à d’autres régions de France, l’originalité de la Bretagne (et

plus largement de l’agriculture de l’ouest de la France) est d’avoir toutes

les situations intermédiaires dans un continuum de production agricole

qui va des productions superintensives arti cialisées (élevage et culture

hors-sol) aux microfermes bio en permaculture, et de l’export (poudre de

lait infantile et viande de porc) aux circuits courts et à la cantine de l’école

communale. Ces mondes ne sont pas aussi imperméables les uns aux

autres que le laisse entendre l’article. (…) De plus en plus de personnes

et de structures sont actrices de la transition vers une agriculture

« soutenable » ou « durable ». Par exemple, les coopératives d’utilisation

de matériel agricole (CUMA) ou le Réseau agriculture durable (RAD). Le

RAD réunit des associations paysannes, dont le Centre d’études pour un

développement agricole plus autonome (Cedapa), fondé par le pionnier

André Pochon, où travaillent et avancent ensemble agriculteurs bio et non

bio, ce qui est un gage de conversions réussies en agriculture biologique.

(…) Il existe aussi beaucoup d’échanges et de partages de pratiques sur

la valorisation des prairies temporaires.


Hirak

Commentant l’article d’Akram Belkaïd « Le Hirak ressuscite mais

se divise » (avril), M. Rabah Saoudi s’interroge sur la manière de

désigner le parti Rachad :

Les mots utilisés pour désigner [le parti] Rachad sont essentiels. (…) Ce

parti est tour à tour quali é d’« islamo-conservateur » et d’« islamiste »

par Akram Belkaïd, alors que ces deux appellations servent clairement,

dans l’esprit de ceux qui les utilisent, des desseins politiques distincts et

procèdent de choix idéologiques dissemblables que chacun doit avoir le

courage d’assumer. Il est islamo-conservateur pour ceux qui s’e orcent de

le distinguer des islamistes (…) et de nous faire accroire que ses adeptes

sont di érents a n de les absoudre des crimes qu’ils ont commis, pour

certains, contre le peuple algérien, ou qu’ils continuent à justi er, pour

d’autres, et de leur refaire une virginité, alors que les fondateurs de cette

organisation (…) n’ont à aucun moment condamné ces crimes et ne le

feront jamais, puisqu’ils les ont revendiqués à partir de l’étranger

lorsqu’ils représentaient le Front islamique du salut (FIS). Ils [Rachad et

le FIS] sont donc indéniablement issus de la même matrice : la mouvance

islamiste, vaincue militairement mais encore vivace politiquement.


École

En désaccord avec plusieurs points de l’article de Clothilde Dozier

« “Le plaisir d’apprendre” » (avril), M. Nicolas Lepiney tient à

souligner les vertus de l’usage du numérique à l’école :

Le numérique est un outil au service d’une pédagogie. Son utilisation en

classe est pertinente et appropriée dans de nombreuses situations. Durant

le con nement, le numérique n’était plus cet outil judicieusement mis au

service des apprentissages, mais l’unique moyen de communication et de

travail entre le professeur et ses élèves. Évidemment, ce changement de

statut, couplé au sous-équipement général, a créé le marasme

pédagogique du premier con nement. (…) [L’auteure] ne fait aucune

distinction entre le discours politique de Jean-Michel Blanquer et les

réactions de l’ensemble de la communauté éducative. En e et, nous

n’étions pas prêts durant le premier con nement (et nous ne le sommes

toujours pas au troisième : saturation des plates-formes, problèmes de

connexion…), mais, comme le souligne une instance du ministère dans

son rapport sur l’usage du numérique durant le con nement

(octobre 2020), « les enseignants ont souvent fait preuve d’une capacité

d’adaptation et d’autoanalyse remarquables, hiérarchisant les priorités,

faisant évoluer leurs pratiques et tirant les leçons de l’enseignement à

distance à mesure qu’il était pratiqué ».


COUPURES DE PRESSE
Déclassement, humanisme,

anarchie de marché, tra c

Déclassement

En Algérie, le ramadan a été marqué par une ambée des prix de

plusieurs produits de consommation qui, selon le quotidien francophone

El Watan, illustre les contradictions du modèle économique.

L’ouverture du marché et le boom de l’importation ont créé l’une des

aberrations dont seule l’économie algérienne a le secret : les Algériens

sont devenus consommateurs avant d’être producteurs. Le fait est que

l’Algérien consomme plus qu’il ne produit. Les économistes mettent en

alerte à longueur de colonnes contre le fait que notre pays donne

l’impression de vivre au-dessus de ses moyens. (…) L’absence de

productivité, de croissance économique, d’une vision politique claire

condamne les couches moyennes au déclassement, accentuant les

angoisses et le peu de con ance en l’avenir. (…) Si, auparavant, le

système achetait la paix sociale par la rente, cette option semble peu

probable, compte tenu de la crise multifacette que traverse le pays.

Amel Blidi, « Confrontées à la dégradation du pouvoir d’achat et à une situation

socioéconomique alarmante : Vers un déclassement des couches moyennes ? »,

18 avril 2021.

Humanisme
Sauvées par les deniers publics en 2008, les institutions nancières

manifestent en toutes circonstances leur prévenance à l’égard de leurs

clients, comme l’explique le Wall Street Journal.

Lorsque le Covid-19 a frappé l’économie, la plupart des agents de

recouvrement ont accordé un répit aux emprunteurs et réduit le nombre

des poursuites judiciaires dans un contexte de con nement et de

fermeture des tribunaux. L’une des entreprises les plus importantes et

les moins connues du secteur a fait exactement le contraire. Sherman

Financial Group a intenté davantage de procès pour soutirer de l’argent

aux personnes en retard de paiement sur leurs factures de cartes

bancaires. (…) Poursuivre des personnes qui étaient en di culté avant

même la pandémie peut s’avérer judicieux : les mesures de relance du

gouvernement, les baisses de loyer et les réductions de dépenses

imposées par le con nement ont remis à ot les clients fragiles. Les

tribunaux peuvent ordonner aux banques de ponctionner ces économies

sur les comptes des débiteurs pour les remettre aux créanciers.

Shane Shi ett et Justin Scheck, « Most Big Debt Collectors Backed O During the

Pandemic. One Pressed Ahead. », 8 avril 2021.

Anarchie de marché

Directeur du fonds spéculatif Greenlight Capital, M. David Einhorn a

récemment adressé un courrier à ses investisseurs pour leur présenter sa

vision du secteur nancier.

Si la nance était une ville, il n’y aurait pour ainsi dire aucun policier

dans les rues. Tout se passe comme s’il n’y avait aucune autorité de

lutte contre la fraude. Les sociétés et les dirigeants qui sortent du cadre
des pratiques autorisées par la loi n’ont aucun souci à se faire. (…) Bon

nombre de ceux qui refuseraient d’amputer les budgets de la police ont

cherché — et tout semble indiquer qu’ils ont réussi — à priver les

instances de régulation de leurs moyens. Dans la plupart des cas, les

marchés se trouvent dans une situation de quasi-anarchie.

Robin Wigglesworth, « ‘No cop on the beat’ : Greenlight’s Einhorn blasts weak

regulators », Financial Times, 16 avril 2021

Tra c

Plus grand centre de production d’œuvres artistiques à Pyongyang,

l’Atelier Mansudae a publié une pleine page de publicité dans Foreign

Trade Magazine, dirigé par le pouvoir nord-coréen.

L’Atelier Mansudae, sanctionné depuis plusieurs années par

l’Organisation des Nations unies et les États-Unis, a déclaré dans sa

publicité (…) qu’il recevait « d’importantes commandes de l’étranger ».

Ses produits sont « très populaires » dans les pays d’Asie du Sud-Est,

d’Afrique et d’Europe. James Byrne, analyste principal au Royal United

Services Institute à Londres, estime qu’il « existe encore une clientèle à

l’étranger pour l’art nord-coréen, et il est facile de faire de la

contrebande dans des conteneurs qui sont transbordés via Dalian et

d’autres ports chinois ».

Chad O’Carroll, « Gold, silver and sapphire ? North Korea markets sanctioned

sculptures and jewelry », NK News, Séoul, 14 avril 2021


Le Monde diplomatique, mai 2021

DOSSIER

Rwanda, lumières sur un


génocide

Coup sur coup, aux mois de mars et avril derniers, deux rapports
— celui dirigé par l’historien Vincent Duclert à la demande de
l’Élysée et celui d’un cabinet d’avocats américain commandé par
Kigali — ont établi la responsabilité écrasante de la France et de
François Mitterrand dans le génocide des Tutsis du Rwanda
en 1994, tout en écartant les accusations de complicité. Cette
convergence inédite re ète-t-elle la vérité historique ou un simple
arrangement politique entre les deux pays ? En France, le
contrôle de l’accès aux archives entrave le travail des chercheurs
(lire « En France, des archives bien gardées »). La Belgique,
ancienne puissance coloniale qui a attisé les haines (lire « Des
décennies de responsabilité belge »), se montre plus libérale. Mais
le génocide de 1994 hante également les consciences africaines
(lire « Rwanda, l’énigmatique silence africain »).

DANS CE DOSSIER
Rwanda, l’énigmatique silence africain,

par Boubacar Boris Diop

En France, des archives bien gardées, par

François Graner

Des décennies de responsabilité belge,

par Colette Braeckman

De l’expulsion à l’extermination

Confusion médiatique

« Opération de camou age »

La leçon de Desmond Tutu


D  : L

Rwanda, l’énigmatique silence


africain
La faillite de la « communauté internationale », qui a livré à la

mort huit cent mille Tutsis du Rwanda, fait l’objet d’abondantes

analyses depuis 1994. Mais comment comprendre le silence des

États et des intellectuels africains tandis que se perpétrait, au vu

et au su de tous, le dernier génocide du XXe siècle ? Aujourd’hui

encore, des assassins vivent tranquillement un peu partout sur le

continent.

B B D
Collin Sekajugo. — « Spotlight » (Sous les projecteurs), 2019

© Collin Sekajugo - Photographie : Deniz Guzel - Sulger-Buel Gallery, Londres

Pourquoi l’humanité ne s’est-elle pas portée au secours des Tutsis


du Rwanda en 1994, alors même que les tueries, massives et d’une
spectaculaire atrocité, avaient lieu au vu et au su de tous ?
L’Organisation des Nations unies (ONU) est régulièrement mise
en cause, à juste titre : alors que le commandant de la Mission des
Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar), le général
canadien Roméo Dallaire, bien informé par un déserteur du
mouvement extrémiste Hutu Power, demandait un renfort de
5 000 casques bleus pour prévenir les massacres programmés, elle
a au contraire fait passer les e ectifs de 2 300 soldats à
270 observateurs non armés.

Mais on oublie souvent de rappeler que l’organisation, qui a ainsi


livré les victimes à leurs bourreaux, était dirigée à l’époque par
deux Africains : l’Égyptien Boutros Boutros-Ghali, son secrétaire
général, et le Ghanéen Ko Annan (sous-secrétaire général,
responsable du département des opérations de maintien de la
paix). Ils n’avaient certes aucun pouvoir de décision, mais rien,
dans leurs intenses tractations avec leurs représentants à Kigali,
n’indique qu’ils avaient pris l’exacte mesure de ce qui s’y jouait ou
cherché à in échir les événements dans le bon sens.
Les chefs d’État et leaders d’opinion africains n’ont pas fait
preuve de plus d’empathie envers ceux que l’on abattait comme du
bétail à Butare, Kibuye, Gitarama et ailleurs.

Même si rien ne peut excuser un tel aveuglement, on aurait pu lui


trouver un semblant d’explication si la catastrophe avait eu lieu
dans un très court laps de temps. Or c’est en raison même de sa
durée — de début avril à mi-juillet — que l’on parle des « cent
jours du Rwanda (1) » à propos du génocide des Tutsis. Cela veut
dire que si, à Maputo, Abidjan ou Abuja, les décideurs ont d’abord
pu être pris de court, ils ont eu plus de trois mois pour se ressaisir.
Ils ne l’ont pas fait. En juin 1994, le mois le plus meurtrier,
l’Organisation de l’unité africaine (OUA) a tenu, comme si de
rien n’était, son sommet annuel à Tunis, sans même juger
nécessaire d’inscrire à son ordre du jour la situation au « pays des
mille collines ». Le gouvernement intérimaire rwandais (GIR),
qui n’était pas loin en ce temps-là d’avoir assassiné un million de
Tutsis, y a tranquillement siégé au nom de l’État génocidaire…

Il est vrai que la n de l’apartheid venait d’être o cialisée au


terme d’une longue lutte où l’OUA avait joué un rôle majeur. Elle
entendait donc célébrer cette victoire à travers la personne de
Nelson Mandela, présent à Tunis. Mais c’est lui, le premier
président démocratiquement élu d’Afrique du Sud, qui a sauvé
l’honneur du continent en intervenant, délibérément hors sujet,
de manière fracassante : « Ce qui est en train de se passer au
Rwanda est une honte pour nous tous. Nous devons prouver par des
actes concrets notre volonté d’y mettre un terme. » L’historien
Gérard Prunier, qui relate l’épisode (2), rapporte le choc que cette
déclaration provoque à Paris, où François Mitterrand, depuis
toujours imprégné de l’« esprit de Fachoda (3) », raisonne à peu
près de la manière suivante : « Mandela ou pas, nous ne laisserons
pas les Anglo-Saxons fourrer leur nez dans nos a aires ! »

Des génocidaires réfugiés en Afrique du Sud, au

Kenya, au Zimbabwe…

Prunier, alors membre du secrétariat international du Parti


socialiste, se trouve aux premières loges — et prodigue même des
conseils — quand se monte en catastrophe l’opération
« Turquoise », de triste mémoire. Il voit très bien qu’il s’agit
surtout de prendre de vitesse d’éventuelles troupes sud-
africaines… Désireux de donner une apparence de force
multilatérale à son expédition militaro-humanitaire, Paris n’a
cependant pas réussi, pour une fois, à faire entrer dans la combine
les armées de ses bien nommés « pays du champ ». Même le
Sénégal, ami docile et détenteur du record africain des opérations
extérieures onusiennes, s’est contenté du service minimum : une
petite trentaine d’hommes, a ectés d’ailleurs aux tâches
d’intendance…

Pour sa part, l’OUA essaiera plus tard de faire amende honorable


en commanditant un rapport à un groupe international
d’éminentes personnalités dirigé par Ketumile Masire, ancien
président du Botswana, et dont faisaient partie, entre autres,
Mme Ellen Johnson Sirleaf, directrice régionale du Programme
des Nations unies pour le développement (PNUD) et future
présidente du Liberia, Lisbet Palme, psychologue suédoise et
veuve du premier ministre Olof Palme, le Canadien Stephen
Lewis, directeur adjoint du Fonds des Nations unies pour
l’enfance (Unicef), et le général Amadou Toumani Touré, futur
président du Mali.

Leur rapport, sans doute un des meilleurs sur cette sombre page
de l’histoire, est achevé en juillet 2000 et s’intitule
signi cativement « Rwanda : le génocide qu’on aurait pu
stopper » (4). On y trouve (page 229) cet aveu d’un haut
responsable, non nommé, de l’OUA : « En tant qu’Africains, nous
serons toujours hantés par notre échec au Rwanda, et la
communauté internationale devrait être hantée elle aussi. » C’était
une véritable autocritique et, en tant que telle, elle était digne de
respect, même si tout cela restait nalement bien dérisoire au
regard de l’immensité de la perte : pendant cent jours d’a lée,
chaque jour de silence de l’OUA avait coûté la vie à dix mille
innocents…

Quoi qu’il en soit, les États africains, pris individuellement, ne se


sont pas vraiment sentis engagés par les conclusions du rapport.
Ils n’ont par exemple jamais cessé de fermer les yeux sur la
présence sur leur sol de ceux qui ont conçu ou exécuté le
génocide. Une cartographie de la diaspora génocidaire montrerait
que celle-ci ne s’est pas uniquement réfugiée en Belgique et en
France. De nombreux clients potentiels de la justice
internationale demeurent, aujourd’hui encore, installés partout
sur le continent, que ce soit en Afrique du Sud, au Kenya, au
Zimbabwe, ou évidemment en République démocratique du
Congo (RDC) voisine. Leur sentiment de quiétude est parfois tel
qu’ils n’éprouvent même pas le besoin de dissimuler leur identité :
M. Félicien Kabuga, surnommé « le nancier du génocide », fut
longtemps protégé par les autorités zimbabwéennes, puis
kényanes, avant d’aller retrouver sa famille en France et d’y être
arrêté, en mai 2020 à Asnières-sur-Seine.

Toutefois, les anciennes colonies françaises sont, pour des raisons


politiques évidentes, le choix premier des assassins en fuite. Ils
sont particulièrement bienvenus au Gabon ou au Cameroun —
pays où a nalement été cueilli le colonel éoneste Bagosora,
considéré comme le cerveau du génocide, condamné pour
génocide et crimes contre l’humanité par le Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR) en 2008. À N’Djamena, en
2000, mes amis et moi avons appris, à l’issue d’une manifestation
littéraire intitulée « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », que
l’un de ceux qui avaient pris part à nos débats était recherché par
le TPIR. En n, c’est à iès, petite ville à une soixantaine de
kilomètres de Dakar, qu’a été arrêté en novembre 2001 le colonel
Aloys Simba, dit « le boucher de Murambi ». Il vivait sous la
discrète protection de l’Organisation nationale des droits de
l’homme, qui dépend de la Fédération internationale des droits de
l’homme (FIDH). Sans la demande expresse et, dit-on, énergique
de la procureure Carla Del Ponte, il n’aurait sans doute jamais été
livré au TPIR.

Ainsi, sur la question du Rwanda, la faillite politique et morale


des États africains est totale. Se consolera-t-on en la mettant sur
le seul compte des errements de présidents cyniques et, dans le cas
des francophones, terrorisés à l’idée de fâcher Paris ?
Certainement pas. Il est de plus en plus di cile, sur quelque sujet
que ce soit, de formuler un jugement global sur l’Afrique, mais on
peut néanmoins y observer partout que la « solution nale »
rwandaise n’a pas marqué les esprits. Le génocide a pourtant eu
lieu au moment où, à la faveur des transitions démocratiques qui
avaient suivi la n de la guerre froide, le jeu politique s’était
ouvert dans la plupart des pays africains. L’émergence de forces
nouvelles avait libéré la parole et l’on pouvait en attendre une plus
claire compréhension, par un public mieux informé, des enjeux du
drame.

Il n’en a rien été. La presse, devenue certes plus libre, ne


s’aventure presque jamais hors des frontières nationales. Pour
tout ce qui ne relève pas de la politique locale, elle continue
aujourd’hui encore à recopier benoîtement les dépêches de
l’Agence France-Presse (AFP), de Reuters ou d’Associated Press.
Les journaux télévisés, eux, se contentent de reprendre en n
d’émission les images et les commentaires de TF1 ou de France 2.
Les radios privées étant — et l’ayant particulièrement été durant
le génocide — complètement muettes sur le Rwanda, la British
Broadcasting Corporation (BBC), Radio France Internationale
(RFI) et La Voix de l’Amérique restent, avec tous les biais que
l’on peut suspecter, les seules sources d’information.

Il n’est cependant plus possible aujourd’hui d’invoquer l’excuse de


l’ignorance. En e et, peu de tragédies de notre temps, africaines
ou pas, ont été aussi sérieusement étudiées que le génocide des
Tutsis du Rwanda. On ne compte plus les publications des
historiens et des journalistes sur le sujet, sans parler des lms, des
œuvres littéraires et des pièces de théâtre. Un grand travail
s’e ectue également sur les réseaux sociaux.

Comme si le carnage donnait raison aux racistes


C’est donc ailleurs qu’il faut chercher les raisons de vingt-sept
longues années d’apathie africaine. À Dakar, Nairobi ou Maputo,
les événements du Rwanda ont surtout été vécus comme un
embarrassant carnage interethnique donnant, hélas, raison aux
racistes. Les images de centaines de milliers de corps pourrissant
au soleil ou jetés dans le Nyabarongo, de femmes éventrées, de
bébés jetés vivants dans les latrines et de chiens en train de se
repaître de cadavres étaient quasi surréelles, et il est en un sens
compréhensible que l’Afrique, prise de honte, ait sur le moment
détourné le regard. Cette attitude, qui a peut-être surtout à voir
avec ce que l’écrivaine rwandaise Yolande Mukagasana appelle la
« peur de savoir (5) », a été observée dans tous les graves con its
survenus en Afrique, de la guerre civile au Liberia aux troubles
actuels en Éthiopie et au Mali. À la longue, les pays africains
deviennent, sans même en avoir conscience, fortement étrangers
les uns aux autres. Et les frontières dans les têtes sont celles
héritées de la colonisation. Cette confusion mentale n’aide pas à
faire la part des choses. C’est ainsi que, chez nombre
d’intellectuels africains, la lecture du génocide des Tutsis est
encore de nos jours faussée par une sourde hostilité au président
Paul Kagamé.

« Au Rwanda, les Hutus tuent les Tutsis et les Tutsis tuent les
Hutus. » La phrase a été lâchée par Boutros-Ghali au plus fort des
tueries. À Biarritz, lors du premier sommet France-Afrique post-
génocide, Mitterrand t mine d’être torturé par l’angoisse en
déclarant en conférence de presse : « En vérité, vous le savez,
aucune police d’assurance internationale ne peut empêcher un
peuple de s’autodétruire, et on ne peut pas demander non plus
l’impossible à la communauté internationale, encore moins à la
France tant elle est seule, lorsque les chefs locaux décident
délibérément de conduire une aventure à la pointe des baïonnettes
ou de régler des comptes à coups de machette. » Deux jours plus
tard, il lançait à un journaliste : « De quel génocide, parlez-vous,
monsieur ? De celui des Hutus contre les Tutsis ou de celui des
Tutsis contre les Hutus ? »

Le propos d’un secrétaire général de l’ONU ajouté à ceux d’un


chef de l’État français, cela donne des inepties racistes
d’anthologie. Elles disent pourtant tout haut ce que partout, y
compris en Afrique même, on pense tout bas de l’Afrique. Cette
perception de tout un continent par lui-même et par les autres y a
rendu possibles la plani cation du dernier génocide du XXe siècle
et sa mise en œuvre pendant trois mois. C’est elle aussi qui,
presque trente ans plus tard, empêche l’Afrique d’en comprendre
les mécanismes. Ou même d’accepter simplement l’idée que,
derrière ces cent jours d’horreur, il y avait non pas le déferlement
d’une haine irrationnelle et gratuite, mais, comme on l’a bien
souvent vu dans l’histoire contemporaine, de classiques luttes de
pouvoir ayant échappé à tout contrôle.

Boubacar Boris Diop

Romancier sénégalais. Dernier ouvrage publié :

Bàmmeelu Kocc Barma, EJO Éditions, Dakar,

2017.

(1) Cf. par exemple l’exposition de l’association de rescapés et familles de victimes


Ibuka, www.ibuka.be

(2) Gérard Prunier, Rwanda : le génocide, Dagorno, Paris, 1998.

(3) Ancien poste avancé égyptien, Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud, attise en 1898
les convoitises des Britanniques et des Français. Cela donne lieu à un grave con it
diplomatique sur fond de surenchère patriotique des deux côtés. L’incident est
évoqué comme un symbole de la vive rivalité coloniale entre les Français et ceux
qu’ils quali ent globalement d’Anglo-Saxons.
(4) « Le génocide qu’on aurait pu stopper », disponible sur le site de la Commission
d’enquête citoyenne.

(5) Cf. Yolande Mukagasana, N’aie pas peur de savoir, Robert La ont, Paris, 1999.

NOS PRÉCÉDENTS ARTICLES

• « Rwanda : médias et génocide », par François Misser (août 1994).

• « Autopsie d’un génocide plani é au Rwanda », par Colette Braeckman (mars 1995).

• « Connivences françaises au Rwanda », par François-Xavier Verschave (mars 1995).

• « “Maudits soient les yeux fermés”… », par Philippe Leymarie (février 1996).

• « Au Rwanda, vivre avec le génocide », par Anne-Cécile Robert (juillet 2000).

• « Rwanda, retour sur un aveuglement international », par Colette Braeckman

(mars 2004).

• « Le sens d’une commémoration », par José Kagabo (mars 2004).

• « Aux racines du contentieux franco-rwandais », par André-Michel Essoungou

(janvier 2009).

• « Au Rwanda, la tradition instrumentalisée », par omas Riot (mai 2014).


D R ,

En France, des archives bien


gardées
F G
Collin Sekajugo. — « Clouds and the Sun » (Nuages et soleil), 2019

© Collin Sekajugo - Photographie : Deniz Guzel - Sulger-Buel Gallery, Londres

« Responsabilités accablantes » : le 26 mars 2021, après deux ans


de travaux, la commission de recherche sur les archives françaises
relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis (1990-1994),
dirigée par l’historien Vincent Duclert, brise un tabou sur l’action
de la France dans ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs.
Mais des zones d’ombre subsistent en raison du secret qui entoure
la politique africaine de Paris et de la di culté d’accès aux
documents o ciels de l’époque.

Si les militaires concernés sont désormais relevés du devoir de


réserve, l’accès aux archives demeure en e et soumis à des
autorisations exceptionnelles. Le code du patrimoine (article
L. 213-4) empêche l’ouverture de celles de l’exécutif (présidence
et gouvernement) pendant au moins vingt-cinq ans. Pourtant,
selon le juriste Bertrand Warusfel, la plupart des secrets, même
militaires, perdent leur importance au bout de dix ou
quinze ans (1). Les chercheurs peuvent certes demander des
dérogations, mais celles-ci leur sont accordées selon le bon vouloir
de l’exécutif lui-même. Un même télégramme diplomatique
de 1993 a ainsi pu être consultable à un moment donné par tous
les chercheurs à La Courneuve (archives du ministère des a aires
étrangères), mais seulement sur demande par d’autres à
Pierre tte (Élysée) ; une même che de la direction générale de la
sécurité extérieure (DGSE) est accessible à Pierre tte, mais pas à
Vincennes (ministère des armées)…

Un autre verrou préserve les autorités de la curiosité des citoyens


et des chercheurs : le secret-défense. Malgré son nom, il peut
protéger des archives sans lien avec la défense. Selon un rapport
o ciel de 2018, cinq millions de documents sont classi és, dont
moins de la moitié par le ministère des armées ; les autres
proviennent du ministère de l’intérieur ou concernent le nucléaire
civil, ou même… l’agriculture (2). Les documents que le ministère
des armées déclassi e sont souvent sans intérêt, incomplets ou
caviardés. « Les pièces déclassi ées, c’est la “Bibliothèque rose” »,
lâche ainsi M. Marc Trévidic. L’ancien juge antiterroriste
s’interroge sur la conformité à la Constitution d’un principe qui
permet au pouvoir exécutif de faire entrave à la justice sur des
sujets « sensibles » (3).

La politique française au Rwanda entre 1990 et 1994 appartient à


cette catégorie. Comme tous les présidents de la Ve République,
François Mitterrand a, au nom de la stabilité du continent,
soutenu des régimes autoritaires jugés favorables à la France.
En 1990, ce fut le cas de celui du président Juvénal Habyarimana,
menacé par la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR),
aujourd’hui au pouvoir. L’Élysée décide alors seul, en tenant à
l’écart le Parlement et l’essentiel du gouvernement, comme le
con rme le rapport Duclert. Les informations sur les préparatifs
d’un génocide des Tutsis sont systématiquement écartées ; les
lanceurs d’alerte, comme le colonel René Galinié, attaché de
défense à Kigali, le général Jean Varret, chef de la coopération
militaire, ou Claude Silberzahn, qui dirige la DGSE, sont écartés
et remplacés.

En 1993, les accusations devenant publiques (4), l’Élysée et l’état-


major allument des contre-feux médiatiques : le récit
simpli cateur d’un régime légitime attaqué par un mouvement
armé étranger basé en Ouganda et favorable aux intérêts anglo-
saxons (les « Khmers noirs » du FPR) se répand dans la presse.
Ce déni, qui s’enracine dans le secret des délibérations
gouvernementales, durera un quart de siècle. Après l’attentat du
6 avril 1994, au cours duquel le président Habyarimana et son
homologue burundais Cyprien Ntaryamira trouvent la mort, les
décideurs français s’enferrent dans le soutien aux extrémistes
hutus alors que ceux-ci entreprennent d’assassiner leurs
principaux opposants, prennent le pouvoir et exterminent
systématiquement les Tutsis. Entre le 7 avril et le 17 juillet 1994,
800 000 hommes, femmes et enfants sont massacrés, selon
l’Organisation des Nations unies (ONU) (5). Comment
comprendre l’attitude des autorités françaises ? Seul l’accès aux
archives permettra de répondre à cette question.

Il s’agit principalement d’une dizaine de milliers de documents de


l’Élysée, déposés aux Archives nationales à Pierre tte, et
d’environ autant du ministère des a aires étrangères, parmi
lesquels beaucoup de télégrammes diplomatiques, et d’un demi-
millier de ches DGSE, souvent dupliquées dans plusieurs fonds.
Il faut y ajouter quelque 200 000 documents d’intérêt très variable
dispersés au sein du service historique de la défense (SHD) à
Vincennes. On estime le total à une vingtaine de mètres linéaires.

Sous la pression grandissante de journalistes et d’associations, le


Parlement, la justice et les présidents François Hollande puis
Emmanuel Macron ont chacun demandé la déclassi cation d’un
ou plusieurs milliers de documents. Mais la majorité des pièces
restent inaccessibles au public, tandis que les conditions de
consultation des autres découragent la recherche, notamment en
raison de l’impossibilité d’e ectuer des copies. Il est également
interdit de publier ces documents en ligne. Les plus di ciles
d’accès sont les archives du ministère des armées, qui ne fournit
même pas l’inventaire du SHD (6).

Les pouvoirs publics réagissent lentement et avec prudence aux


interpellations des chercheurs et des enquêteurs. C’est ainsi que
les révélations du journaliste Patrick de Saint-Exupéry dans Le
Figaro (du 12 au 15 janvier 1998) mettant en cause l’attitude de
la France durant le génocide provoquent la création d’une simple
mission d’information parlementaire (MIP), le 3 mai 1998, quand
une commission d’enquête aurait été plus e cace. « Je sais qu’un
certain nombre d’archives ont été retrouvées après la n de la
mission parlementaire », déplorera plus tard le colonel André
Ronde, qui avait été chargé de répondre aux demandes des
parlementaires. « Alors, était-ce intentionnel ou pas ? Je l’ignore »
(France Culture, 7 avril 2016).

Sur d’autres points, la MIP s’autocensure. Elle ne convoque pas,


par exemple, le capitaine Paul Barril, ex-gendarme de l’Élysée
devenu mercenaire, pourtant souvent cité dans les enquêtes sur le
Rwanda. Si elle procède à de nombreuses auditions, certaines se
tiennent à huis clos, comme celles des directeurs de la DGSE ou
de beaucoup de militaires. Elle ne publie pas la lettre du général
Jean Rannou datée du 15 juin 1998 qui atteste l’existence des
deux boîtes noires du Falcon 50 présidentiel abattu le 6 avril 1994
et en liste les caractéristiques. La MIP fournit toutefois quelques
informations utiles, comme les alertes envoyées par le général
Varret dès 1990 : « Ils sont très peu nombreux, nous allons les
liquider », lui avait déclaré le chef de la gendarmerie rwandaise à
propos des Tutsis. Elle dévoile en partie le contrôle exercé par le
colonel français Didier Tauzin sur l’armée rwandaise en février-
mars 1993. Malheureusement, son rapport nal se limite à une
synthèse partielle de ses travaux.

À partir de 2005, les plaintes de rescapés tutsis amènent la justice


à demander la déclassi cation d’archives militaires. Mais, là
encore, l’ouverture reste partielle, comme l’atteste le Journal
o ciel, où sont consignés les refus essuyés par les magistrats (7).
En 2015, la promesse de M. Hollande d’ouvrir les archives de
l’Élysée à tous les chercheurs se heurte à la mandataire de
Mitterrand, Mme Dominique Bertinotti, qui n’accorde les
autorisations de consultation qu’au compte-gouttes, sans droit de
photographie. Saisi par des chercheurs et des associations de
victimes, le Conseil d’État, réuni en formation solennelle, tranche
le 12 juin 2020 en faveur de l’« intérêt d’informer le public sur ces
événements historiques » contre la « protection des secrets de
l’État » (8). Cette formule générale, prononcée dans une a aire
particulière, sonne comme un avertissement. Dans d’autres
démocraties, comme le Royaume-Uni, une demande d’archive
comparable peut être satisfaite en six semaines et le document mis
en ligne après un nouveau délai de même longueur.

En avril 2019, M. Macron, soucieux de redorer l’image de la


France au Rwanda et en Afrique, accrédite la commission
d’universitaires présidée par Duclert. Il lui ouvre l’accès à un
ensemble d’archives tant civiles que militaires. Aucun spécialiste
des Grands Lacs africains n’y gure, au motif qu’il s’agit avant
tout d’analyser le fonctionnement de l’État. Le volumineux
rapport qui en résulte cite huit mille documents provenant
notamment de l’Élysée, de Matignon, de la DGSE et du SHD. Il
remet en n à leur place ceux qui tentent de nier le génocide des
Tutsis, d’imputer au FPR un crime similaire (la thèse fallacieuse
du « double génocide »), ou de dédouaner la France de toute
responsabilité.

Nécessaire, ce rapport demeure cependant insu sant, en retrait


par rapport aux publications existantes de chercheurs, de
journalistes et d’associations. Ses limites sont de plusieurs ordres.
Les auteurs reconnaissent eux-mêmes que des archives manquent
ou ont pu être détruites. Le bureau de l’Assemblée nationale a
ainsi refusé de communiquer la totalité de celles de la MIP — pas
seulement les procès-verbaux des auditions à huis clos.

En outre, la commission Duclert, mandatée pour étudier la


période 1990-1994, a exclu des documents postérieurs, mais
pertinents. « La prétendue implication de militaires ou de soldats
français dans l’attentat [du 6 avril 1994], a rme-t-elle page 334,
n’est évoquée qu’à l’occasion d’un article de la journaliste Colette
Braeckman paru le 22 juin dans le quotidien belge Le Soir, quali é
d’“a abul[ation]” par l’ambassadeur de France en Belgique. »
Pourtant, d’autres sources mentionnent cette hypothèse,
notamment la che DGSE du 14 novembre 1995 selon laquelle
« un mercenaire français, M. Patrick Ollivier, serait impliqué dans
cette a aire et userait de ses relations auprès des ministères français
de la coopération et des a aires étrangères dans le but d’occulter la
vérité (9) ».

En outre, dans l’analyse des archives entrant dans son périmètre,


le rapport semble lacunaire. On y cherche en vain le compte
rendu par la partie française des entretiens qui ont eu lieu du 9 au
13 mai 1994 entre le général Jean-Pierre Huchon, attaché de
défense en poste à Kigali, et le lieutenant-colonel Ephrem
Rwabalinda, qui sollicite l’aide de Paris. Le second gure parmi
les adjoints du chef d’état-major des forces armées rwandaises
(FAR), qui participent alors au génocide. « Les militaires français,
explique l’o cier des FAR dans son propre récit de ces
rencontres, ont les mains et les pieds liés pour faire une intervention
quelconque en [leur] faveur à cause de l’opinion des médias que seul
le FPR semble piloter. Si rien n’est fait pour retourner l’image du
pays à l’extérieur, les responsables militaires et politiques du
Rwanda seront tenus pour responsables des massacres commis au
Rwanda. » Par conséquent, ajoute-t-il, « le combat des médias
constitue une urgence. Il conditionne d’autres opérations
ultérieures » (10).

Plus généralement, le rapport, qui se focalise sur l’avant-génocide,


minimise le soutien français (quali é de « stratégie indirecte » par
le général Christian Quesnot) apporté pendant les massacres au
gouvernement intérimaire rwandais (GIR) et aux FAR. Il ne fait
qu’e eurer la question des livraisons de munitions après le
6 avril 1994, pourtant su samment bien établies pour faire l’objet
d’une plainte en complicité de génocide. Il passe entièrement sous
silence la présence, pourtant elle aussi bien attestée, d’une grosse
dizaine de soldats de l’Hexagone en zone gouvernementale entre
avril et juin, après le départ o ciel des derniers militaires
français. Quel rôle ont-ils joué ? Le rapport n’exploite pas non
plus les six ches DGSE qui concernent les deux petites équipes
de mercenaires commandées par Barril et par Robert (« Bob »)
Denard. Le premier a pourtant signé avec le premier ministre du
GIR, le 28 mai 1994, un contrat d’assistance intitulé
« Insecticide ». Pour mémoire, c’est par le terme « cafards » que
les extrémistes hutus désignaient leurs victimes tutsies.

Une autre zone d’ombre importante concerne l’opération militaire


« Turquoise » (22 juin - 22 août 1994), lancée par Paris avec
l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU, o ciellement pour mettre
n aux massacres. Dans les premiers jours qui suivent son
déclenchement, environ deux mille Tutsis réfugiés dans les
collines de Bisesero, dans l’ouest du Rwanda, sont abandonnés à
leurs tueurs alors que les militaires français sont à proximité et
informés de leur présence. De ces faits incriminants, le rapport
propose un récit incompréhensible pour le non-initié. Il omet
étrangement de mentionner qu’environ huit cents de ces réfugiés
furent nalement sauvés le 30 juin à l’initiative de militaires
français agissant sans ordres. Il se borne à reprendre une partie
des justi cations de l’armée (« défaillan[c]e du renseignement »,
« capacités militaires encore limitées », « souci du respect des ordres
reçus du pouvoir politique »), que les archives n’étayent pas.

Une plainte pour complicité de génocide, déposée par des rescapés


de Bisesero, vise à comprendre pourquoi aucun ordre de
protection et de sauvetage n’a été donné et à qui la responsabilité
en incombe, sur place et à Paris. Les documents classi és qui ont
été refusés aux juges gurent dans le périmètre accessible à la
commission, qui en a été informée. Les a-t-elle cherchés, les a-t-
elle trouvés ? Toujours est-il qu’elle n’a rien transmis à la justice.
Le rapport mentionne que les FAR se replient en juillet dans la
zone contrôlée par « Turquoise », dite « zone humanitaire sûre »
(ZHS), où elles doivent être désarmées. S’il souligne les limites de
cette action, il omet de rappeler que les FAR continuent à
combattre à partir de cette zone, ce qu’attestent pourtant à la fois
les cartes de la DGSE et les points de situation de l’état-major des
armées.

Le rapport relate longuement les discussions au sein de l’exécutif


français et au Conseil de sécurité de l’ONU pour savoir si
« Turquoise » peut et doit arrêter les membres du GIR réfugiés
dans la ZHS, ou simplement les surveiller en attendant de les
remettre à la justice internationale. M. Bernard Emié, du cabinet
du ministre des a aires étrangères Alain Juppé, écrit alors à son
représentant sur place : « Utilisez tous les canaux indirects, et
notamment vos contacts africains, en ne vous exposant pas
directement, a n de transmettre à ces autorités notre souhait
qu’elles quittent [la ZHS]. Vous soulignerez que la communauté
internationale et en particulier les Nations unies devraient très
prochainement déterminer la conduite à l’égard de ces soi-disant
autorités » (page 632).

Mais le rapport ignore un élément essentiel de contexte éclairant


ces échanges. Alors qu’aucune décision n’est encore prise, l’Élysée
et le Quai d’Orsay mettent devant le fait accompli le reste du
gouvernement, le Parlement français et l’ONU : à la demande du
ministère des a aires étrangères, l’armée française laisse bel et
bien les criminels partir vers le Zaïre (l’actuelle République
démocratique du Congo), où ils se réorganisent pour tenter de
reconquérir le Rwanda. Après le génocide, l’État ne démentira
pas son soutien à ses alliés en fuite, tant au Zaïre qu’en France, où
ils sont largement accueillis. Mais ce point est totalement absent.

Globalement, le rapport Duclert donne l’impression de s’arrêter


devant tout ce qui pourrait ouvrir la voie à des poursuites pénales.
Trois caractéristiques fondent, dans la loi et la jurisprudence
françaises, la notion de complicité : un soutien actif, apporté en
toute connaissance de cause et ayant eu un e et sur le
déroulement des faits. Compte tenu des éléments accumulés et
établis, la justice devrait pouvoir se prononcer. Tout en ne
s’estimant pas habilitée à formuler un tel jugement, la
commission Duclert s’autorise à livrer une conclusion
éminemment politique. Comme on ne trouve pas de trace
d’intention génocidaire chez les décideurs français, elle les
exonère de toute complicité. Or rappelons qu’en 1998 l’ancien
haut fonctionnaire Maurice Papon a été condamné pour
complicité de crime contre l’humanité sans avoir adhéré à
l’idéologie nazie ni même avoir eu la pleine connaissance du crime
commis.

Le rapport présente Mitterrand et ses conseillers comme des


exceptions, leur politique au Rwanda comme un
dysfonctionnement appartenant au passé. L’objectif est-il de
réconcilier la France et le Rwanda, fût-ce aux dépens de la
connaissance historique et de la justice ? Étrange objet politico-
universitaire, le rapport a été rédigé dans les locaux du ministère
des armées. Il a été présenté aux journalistes par M. Franck
Paris, conseiller Afrique de M. Macron, et par le général Valéry
Putz, membre de son état-major particulier, dont les
prédécesseurs de 1994 sont mis en cause dans le document.

La grande di culté de faire toute la lumière sur l’action de la


France souligne le secret qui entoure encore sa politique africaine
et le fonctionnement des institutions de la Ve République, qui
accorde au chef de l’État et à son entourage le pouvoir de prendre,
quasiment sans garde-fou, des décisions lourdes de conséquences
pour des populations et des pays entiers.

François Graner
Chercheur, membre de l’association Survie. Auteur,

avec Raphaël Doridant, de L’État français et le

génocide des Tutsis au Rwanda, Agone-Survie,

Marseille, 2020.

(1) David Fontaine, « [Archives publiques et bastions


imprenables>http://francegenocidetutsi.fr/fgtshow le.php?
le=ArchivesEtBastionsImprenablesLce03032021.pdf] », Le Canard enchaîné,
Paris, 3 mars 2021 (PDF).

(2) « Rapport sur le secret de la défense nationale en France. II », secrétariat général


de la défense et de la sécurité nationale, Paris, janvier 2018.

(3) Fabrice Ar et Fabrice Lhomme, « Le juge Trévidic dénonce : “Le dispositif sur le
secret-défense n’est pas constitutionnel” », Mediapart, 24 février 2011.

(4) Jean Carbonare, à l’époque président de l’association Survie, demande à l’Élysée, et


également au journal de 20 heures de France 2, que la France cesse de soutenir ceux
qui préparent un génocide pendant qu’il est encore temps.

(5) Lire François-Xavier Verschave, « Connivences françaises au Rwanda », et Colette


Braeckman, « Rwanda, retour sur un aveuglement international », Le Monde
diplomatique, respectivement mars 1995 et mars 2004.

(6) Lire Philippe Leymarie, « Secret-défense ou l’État de non-droit », Défense en ligne,


10 mars 2018.

(7) Journal o ciel de la République française des 14 décembre 2007, 13 juin et


18 octobre 2008, 20 février et 7 juillet 2009, 30 juillet 2010, 1er novembre 2012.

(8) Décisions n° 422327 et 431026 du 12 juin 2020, assemblée du contentieux, François


Graner contre ministère de la culture, Conseil d’État, Paris. Cf. aussi décision
n° 2017-655 du 15 septembre 2017, Conseil constitutionnel, Paris.

(9) Fiche n° 16053/N, « France-Belgique-Rwanda : Au sujet de l’assassinat du président


Habyarimana », DGSE, Paris, 14 novembre 1995.

(10) Cf. Jacques Morel, La France au cœur du génocide des Tutsis, Izuba - L’Esprit
frappeur, Paris, 2010.
Des décennies de responsabilité
belge
Entre 1920 et 1962, la Belgique a administré le Rwanda, en

s’appuyant notamment sur les missionnaires catholiques.

Imprégnés de l’idéologie racialiste, ces colonisateurs ont imposé

les nomenclatures « ethniques », terreau du génocide des Tutsis

de 1994.

C B
Collin Sekajugo. — « Sugar Daddy » (Papa gâteau), 2019

© Collin Sekajugo - Photographie : Deniz Guzel - Sulger-Buel Gallery, Londres

Désormais, la responsabilité de la Belgique dans le génocide


rwandais est éclipsée par les feux des projecteurs qui se sont en n
allumés en France. Pourtant, ce n’est pas sur une poignée
d’années que s’étend la responsabilité de l’ancienne puissance
coloniale, mais sur des décennies : elle a commencé quand la
Belgique, au lendemain de la première guerre mondiale, s’est vu
con er par la Société des nations (SDN) la tutelle de deux
anciennes colonies allemandes, le Rwanda et le Burundi.

Dirigeant de loin deux petits pays dont ils ignoraient tout, les
Belges décidèrent de pratiquer l’administration indirecte et de se
reposer sur les structures locales, en l’occurrence un pouvoir
féodal de droit divin dominé par le mwami (souverain). Peu
désireux de se mettre en frais pour des territoires bien plus
pauvres que l’immense Congo du roi Léopold II, ils appelèrent à
la rescousse les pères blancs d’Afrique, a n que l’évangélisation
devienne à la fois un élément de la domination coloniale et un
facteur de « développement ».

Imprégnés de la science de l’époque, l’anthropométrie, maniaques


du classement et de la di érenciation des « races », les Belges
adoptèrent avec conviction l’idéologie dite « hamitique ». Ils
considérèrent que les Tutsis, au vu de leur morphologie, étaient
d’origine hamitique, ou nilotique ; qu’ils appartenaient à un
peuple d’éleveurs qui, venu en Afrique centrale en quête de
pâturages pour ses troupeaux, s’était imposé aux agriculteurs
« bantous » (hutus) ainsi qu’aux peuples twas (Pygmées),
premiers occupants du Rwanda (1).

Les Tutsis transformés en relais du pouvoir colonial

Dans ce pays où, comme au Burundi voisin, la légitimité de la


monarchie reposait sur une base plus religieuse qu’ethnique,
colonisateurs et missionnaires sapèrent l’autorité du mwami
Musinga, qui nit par être destitué en 1931 au motif qu’il refusait
de se convertir au catholicisme. Le culte local d’Imana, dieu
unique et élément de cohérence, fut alors remplacé par la religion
catholique, et l’« aristocratie », c’est-à-dire les Tutsis, t l’objet de
toutes les attentions des missionnaires.

Dans les années 1930, les conversions furent massives, les


baptêmes au jet d’eau courants et, en 1950, le Rwanda, modèle
d’évangélisation, fut consacré au Christ-Roi. Les notables tutsis,
qui s’étaient persuadés de la supériorité qui leur avait été
attribuée, devinrent les relais du pouvoir colonial. Chargés de
distribuer les travaux obligatoires et les sanctions, ils suscitèrent
l’animosité croissante des Hutus, dont les Belges avaient destitué
tous les chefs. Au l du temps, les Hutus se virent in iger des
corvées de plus en plus lourdes, qui provoquèrent plusieurs
famines, tandis que seuls les enfants tutsis avaient accès à
l’enseignement, entre autres dans le groupe scolaire d’Astrida
(aujourd’hui Butare, dans le sud-est du pays), où étaient formés
les auxiliaires de la colonisation.

Les Belges détruisirent encore un autre élément de cohésion


sociale : un système traditionnel qui reposait sur trois chefs, l’un
pour les terres, l’autre pour le bétail et le troisième pour l’armée.
De 1930 à la n des années 1950, colonisateurs et missionnaires
s’employèrent ainsi à défaire la « tresse » de la nation rwandaise,
allant jusqu’à doter leurs administrés de cartes d’identité portant
la mention de leur « ethnie ». Le système fonctionna jusqu’au
basculement : lorsque les élites tutsies se montrèrent sensibles à la
revendication d’indépendance qui gagnait l’Afrique, tandis que
l’Organisation des Nations unies (ONU) se faisait plus pressante
quant à la nécessité de mettre n à la tutelle, les Belges — parmi
lesquels des démocrates-chrétiens progressistes — s’avisèrent
soudain du fait que les Hutus, jugés à la fois plus nombreux et
plus dociles, étaient victimes de discriminations et tenus à l’écart
du pouvoir. Le vicaire apostolique André Perraudin, originaire de
Suisse, encouragea son jeune secrétaire Grégoire Kayibanda à
publier en 1957 le « manifeste des Bahutu », puis à fonder le
Mouvement social muhutu, devenu plus tard le Parti du
mouvement pour l’émancipation hutue (Parmehutu), qui prôna
avec succès l’idée d’une confrontation « raciale » face à
l’« envahisseur tutsi ». Le chanoine belge Eugène Ernotte poussa
le Parmehutu à se structurer en cellules, sur le modèle de la
Légion de Marie (2), tandis que les Tutsis ralliaient l’Union
nationale rwandaise (UNAR), qui revendiquait une indépendance
rapide et une monarchie constitutionnelle.
Des casques bleus à qui on avait promis des

« vacances »

Les troubles commencèrent en 1959, sous la forme d’une révolte


paysanne. Cette jacquerie ne fut pas dirigée contre le colonisateur
belge, mais bien contre les notables et fondés de pouvoir tutsis ;
une « révolution » dite sociale, qui fut soutenue par le résident
militaire belge, le colonel Guillaume Logiest. Cet homme à
poigne, qui avait vécu en Afrique du Sud et qui était doté des
pleins pouvoirs, était ouvertement sympathisant du Parmehutu et
de Kayibanda, qui devint le premier président du pays.

L’indépendance proclamée en 1962 fut présentée comme la


victoire du menu peuple. Les huttes des Tutsis furent brûlées et
300 000 d’entre eux prirent le chemin de l’exil, notamment vers
l’Ouganda, devenant ainsi les plus anciens réfugiés d’Afrique.
Jusqu’en 1990, les Belges se tinrent aux côtés de leurs amis
rwandais, partageant implicitement l’idée selon laquelle la
majorité ethnique coïnciderait avec la majorité politique. Le
président Juvénal Habyarimana, présenté comme un modéré par
rapport à son prédécesseur Kayibanda, qui ne cachait pas sa haine
des Tutsis, était régulièrement accueilli en Belgique et invité par
le roi Baudouin à partager les réunions de prière organisées au
palais. Durant trois décennies, le Rwanda, « pays des mille
coopérants », fut l’un des principaux béné ciaires de l’aide belge
au développement, et la comparaison avec l’incontrôlable Zaïre
(actuelle République démocratique du Congo) de Joseph-Désiré
Mobutu tournait régulièrement à son avantage — même si, vers la
n des années 1980, le pays, étranglé par les politiques
d’ajustement structurel (3), avait été obligé de dévaluer sa
monnaie et si la colère grondait au sein d’une population
appauvrie et minée par le sida.

Cependant, lorsque, en octobre 1990, la guerre éclate à la


frontière ougandaise, la Belgique refuse de soutenir son dèle
allié face au Front patriotique rwandais (FPR), composé de
réfugiés tutsis ayant fait leurs armes au sein de l’Armée de
résistance nationale (NRA), qui avait porté M. Yoweri Museveni
à la tête de l’Ouganda en 1986. Des munitions déjà payées ne sont
pas livrées ; le soutien militaire belge tant attendu est remplacé
par une tournée diplomatique dans les pays de la région. Ébranlé,
le régime rwandais se tourne alors vers la France, qui envoie
« quelques bidasses », selon la formule de M. Jean-Christophe
Mitterrand, alors conseiller aux a aires africaines de son père à
l’Élysée (4). Aux côtés de l’armée zaïroise, les Français réussissent
à repousser pour un temps l’o ensive du FPR.

De 1990 à 1994, la Belgique veut croire à toute force aux chances


du dialogue. Elle appuie autant que possible les négociations
d’Arusha et le principe d’un partage du pouvoir entre les parties.
Face à un régime qui se durcit, elle encourage les partis hutus
d’opposition. Même si les violations des droits humains, les
assassinats politiques et les massacres ethniques sont dénoncés
sans complaisance, tout semble indiquer que jamais les autorités
belges ne crurent réellement que ceux qui avaient été si longtemps
leurs protégés, sinon leurs amis, seraient capables de passer à
l’acte. Qu’ils mettraient réellement en œuvre les menaces
d’extermination des Tutsis si souvent et ouvertement formulées,
en particulier sur la radio des Mille Collines (5), et qu’ils iraient
au-delà des assassinats ciblés et des massacres localisés.
Si la juste mesure de la menace avait été prise à Bruxelles,
notamment par le ministre de la défense social-chrétien Leo
Delcroix, les 550 casques bleus belges envoyés à Kigali à
l’automne 1993, et destinés à devenir la colonne vertébrale de la
Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar),
auraient sans doute été dotés d’un équipement plus performant.
Ils auraient reçu de meilleures cartes de Kigali ; ils n’auraient pas
été dispersés dans quatorze cantonnements indéfendables, et on
ne leur aurait pas promis des « vacances » au « pays des mille
collines ». C’est au début de l’année 1994, alors que les incidents
graves se multiplient, que la Belgique, prenant en n la mesure de
l’hostilité rencontrée par ses troupes, demande à l’ONU — en vain
— de modi er dans un sens plus o ensif le mandat de « maintien
de la paix » qui subordonne ses soldats à l’autorité militaire
rwandaise.

Le massacre de dix casques bleus belges au matin du 7 avril 1994,


la haine exprimée par la radio des Mille Collines, les menaces qui
pesaient sur les expatriés, assimilés aux Tutsis et qui furent
évacués en hâte, révulsèrent d’autant plus l’opinion belge que ce
déchaînement de violence était le fait d’un pays considéré jusque-
là comme ami. Le Rwanda devenait ainsi le miroir repoussant
d’un système belge fondé sur l’équilibre et les compromis entre les
groupes linguistiques, sinon « ethniques ». Lorsque, le
14 avril 1994, le ministre des a aires étrangères Willy Claes
signi a au secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali
que Bruxelles allait retirer ses casques bleus et inciter les autres
pays à faire de même, il ne se trouva aucune voix en Belgique
pour protester contre cette décision qui abandonnait le Rwanda
aux bourreaux.
Il fallut attendre avril 2000 pour que le premier ministre Guy
Verhofstadt, qui avait dirigé en 1998 les travaux de la commission
parlementaire consacrée au Rwanda (6), se rende à Kigali et
prononce ces mots décisifs : « Au nom de mon pays, au nom de
mon peuple, je vous demande pardon. »

Colette Braeckman

Journaliste, Le Soir, Bruxelles.

(1) Lire Gérard Prunier, « Le mythe des Hutus et des Tutsis », Le Monde diplomatique,
février 2016.

(2) Association fondée en Irlande en 1921 et rassemblant des dèles catholiques qui se


mettent au service de l’Église.

(3) Cf. Makhtar Diouf, L’Endettement puis l’ajustement. L’Afrique des institutions


Bretton-Woods, L’Harmattan, coll. « Forum du tiers-monde », Paris, 2002.

(4) Rapporté par Gérard Prunier, Rwanda 1959-1996. Histoire d’un génocide, Dagorno,


Paris, 1997.

(5) Lire François Misser, « Rwanda : médias et génocide », Le Monde diplomatique,


août 1994.

(6) Lire Anne-Cécile Robert, « En Belgique, jusqu’au cœur du pouvoir », Le Monde


diplomatique, septembre 1998.
De l’expulsion à l’extermination

Collin Sekajugo. — « Scratched 2 » (Rayé 2), 2018

© Collin Sekajugo - Photographie : Deniz Guzel - Sulger-Buel Gallery, Londres


1959

Expulsion de dizaines de milliers de Tutsis, notamment vers l’Ouganda.

1962

Indépendance.

1963

Massacres de Tutsis par le pouvoir hutu.

1973

Coup d’État du général hutu Juvénal Habyarimana. Massacre de Tutsis.

1975

18 juillet. Accord d’assistance militaire France-Rwanda.

1986

M. Yoweri Museveni s’empare du pouvoir en Ouganda avec le soutien de

Tutsis exilés bientôt réunis au sein du Front patriotique rwandais (FPR)


de M. Paul Kagamé.

1990

1er octobre. O ensive militaire du FPR à partir de l’Ouganda.

1993

4 août. Accords de paix d’Arusha (Tanzanie) entre le gouvernement

rwandais et le FPR.

5 octobre. Création de la Mission des Nations unies pour l’assistance au

Rwanda (Minuar).

1994

Janvier-mars. Premiers assassinats commis par les milices.

6 avril. Le président Habyarimana et son homologue burundais Cyprien

Ntaryamira trouvent la mort dans un attentat contre leur avion. Assassinat

de dix casques bleus belges.

Avril-juillet : génocide des Tutsis par des milices Interahamwe et

Impuzamugambi, parfois assistées par les forces armées rwandaises

(FAR).

22 juin. Prévue pour deux mois et autorisée par le Conseil de sécurité des

Nations unies, l’opération « Turquoise », menée par l’armée française,


doit protéger les civils rwandais et distribuer l’aide humanitaire.

Juillet. Le FPR prend le pouvoir à Kigali.

1997

6 décembre. La commission d’enquête parlementaire belge concernant

les événements du Rwanda constate que « la communauté internationale,

et certaines de ses composantes, dont la Belgique, ont failli en

avril 1994 ».

1998

La mission d’information parlementaire sur le Rwanda (France) reconnaît

des « erreurs d’appréciation graves ».

2000

14 avril. M. Kagamé est élu président du Rwanda ; il sera réélu en 2003,

2010 et 2017.

7 juillet. Le groupe international de personnalités mandaté par

l’Organisation de l’unité africaine (OUA) rend son rapport, intitulé

« Rwanda : le génocide qu’on aurait pu stopper ».

2006
24 novembre. Le Rwanda rompt ses relations diplomatiques avec la

France pour protester contre les poursuites engagées par le juge Jean-

Louis Bruguière contre des responsables rwandais dans l’enquête sur

l’attentat du 6 avril 1994.

2008

5 août. Nommée par M. Kagamé, la commission Mucyo (du nom de son

président, l’ancien ministre de la justice Jean de Dieu Mucyo) accuse

dans son rapport la France d’avoir contribué à préparer le génocide et d’y

avoir participé.

2021

26 mars. Le rapport de la commission d’historiens présidée par Vincent

Duclert reconnaît des « responsabilités accablantes » de la France, mais

souligne l’absence de complicité dans le génocide.

19 avril. Commandé par Kigali en 2017 au cabinet d’avocats américain

Levy Firestone Muse, un rapport conclut à la « lourde responsabilité » de

la France dans le génocide, mais ne formule aucune accusation quant à sa

participation aux tueries de 1994.


Confusion médiatique

« Si les ambiguïtés de l’opération [“Turquoise”] sont dénoncées dès

l’origine par des organisations humanitaires et par quelques

journalistes, la majeure partie des rédactions [françaises] inscrivent

leurs productions dans un récit dominant qui place les soldats français

dans le rôle de sauveurs d’une population rwandaise poussée à l’exil

vers le Zaïre [aujourd’hui République démocratique du Congo]. Dès

lors, les principales victimes de ce récit sont les civils hutus qui fuient

les combats et l’avancée du FPR [Front patriotique rwandais], puis

luttent contre l’épidémie de choléra touchant les camps de réfugiés. Le

génocide des Tutsis est largement relégué à l’arrière-plan, et

l’événement se résume le plus souvent à une mission salvatrice menée

par la France dans un contexte de catastrophe humanitaire. Ce récit

médiatique dominant aboutit ainsi 1) à instiller le doute quant à la

nature et à l’origine des victimes ; 2) à rendre confuses, voire à inverser

les responsabilités des massacres (les génocidaires hutus deviennent

des victimes quand le FPR, qui met n au génocide, devient

l’agresseur) ; 3) à héroïser le rôle de la France, de ses responsables

politiques et de ses soldats. Tel est le socle à partir duquel les souvenirs

communs sur l’événement vont se construire, se déployer, se

recon gurer. »

François Robinet, « Le rôle de la France au Rwanda : les journalistes français au cœur

d’une nouvelle guerre de mémoire (1994-2015) », Le Temps des médias, n° 26,

Paris, printemps 2016.
« Opération de camou age »

Collin Sekajugo. — « Digest » (Digérer), 2018

© Collin Sekajugo - Photographie : Deniz Guzel - Sulger-Buel Gallery, Londres


« La crise rwandaise s’achève en désastre pour le Rwanda, en défaite

pour la France. La France est-elle pour autant complice du génocide des

Tutsis ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise

génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer. La

France s’est néanmoins longuement investie aux côtés d’un régime qui

encourageait des massacres racistes. Elle est demeurée aveugle face à

la préparation d’un génocide par les éléments les plus radicaux de ce

régime. Elle a adopté un schéma binaire opposant d’une part l’ami hutu

incarné par le président Habyarimana, et de l’autre l’ennemi quali é

d’“ougando-tutsi” pour désigner le FPR. Au moment du génocide, elle a

tardé à rompre avec le gouvernement intérimaire qui le réalisait et a

continué à placer la menace du FPR au sommet de ses

préoccupations. »

« La France, le Rwanda et le génocide des Tutsis (1990-1994) », rapport de la

commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au

génocide des Tutsis (rapport Duclert), Paris, 26 mars 2021.

« Au cours des vingt-cinq dernières années, l’État français a mené une

opération de camou age a n d’enterrer son passé au Rwanda. Après

que des médias français et une commission rwandaise ont publié des

rapports critiques à propos du rôle de l’État français dans les a aires

rwandaises, en particulier le génocide, l’État français a répondu par des

enquêtes biaisées, dont l’une s’appuyait sur les témoignages de

génocidaires. Alors que les tribunaux nationaux du Rwanda et les cours

internationales cherchaient à faire comparaître les génocidaires en

justice, l’État français a permis à de nombreuses a aires de rester en

suspens pendant des décennies. Depuis le génocide, l’État français a

o ert un refuge à de nombreuses personnes soupçonnées d’être

impliquées dans des crimes de génocide, dont l’ancienne première

dame Agathe Kanziga Habyarimana. »


« Un génocide prévisible : le rôle de l’État français en lien avec le génocide contre les

Tutsis au Rwanda », rapport du cabinet Levy Firestone Muse, Kigali, 19 avril 2021.

« Tous ceux qui [au sein des autorités françaises] prônaient une

intervention de l’armée française étaient en fait favorables au

gouvernement hutu (…). J’étais extrêmement hostile à cette solution,

car cela aurait pris les allures d’une expédition coloniale (…). Ça aurait

fait de nous des acolytes de ce début de génocide. »

Édouard Balladur, premier ministre en 1994, France 24 et RFI, 14 avril 2021.

« Présents au Rwanda pour accompagner l’application des accords

d’Arusha, les 2 300 hommes de la Minuar, la Mission des Nations unies

pour l’assistance au Rwanda, n’ont pas pu s’opposer au génocide. Pis,

ils ont abandonné le Rwanda quand le Conseil de sécurité des Nations

unies a décidé, le 21 avril 1994, à la suite du retrait de la Belgique,

dont plusieurs soldats avaient été massacrés, de réduire drastiquement,

à 270 hommes, leur nombre sur le terrain. La France, par solidarité avec

nos amis belges, s’est associée à cette mesure qu’aujourd’hui la vérité

impose de quali er d’acte de lâcheté internationale. (…) La vérité

oblige à dire de la même manière que nous n’avons pas mesuré que

nous abandonnions, en quittant Kigali avec le dernier avion français, le

14 avril, des centaines de milliers de Tutsis promis à la mort, des morts

atroces, insoutenables. »

Alain Juppé, ministre des a aires étrangères en 1994, Le Monde, 7 avril 2021.

« Les o ciers de [l’opération] “Turquoise”, à commencer par moi, ont

sans doute commis des erreurs. Les historiens dévoilent aujourd’hui que

leur origine se situait au plus haut niveau de l’État, dans le biais

inexcusable tant de l’évaluation de la situation que des directives. Sur le

terrain, mes marsouins, mes capitaines, mon état-major et moi-même


avons su nous faire rapidement une idée plus juste de la situation et le

rapport de la commission Duclert atteste que nous l’avons fait valoir

auprès de nos chefs. (…) Les responsables politiques et militaires qui

nous ont poussés, et continuent de nous inciter, à défendre ce qui fut

leur politique, nous sont plus odieux que ne sont injustes ceux qui nous

accusent de complicité de génocide. Une éthique de la direction

politico-militaire des opérations de la France reste à inventer. »

Général (2S) Patrice Sartre, commandant du régiment d’infanterie chars de marine

(RICM) au sein de l’opération « Turquoise », Le Monde, 30 mars 2021.


La leçon de Desmond Tutu

« Un an après l’investiture du nouveau gouvernement rwandais, en

juillet 1995, l’archevêque sud-africain Desmond Tutu vint prononcer un

sermon dans un stade à Kigali (…). En Afrique du Sud, dit-il, on avait

“des langues di érentes, des races di érentes, des cultures di érentes.

(…) Vous êtes tous noirs. Vous parlez la même langue. Et j’essaie de

découvrir ce que nous avons ici dans nos têtes”. L’insistance de Tutu sur

la race se voulait une expression de solidarité [africaine], mais le

Rwanda n’était pas l’Afrique du Sud ou le Nigeria, et les Africains

n’avaient rien fait de plus que quiconque pour arrêter le génocide. Il

était donc étrange de s’entendre dire qu’un crime perpétré par des

Rwandais contre d’autres Rwandais était un crime contre la erté et le

progrès de l’Afrique, et que la honte qu’il suscitait était une a aire

privée africaine plutôt que l’opprobre du monde entier. »

Philip Gourevitch, Nous avons le plaisir de vous informer que, demain, nous serons

tués avec nos familles. Chroniques rwandaises, Denoël, Paris, 1999.


Le Monde diplomatique, mai 2021

U …

Résilience partout, résistance


nulle part
Jusqu’où aller dans la mise en œuvre de nouvelles contraintes, et

comment y aller ? Comment faire pour qu’elles apparaissent

justi ées, voire béné ques, pour s’assurer de leur acceptabilité

sociale ? Le recours aux sciences cognitives permet d’armer dans

ce but les politiques publiques et de contribuer à un modelage de

nos comportements ; ce qu’illustre la valorisation de la

« résilience ».

E P
Philip Guston. — « Connection », 1979

© e Estate of Philip Guston - Museum of Fine Arts, Houston - Bridgeman Images

« Ici, la résilience a la saveur d’une crépinette de pied de cochon. »


Moins d’une semaine après les attentats du 13 novembre 2015,
c’est ce qu’on pouvait lire dans un article du Monde vantant un
restaurant. On peut supposer que la crépinette était d’autant plus
forte en embrayeuse de résilience que ledit restaurant était situé
dans l’un des arrondissements où avaient eu lieu les fusillades.
C’était hardi, mais précurseur. Cinq ans plus tard, le mot est mis,
si l’on ose dire, à toutes les sauces. Les institutions
internationales, le monde de la nance, du management, de la
santé publique, les économistes, les urbanistes, les climatologues :
tous y recourent. Les politiques en ra olent. M. Joseph Biden a
évoqué dans son discours d’investiture, le 20 janvier dernier, la
« résilience » de la Constitution américaine. M. Emmanuel
Macron le décline sans craindre de se répéter. S’il évoque, dans le
contexte de la pandémie de Covid-19, les « scénarios de résilience »
(France Info, 19 février 2021), il sait aussi se montrer plus
inventif. Ainsi, pour le cinquantième anniversaire de la mort du
général de Gaulle, le 9 novembre 2020, il salue son « esprit de
résilience ». Il baptise la mobilisation de l’armée en mars 2020
opération « Résilience ». Au Forum économique mondial de
Davos, le 26 janvier dernier, il se déclare « pour un capitalisme
résilient ». Un récent projet de loi s’intitule « Climat et
résilience ». Les ministres partagent le lexique du président, et
Mme Roselyne Bachelot évoque avec entrain, sur fond de
suspense durable, un « modèle résilient de fonctionnement des lieux
culturels » (Twitter, 23 décembre 2020).

Manifestement, être résilient, c’est bien.

C’est peut-être même le bien.

Certes, on s’en est longtemps passé. Par exemple, si on se souvient


bien, le général de Gaulle donnait plus dans la résistance que dans
la résilience. Mais il est clair, quel que soit par ailleurs le ou qui
l’entoure, qu’elle est toute vibrante d’une « positivité »
particulière. On fait remonter sa popularisation en France aux
travaux du psychiatre Boris Cyrulnik, autrefois membre de la
commission Attali sur les freins à la croissance et devenu « le psy
préféré des Français » — ses livres gurent, depuis le début des
années 2000, parmi les meilleures ventes du secteur du
développement personnel (1). Cyrulnik dé nit la résilience
comme la « capacité à réussir, à vivre et à se développer
positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress
ou d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une
issue négative (2)  ». Positivons ! Tout un lexique a euri en
relation avec cette merveilleuse capacité : face aux « accidents de
la vie », on peut « se reconstruire », « rebondir », voire « se
réinventer ». La sou rance peut vous faire du pro t, en une
version psychologique de la destruction créatrice…

Chocs intimes et crises sociales

On voit assez vite l’intérêt de mettre en avant cette émouvante


notion. D’abord, elle a le charme de pouvoir s’appliquer de façon
équivoque à l’individu et au collectif, comme si étaient
superposables les chocs intimes et les crises sociales. Et puis, c’est
quand même autre chose que le courage, la chance, l’entraide, la
lutte, tous éléments qui permettent de fait de « s’en sortir », mais
qui, franchement moins « psy », n’ont pas ce beau mystère du
processus mental qui vous sauve et vous recrée. Il s’agit là d’une
opération très réussie de célébration de la magie de nos
ressources, qui maquille « l’adaptation permanente du sujet au
détriment de la remise en cause des conditions de sa sou rance »,
comme le formule ierry Ribault dans un livre précis et
emporté (3).

Son extrême valorisation est bien sûr en accord avec l’air du


temps, qui invite chacun à se considérer comme un capital à faire
fructi er. Mais, de façon plus large, la promotion de la résilience
comme modèle di us de traversée pro table des épreuves, du
résilient comme modeste héros qui a reconnu et transformé ses
fragilités est une arme idéologique et politique idéale. Elle est de
fait posée aujourd’hui et saluée comme la solution pour surmonter
les temps di ciles. Ce que con rme l’Institut national des hautes
études de la sécurité et de la justice (INHESJ), aujourd’hui
intégré au ministère de l’intérieur, quand il propose en mars 2020
« la résilience comme axe de communication de crise ». Le contrat
passé le 17 mars 2020 avec la BVA Nudge Unit (l’« unité coup de
pouce » du groupe BVA), chargée de conseiller le gouvernement
dans sa gestion de la pandémie, éclaire son rôle et le cadre dans
lequel se situe la nouvelle « fabrique du consentement ». Car
« coup de pouce » est le terme ino ensif qui désigne des
techniques de suggestion indirecte chargées d’in uencer, sans
contrainte, les motivations et la prise de décision, de nous extraire
en douceur de notre irrationalité spontanée, obstacle naturel à
l’adoption de la « bonne pratique », en l’occurrence… de la
résilience (4).

En France, BVA Group, société d’études et de conseil, o re, selon


son site, des expertises « pour comprendre les individus et leurs
usages émergents, a n d’anticiper les grands mouvements », mais
aussi « de la communication pour créer, émouvoir et convertir [sic]
grâce au formidable pouvoir des idées, de l’imagination et de la
créativité ». Le site de sa liale BVA Nudge Unit précise avec
moins de lyrisme : « Nous actionnons les “facteurs de changement”
qui façonnent les comportements. »

On sait que la perception et l’interprétation du monde se


traduisent en informations électrochimiques au long d’un réseau
de nerfs et de cellules nerveuses (neurones) qui font circuler des
signaux ; pour résumer, les neurones « codent » l’information.
Les neurosciences, qui décrivent et interrogent cette transmission,
peuvent se spécialiser dans l’examen de ce qui est mis en jeu dans
les comportements ou dans les capacités mentales. Quelle fonction
remplit la sérotonine, l’« hormone du bonheur » ? Quel rôle joue
la dopamine dans les addictions ? Quelles sont les zones de la
ré exion dans le cerveau, que s’y passe-t-il quand elles sont
activées ? Ces neurosciences, qu’on appelle alors « cognitives »,
cherchent ainsi à identi er ce qui produit du « rationnel » et de
l’« irrationnel », à cerner la connexion entre le conscient et
l’inconscient, et, en s’appuyant sur l’examen des
dysfonctionnements, à dé nir le processus physiologique qui
sépare le normal du pathologique.

Elles portent donc sur des sujets majeurs, car elles contribuent à
établir « scienti quement » des normes de santé, psychiques ou
comportementales, et peuvent être sollicitées pour corriger,
améliorer ou transformer des « mécanismes » défaillants (5).
Puisqu’on sait quels messagers chimiques interviennent par
exemple dans les émotions, puisqu’on connaît la localisation
cérébrale de l’attention, il serait regrettable de ne pas pro ter de
ces avancées étourdissantes pour aider les individus à surmonter
leurs di cultés ou à optimiser leur potentiel. Il su t pour cela
d’une analyse ne des processus, d’une cartographie détaillée des
connexions neuronales et du recâblage des mécanismes. C’est à
quoi va contribuer l’examen des « biais cognitifs ».

Dans les années 1970, les psychologues Daniel Kahneman (prix


de la banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, dit « Nobel
d’économie », en 2002) et Amos Tversky avaient mis en lumière
l’irrationalité de certains choix économiques (6). Ce qui conduit à
la prise de décision erronée est un raccourci généralement
inconscient dans le traitement de l’information, qui lui fait subir
une distorsion. Ce « biais cognitif » a pour lui le charme de la
rapidité (on ne se fatigue pas le cerveau) et de l’évidence (il
rayonne de certitude). On en est aujourd’hui à un répertoire
d’environ deux cents biais cognitifs. Nous nous en tiendrons à
quelques exemples : le « biais de con rmation », lorsque nous
préférons ce qui va dans le sens de nos croyances ; le « biais de
cadrage », lorsque nous choisissons ce que la présentation du
propos nous incite à choisir ; ou encore celui qui pousse à valoriser
le court terme. Il ne semblerait pas vraiment nécessaire de
s’attarder sur ces biais, qui ressemblent assez au poids des
préjugés, de la rhétorique, du tempérament, etc., si les
neurosciences ne les incorporaient à leur champ d’étude, dans la
perspective d’agir sur eux.

Selon elles, ces biais, dûment repérés dans toutes sortes de


domaines, de la mémorisation aux relations sociales, présentent
quelques caractéristiques remarquables. Contrairement à l’erreur,
qui est aléatoire, ils seraient systématiques ; ils opéreraient chez
tous les individus ; et ils seraient immémoriaux : durant la
préhistoire, leur fonction était « de permettre à notre cerveau
d’économiser du temps et de l’énergie (7)  ». Mais, autrefois utiles,
ils faussent aujourd’hui « nos décisions quotidiennes (8)  ». Ces
faiblesses universelles produisent un état émotionnel et orientent
notre pensée. Or le fonctionnement du biais, à l’instar de celui de
toute opération mentale, peut être modulé grâce à l’intervention
de messages autres : pour que la décision soit moins émotionnelle,
plus pertinente, changeons les connexions.

C’est là le rôle des nudges. On connaît l’histoire de la mouche


cible dessinée au fond des urinoirs à Amsterdam, qui a
e ectivement permis une forte diminution des frais de nettoyage.
L’anecdote est célèbre ; le sont un peu moins les multiples Nudge
Units qui ont été mises en place pour guider certaines actions
politiques : au Royaume-Uni, en 2010, dans le gouvernement de
M. David Cameron ; en 2013, aux États-Unis, auprès de
M. Barack Obama… En France, comme le résume M. Ismaël
Emelien, qui a fait recruter la liale de BVA lorsqu’il était
conseiller de M. Macron, l’objectif n’est pas si loin de la mouche
cible : « On fait juste en sorte que la personne regarde dans la
bonne direction. C’est complètement indissociable de l’intérêt
général (9).  » C’est très gentil. C’est toujours très gentil quand on
pense pour nous, qui pensons mal. Concrètement, la Nudge Unit
gouvernementale entreprend de « construire le bien-être et la
résilience à long terme », car cette dernière ne saurait être une
grâce personnelle, un don inexplicable, non : elle se « construit ».

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas ici de la simple virtuosité


de communicants surdoués. M. Éric Singler, responsable de la
BVA Nudge Unit, le souligne : « Informer et convaincre, à partir
d’éléments rationnels, un individu qui ne l’est pas n’est pas
pertinent pour qu’il change son comportement (10).  » Et il insiste
 : « Le Nudge implique un changement comportemental, pas
seulement un changement d’image. Son enjeu n’est pas de créer une
motivation, mais bien de faire basculer les gens de l’intention à
l’action. L’intention se crée par la pédagogie et la communication.
L’action se crée, elle, par la bascule comportementale (11).  » Vive
la mouche. Autrement dit, l’objectif, pour reprendre les mots de la
philosophe Barbara Stiegler, est un « modelage infra-conscient de
nos comportements (12)  ».

La Nudge Unit est discrète sur ses actions, ce qui se comprend.


Néanmoins, il est clair que construire la résilience, et donc
recâbler les connexions pour induire à accepter ce qui est censé
contribuer à la résilience générale, passe évidemment par la
culpabilisation, intériorisée, du « déviant » et par la grati cation,
intériorisée, de la « bonne pratique », porteuse d’un avenir
radieux. Toutes émotions qui, une fois les neurones en n codés
correctement, modi ent vertueusement les comportements et
permettent d’accueillir les contraintes nécessaires à l’amélioration
de l’état personnel comme de la situation collective. Les sciences
cognitives « arment » ainsi, pour reprendre un terme cher à
M. Singler, les politiques publiques, en rendant acceptables de
nouvelles normes sociales, qui apparaissent alors morales,
altruistes, béné ques pour tous.

Disparition du mauvais esprit

Évidemment, il y a de quoi s’assombrir. On peut s’e arer de la


« scientisation » d’une entreprise politique de… mise aux normes.
On peut être horri é par la manipulation idéologique, le cynisme
de l’éloge secret de l’adaptation, où disparaîtraient les mauvaises
émotions et le mauvais esprit qui conduisent à l’insoumission.
Mais on peut aussi remarquer avec un certain plaisir que la
volonté de transformer chacun en soutien de la résilience a dû
s’assortir de moyens de coercition aussi archaïques que les
contraventions, et que l’« opinion publique » n’est pas
entièrement convaincue de la puissance de réinvention censée
naître des crises et des états d’urgence…

Evelyne Pieiller

(1) Cf. l’étude cinglante de Nicolas Chevassus-au-Louis, « Le grand bazar de Boris


Cyrulnik », Revue du Crieur, no 6, Paris, 2017/1.
(2) Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob, Paris, 1999.

(3)  ierry Ribault, Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs, L’Échappée, Paris,


2021.

(4) Le terme a été popularisé par l’économiste Richard aler et le juriste Cass Sunstein
dans Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Vuibert, coll.
« Signature », Paris, 2010. Richard aler a reçu le « prix Nobel d’économie » en
2017.

(5) Elles sont déjà à l’œuvre, entre autres, dans la ré exion pédagogique. Cf. Stanislas
Dehaene, Les Neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007. L’auteur est président du
conseil scienti que de l’éducation nationale, mis en place par le ministre Jean-
Michel Blanquer.

(6) Lire Laura Raim, « Pire que l’autre, la nouvelle science économique », Le Monde
diplomatique, juillet 2013.

(7) Éléonore Solé, « Comment notre cerveau nous manipule-t-il ? », Sciences et Avenir,


Paris, 21 juillet 2019.

(8) Jérôme Boutang et Michel De Lara, Les Biais de l’esprit. Comment l’évolution a


forgé notre psychologie, Odile Jacob, 2019.

(9) Cité dans Géraldine Woessner, « Emmanuel Macron et le pouvoir du “nudge” », Le


Point, Paris, 4 juin 2020.

(10) Éric Singler, « Pour une “nudge unit” à la française », Libération, Paris,


11 mai 2014.

(11) Cité dans Hubert Guillaud, « Où en est le nudge (1/3) ? Tout est-il “nudgable” ? »,
InternetActu, 27 juin 2017.

(12) Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation,


Gallimard, coll. « Tracts », Paris, 2021.
Le Monde diplomatique, mai 2021

E A ,

Pourquoi les syndicats


américains ont perdu face à
Amazon
Vedettes hollywoodiennes, journalistes, dirigeants politiques… :

tout le monde souhaitait la création d’une section syndicale dans

l’entrepôt Amazon de Bessemer, en Alabama. Tout le monde…

sauf les ouvriers du site, qui ont massivement voté contre cette

implantation. Les pressions exercées par l’entreprise lors de la

campagne su sent-elles à expliquer ce résultat ?

M R
Jason Redmond. — Manifestants solidaires avec les syndicalistes de Bessemer, Seattle, février

2021

© Jason Redmond / AFP

« David contre Goliath ». La comparaison revenait en boucle


dans la bouche des militants qui, en mars dernier, ont organisé un
référendum sur la création d’une section syndicale à BHM1,
l’immense entrepôt d’Amazon à Bessemer, en Alabama. Elle
n’était pas usurpée. Des ouvriers manutentionnaires, afro-
américains dans leur écrasante majorité, dé aient l’une des
entreprises les plus puissantes du monde, détenue par l’homme le
plus riche de la planète — M. Je Bezos —, dans l’un des États les
plus conservateurs du pays.

Mais si, dans la Bible, le petit David nit par vaincre le géant
Goliath, chez Amazon Goliath écrase David. Sur les
5 805 employés que compte ce site de huit hectares, seuls 738 ont
voté « oui », et 1 798 « non ». M. Stuart Appelbaum, dirigeant de
la Retail, olesale Department Store Union (RWDSU), le
syndicat de la grande distribution, a aussitôt contesté le résultat,
accusant Amazon d’avoir contrevenu à la neutralité du scrutin.
Après l’échec d’une précédente tentative en 2014 dans le
Delaware, le mastodonte de la vente en ligne con rme ainsi son
statut de forteresse imprenable pour les organisations de
travailleurs.

Aux États-Unis, l’implantation d’un syndicat dans une entreprise


ressemble à un chemin de croix. Sollicitée par un employé — ici,
un magasinier qui, au mois d’août, a téléphoné à la RWDSU —,
l’organisation doit d’abord prouver à l’agence fédérale chargée du
droit du travail, le National Labor Relations Board (NLRB), que
30 % des travailleurs du site désirent la création d’une section.
Une fois cette étape franchie, et au terme d’une âpre campagne,
un référendum est organisé. Le combat se mène usine par usine,
hypermarché par hypermarché, fast-food par fast-food : si le
« oui » l’avait emporté à Bessemer, cela n’aurait pas changé la
situation des autres entrepôts Amazon. Pour les salariés,
s’engager dans une telle démarche implique une bataille longue et
ardue, avec, en cas de défaite, des représailles contre ceux qui ont
sollicité l’aide du syndicat — souvent un licenciement. Di cile de
s’étonner, dans ces conditions, de ce qu’aux États-Unis seuls 6,3 %
des salariés du privé soient syndiqués.

Ces vingt dernières années, Amazon a construit dans le pays cent


dix centres de la taille de BHM1, et elle prévoit d’en bâtir trente-
trois autres (1). Avec près d’un million de personnes à son service,
soit près d’un actif sur cent cinquante, l’entreprise est le deuxième
employeur privé au niveau national (elle devrait dépasser la
chaîne d’hypermarchés Walmart d’ici deux ans). La crise
sanitaire, avec le développement massif des achats en ligne, a
encore dopé ses activités, au point qu’il est di cile de mesurer le
rythme auquel Amazon recrute aujourd’hui. Les embauches sont
d’autant plus aisées que le virus a brutalement mis au chômage
des millions d’actifs. Une situation sans précédent, selon les
historiens — sauf peut-être au début des années 1940, quand les
industries recrutaient à tour de bras pour soutenir l’e ort de
guerre (2).

Recomposition du territoire des États-Unis

Pour décrire l’importance prise par l’entreprise, le journaliste


Alec MacGillis parle d’un « e et Amazon » qui recompose le
territoire américain selon une hiérarchie à trois niveaux : au
sommet, « les villes qui hébergent les quartiers généraux d’Amazon
et les emplois bien payés, à hauts diplômes », comme Seattle,
Washington ou Boston ; puis les « villes d’entrepôts », qui
obtiennent « la manutention et les emplois nettement moins bien
payés » ; et en n le reste du pays, où le commerce local est plombé
par l’essor des achats en ligne, sans aucune création d’emplois en
contrepartie, si ce n’est des postes de livreur (3).

Bessemer appartient à la deuxième catégorie : les villes


d’entrepôts. Emblématique des petits centres industriels en déclin,
avec son tissu social fragilisé depuis la fermeture dans les
années 1990 de l’usine Pullman, qui fabriquait des wagons de fret,
elle ressemble à d’autres localités choisies par Amazon pour
implanter ses gigantesques centres logistiques, comme Sparrows
Point, en banlieue de Baltimore, ou King of Prussia, près de
Philadelphie. Les villes en crise se plient en quatre pour attirer la
multinationale, qui encourage ainsi une course au moins-disant
scal. « Bessemer o re des crédits d’impôts compétitifs, des baux
commerciaux abordables, une main-d’œuvre expérimentée et un
faible coût de la vie », vante le site Internet de la chambre de
commerce, dont les respjonsables n’ont pas répondu à notre
demande d’entretien. Durant la campagne syndicale, le maire
démocrate Kenneth Gulley, aux commandes depuis 2010, s’est
abstenu de prendre position. En février dernier, lors de son
« discours sur l’état de la ville », il a loué l’arrivée d’Amazon et
souligné l’« atmosphère pro-business » régnant à Bessemer, sans
dire un mot sur le con it.

Les syndicats, il est vrai, n’ont pas toujours bonne réputation


auprès des élus du Sud. L’Alabama fait partie du club des vingt-
sept right-to-work states (« États du droit au travail »), où la loi
autorise les salariés à ne pas verser de cotisations, a aiblissant de
fait la trésorerie des organisations de travailleurs. La législation et
la scalité très favorables aux entreprises ont encouragé
l’installation de grands groupes automobiles, notamment
allemands et japonais, avec, dans leur sillage, tout un écosystème
de sous-traitance. L’Alabama présente ainsi l’originalité d’abriter
la seule usine Mercedes non syndiquée du monde.

Dans ce contexte, la campagne lancée à Bessemer a été une


surprise : BHM1 est un entrepôt neuf (il a ouvert en mars 2020) ;
il o re six mille emplois dont les salaires démarrent à
15,30 dollars de l’heure, soit deux fois le salaire minimum en
Alabama. Un peu moins bien qu’un poste dans une usine
automobile, mais mieux que chez Walmart (11 dollars de l’heure)
ou dans un fast-food (où la paie tend à s’aligner sur le salaire
minimum). Amazon propose en outre une couverture santé dès le
premier jour de travail, ce qui est loin d’être la règle dans le
secteur privé aux États-Unis.

Lorsque nous arrivons devant les locaux de la RWDSU à


Birmingham, la principale ville d’Alabama, n mars, les traits
sont tirés. Visiblement fatigués par un marathon de plusieurs
mois, les organisateurs reçoivent en petit comité un soutien de
poids. L’acteur Danny Glover arbore une casquette des Newark
Eagles, une franchise de la Negro National League, la ligue de
base-ball réservée aux Noirs du temps de la ségrégation. Il est
venu motiver les troupes, taper dans le dos des organisateurs et
raconter son histoire. Face à lui, dans la salle de réunion aux
couleurs de la RWDSU (dont l’emblème représente une main
noire serrant une main blanche), on retrouve les travailleurs qui
ont symbolisé le mouvement dans les médias, dont Mme Jennifer
Bates, qui a témoigné de ses conditions de travail au Sénat à
l’invitation de M. Bernie Sanders. Par l’entrebâillement de la
porte, on aperçoit aussi M. Darryl Richardson, l’ouvrier qui a
passé le coup de téléphone au mois d’août.

Au cours d’une conversation de plus d’une heure, Glover alterne


plaisanteries de tournage et moments plus graves, notamment
lorsqu’il évoque ses ancêtres nés esclaves à Louisville, dans la
Géorgie voisine, et ses grands-parents métayers, qui ramassaient
le coton pour un propriétaire blanc. La grand-mère de l’acteur a
passé outre les convenances et les menaces des propriétaires en
envoyant ses enfants à l’école au lieu de les faire travailler aux
champs. Sa mère, elle, a quitté la Géorgie pour San Francisco et
est devenue postière. Il se souvient de l’ambiance frondeuse qui
régnait à la maison. Adolescent, il lisait dans les journaux les
histoires des militants noirs du Sud qui « défendaient leurs droits »
et s’accrochaient aux tabourets des restaurants réservés aux
Blancs : « Ils étaient mes héros. »

En retour, Mme Bates lui raconte le minutage insupportable en


vigueur chez Amazon, les envies pressantes impossibles à
satisfaire compte tenu de l’étendue du hangar, les heures
supplémentaires annoncées à la dernière minute qui compliquent
la garde d’enfants, et son ras-le-bol de voir ses tâches déterminées
et chronométrées par un algorithme. « Je ne comprendrai jamais
comment une personne saine d’esprit peut organiser un système
pareil et s’attendre à ce que les gens vivent une vie épanouie. Avec
des journées de dix, onze, douze heures, comment on fait pour la
famille ? On s’inquiète des enfants qui traînent dehors, mais le
système est-il conçu pour que le père et la mère soient à la maison
pour eux ? » Interrogée par Glover, Mme Bates précise que ses
propres enfants sont déjà grands et qu’elle est sept fois grand-
mère, ce qui suscite des exclamations et des éclats de rire
admiratifs. C’est pour eux qu’elle se bat, dit-elle : « Si on ne
s’occupe pas des problèmes maintenant, on sait ce qui les attend
plus tard. »

Entre esprit de corps et rivalité chronométrée

Ce sentiment ne doit rien au hasard. Malgré son gigantisme,


Amazon se considère toujours comme la « jeune pousse » des
débuts, la start-up du « premier jour ». « Passer au deuxième jour
signi erait la stase. Suivie de l’inutilité. Suivie d’un lent,
douloureux déclin. Suivi de la mort. C’est pourquoi, chez Amazon,
nous en serons toujours au premier jour », déclarait M. Bezos
(également propriétaire du Washington Post) en 2016 dans une
lettre aux actionnaires. Pour maintenir cette atmosphère
évreuse, l’entreprise doit sans relâche augmenter la productivité
et diminuer le coût du travail. Dès lors, elle perçoit l’irruption
d’un contre-pouvoir comme une menace existentielle.

Métis, la cinquantaine sportive, M. Perry Connelly a atterri à


BHM1 après avoir perdu son travail d’agent de sécurité à
l’aéroport durant la pandémie. L’argent qu’il gagne aujourd’hui
« équivaut à ce qu’[il] payai[t] en impôts dans [son] précédent
job » — manière de dire qu’il vit son arrivée chez Amazon comme
une franche régression. Ce stower (magasinier) est chargé de
scanner les produits et de les placer sur des étagères munies de
codes-barres. « Pour déjeuner, c’est la course : aller aux toilettes, me
rendre en salle de repos, aller chercher mon repas, me poser. Il me
reste quoi, douze minutes pour manger ? »

C’est la première fois de sa carrière qu’il subit un emploi du temps


minuté de la sorte : « Je m’identi e sur l’ordinateur, scanne les
codes-barres. L’ordinateur calcule le temps perdu entre deux
scans. » C’est le fameux time o task (« temps hors tâche »), ou
TOT, qu’évoquent tous les employés. « En gros, pour la machine,
c’est du temps où tu ne fais rien. Ils veulent que le TOT soit le plus
bas possible, mais cela dépend forcément des produits qui te
tombent entre les mains. » Un code-barres défectueux, un coupon
de réduction, et les ennuis commencent. M. Connelly rit
nerveusement en évoquant l’atmosphère frénétique qui règne dans
l’entrepôt, entre esprit de corps et rivalité chronométrée. « Ils
organisent la compétition tout le temps. Celui qui a placé le plus de
produits sur les rayons, ils lui o rent quinze minutes de pause
supplémentaires, ou un tee-shirt. » Avant le référendum sur le
syndicat, Amazon a proposé une prime de démission, a n que les
employés mécontents ne participent pas au vote. « Depuis le début
de la campagne, ils ont aussi viré 250 personnes », a rme le
manutentionnaire.

Dans ce comté conservateur, où plus de quatre électeurs afro-


américains sur dix ont donné leur voix à M. Donald Trump en
2016 et en 2020 (4), les militants syndicaux ont néanmoins tenu à
inscrire leur démarche dans la continuité des luttes pour les droits
civiques du pasteur Martin Luther King et du mouvement Black
Lives Matter (« Les vies des Noirs comptent »), dénonçant
l’hypocrisie d’Amazon sur ces sujets. « Ils se chent des vies noires,
lançait M. Richardson au New York Magazine. Ils essaient de
faire croire qu’ils s’en soucient, surtout au sujet de Martin Luther
King. Ils ont des brochures et des photos de lui dans les couloirs. Ils
font semblant. Parce que les Noirs sont majoritaires au sein de
l’usine (5). » Les références à King sont omniprésentes dans la
région. Le pasteur fut placé en détention à Bessemer, le
30 octobre 1967, pour avoir organisé sans autorisation une
Marche pour l’égalité. L’a aire nit à la Cour suprême, qui
refusa d’examiner son appel, laissant condamner le pasteur à cinq
jours de détention et 50 dollars d’amende. Le jour de son
assassinat, à Memphis, le 4 avril 1968 (la carabine avait été
achetée à Birmingham), King était venu soutenir une grève des
éboueurs noirs, qui réclamaient un meilleur salaire et un meilleur
traitement (6).
Patrick T. Fallon. — Pancarte appelant au vote pour le « oui » à l’entrée d’Amazon, Bessemer,

Alabama, mars 2021

Patrick T. Fallon / AFP

Les démocrates de haut rang (élus au Congrès, leaders religieux


in uents…) qui se sont succédé à Bessemer avant le scrutin chez
Amazon ont appuyé la stratégie syndicale, parlant de la ville
comme d’un « nouveau Selma » (7). Un autre soutien de passage,
le rappeur Killer Mike, a même comparé M. Bezos à un planteur,
et les conditions de travail dans les entrepôts (chaleur et cadence,
notamment) à celles des champs de coton.

Ces discours en ammés n’ont pas du tout convaincu la main-


d’œuvre (à 85 % noire, selon les estimations du syndicat) et, a
posteriori, la campagne ratée de Bessemer donne l’impression
d’un gigantesque mirage. Un observateur qui se serait informé
uniquement à travers les réseaux sociaux, les médias et les vidéos
en ligne aurait parié que le camp du « oui » allait l’emporter, tant
ses relais étaient nombreux et visibles. De puissants syndicats,
comme ceux des joueurs de la ligue professionnelle de football
américain (NFL) ou des scénaristes de Hollywood, mais aussi des
artistes, des universitaires, ont soutenu l’initiative. Même le
président Joseph Biden a publiquement pris position deux
semaines avant la clôture du scrutin — un soutien inédit de la part
d’un locataire de la Maison Blanche depuis Franklin Roosevelt.

Représailles et licenciements abusifs

Une couverture du con it parfois romantique, idéalisée, a


contribué à favoriser dans l’opinion l’illusion d’une victoire du
« oui », en déformant la réalité d’un terrain plus di cile à
appréhender. La pandémie, la présence des médias et l’agitation
syndicale devant l’usine ont tendu l’atmosphère, et la topographie
du lieu — un immense entrepôt sans fenêtres planté dans une
zone industrielle, un parking surveillé par une voiture de police et
des vigiles, des syndicalistes agitant des pancartes au carrefour le
plus proche — rendait di ciles, sinon impossibles, les interactions
avec des travailleurs, hormis la petite dizaine de
manutentionnaires publiquement engagés auprès du syndicat, ou
les ouvriers absolument heureux de leur sort exhibés par la
communication de l’entreprise.

Il est clair qu’Amazon a utilisé ses moyens illimités et tout le


ra nement technologique dont il dispose pour in uencer les
salariés. Derrière les portes de l’entrepôt, le management a
organisé des « sessions d’information » collectives et obligatoires
sur les conséquences de l’implantation d’un syndicat dans l’usine,
et les téléphones des employés ont été bombardés de textos
décrivant le syndicat comme un envahisseur. « Ne laissez pas des
étrangers diviser une équipe qui gagne ! Nous pensons que vous ne
devriez pas payer un intermédiaire pour qu’il s’exprime à votre
place, ni payer des cotisations pour obtenir ce que vous avez déjà
gratuitement », pouvait-on lire sur la capture d’écran fournie par
un employé.

Amazon a également recruté dans l’entrepôt, à partir du


25 janvier, des consultants spécialisés (à plusieurs milliers de
dollars par jour), les fameux union busters (« chasseurs de
syndicats ») (8). Des rumeurs terri antes ont aussi circulé sur le
fait qu’Amazon pourrait toute bonnement fermer l’usine en cas de
« trahison » des salariés — à l’image de Walmart, qui avait décidé
en 2009 de cesser ses activités à Jonquière, au Canada, après la
constitution d’un syndicat.

Ses intérêts étant en jeu, la multinationale n’a pas hésité à


enfreindre le droit du travail pour briser la campagne ; de toute
façon, le NLRB n’a pas le pouvoir de la sanctionner
nancièrement. Des témoignages d’anciens employés ayant tenté
de syndiquer leur entrepôt dans le Delaware et en Virginie
évoquent un comportement brutal, des menaces et des
représailles, dont des licenciements abusifs, comme celui d’un
employé en arrêt-maladie pour une chirurgie du genou. À
Chester, en Virginie, la sanction des autorités, après enquête, a
été d’obliger Amazon à a cher en salle de réunion, sur une feuille
de format A4, une liste d’actions qu’elle s’engageait à ne pas
commettre. « Nous ne vous menacerons pas de vous licencier ; nous
ne vous interrogerons pas sur vos activités syndicales ; nous ne vous
surveillerons pas ; nous ne vous menacerons pas de représailles. » Le
document est censé rassurer les employés, mais il peut produire
l’e et inverse en soulignant, en creux, les risques auxquels
s’exposent les frondeurs (9).

Frustré de ne pouvoir parler à des salariés de Bessemer, un


journaliste américain s’est introduit sur le parking de l’entrepôt,
quitte à se mettre en délicatesse avec la loi, pour tendre son micro
au hasard. Sa chemise hawaïenne détonne avec le goudron. Mike
Elk, 35 ans, en est à sa cinquième couverture de campagne
syndicale dans le Sud (les cinq auront été perdues). Lui-même
congédié du média Politico pour avoir tenté de syndiquer la
rédaction, il a réinvesti ses indemnités de licenciement dans la
création de son propre média, Payday Report (« la gazette du jour
de paie »), qui se propose de « couvrir l’actualité sociale dans les
déserts médiatiques ». Optimiste au début du mouvement, qu’il
suivait depuis sa base de Pittsburgh, il s’est ravisé une fois sur
place, en constatant lors d’un meeting de M. Sanders devant les
locaux du syndicat, à Birmingham, le 26 mars, que les journalistes
étaient venus plus nombreux que les ouvriers.

Il est parvenu à interviewer quatre manutentionnaires avant de se


faire expulser des abords de l’entrepôt par un agent de sécurité.
Tous étaient noirs ; tous se préparaient à voter « non ». « Je suis
plutôt contre, parce que je ne connais pas grand-chose aux
syndicats, je n’ai jamais eu a aire à eux », lui a déclaré Ashley,
32 ans. Un employé de 19 ans a comparé le syndicat à un
« voleur » désireux de lui prendre une partie de son argent
durement gagné. C’était l’argument-phare utilisé par Amazon
durant ses sessions d’information collectives ; l’entreprise a même
créé un site Internet intitulé Do it Without Dues (« Pas besoin de
cotisations »). Un troisième travailleur, plus âgé, a expliqué qu’il
avait déjà vu la RWDSU en action dans un emploi précédent,
mais que cela n’avait pas amélioré sa situation. Un dernier
arborait autour du cou une chaîne de pin’s en forme d’animaux
appelant à voter « non » : « [Les manageurs] les distribuent dans
l’entrepôt, tout le monde les porte. » Les encadrants qui
dispensaient les cours sur les syndicats étaient quali és de
« cool », en rien menaçants : « Ils nous ont juste expliqué à quoi
servait un syndicat. » La di usion de ces interviews a valu à Elk
des insultes sur les réseaux sociaux ; il a été accusé de rouler pour
le patronat. Lui répond qu’il était crucial de « comprendre la
psychologie des “anti”, le ressenti des ouvriers de l’usine », et qu’il
ne roule pour personne, « sauf pour la vérité ».

Une opinion publique très favorable au « oui »

Impossible de savoir quel e et la stratégie consistant à associer la


campagne syndicale à la lutte pour les droits civiques a eu sur le
vote. Au demeurant, les travailleurs rencontrés au hasard par Elk
ne semblaient pas viscéralement hostiles aux syndicats : ils
n’étaient simplement pas au courant de leur utilité. « C’est facile
d’incriminer Amazon, mais les syndicats aussi sont fautifs »,
analyse le journaliste. Selon lui, une élection gagnante doit
ressembler à une simple formalité, être remportée d’avance, en
quelque sorte, après que le syndicat a déjà milité et convaincu une
masse critique d’employés, qui n’ont donc plus peur d’exprimer
leurs convictions face à leur voisin d’atelier.

Dans le cas de BHM1, la RWDSU a utilisé une tactique


di érente, appelée hot shopping dans le jargon syndical américain.
Il s’agit de « retourner » une usine dès son ouverture, en tirant
avantage d’un mécontentement soudain des ouvriers — au sujet
des conditions sanitaires déplorables dans l’entrepôt, dans le cas
de Bessemer. Le but est de pro ter d’un e et de surprise, sans
avoir labouré le terrain en amont, en mettant sciemment la
charrue avant les bœufs. Cela peut amener à négliger d’e ectuer
un travail de fond. Ainsi, les leaders religieux locaux ont rarement
été sollicités durant cette campagne, contrairement aux militants
en ligne et aux poids lourds du Parti démocrate, venus en nombre.

Autres problèmes : le taux élevé de rotation du personnel, le


manque de temps pour communiquer à l’usine (dû à la fois aux
conditions de travail et à la pandémie de Covid-19, qui rendait
impossible toute activité annexe, comme un barbecue syndical) et
l’absence de perspectives de carrière dans un entrepôt. Qui sait s’il
travaillera encore ici dans un an ? Pourquoi s’investir et risquer sa
place pour un emploi dans lequel on ne se voit pas à moyen
terme ? Dans le doute, les travailleurs de BHM1 ont peut-être eu
peur d’avoir davantage à perdre (leur emploi, leur salaire,
l’assurance-santé proposée par Amazon…) qu’à gagner (ils ne
savaient pas quoi exactement).

Quoi qu’il en soit, la saga de Bessemer aura été l’occasion pour le


pays de faire le point sur l’état de son droit du travail. Plusieurs
sondages ont témoigné d’une opinion publique très favorable au
« oui », et les éditoriaux étaient au diapason. « Bien sûr que le
déclin des syndicats est la principale raison pour laquelle les riches
deviennent plus riches, et les pauvres plus pauvres, a même écrit le
chroniqueur libéral Joe Nocera dans un texte en forme de mea
culpa. Comme beaucoup de démocrates de ma génération, je n’y ai
pas prêté attention. Les syndicats ne font pas seulement augmenter
les salaires de leurs membres : les usines non syndiquées doivent
souvent s’aligner. Le manque de syndicats dans ce pays fait que les
entreprises ne subissent aucune pression pour augmenter les
salaires (10). » Le décompte du scrutin de Bessemer a béné cié
d’un suivi en direct sur le site du New York Times, avec les mêmes
égards que pour une élection politique à enjeu national — du
jamais-vu pour une élection d’entreprise.

Nous avions demandé à M. Connelly, le magasinier de Bessemer,


ce qu’il deviendrait en cas de victoire du « non ». « La direction de
l’entrepôt utilisera une combine, n’importe quel prétexte pour me
virer, avait-il répondu. J’y suis prêt ; c’est le prix à payer pour que
ça change. Si le “oui” gagne et que je peux représenter le syndicat,
je resterai. Si le “non” l’emporte, je n’en ai plus pour longtemps. »

Le jour où le résultat a été proclamé, des employés d’un centre de


Chicago ont procédé à un arrêt de travail spontané. D’autres
actions étaient annoncées dans une cinquantaine de villes.
Connaîtront-elles un sort di érent ? Pour expliquer la défaite de
Bessemer, les militants ne cessent d’incriminer Amazon, ses
menaces, ses intimidations. Courant mars, la Chambre des
représentants a voté le Protecting the Right to Organize Act
(« Protéger le droit de s’organiser »), ou PRO Act, qui vise
justement à éliminer les pressions exercées par l’employeur lors
des campagnes syndicales, en interdisant notamment les
« sessions d’information » obligatoires. Ce projet va dans le bon
sens, mais il pourrait mourir aux portes du Sénat, faute de soutien
parmi les républicains. En outre, il n’exonère pas les syndicats et
les dirigeants démocrates de tirer les leçons de leur naufrage en
Alabama, en s’interrogeant sur leur stratégie. Faute de quoi,
même si de nouvelles campagnes naissent de Bessemer, elles
risquent de se solder elles aussi par un échec.
Pour sortir de l’impasse, certains proposent de boycotter Amazon.
Mais même ces militants enrichissent la multinationale sans le
savoir, que ce soit en achetant en ligne chez un concurrent comme
eBay, dont Amazon assure la livraison de produits, ou en utilisant
Net ix ou Google, car Amazon Web Services alimente en énergie
de vastes portions d’Internet et stocke leurs bases de données.
Lors d’une vidéoconférence syndicale, le 6 mars, une militante
s’étonnait qu’Amazon possède aussi la chaîne d’hypermarchés
ole Foods (spécialisée dans les produits bio et rachetée en
2017). Une autre a demandé comment « boycotter Amazon », sans
savoir que le simple fait d’assister à cette réunion pro tait à
l’entreprise, dont Zoom dépend pour son nuage informatique. En
situation de quasi-monopole — au pays de la libre
concurrence… —, l’entreprise de M. Bezos est devenue presque
impossible à éviter.

Maxime Robin

Journaliste.

(1) « Map of Amazon warehouses », CNBC, 19 janvier 2020.

(2) Karen Weise, « Pushed by pandemic, Amazon goes on a hiring spree without


equal », e New York Times, 27 novembre 2020.

(3) Francesca Paris, « “ e gaps have grown” : Reporter Alec MacGillis talks Amazon,
regional inequality and his hometown of Pitts eld », e Berkshire Eagle, Pitts eld,
7 avril 2021.

(4) Cf. « Presidential results », 2016 et 2020, National Public Radio.

(5) Cité dans Sarah Jones, « “It’s not fair to get red for going to the bathroom”. An
Amazon worker in Alabama on the ght for a union », New York Magazine,
16 mars 2021.

(6) Lire Sylvie Laurent, « Le dernier combat de Martin Luther King », Le Monde
diplomatique, avril 2018.
(7) En référence aux marches organisées en 1965 entre Selma et Montgomery pour
protester contre l’interdiction faite aux Noirs de voter dans le sud des États-Unis.
Lire Adolf Reed Jr, « “Selma” et la légende noire », Le Monde diplomatique,
mars 2015.

(8) Lee Fang, « Amazon hired Koch-backed anti-union consultant to ght Alabama


warehouse organizing », e Intercept, 10 février 2021.

(9) David Streitfeld, « How Amazon crushes unions », e New York Times,


16 mars 2021.

(10) Joe Nocera, « Unions are back in favor. ey need to seize the moment »,
Bloomberg Businessweek, 21 mars 2021.
Le Monde diplomatique, mai 2021

Déferlement de déchets
plastiques en Asie du Sud-Est
Aux consommateurs et aux collectivités locales de se débrouiller !

Telle est la philosophie des entreprises qui produisent du

plastique à foison, sans se soucier de ce qu’il devient. Quand la

Chine a décidé de refuser les déchets que lui envoyaient les pays

occidentaux, ses voisins en ont été inondés, au détriment de la

santé des populations. Et si on traitait le problème à la source ?

A V
Ángel Mateo Charris. — « El efecto mariposa » (L’E et papillon), 2015

© Ángel Mateo Charris

Aux premières heures du jour, des tas de feuilles mortes et


d’emballages plastiques brûlent devant les maisons de Kalianyar,
un village de Java-Est où vit M. Slamet Riyadi. Ce dernier
travaille dans le tourisme après avoir appris l’anglais en
autodidacte. Il sait que la combustion ne fait pas tout disparaître.
« Comme ils ne voient plus rien, les villageois croient qu’il n’y a
plus rien. Or le plastique reste ! » Il aimerait monter une
association pour trier les déchets, vendre ce qui peut être recyclé,
composter les matières organiques, et pour le reste… il verra.

Il est bien le seul à s’inquiéter des fumées pleines de dioxines. Les


plastiques ne font l’objet d’aucune collecte dans les campagnes
indonésiennes. Pourtant, ils abondent dans la vie quotidienne. Au
marché du bourg voisin, Tamanan, deux stands vendent des
emballages à usage unique, sachets et boîtes en polystyrène, dont
les autres marchands et marchandes font grand usage. Les doses
individuelles sont légion : non seulement elles sont pratiques, mais
surtout elles permettent aux ménages pauvres d’e ectuer leurs
dépenses au jour le jour. Quand ces déchets ne sont pas brûlés, ils
s’accumulent au bord des routes et dans les cours d’eau.

Plus long euve de Java-Est, le Brantas charrie des résidus de


toutes sortes. Ecoton, une association locale animée par un groupe
de biologistes, en a fait son terrain d’investigation et de lutte.
Nous sommes dans la préfecture de Gresik, non loin de Surabaya,
capitale de l’île de Java et deuxième plus grande ville de
l’Indonésie. Emmenée par M. Prigi Arisandi, récipiendaire en
2011 du prix Goldman pour l’environnement (1), l’équipe de
biologistes d’Ecoton contrôle la qualité des eaux et la santé des
poissons, qui subissent d’inquiétantes mutations génétiques
a ectant leur reproduction. L’association alerte le public sur les
pollutions diverses et cherche des solutions avec les pouvoirs
publics et les entrepreneurs de cette région rurale, mais
industrialisée.

Opération « Épée nationale »


En 2016, Ecoton a mobilisé la population sur les problèmes posés
par la défécation dans le euve et poussé les entreprises locales
qui y rejettent des e uents polluants à modi er leurs procédés de
production. Une usine qui recycle du papier importé du monde
entier a par exemple amélioré ses méthodes, comme l’ont constaté
les représentants de l’Agence des États-Unis pour le
développement international (Usaid), qui soutient l’association.
Mais, en 2018, ces e orts ont été réduits à néant par un a ux de
déchets plastiques dans toute la région, en raison de la
désorganisation du tra c mondial.

À quelques encablures des locaux de l’association, dans le village


de Sumengko, une décharge à ciel ouvert est devenue un lieu de
trouvailles plus ou moins précieuses pour une dizaine de
chi onniers qui remuent les détritus. Ils espèrent y dénicher des
billets, des petites coupures de pays riches, qui nissent par
représenter des montants plus importants que les modestes
rémunérations locales. Une fois le dernier tri e ectué, tout ce qui
n’est pas vendable nit en combustible dans l’usine de tofu voisine.

À Java-Est comme ailleurs en Indonésie, mais aussi en Malaisie,


en aïlande, aux Philippines et au Vietnam, la même histoire se
répète : celle d’entrepreneurs peu scrupuleux qui prétendent
recycler des déchets plastiques. Dans de nombreux cas, ceux-ci
sont seulement triés, brûlés à l’air libre ou dispersés dans la
nature, quand ils ne sont pas stockés jusqu’à la saturation du site,
le temps que ces patrons voyous s’enfuient. Leur combustion sans
précaution particulière ou leur dégradation dans l’environnement
libèrent des dioxines, du furane, du mercure ou des
polychlorobiphényles (PCB). Ces produits toxiques, pour la
plupart très volatils ou solubles dans les graisses, peuvent
contaminer le milieu et s’accumuler dans le corps humain,
entraînant des cancers et des troubles du système hormonal ou
nerveux.

En Malaisie, des villageois de la côte ouest, alertés par des


mauvaises odeurs et des problèmes dermatologiques et
respiratoires, ont découvert l’existence d’ateliers de traitement des
déchets. L’association Kuala Langat Environmental Protection
Action Group, cofondée par M. Tan Ching Hin, l’ex-chef d’un
village situé à quelques kilomètres de Klang, le plus grand port du
pays, sur le détroit de Malacca, en a recensé trente-huit en 2018.
Un seul opérait légalement ! Selon un rapport d’avril 2019 de
l’Alliance mondiale pour des alternatives à l’incinération, une
organisation non gouvernementale (ONG) connue sous son
acronyme anglais GAIA, qui travaille avec les associations locales,
plus de 900 000 tonnes de déchets plastiques ont été importées en
Malaisie en 2018, et plus de 400 000 en aïlande comme au
Vietnam (2). Après cette publication, les médias européens et
américains se sont précipités pour aller voir les poubelles du Sud-
Est asiatique : « Les journalistes étrangers sont tout excités quand
ils trouvent un déchet qui vient de chez eux dans une décharge »,
nous raconte Mme Mageswari Sangaralingam, corédactrice
malaisienne de la publication, un peu choquée par l’angle choisi.
Les pots canadiens de yaourt aux bleuets, les emballages de
fromage français abandonnés au milieu des cocotiers tiennent la
vedette dans les magazines d’information, en lieu et place de
reportages sur les nuisances qu’ils impliquent pour les
populations.

De fait, l’Asie du Sud-Est est envahie de déchets depuis que la


Chine a arrêté ses activités de recyclage, en 2018. Jusqu’alors,
l’Occident lui envoyait les siens, pro tant des conteneurs qui
repartaient vides vers ce grand exportateur de produits
manufacturés. Au début des années 2010, la Chine cumulait ainsi
plus des trois quarts des importations de déchets sur un marché
mondial du recyclage d’environ 10 milliards de dollars. Le
documentaire du réalisateur Wang Jiu-Liang Plastic China, sorti
n 2016, a choqué les opinions chinoise et internationale avec son
tableau de la misère autour des activités artisanales de recyclage et
d’incinération (3). Les exigences accrues de la population chinoise
en matière de santé environnementale ainsi que la forte
augmentation de sa propre production de déchets ont poussé les
autorités à agir. En juillet 2017, elles ont donc prévenu
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’elles
fermeraient leurs portes le 1er janvier suivant. Cette opération,
baptisée « Épée nationale », avait pour but la « protection de la
Chine, de son environnement et de la santé de ses citoyens (4)  ».
Les industriels du recyclage ont alors reporté une partie de leur
activité sur les pays d’Asie du Sud-Est, au premier rang desquels
la Malaisie.

Celle-ci ne possède aucune solution technique pour traiter de


manière satisfaisante tous ces déchets — pas plus que l’Indonésie
ou la aïlande, malgré leur usage abondant d’emballages
plastiques. En revanche, sa législation environnementale demeure
peu contraignante. En outre, les populations les plus pauvres ne
peuvent refuser de travailler dans les décharges qui surgissent
depuis 2018. Portées par un secteur industriel en croissance dans
les années 2010, ces activités existaient déjà, mais elles ont pris
une tout autre dimension. « Nous avons alerté le gouvernement dès
mi-2017, quand nous avons appris que la Chine allait cesser ses
importations. Nous avions prévu que les déchets seraient déroutés
vers l’Asie du Sud-Est », nous déclare Mme Sangaralingam, qui
travaille pour l’ONG Sahabat Alam Malaysia (SAM).

Conteneurs renvoyés à l’expéditeur

Les autorités ont tergiversé. Ainsi, la aïlande a imposé un


moratoire sur les importations de déchets plastiques en avril 2018,
mais l’a levé le mois suivant. La Malaisie a refusé les permis
d’importation en mai 2018, puis a rouvert les vannes en juin,
avant d’annoncer en août un moratoire de trois mois, puis de trois
ans. En Indonésie, en novembre 2018, M. Airlangga Hartarto,
alors ministre de l’industrie, a demandé à son homologue de
l’environnement une levée de l’interdiction, au nom des
40 millions de dollars qu’apporte l’industrie du recyclage à la
balance commerciale du pays (5) — sans résultat.

Au printemps 2019, en n, les réponses des gouvernements se sont


faites plus claires, a rmant une sorte de patriotisme écologique.
La ministre de l’environnement malaisienne, Mme Yeo Bee Yin,
a rmait alors avoir fait fermer plus de 148 usines ou ateliers de
traitement ou de stockage de déchets plastiques. Les découvertes
de cargaisons pas ou mal déclarées se multipliaient. Lors d’un
déplacement au port de Klang, le 23 avril 2019, la ministre a
constaté la déclaration frauduleuse d’un chargement espagnol :
des déchets étiquetés « recyclables » qui ne l’étaient pas. Le
28 mai, elle promettait le renvoi de 3 000 tonnes de détritus vers
leurs pays d’origine : États-Unis, Japon, France, Canada,
Australie, Royaume-Uni et même Bangladesh. Après avoir quali é
de « traîtres » les intermédiaires malaisiens, elle s’adressait aux
pays exportateurs : « Nous exigeons des pays développés qu’ils
revoient leur gestion des déchets plastiques et qu’ils cessent de les
expédier dans les pays en développement. Si vous les envoyez en
Malaisie, nous les renverrons sans états d’âme (6).  » Trois jours
plus tard, dans l’État de Penang (nord-ouest de la Malaisie),
265 conteneurs mélangeant matières organiques en
décomposition et déchets plastiques attiraient l’attention des
douaniers à Butterworth, deuxième port du pays. Au 15 juin de la
même année, les autorités de cet État comptabilisaient
126 conteneurs de déchets non déclarés et 155 en attente
d’inspection. Et cela ne semble pas avoir cessé depuis.

De son côté, la République d’Indonésie a pris des mesures pour


renvoyer aux États-Unis, toujours en juin 2019, cinq conteneurs
de déchets, partis de Seattle et déclarés comme « papier à
recycler », au milieu desquels se trouvaient des plastiques
mélangés et des couches pour bébé usagées. En n, le président
philippin a tapé du poing sur la table : après un ultimatum
sommant le Canada de reprendre ses déchets avant le
15 mai 2019, il a rappelé ses diplomates, envoyé soixante-neuf
conteneurs vers le port de Vancouver et menacé, en cas de refus
des autorités canadiennes, de les couler dans leurs eaux
territoriales (7). Finalement, la cargaison a été débarquée sans
problème.

Ces tensions ont éclaté lors de la réunion de la convention de Bâle


sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets
dangereux et de leur élimination (8) qui s’est tenue en avril-mai
2019 à Genève. Des ONG du Sud-Est asiatique, dont la
proposition était portée par la Norvège, ont souhaité faire
interdire ce tra c en intégrant les déchets plastiques dans le texte
— leur pétition « Stop dumping plastic in paradise ! » (« Arrêtez
de déverser du plastique au paradis ! »), lancée à cette occasion, a
récolté à ce jour presque un million de signatures. Parmi les
militants présents pour la défendre, M. Prigi Arisandi, d’Ecoton,
et Mme Sangaralingam. Malgré l’opposition virulente des États-
Unis, qui n’ont pourtant pas rati é ce traité, la proposition a été
adoptée : un ajout à une annexe de la convention inclut les
plastiques non recyclables (le commerce de ceux qui le sont (9)
restant autorisé). Leur exportation est désormais interdite sans
l’accord préalable des États d’accueil, et cette disposition vaut
pour tous, y compris les États-Unis. M. Von Hernandez, de la
coalition d’ONG Break Free From Plastic (« Se libérer du
plastique »), résume cette victoire : « Les pays qui reçoivent des
déchets plastiques mélangés et non triés provenant de sources
étrangères ont maintenant le droit de les refuser, ce qui oblige les
pays sources à garantir l’exportation des seuls plastiques propres et
recyclables (10).  » En théorie, ceux qui ne sont pas en mesure de
traiter ces déchets pourront donc les refuser.

Il est trop tôt pour juger des e ets de ce texte, entré en vigueur le
1er janvier 2021. Mais, le 29 janvier, dans un rapport publié avec
Zero Waste Europe et GAIA, l’organisation SAM alertait déjà :
« Le tra c de déchets européens empêche la Malaisie d’atteindre
son objectif de “zéro déchet”. » Les importations y sont certes
prohibées depuis octobre 2018, dans des termes très proches de
ceux de la convention de Bâle, mais le pouvoir ne parvient pas à
faire cesser le tra c. SAM note que cette contrebande implique
une multiplicité d’acteurs, dont certains appartiennent au crime
organisé et se sont spécialisés dans la déclaration mensongère sur
les matières transportées ou sur leur destination. Il existe, selon
l’association, « de sérieuses défaillances à toutes les étapes du
parcours (11)  ».
Début 2020, la Malaisie a renvoyé au moins 4 000 tonnes de
déchets plastiques illégaux vers les 20 pays d’où ils avaient été
expédiés, dont 43 conteneurs vers la France. Mais, sur les sept
premiers mois de la même année, le pays a reçu plus de
33 000 tonnes de déchets en provenance du seul Royaume-Uni,
soit une hausse de plus de 81 % par rapport à l’année
précédente (12).

La pandémie de Covid-19 donnant lieu à un regain d’utilisation de


plastiques à usage unique, la crise des déchets pourrait encore
s’ampli er, malgré la législation internationale. « Nous ne savons
pas encore si ces déchets plastiques non triés et souillés arrivent
toujours en Malaisie depuis l’Europe, nous disait en février
Mme Sangaralingam. Nous n’avons pas accès aux données des
autorités des douanes. Mais, sans un contrôle e cace des pays
exportateurs et importateurs, nous risquons de les voir encore entrer
dans nos pays. »

Les limites du recyclage

Première demande de SAM : une transparence accrue. Comtrade,


la base de données des Nations unies, documente la circulation
des déchets plastiques selon leur type, leur pays d’origine et celui
de destination. Mais elle pourrait avec pro t inclure des données
sur leurs caractéristiques (propres ou non) et sur le traitement
prévu (ou non) dans les lieux d’accueil. Cette transparence
permettrait aux autorités locales comme aux instances
internationales de surveiller plus e cacement les tra cs illégaux.
Certes, le commerce de déchets recyclables demeure autorisé,
mais la convention de Bâle comme la directive-cadre de l’Union
européenne sur les déchets prévoient qu’ils soient recyclés dans le
pays où ils ont été produits, « à moins d’un mieux-disant
environnemental et sanitaire » — ce qui n’est pas le cas en Asie du
Sud-Est, où les infrastructures sont globalement moins
performantes que celles des pays de l’Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE). C’est donc la
deuxième recommandation du rapport : interdire toute
exportation de déchets plastiques, même recyclables, depuis ces
pays.

SAM et ses partenaires internationaux demandent également


l’amélioration de l’écoconception des emballages par les industries
des pays occidentaux, avec des matériaux plus facilement
recyclables. Ils proposent en n de réduire à la source les déchets,
notamment d’abandonner les conditionnements à usage unique.

Si, avant cette crise, l’Asie du Sud-Est ne se distinguait pas par


une gestion très écologique de ses propres ordures, les exemples
existent d’initiatives menées dans plusieurs pays, de Bandung
(Indonésie) à San Fernando (Philippines), visant l’objectif « zéro
déchet ». SAM, établie sur l’île de Penang (partie insulaire de
l’État de Penang), très urbanisée, rappelle que le gouvernement
local y a, dès 2014, interdit l’usage des polystyrènes pour les
empaquetages alimentaires (toujours autorisés en Europe en
2021). En 2015, l’État de Penang enregistrait déjà un taux de
recyclage proche de 40 % et, en 2018, mettait en place un plan de
collecte des restes alimentaires dans les lieux de restauration
collective. Ces e orts prometteurs sont mis à mal quand des pays
plus riches se débarrassent à moindre coût de leurs déchets.
Perçu comme une solution plus écologique que la décharge ou
l’incinération, au point que la pratique du tri a pu servir de critère
de distinction sociale, le recyclage voit son aura ternie après la
découverte des dommages occasionnés en Asie du Sud-Est. Loin
d’être une solution, il s’avère en e et limité, complexe et coûteux.

Limité, car, sous le nom générique de plastique, on trouve


di érentes matières, identi ées de 1 à 7 sur l’emballage : 1 pour le
polytéréphtalate d’éthylène (PET), celui des bouteilles d’eau ou de
soda ; 2 pour le polyéthylène haute densité (PE-HD), celui des
bouteilles de lait, d’huile ou de lessive ; 5 pour le polypropylène
(PP), dont on fait des usages variés, comme les boîtes de la
restauration à emporter. Ils ne sont recyclables qu’une fois. Les
autres plastiques (3, 4, 6 et 7) ne le sont pas du tout.

Complexe, car il faut trier avec un soin qu’il est di cile de


demander aux usagers, ménages comme entreprises. La
négligence autant qu’une volonté mal informée de bien faire (en
mettant avec ceux qui sont recyclables ceux dont on aimerait
qu’ils le soient) font que les déchets sont peu ou mal triés. Les
collectivités poussent également à une collecte moins sélective (lire
« Un secteur orissant »).

Coûteux, en n, car le tri préalable requiert une haute


technologie, ou plus simplement une main-d’œuvre nombreuse. Sa
rentabilité peut en outre être mise à mal par un prix du pétrole
peu élevé, qui permet de fabriquer à moindre coût des matières
plastiques vierges. Dans ce cas, le législateur doit imposer ou
soutenir nancièrement l’intégration de matières recyclées par les
fabricants.
En France, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de
l’énergie (Ademe) reconnaît que le retraitement du plastique « se
heurte à des freins à la fois technologiques et économiques (13)  ».
La recherche avance, mais parfois moins vite que l’arrivée sur le
marché de nouveaux matériaux. Mme Flore Berlingen, ex-
directrice de Zero Waste France (anciennement Centre national
d’information indépendante sur les déchets) et auteure de
Recyclage. Le grand enfumage (14), donne l’exemple d’une
nouvelle bouteille de lait blanche en plastique brillant.
Commercialisée par commodité ou en raison d’un aspect plus
attrayant pour les consommateurs, elle sape les progrès
techniques qui avaient permis de mieux trier les acons
classiques, plus ternes : le type de plastique n’est pas le même,
mais les machines peinent à faire la di érence.

éoriquement, le principe de « responsabilité élargie » du


producteur « engage les metteurs en marché de produits emballés et
de papiers graphiques à nancer ou organiser la gestion de la n de
vie des emballages et papiers », selon l’entreprise de recyclage
Citeo. Mais l’histoire de la bouteille de lait brillante montre que
ce principe ne sert pas à grand-chose.

Autrefois, l’emballage réutilisable restait du ressort des fabricants,


qui devaient en organiser la consigne ; l’emballage jetable déleste
de fait les industriels de leurs obligations (15). Ils l’ont ainsi
abandonné aux bons soins des collectivités. Il semble di cile de
les responsabiliser à nouveau, même si le cadre législatif et
réglementaire évolue vite (16).

En dé nitive, un constat s’impose : depuis les années 1950, sur les


6,3 milliards de tonnes de déchets plastiques produits dans le
monde, seuls 9 % ont été recyclés et 12 % incinérés. Le reste
s’accumule dans les décharges ou dans l’environnement et nit
souvent, sous une forme plus ou moins dégradée, dans les
océans (17). La crise en Asie du Sud-Est a révélé avec force
l’injustice environnementale et a commencé à émouvoir l’opinion
dans les pays de destination comme dans les pays d’envoi de
déchets. Peut-être va-t-on en n pouvoir s’attaquer à cet autre
problème mondial qu’est la pollution par les plastiques.

Aude Vidal

Anthropologue, auteure notamment de l’essai

Égologie. Écologie, individualisme et course au

bonheur, Le Monde à l’envers, Grenoble, 2017.

(1) Du nom de la fondation créée par Richard Goldman, patron d’une compagnie
d’assurances américaine, et son épouse Rhoda. C’est le prix le plus prestigieux pour
l’action environnementale.

(2) « Discarded. Communities on the frontlines of the global plastic crisis », GAIA,


Berkeley (Californie), avril 2019.

(3) Wang Jiu-Liang, Plastic China, CNEX Inc., 2016.

(4) « Noti cation G/TBT/N/CHN/1211 », OMC, Genève, juillet 2017.

(5) Gayatri Suroyo et Cindy Silviana, « In Indonesia, splits emerge over e orts to stem
plastic tide », Reuters, 21 décembre 2018.

(6) « Plastic waste to be sent back », e Edge Financial Daily, Petaling Jaya


(Malaisie), 29 mai 2019.

(7) « Philippines ships 69 containers of dumped rubbish back to Canada », Al-Jazeera,


31 mai 2019.

(8) Traité international sous l’égide des Nations unies signé en 1989 et entré en vigueur
en mai 1992. Sur les 166 États parties prenantes, seuls les États-Unis et Haïti ne
l’ont pas rati é.

(9) Il s’agit du polytéréphtalate d’éthylène (PET), du polyéthylène (PE) et du


polypropylène (PP).
(10) Rob Picheta et Sarah Dean, « Over 180 countries — not including the US — agree
to restrict global plastic waste trade », CNN, 11 mai 2019, https://edition.cnn.com

(11) « European waste trade impacts on Malaysia’s zero waste future » (PDF), Zero
Waste Europe, Bruxelles, janvier 2021.

(12) Nicola Smith, « Britain sends more plastic waste to Southeast Asia despite clashes
with local government », e Telegraph, Londres, 9 octobre 2020.

(13) « Déchets. Chi res-clés », Ademe, Angers, 2020.

(14) Flore Berlingen, Recyclage. Le grand enfumage, Rue de l’échiquier, Paris, 2020.

(15) Lire Grégoire Chamayou, « Eh bien, recyclez maintenant ! », Le Monde


diplomatique, février 2019.

(16) L’Ademe cite pas moins de dix-huit lois, décrets et plans d’action français ou
européens postérieurs à 2010.

(17) Laura Parker, « A whopping 91 % of plastic isn’t recycled », National Geographic,
Washington, DC, 20 décembre 2018.
D A S -E

Un secteur orissant

A V

D’après Citeo, une société créée par les distributeurs de produits de

consommation pour promouvoir le recyclage en France, 70 % des déchets

ménagers sont recyclés. Le secteur se porte bien : plus de

28 000 emplois pour 9 milliards d’euros de chi re d’a aires en 2017. En

2016, 58 % des papiers et cartons étaient recyclés, ainsi que 80 % des

métaux et 76 % du verre. Mais le tableau est moins reluisant quand on

examine le cas des plastiques, dont seulement 26 % font l’objet d’une

« valorisation matière », selon l’expression consacrée.

Responsables de la gestion des déchets, les intercommunalités ont choisi,

à partir de 2012, l’extension des consignes de tri, c’est-à-dire le mélange

de tous les déchets, recyclables ou qui semblent l’être, pour simpli er la

vie des administrés et rendre le tri plus acceptable. Elles y ont été

encouragées par Citeo dans le but d’augmenter les quantités

collectées (1), à défaut de la proportion recyclée. Les plastiques qui ne

sont pas retraités sont pour la plupart incinérés, comme 14,4 millions de

tonnes d’ordures chaque année.

En 2017, 326 millions de tonnes de déchets ont été générées, dont

39 millions de tonnes de produits ménagers et assimilés, le reste étant dû

aux industries et à la construction. Les exportations françaises de déchets

sont environ trois fois plus nombreuses que les importations et vont, dans

leur grande majorité, vers des pays d’Europe (en premier lieu la Belgique,
l’Espagne, l’Allemagne et le Luxembourg) ainsi que vers la Turquie. Et 2,3

millions de tonnes, soit 16 % des exportations, sont acheminées vers

d’autres pays (2) (parmi les plus pauvres du monde, en Asie et ailleurs),

malgré le préjudice causé à leur environnement et à la santé de leurs

populations.

Aude Vidal

Anthropologue, auteure notamment de l’essai

Égologie. Écologie, individualisme et course au

bonheur, Le Monde à l’envers, Grenoble, 2017.

(1) Giulietta Gamberini, « Recyclage : à Paris aussi, le tri du plastique devient plus simple », La

Tribune, 9 janvier 2019.

(2) « Déchets. Chi res-clés », Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, Angers,

2020.

CARTOGRAPHIE
Le commerce des déchets

plastiques

Cécile Marin
Le Monde diplomatique, mai 2021

L’inéluctable déclin du sionisme


de gauche
Pour la quatrième fois en deux ans, l’opposition au premier

ministre israélien Benyamin Netanyahou se retrouve confrontée

au même blocage : elle est majoritaire, mais si hétéroclite qu’elle

peine à s’accorder. Avec treize sièges sur cent vingt au Parlement,

la gauche sioniste, incarnée par l’historique Parti travailliste et par

le Meretz, semble devoir faire le deuil de son hégémonie d’antan.

T V

Au terme des quatre scrutins législatifs qui se sont tenus en Israël


depuis avril 2019, le même constat s’est imposé : l’in uence de la
gauche sioniste s’est e ondrée, au pro t des alliances entre
nationalistes et religieux. L’utopie du sionisme de gauche, à savoir
la fondation d’un État pour les Juifs sur des bases socialistes,
semble ainsi avoir échoué. Pourtant, cette gauche a joué un rôle
central dans l’histoire d’Israël : au cœur de sa création en 1948,
majoritaire à la Knesset (Parlement) pendant les trois premières
décennies d’existence de l’État et aux commandes de 1992 à 1996,
puis de 1999 à 2000. Mais, lors des dernières élections, la gauche
(Parti travailliste et Meretz) s’est montrée incapable de revenir au
premier plan, enregistrant même les pires scores de son histoire
— sept sièges sur cent vingt en mars 2020, puis treize cette année.

A n d’expliquer ce déclin, il convient de rappeler les origines et


les contradictions du sionisme de gauche. Dès sa fondation
o cielle, en 1897 à Bâle, le mouvement sioniste est divisé entre
plusieurs tendances. La bourgeoisie se rassemble autour du
journaliste austro-hongrois eodor Herzl, partisan d’un État juif
libéral, qui cherche à obtenir des soutiens diplomatiques et des
points d’appui au sein du capitalisme occidental. D’autres
militants, quali és de « travaillistes », défendent un sionisme allié
du socialisme, faisant reposer la réussite du projet sur la
transformation des Juifs marginalisés en travailleurs, ouvriers et
paysans productifs. À partir des années 1920, ce sionisme de
gauche parvient à s’imposer à la tête du mouvement.

Toutefois, ces courants restent liés entre eux par une certitude :
seul un État pour les Juifs permettrait à ces derniers de vivre en
sécurité et de se libérer de l’antisémitisme. Ils seraient pris en
étau entre, d’une part, des courants appelant à leur destruction
physique, dont les nombreux pogroms dans l’Empire russe tout au
long du XIXe siècle sont l’expression la plus directe, et, d’autre
part, une volonté dans leurs rangs de s’intégrer aux sociétés
européennes en se détachant de la religion, voire de toute
appartenance communautaire. Or cette dernière stratégie
n’empêche pas l’antisémitisme de se di user et de menacer la
sécurité des Juifs.

Conceptualisé alors que les puissances occidentales se constituent


des empires en Asie et en Afrique, le mouvement sioniste est
profondément in uencé par l’idéologie coloniale (1). Il revendique
ainsi la reconnaissance, non seulement d’un droit à la
souveraineté pour les Juifs, mais aussi d’un droit à l’installation
sur une terre où ils sont peu nombreux — moins de 5 % de la
population de la Palestine à la n du XIXe siècle.

Être de gauche peut relever d’une démarche universaliste et


consister à défendre des principes tels que la justice sociale pour
tous ou l’accès des peuples à l’égalité et à la liberté. Le sionisme
semble être en contradiction avec ces idéaux, car il n’entend
défendre que les Juifs. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la
gauche radicale européenne se montre d’ailleurs très critique à
son égard. Elle considère que les principes marxistes ou socialistes
sont les seuls buts à poursuivre : c’est par la révolution sociale que
les Juifs s’émanciperont, et non par la création d’un État à des
milliers de kilomètres de leurs lieux de lutte. Les perspectives
nationalistes, et a fortiori ethnoreligieuses, sont perçues comme
une rupture avec la lutte des classes, censée unir les individus en
fonction de leur condition sociale et non de leur communauté. Par
ailleurs, les organisations marxistes ou socialistes européennes
réfutent l’existence d’une « nation juive ».

Le kibboutz, image historique idéale

Mais ceux qui subissent l’antisémitisme et ses humiliations


quotidiennes, et à qui toute forme de reconnaissance sociale est
refusée, ne peuvent pas patienter jusqu’au triomphe d’une
hypothétique révolution. C’est ainsi que le sionisme gagne en
in uence auprès de militants de gauche dont l’idéal progressiste
ou révolutionnaire n’en demeure pas moins imprégné d’une
culture coloniale. En Palestine, face à une population arabe très
largement paysanne et attachée à des modèles politiques
traditionnels, les organisations sionistes de gauche se perçoivent
comme une avant-garde révolutionnaire, sur laquelle repose la
victoire du marxisme ou du socialisme au Proche-Orient. Tout
comme la bourgeoisie sioniste, elles partent du principe que, leur
projet étant juste, moderne et progressiste, les Arabes ne
pourraient qu’en béné cier.

Cette perspective s’e ondre dès les années 1920 et 1930,


marquées par plusieurs cycles de révoltes des Arabes de Palestine
contre la dépossession de leurs terres et le jeu trouble de la
puissance mandataire britannique. Cela débouche en 1947 sur la
solution onusienne d’une partition de la Palestine en deux États,
arabe et juif — solution anéantie par la première guerre israélo-
arabe. Au cours de ce con it, le mouvement sioniste parvient à
prendre possession de 78 % de la Palestine, sur lesquels est fondé
en 1948 l’État d’Israël. Celui-ci n’a de légitimité que grâce au vote
de l’Organisation des Nations unies (ONU), qui prévoit la
création à ses côtés d’un État arabe.

Or le non-respect par Israël de résolutions onusiennes débute dès


sa création, et ce alors que la gauche dicte l’ordre du jour
politique. De décennie en décennie, le sionisme travailliste, de par
son refus d’accorder des droits égaux aux Arabes vivant dans ses
frontières et de reconnaître aux Palestiniens le droit de vivre
dignement et libres dans leur patrie, perd ainsi son masque
progressiste pour ne garder qu’un caractère conservateur et
colonial.

Sauf que l’image du Juif révolutionnaire débarqué en Palestine


pour fonder avec ses camarades un État progressiste et une
société égalitaire reste enracinée dans l’imaginaire politique de
nombre d’Européens. Durant des décennies, ces derniers ont été
sensibilisés à la question israélo-palestinienne par la célébration
du modèle socialiste israélien, avec les kibboutzim (2)
collectivistes et leurs pionniers travaillant la terre. Le tableau était
idéal, mais il ne signi e plus grand-chose désormais. Non
seulement parce que les kibboutzim ne pèsent plus lourd dans les
équilibres économiques et sociaux, mais surtout parce qu’ils ne
peuvent plus masquer la réalité de la politique israélienne : une
politique coloniale, oppressive et ancrée par ailleurs dans la doxa
néolibérale, ce qui fait d’Israël l’un des pays les plus inégalitaires
du monde occidental — le deuxième (derrière le Mexique) au sein
de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE). À cela s’ajoute la dégradation du climat
politique : de nombreux intellectuels et journalistes quali ent
l’évolution d’Israël depuis les années 2000 de « droitisation »,
certains allant jusqu’à parler de « dérive fascisante », dans un
contexte de marginalisation croissante de la gauche sioniste.

L’une des raisons de ce déclin est que l’État travailliste construit


au cours des premières décennies de l’existence d’Israël, et fondé
sur des principes de laïcité et de solidarité entre travailleurs juifs,
n’existe plus. Israël est désormais pleinement intégré au
capitalisme occidental et est même devenu un eldorado pour les
entrepreneurs des nouvelles technologies numériques. Au sein de
la société, les vagues de réformes économiques menées dès les
années 1980 ont substitué l’individualisme à l’esprit collectif, et
les valeurs socialistes paraissent désormais désuètes,
contrairement à celles du nationalisme religieux. À titre
d’exemple, en septembre 2019, seuls 41 % des enfants ont e ectué
leur rentrée scolaire dans un établissement laïque et public, les
autres fréquentant des écoles privées et religieuses. Ce nouvel état
d’esprit touche également l’institution militaire. Selon
l’association de refuzniks Mesarvot (« Refus »), près de 50 % des
lycéens échappent au service militaire. Parmi eux, moins d’une
dizaine s’a rment chaque année comme objecteurs de conscience,
refusant l’enrôlement pour des motifs philosophiques ou
politiques. Les autres parviennent soit à être exemptés, s’ils sont
ultraorthodoxes, soit à obtenir des dérogations pour divers motifs,
notamment professionnels (bien que l’attribution de certains
postes suppose d’avoir souscrit à ses obligations militaires).

Ignorance de la réalité palestinienne

Par ailleurs, bien que l’État ne reconnaisse qu’un seul « peuple


juif », la con ictualité reste omniprésente entre les composantes
de la population juive (ashkénaze, falacha, mizrahim, russophone,
séfarade (3)…), qui se sentent en concurrence pour accéder aux
postes décisionnels du pays. Si Israël ne compte plus que 30 % de
Juifs ashkénazes, ces derniers incarnent les principaux courants
de la gauche sioniste. L’élection en 2017 de l’homme d’a aires Avi
Gabbay, enfant d’une famille marocaine, à la tête du Parti
travailliste (poste qu’il a occupé jusqu’en 2019) n’a pas eu
d’in uence sur le vote des Juifs orientaux, traditionnellement
favorables à la droite. Pourtant, M. Gabbay a multiplié les appels
du pied en direction de l’électorat conservateur et religieux, en
a rmant que les colonies représentaient le « beau visage du
sionisme » et que les errements de la gauche provenaient du fait
que ses militants avaient oublié ce que signi e être juif. Son
successeur jusqu’en janvier 2021, M. Amir Peretz, lui aussi
d’origine marocaine, n’a pas fait mieux sur le plan électoral.
Autre élément défavorable à la gauche sioniste : ses militants ne
connaissent pas, ou mal, le quotidien des Israéliens qui vivent en
périphérie des principales agglomérations. Pour le politiste Ilan
Greilsammer, l’ensemble du mouvement travailliste sioniste,
Meretz compris, n’a « aucun lien avec les masses populaires (4)  ».
Les responsables de ces partis, ajoute-t-il, ne sont « jamais allés à
Sderot ou à Netivot [deux villes du sud d’Israël proches de la
bande de Gaza], ou juste en passant en voiture ». Cela explique
pourquoi leurs idées sont largement perçues comme des
propositions « élitistes » conçues par — et nalement pour — les
privilégiés de Tel-Aviv. Comme dans nombre de pays, l’électorat
de la droite est nettement plus populaire que celui de la gauche,
sauf parmi les Arabes.

Au lendemain du scrutin d’avril 2019, le journaliste Meron


Rapoport a étudié le vote de trente-sept communes juives parmi
les plus pauvres du pays, représentant un million d’électeurs (5).
Pour l’essentiel, ces villes rassemblent mizrahim et russophones.
En moyenne, le taux de participation y est de 60 %, soit
l’équivalent de trente sièges à la Knesset selon les règles du vote à
la proportionnelle en vigueur en Israël. Dans son ensemble, la
gauche sioniste y obtient 3,25 % des voix, soit un député. Les
dirigeants du Parti travailliste ou du Meretz n’existent pas aux
yeux des Juifs les plus précaires, notamment non ashkénazes. À
l’inverse, la droite nationaliste remporte vingt-deux mandats dans
ces communes, dont douze pour le Likoud. Le parti de
M. Benyamin Netanyahou, tout autant que ses alliés, s’enracine
dans cette société périphérique, en particulier à travers des
organisations caritatives qui proposent des activités pour les
enfants ou des écoles subventionnées. Quelques décennies
auparavant, cet activisme était l’apanage de la centrale syndicale
Histadrout et jouait un rôle majeur dans l’implantation travailliste
chez les plus précaires.

La gauche sioniste sou re aussi d’avoir perdu son vivier de


dirigeants issus des kibboutzim, grâce auquel elle a longtemps
tenu l’État et ses institutions. Par le passé, les kibboutzim
permettaient aux militants d’acquérir une éducation politique qui,
avec la carrière militaire, constituait le socle principal de la
formation travailliste. Ces cadres représentaient l’élite du pays.
S’il reste aujourd’hui environ 250 kibboutzim, ils ont été pour la
plupart privatisés. Dotés de terrains pour la construction de villas
ou de parcs de loisirs, ils attirent de jeunes couples avec enfants en
quête d’un cadre de vie plus sain. Seuls quelques-uns fonctionnent
encore selon des principes collectivistes tels que l’égalité des
salaires et la vie en communauté.

Il faut souligner en n que la majeure partie des militants de la


gauche sioniste ont très peu conscience de la réalité palestinienne.
Ils ne savent pas ce que signi e vivre sous blocus militaire.
Lorsqu’ils lisent les reportages réalisés dans les territoires occupés
par des journalistes comme Amira Hass ou Gideon Levy, ils
assimilent leurs auteurs à des gauchistes, des défaitistes ou des
pessimistes, qui n’écouteraient que la version palestinienne. La
désa ection travailliste à l’égard d’organisations non
gouvernementales comme B’Tselem, Breaking the Silence ou
Yesh Din, qui mettent en lumière la réalité de l’occupation, ainsi
que tous les éléments dérangeants et les angles morts que la
société israélienne ne souhaite pas ou plus voir, est également
révélatrice. Ces organisations sont les derniers piliers du camp de
la paix, mais elles n’obtiennent presque plus aucun soutien
politique des principaux dirigeants de la gauche, plus soucieux de
recruter des électeurs parmi les plus de 660 000 colons qui
résident en Cisjordanie. Elles se retrouvent isolées face à un
pouvoir qui limite considérablement leurs activités en les
présentant comme des traîtres à la patrie. En se coupant d’une
partie de ce champ politique qui formait jadis un de ses socles
électoraux, la gauche sioniste se prive de dynamiques susceptibles
d’o rir un discours alternatif à la propagande coloniale et
ultrasécuritaire de M. Netanyahou.

omas Vescovi

Chercheur indépendant en histoire contemporaine.

Cet article est adapté de son ouvrage L’Échec d’une

utopie. Une histoire des gauches en Israël, La

Découverte, Paris, 2021.

(1) Lire Gilbert Achcar, « La dualité du projet sioniste », dans « Palestine. Un peuple,
une colonisation », Manière de voir, n° 157, février-mars 2018.

(2) Pluriel de « kibboutz », ou village collectiviste. L’habitant d’un kibboutz est nommé


kibboutznik (au pluriel, kibboutznikim).

(3) Le terme « mizrahim » désigne un ensemble disparate de communautés juives


originaires du Proche-Orient, du Caucase et du reste de l’Asie.

(4) Chloé Demoulin, « La gauche israélienne se cherche à droite… et ne se trouve pas »,


Mediapart, 8 juin 2018.

(5) Meron Rapoport, « Israel’s left lost a million votes in the last polls. Here’s how they
get them back », Middle East Eye, 19 août 2019.
C

« Le camp de la paix ne


comprend pas l’idéologie de
Netanyahou »
Longtemps minoritaire, le Likoud s’est peu à peu imposé comme

la principale force politique d’Israël. Qu’il s’agisse de Menahem

Begin, premier vainqueur de la gauche, d’Yitzhak Shamir, ancien

responsable d’une organisation terroriste, ou de M. Benyamin

Netanyahou, l’actuel chef du gouvernement, tous ses dirigeants

ont œuvré à intensi er la colonisation des territoires palestiniens.

C E
Joy Lions. – « Locked Doors » (Portes fermées), 2016

© Joy Lions - Bridgeman Images

• La première victoire du Likoud

Le 17 mai 1977, le Parti travailliste perd les élections et, pour la


première fois depuis la création de l’État d’Israël, le pouvoir passe
à l’opposition de droite. Le Likoud est aux a aires. Menahem
Begin, le nouveau premier ministre, souhaite l’annexion des
territoires palestiniens. Il est un dèle soutien de Goush
Emounim (« le bloc de la foi »), l’organisation sioniste religieuse
qui a pour but de développer la colonisation en Cisjordanie. À Kol
Israel (« la voix d’Israël ») (1), cela signi e un nouveau
vocabulaire. Il ne faut plus dire « Cisjordanie », mais « Judée-
Samarie » ; le terme « colonies » est, en principe, banni. Autant
que possible, nous ne devons pas parler d’« implantations », mais
de « localités » juives. C’est encore facultatif, et je n’emploie pas
toujours le vocabulaire « recommandé », qui, pour moi, ne
parvient pas à masquer la réalité de l’occupation des territoires
palestiniens.

Dans ces conditions, mes commentaires et mes reportages n’ont


pas toujours l’heur de plaire à de nombreux Israéliens d’origine
française. Notamment au professeur André Neher. Personnalité
importante du judaïsme français, immigrant récent installé à
Jérusalem, il les trouve inadmissibles. Je découvrirai bien plus
tard les avertissements qu’il avait lancés après la guerre des six
jours de juin 1967 aux « théoriciens d’une gauche pure, [et à]
beaucoup d’intellectuels juifs de la diaspora qui revendiquent le
droit de critique à l’égard d’Israël, sans se rendre compte du
mécanisme mortellement dangereux dans lequel ils acceptent
d’entrer. (…) Être contre Israël, par quelque nuance que ce soit,
c’est, sur ce point précis, être vraiment et fatalement contre Israël,
c’est apporter à la mise en accusation d’Israël une contribution dont
les répercussions sur l’ensemble sont dangereusement imprévisibles.
Ces “critiques” sont donc nocives, en logique pure (2) ».

Déjà, il n’aimait pas les reportages que publiait la presse


israélienne sur la répression de la résistance à l’occupation et le
début de la colonisation dans les territoires palestiniens durant les
années qui avaient suivi la guerre des six jours. Pour ce qui était
désormais une droite juive, les médias devraient s’autocensurer,
ne pas montrer ce qu’il se passait sur le terrain. À présent, Neher
et ses amis combattaient toute critique de la colonisation que
Begin et Ariel Sharon voulaient développer.

• Begin et la paix avec l’Égypte


Quelques mois plus tard, un événement majeur va bouleverser le
Proche-Orient et secouer la vision profondément ancrée dans la
conscience collective des Israéliens d’un monde arabe avec qui la
paix est, au mieux, un rêve irréalisable. Le 9 novembre 1977, le
président égyptien Anouar El-Sadate annonce, au cours d’un
discours devant le Parlement de son pays, qu’il est prêt à aller à la
Knesset, à Jérusalem, « si cela permet d’empêcher la mort d’un
soldat ou d’un o cier égyptien ». Pour les journalistes de Kol
Israel, cela paraît totalement incongru. Le « raïs » à Jérusalem ?
Begin lui répond le soir même qu’il est prêt à l’accueillir. Ce
rapprochement entre dirigeants ennemis se poursuit pendant
quelques jours. Au sein de la rédaction, on l’analyse tout au plus
comme un grand exercice de relations publiques, et une
plaisanterie suscite l’hilarité : « Sadate ira à Yad Vashem (3) ! »
C’était inimaginable. Quelques semaines plus tôt, le « raïs » avait
déclaré qu’il était prêt à sacri er un million de soldats égyptiens
pour récupérer sa terre, le Sinaï. Le vendredi 18 novembre 1977,
en n de matinée, je suis à l’aéroport Ben-Gourion pour couvrir
l’arrivée de la délégation préparatoire venue du Caire. Pour la
première fois dans l’histoire, un avion o ciel égyptien atterrit en
Israël. La visite aura donc bien lieu. (…) Le surlendemain, à la
tribune de la Knesset, Sadate déclare : « La paix ne sera réelle
qu’à condition d’être fondée sur la justice et non sur l’occupation
des terres d’autrui. » Il insiste « sur la nécessité d’un retrait total
des territoires arabes, y compris de Jérusalem-Est », et la création
d’un « État palestinien ».

Le 17 septembre 1978, sous la houlette de James Carter, le


président américain, Begin et Sadate signent solennellement les
accords de Camp David. L’Égypte va récupérer la totalité du
Sinaï (4) et conclure un traité de paix en bonne et due forme avec
Israël. Mais il faut revenir sur ces textes intitulés « Accord-cadre
pour la paix au Moyen-Orient ». Une phrase a fait sursauter la
droite israélienne, qui, longtemps, la reprochera à Begin : « Les
Palestiniens participeront à la détermination de leur propre
avenir. » Comment ? D’abord, pendant une période transitoire de
cinq ans au début de laquelle « les habitants de la rive occidentale
du Jourdain et de Gaza éliront une autorité autonome qui les
gouvernera et mettra sur pied une puissante force de police locale,
laquelle contribuera à assurer la sécurité d’Israël et de ses voisins ».
Trois années après le début de cette période transitoire devront
débuter des négociations pour dé nir le statut dé nitif de la rive
occidentale et de Gaza et conclure un traité de paix entre Israël et
la Jordanie, dont les représentants participeront à l’ensemble de
ce processus. Et cette autre petite phrase qui, là encore, fait réagir
la droite israélienne. « Toute solution issue des négociations devra
aussi reconnaître les droits légitimes du peuple palestinien et ses
justes besoins. » Cette dé nition de l’autonomie palestinienne se
retrouvera, presque mot pour mot, dans les accords d’Oslo, quinze
ans plus tard…

L’Égypte ne risquant plus de gêner les plans de Begin et de son


ministre Sharon, ceux-ci lancent la colonisation en Cisjordanie.
Le nombre d’habitants dans les implantations va passer d’à peine
20 000 en 1977 à plus de 70 000 dix ans plus tard. En
octobre 1979, Moshe Dayan, qui avait quitté le Parti travailliste
pour devenir le ministre des a aires étrangères du cabinet Begin,
démissionne. Il a compris que, pour le Likoud, il n’est en réalité
pas question de poursuivre le processus de paix avec les
Palestiniens… Pour les mêmes raisons, Ezer Weizman, le
ministre de la défense, démissionnera lui aussi quelques mois plus
tard.
• Le mystère Shamir

En 1988, j’ai décidé d’écrire la biographie d’Yitzhak Shamir (5).


On en savait très peu sur le passé de ce personnage, chef du
groupe [paramilitaire sioniste, NDLR] Stern dans les
années 1940, agent du Mossad, président de la Knesset lors de la
visite historique de Sadate à Jérusalem, ministre des a aires
étrangères pendant la guerre au Liban en 1982, successeur de
Begin à la tête du Likoud et deux fois chef de gouvernement (6).
Plusieurs intellectuels israéliens me disaient : « Shamir ! Pas
intéressant ! Il n’a que la vision d’un rocher. » Autrement dit, il n’y
a rien à écrire sur lui ! Lorsque, bien plus tard, je m’intéresserai
au mouvement messianique, et à Benyamin Netanyahou, je
retrouverai ce manque d’intérêt — et de compréhension — des
intellectuels de la gauche israélienne pour l’idéologie de la droite
au pouvoir.

E ectivement, Shamir n’avait publié aucun livre, ni accordé à un


média israélien de grandes interviews racontant sa vie, ses
origines. Il n’y avait quasiment rien sur lui. Il me fallait creuser,
retrouver des témoins encore vivants. L’histoire de cet homme me
paraissait assez fascinante. Un politologue le dé nissait comme un
national-bolchevique. Je dois reconnaître que je n’ai pas réussi à
percer toutes les zones d’ombre de ses origines. Ses parents
étaient membres d’une cellule communiste à Rozhnoï, son village
natal en Pologne orientale. Après l’occupation de la région par
l’Armée rouge, en 1939, Shlomo Yzernitzky, son père, s’est vu
attribuer par la hiérarchie soviétique le poste important de
commissaire chargé du commerce des peaux, cuirs et fourrures,
une ressource stratégique.
Deux amis d’enfance de Shamir, rencontrés en Israël, me disaient
qu’il était davantage versé dans les écrits de Marx et Engels que
dans ceux de Vladimir Zeev Jabotinsky, le fondateur du sionisme
révisionniste, un mouvement anticommuniste et antisocialiste,
opposé aux institutions de l’Organisation sioniste mondiale et
prônant la création d’un État juif des deux côtés du Jourdain.
Pour tous les autres témoins, pas de doute, il aurait très jeune
rejoint le Betar, le mouvement de jeunesse sioniste révisionniste.
Est-il venu en Palestine, en 1935, avec l’approbation des
Soviétiques dont dépendait son père ? (…) Où était la vérité ? Le
groupe Stern, dont il devint le chef opérationnel à partir de 1944,
avait des liens privilégiés avec le Parti communiste en Palestine,
en Tchécoslovaquie et en Bulgarie. La réponse se trouve peut-être
dans les archives du NKVD (7) à Moscou. (…)

Relisant les autobiographies publiées par les anciens du groupe


Stern, je constate que, jusqu’au tout début des années 1960,
certains se glori aient d’être engagés dans la voie du terrorisme.
Ce terme a disparu dans les éditions suivantes, leurs auteurs se
présentant plutôt comme des « combattants pour la liberté ».
Mon impression d’avoir a aire à une réécriture de l’histoire sera
renforcée lors de journées passées dans les archives du musée du
Stern à Tel-Aviv. Je voyais des hommes et quelques femmes, âgés,
passer des heures à enregistrer leurs témoignages. Je demande des
explications : « Ils viennent témoigner seulement maintenant ? »
Réponse : « Pas du tout ! Ils refont leurs enregistrements. Il y a des
choses qu’on ne peut plus raconter aujourd’hui ! »

Je parviendrai toutefois à mettre la main sur une citation de


Shamir dans un livre de Gerold Frank, e Deed. Un soir de
1942, il discute avec Eliahou Beit Tsouri, qu’il vient de recruter.
Extraits :

— Shamir : « Notre objectif ? Libérer notre peuple de l’occupant


étranger. C’est notre guerre contre l’Angleterre [alors puissance
mandataire en Palestine, NDLR]. (…) Nous ne serons qu’un petit
groupe. Peu contre beaucoup. Nous serons isolés dans notre guerre.
La population nous pourchassera jusqu’à ce que nous parvenions à
l’éduquer. (…) Nous mènerons une guerre de guérilla. C’est la seule
arme des faibles contre les forts. La seule manière d’aboutir à un
équilibre des forces… »

— Beit Tsouri : « Quelles opérations pourrons-nous réaliser ? »

— Shamir : « Le terrorisme individuel. Des actions terroristes


dirigées individuellement contre des personnes à la tête de
l’administration occupante (…).  »

Sur les ordres de Shamir, Beit Tsouri et Eliahou Hakim


assassineront, au Caire, lord Moyne, ministre des colonies
britannique, le 6 novembre 1944. Capturés, condamnés à mort, ils
seront pendus.

• Le retour de Netanyahou

Les élections législatives ont lieu en Israël le 10 février 2009. Le


parti Kadima, dirigé par Tzipi Livni, arrive en tête avec vingt-huit
députés. Cette ancienne députée du Likoud a e ectué un virage
idéologique à 180 degrés en acceptant, en échange de la paix, le
principe du partage de la terre d’Israël avec les Palestiniens. C’est
contraire à l’éducation très à droite qu’elle a reçue de ses parents.
Eitan Livni, son père, fut le chef des opérations de l’Irgoun,
l’organisation clandestine dirigée par Begin, qui a combattu les
Britanniques jusqu’à l’indépendance d’Israël en 1948. Le
président de l’État lui con e la mission de former une nouvelle
coalition gouvernementale. Elle négocie sans succès avec Ehoud
Barak, dont le Parti travailliste s’est e ondré et n’a plus que douze
élus. Les deux formations ultraorthodoxes rejettent ses
propositions, de même que le parti Shass, les ultraorthodoxes
orientaux. En fait, Barak et le Shass ne veulent pas d’elle pour
diriger le pays. Ils concluent un accord secret avec l’ancien
premier ministre Netanyahou, qui, lui, parvient à former une
coalition parlementaire de soixante-quatorze députés avec le
Likoud, les sionistes religieux, les ultraorthodoxes, le Shass et les
travaillistes. Barak conserve le ministère de la défense.

Netanyahou revient donc au pouvoir. Je relis son livre dans ses


deux versions, en hébreu et en anglais. À l’époque, selon ses
déclarations pendant la campagne des primaires du Likoud, il n’a
pas changé sa vision, telle qu’il l’avait dé nie dans son A Place
Among the Nations (« Une place parmi les nations »), et n’a pas
l’intention de faire la moindre concession aux Palestiniens : « La
vie quotidienne des Arabes peut être conçue di éremment dans la
réalité du terrain. (…) Quand quelques Arabes peuplent une colline
isolée, il n’y a aucune raison pour déclarer autonome l’ensemble de
la colline. (…) Seuls seraient autonomes les centres urbains. Le reste
du territoire, peu peuplé, sera exclu de cet arrangement. »

Pour le premier ministre, la gauche reste toujours l’ennemi


intérieur, puisqu’elle accepte l’idée que le peuple palestinien a des
droits. C’est, écrit-il, le symptôme de la maladie contractée au
début du siècle en Europe de l’Est. Le virus du marxisme qui a
imprégné tous les mouvements juifs, socialistes, communistes et
de gauche depuis le début du XXe siècle.
Le camp de la paix comprend-il l’idéologie qui guide la politique
de Netanyahou ? Je ne le crois pas. J’en ai la con rmation lors
d’une réception chez l’historien et universitaire Zeev Sternhell à
Jérusalem. L’invité d’honneur est Yirmiyahu Yovel, à l’occasion
de la sortie en librairie de sa traduction en hébreu de la Critique
de la raison pure d’Emmanuel Kant. Sont réunis une bonne
vingtaine de professeurs émérites, historiens, sociologues,
philosophes, la plupart des fondateurs du mouvement La Paix
maintenant dans les années 1970. Aucun n’a jamais lu un livre de
Netanyahou.

En 2012, Sternhell reconnaîtra : « À gauche, on n’avait pas


compris que tout cela allait logiquement s’enchaîner. Baruch
Goldstein [auteur du massacre de vingt-neuf Palestiniens à
Hébron en 1994] et Yigal Amir [assassin du premier ministre
Ytzhak Rabin en 1995], tous deux, représentaient un courant
idéologique et politique considérable, très puissant, un véritable
torrent que la gauche refusait de voir par poltronnerie. C’était
commode de se voiler la face. Il était plus facile de dire qu’on avait
attrapé la grippe que de se dire qu’on sou rait du cancer, alors que
c’était bien un cancer dont nous étions a ectés, et cela, ce fut la
grande débâcle du leadership israélien de gauche (8). »

Charles Enderlin

Journaliste. Auteur de l’ouvrage De notre

correspondant à Jérusalem. Le journalisme comme

identité, Seuil, coll. « Don Quichotte », Paris,

2021. Les extraits suivants en sont tirés.

(1) NDLR. C’est dans cette radio publique israélienne, multilingue, nationale et


internationale, que l’auteur commença sa carrière de journaliste en 1971, dans la
section francophone.
(2) Neuvième colloque des intellectuels juifs de langue française, 29 janvier 1968. Cité
dans Israël dans la conscience juive. Données et débats, Presses universitaires de
France, Paris, 1971.

(3) NDLR. Monument en mémoire des victimes de la Shoah, à Jérusalem.

(4) NDLR. Occupé par Israël depuis la guerre des six jours, en 1967.

(5) Shamir. Une biographie, Olivier Orban, Paris, 1991.

(6) NDLR. De 1983 à 1984 puis de 1986 à 1992.

(7) NDLR. La police politique soviétique.

(8) Entretien avec Zeev Sternhell, à lire dans Au nom du Temple. Israël et l’irrésistible
ascension du messianisme juif (1967-2013), Seuil, Paris, 2013. Et à retrouver dans le
documentaire du même nom (2015).
Le Monde diplomatique, mai 2021

Washington sème la zizanie sur


le marché européen du gaz
Con it en Ukraine, sort de l’opposant Alexeï Navalny, gazoduc

Nord Stream 2 : la dégradation des relations entre la Russie et

l’Europe occidentale depuis 2014 occupe les chancelleries. Ces

tensions ont pour toile de fond un « grand jeu » énergétique où

se croisent la stratégie russe, les exigences américaines, les

intérêts allemands, l’urgence climatique et le dogmatisme libéral

de la Commission européenne.

M R

Jean-Michel Basquiat. — « Gas Truck » (Camion à gaz), 1984

© ADAGP, Paris, 2021 - Christie’s Images - Bridgeman


Durant sa visite à la Maison Blanche, en juillet 2018, M. Jean-
Claude Juncker, alors président de la Commission européenne,
tombe d’accord avec le président Donald Trump. « Nous avons
décidé aujourd’hui de renforcer notre coopération stratégique dans
le domaine énergétique, déclarent les deux hommes conjointement.
L’Union européenne souhaite importer davantage de gaz naturel
liqué é des États-Unis pour diversi er son approvisionnement (1).
 » C’était un secret de Polichinelle : les producteurs nord-
américains de gaz cherchent des débouchés, et l’Union
européenne, premier importateur mondial, fait une cliente idéale.

Le con it entre la Russie et l’Ukraine, la question du gazoduc


Nord Stream 2 (lire « Comment saboter un gazoduc »), les
tensions en mer Méditerranée autour des gisements chypriotes
ont propulsé la production du gaz naturel et son
approvisionnement au centre du jeu géopolitique, au moment où
les enjeux environnementaux préoccupent de plus en plus les
États. Il s’agit d’une ressource non renouvelable, certes, mais
moins polluante que le pétrole ou — surtout — que le charbon.
Elle permet en outre une production d’électricité peu coûteuse et
se transporte plus facilement qu’au siècle dernier.

Avec l’émergence du gaz naturel liqué é (GNL), acheminé dans


des navires méthaniers, le secteur, naguère très régionalisé,
s’internationalise et s’a ranchit de la dépendance mutuelle entre
exportateurs et importateurs qu’imposaient les gazoducs (2). Le
processus ne brille cependant pas par sa simplicité : le gaz extrait
est d’abord liqué é par refroidissement à une température de
— 161 °C, transporté par bateau, puis regazéi é. Au sein de
l’Union européenne, une trentaine de terminaux permettent ces
opérations (voir carte). Si la majorité des exportations mondiales
s’e ectuent par gazoduc (63 %, contre 37 % par la mer), l’écart se
resserre (78 % contre 22 % en 2005).

Plus commode que le gaz terrestre, le GNL enthousiasme les


partisans de la libéralisation du secteur. Avec lui, les opérateurs
jouent sur les prix des divers marchés (européen, atlantique et
paci que) et concluent de plus en plus fréquemment des contrats
à court terme, dits « spots », qui permettent d’e ectuer des
transactions au jour le jour. Par contraste, les contrats via
gazoduc — et encore une partie de ceux qui concernent le GNL —
portent sur des durées allant souvent jusqu’à vingt ou
trente ans (3).

Premier producteur de gaz du monde, les États-Unis en extraient


88 % de plus qu’il y a quinze ans, alors que la Russie stagne et que
l’Europe a diminué sa production de moitié. La cause ? La
découverte, au début des années 2000, du gaz « non
conventionnel », tiré du sous-sol par la technique très polluante de
la fracturation hydraulique (4). À partir de 2008, son exploitation
intensive a été facilitée par la « volonté d’indépendance
énergétique du gouvernement fédéral », et surtout par le « régime
juridique de l’exploration-production, qui fait qu’aux États-Unis
propriété du sol emporte propriété du sous-sol » (5). Autrement dit,
un propriétaire n’a pas besoin d’une autorisation de l’État pour
exploiter son sous-sol.

Si les États-Unis consomment l’essentiel de leur production, ils


dégagent des excédents en quantité croissante. Des trois plus gros
marchés mondiaux, l’européen apparaît comme le plus juteux.
Washington a exercé diverses formes de pression sur Bruxelles
a n de réduire l’emprise de la Russie sur l’alimentation gazière
européenne. En juillet 2017, M. Trump investissait l’initiative des
trois mers (ITM). Réuni pour la première fois en 2016, ce forum
rassemble chaque année douze pays (6) situés entre la mer
Baltique, la mer Noire et l’Adriatique a n de « promouvoir la
coopération pour le développement des infrastructures dans les
secteurs de l’énergie, des transports et du numérique (7)  ». Le
président américain ne dissimulait pas son objectif : renforcer,
sous l’impulsion de la Pologne et contre l’avis de l’Allemagne,
l’alimentation nord-sud de l’Europe en acheminant du gaz depuis
le terminal GNL de Świnoujście (Pologne) vers le reste de
l’Europe centrale (8), et concurrencer ainsi les gazoducs russes
venant de l’est.

Entre 2005 et 2011, alors qu’ils n’exportaient pas de gaz vers


l’Europe, les États-Unis ne s’étaient guère battus contre la
construction du gazoduc Nord Stream 1 entre la Russie et
l’Allemagne. Celle de Nord Stream 2 les obsède au point qu’ils
mettent tout en œuvre pour empêcher son achèvement. Mais le
scandale international autour de ce tube éclipse un autre champ
de la bataille gazière. Désireuse de contourner l’Ukraine, ce voisin
avec lequel elle est en con it depuis 2014, la Russie ne se contente
pas de doubler Nord Stream. Le 8 janvier 2020, M. Vladimir
Poutine a inauguré avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan
le gazoduc Turkish Stream, qui vise à alimenter l’Europe par le
sud, via la Turquie (9). Un autre tronçon, baptisé Tesla, doit
fournir à terme la Serbie, la Hongrie, la Bulgarie et l’Autriche en
acheminant le gaz par la Grèce et la Macédoine du Nord, déjà
clientes. Ce prolongement remettrait au goût du jour South
Stream, un vieux projet russe au tracé similaire abandonné par
Moscou en 2014 en raison des pressions exercées par Bruxelles
sur les membres de l’Union partenaires du projet (10). Face aux
obstacles rencontrés sur le marché européen et à l’hostilité
croissante des Occidentaux à l’égard des tubes russes, Moscou
développe ses capacités d’exportation de GNL et se tourne vers
l’est : le tube Force de Sibérie, inauguré en décembre 2019,
acheminera vers la Chine 38 milliards de mètres cubes par an
pendant trois décennies.

Sur le Vieux Continent, les États-Unis savent pouvoir compter sur


un allié encore plus solide que la Pologne : le dogmatisme libéral
de Bruxelles. Avec l’ouverture du secteur à la concurrence, la
gestion des gazoducs passe désormais par des sociétés
indépendantes des opérateurs historiques, a n que ces derniers ne
favorisent pas le gaz d’une entreprise — le leur, en l’occurrence.
Ainsi, la compagnie russe Gazprom, qui produit et distribue le gaz
et gère les gazoducs, se retrouve piégée par des textes rédigés par
la Commission européenne et… soutenus par Washington. En
e et, quelques mois après l’accord scellé entre MM. Juncker et
Trump concernant l’approvisionnement en gaz américain, le
Parlement européen adoptait dans l’urgence, le 17 avril 2019, une
modi cation drastique de la directive gaz de 2009 gurant dans le
troisième paquet énergie.

« Cette modi cation, précise la Commission de régulation de


l’énergie en France, vise à étendre l’application des principes
législatifs essentiels de l’Union dans le domaine de l’énergie (accès
de tiers au réseau, règles de tari cation, dissociation des structures
de propriété, transparence) à tous les gazoducs à destination et en
provenance de pays tiers jusqu’à la limite du territoire de
l’Union (11).  » Comme le note le consultant Philippe Sébille-
Lopez, « ce texte favorise de toute évidence les projets d’importation
de GNL, des États-Unis ou d’ailleurs, puisque le GNL échappe à
ce fatras bureaucratique et réglementaire communautaire, dont on
n’a pas ni de mesurer toutes les conséquences (12)  ».

Même s’il ne peut espérer contrer ses concurrents russe et


norvégien en matière de volume, le nouvel entrant nord-américain
pro tera des nouvelles règles xées par la Commission
européenne : a n que se poursuive la « coopération
transatlantique », il faut « éliminer les obstacles inutiles à l’octroi
de licences de GNL aux États-Unis pour accélérer les exportations
américaines », et surtout « établir des consultations régulières et
des activités de promotion avec les opérateurs du marché pour faire
des États-Unis le principal fournisseur de gaz en Europe » (13).

Cette ambition ouvertement a chée par les pays d’Europe


centrale, et soutenue par Bruxelles, pourrait toutefois se heurter à
certains écueils. D’une part, Moscou n’attendra probablement pas
que les jeux soient faits pour réagir. Si le GNL américain se
négocie moins cher que le gaz russe (22 % de di érence à
performances énergétiques égales), les processus successifs de
liquéfaction, de transport et de regazéi cation le rendent en
dé nitive moins compétitif. Ayant ainsi plus de latitude quant à la
xation de ses tarifs, Gazprom, pour renforcer sa position
dominante actuelle, « peut notamment déroger à certaines clauses
contraignantes en accordant à ses clients européens des remises par
rapport aux prix contractuels indexés sur le prix du pétrole (14)  ».

D’autre part, la volonté européenne de diversi er les sources


d’importation de gaz entérine le fait que les pays membres
continueront à s’alimenter… en gaz. Or l’Union doit réduire d’au
moins 55 % ses émissions de gaz à e et de serre d’ici à 2030 par
rapport aux niveaux de 1990 et atteindre la neutralité carbone en
2050. Ces objectifs impliquent un basculement vers les énergies
renouvelables, l’hydraulique ou le nucléaire. Mais, depuis
l’accident de la centrale de Fukushima, au Japon, en 2011,
l’atome n’a plus la cote.

Restent donc les énergies renouvelables. L’enthousiasme qui


accompagne leur essor fait parfois oublier qu’elles nécessitent
l’extraction — polluante (15) — de minerais (cobalt, lithium, zinc,
nickel, aluminium...) disponibles dans quelques pays seulement
(Bolivie, Brésil, Chili, Chine, République démocratique du
Congo…), créant ainsi une nouvelle dépendance. L’essentiel de
l’économie devrait donc reposer à terme sur l’électricité, ce qui
laisse présager une multiplication de parcs éoliens, centrales
électriques, lignes à haute tension, transformateurs,
condensateurs, interrupteurs et disjoncteurs à l’empreinte
environnementale sous-évaluée.

Si la multiplication des ressources renouvelables et la réduction


des sources d’énergie les plus émettrices de gaz à e et de serre
semblent la solution la plus logique, l’équation écologique ne se
résoudra pas sans jouer sur la demande : modi er en profondeur
les chaînes de production et de consommation par la sobriété
énergétique, la relocalisation de la production manufacturière et
la réduction drastique des ux de transport.

Mathias Reymond

Économiste.

(1) « Déclaration conjointe UE-États-Unis à la suite de la visite du président Juncker à


la Maison Blanche », Commission européenne, Bruxelles, 25 juillet 2018.

(2) Lire « L’Europe énergétique entre concurrence et dépendance », Le Monde


diplomatique, décembre 2008.

(3) Mathilde Godard, « Le GNL : l’énergie fossile de demain ? », Forbes, 23 juin 2020.


(4) Lire Maxime Robin, « Au Dakota du Nord, les vaches perdent leur queue », Le
Monde diplomatique, août 2013.

(5) Jean-Pierre Hansen, Jacques Percebois et Alain Janssens, Énergie. Économie et


politiques, 3e édition, De Boeck Supérieur, Paris, 2019.

(6) Autriche, Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne,


République tchèque, Slovaquie, Slovénie et Roumanie.

(7) www.3seas.eu

(8) Lidia Kelly, « Poland hopes to tap Trump’s business acumen at regional summit »,
Reuters, 4 juillet 2017.

(9) « Rencontre Erdoğan-Poutine : nouveau gazoduc, Libye et Syrie sur la table », Le


Figaro (avec AFP), Paris, 8 janvier 2020.

(10) Jean-Michel Bezat, « Gazoduc South Stream : pourquoi la Russie a décidé de jeter


l’éponge », Le Monde, 2 décembre 2014.

(11) « Gaz et électricité. Cadre législatif européen », Commission de régulation de


l’énergie, Paris, 29 avril 2020.

(12) Philippe Sébille-Lopez, « Le gaz naturel en Europe : quels enjeux énergétiques et


géopolitiques ? Première partie », Diploweb.com, 25 octobre 2020.

(13) Cité par Philippe Sébille-Lopez, « Le gaz naturel en Europe », op. cit.

(14) Philippe A. Charlez, « Le gaz naturel liqué é américain pourra-t-il concurrencer à


terme les marchés gaziers russes ? », La Revue de l’énergie, n° 633, Paris,
septembre-octobre 2016.

(15) Lorène Lavocat, « Les minerais : le très noir tableau des énergies vertes »,
Reporterre, 29 octobre 2020.
Comment saboter un gazoduc
P R

La diplomatie des tubes, c’était mieux avant. Dans les


années 1970, les échanges gaziers entre l’Europe occidentale et
l’Union soviétique enchantent les chancelleries : stables, durables,
les gazoducs jettent un pont entre les deux blocs rivaux du Vieux
Continent (1). Et, lorsque les Américains s’avisent de troubler la
« détente », ils doivent déchanter : en 1982, le président Ronald
Reagan sanctionne plusieurs entreprises européennes impliquées
dans la construction d’un gazoduc eurosibérien qui, à ses yeux,
rendra l’Europe dépendante des « rouges » (2). Mais les dix
membres de la Communauté économique européenne (CEE)
refusent d’appliquer l’embargo, et la France réquisitionne une
entreprise pour la contraindre à livrer du matériel aux
Soviétiques… Quelques mois plus tard, Washington recule.

Depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, les infrastructures


gazières sèment la discorde entre les pays membres de l’Union
européenne. Elles symbolisent la dégradation des rapports avec la
Russie, la divergence d’intérêts géopolitiques entre des nations
théoriquement alliées, leur impuissance vis-à-vis des États-Unis.
Le sort de Nord Stream 2, qui relie la Russie et l’Allemagne par
la mer Baltique, illustre ce basculement.
Contourner l’Ukraine

Pratiquement achevé, l’assemblage de ce serpent d’acier long de


1 230 kilomètres, d’un coût de 9,5 milliards d’euros, a dû
s’interrompre en décembre 2019, au milieu d’une tempête de
critiques européennes et de sanctions américaines. Comment les
derniers kilomètres d’une infrastructure comme il en existe des
dizaines ont-ils pu semer la zizanie au sein de l’Union et ouvrir
l’une des plus graves crises diplomatiques de l’après-guerre entre
Washington et Berlin ?

Au commencement, pourtant, les nuages étaient rares à l’horizon.


En partenariat avec cinq gaziers européens (l’autrichien OMV,
les allemands Wintershall et Uniper, le français Engie et l’anglo-
néerlandais Shell), le conglomérat russe Gazprom entreprend en
avril 2018 de doubler la capacité de Nord Stream 1. Inauguré en
2012, ce premier pipeline achemine déjà 55 milliards de mètres
cubes de gaz par an entre la ville de Vyborg, près de Saint-
Pétersbourg, et celle de Greifswald, dans le Land allemand de
Mecklembourg-Poméranie-Occidentale. Son tracé répond à une
exigence stratégique du Kremlin : contourner l’Ukraine, par où
transitent encore plus de la moitié des exportations de méthane
sibérien destinées à l’Europe.

Moscou reproche à Kiev de pro ter exagérément des droits de


passage, de détourner une partie des ux et de ne pas honorer ses
dettes. Plusieurs con its ponctués d’interruptions de livraisons ont
éclaté entre 2005 et 2009. Depuis la « révolution ukrainienne » de
2014, portée à bout de bras par l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN), et plus encore depuis l’annexion de la
Crimée par la Russie cette même année, la situation s’envenime.
Nord Stream 1 et 2 re ètent à leur manière la dégradation des
rapports russo-ukrainiens : le projet du premier démarre un an
après la « révolution orange » de 2004, elle aussi soutenue par
l’Occident ; l’accord sur la construction de son jumeau suit de peu
la crise de 2014. L’intérêt souverain de la Russie lui commande
d’a ranchir les exportations gazières des soubresauts politiques de
son voisin : 91 % des ux à destination de l’Europe passaient par
ce pays en 1994, contre moins de 41 % en 2018. Nord Stream 2 et
son équivalent du sud de l’Europe, Turkish Stream, également en
construction (voir carte ci-contre), achèveraient d’a ranchir
Gazprom.

Les gazoducs ont la particularité de créer une dépendance


mutuelle entre les pays qu’ils relient. Celle assumée par Berlin et
Moscou irrite. D’emblée, Nord Stream 2 se heurte à une coalition
d’opposants qui, tous, gravitent dans l’orbite basse de la
superpuissance américaine : l’Ukraine, bien sûr, mais aussi les
pays baltes et la Pologne, « opposés au projet pour des motifs
idéologiques antirusses », comme le reconnaît sans ambages un
rapport parlementaire français (3). Toutefois, en 2018, cet axe ne
fait pas le poids face aux partisans du pipeline, emmenés par
l’Allemagne et par son ancien chancelier Gerhard Schröder,
reconverti en lobbyiste et bombardé par Gazprom président du
conseil d’administration de la société Nord Stream 2.

Pour Berlin, premier consommateur de gaz en Europe, le


nouveau gazoduc représente un enjeu d’autant plus important que
la chancelière Angela Merkel a entériné la sortie du nucléaire à la
n 2022 et celle du charbon en 2038. En attendant la montée en
puissance des ressources renouvelables, le « tournant
énergétique » connaît des ratés : il su t d’une vague de froid,
d’un temps nuageux et sans vent pour que les centrales
thermiques alimentées au lignite pulvérisent les objectifs
d’émissions de gaz à e et de serre, comme en février dernier (4).
D’où la nécessité d’un approvisionnement pérenne en gaz, moins
polluant que le charbon, et de prix stables. Du point de vue
allemand, parvenir à cet impératif en nouant un partenariat
commercial avec la Russie se justi e, même si les relations entre
les deux pays se détériorent depuis 2014. L’Allemagne « considère
la quête de son intérêt économique comme l’indice ultime du succès
de sa politique étrangère », rappelle Angela Stent, spécialiste
(proaméricaine) des relations entre Washington, Berlin et
Moscou (5).

La volte-face d’Emmanuel Macron

C’est cette même philosophie qui, mise en œuvre de manière


chaotique par M. Donald Trump, va faire dérailler le projet. Pour
Washington, cibler Nord Stream 2 présente des avantages
mercantiles autant que géopolitiques : grâce au soutien de la
Commission européenne, favorable au marché exible du gaz
naturel liqué é (GNL) américain plutôt qu’aux gazoducs russes,
et à l’appui des pays les plus atlantistes de l’Union (Pologne,
Danemark…), Washington n’entend pas seulement contrecarrer
les plans de Moscou, mais aussi et surtout imposer ses excédents
de gaz de schiste liqué és sur le marché européen. Et, au passage,
mettre sous pression l’Allemagne, avec laquelle les di érends
commerciaux s’accumulent (6). Toute la subtilité diplomatique
des États-Unis se déploie à cet e et.
M. Trump, qui, depuis son arrivée au pouvoir, menace l’Europe
de sanctions douanières, obtient en juillet 2018 la capitulation de
Bruxelles : l’Union accepte de revoir de fond en comble sa
politique gazière en faveur du GNL « de la liberté » (dixit
M. Trump) et au détriment du gazoduc « totalitaire ». La
nouvelle directive gaz, adoptée l’année suivante, empile les
chicanes administratives destinées à entraver Nord Stream 2, au
point que ses concepteurs doivent en repenser l’architecture
juridique et commerciale.

Ce texte n’aurait pas été adopté par le Conseil européen en


février 2019 sans le spectaculaire retournement du président
français, dont le soutien discret assurait jusque-là aux partisans du
projet (Allemagne, France, Autriche, Pays-Bas, Belgique, Grèce
et Chypre) une minorité de blocage. M. Emmanuel Macron a
justi é sa volte-face par la nécessité de « ne pas renforcer la
dépendance à la Russie (7) » ; mais peut-être tentait-il de
contraindre Berlin à considérer son projet de réforme de l’Union,
accueilli outre-Rhin avec un haussement de sourcil.

Après la semonce, le canon : comme s’il coulait de source que la


politique énergétique européenne se décide à Washington, les
parlementaires américains des deux bords votent en
décembre 2019 la loi protégeant la sécurité énergétique de
l’Europe, une salve de « sanctions gelant les visas et les avoirs de
toute personne étrangère qui aiderait sciemment des navires poseurs
de tubes à construire des pipelines d’origine russe aboutissant en
Allemagne ou en Turquie », ainsi que le résume le Congrès
américain. Ces mesures extraterritoriales, dépourvues de
fondements juridiques au regard du droit international,
provoquent l’arrêt immédiat du chantier Nord Stream 2. Elles
seront durcies et élargies aux entreprises l’année suivante. La
plupart des sociétés d’assistance technique et des assureurs
quittent le navire.

Décidés à anéantir nancièrement toute entité prêtant son


concours au projet russe, les États-Unis annoncent en juillet 2020
que Nord Stream 2 entre désormais dans le champ de la loi de
2017 baptisée « Contrer les adversaires de l’Amérique par des
sanctions », qui visait initialement la Russie, l’Iran et la Corée du
Nord. Cette fois, les contrevenants menacés de se voir couper
l’accès au système dollar se recrutent parmi des entreprises, des
citoyens et des villes d’Allemagne, pays membre de l’OTAN et
plus puissant allié des États-Unis au sein de l’Union. Dans une
lettre du 5 août 2020, trois parlementaires américains intiment
ainsi l’ordre aux directeurs de deux ports allemands, ainsi qu’à
leurs actionnaires (la ville et le Land), de cesser toute implication
dans Nord Stream 2, sous peine de « détruire la viabilité nancière
de [leur] entreprise », de « dévaster [leur] valeur actionnariale »,
de geler leurs avoirs et de leur interdire de poser le pied sur le sol
américain. Des mesures et une tonalité d’ordinaire réservées au
Venezuela ou à Cuba…

Face à une telle humiliation, le ministre des a aires étrangères


allemand, le social-démocrate Heiko Maas, observe : « Nous ne
critiquons pas les États-Unis pour avoir plus que doublé leurs
importations de pétrole en provenance de Russie au cours de l’année
dernière. Les États-Unis exercent leur droit à une politique
énergétique indépendante. Nous aussi. » Et M. Frank-Walter
Steinmeier, le président de la République fédérale, soutient
l’achèvement de « l’un des derniers ponts entre la Russie et
l’Europe », en invoquant les « plus de vingt millions de victimes
soviétiques de la seconde guerre mondiale » (8).

Mais, dans l’ensemble, les dirigeants allemands adoptent un pro l


bas. Si les forces politiques soutiennent majoritairement le projet,
le paysage se fracture. L’Union chrétienne-démocrate (CDU)
appuie toujours Nord Stream, tout comme le Parti social-
démocrate (SPD), Die Linke (gauche) et l’Alternative pour
l’Allemagne (AfD, extrême droite). Mais les chrétiens-démocrates
les plus antirusses, emmenés par M. Manfred Weber, chef de le
du Parti populaire au Parlement européen, multiplient les
déclarations incendiaires. Les libéraux, d’abord sensibles aux
aspects économiques, ont basculé avec l’a aire de
l’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny et
réclament désormais un moratoire. Déjà hostiles à Nord
Stream 1, les Verts ne veulent pas entendre parler d’un second
tube. Leur intransigeance est renforcée par une résolution contre
le gazoduc votée au Parlement européen le 21 janvier dernier, par
la mobilisation des associations environnementales et par
l’obsession antirusse de la presse occidentale. Combinée à la
puissance de l’in uence américaine, la popularité du sentiment
écologiste rend le dossier radioactif et pousse le gouvernement
allemand à des concessions.

Dès 2019, la chancelière accordait aux États-Unis le nancement


de deux terminaux de regazéi cation destinés à accueillir du GNL
sur les côtes allemandes, à condition que Washington cesse de
s’acharner sur Nord Stream 2. Las, l’empoisonnement de
M. Navalny à l’été 2020 puis son incarcération en janvier 2021 (9)
ont fourni aux adversaires du gazoduc un argument d’autant plus
percutant que Berlin s’était vigoureusement engagé en faveur de
l’opposant russe : de Varsovie à Paris en passant par Bruxelles, les
responsables somment la chancelière d’inclure l’arrêt du projet
parmi les sanctions in igées à Moscou. L’arrivée à la Maison
Blanche de M. Joseph Biden a décomplexé les libéraux angoissés
à l’idée de s’aligner sur les positions de M. Trump : la nouvelle
administration semble aussi décidée que l’ancienne à tuer Nord
Stream 2.

La saga du serpent se poursuit néanmoins. Des navires russes ont


repris la pose des tubes sur le plancher baltique ; l’Allemagne
garde l’espoir d’amadouer la Maison Blanche. Et, a n de
contourner les sanctions, le Land de Mecklembourg-Poméranie-
Occidentale (dirigé par le SPD) a créé une Fondation pour la
protection du climat et de l’environnement qui compte parmi ses
objectifs l’achèvement du gazoduc. Ironie du sort, le calendrier de
la n des travaux pourrait percuter celui des négociations pour
former une coalition gouvernementale après les élections
allemandes du 26 septembre prochain. Les Verts, à qui les
sondages promettent un score atteur et une position de force
dans les discussions, avaleraient-ils alors la couleuvre ?

Pierre Rimbert

(1)  ane Gustafson, e Bridge : Natural Gas in a Redivided Europe, Harvard


University Press, Cambridge, 2020.

(2) Lire Claude Julien, « La paix selon M. Reagan », Le Monde diplomatique,


février 1983.

(3) Rapport d’information déposé par la commission des a aires européennes sur


l’indépendance énergétique de l’Union européenne, Assemblée nationale, Paris,
24 juin 2020.

(4) Odile Tsan, « Nord Stream 2. Pourquoi Berlin a besoin du gazoduc de la discorde »,


L’Humanité, Saint-Denis, 2 mars 2021.
(5) Cité par ane Gustafson, e Bridge, op. cit.

(6) Lire « De Varsovie à Washington, un Mai 68 à l’envers », Le Monde diplomatique,


janvier 2018.

(7) Süddeutsche Zeitung, Munich, 7 février 2019.

(8) RND, Hanovre, 17 octobre 2020 ; Rheinische Post, Düsseldorf, 6 février 2020.

(9) Lire Hélène Richard, « Alexeï Navalny, prophète en son pays ? », Le Monde


diplomatique, mars 2021.

CARTOGRAPHIE
Géopolitique européenne des

tubes et des méthaniers

Cécile Marin
Le Monde diplomatique, mai 2021

U -

Obama, de Don Quichotte à


Sancho Pança
Peu de présidents américains ont suscité autant d’enthousiasme

et béné cié d’une telle popularité internationale. À l’arrivée,

cependant, un sentiment d’occasion manquée. Dans ses

Mémoires, M. Barack Obama livre quelques-unes des clés de

cette déception. Cela pourrait-il expliquer l’audace économique

actuelle de son ancien vice-président ?

S H

Quand des dirigeants politiques reviennent sur leur parcours


après avoir déçu, leurs ouvrages méritent d’être lus par ceux qui
aimeraient faire mieux qu’eux. Contraints d’admettre la
désillusion qu’ils ont suscitée, ils l’imputent souvent à l’irréalisme
de leurs partisans, au déchaînement de leurs adversaires, à la
complexité du monde, à un jeu politique qui les obligea à
promettre davantage qu’ils ne pourraient tenir. Reste que même
une présidence décevante comporte une réalisation dont on aime
se prévaloir. Ce n’est pas par hasard que le premier volume des
Mémoires de M. Barack Obama s’achève par le récit détaillé de la
traque et de l’exécution d’Oussama Ben Laden (1).
Mais l’auteur, qui doit déjà penser au chapitre nal de son second
tome, ne peut pas aller trop loin dans la présentation euphémisée
de son bilan. Car sa présidence, entamée le 20 janvier 2009 dans
l’allégresse, après un raz-de-marée électoral et sous les auspices du
« Yes, we can », s’est conclue huit ans plus tard par l’arrivée de
M. Donald Trump à la Maison Blanche. Plus grave sans doute
pour M. Obama : il ne reste déjà plus grand-chose de ses années
d’exercice du pouvoir dans la mémoire collective, au point que
l’un des présidents les plus intelligents et les plus brillants de son
pays risque d’avoir moins marqué l’histoire que son successeur
immédiat, pourtant moins doué que lui.

Avec nous, l’auteur semble observer son parcours et ses


réalisations. Et, avec nous, il s’interroge : que voulait donc ce
Barack Obama ? Le pouvoir, assurément. Militant associatif, il
décide d’entrer en politique pour ne plus se contenter de gérer les
conséquences des décisions des autres. Puis il se dit que le
parlementaire minoritaire d’un État du Midwest sera moins
puissant qu’un membre du Congrès. Ensuite, une fois élu
sénateur de l’Illinois, il dirige son regard vers la Maison Blanche.
Contre toute attente, il bat Mme Hillary Clinton lors des
primaires démocrates avant de succéder à M. George W. Bush au
terme d’une campagne vibrante et joyeuse. Presque toujours, il a
fait le bon choix — dont celui, courageux, de s’opposer dès
l’automne 2002 à la guerre d’Irak — au bon moment. Et la chance
lui sourit : la crise nancière de septembre 2008 disquali e les
républicains quelques semaines avant l’élection générale.
M. Obama devient alors le premier président afro-américain de
l’histoire des États-Unis.
Mission accomplie et n de parcours ? On est tenté de le penser,
tant, pour le reste, ses ambitions sont oues et resteront d’ailleurs
lettre morte : changer la façon de faire de la politique, combler les
divisions du pays, inciter les jeunes à servir l’intérêt général. Une
fois arrivé au pinacle, l’homme qui justi ait son ambition
dévorante par le désir « que le changement intervienne plus vite »
ne va cesser de théoriser l’idée que le changement prend du
temps. Au début de ses Mémoires, se remémorant le jeune
militant associatif qu’il fut, M. Obama s’attendrit : « J’étais
comme Don Quichotte sans Sancho Pança. » À la Maison
Blanche, il ne restera plus de ce chevalier redresseur de torts que
la silhouette élancée.

Le chapitre dans lequel il justi e le choix de ses plus proches


collaborateurs paraît résumer d’avance sa présidence : il ne s’agira
pas de pro ter de la crise économique et nancière pour
transformer le système, comme le t Franklin Roosevelt, mais de
le réparer. Les choses vont déjà très mal, semble se dire le
nouveau président ; je ne vais pas en plus faire appel à des gens
qui aimeraient tout chambouler. M. Rahm Emanuel, son
directeur de cabinet, avait soutenu Mme Clinton, était proche de
Wall Street, se rendait au Forum économique mondial de Davos ?
Soit, mais, « avec une économie mondiale en chute libre, ma tâche
numéro un n’était pas de refondre l’ordre économique mondial. Il
fallait éviter un désastre de plus grande ampleur. Pour cela, j’avais
besoin de gens qui avaient géré des crises et qui étaient capables de
calmer des marchés en proie à la panique — des gens à qui, par
dé nition, on pouvait imputer les péchés du passé ». Le même
raisonnement lui interdit de faire appel à un ministre des nances
sans accointances avec l’establishment capitaliste. Tout autre que
M. Timothy Geithner « aurait eu besoin de plusieurs mois avant de
comprendre aussi bien que lui la crise nancière et de nouer des
relations avec les acteurs de la nance mondiale ; or, ce temps, je
n’en disposais pas ».

Des banquiers preneurs d’otages

L’impopularité du plan de sauvetage des banques mis en place par


la nouvelle équipe découlera de ce choix d’avoir con é aux
responsables du désastre le soin d’y porter remède. M. Obama en
viendra à exprimer son exaspération devant l’absence de
« gratitude » des banquiers qu’il a « sauvés du feu » alors que des
millions d’Américains font faillite sans que l’État les secoure.
« Inutile de se dissimuler l’évidence, admet-il, les premiers
responsables des malheurs économiques du pays sont restés
fabuleusement riches. Ils ont échappé à toute poursuite parce que les
lois en vigueur considéraient que l’irresponsabilité et la
malhonnêteté stupé antes des conseils d’administration ou des
salles des marchés étaient moins pendables que le vol à l’étalage
d’un adolescent. » Mais, là encore, il plaide qu’il n’avait pas le
choix : les banquiers tenaient l’économie « en otage » et ils
s’étaient munis de « ceintures d’explosifs ». M. Obama admet
toutefois qu’il lui est arrivé de regretter de ne pas s’être montré
« plus hardi durant les premiers mois » de son mandat. Et peut-
être est-ce ce qui explique aujourd’hui l’audace relative de
l’homme qui fut son vice-président pendant huit ans.

La comparaison entre eux est encore plus tentante dans le cas de


la guerre en Afghanistan. En janvier 2009, M. Obama choisit de
conserver le ministre de la défense de son prédécesseur,
M. Robert Gates, « un républicain, un faucon, un champion des
interventions étrangères », au motif… qu’il « savait comment
fonctionnait le Pentagone et où se trouvaient les pièges à éviter ».
Presque aussitôt, le président observe que les chefs militaires
veulent lui forcer la main en rendant publiques leurs préférences
dans le dossier afghan avant qu’il ait tranché. Exaspéré, il les
convoque à la Maison Blanche, les rappelle à l’ordre, mais
s’incline devant leurs recommandations, puisqu’il envoie des
troupes supplémentaires en Afghanistan. Si M. Joseph Biden s’en
tient à la décision qu’il vient d’annoncer, il aura fallu attendre le
11 septembre prochain pour qu’aucune ne s’y trouve plus. Douze
ans de perdus.

Un précédent livre de M. Obama, publié en 2006, s’intitulait


L’Audace d’espérer (2). Celui-ci dessine un horizon moins
enthousiasmant, mais plus conforme à ce que fut sa présidence :
« Est-il utile de décrire le monde tel qu’il devrait être quand les
e orts déployés pour le faire advenir sont voués à ne pas su re ? »

Serge Halimi

(1) Barack Obama, A Promised Land, Crown, New York, 2020 (en français : Une terre
promise, Fayard, Paris, 2020). Les citations qui suivent en sont issues.

(2) Barack Obama, L’Audace d’espérer, Presses de la Cité, Paris, 2007.


Le Monde diplomatique, mai 2021

Équivoques de la biologie de
garage
Née dans des garages ou des laboratoires informels, la biologie

participative promeut une science ouverte et collaborative, qui

vise à s’a ranchir de la propriété intellectuelle, voire de l’industrie.

Les bricoleurs du vivant s’appuient sur le libre accès aux

connaissances et sur le détournement des méthodes. Mais des

logiques entrepreneuriales les rattrapent.

M P
Susan Aldworth. — « Heartwork 9 » (Travail du cœur 9), 2011

© Susan Aldworth - Bridgeman Images

« Ici, on n’a rien à vendre ! Ce qui nous importe, c’est


l’émancipation et l’autonomie, pas l’innovation technologique. »
Ainsi nous accueille, début mars, au Laboratoire autonome de
biologie, alternatif, solidaire et expérimental (Labase), celui qui
se fait appeler Geronimo, un docteur en biologie de 50 ans. Avec
Antonin Demange, ingénieur de recherche en biologie de 38 ans,
il expérimente un dispositif qu’ils ont conçu pour tester l’e cacité
de masques de protection faits maison contre le coronavirus. « La
seule chose que nous ayons achetée, c’est un nébuliseur à 12 euros »,
précise Geronimo. Le reste de l’appareil est composé d’un
compresseur de réfrigérateur récupéré, d’un ltre de cafetière
italienne et d’une bouteille découpée. Le but est de concevoir une
machine peu chère, able, reproductible dans le monde entier.

Ces bricoleurs du vivant se retrouvent depuis janvier 2019 dans ce


laboratoire au sud-est de Montpellier. Paillasses, balance de
précision, hotte, étuves : tout le matériel a été récupéré dans les
poubelles de centres de recherche universitaires ou dans un ancien
hôpital. Lors des ateliers, on parle « bactos » (bactéries) ou gélose
(milieu de culture) ; on apprend aussi à produire des
champignons, à identi er des bactéries ou à tester l’activité
antibactérienne des plantes médicinales.

La première association de ce type serait née en 2008 dans


l’arrière-salle d’un pub de Cambridge, aux États-Unis. À quelques
rues du Massachusetts Institute of Technology (MIT), une petite
trentaine de curieux, d’amateurs et de passionnés de biologie
participèrent à la première réunion de l’association DIYbio (pour
do-it-yourself biology, « biologie à faire soi-même »), que venaient
de créer Mackenzie Cowell et Jason Bobe. Les deux hommes,
convaincus que « les biotechnologies et leur bonne compréhension
par le grand public peuvent béné cier à tous », veulent alors
établir une « communauté vibrante, productive et sécurisée de
biologistes bricoleurs » (1).

Souvent quali é de biohacking, en référence au mode


d’organisation des pirates de l’informatique, ce mouvement
compterait aujourd’hui cinquante-six laboratoires dans le monde
et environ cinq mille biologistes (2). « Leurs pro ls sont assez
variés, commente le sociologue Morgan Meyer, directeur de
recherche à Mines ParisTech. Nombre d’entre eux font déjà de la
biologie, de l’informatique, de l’ingénierie, mais on trouve aussi des
curieux, des artistes, des informaticiens, etc. La majorité a un
diplôme, très souvent lié à la biologie. Ce n’est pas une science si
citoyenne et ouverte que cela ; il y a une forme de coût d’entrée. »

« L’autonomie individuelle sacralisée »

Avec la biologie participative, la science sort de ses espaces


traditionnels que sont les laboratoires de recherche publics ou
privés. Elle vise à rendre plus accessibles des manipulations
classiques (culture de bactéries, levures, champignons, etc.) ou
relevant de la biogénétique (analyse moléculaire, séquences ADN,
etc.). « On met des outils et des technologies entre les mains d’un
plus large public, qui peut réaliser des prototypes et les essayer,
s’enthousiasme Frank Yates, directeur de la recherche de l’école
privée d’ingénieurs Sup’Biotech. Et c’est de là que vient
l’innovation ! » Libérés des questions de nancement, dispensés
de xer un cadre thématique de recherche, les biologistes
choisissent leurs projets et leurs expériences. « Ces lieux ouverts
donnent un espace d’expression tout à fait nouveau, analyse
omas Landrain, cofondateur de La Paillasse, le premier
laboratoire communautaire en France, qu’il a présidé de 2011
à 2017. On y retrouve une capacité d’initiative que les institutions
sont souvent incapables de fournir à leurs membres. » « Ici, c’est
l’école buissonnière ! », con rme Demange à Montpellier.

Ce bouillonnement ramène aussi à des logiques entrepreneuriales,


constate Meyer. Une trentaine de jeunes entreprises seraient
issues de ce mouvement, principalement en Amérique du Nord.
En France, l’exemple de Pili reste emblématique. À l’aide de
micro-organismes, cette jeune pousse développe des biocolorants
qu’elle promeut comme un substitut écologique aux produits de
l’industrie pétrochimique. « Au départ, nous voulions laisser Pili en
sources ouvertes, explique Landrain, son cofondateur. Mais,
lorsqu’un projet nécessite des activités de recherche et
développement complexes, longues et coûteuses, la levée de fonds
devient un levier essentiel. Il faut donner des garanties à ses
créanciers en brevetant ses innovations technologiques. Nous avons
essuyé quelques critiques, mais je défends une approche
pragmatique. Le but, c’est qu’il y ait un impact environnemental et
social. » Pili a vu le jour en 2015 au sein du « laboratoire
écocitoyen » La Paillasse, qui a che aujourd’hui des partenariats
avec des groupes comme Suez, Roche ou Sano .

Cela n’est pas si éloigné de l’esprit d’origine, analyse la sociologue


canadienne Daphne Esquivel-Sada, qui a consacré sa thèse aux
communautés nord-américaines (3). Loin de l’esprit libertaire et
collectif de Labase, elle voit dans la biologie de garage une
expression du néolibéralisme : « Ce sont des individus qui
s’emparent des biotechnologies pour déployer leur potentiel
d’inventeurs et d’innovateurs et qui réclament le droit de “faire”
avec le moins de régulation possible. L’entrepreneuriat n’est pas une
contradiction : au sein de ce mouvement, l’autonomie individuelle
est sacralisée. »

Mais la communauté porte aussi des projets ambitieux qui ne


reposent pas sur un modèle de marché. En 2015, Anthony Di
Franco, ingénieur informatique, a par exemple lancé dans son
laboratoire de biologie communautaire californien le programme
« Open Insulin ». Des biohackers du monde entier tentent d’y
mettre au point un protocole de production d’insuline libre de
droits a n de contourner les brevets et de rendre ce médicament
plus accessible.
Lors de la réunion fondatrice du mouvement, à Cambridge, les
membres de DIYbio s’étaient posé une question qui résonne
encore : « L’association peut-elle devenir le Homebrew Computer
Club de la biologie ? » De 1975 à 1986, ce groupe de passionnés
d’électronique avait tenu ses réunions dans un garage de la Silicon
Valley, avant de jouer un rôle central dans la démocratisation de
l’accès à l’informatique. Parmi les membres du club guraient
Steve Jobs et Steve Wozniak, les fondateurs d’Apple, devenu un
empire.

Morgane Pellennec

Journaliste, collectif Extra Muros.

(1) Cité dans Sipra Bihani et al., « Comparing network structures of commercial and
non-commercial biohacking online-communities », conférence internationale du
réseau Collaborative Innovation Networks, Tokyo, mars 2015.

(2) Selon le site DIYbio.org

(3) Daphne Esquivel-Sada, « Un labo à soi : l’idéologie DIYbio de démocratie des


biotechnologies et la conjonction entre facultés manuelles et autonomie », université
de Montréal, juin 2017.
Le Monde diplomatique, mai 2021

Les enseignants entre


combativité, apathie et sirènes
managériales
Plus syndiqués que la moyenne de la population active, plus

enclins à faire grève, les enseignants donnent l’image d’un

bastion compact et organisé. Mais cette apparente combativité

dissimule la réalité d’une profession gagnée par la

démobilisation : la dégradation des conditions de travail, les

défaites à répétition et les pressions de la hiérarchie ont ni par

laisser des traces.

A J A P
Alberto Magnelli. — « Vision inconfortable », 1947

© ADAGP, Paris, 2021

Assemblée nationale, décembre 2020. « On se focalise beaucoup


sur l’enjeu de la neutralité religieuse, à bon droit. Mais il y a aussi
l’enjeu de la neutralité politique. » Mis en cause sur la désertion de
l’enseignement public en Seine-Saint-Denis, le ministre de
l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer, en croisade contre le
« séparatisme », ne dira pas un mot ce jour-là de ses largesses
envers l’école privée. Il n’insistera pas davantage sur ses
défaillances ni sur le fait que, faute de professeurs en nombre
su sant, les écoliers de ce département manquent en moyenne
une année de scolarité. Non : il préférera incriminer les
fonctionnaires et leur politisation excessive. « Personne n’a envie
d’envoyer ses enfants dans un endroit où on essaye de les
endoctriner », déclare-t-il.

À l’écouter, le ministre a ronterait un corps enseignant fortement


marqué à gauche et mobilisé. La rhétorique n’est pas nouvelle. Et
l’image d’un bastion compact et organisé persiste dans l’opinion
publique. « Les enseignants représentent 4 % de la population
active française, mais ils totalisaient 23 % des journées non
travaillées [de grève] en 2015 — et 71 % de celles de la fonction
publique », rappelle d’ailleurs Laurent Frajerman, chercheur au
Centre d’histoire sociale de l’université Paris-I. Cette apparente
combativité dissimule toutefois une réalité plus contrastée. Si
certains enseignants protestent (et parviennent à l’occasion à
mobiliser une partie de leurs collègues), d’autres restent loyaux à
leur ministère de tutelle ; d’autres encore, en nombre croissant,
font défection et quittent le métier. Et ces conduites, toutes trois
minoritaires, rendent très imparfaitement compte de l’état d’une
profession où l’apathie domine (1).

Mme Noémie Veyrières incarne l’image de l’enseignante


syndiquée et mobilisée. Depuis qu’elle a pris son poste, en 2005,
cette professeure d’histoire-géographie a travaillé dans cinq
collèges et deux lycées de la région parisienne. « Je voulais être
fonctionnaire, comme mes parents. Hors de question de me vendre
ou de quémander un emploi. » Cette trentenaire, en couple avec
un professeur de mathématiques du même âge, reste la dèle
représentante d’une profession qui a longtemps formé un monde
social à part. L’homogamie (le mariage entre personnes issues du
même milieu), bien que déclinante, demeure importante, et
l’hérédité sociale, déterminante (2). Membre du Syndicat national
des enseignements de second degré (SNES), Mme Veyrières a
« toujours siégé au conseil d’administration de l’établissement et
animé les heures d’information syndicale ». Malgré le soutien de
quelques collègues, elle se sent isolée.

Dans un lycée d’une centaine de professeurs, ce sont souvent les


mêmes qui luttent, soit « une petite dizaine ». « Les autres ne
veulent pas comprendre, soupire Mme Veyrières. Dans leur
écrasante majorité, ils n’ont pas de formation politique et souvent
aucune idée des raisons pour lesquelles un service public n’est pas
une entreprise. » Dans la commune de Meaux, où elle travaille, la
journée d’action du 5 décembre 2019 contre la réforme des
retraites a été, comme ailleurs, très suivie. Mais le reste du temps,
seuls une trentaine d’enseignants se sont retrouvés sur les piquets
de grève, dans les assemblées générales ou dans les cortèges. En
arrêt-maladie durant quinze jours cette année, épuisée par les
mobilisations passées, par le chaos de la rentrée et par l’assassinat,
en octobre 2020, du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty,
Mme Veyrières déplore : « On est vraiment une minorité, et c’est
partout pareil. »

Mais une minorité, c’est encore trop, comme l’atteste la


répression subie par ceux qui osent protester. Professeur de
philosophie dans les Deux-Sèvres, M. Aladin Lévêque fait partie
des enseignants qui ont cessé le travail à l’hiver 2020 pour
dénoncer l’introduction du contrôle continu au baccalauréat.
Comme 15 % des établissements, le petit lycée rural de sept cents
élèves dans lequel il travaillait à Melle a été le théâtre de vives
protestations. Six mois après la grève d’une partie des correcteurs
de l’examen, un mois après le début du mouvement social pour les
retraites, des professeurs (et des élèves) se mobilisaient à nouveau
et, chose rare, désobéissaient. Malgré les pressions hiérarchiques,
« les équipes ont d’abord refusé de choisir les sujets en laissant aux
proviseurs ou aux inspecteurs la responsabilité de le faire, rapporte
M. Lévêque. Puis elles ont majoritairement décidé de ne pas
surveiller les épreuves. Pourtant, on ne peut pas dire que la culture
militante du lycée soit ancienne. Elle a pris forme ces deux dernières
années. »

Les autorités réquisitionnent alors du personnel administratif et


des retraités pour remplacer les grévistes. Une quarantaine de
gendarmes épaulés par les équipes mobiles de sécurité du rectorat
se déploient devant l’établissement. « C’est à ce moment que des
élèves mobilisés ont reçu des SMS. Leurs camarades en train de
composer leur disaient qu’ils avaient été enfermés à clé dans les
salles. Ils ont décidé d’aller les libérer. Même les portes coupe-feu
avaient été sanglées », relate M. Lévêque, qui est alors entré dans
l’établissement. Annulé pour la deuxième fois, l’examen nit par
se tenir. Les manifestants, constatant leur impuissance, se
mettent à genoux « pour imiter les élèves qui avaient été réprimés à
Mantes-la-Jolie. Ils ont brisé la grève », se désole M. Lévêque.

Si la répression n’est pas nouvelle, celle de Melle se distingue par


sa brutalité. Accusés d’avoir contrevenu au devoir de réserve,
M. Lévêque et deux autres professeurs sont suspendus pendant
huit mois. « J’avais interdiction de parler aux collègues, aux
parents d’élèves et aux élèves. Dans une petite ville, c’est comme une
mort sociale. Le but était d’étou er les luttes et de remettre en
question l’exercice du droit syndical. » En octobre, les « trois de
Melle », rejoints par une autre protestataire, sont sanctionnés, et
rudement : contre l’avis de la commission disciplinaire et des
syndicats présents, Mme Bénédicte Robert, rectrice de l’académie
de Poitiers, prononce un blâme, une exclusion de deux semaines
et une mutation d’o ce (3). M. Lévêque écope d’un abaissement
d’échelon. Il est par ailleurs a ecté dans deux établissements
situés à une heure et demie de son domicile. « Pour quelqu’un qui
est en début de carrière comme moi, c’est un désenchantement. Je
me demande parfois s’il faut que je continue, que je ferme ma
gueule ou que je démissionne. »

Selon M. Brendan Chabannes, cosecrétaire fédéral de SUD


Éducation, l’« a aire de Melle » est la « pointe avancée d’un
mouvement de répression ». Une dizaine d’académies ont engagé
des procédures contre des grévistes. Les rodomontades de
M. Blanquer sont cependant suivies d’e ets modérés, la plupart
du temps. « Les sanctions ont rarement excédé le blâme. Au-delà,
les autorités auraient le plus grand mal à démontrer juridiquement
que des enseignants ont contrevenu à leur obligation de réserve,
sauf à remettre en question le droit de grève. » Reste qu’on assiste à
un « raidissement autoritaire », note M. Chabannes ; ce dont
convient aussi M. Alain Morvan. Recteur de 1993 à 2007, celui-ci
précise : « Ce raidissement ne date pas de M. Blanquer, mais de
Mme Najat Vallaud-Belkacem. C’est avec la réforme du collège, en
2015, qu’on a commencé à piétiner la sensibilité des enseignants. Le
gouvernement de M. Manuel Valls a serré la vis au dernier cran et
a dit à la profession : “À la niche !” »

Des années de défaites sociales

Par le passé, le pouvoir ménageait les syndicats enseignants, qui


tempéraient, à ses yeux, les ardeurs du mouvement ouvrier. La
profession n’a participé à son premier mouvement de grève qu’en
1936, sous le Front populaire, et il a fallu attendre la Libération
pour que le statut de la fonction publique « o cialise son rôle dans
la gestion du système éducatif », explique Frajerman (4). Dans les
instances de concertation, les gouvernements de droite de la Ve
République ou la haute administration ménageaient la Fédération
de l’éducation nationale (FEN), forte de 500 000 membres entre
1960 et 1970. Car, au-delà de leurs nombreux désaccords et des
con its qui les opposent, un même sens de la mesure, un même
dédain des embardées sociales les rassemblent. Aujourd’hui
encore, « la culture étatiste et légaliste des enseignants, qui oscillent
entre souci de protection syndicale et ré exes de bons élèves »,
rassure les classes dirigeantes, poursuit l’historien. Les grèves
routinières de vingt-quatre heures, aussi. « La grève ritualisée —
ponctuelle et motivée par des revendications nationales — reste un
marqueur fort d’identité professionnelle »… mais échoue à faire
reculer les réformes. Et, si la profession résiste mieux que d’autres
à la désyndicalisation (25 % de syndiqués, contre 10 % pour la
moyenne des actifs), c’est en partie parce qu’elle a besoin du
syndicat pour sa carrière (mutations, avancement, médiation avec
l’administration…).

Syndicalisation et grèves enseignantes ne doivent pas masquer la


démobilisation de la profession. Les raisons en sont d’abord
matérielles : le lieu de travail de moins en moins central avec la
pandémie accentue la solitude d’un métier qui se pratiquait déjà
pour une large part du temps isolément, dans la classe ou à la
maison. Les enseignants, à l’exception de ceux du primaire, se
croisent peu et ne sont jamais rassemblés tous au même moment
dans leurs établissements. L’in ation des tâches administratives,
les injonctions pédagogiques contradictoires ou dénuées de sens,
l’évaluation permanente des élèves les assomment et les
désorientent. Dans une profession très féminisée (71 %) et âgée de
43 ans en moyenne, la parentalité, plus importante que dans le
reste de la population, détourne aussi de l’action collective.

Mais, au-delà de ces données anciennes, des années de défaites


sociales concourent à nourrir un sentiment d’impuissance, y
compris chez ceux qui n’ont jamais lutté. Grèves et grévistes sont
brocardés et, face au mépris de l’institution ou à celui des médias,
on préfère le plus souvent s’en tenir aux lettres courtoises, aux
pétitions de principe ou aux « manifestations de papier » — sauf
quand des élèves décident d’agir moins poliment. Et, pour celles et
ceux qui, même minoritaires, décideraient de continuer à résister,
le bulletin de paie se dresse parfois comme un ultime obstacle.

Que l’on s’attache au salaire perçu ou aux conditions de travail,


les 870 000 enseignants ne forment pas un bloc social homogène.
Un monde sépare une jeune professeure des écoles et un agrégé
en n de carrière d’une classe préparatoire. Un enseignant
néotitulaire du premier degré public touche en moyenne
1 681 euros brut, quand les 10 % de professeurs agrégés les mieux
rémunérés reçoivent un salaire moyen de 4 496 euros brut
mensuels (5). Entre privé et public, primaire et secondaire,
collège et lycée, voie générale et voie professionnelle, le
cloisonnement du monde enseignant explique sans doute la
désynchronisation des luttes. Seuls à s’opposer au nouveau
baccalauréat, les professeurs des lycées n’avaient pas franchement
épaulé leurs collègues quand ceux-ci ferraillaient en 2015 contre
la réforme du collège ou en 2013 contre la refonte des rythmes
scolaires à l’école primaire — sans même parler des autres
travailleurs de l’éducation nationale : agents d’entretien,
personnel administratif, surveillants… Au sein d’un même
établissement, aussi, le statut di érencie les enseignants.
Précaires et subordonnés aux chefs d’établissement, les
contractuels — 8,7 % des e ectifs en 2019 — sont moins enclins à
protester. Autour de la machine à café se côtoient par ailleurs des
travailleurs d’âges di érents. Ils divergent par leur socialisation,
leur formation et leur conception du métier.

Alors qu’on assiste à un important renouvellement générationnel,


de nombreux professeurs entretiennent dorénavant un rapport
distancié à l’action syndicale tout comme à l’institution (6). Mus
par un « agnosticisme social qui porte à n’attendre des pairs ou des
institutions qu’une sorte d’e cacité immédiate, dégagée de toute
préoccupation collective », selon les mots du sociologue Bertrand
Geay (7), ils relèguent au second plan leurs conditions de travail.
Cette nouvelle culture professionnelle redouble l’« intérêt au
désintéressement » et le « refoulement collectif de l’intérêt
économique » (8) qui animent depuis toujours la profession. La
conception du métier comme un sacerdoce s’en est trouvée
renforcée en même temps qu’elle a changé de nature ; et, dans
certains établissements plus « di ciles » que les autres, elle
s’apparente parfois à un engagement humanitaire. Au temps des
grandes causes et des petits gestes, on fait moins de cas de la
défense du statut de fonctionnaire, du dégel du point d’indice ou
de la lutte contre l’austérité. On néglige aussi d’en nir avec la
pauvreté ou le chômage de masse pour remédier à l’échec scolaire.
Dans une institution qui sacralise le mérite et entretient le mythe
de l’ascenseur social, on tend à faire de l’enseignant le seul
responsable de la réussite de ses élèves. Et si, à l’occasion, il
envisage l’action collective, celle-ci se limite souvent à l’échelle de
l’établissement.
Cours de yoga et « escape games »

En témoigne la multiplication de listes « locales » aux élections


professionnelles. Parfois envisagées comme un moyen de parer à
la désertion syndicale, elles traduisent plutôt le souhait de
valoriser l’« esprit » des établissements et accompagnent leur
mise en concurrence sur un marché scolaire. Dans le lycée de
Mme Veyrières, la liste « Construire » (9) a recueilli la majorité
des voix aux élections des représentants du personnel.
Revendiquant leur « apolitisme » et leur « pragmatisme », les
listes de ce type déconnectent souvent les conditions de travail des
choix politiques dont elles découlent. C’est ainsi que
« Construire » lançait il y a quelques mois un « audit interne »
pour « redynamiser » un établissement « en perte de vitesse »
grâce à une « meilleure gestion des ressources humaines ». Un
document « collaboratif », ouvert aux personnels, à la direction et
aux parents d’élèves, permettait d’évaluer anonymement la
« performance » et la « bienveillance » des membres de la
communauté éducative (10). On y lisait qu’« enseigner, c’est aussi
faire du management a n de xer les objectifs et de ré échir à la
meilleure trajectoire pour amener les élèves à les atteindre ». Alors
qu’au même moment bourgeonnaient dans l’établissement cours
de yoga et séances de sophrologie, escape games et séminaires de
communication non violente, autant de « projets » et
d’« événements ludiques » censés remédier à l’échec scolaire ou à
la sou rance au travail, cette initiative signait un air du temps.

De M. Claude Allègre à M. Blanquer, les ministres


« modernisateurs » n’ont cessé de vouloir arrimer l’école au
marché. Depuis 2017, le ministère invite les enseignants à
« s’engager dans une démarche individuelle et collective de
développement professionnel ». Au cours d’un entretien mené
conjointement par le chef d’établissement et l’inspecteur
disciplinaire, on les somme de produire un CV valorisant des
projets, une expérience en éducation prioritaire ou des
compétences de formateur ou de coordinateur. La nouvelle grille
d’évaluation anoblit une élite prête à seconder la hiérarchie. Le
« rayonnement » de ces entrepreneurs scolaires leur permet d’être
mieux payés. Leurs collègues moins solaires, inéligibles à cette
« classe exceptionnelle », se consoleront en acceptant ce qu’il
reste de « missions particulières », pédagogiques ou
administratives. Ces grati cations matérielles comblent un besoin
d’argent et de reconnaissance. Elles rencontrent aussi l’aspiration
grandissante à une individualisation des carrières ou à une
rémunération au mérite (11). Promue par les directions,
l’autonomie aiguise les appétits, a ermit les clientèles et réduit
l’utilité des mobilisations collectives.

Entre une minorité syndicale sur la défensive et des enseignants


convertis au néolibéralisme qui gagnent en in uence, reste donc
la majorité, dont le rapport au politique se distend. Constante tout
au long du XXe siècle, la surreprésentation de la profession en
politique semble aujourd’hui re uer. Ce sont davantage les
professeurs du secondaire et de l’université qui siègent au Palais-
Bourbon, ceux des écoles ayant été chassés des bancs de
l’Assemblée, comme les ouvriers et les employés. Au moment où la
FEN éclatait, en 1992, la Fédération des conseils de parents
d’élèves (FCPE) et les associations du même type étaient déjà
délaissées par les enseignants et investies par les cadres du
privé (12). Délaissé aussi, le réseau de mutuelles, de coopératives
et d’amicales fondé en 1972 par Denis Forestier, président de la
Mutuelle générale de l’éducation nationale (MGEN) et ancien
secrétaire général du Syndicat national des instituteurs. Cause ou
conséquence de la marginalisation des enseignants,
l’e ondrement du Parti communiste français et du Parti socialiste
(auxquels les professeurs fournissaient d’importants contingents
militants) ainsi que le tarissement de leurs réseaux associatifs ont
achevé d’ouvrir aux quatre vents la « forteresse enseignante ». La
culture professionnelle s’en est trouvée a aiblie ; le capital
militant, dilapidé ; la dépolitisation, accrue.

Expérimenté à grande échelle à l’occasion de la pandémie, le


numérique à l’école pourrait achever de détruire ce qu’il reste du
« monde enseignant » et de ses résistances (13). Les libéraux le
savent et s’engou rent déjà dans la brèche. Député La République
en marche (LRM) du Bas-Rhin, M. Bruno Studer préside la
commission des a aires culturelles et de l’éducation à l’Assemblée
nationale. Avec la crise sanitaire — un « moment historique » où
les professeurs sont « en première ligne » —, cet enseignant
souhaiterait faire « évoluer le métier » et « transformer cette
épreuve en opportunité ». Alors que M. Blanquer « a lancé un
appel à projets aux start-up pour créer des robots
conversationnels » (14), M. Studer préconise de « développer des
outils souples, dynamiques, agiles ». « Une part d’automatisation,
pense-t-il, permettrait d’individualiser l’enseignement. Si on arrive
à personnaliser le travail des élèves grâce à la puissance de
l’algorithme, alors on pourra peut-être régler le problème du
décrochage. » Et de plaisanter : « C’est mon côté progressiste. »

Il n’est pas certain que les enseignants, habitués à « jouer le jeu »,


s’opposent à un processus à l’œuvre dans des secteurs entiers du
monde du travail. La « continuité pédagogique » ne leur laissera
indéniablement pas un bon souvenir, mais cela fait déjà plusieurs
années que nombre d’entre eux répondent aux sollicitations
ministérielles, s’outillent et portent aux nues les technologies de
l’information et de la communication pour l’enseignement
(TICE). Pour eux, la standardisation et la bureaucratisation du
travail ne sont pas un problème.

La n d’un magistère

Le risque de déquali cation qu’elles font peser sur toute une


profession, non plus. La surveillance du corps enseignant, encore
moins : comment organiser une grève des correcteurs alors que les
copies du baccalauréat sont maintenant dématérialisées ? Et les
exemples sont nombreux de cette « grande transformation »,
comme ces bureaux d’aide rapide (BAR) — une hotline assurée
par des enseignants pour l’aide aux devoirs — qui se multiplient
au moment où la suppression de postes ne permet pas d’assurer
correctement le dispositif « Devoirs faits » à l’école et au collège.

Bien que le nombre de postes mis aux concours chute, certains ne


sont pas pourvus. La crise du recrutement le montre : la gure de
l’enseignant ne suscite plus l’engouement. L’élévation du niveau
d’étude des Français a mis n à son magistère. Celle du
fonctionnaire s’e ace aussi à mesure que recule l’esprit public
dans la société (15). Le vide laissé a permis que les enseignants
pastichent le monde des cadres du privé, leur style de vie, leurs
préférences sociales et politiques. Au premier tour de la dernière
élection présidentielle, 23 % d’entre eux ont certes voté pour
M. Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise) et 15 % pour
M. Benoît Hamon (Parti socialiste), contre, respectivement,
19,5 % et 6,3 % de l’ensemble des votants. Mais c’est sur
M. Emmanuel Macron que se sont portés le plus de su rages :
38 % des enseignants lui ont fait con ance dès le premier tour
(contre 24 % des votants en général).

Les préférences politiques variaient en fonction du niveau de


diplôme, du statut et du salaire : 24 % des contractuels avaient
choisi le candidat d’En marche !, contre 33 % des professeurs des
écoles, 45 % des certi és et 50 % des agrégés (16). Mais, en tout
état de cause, une grande partie des enseignants, par conformisme
ou par conviction, se sont mis en rangs derrière le candidat de
l’« extrême centre ». Leur extraction, de plus en plus
bourgeoise (17), plus nettement encore avec le recrutement à bac
+ 5 des nouveaux entrants, n’y est sans doute pas pour rien. Après
quatre ans de vexations et de démolitions, il y a fort à parier qu’ils
ne voteront pas dans les mêmes proportions pour le président
sortant. Une chose est sûre : dans les salles des professeurs, la voie
reste ouverte pour un avatar de M. Macron.

Anne Jourdain & Allan Popelard

Respectivement enseignante dans le secondaire et

journaliste.

(1) Henri Bajoit, « Exit, voice, loyalty… and apathy. Les réactions individuelles au
mécontentement », Revue française de sociologie, vol. 29, no 2, Paris, avril-
juin 1988.

(2) Géraldine Farges, « Le statut social des enseignants français. Au prisme du


renouvellement générationnel », Revue européenne des sciences sociales, vol. 49, n° 1,
Genève-Paris, 2011.

(3) Le 22 décembre, le tribunal administratif de Poitiers suspendait ce déplacement


d’o ce et enjoignait à la rectrice de procéder à la réintégration de l’enseignante
dans son établissement d’origine.

(4) Laurent Frajerman, « Entre collaboration et contrepouvoir : les syndicats


enseignants et l’État (1945-1968) », Histoire de l’éducation, n° 140-141, Lyon, 2014.
(5) Traitement MENJS-MESRI-DEPP, année 2019-2020, Institut national de la
statistique et des études économiques (Insee), Paris.

(6) Aurélie Llobet, « L’engagement des enseignants du secondaire à l’épreuve des


générations », Politix, n° 96, Paris, 2011.

(7) Bertrand Geay, « Les néo-enseignants face à l’utilitarisme », Actes de la recherche en


sciences sociales, n° 184, Paris, 2010.

(8) Nous empruntons ces deux expressions à Pierre Bourdieu.

(9) La liste porte maintenant un autre nom. Comme il fait référence au nom de
l’établissement, nous avons décidé de ne pas le mentionner.

(10) Lire Clothilde Dozier et Samuel Dumoulin, « La “bienveillance”, cache-misère de


la sélection sociale à l’école », Le Monde diplomatique, septembre 2019.

(11) Enquête auprès des personnels de l’éducation nationale et des parents d’élèves,


Ipsos pour la Fédération syndicale unitaire, décembre 2020.

(12) Lire Allan Popelard, « À l’écart des circuits o ciels, des parents d’élèves défendent
l’école pour tous », Le Monde diplomatique, mars 2014.

(13) Lire Clothilde Dozier, « “Le plaisir d’apprendre” », Le Monde diplomatique,


avril 2021.

(14) « Soft Power », France Culture, 8 novembre 2020.

(15) Benoît Floc’h, « Être fonctionnaire, un métier qui n’attire plus la jeunesse », Le


Monde, 12 novembre 2020.

(16) « Le vote des enseignants à l’élection présidentielle de 2017 » (PDF), sondage


IFOP pour SOS Éducation, Paris, 24 avril 2017.

(17) Géraldine Farges, « Le statut social des enseignants français », op. cit.
L ,

Jeunes cadres en mission

A J A P

Financée par la Fondation Bettencourt Schueller et par des eurons du

CAC 40 tels que Saint-Gobain ou le groupe Bouygues, Énergie Jeunes

propose à des cadres de grandes entreprises à la recherche d’une

« expérience humaine rare et riche » de dispenser des séances de

coaching dans des collèges publics. « Prépare tes a aires de classe ! »,

« Couche-toi de bonne heure ! », « Mets ton cerveau sur “ON” » : autant

de recettes qui permettront la « réussite scolaire de tous ».

Cette association n’est pas la seule, loin de là, à attester l’intrusion du

monde des a aires dans l’école. Sur le site de son homologue Le Choix de

l’école, « Pierre-Alexis », diplômé de l’ESCP Business School, comme

« Alexandra », ancienne consultante, évoquent le professorat avec les

accents de l’évidence. « J’enseigne par amour des enfants, plus que par

amour des maths. » « Si tu réussis à créer une relation de con ance avec

tes élèves, c’est gagné ! » Ils n’ont pas présenté les concours de

l’enseignement, mais tous deux veulent « mettre [leur] énergie au service

d’un système éducatif plus juste » en faisant preuve « d’ouverture d’esprit

et d’humilité ».

Créée en 2015 par Mme Nadia Marik-Descoing, ancienne directrice

adjointe de Sciences Po, Le Choix de l’école propose à de jeunes gens

frais émoulus des grandes écoles d’« exercer un métier socialement


utile » dans un collège d’éducation prioritaire des académies de Paris,

Créteil, Versailles ou Aix-Marseille. Avant leur première rentrée, le recteur

de Créteil fera le déplacement pour cajoler ces nouvelles recrues, tandis

que Libération (1) ou France Inter (2) recueilleront les impressions des

jeunes missionnaires. Alors que l’éducation nationale peine à revaloriser le

métier d’enseignant, ces professeurs qui acceptent un salaire de

contractuel pour des missions de deux ans, en général, tombent à pic. En

2019, seuls 78 % des postes ouverts au concours en mathématiques

étaient pourvus.

Soutenue par La France s’engage, la fondation créée en mars 2017 par

M. François Hollande, Le Choix de l’école se targue d’avoir formé deux

cents enseignants et d’être présente dans 50 % des établissements de

Seine-Saint-Denis. En octobre 2019, à la faveur d’un plan d’urgence,

M. Édouard Philippe, alors premier ministre, annonçait le renforcement du

partenariat entre l’État et l’association dans ce département. Parrainé par

M. Laurent Bigorgne, directeur de l’Institut Montaigne, par Mme Patricia

Barbizet, dirigeante de la société d’investissement Temaris et Associés et

ancienne présidente du club Le Siècle, ainsi que par d’autres gens

d’argent, Le Choix de l’école compte parmi ses mécènes L’Oréal Paris, la

Fondation Total ou Axa.

Anne Jourdain

Allan Popelard

Géographe.

(1) Lina Rhrissi, « Éducation nationale : “9-3”, v’la les renforts des grandes écoles », Libération,

Paris, 22 juin 2017.

(2) « L’esprit d’initiative », France Inter, 28 août 2019.


Le Monde diplomatique, mai 2021

Emploi domestique, le lobby des


patrons
Faire garder des enfants, engager quelqu’un pour s’occuper du

ménage d’une personne âgée ou invalide… Motivées par la

nécessité, et palliant l’absence de dispositifs publics ad hoc, ces

pratiques justi ent les confortables réductions d’impôts

accordées aux particuliers employeurs. Or, dans leur majorité, les

services à domicile recouvrent des prestations de confort.

T R
Nigel Rolfe. — « Dust in Face - Time of Night and Fog » (Poussière dans le visage - L’heure de la

nuit et du brouillard), 1984

Photographie : Bertrand Prévost - Centre Pompidou, MNAM-CCI - RMN-Grand Palais

Le 3 février 2019, dans un entretien au Parisien, M. Gérald


Darmanin, alors ministre des comptes publics, évoquait l’idée de
diminuer certaines niches scales pour nancer des mesures
réclamées par les « gilets jaunes ». Notamment celle permettant
aux employeurs de travailleurs domestiques de se voir reverser
50 % du salaire et des charges de leur salarié. Son coût est loin
d’être négligeable : plus de 4,6 milliards d’euros en 2018, selon la
Cour des comptes, ce qui en fait la troisième dépense scale de
l’État (1). Certains députés de la majorité le pointent alors du
doigt. Dès le 6 février au matin, au micro de BFM TV et de
RMC, le ministre écarte toute limitation du dispositif : « C’est très
important, ça [facilite] l’embauche des gens, ça évite le travail au
noir. »

L’argument revient en boucle, tout comme celui de la nécessaire


solidarité nationale en faveur des gardes d’enfants en l’absence de
crèches, ou du maintien à domicile des personnes âgées. Mais la
réalité est tout autre : en 2011, seuls 7 % des 10 % les plus pauvres
recouraient à des services à domicile, contre 33,5 % des 10 % les
plus riches, lesquels béné ciaient de près des deux tiers de
l’ensemble de ces avantages scaux (2). Une forme de
redistribution à l’envers. Dans leur grande majorité, ces services à
la personne sont assumés par des femmes (à 87,3 %, selon une
étude de 2015 (3)) ; celles-ci sont plus âgées, moins quali ées et
plus souvent issues de l’immigration que le reste de la population
active. Travaillant à temps partiel, elles peinent à se hisser au-
dessus du seuil de pauvreté (4). Elles sont aussi peu
syndiquées (5), à la di érence d’une partie de leurs patrons,
regroupés au sein de la Fédération des particuliers employeurs de
France (Fepem). L’organisation est née lors du Front populaire,
en 1938, sous le nom d’Union familiale des maîtres et maîtresses
de maison (UFMMM).

« L’espoir de transformations radicales porté par le Front populaire


sape l’idéologie de la domesticité patronale, selon laquelle certaines
personnes sont faites pour servir, d’autres pour être servies, et que
cet ordre des choses est immuable », commente Margot Beal,
agrégée d’histoire et auteure d’une thèse de doctorat sur la
domesticité (6). Le temps des « petites bonnes » se meurt. Mais
« le patronat n’entend pas laisser son personnel s’émanciper de la
sorte, et met en place des modes de gestion et de contrôle à la fois
anciens et modernisés ». L’UFMMM négocie les premiers accords
collectifs locaux avec les syndicats d’employés. Décrite comme
« féministe », l’une de ses fondatrices, Andrée Butillard, ne
représente que le pendant féminin du catholicisme social,
moralement conservateur. Elle s’oppose au « féminisme
égalitaire » qui ferait le jeu « des plans socialistes et
communistes » (7) et défend le principe du vote familial plutôt que
l’ouverture du droit de vote aux femmes. Elle collaborera sous le
régime de Vichy en ouvrant des maisons familiales de vacances.

« Signe extérieur de richesse »

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, en 1948, alors que


l’emploi lui-même évolue, l’UFMMM fusionne avec le Syndicat
des employeurs de gens de maison, créé par l’industriel catholique
du biscuit de luxe Joseph Zamanski (8), donnant naissance à la
Fédération nationale des groupements d’employeurs de personnel
employé de maison, qui deviendra la Fepem en 1963. Celle-ci
cherche à dépoussiérer son image.

Aujourd’hui, l’association compte 68 000 membres et 124 salariés.


L’adhésion se fait en acquittant un droit d’entrée de 12 euros. Elle
permet d’avoir accès à des conseils personnalisés — notamment
sur le plan juridique et dans la gestion des litiges —, à un forum
d’entraide et à une lettre d’information. Elle invite surtout à
s’impliquer dans la défense du « statut scal et social du
particulier employeur ». C’est son cheval de bataille depuis le
milieu des années 1980, la Fepem ayant épousé l’idéologie de
l’époque, selon laquelle le travail coûte trop cher. En
décembre 1986, sous le gouvernement de Jacques Chirac, elle
obtient une première déduction scale pour « les contribuables
âgés de 70 ans et plus, les invalides, et ceux ayant à charge un
enfant handicapé ».

Mieux encore : en 1991, une réduction d’impôt à hauteur de 50 %


des dépenses engagées pour un emploi à domicile, dans la limite
de 4 000 euros par an, est adoptée à l’initiative de la ministre du
travail (socialiste) Martine Aubry. Cela marque une « rupture
idéologique », notent François-Xavier Devetter et Sandrine
Rousseau. Les deux chercheurs soulignent que, jusqu’aux
années 1960, les emplois domestiques étaient taxés comme
« signes extérieurs de richesse », à l’instar des yachts ou des
chevaux de course (9).

En 2003, sous le gouvernement de M. Jean-Pierre Ra arin, le


plafond est relevé à 10 000 euros. Deux ans plus tard, le ministre
de l’emploi Jean-Louis Borloo présente son plan de
développement des services à la personne, qui ambitionne de créer
500 000 emplois en trois ans. Aujourd’hui, les employeurs peuvent
dé scaliser jusqu’à 12 000 euros de leurs frais de garde d’enfants,
d’aide au ménage, de jardinage…

Depuis quelques années sont apparues des entreprises de services


à la personne telles que Shiva, Yoopies ou Wecasa, qui proposent
« en deux clics » des services de ménage, de garde d’enfants, mais
aussi de coi ure ou de coaching sportif, fournis par des
travailleurs indépendants, sur le modèle d’Uber. Si l’embauche
par des particuliers reste majoritaire dans le secteur (54 % des
heures rémunérées en 2018), le recours à ces prestataires, qui
o rent des conditions de travail globalement moins favorables,
progresse (10). Moins contraignant, il o re aux particuliers
l’occasion de se délester de leurs cotisations et de leurs
responsabilités d’employeurs, tout en béné ciant de réductions
scales.

La Fepem se pose en rempart. « Borloo avait pour objectif de


mettre en place un marché des services à la personne, comme dans
les pays anglo-saxons, nous explique sa présidente, Mme Marie-
Béatrice Levaux. Il n’a pas été simple de lui faire comprendre que,
dans le secteur, tout ne pouvait pas se réduire à une prestation
marchande. » Quand, en juin 2018, le syndicat patronal fête en
grande pompe son 70e anniversaire au Grand Rex, à Paris,
Mme Levaux vante sur scène les vertus du « dialogue social »
pour « attacher des droits sociaux aux salariés ». Dans ces métiers
où les problèmes de santé s’accumulent, la médecine du travail est
quasi inexistante. Toutefois, en 2016, la Fepem a signé avec les
syndicats un accord-cadre interbranches visant à y remédier, sauf
pour les assistantes maternelles, qui en sont exclues. Au début de
la crise du Covid-19, elle s’est mobilisée pour que les employées à
domicile puissent béné cier du chômage partiel.

Pour séduire les pouvoirs publics, la Fepem met en avant les


« services sociaux » tels que l’aide aux personnes dépendantes et
la garde d’enfants. « Si on parlait de la majorité des heures
travaillées, c’est-à-dire le ménage ou le repassage pour des personnes
valides et fortunées — des services de confort —, peut-être que le
clivage serait plus fort, observe l’économiste Clément Carbonnier.
La manière de présenter le secteur crée le consensus dans la classe
politique. » Du reste, sur l’écran du Grand Rex, trois
personnalités politiques adressaient un message vidéo à la Fepem :
l’ancien secrétaire d’État au budget Christian Eckert et les ex-
ministres du travail Xavier Bertrand et Myriam El Khomri. « En
vingt mois, j’ai rencontré Marie-Béatrice Levaux à de très
nombreuses reprises, racontait la dernière. Ce qu’elle faisait, ce
n’était pas un travail de lobbying, mais de conviction. » Alors…

En fait, la Fepem a créé « au tournant des années 2000 un service


de communication et [organisé] son rôle d’in uence auprès des
décideurs publics », comme l’indique sa brochure de présentation.
D’abord accompagnée par le cabinet FairValue Corporate &
Public A airs, elle a développé sa propre direction, dont deux
lobbyistes sont inscrits en tant que « représentants d’intérêts » à
l’Assemblée nationale. Ainsi, en 2018 et 2019, elle a dépensé
chaque année entre 100 000 et 300 000 euros à cet e et au Palais-
Bourbon. Ce travail d’in uence s’étend également aux niveaux
local et européen. Fin juillet 2019, dans l’ancien hôtel particulier
du grand couturier Christian Lacroix, qui sert de bureaux à la
Fepem, dans le VIIIe arrondissement de Paris, Mme Levaux tente
de nuancer : « Nous ne sommes pas des spécialistes du lobbying.
Nous n’avons rien à vendre, c’est aussi simple que ça. » Rien à
vendre, mais beaucoup à obtenir.

Au cours de la campagne présidentielle de 2017, la Fepem avait


proposé un « contrat d’innovation emploi et domicile », recevant
le soutien des quatre principaux candidats, même si seul
M. Emmanuel Macron y avait nalement apposé sa signature à la
veille du second tour. « Aujourd’hui, j’ai plus d’appels entrants que
sortants, se réjouit Mme Levaux. S’il se passe quelque chose à
Bercy, on appelle la Fepem pour savoir si c’est vrai ou non. » En
dehors de ces coups de téléphone, l’organisation se réunit une fois
par an avec des fonctionnaires du ministère de l’économie. Elle se
bat pour obtenir la mensualisation du crédit d’impôt. « Il y a
encore des blocages de trésorerie chez beaucoup de gens », nous
assure la députée Cendra Motin (La République en marche,
LRM), qui est allée avec Mme Levaux défendre l’idée auprès de
M. Darmanin. En septembre 2018, celui-ci a annoncé une avance
de 60 % sur la niche scale en début d’année 2019, en attendant le
crédit d’impôt immédiat en 2022. Une victoire de taille pour la
Fepem. « C’est la première fois que nous allons aussi loin dans
notre partenariat avec l’État, se réjouissait Mme Levaux sur la
scène du Grand Rex, parlant de la présidence Macron. Nous
pesons su samment pour contribuer aux politiques publiques et
jouer notre rôle d’éveilleurs. »

Moins d’argent pour les services publics

Toutefois, le consensus commence à s’e riter. En novembre 2018,


dans leur ouvrage Le Retour des domestiques (11), les chercheurs
Clément Carbonnier et Nathalie Morel battent en brèche le
principal argument brandi par la Fepem pour défendre les
avantages scaux : le « gisement d’emplois » que représenterait le
secteur. « La mise en place initiale a eu un impact positif sur la
création d’emplois. À partir du début des années 2000, la forte
augmentation des plafonds n’en a quasiment pas créé », écrivent-
ils. En 2014, la Cour des comptes faisait également état d’un
« impact sur l’emploi limité », notant que moins de la moitié des
500 000 créations de poste envisagées dans le plan Borloo avaient
été atteintes (12). Mme Levaux balaie ces analyses d’un revers de
main : « Ça coûtera toujours moins que si on met en place des
dispositifs publics devant chaque besoin, devant chaque domicile. »
Pas sûr. Ce qui l’est, en revanche, c’est que ces réductions
d’impôts représentent des deniers en moins pour les services
publics du grand âge et de la petite enfance, aux conditions de
travail plus favorables que l’emploi à domicile.

En 2019, la députée LRM Émilie Cariou a cherché à exclure du


dispositif certains services de confort (coach sportif, chau eur,
etc.), qui pro tent surtout aux ménages touchant plus de
100 000 euros par an. Cette proposition, somme toute modeste,
n’a pas passé le barrage de la Fepem. Sa présidente, auditionnée
en juillet 2019, l’a rme sans ciller : elle sera « très ferme sur les
conséquences » en cas de remise en cause. Mme Cariou a, depuis,
quitté les bancs de la majorité.

En juin 2020, le rapport des députés Bruno Bonnell (LRM) et


François Ru n (La France insoumise) sur les « métiers du
lien (13) » dénonçait également ces exonérations scales :
« D’après de nombreux acteurs auditionnés, la persistance de ce
système ine cace et producteur d’injustice s’expliquerait par un
lobbying de la Fédération des particuliers employeurs », y lit-on.
En septembre, un rapport commandé par le gouvernement sur le
nancement d’une cinquième branche de la Sécurité sociale pour
le grand âge et l’autonomie proposait, lui, de raboter de
400 millions d’euros la niche scale défendue avec tant de ferveur
par la Fepem. Sans surprise, Mme Levaux écume à nouveau les
radios et la presse écrite.

Timothée de Rauglaudre

Journaliste, auteur de Premières de corvée, LGM

Éditions, Paris, 2019.


(1) « Les dépenses scales. Note d’analyse de l’exécution budgétaire 2018 », Cour des
comptes, Paris, mai 2019.

(2) Isabelle Benoteau et Aurélie Goin, « Les services à la personne. Qui y recourt ? Et à


quel coût ? », Dares Analyses, n° 63, Paris, août 2014 (PDF).

(3) Éric Kulanthaivelu et Lydia iérus, « Les salariés des services à la personne :


comment évoluent leurs conditions de travail et d’emploi ? », Dares Analyses, n° 38,
août 2018.

(4) Ibid.

(5) Lire Pierre Souchon, « Syndicaliser les aides à domicile, un travail de fourmi », Le


Monde diplomatique, septembre 2011.

(6) Margot Beal, Des champs aux cuisines. Histoires de la domesticité en Rhône et Loire
(1848-1940), ENS Éditions, Lyon, 2019.

(7) Florence Rochefort, « Laïcisation des mœurs et équilibres de genre. Le débat sur la


capacité civile de la femme mariée (1918-1938) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire,
n° 87, Paris, juillet-septembre 2005.

(8) Henri Rollet, Andrée Butillard et le féminisme chrétien, SPES, Paris, 1960.

(9) François-Xavier Devetter et Sandrine Rousseau, Du balai. Essai sur le ménage à


domicile et le retour de la domesticité, Raisons d’agir, Ivry-sur-Seine, 2011.

(10) Éric Kulanthaivelu, « Les services à la personne en 2018. Légère baisse de


l’activité, hausse du recours aux organismes prestataires », Dares Résultats, n° 11,
février 2020.

(11) Clément Carbonnier et Nathalie Morel, Le Retour des domestiques, Seuil, coll.


« La République des idées », Paris, 2018.

(12) « Le développement des services à la personne et le maintien à domicile des


personnes âgées en perte d’autonomie », Cour des comptes, 10 juillet 2014.

(13) Bruno Bonnell et François Ru n, rapport d’information n° 3126 sur les « métiers


du lien », Assemblée nationale, Paris, 24 juin 2020.
Le Monde diplomatique, mai 2021

La cantine comme lieu de lutte


Les remous provoqués par l’introduction, en janvier dernier, de

repas végétariens dans les cantines de Lyon ont placé la

restauration scolaire sous les feux des projecteurs. Mais les

questions liées à ce secteur d’activité très rentable s’étendent

bien au-delà de la nourriture carnée ou même du label « bio ».

Libérée de sa dépendance aux industriels, la cantine pourrait

devenir une station d’essai du « bien-manger ».

M P P -Y R
Dustin Joyce. — « Infected », 2018
© Dustin Joyce - Bridgeman Images

Depuis qu’elle est mise en scène par la télé-réalité, la cuisine s’est


ennoblie au point de devenir une pratique distinctive. Les
cuisiniers-vedettes, présentés comme des créateurs, des individus
singuliers et inspirés, s’expriment en revisitant des mets devenus
des œuvres d’art. À l’autre extrémité de l’espace social et
symbolique, la cantine scolaire semble condamnée à la médiocrité.
Elle représente la cuisine publique, par opposition à la haute
cuisine. Des repas bon marché, à menu unique, nourrissant non
pas des clients mais des usagers qui n’ont guère le choix d’aller
ailleurs : des élèves de toutes origines sociales. Les enfants sont-ils
condamnés à manger de mauvais produits mal préparés ?

Dans tous les établissements scolaires de France, les chefs de


cantine ont le droit et le pouvoir de proposer à leur direction des
fournisseurs locaux qu’ils ont choisis au lieu de s’en remettre aux
industriels de l’agroalimentaire. Bien sûr, la restauration scolaire
relève d’une activité encadrée : des diététiciens participent à
l’élaboration des menus selon les principes de l’équilibre
alimentaire. Ils arbitrent entre les produits et saveurs plébiscités
par les enfants et des pratiques nutritionnelles vertueuses.

Ailes de poulet ou bâtonnets de poisson panés, pâtes au fromage


râpé, mousse au chocolat : on sait que les mets favoris des petits
mangeurs correspondent souvent à ceux qu’ils consomment à la
maison, où leurs parents n’ont pas toujours le temps, l’énergie ou
les moyens de diversi er et d’équilibrer les menus. Ces plats
domestiques s’avèrent souvent trop gras, trop salés ou trop sucrés,
a n de compenser le manque de goût des produits de base, issus
de l’industrie agroalimentaire. Leur composition révèle une
saturation d’additifs, de conservateurs, d’exhausteurs de goût, de
gommes et de gélatines, destinés à prolonger leur durée de
consommation et à améliorer leur aspect. Habitués — socialisés,
même — à ces excès glucidiques et lipidiques, les enfants en
redemandent. C’est ainsi que, chez certains, le surpoids voire
l’obésité se combinent à des carences nutritionnelles
(antioxydants, acides gras polyinsaturés) (1).

Faire vivre le tissu agricole local

Confrontés à ce problème de santé, les industriels du secteur, la


main sur le cœur, créent des labels, signent des chartes et des
engagements publics avec des élus. Le site Cantines responsables,
par exemple, propose un programme de formation, des
webinaires sur la « transition alimentaire » et un lien vers le
magazine professionnel L’Autre Cuisine. Chacune de ses pages
évoque l’action désintéressée d’une association qui ambitionne de
promouvoir le « service public » et les « dimensions sociale et
durable » dans la restauration collective. Mais une recherche un
peu plus poussée révèle que le magazine professionnel comme le
site Internet ont pour mécènes les groupes industriels (Elior et
Sodexo, notamment) qui dominent le marché. Un travail de
communication et de marketing installe la confusion en jouant
sur les mots : parler de « qualité » et de « durabilité » pour ne pas
aborder l’agriculture biologique, évoquer le « local » en
l’appliquant à la France entière plutôt qu’à de vrais circuits courts
(« C’est français, c’est local ! »), revendiquer une « cantine
responsable »…

La restauration scolaire pose des questions inextricablement


sanitaires et environnementales. D’une part, la production
intensive appauvrit les sols, pollue et limite la biodiversité. D’autre
part, la spécialisation de certains pays dans une monoculture à bas
coût (la Roumanie pour le champignon de Paris, la Nouvelle-
Zélande pour l’agneau, par exemple) entraîne un ballet incessant
de porte-conteneurs, d’avions et de camions à travers le monde,
l’Europe et la France. Il s’agit de choisir entre une production
industrielle qui nécessite un transport routier aussi long que
polluant et une production locale et artisanale.

Très loin du ripolinage en vert des menus, des diététiciens et des


cuisiniers recourent à des circuits locaux. En prise directe avec les
usagers — les élèves, avec qui l’on peut discuter — et avec des
fournisseurs qu’ils connaissent et qu’ils ont choisis. Au collège
Joseph-Anglade de Lézignan-Corbières (Aude), par exemple, les
légumes proviennent d’une association de réinsertion sociale qui
cultive des jardins potagers à la sortie de la ville. Aller chercher
dans sa région des producteurs ables constitue une première
étape, mais cette démarche ne prend vraiment sens que si elle
s’articule à un travail en cuisine. En utilisant des produits locaux,
de saison, si possible bio, on donne à manger des préparations
beaucoup plus saines que les produits usinés par les industriels à
partir, par exemple, de poulets élevés en batterie à des milliers de
kilomètres, gavés d’antibiotiques et abattus à cinq semaines, ou
même que des produits estampillés « bio » (yaourts ou compotes),
mais issus eux aussi de l’industrie, surdosés en sucre et non
locaux. C’est donc bien le fait de transformer sur place un produit
de base, de le cuisiner, qui permet de maîtriser les coûts et de
conserver un repas à moins de 2 euros.

Si les usages en matière de produits et d’approvisionnement


restent cependant di ciles à in échir, c’est parce que, avec près
de quatre milliards de repas chaque année en France, la
restauration collective représente un marché gigantesque aux
rouages bien huilés. Celui-ci revêt une importance capitale pour
les secteurs de l’industrie agroalimentaire et de la prestation de
services aux collectivités, qu’il s’agisse de géants comme Sodexo
ou Elior, spécialistes de la restauration d’entreprise à qui les
collectivités locales peuvent choisir de déléguer le service public,
ou d’autres industriels, comme Transgourmet ou Sysco, qui
fournissent aux cuisiniers des cantines des plats préparés surgelés.

La loi Egalim d’octobre 2018 « pour l’équilibre des relations


commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une
alimentation saine, durable et accessible à tous » est issue de
plusieurs années de concertation entre les pouvoirs publics et les
industriels du secteur. Elle impose d’ici à 2022 (du moins était-ce
la date avancée avant la crise sanitaire) une augmentation jusqu’à
50 % de la part de produits « sous label de qualité » servis à la
cantine : appellation d’origine protégée (AOP) ou contrôlée
(AOC), indication géographique protégée (IGP), Label rouge,
agriculture biologique (AB), etc.

On pourrait s’en réjouir. Mais le diable se niche dans les détails,


et la position hégémonique des industriels n’est pas menacée. En
e et, sentant le vent tourner, les champions de l’agroalimentaire
développent depuis des années des gammes bio pour leurs laitages,
certains légumes, etc. Tels yaourts fabriqués en Hongrie ou tels
légumes produits dans des serres andalouses parcourent des
milliers de kilomètres en camion pour arriver dans les assiettes, et
proviennent de régions où le travail est fort mal rémunéré. Mais
ils peuvent béné cier du label « bio ». La loi Egalim ne menace
pas les acteurs dominants du secteur, qui proposent déjà des
solutions clés en main. On peut même se demander si elle ne va
pas servir de prétexte aux pouvoirs publics pour supprimer des
fonctionnaires territoriaux et abandonner tout le marché des
cantines aux prestataires industriels, qui seront les seuls, dans les
deux ou trois ans qui viennent, à pouvoir proposer massivement
des o res bio et bon marché.

Pourtant, des cuisiniers et des diététiciens d’établissements


scolaires font d’ores et déjà le choix d’aller chercher dans leur
département des producteurs labellisés bio ou en cours de
conversion. Dans toutes les régions de France, comme dans toutes
les zones tempérées, il est possible de faire pousser une grande
variété de fruits et de légumes et d’élever tous les animaux de
boucherie. Avec des agriculteurs et des éleveurs qui proposent des
produits de qualité et de saison, on peut en général trouver un
accord sur des prix qui permettent à la fois aux paysans de gagner
leur vie et aux cuisiniers de proposer des menus abordables pour
les familles.

Là encore, tout se joue dans le travail en cuisine. Au lieu d’ouvrir


des sacs de « poêlée paysanne » surgelée, l’équipe qui lave ses
légumes, les épluche et les coupe elle-même se donne les moyens
de servir aux enfants un repas confectionné sur place, à partir de
bons produits, et de faire vivre le tissu agricole local. Choisir un
éleveur puis découper, parer et cuire soi-même les viandes permet
aussi de réduire les quantités de nourriture carnée au pro t de la
qualité, ce qui est là encore une nécessité écologique : quand la
viande est plus goûteuse, on peut en mettre moins. Des repas
bons, mais aussi bon marché ? C’est possible en supprimant les
intermédiaires industriels, le coût du transport, et surtout en
réduisant le gaspillage : 30 à 40 % des quantités servies dans les
cantines françaises nissent à la poubelle.

Parmi d’autres cas en France, le travail de M. Jean-Marc


Mouillac, en Dordogne, est exemplaire. Dans les années 2010, il a
réussi à convertir l’école où il o ciait comme chef cuisinier au
100 % bio et local en maintenant le coût du repas à 1,70 euro.
Aujourd’hui employé par le département, il est formateur en
cuisine de collectivité et intervient dans toutes les cantines du
territoire. Il a su de la compétence d’une personne et d’un peu
de volonté politique pour créer une fonction nouvelle, qui semble
pourtant indispensable dans le secteur. Le but n’est pas de
transformer les agents territoriaux des cantines en chefs étoilés ;
mais, entre les assiettes de « création » et la production
industrielle, il existe une place pour un artisanat de la cuisine de
collectivité au service des usagers.

Outre ses dimensions sanitaire, environnementale et économique,


la cuisine de collectivité revêt une importance culturelle. La
commensalité, le fait de manger ensemble, c’est aussi la
constitution d’une culture commune. Bien sûr, on peut louer les
vertus de la nourriture exotique, l’ouverture qu’elle donnerait aux
enfants. Mais, avant de faire traverser la planète à des aliments,
on peut commencer par redécouvrir les plats traditionnels locaux.
Queue et joue de bœuf dans un pot-au-feu, variétés de tomates
anciennes, lentilles, fèves, choux : dans toutes les régions de
France, on a accès à de tels produits locaux, souvent en bio, pour
des prix modiques. Et pourtant, beaucoup d’enfants n’y ont jamais
goûté et n’en ont même jamais entendu parler.

La mise en spectacle d’une haute cuisine qui utilise les techniques


les plus complexes (siphon, cuisson sous vide, etc.) et les
ingrédients les plus exotiques relève de ce qu’on pourrait appeler
une gentri cation de l’alimentation. Pendant ce temps, comme en
miroir, le recours à la malbou e prête à l’emploi et bon marché se
généralise — plats préparés et en-cas ne se sont jamais aussi bien
vendus —, notamment chez les enfants et les adolescents (2).
Cuisiner à la cantine des choses simples mais bonnes, c’est aussi
montrer qu’il existe une troisième voie entre la sophistication des
« top chefs » et le gloubi-boulga des centrales industrielles.

Pour l’équipe, il y a là tout un travail à e ectuer en matière


d’éducation. Sortir de sa cantine au début du service, comme le
font de plus en plus de cuisiniers, pour dire quelques mots aux
enfants sur la provenance des produits, les préparations, permet
de les intéresser, de les sensibiliser aux questions sanitaires,
écologiques et économiques associées à l’alimentation. Évoquer le
lien avec les fournisseurs locaux, la qualité des produits qui rend
possible la réduction des grammages de viande, ou expliquer les
raisons de l’introduction d’un jour sans viande, c’est exposer le
problème de la surconsommation de nourriture carnée en
Occident. Expliquer aux élèves pourquoi ils auront moins souvent
des bananes et plus souvent des pommes, c’est aborder la
circulation mondiale des denrées.

Des cuisiniers prennent la parole

Pour les équipes de cuisine en collectivité, la mise en valeur de


leur travail change tout. On n’est plus caché dans sa cuisine ; on
peut être er d’un métier dont la dimension éducative et culturelle
devient évidente ; on est intégré à l’équipe pédagogique (repas
espagnols, anglais, allemands, « romains » ou « médiévaux »
élaborés avec les enseignants et les classes). On peut sensibiliser
tout l’établissement, autant que possible, aux bonnes habitudes du
circuit court et du bio, et rappeler qu’en cuisine… on cuisine.

Depuis quelques années, des acteurs jusqu’à présent inaudibles


prennent en n la parole. Il s’agit de cuisiniers et de diététiciens de
cantine qui ont commencé par ouvrir des blogs pour exprimer
leur dégoût des pratiques habituelles, leur désir de faire
autrement et de développer des solutions locales. Choisir ses
fournisseurs, mettre en œuvre des techniques spéci ques,
valoriser son travail et intégrer son équipe à la communauté
éducative : les ingrédients d’une cuisine collective artisanale,
publique et sociale sont à portée de la main.

Marc Perrenoud & Pierre-Yves Rommelaere

Respectivement sociologue à l’université de

Lausanne et chef de cuisine au collège Joseph-

Anglade de Lézignan-Corbières (Aude), membre

du collectif Les Pieds dans le plat. Coauteurs de

l’ouvrage Une autre cantine est possible. Pour en

nir avec dix idées reçues sur la cuisine de

collectivité, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-

Seine, 2021.

(1) Lire Benoît Bréville, « Obésité, mal planétaire », Le Monde diplomatique,


septembre 2012.

(2) Cf. ibaut de Saint Pol, « Les évolutions de l’alimentation et de sa sociologie au


regard des inégalités sociales », L’Année sociologique, vol. 67, n° 1, Paris, 2017.
Le Monde diplomatique, mai 2021

Au pays sans vérité


Il aimait Voltaire et les combats contre l’obscurantisme. Leonardo

Sciascia déchi ra la Sicile comme un concentré de scandales et

de violences, mais aussi comme un symbole des processus à

l’œuvre dans l’Italie chaotique des années 1970. Il choisit

souvent, pour mener ses enquêtes, la forme du roman policier, et

sut toujours susciter la jubilation de l’esprit.

A B
Giorgio de Chirico. — « Sole in una stanza » (Soleil dans une chambre),

© ADAGP, Paris 2021 - Mondadori Portfolio/Walter Mori - Bridgeman Images


Sur sa pierre tombale, Leonardo Sciascia, mort en 1989, t
inscrire une phrase empruntée à l’écrivain Auguste de Villiers de
L’Isle-Adam : « On s’en souviendra, de cette planète ». Trente ans
après sa mort, la planète se souvient-elle de Sciascia ? En Italie,
célébrations, émissions et colloques, placés sous le haut patronage
de quelques sommités politiques, ont marqué son centenaire. En
France, celui-ci semble être passé presque inaperçu, malgré
quelques initiatives éditoriales (1).

Cet oubli est d’autant plus fâcheux que la France a longtemps fait
la part belle à Sciascia. Grâce à Maurice Nadeau et à quelques
autres, il a été tôt traduit, lu et reconnu de ce côté-ci des Alpes.
Surtout, cette seconde patrie — où il envisagea même, à la n des
années 1970, de s’établir — lui avait fourni quelques-uns de ses
écrivains favoris : Voltaire, Paul-Louis Courier, Stendhal. Et, pour
un lecteur de la trempe de Sciascia — grand ruminateur de textes,
collectionneur de citations, philologue et éditeur à ses heures,
convaincu qu’un livre est « une forme d’approche du bonheur » et
une bibliothèque, une ressource vitale en même temps qu’un
arsenal —, cette prédilection littéraire était aussi un choix
existentiel. Ces écrivains-là l’aidaient à s’orienter.

Il leur devait, d’abord, son goût des formes brèves. Si ses œuvres
(presque) complètes forment aujourd’hui, en traduction française,
trois énormes volumes (2), sa bibliographie est une longue liste de
petits textes : minces romans, courts essais, nouvelles, contes,
chroniques, articles… Sciascia écrit concis et — en apparence du
moins — modeste : à ses romans, il donne volontiers l’allure la
moins noble qui soit, celle du roman policier ; ses chroniques
exhument de minuscules faits divers ; ses essais se présentent
souvent comme de simples commentaires, pointilleux, en marge
des textes des autres.

Par ses maîtres français, Sciascia se rattache aussi à une tradition


rationaliste qui, dans sa Sicile natale (et plus largement en Italie,
ce « pays sans vérité »), a toujours eu a aire à forte partie. Ses
héros les plus marquants sont des hommes des Lumières :
hérétiques persécutés par l’Église, illuministi et réformateurs
« jacobins » en butte aux pesanteurs de l’Ancien Régime, policiers
à principes « dans un pays où presque personne n’en avait ». Et ses
récits mettent en scène, sous des couleurs variées, le combat pour
la raison, la lutte pour mettre au jour une vérité cachée. Chez lui,
il y a presque toujours un écheveau à démêler, un oubli à
conjurer ; tantôt il faut fouiller dans les archives, tantôt
interpréter d’in mes signes des temps. Si Sciascia a plus d’une
fois emprunté les formes du giallo — le roman policier —, c’est
bien parce que, pour lui, le réel est comme un texte confus qu’il
faut décrypter et que la structure de l’enquête policière résume
idéalement cette conception de la vie.

Sciascia prend le parti de la raison, mais sans naïveté. Disciple des


Lumières, il n’est pas insensible à l’ombre, ni à ce que son ami
Pier Paolo Pasolini appelait la « disparition des lucioles (3)  ». La
plupart du temps, ses héros sont vaincus, voire purement et
simplement liquidés ; les enquêtes ne dissipent pas le mystère ; le
mensonge (d’État ou d’Église) nit par l’emporter. Comme il le
reconnaît, ses livres forment l’« histoire d’une continuelle défaite
de la raison, et de ceux qui furent personnellement emportés et
anéantis dans cette défaite ». Peu à peu, ses propos se teinteront
d’ailleurs d’un certain pessimisme : signi cativement, il intitule
son journal des années 1970 Noir sur noir (« de noirs écrits sur la
page noire de la réalité ») ; et, au titre d’un de ses derniers livres,
En future mémoire, il ajoute ce sous-titre inquiet : Si la mémoire a
un futur…

Qu’importe, il se bat quand même. Car, du Voltaire de l’a aire


Calas, du Courier des pamphlets et de quelques autres, il a aussi
hérité la culture de l’intervention publique. Sans jamais théoriser
l’engagement, il aime la polémique et fait de chacun de ses livres
un acte politique. Après quelques fables qui évoquent le fascisme
et ses ressorts pérennes (Fables de la dictature, 1950), il publie
Les Paroisses de Regalpetra (1956), témoignage sur l’arriération
et la misère de son coin de Sicile, région de soufrières, où il est né,
a grandi et a été instituteur. Paraissent ensuite Le Jour de la
chouette (1960), récit d’allure policière qui, pour la première fois,
donne à voir sans romantisme ni folklore l’in uence de la Ma a,
et Le Conseil d’Égypte (1962), roman sur le conservatisme et les
falsi cations de l’aristocratie locale, que la critique identi e
d’emblée comme une réponse au Guépard de Giuseppe Tomasi di
Lampedusa. Les longues nouvelles du recueil Les Oncles de Sicile
(1958-1960) revisitent elles aussi l’histoire de l’île, en dénonçant
l’éternel « transformismo » des élites et l’emprise de la
propagande des puissants sur les petites gens.

Sciascia ne s’arrête pas là : il prend pour cible l’Église, son passé
d’intolérance (Mort de l’inquisiteur, 1964), mais aussi et surtout
son soutien sans faille au pouvoir corrompu de la Démocratie
chrétienne (DC) (Todo modo, 1974 ; Du côté des in dèles, 1979).
Il évoque les manœuvres et les collusions des « années de plomb »
dans Le Contexte (1971), roman noir qui paraît annoncer les
contorsions du « compromis historique (4) » (« mon parti, qui
gouverne mal depuis trente ans, vient d’avoir la révélation qu’on
peut encore mieux mal gouverner en symbiose avec le Parti
révolutionnaire international », y déclare un ministre avec un
aplomb cynique), et dans Les Poignardeurs (1976), où, à travers
une anecdote de l’histoire palermitaine, il expose les logiques de la
« stratégie de la tension ». Avec La Disparition de Majorana
(1975), enquête sur la disparition, en 1938, d’un physicien de
génie, il pointe les dangers que font peser sur l’humanité
l’existence de la bombe atomique et les progrès d’une science sans
conscience.

Cet engagement d’écrivain devait conduire Sciascia dans l’arène


politique. En 1975, il accepte de gurer sur la liste du Parti
communiste italien (PCI) aux élections municipales à Palerme,
mais en « indépendant ». Il ne renie ni sa critique de la bigoterie
stalinienne ni les idées qui sous-tendent Le Contexte, mais juge
néanmoins qu’il se situe « plus près du PCI que de tout autre
parti ». Élu, il nit par démissionner, discrètement, un an et demi
plus tard, en 1977. O ciellement, parce qu’il est las des réunions
sans n. En réalité, parce qu’il n’accepte pas les arrangements de
la minorité communiste avec la majorité démocrate-chrétienne.
L’année suivante, il règle ses comptes avec le PCI en publiant
Candido ou Un rêve fait en Sicile, conte léger et ironique sur les
déboires d’un Candide sicilien perdu en politique. Sciascia,
décidément, n’est pas un homme de parti.

Pourtant, en 1979, il accepte de gurer sur la liste du petit Parti


radical (PR) du trublion Marco Pannella. Élu à la fois à la
Chambre des députés italienne et au Parlement européen,
Sciascia choisit de siéger à Rome. Il n’y prononcera qu’une dizaine
de discours. Mais il s’investit ardemment dans la commission
d’enquête parlementaire consacrée à l’a aire Aldo Moro. Comme
tous les Italiens, il a été saisi par le rapt et l’assassinat par les
Brigades rouges, en 1978, du président de la DC. Il y a consacré, à
chaud, un petit livre retentissant (L’A aire Moro). Fidèle à sa
méthode, il y reprend et y glose avec minutie les textes de l’a aire,
des lettres de Moro aux messages des Brigades rouges en passant
par les articles de presse et les déclarations des autorités.

Son but ? Jeter une lumière nouvelle sur une a aire que tout le
monde est pressé d’oublier. A rmer que la négociation aurait dû
prévaloir. Et surtout, souligner que Moro a été abandonné —
c’est-à-dire condamné à mort — par ses anciens camarades de la
DC, par l’Église et par l’essentiel de la classe politique. Il ne
formule pas, sur l’a aire, une thèse tonitruante, mais, comme l’a
noté un critique, « multiplie les questions qui, pour être des
questions, n’en sont pas moins des èches (5)  ». Son engagement
dans la commission d’enquête prolonge cette première
intervention. Sciascia questionne, rue dans les brancards, sans
parvenir à dissiper l’obscurité. En désespoir de cause, le député
rédige un Rapport minoritaire où ne manquent, une fois encore,
ni les questions ni les èches.

En quittant le Parlement, Sciascia ne renonce pas à la vie


publique. On sollicite souvent ses avis, notamment au sujet de la
Ma a, sur laquelle il a tant écrit. Depuis Le Jour de la chouette, il
n’a cessé de dénoncer l’« honorable société ». Il a suivi ses
mutations, son passage de la campagne à la ville et sa
transformation en « multinationale du crime » ; il n’ignore ni ne
dissimule son intrication avec la bureaucratie et le pouvoir d’État,
qui font mine de la combattre tout en la laissant prospérer.
Pourtant, dans les années 1980 — marquées par une o ensive
judiciaire et par le « maxi-procès » de Palerme —, Sciascia
surprend en plaidant pour le journaliste Enzo Tortora, accusé (à
tort) d’association avec la Ma a, puis en ciblant, dans un article
de 1987, l’« anti-Ma a comme instrument de pouvoir ». L’article
— que le journal a maladroitement titré « Les professionnels de
l’anti-Ma a » — fait scandale. C’est qu’on l’a mal lu : l’écrivain n’a
pas changé de camp ; simplement, il s’inquiète des mesures
d’exception et des entorses au droit justi ées par la lutte anti-
Ma a. Il ne propose, en somme, qu’un « rappel aux règles, au
droit et à la Constitution ». Le juge Paolo Borsellino, égratigné
dans l’article, ne s’y trompera pas, qui nouera ensuite avec lui des
liens amicaux.

Au demeurant, Sciascia n’a jamais voulu s’installer dans le rôle du


« ma ologue », pas plus qu’il n’a voulu s’enfermer dans les limites
de la réalité sicilienne. Sicile et Ma a, ces objets longuement
scrutés et commentés, sont chez lui le symbole d’autre chose. Le
microcosme insulaire permet de parler de l’Italie tout entière et
de ses maux. « Tous les faits négatifs de la politique nationale,
écrit Sciascia, ont été expérimentés en Sicile in corpore vili, mais
comme pour s’assurer qu’ils étaient e ectivement négatifs, et donc
de réalisation valable sur le plan national. » Quant à la Ma a, elle
est « une métaphore de l’exploitation, de l’abus de pouvoir et de la
violence dans le monde ».

En arpentant obstinément sa petite patrie, son histoire et ses


drames, Sciascia vise plus loin, plus haut. Il traite de
l’« éternellement possible retour du fascisme » ; des Églises, avec
leur « langage d’antique hypocrisie » et leurs inquisitions ; des
combinazioni entre puissants, du pouvoir qui ne change pas de
mains ; du « peuple qui a toujours été cocu, et reste cornard et
cocu » ; de la raison malmenée. Tous thèmes qui, admettons-le,
résistent bien au passage du temps. Si « la mémoire a un futur »,
on devrait se souvenir encore longtemps de Leonardo Sciascia.

Antony Burlaud

Politiste, président de l’association des Amis du

Monde diplomatique.

(1) Deux recueils de textes inédits : Leonardo Sciascia, Stendhal for ever. Écrits, 1970-
1989, Institut culturel italien, coll. « Cahiers de l’hôtel de Galli et », Paris, 2020,
194 pages, 16 euros, et Leonardo Sciascia, Portrait sur mesure, Nous, Caen, 2021,
192 pages, 18 euros. Ainsi qu’une republication : Leonardo Sciascia, Le Chevalier et
la Mort, Sillage, Paris, 2021, 112 pages, 9,50 euros.

(2) Leonardo Sciascia, Œuvres complètes, trois volumes, Fayard, Paris, 1999, 2000 et
2002.

(3) Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, Paris, 1979.

(4) Entre la Démocratie chrétienne et le Parti communiste italien.

(5) James Dauphiné, Leonardo Sciascia, qui êtes-vous ?, La Manufacture, Lyon, 1990.


Le Monde diplomatique, mai 2021

Bienvenue au musée de la
propagande européenne
J -B M

Nalini Malani. — « Memory », 2009

© Nalini Malani - Courtesy Galerie Lelong & Co, Paris

À Bruxelles, le parc Léopold abrite un musée insolite qui, depuis


son inauguration, le 6 mai 2017, a déjà attiré un demi-million de
visiteurs. Nous y entrons par un sas de sécurité où des vigiles
contrôlent notre identité, passent nos e ets personnels aux rayons
X et véri ent notre température à l’aide d’une caméra thermique.

Nous ajustons le casque de l’audioguide et sélectionnons l’une des


vingt-quatre langues o cielles de l’Union européenne.
« Bienvenue à la Maison de l’histoire européenne, un projet du
Parlement européen. Au fur et à mesure que nous vous guiderons à
travers l’exposition, vous remarquerez que nous ne vous racontons
pas l’histoire de chaque nation européenne. »

L’exposition permanente débute par la présentation d’objets ayant


trait à la géographie du continent et au mythe grec d’Europe.
Après quoi, au XVIIIe siècle, l’heure vient déjà d’évoquer le
régime nazi et l’Union soviétique. « Pendant la révolution
française de 1789, de simples citoyens renversent la monarchie
absolue qui les contrôlait depuis des siècles. Leurs nobles idéaux de
liberté, égalité et fraternité sont bientôt souillés par la Terreur, une
période de violente répression, d’exécutions de masse et de purges
politiques. La guillotine est adoptée par l’État révolutionnaire
français pour supprimer ses ennemis », poursuit le narrateur
invisible dans l’audioguide, tandis que retentit à nos oreilles le
bruit sec et froid d’un couperet. « Le raisonnement — que des
objectifs idéalistes peuvent justi er des moyens brutaux — a été
utilisé plusieurs fois au cours de l’histoire européenne. Notamment
par l’État policier de l’Union soviétique sous Joseph Staline et par
le régime nazi en Allemagne. » Cette première analogie se révélera
le l conducteur de la visite.

Les salles consacrées au XIXe siècle passent sous silence les


paci stes proeuropéens tels que Victor Hugo ou Bertha von
Suttner, la première femme à recevoir le prix Nobel de la paix,
en 1905. On y apprend en revanche que le marxisme serait une
« réaction passionnée » à la révolution industrielle, un épisode au
cours duquel « les conditions de vie et de travail [des ouvriers] sont
souvent épouvantables ». Mais, ajoute la voix, « à la n du XIXe
siècle, leur situation s’améliore avec l’obtention progressive du droit
de vote ».

Ne cherchez pas ici la moindre évocation positive d’une lutte du


mouvement ouvrier : la chose n’existe pas. D’ailleurs, souligne
l’audioguide, « les classes ouvrières n’ont jamais constitué un
ensemble homogène. Les membres de la classe ouvrière ne
partageaient pas les mêmes caractéristiques, qui variaient en
fonction du pays ou du secteur d’activité. » En revanche, les
bourgeois, eux, « impulsent des changements économiques et
politiques (…) et jouent un rôle important dans l’instauration des
démocraties modernes ».

Pour comprendre comment un musée qui a coûté 55,4 millions


d’euros aux contribuables européens peut atteindre une telle
nesse d’analyse historique, il faut se pencher sur la composition
de son comité scienti que. Le 13 février 2007, au moment de son
investiture o cielle en tant que président du Parlement européen,
le cadre dirigeant de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne
(CDU) Hans-Gert Pöttering formulait un vœu : « Je souhaite que
l’on crée un lieu de mémoire et d’avenir où l’idée européenne puisse
prospérer. » L’année suivante, un « comité d’historiens et d’experts
en muséologie réputés, issus de divers pays européens », rédige la
bible du projet. Dans ces Lignes directrices pour une Maison de
l’histoire européenne, la guerre froide commence en 1917 : « Avec
le putsch des bolcheviks en Russie, une dictature et une autre forme
d’organisation de la société apparaissent à l’Est. Dans beaucoup de
pays, l’utopie de l’égalité sociale fait de nombreux adeptes. Le
con it Est-Ouest commence. Il s’agit fondamentalement d’un
combat entre la dictature communiste et la démocratie libérale. »
La guerre civile espagnole est présentée comme un a rontement
au cours duquel « la brutalité atteint des sommets de part et
d’autre ». Et ainsi de suite.

Soumis au vote du Bureau du Parlement, le texte est approuvé le


15 décembre 2008. Un conseil de direction composé de
personnalités politiques se constitue. Ainsi qu’un comité
scienti que chargé de réaliser le musée.

Député européen de 1979 à 2009, le communiste Francis Wurtz a


participé aux réunions parfois houleuses du conseil de direction,
dans l’espoir que la Maison de l’histoire européenne s’ouvre à la
contradiction et à la nuance. « Las, mes e orts n’ont servi à rien, se
désole-t-il. Ce musée a été conçu par des combattants de la guerre
froide a n d’être conforme à l’idéologie des chrétiens-démocrates
allemands. »

La directrice du lieu, Mme Constanze Itzel, conteste ce jugement.


« Nous ne souhaitions pas être un musée de propagande »,
explique-t-elle. Elle estime que le musée célèbre des « valeurs
positives » et qu’il est proeuropéen. Elle précise que le comité
scienti que a travaillé en toute indépendance, sans que le comité
de direction interfère dans ses choix. « C’est vrai, commente
M. Wurtz. Mais, comme les historiens ont été triés sur le volet en
fonction de leurs orientations idéologiques, le résultat est conforme
à ce qui était attendu. »

Seule historienne à avoir participé à toutes les étapes de la


conception du musée — de la rédaction des Lignes directrices à
l’inauguration —, la Hongroise Mária Schmidt siège encore à son
comité scienti que. Auteure de livres à la gloire de Ronald
Reagan et de George H. W. Bush, elle est titulaire de la 42e
fortune de Hongrie, selon le magazine Forbes. Elle possédait
l’hebdomadaire progouvernemental Figyelő lorsque ce titre a
a ché en « une » le portrait du président de la Fédération des
communautés juives hongroises, M. András Heisler, entouré de
billets de banque, en novembre 2018. « Perçue par certains
Hongrois comme encore plus idéologue que Viktor Orbán, dont elle
a été la conseillère de 1998 à 2002, écrivait Le Monde
(1er août 2018), Mária Schmidt est une des gures marquantes de
la “démocratie illibérale”. »

Certes, il su rait de lire au micro d’un congrès de la CDU


quelques pages de Patrie (2020), le dernier ouvrage de
Mme Schmidt, consacré à la « lutte pour la souveraineté des pays
d’Europe centrale », pour déclencher une vague de crises
cardiaques dans l’auditoire. Mais la devise de l’Union européenne
n’est-elle pas « Unie dans la diversité » ? Depuis 2002,
Mme Schmidt dirige la Maison de la Terreur de Budapest, l’un
des musées les plus visités de Hongrie. L’institution martèle sur
trois étages l’idée xe de sa directrice : la Hongrie a subi au XXe
siècle la tyrannie de deux régimes politiques comparables, le
nazisme et le communisme. Financé par le premier gouvernement
de M. Orbán, ce musée a reçu les éloges du New York Times :
« Conçu par un décorateur de Hollywood, il utilise des instruments
de torture ainsi que des portraits terri ants de Staline souriant pour
asseoir sa thèse (1). »

À Bruxelles, les salles de la Maison de l’histoire européenne


consacrées à la seconde guerre mondiale paraissent mettre en
scène la résolution « sur l’importance de la mémoire européenne
pour l’avenir de l’Europe », adoptée le 19 septembre 2019 par les
eurodéputés, qui place sur un pied d’égalité « les régimes
communistes et nazi (2)  ». Discours d’Adolf Hitler et de Staline,
autodafés et destructions d’églises, parades militaires… Des
écrans géants placés côte à côte projettent des lms d’archives
allemandes et soviétiques où le marteau et la faucille surgissent en
même temps que la croix gammée, donnant au visiteur une
impression de symétrie. Nulle mention, en revanche, des accords
signés à Munich en septembre 1938, à l’issue desquels la France
et le Royaume-Uni autorisent Hitler à envahir la
Tchécoslovaquie : le musée fait débuter la guerre par le traité de
non-agression d’août 1939 entre l’Allemagne et l’Union
soviétique. De même, la bataille de Stalingrad, tournant majeur
du con it, a disparu de la photo, ainsi que les mouvements de
résistance communistes. Quant aux camps d’extermination nazis,
le commentaire énonce d’un même sou e : « La plupart des
victimes juives sont exterminées dès leur arrivée dans les camps.
Sous le régime d’occupation soviétique, le régime du goulag isole et
fait disparaître des personnes, souvent au hasard, parce qu’elles
sont supposées empêcher la construction du communisme. »

Aux étages supérieurs, changement d’ambiance. Des salles


lumineuses et colorées chantent le roman européen :
reconstruction de l’Europe, naissance de l’État-providence, traités
de Rome et de l’Élysée, premier élargissement… La présentation
comparée des modes de vie à l’Est et à l’Ouest dans les
années 1950 et 1960 détaille de manière équilibrée l’amélioration
des niveaux de vie des populations. Mais la faiblesse constitutive
de ce musée éclate par l’absence de toute critique vis-à-vis des
politiques menées à l’Ouest. L’unique allusion aux grèves
ouvrières qui ont marqué le XXe siècle concerne celle des mineurs
britanniques (1984-1985).

Vient en n 1989 : chute du Mur, l’ère des révolutions s’achève.


Après quoi, de la guerre en ex-Yougoslavie à l’euro, du projet de
Constitution européenne à la crise de la dette publique grecque en
passant par les vagues d’élargissement, l’histoire dé le sans
accrocs, lisse, consensuelle, riche en progrès économiques. La
mise en concurrence e rénée des travailleurs, les délocalisations
vers l’Est, les migrations de millions de salariés à bas coût vers
l’Ouest ? À la trappe. Le communisme a perdu, le capitalisme a
gagné, l’Union européenne reçoit le prix Nobel de la paix en
2012 : n de l’histoire au sixième étage.

Jean-Baptiste Malet

(1) Ian Fisher, « Hungary tells its past and stumbles on the present », e New York
Times, 20 avril 2002.

(2) Lire Pierre Rimbert, « Faussaires », Le Monde diplomatique, novembre 2019.


Le Monde diplomatique, avril 2021

Les livres du mois

ANALYSES D'ŒUVRES
P

Grands chagrins d’ex-ministres


G R

Il a été directeur du Trésor sous Jacques Chirac, ministre de


M. Nicolas Sarkozy, secrétaire général de l’Élysée sous
M. François Hollande. Et M. Jean-Pierre Jouyet n’a rien à en
dire. Ou presque : la reine d’Angleterre incarne « soixante ans
d’histoire » ; « la gauche en revient toujours à un certain
réalisme » ; les francs-maçons tiennent la Caisse des dépôts.
L’Envers du décor (1) ? Des déjeuners, beaucoup de dîners.
L’ancien haut fonctionnaire aimait manger, avec des éditorialistes
ou des vedettes, surtout avec des patrons. En disgrâce depuis
l’élection de M. Emmanuel Macron, qui fut pourtant longtemps
son protégé, il a écrit un livre de naufrages. Celui de sa carrière.
Celui de son monde.

Le Tout (petit) Paris, M. Jouyet et sa « gueule enfarinée »,


M. Arnaud Montebourg les a a rontés pendant trois ans.
L’Engagement raconte ce combat, et d’autres, de la « primaire
citoyenne » d’octobre 2011 à sa démission du gouvernement en
août 2014  (2). « N’attendez aucun sacri ce personnel de l’énarque
bercyen. Il s’intéresse à la France comme à la poésie du temps de sa
lointaine jeunesse. » M. Montebourg est de retour et il n’est pas
content. En colère, même, contre la « bourgeoisie d’État », ses
anciens camarades ou le patronat qui capitule.
Par la contagion de cette fureur, ou de l’exaltation, plusieurs
chapitres enlèvent le lecteur. M. Montebourg a le sens du détail —
M. Laurent Fabius qui mouline des bras en n de gala à la
Maison Blanche, le « pro l cauteleux » d’un directeur de cabinet
— et celui de la formule, qui lui fait croquer M. Macron en
« Julien Doré de la politique » ou M. Patrick Kron, ancien
président-directeur général d’Alstom, en « invétéré courtisan ». Il
o re un récit haletant des épisodes les plus désastreux du
quinquennat Hollande, des promesses trahies de Florange à la
piteuse tentative d’intervention en Syrie.

Alors, diable, qu’est-il allé faire dans cette galère ? Souvent, très
souvent, M. Montebourg s’en justi e. Et c’est un peu gênant.
« Pourquoi n’ai-je rien dit ? », « Ma faiblesse a pauvrement
succombé », « On s’est laissé berner », « J’ai cru dans la chance
d’avoir la possibilité d’agir », « J’ai [ nalement] compris qu’ils
étaient tenus par la surpuissance des possédants ». Faut-il croire à
la palinodie ? Di cile quand on se souvient, entre autres, des
intrigues auxquelles participa l’auteur pour écarter M. Jean-Marc
Ayrault de Matignon et y promouvoir M. Manuel Valls.

Ces errements posent cependant moins problème que la confusion


du projet esquissé, en ligrane, par le quasi-candidat à l’élection
présidentielle. « Les peuples ont commencé et vont continuer de
plus belle à nommer aujourd’hui des dirigeants capables de rétrécir
le monde. » Certes. Mais, au sein du peuple français, à quels blocs
doit s’en remettre un « démondialisateur » pour accéder au
pouvoir ? Et, le cas échéant, comment ne pas décevoir les
espérances contradictoires des forces sociales ainsi agrégées ? Le
livre ne le dit pas, laissant plutôt méditer quelques leçons aux
syndicats — « brûler des pneus n’a jamais ren oué une entreprise »
— et des aphorismes dignes de Paul-Loup Sulitzer :
« L’entrepreneur est, comme le navigateur, l’être qui aime vivre
avec le risque. »

Grégory Rzepski

Coauteur (avec Mathias Reymond) de Tous les

médias sont-ils de droite ?, Syllepse, Paris, 2008,

et contributeur aux travaux du laboratoire d’idées

[L’intérêt général->http://interetgeneral.net.

(1) Jean-Pierre Jouyet, L’Envers du décor, Albin Michel, Paris, 2020, 320 pages,


20,90 euros.

(2) Arnaud Montebourg, L’Engagement, Grasset, Paris, 2020, 416 pages, 22 euros.


L

Tout ce qui brûle


E P
Il n’y a pas de posters de Paul Verlaine. Rejeté dans l’ombre par
l’éclat d’Arthur Rimbaud, il n’est pourtant pas exactement le petit
versi cateur vaguement sentimental auquel on le réduit souvent,
mais l’étonnant inventeur d’un lyrisme nouveau, savamment en
déséquilibre. Parallèlement (1889) (1), l’un de ses derniers
recueils, regroupe une quarantaine de pièces de dates et
d’inspirations diverses, dans un ensemble pensé en « parallèle » à
Sagesse (1880), l’œuvre de sa conversion au catholicisme. C’est
audacieux. Car Parallèlement chante notamment les amours
homosexuelles et la jouissance de la chair, ce qui, spontanément,
peut paraître un peu loin de la prière traditionnelle. Mais il y a là
aussi le murmure secret de l’âme divisée, les « romances sans
paroles » où il s’amuse à se parodier et surtout le lumineux Laeti
et errabundi (« Gais et vagabonds »), adressé à Rimbaud — « On
vous dit mort, vous (…) / Quoi, le miraculeux poème / Et la toute-
philosophie / Et ma patrie et ma bohème / Morts ? Allons donc ! tu
vis ma vie. »

En 1900, le grand marchand d’art Ambroise Vollard propose à


André Bonnard d’illustrer le recueil. Bonnard choisit,
remarquablement, d’« envahir » la page où s’écrit le poème, avec
la grâce d’une légèreté musicale et rêveuse. Le recueil fut tiré à
deux cents exemplaires, et les pierres lithographiques e acées.
C’est lui qui est ici somptueusement proposé.

Evelyne Pieiller

(1) André Bonnard et Paul Verlaine, Parallèlement, livret de Stéphane Guéguan, Hazan,


Paris, 2020, 192 pages, 35 euros.
P

Associations méditatives
M D S

D’Umberto Saba, Carlo Levi (l’auteur du roman Le Christ s’est


arrêté à Eboli) disait qu’il était le plus grand poète italien depuis
Giacomo Leopardi. On le connaît pourtant peu. De mère juive,
Saba est né à Trieste en 1883, lorsque la ville était encore
rattachée à l’Empire austro-hongrois — elle deviendra italienne
en 1915. Son premier recueil de poésie paraît en 1911, et il ne
cessera plus d’écrire : « Poète et rien d’autre. » En 1938, les lois
raciales promues par Benito Mussolini l’obligent à se cacher ; ses
livres sont interdits. De cette période, Choses dernières (1), des
poèmes en vers libres ou rimés, écrits entre 1935 et 1943, qu’il
faut lire à la fois dans leur éclat et dans leur recel d’ombres,
seront l’écho. Des poèmes courts composés comme des partitions,
recherche d’épure et d’apaisement. « Je suis seul. Nul n’écoute où /
est vain tout appel aux amis / dispersés. / La haine brille comme un
glaçon et je pense / que je te verrai ce soir toi que j’aime. »

Souvent, il s’adresse à un autre « lui » : « Voilà, maintenant tu


sais que parmi les heureux / il n’est nulle demeure pour nous. »
Dédoublement où il devient le témoin de ses émotions face au
chaos, comme pour le mettre à distance et diluer l’angoisse, saisir
le monde, extérieur et intérieur, par l’écriture, et intensi er sa
propre force de vie et de résistance.

Dans Le Cœur vivant des ombres (2), suivi de Cantique pour


Abraham, Delphine Durand, historienne de l’art et des religions,
déploie aujourd’hui une versi cation libre nourrie de spiritualité
et de philosophie pour évoquer la brûlure des camps
d’extermination de Birkenau et d’Auschwitz — « Mon amour ma
n te restera inconnue. Je gis sur le dos et tu brilles par mon cœur
éclaboussé » —, une Pologne « déterrant les os de ses poètes pour les
ronger ». Elle invoque les assassinés, la gure mystique d’Etty
Hillesum, celle du peintre Felix Nussbaum… « L’Europe n’est que
le péristyle de la mort dans ses éclosions et ses désastres. » Puis,
après bifurcation vers une légende chinoise, revient à ces morts,
convoque la romancière d’origine russe Irène Némirovsky,
l’écrivain polonais Bruno Schulz, « triste comme un cocher de
acre », dans un bouillonnement tumultueux. Tisse des
« métaphores inextricables » et stimulantes. À ces associations
méditatives répondent les peintures du poète Hubert Haddad, qui
emprunte un autre chemin pour éveiller la sensibilité et la
curiosité.

Dans une langue plus quotidienne, mais non moins déstabilisante,


Fabien Drouet, dans Sortir d’ici (3), se raconte à la première
personne : « Je m’annule doucement. J’ai besoin de mourir. » Ce
journal de survie poétique, à nul autre pareil, a été tenu dans
l’urgence et dans la continuité de Vive l’hôpital public, qu’il avait
autoédité en 2016. Depuis toujours, la poésie et la musique
guident son existence, lui faisant décider de « vivre de petits
boulots » plutôt que de perdre sa vie à la gagner. Un choix qui lui
permet aussi de fréquenter la rue et les cafés et d’observer la
violence sociale qui s’y déploie : « se faire traiter de pédé, de traître
à la nation ». De dépasser le regard que l’on abaisse sur lui :
« bipolaire, ils disent », alors qu’il est seulement dans un « désir
sauvage de vie ». Une écriture nue qui vient rappeler qu’en dépit
de sa mise hors champ la poésie reste d’une puissance lumineuse
pour exprimer au plus juste le monde et les êtres. Pour, comme
l’indiquent les éditeurs, « retourner le langage contre nos
oppresseurs ».

Marina Da Silva

Journaliste.

(1) Umberto Saba, Choses dernières, traduction et postface de Bernard Simeone, édition


bilingue, Ypsilon, Paris, 2020, 112 pages, 15 euros.

(2) Delphine Durand, Le Cœur vivant des ombres, peintures de Hubert Haddad, Le


Réalgar, Saint-Étienne, 2020, 64 pages, 15 euros.

(3) Fabien Drouet, Sortir d’ici, Les Étaques, Ronchin, 2020, 102 pages, 7 euros.
H

La Commune de Cronstadt
C J

Marquée par le 150e anniversaire de la Commune de Paris,


l’année 2021 est aussi le centenaire d’une autre Commune : celle
de Cronstadt, le port qui accueille la otte de la Baltique, dont les
marins avaient joué un grand rôle dans les révolutions de 1905 et
1917, au point d’être quali és de « gloire et honneur de la
Révolution » par Léon Trotski.

Durant l’hiver 1920-1921, les ennemis extérieurs de la révolution


bolchevique sont vaincus, mais les problèmes intérieurs
s’exacerbent. Les mesures autoritaires exceptionnelles du
« communisme de guerre » ne semblent plus justi ées, et la
situation économique est catastrophique : e ondrement de la
production, famine, pénuries. Les soviets, au nom desquels a été
faite la révolution, n’apparaissent plus à beaucoup que comme des
coquilles vides sous la coupe du parti au pouvoir. En février 1921,
des grèves éclatent dans plusieurs villes — Petrograd (l’ancienne
Saint-Pétersbourg), Moscou… — et sont violemment réprimées.
Venus s’informer de la situation à Petrograd, des marins de
Cronstadt prennent parti à leur retour pour les grévistes, dans
une résolution adoptée sur le cuirassé Petropavlovsk qui fait
siennes leurs revendications. Le 1er mars, celle-ci est adoptée à
l’unanimité, moins les trois voix des dirigeants bolcheviques
présents. Le lendemain, un comité révolutionnaire provisoire se
met en place pour organiser la vie et la défense de la ville.

Le 4 mars, Lénine et Trotski déclarent Cronstadt coupable de


« mutinerie » ; le 5, Radio Moscou di use un message, lancé par
avion aux insurgés : « Si vous persistez, on vous tirera comme des
perdrix. » Il n’est tenu aucun compte des tentatives de médiation
des anarchistes américains d’origine russe Emma Goldman et
Alexandre Berkman. De leur côté, les insurgés proclament :
« Notre cause est juste. Face aux partis, nous défendons le pouvoir
des soviets. Nous voulons que soient librement élus les représentants
du peuple. Les soviets pervertis, con squés par le Parti communiste,
sont toujours restés sourds à nos besoins et à nos revendications (1).
 » Du 7 au 12, les premières o ensives de l’Armée rouge sont
repoussées. La bataille nale a lieu les 17 et 18 mars et, après de
violents combats, les insurgés sont défaits. Une impitoyable
répression s’ensuivra.
Estimant que cette histoire est connue grâce aux études menées,
entre autres, par Ida Mett, Voline et Alexandre Skirda, ainsi que
par des chercheurs aussi divers que l’universitaire américain Paul
Avrich, l’historien trotskiste Jean-Jacques Marie ou encore
A. S. Poukhov, qui défend le point de vue o ciel de l’époque, ce
recueil propose un montage de citations de tous les témoins et
auteurs qui ont écrit sur le sujet, non sans recti er les points qui
apparaissent erronés ou fallacieux. Complétée par une
bibliographie et une postface qui a rme l’« espoir raisonné d’un
socialisme libertaire », cette utile synthèse constitue une première
approche, qui ne dispense toutefois pas de se reporter au livre le
plus complet en français sur le sujet, celui de Skirda (2),
aboutissement de décennies de recherche. Skirda a traduit des
témoins de premier plan, comme Stepan Petritchenko, et utilise
aussi les travaux d’historiens russes publiés dans les années 1990-
2000.
Le jour même de la défaite des insurgés, les journaux de
Petrograd célèbrent le 50e anniversaire de la Commune de Paris.
De leur côté, des anarchistes russes y verront la « seconde
Commune de Paris » (3), et Trotski y gagnera le surnom de
« Galli et de Cronstadt », en référence au général Gaston de
Galli et, massacreur de la Commune de Paris.

Charles Jacquier

(1) Cité dans Cronstadt 1921. Chronique à plusieurs voix de la révolte des marins et de sa
répression, textes assemblés et annotés par Étienne Lesourd, Les Nuits rouges,
Paris, 2021, 212 pages, 12,50 euros.

(2) Alexandre Skirda, Kronstadt 1921. Soviets libres contre dictature de parti, Spartacus,
Paris, 2017. Skirda est aussi le traducteur et le maître d’œuvre du recueil d’E m
Yartchouk, Kronstadt dans la révolution russe, suivi du Dossier de l’insurrection
de 1921, Noir et Rouge, Paris, 2018, qui contient une indispensable chronologie des
événements entre le 22 février et le 18 mars 1921.

(3) Paul Avrich, Les Anarchistes russes, Nada, Paris, 2020, 432 pages, 22 euros.
L

Le poète qui choisit la révolution


C W

René Depestre n’a pas 20 ans quand il rencontre en Haïti André


Breton et publie son premier recueil de poèmes, en 1945. Après
avoir participé à la révolte qui abrège en 1946 la dictature du
président Élie Lescot, vite remplacé par un autre satrape, le jeune
militant communiste s’enfuit à Paris, et voyage. Il rencontrera
Pablo Neruda, Nâzim Hıkmet ou Ernesto « Che » Guevara et,
parmi les Caribéens, Édouard Glissant, Aimé Césaire, Frantz
Fanon et Jean Price-Mars (1).
Retour dix ans plus tard au pays natal. Sa vie est en danger avec
l’arrivée au pouvoir de François Duvalier, dit « Papa Doc ». En
1959, Guevara l’invite à Cuba. Il est, à 33 ans, un cadre con rmé
au service de l’Internationale communiste. Il travaille pour les
médias cubains et dirige bientôt l’Imprimerie nationale. Il
résidera à La Havane jusqu’en 1978. Le journal qu’il y écrit vient
d’être publié, tel quel. C’est celui d’un militant et d’un témoin :
vingt ans de révolution castriste (2) ! Trois périodes sont
commentées : 1964-1966, 1970-1971, 1977-1978. Chacune montre
un homme qui évolue, pas toujours dans le même sens que le
régime.

Figure de l’intellectuel communiste, ambassadeur de la révolution


cubaine, le « nomade enraciné » parcourt la planète. Les deux
pieds dans la radicalité internationaliste et un œil sur Haïti, qui
a ronte à deux pas un « fascisme du sous-développement ».
Comme chacun, il participe à la récolte de canne et à la défense
de la révolution. Ses poèmes séduisent Les Temps modernes,
Présence africaine ou Granma. Il fréquente les romanciers cubains
Alejo Carpentier ou Heberto Padilla, rencontre Mao Zedong et
Ho Chi Minh. Les intellectuels d’Europe de l’Est lui paraissent
parfois raides et peu sensibles à l’érotisme qui imprègne ses
textes. Ses textes ? Comment écrire la révolution « comme un être
vivant » ? La vivre et la faire vivre ! Le poète se demande que
privilégier à cet e et, essai, roman ?… Les années 1980
trancheront au détriment de la poésie, avec les ouvrages primés en
France (3).

Acte II : le ton change. « La Havane était la capitale du monde où


l’on pouvait trouver la plus haute concentration de gures de toutes
les gauches imaginables. Certains voudraient que la fête continue
indé niment. » Depestre ne le dit qu’en maniant la litote, mais la
mainmise soviétique le glace. Après la mort du « Che », il se
demande pourquoi « Guevara estimait sa mission terminée à
Cuba ».

« Un héros au pouvoir est un “petit système solaire” de qui souvent


les hommes qui l’entourent tiennent leur lumière. Pour peu que le
héros cesse un seul jour d’éclairer leur horizon, ils tombent en
poussière. Fidel Castro est un “héros système solaire”. Il a gagné
son état de haute lutte. » Depestre dénonce les zélotes et les
pro teurs, mais reste dèle. Avec Poète à Cuba, il se heurte à la
censure. Pis : il est meurtri par le lynchage d’un proche, le poète
Padilla. Procès de Moscou à La Havane ! Le rôle de
l’intelligentsia dans la révolution ? Il défend, à l’instar de l’Italien
Palmiro Togliatti, l’indépendance.

Acte III : comment vivre, isolé, sa position ? Un thème revient :


cet « écart observable entre les libertés sociales, pratiques,
strictement garanties à tous, et les libertés formelles tenues souvent
pour négligeables ». On l’accuse de « négrophilie » quand il
s’appesantit sur le racisme que Cuba ne combat pas de front. Il
perd toutes ses fonctions, donc ses publics, mais il continue :
remplir « les devoirs de ma reconnaissance envers la révolution tout
en cherchant à faire le meilleur usage du temps qu’il me reste à
vivre ». Mais « mon âme du petit matin n’a plus d’ascenseur / Pour
monter d’un coup d’ailes à la lumière ».

En 1978, en partance pour Paris et l’Organisation des Nations


unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), où il
travaillera, il se souvient d’avoir présenté Fanon à Guevara, qui
avala son œuvre. Il les imagine côte à côte. À Cuba, comme en
Haïti, il ne reviendra qu’une fois. Après Éros dans un train chinois
(Gallimard), en 1990, il a posé ses valises dans les Corbières.

Christophe Wargny

Maître de conférences au Conservatoire national

des arts et métiers (CNAM), Paris. Auteur de Haïti

n’existe pas. Deux cents ans de solitude, nouvelle

édition, Autrement, Paris, 2008.

(1) Jean Price-Mars, anthropologue haïtien, a marqué toute une génération. Ainsi parla
l’Oncle vient d’être opportunément réédité (Mémoire d’encrier, Montréal, 2020,
300 pages, 20 euros).

(2) René Depestre, Cahier d’un art de vivre. Cuba 1964-1978, Actes Sud, Arles, 2020,
320 pages, cahier photos 24 pages, 27 euros.

(3) René Depestre, Alléluia pour une femme-jardin, Gallimard, coll. « Blanche », Paris,
1981, prix Goncourt de la nouvelle ; Hadriana dans tous mes rêves, Gallimard, coll.
« Blanche », 1988, prix Renaudot.

É
LITTÉRATURE DU MONDE
L

Une épopée nue


« Kamik », de Markoosie Patsauq

M -N R

Markoosie Patsauq a 12 ans quand, à l’été 1953, le gouvernement


fédéral le déporte, avec sept ou huit familles inuites originaires du
Nunavik (nord-est du Canada), dans le Haut-Arctique, au nord-
ouest, l’un des lieux les plus froids du monde. À la n des
années 1960, devenu pilote privé, il envoie un manuscrit de
soixante-treize pages en inuktitut, sa langue maternelle, au
ministère des a aires indiennes et du Nord canadien, qui lui
demande de le traduire en anglais. Ce qu’il fait. L’œuvre sera
considérée comme le premier roman inuit du Canada, et l’auteur
(disparu en 2020) jouera tout au long de sa vie un rôle politique
en tant que représentant de sa communauté. En 1970 est publiée
avec succès une adaptation en anglais qui tend vers la littérature
jeunesse et ignore certaines données du monde inuit. Ce Harpoon
of the Hunter (« Harpon du chasseur ») paraît en français
dès 1971. Aujourd’hui est proposée la toute première traduction
française attentive, exacte, du manuscrit original. Un genre de
prouesse : à la lire, on entrevoit la beauté rugueuse, la couleur et
le génie de cette langue.

Kamik a 16 ans. Son père Salluq, grand chasseur, est l’un des
chefs de leur petite communauté. C’est l’hiver arctique, les
tempêtes de neige où l’on se perd, les glaces dérivantes où l’on se
noie. Dans les igloos, il n’y a plus grand-chose à manger. « Le
monde peut vous donner de belles choses à voir tout en vous faisant
mourir de faim. » Les hommes décident de traquer un ours blanc,
la chasse la plus di cile mais la plus rentable — en viande pour se
nourrir, en peau pour se vêtir. La même nuit, un ours, rendu fou
sans doute par des parasites, tue cinq de leurs chiens. Il faut
l’abattre, ou c’est lui qui s’en prendra aux humains. L’expédition
compte neuf hommes et soixante chiens. Alors qu’ils sont à deux
cents miles de chez eux, les chiens s’enfuient. Les hommes n’ont
d’autre ressource que de marcher. Kamik sera le dernier
survivant. Il a tué l’ours, il est près du salut, mais les pensées des
morts l’envahissent. Il se dit simplement « qu’il ne veut plus
vivre », il s’ouvre la gorge de son harpon d’une main ferme, et son
corps disparaît dans la mer.

Patsauq, pour écrire son roman, s’est rappelé les histoires que
racontaient son grand-père, sa grand-mère, sa mère ; il y a mêlé sa
propre imagination, sa propre expérience. Le récit est écrit au
présent, par courtes séquences, selon quatre points de vue :
Kamik, l’ours, ceux qui sont restés dans les igloos et les
sauveteurs, gens d’une communauté voisine partis à la recherche
des chasseurs. C’est une description précise, sans commentaires,
de chaque moment de l’épopée vue par ses di érents acteurs. Ce
qui les lie, c’est une commune nécessité — manger, dormir,
s’abriter — et, pour les hommes, la conscience de la vie, le seul
vrai bien, qui ne peut se mesurer qu’à la mort, l’horizon
inéluctable. S’y ajoute la solidarité, qui ne se discute pas, sans
laquelle nul ne pourrait survivre à l’hiver arctique.

Penser la mort comme le font les Inuits, ou comme le faisait


Montaigne (« La préméditation de la mort est préméditation de la
liberté (1)  »), c’est aimer passionnément la vie.

Ce roman extraordinaire, qui possède la simplicité, l’étendue


mystérieuse et la puissance des mythes, a la chance de connaître
ici une édition remarquable, savante, généreuse : un beau livre.

Marie-Noël Rio

Kamik, de Markoosie Patsauq, traduit de l’inuktitut par Valerie Henitiuk et Marc-


Antoine Mahieu, Dépaysage, La Roche-sur-Yon, 2020, 140 pages, 18 euros.

(1) Michel de Montaigne, Essais, livre premier, chapitre XX.


Jeunes gens et vieux fantômes
« Normal People », de Sally Rooney

H A

Par ces temps anormaux, nombreux ont été les téléspectateurs à


avoir le cœur un peu retourné par la série Normal People, di usée
en n d’année en France, après l’Irlande et l’Amérique du Nord.
Le roman du même nom, dont elle o rait une adaptation dèle,
avait connu dès sa parution en 2018 en Irlande et au Royaume-
Uni un certain succès : lauréat des British Book Awards, nominé
au prestigieux Man Booker Prize… Depuis, comme nous l’indique
avec erté le bandeau en couverture de la traduction française, il
s’est vendu à un million d’exemplaires des deux côtés de
l’Atlantique. C’est là le second roman de Sally Rooney, Irlandaise
de 30 ans.

Le premier, Conversations entre amis (2017) (1), mettait en scène


deux étudiantes en littérature dublinoises qui tombaient sous le
charme d’un couple d’artistes un peu plus âgés. Amours plurielles,
féminisme, entrée dans la vie active de ce qu’on appelle parfois la
génération Y : tels en étaient les ingrédients, assez habituels dans
le traitement romanesque des milléniaux. Ils se retrouvent plus ou
moins dans Normal People, qui traite de la même génération —
celle de la romancière — et décline une histoire d’amour-amitié
entre deux lycéens jusqu’à leurs années d’université : Marianne et
Connell. Marianne vit dans une belle maison où la mère de
Connell est femme de ménage. Elle est solitaire, un peu
maladroite, elle « n’a pas d’amis et passe son temps à lire des
romans entre midi et deux. Un tas de gens la détestent. (…) De fait,
c’est l’élève la plus intelligente ». Connell est beau gosse, studieux,
athlétique et fait des étincelles au poste d’attaquant de l’équipe de
football du lycée. Les plus belles lles s’intéressent à lui, mais lui
s’attache à Marianne. Nous sommes à Carricklea, une petite ville
( ctive) du nord-ouest de l’Irlande. C’est la n de l’adolescence,
cette période confuse où les sentiments ne sont pas toujours clairs.
Les deux héros jouent à se fréquenter, à faire l’amour, à le cacher
aux autres. Elle part étudier les sciences politiques à Dublin ; il la
suit, mais pour faire des études de lettres. Elle s’épanouira dans la
capitale, lui pas. Nous les accompagnons de 2011 à 2015, le livre
opérant par sauts dans le temps et ellipses.

À première vue, rien de nouveau. Comme le précédent, ce roman


rappelle J. D. Salinger, ou même des romans de campus
américains. On sent pourtant, qui serpente autour de l’histoire,
une description pointilleuse du contexte social. Les conséquences
de la crise économique de 2008 en Irlande sur la jeunesse, par
exemple. Ou encore le poids de la morale religieuse sur la
génération des parents (l’avortement était illégal jusqu’en 2018),
dont cherchent à se défaire les personnages. On comprendra ainsi
pourquoi Marianne irte avec les pratiques sadomasochistes,
comment elle en est venue à accepter d’autres choses qu’elle aurait
dû éviter, et pourquoi Connell sait si peu ce qu’il veut (de la vie, de
Marianne, des autres)…

Les romans de Rooney frappent parce qu’ils entrent pour ainsi


dire dans la catégorie des « lourds-légers » : peinture de notre
temps, drames psychologiques générationnels oscillant entre
gravité et désinvolture. C’est par cette alternance qu’elle a
rencontré les lecteurs, les écrans et l’époque.

Hubert Artus

Normal People, de Sally Rooney, traduit de l’anglais (Irlande) par Stéphane Roques,
L’Olivier, Paris, 2021, 320 pages, 22 euros.

(1) Sally Rooney, Conversations entre amis, Seuil, coll. « Points », Paris, 2021,
352 pages, 7,80 euros.

NOTES DE LECTURE
Duplessis est encore en vie

Pierre B. Berthelot

F D

Conservateur, catholique et anticommuniste, Maurice Duplessis fut

premier ministre et procureur général du Québec de 1936 à 1939, puis

de 1944 à 1959. Beaucoup de controverses persistent autour de sa

personnalité autoritaire et de ses décisions tranchées : adoption du

drapeau, création d’un impôt provincial sur le revenu… Dépeint comme le

« roi du Québec » par l’historien Robert Rumilly ou comme l’« adorable

canaille » par son biographe, le nancier Conrad Black, il fait toujours

débat. Son second mandat a été baptisé la « grande noirceur » par ses

détracteurs, qui critiquent son antisyndicalisme et son cléricalisme. Le

mythe de la « révolution tranquille » — c’est-à-dire la prise de pouvoir des


libéraux dans les années 1960 — s’est construit en opposition à cette

période. L’historien Pierre B. Berthelot ne cherche ni à incriminer ni à

réhabiliter le personnage, mais plutôt à décrypter le décalage entre les

faits et les récits collectifs. « Notre passé n’est jamais le même ; il prend

toujours la couleur du présent à partir duquel nous l’observons. »

Fanny David

Éditions du Septentrion, Québec, 2021, 410 pages, 39,95 dollars canadiens.


Des fourmis parmi les éléphants

Sujatha Gidla

N D

Le mouvement révolutionnaire en Inde dispose en n d’une histoire

populaire accessible en français, racontée au plus près de la poussière par

Sujatha Gidla, dont l’oncle, un grand poète, fut l’un des chefs de la

guérilla naxalite (qui prend ce nom en 1967). Grâce à l’autobiographie

manuscrite de ce dernier, mais aussi à de nombreux entretiens avec les

principaux acteurs, Gidla recompose l’épopée de sa famille, celle

d’intouchables (dalit) chrétiens du sud de l’Inde. Le récit dépeint

notamment des cadres marxistes qui n’entendaient pas poser les

discriminations de caste comme sujet politique à côté de l’oppression de


classe. Lorsque le leader des intouchables, Satyam, demanda plus de

pouvoir pour eux, il fut accusé de « conspirer pour diviser le parti

[marxiste-léniniste maoïste de l’État d’Andhra Pradesh] » et exclu sur-le-

champ. Du grand soulèvement paysan communiste de 1946 aux

conciliabules clandestins dans les couloirs d’université, en passant par la

prison, les mariages arrangés et les déboires des mères qui s’épuisent

pour nourrir seules leurs enfants, on redécouvre la misère des plus

opprimés et l’énergie qu’ils déploient pour s’en extirper.

Naïké Desquesnes

Banyan, Paris, 2020, 374 pages, 19 euros.


JFK vs. Allen Dulles. Battleground

Indonesia

Greg Poulgrain

P P C

Au cœur de l’ouvrage, John Fitzgerald Kennedy, président des États-Unis

(1961-1963), et Allen Dulles, premier directeur civil de la Central

Intelligence Agency (CIA), de 1953 à 1961, dont l’in uence se

prolongera. Tout les oppose. L’ouverture politique de Kennedy vis-à-vis de

Sukarno, le père de l’indépendance indonésienne, n’est guère appréciée

de Dulles, anticommuniste forcené. Ex-juriste de l’empire pétrolier de la

famille Rockefeller, il connaît l’existence d’un gisement d’or, repéré

dès 1936, en Nouvelle-Guinée occidentale. Sukarno et Kennedy, qui


l’ignorent, veulent réserver les ressources de l’archipel aux Indonésiens.

Dulles, lui, est soucieux d’aider la compagnie Freeport Sulphur à

s’installer en territoire papou après avoir été chassée de Cuba par Fidel

Castro. Kennedy assassiné, la CIA fourbit son coup d’État, qui fait d’une

pierre deux coups : le Parti communiste indonésien est laminé (deux

millions de morts) et le général Suharto prend la place de Sukarno.

Dès 1967, il accorde à Freeport Sulphur l’exploitation du plus gros

gisement d’or du monde. Contrat prolongé jusqu’en 2041.

Philippe Pataud Célérier

Skyhorse Publishing, New York, 2020, 368 pages, 25,99 dollars.


Revenir à Jénine. Une histoire

vivante du camp de réfugiés

(1989-2018)

Joss Dray, avec les habitants du camp

O P

Depuis plus de trois décennies, la photographe Joss Dray sillonne la

Palestine pour « donner à voir des visages et des vies ». En 1989,

pendant la première Intifada, elle découvre le camp de réfugiés de Jénine,

l’un des creusets de la résistance palestinienne. Là, elle suit le projet

éducatif mené auprès des enfants par Arna Meir-Khamis, une militante

communiste israélienne qui créera pour eux une école de théâtre

en 1994. Au printemps 2002, durant la deuxième Intifada, le camp est

ravagé par l’armée israélienne, qui, loin des caméras, massacre de

nombreux civils. Dray décide alors d’engager un « travail sur la mémoire »


avec les « enfants d’Arna ». Elle organisera plusieurs missions de création

et des expositions dans le camp. Composé de clichés pris au l des ans

par l’auteure, mais aussi par les habitants eux-mêmes, cet ouvrage

bilingue français-arabe entend restituer l’« histoire vivante partagée avec

les réfugiés » pour témoigner de l’« ardeur d’une société à exister et à

reconstruire ce qui ne cesse d’être détruit ».

Olivier Pironet

Scribest, Hoenheim, 2020, 168 pages, 27 euros.


Terres, pouvoirs et con its. Une

agro-histoire du monde

Pierre Blanc

T B

Dans les pays majoritairement ruraux, la question sociale se confond

largement avec la question agraire et prend souvent la forme d’une

confrontation entre paysans pauvres et grands propriétaires. « Les terres

cultivables constituent un facteur d’explication parmi d’autres de

l’instabilité et des logiques de puissance qui traversent la planète depuis

le XXe siècle », écrit le géopolitologue Pierre Blanc. Les inégalités

foncières ont suscité au cours de l’histoire de nombreux soulèvements

« agro-politiques », telle la révolution chinoise de 1949. Aujourd’hui,


c’est en Afrique que cette question est la plus brûlante. La croissance

démographique y accentue la pression foncière ; les urbains enrichis

investissent ou spéculent sur les terres ; des pays tels que la Chine et les

monarchies du Golfe cherchent à les accaparer a n de sécuriser leurs

approvisionnements, en particulier depuis la crise alimentaire de 2007-

2008. Mais les paysans résistent à ces entreprises de dépossession,

comme en témoigne l’opposition au projet d’une société sud-coréenne à

Madagascar en 2009.

Tangi Bihan

Presses de Sciences Po, Paris, 2020 (2e édition), 396 pages, 20 euros.


Le vide à moitié vert. La gauche

rouge-verte au pouvoir : le cas de

Grenoble

« Le Postillon »

P D

Se reconnaissant de « nombreux points communs avec le cœur de

l’électorat rouge et vert », Vincent Peyret examine l’exercice du pouvoir

par M. Éric Piolle, le maire de Grenoble. Depuis l’élection de mars 2014,

le journal Le Postillon, dont il anime la rédaction, ne s’est jamais montré

complaisant avec le premier écologiste français à la tête d’une ville de plus

de cent mille habitants. M. Piolle se révélerait en porte-à-faux avec

l’image qu’il véhicule à l’extérieur et aurait déçu les espoirs suscités par
son élection en matière de lutte contre l’a chage publicitaire, la

vidéosurveillance, l’élargissement de l’autoroute urbaine ou la promotion

immobilière. L’austérité imposée au service de santé scolaire ou aux

bibliothèques, de même que la non-prise en compte de l’avis des

habitants pour la rénovation du quartier de la Villeneuve, témoignerait

d’un management autoritaire, le probable candidat à la future élection

présidentielle supportant mal d’être contredit et ne reconnaissant jamais

ses erreurs. S’il a été réélu facilement en 2020, M. Piolle a surtout tiré

parti d’une très forte abstention, estime l’auteur.

Philippe Descamps

Le Monde à l’envers, Grenoble, 2021, 216 pages, 10 euros.


Vers la guerre au Kosovo.

Octobre 1998 - mai 1999

Gabriel Keller

J -A D

La Mission de véri cation au Kosovo, déployée par l’Organisation pour la

sécurité et la coopération en Europe (OSCE), avait pour but de

« véri er » le respect de l’accord conclu le 13 octobre 1998 entre le

président yougoslave Slobodan Milošević et l’émissaire américain Richard

Holbrooke, qui prévoyait un arrêt des combats entre les forces de sécurité

serbo-yougoslaves et l’Armée de libération du Kosovo (UÇK). Cette

mission aurait surtout servi à préparer le terrain (et l’opinion publique

internationale) à la campagne de bombardements lancée par


l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) le 24 mars 1999.

Les carnets de l’ambassadeur Gabriel Keller, numéro deux de cette

mission, jettent un éclairage essentiel sur la mécanique ayant mené à la

guerre — qu’il s’agisse du massacre de Racak ou de la préparation des

négociations de Rambouillet —, mais aussi sur la di cile pratique du

bilatéralisme. L’OSCE, la Russie et les pays européens, à l’exception du

Royaume-Uni, voulaient une solution négociée, tandis que les États-Unis

cherchaient à enclencher la logique de guerre. Le 25 mai 1999, alors que

les bombardements faisaient rage, M. Keller dénonça, dans un

retentissant discours, l’« échec » de cette mission.

Jean-Arnault Dérens

Fauves Éditions, Paris, 2021, 496 pages, 29 euros.


La cité du rire. Politique et dérision

dans l’Athènes classique

Jean-Noël Allard

G L

Moqueries, plaisanteries, ironie irriguaient et nourrissaient la ville antique.

Partie prenante de l’ordre démocratique, la dérision, qu’elle vise les

autorités, les juges ou des citoyens anonymes, n’avait de cesse de

rappeler l’inaliénable supériorité du peuple, acteur et créateur de la vie de

la cité. Instrument permanent du tissage de ce qui lie et délie, elle

manifestait l’union de la communauté et interdisait aux antagonismes

d’« aller jusqu’à la rupture irréversible ». Elle exprimait une participation

constante à l’action politique en même temps qu’elle portait une

pédagogie destinée à préserver l’exercice de la démocratie, dont elle était


une condition, tout en constituant un des ingrédients majeurs de la

stabilité de la cité. Aristophane, qui en fait un ressort comique et

provocateur, Platon, qui la critique, Aristote, qui reconnaît son caractère

indispensable, semblent ici dialoguer avec Bertolt Brecht ou Jürgen

Habermas. Jean-Noël Allard rappelle, dans cet ouvrage très documenté et

doté d’un appareil de notes important, combien la vitalité de la démocratie

se nourrit du dissensus.

Gilles Lucas

Les Belles Lettres, Paris, 2021, 480 pages, 35 euros.


Le coup d’état d’urgence.

Surveillance, répression et libertés

Arié Alimi

L B

Fort de son expérience comme avocat aux côtés d’assignés à résidence,

puis de « gilets jaunes » et de personnes ayant contrevenu au

con nement, Arié Alimi retrace dans cet essai les continuités entre l’état

d’urgence sécuritaire et l’état d’urgence sanitaire. Des dispositifs

exceptionnels de contrôle sont mis en place et s’étendent comme une

« tache d’huile » à une gamme de comportements de plus en plus vaste.

Ce mouvement « où la toute-puissance administrative se fait jour »

repousse les limites de l’État de droit et le trans gure durablement. Il se

produit un « e et de cliquet » : dès lors qu’une liberté ou un droit ont été
restreints, il devient di cile de les reconquérir. Justi é par la protection de

l’ensemble de la population, ce mode de gouvernement n’en reste pas

moins sélectif. Le refus de permettre aux salariés ne pouvant travailler à

domicile d’exercer leur droit de retrait comme les dérogations accordées à

certains employeurs en matière de durée du temps de travail montrent

bien le modèle social et économique que sert l’urgence.

Laurent Bonelli

Seuil, Paris, 2021, 180 pages, 15 euros.


L’a aire Lip. 1968-1981

Donald Reid

« C’est possible : on fabrique, on vend, on se paye. » Cette phrase a hanté

la France des années 1970. Elle s’est inscrite durablement dans la

mémoire collective, notamment grâce à la lutte, autogestionnaire et

protéiforme, des salariés de l’usine de montres Lip, à Besançon. Avec

Opening the Gates (« ouvrir les portes », titre original de l’ouvrage),

l’historien américain Donald Reid replace cette « expérience bonne à

penser », comme l’a quali ée Claude Lévi-Strauss, dans le contexte

particulier du temps, la n des « trente glorieuses » et l’émergence du

capitalisme nancier. Il aborde tous les aspects, idéologiques, culturels,

sociétaux, économiques, d’une façon de lutter encore subversive, à

l’intersection du catholicisme social, de l’expérience syndicale et de la


pratique « gauchiste ». Mais, s’il détaille les victoires, il précise et

explicite aussi l’échec nal. Trois phases sont ainsi décrites : l’occupation

autogestionnaire ; les tentatives, rapidement abandonnées, de parvenir à

une nouvelle gestion, plus conforme au libéralisme « avancé » ; la

création de six coopératives ouvrières marquant l’achèvement de ces

« temps d’explorations ».

Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2020, 538 pages, 30 euros.


L’a aire Lip. 1968-1981

Donald Reid

A M

« C’est possible : on fabrique, on vend, on se paye. » Cette phrase a hanté

la France des années 1970. Elle s’est inscrite durablement dans la

mémoire collective, notamment grâce à la lutte, autogestionnaire et

protéiforme, des salariés de l’usine de montres Lip, à Besançon. Avec

Opening the Gates (« ouvrir les portes », titre original de l’ouvrage),

l’historien américain Donald Reid replace cette « expérience bonne à

penser », comme l’a quali ée Claude Lévi-Strauss, dans le contexte

particulier du temps, la n des « trente glorieuses » et l’émergence du

capitalisme nancier. Il aborde tous les aspects, idéologiques, culturels,

sociétaux, économiques, d’une façon de lutter encore subversive, à


l’intersection du catholicisme social, de l’expérience syndicale et de la

pratique « gauchiste ». Mais, s’il détaille les victoires, il précise et

explicite aussi l’échec nal. Trois phases sont ainsi décrites : l’occupation

autogestionnaire ; les tentatives, rapidement abandonnées, de parvenir à

une nouvelle gestion, plus conforme au libéralisme « avancé » ; la

création de six coopératives ouvrières marquant l’achèvement de ces

« temps d’explorations ».

Arnaud de Montjoye

Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2020, 538 pages, 30 euros.


Blouses blanches et Gwenn ha Du.

La grève oubliée des étudiants en

médecine de Rennes

Hugo Melchior

A B

Du 26 janvier au 3 mai 1973, les étudiants en médecine de Rennes ont

mené une grève des cours accompagnée d’une occupation des locaux de

la faculté, de nombreuses manifestations dans la ville et dans d’autres

agglomérations de Bretagne, et même d’une montée à Paris. Ils

protestaient contre l’instauration d’un numerus clausus en n de première

année et contre le raccourcissement de la durée des stages, deux mesures


directement en rapport avec l’équipement hospitalier dramatiquement

insu sant de la Bretagne (le titre de l’ouvrage renvoie au nom breton du

drapeau de cette région). Mais la part importante parmi eux d’enfants de

paysans et d’ouvriers, béné ciaires de la relative démocratisation de

l’enseignement secondaire survenue au cours de la décennie précédente,

explique aussi qu’ils aient revendiqué une formation au plus près de la

population, en mettant l’accent sur la médecine préventive et la médecine

du travail. S’ils n’ont nalement obtenu que partiellement satisfaction,

leurs revendications conservent une pleine actualité dans le contexte de la

pandémie de Covid-19. En somme, une grève prémonitoire.

Alain Bihr

Éditions Séditions, Rennes, 2020, 164 pages, 15 euros.


Temporaire. Comment Manpower

et McKinsey ont inventé le travail

précaire

Louis Hyman

A B

Le temps des grandes entreprises, celui où l’on considérait que ce qui

était bon pour General Motors était bon pour l’Amérique, est révolu.

Désormais, nous avertit Louis Hyman, professeur d’histoire économique

transfuge du cabinet de conseil McKinsey, l’avenir du travail est marqué

du sceau de l’instabilité et du précariat. Des légions de permatemp,

autrement dit des travailleurs temporaires permanents, dépendent du bon


vouloir de leurs employeurs et contribuent, sans forcément le vouloir, à

saper les droits acquis grâce à de longues luttes syndicales. L’intérêt du

livre est de montrer comment cette ubérisation du monde a été pensée

idéologiquement dès les années 1950, et comment elle s’est peu à peu

mise en place, pro tant de l’aveuglement enthousiaste de nombre de

décideurs politiques et de patrons. Une raison principale à cela : le rôle

néfaste des consultants en organisation, qui ont contribué à l’abandon par

le capitalisme du modèle de l’entreprise stable pour l’orienter vers le

paradigme du risque et de la exibilité comme conditions du pro t.

Akram Belkaïd

Les Arènes, Paris, 2021, 569 pages, 28 euros.


L’écriture mélancolique. Kleist,

Stifter, Nerval, Foster Wallace

Franz Kaltenbeck

D S

La psychanalyse lacanienne suppose que tout sujet relève d’une structure

psychique — névrose, psychose, perversion —, chacune étant une

modalité d’arrangement avec un « insupportable » du savoir sur le sexe.

Si la psychose témoigne d’une plus grande variété clinique, elle se

caractérise également par un risque suicidaire plus grand. C’est ce dont il

s’agit dans ce livre du psychanalyste Franz Kaltenbeck, qui rassemble et

articule théoriquement un ensemble de travaux sur la mélancolie, la

psychose la moins armée contre ce type de passage à l’acte. Les études


sur la mélancolie sont nombreuses, mais ce livre propose des éléments

nouveaux. L’idée qui prévaut est qu’on peut penser la pratique de

l’écriture comme une solution psychique au déclenchement de la folie.

Nombre d’écrivains attestent cette hypothèse, d’autres pas, et c’est sur

ces derniers que le livre entend s’arrêter. Kaltenbeck s’y fait

l’« analysant » des écrivains, dont certains, comme David Foster Wallace,

sont contemporains et neufs dans le corpus de la littérature mélancolique.

Diane Scott

Érès, coll. « Point hors ligne », Toulouse, 2020, 248 pages, 26,50 euros.


L’œil de l’État. Moderniser,

uniformiser, détruire

James C. Scott

E L

Poursuivant son exploration des rapports de domination et des formes de

résistance, l’anthropologue anarchiste américain James C. Scott,

professeur émérite à l’université Yale, livre une sorte de contre-histoire des

États. S’appuyant sur l’étude d’une vaste palette d’expériences et sur

l’analyse de ce qui lui apparaît comme autant de spectaculaires échecs, de

la foresterie scienti que à la villagisation forcée en Tanzanie, des projets

d’urbanisme plani é de Le Corbusier à la collectivisation de l’agriculture

soviétique, il montre comment « l’ingénierie sociale haut-moderniste est


le terreau des prétentions autoritaires ». Présentées comme rationnelles

et scienti ques, mais selon lui simpli catrices, technicistes et centralisées,

ces plani cations, créant des « grilles de lecture standardisées », ne

pouvaient rivaliser avec des formes de savoir étroitement liées à

l’expérience pratique, qu’il nomme « mètis ». Et elles ne purent d’ailleurs

fonctionner sans un tissu d’activités informelles — et imprévues. C’est

cette intelligence collective, ingénieuse et rusée, dangereusement niée,

que loue l’auteur.

Ernest London

La Découverte, Paris, 2021, 546 pages, 28 euros.


La Mission du bibliothécaire

José Ortega y Gasset

É D

En 1935, huit ans après sa création, la Fédération internationale des

associations et institutions de bibliothèques (en anglais, IFLA) invitait le

philosophe espagnol José Ortega y Gasset à prononcer un discours

devant ses membres. Le thème retenu, « La mission du bibliothécaire »,

résonne fortement aujourd’hui. Non seulement la profession se cherche

une raison d’être intellectuelle et sociologique, mais on ne peut qu’être

frappé par la persistance des problèmes rencontrés : surproduction

livresque, médiocre qualité de certains ouvrages, di culté à se repérer


dans ce qu’Ortega y Gasset nomme « les étagères de la selva selvaggia

 », la « forêt sauvage » évoquée par Dante… « La culture, qui avait libéré

l’homme de sa forêt primitive, le propulse de nouveau dans une forêt, de

livres cette fois-ci, non moins confuse et étou ante. » Les bibliothécaires,

armés de leurs ches et de leur mémoire, cuirassés de tout leur art

bibliothéconomique, ont alors pour mission de guider les lecteurs à travers

la jungle des livres, a n qu’ils parviennent à tracer leur chemin au cœur du

savoir.

Éric Dussert

Allia, Paris, 2021, 64 pages, 6,50 euros.


La méditation de pleine

conscience. L’envers du décor

Elisabeth Martens

T L

Jamais le marché du bien-être n’aura été aussi amboyant. Jamais les

faiseurs d’illusions n’auront été aussi fringants. Elisabeth Martens, ne

connaisseuse du bouddhisme, démysti e l’une de ses écoles, la pleine

conscience. Ce qu’elle conteste, ce n’est évidemment pas le recours à la

méditation. Elle reproche aux promoteurs de ce mouvement, adapté aux

goûts occidentaux par le professeur de médecine Jon Kabat-Zinn, de

cacher sa dimension religieuse et de détourner les pratiques méditatives

pour en faire une recette de management, la mindfulness. Matthieu


Ricard, interprète francophone du dalaï-lama, gure parmi les grands

propagandistes de ce courant, censé réduire le stress… et toute

contestation ? Quoi qu’il en soit, ce mouvement a ses entrées au Forum

économique mondial de Davos ou dans des entreprises comme Google,

Apple, Microsoft… On le retrouve également dans l’enseignement

supposé laïque. Or, rappelle l’auteure, « le bouddhisme est une religion ».

À partir d’une foule d’exemples et de références, elle détaille ce qu’elle

nomme « la collusion qui s’est créée entre l’institution bouddhiste et les

bonzes du néolibéralisme ».

Titouan Levallée

Investig’Action, Ixelles (Belgique), 2020, 280 pages, 18 euros.


Une certaine tendance du cinéma

documentaire

Jean-Louis Comolli

R N

Ce « coup de gueule » de Jean-Louis Comolli est né de l’argument des

sélectionneurs du festival Cinéma du Réel 2020 pour recaler Nicolas

Philibert, hasard et nécessité, son manifeste pour un cinéma de la parole

lmée : « Rien de neuf ! » L’ancien critique avait renoncé à la ction pour

le documentaire dans les années 1980 en raison de la liberté dont

jouissait celui-ci, à l’écart du marché. Il constate que, de cette liberté, les

décideurs ne veulent plus : les « normes télé », commentaires redondants

et montages rapides, se sont imposées à tous. Ce cinéma documentaire


désormais proscrit, celui de la parole lmée, tire sa force de l’écoute et de

la présence des corps. Il requiert temps et attention et expose les

spectateurs à une forme radicale de présent : « Nous voyons et entendons

le temps qui passe sur les corps et dans les paroles. » Or la gestion de

l’attention est devenue un enjeu pour le capital, qui lui substitue la

distraction. Pas question que le cinéma soit une « école du spectateur » :

ce dernier doit devenir un être-ré exe qui encaisse des stimuli de surface,

où les personnes lmées sont des sortes de cobayes.

Rémi Néri

Verdier, Lagrasse, 2021, 96 pages, 7 euros.


Monsieur Phosphore

Raymond Queneau

P H

Raymond Queneau dramaturge ? C’est ce que révèle Monsieur

Phosphore, pièce inachevée du célèbre romancier et poète oulipien.

Lucifer, le diable et Satan y conversent avec la créature du titre, troublant

porteur de lumière. Aux côtés du trio maudit, bientôt rejoint par Gabriel et

Michaël, cet équivoque archange va concourir à la création de l’enfer…

S’a rme, au gré des dialogues, toute la puissance poétique de ce texte de

jeunesse (1940 : Queneau avait 37 ans). En témoigne la parole, pétrie

d’analogies, puissamment orchestrée, de Lucifer : « Mon désastre écroulé

transperce l’Univers / Je m’écroule vaincu rabotant les Ténèbres / Autour

de moi la nuit gicle en un pus noirâtre / Je fonce vers la boue et l’étreinte


du Temps / Construis dans le bourbier une prison de glace. » Bel ouvrage,

Monsieur Phosphore s’accompagne de feuillets issus du manuscrit

original — reproduits ici en fac-similé — et de quatorze dessins de

l’artiste Jean-Marie Queneau, ls de l’auteur. Cet inédit éclaire aussi les

rapports entretenus par l’œuvre de Queneau avec le genre dramatique.

Une œuvre où poésie, roman et théâtre se sont, au-delà des frontières,

secrètement entremêlés.

Paloma Hidalgo

Fata Morgana, Saint-Clément-de-Rivière, 2020, 64 pages, 14 euros.


Rastilho

Kiko Dinucci

É D

Y aurait-il quelque chose de pourri au pays du tropicalisme ? Des fruits

putré és illustrent la pochette du deuxième album solo du Brésilien Kiko

Dinucci, membre du trio Metá Metá qui sculpte free-jazz, punk et post-

rock sur un socle afro-brésilien (musique et spiritualité) depuis vingt ans.

Le Pauliste articule Rastilho autour de sa guitare acoustique, en assumant

l’héritage de Baden Powell de Aquino et d’Edu Lobo dans les

années 1960, tout en expérimentant un jeu proche des instruments de

percussion. Mélodiste capable de trousser des sambas canoniques, il leur

applique des distorsions évocatrices de la jungle urbaine, sur des textes

qui honorent les orixás du candomblé et des gures révolutionnaires

comme Zacimba Gaba, princesse angolaise bravant l’esclavage dans le

Brésil du XVIIe siècle, ou Marco Antônio Brás de Carvalho, ingénieur et


guérillero exécuté par la dictature militaire en 1969. Interpellant ainsi

l’histoire du pays et son patrimoine culturel, Dinucci en éclaire les

turpitudes actuelles. Rastilho — sculpté dans le bois de sa guitare,

orchestré, enregistré en analogique — ressemble aux artisanats

populaires dont la rusticité produit la beauté et la contemporanéité.

Éric Delhaye

Mais Um Discos/Bigwax, 2020, CD 15 euros, LP 22 euros, numérique 10 euros.


Petit éloge du surf

Joël de Rosnay

N K -M

Joël de Rosnay a eu plusieurs vies : scienti que spécialiste du vivant,

propagandiste de l’« approche systémique » dans son livre Le

Macroscope (1975), il fut aussi l’un des pionniers du surf en France à la

n des années 1950. Dans cet éloge, il démontre comment cette dernière

passion l’a initié au paradigme de la « glisse » et a in uencé toute sa

ré exion, y compris sa vision des rapports sociaux, en privilégiant

l’accompagnement plutôt que le con it. Il éclaire assez innocemment de

quelle manière l’idéologie libérale et son discours libertarien ont pu

nourrir l’essor des sports dits « californiens ». En l directeur, une

mondialisation heureuse se servant dans la culture hawaïenne pour

habiller de spiritualité l’entre-soi d’une nouvelle bourgeoisie, soucieuse


d’écologie entre deux vols transpaci ques à la recherche du meilleur spot.

Homme d’a aires épanoui, Rosnay livre surtout le mode d’emploi d’un

surf qui, malgré ses apparences rebelles de modernité et de rupture,

renoue avec la raison d’être des premiers sportsmen anglais de la n du

XIXe siècle, enfants gâtés et futurs maîtres d’œuvre de l’Empire

britannique.

Nicolas Kssis-Martov

Éditions François Bourin, coll. « Petit éloge », Paris, 2020, 136 pages, 12 euros.
Le Monde diplomatique, mai 2021

L’Ours

Ce livre électronique est la version numérique de l’édition


de mai 2021 du « Monde diplomatique », mensuel
d'informations internationales.

Ont écrit dans ce numéro :

Hubert Artus, Akram Belkaïd, Tangi Bihan, Alain Bihr,


Laurent Bonelli, Colette Braeckman, Antony Burlaud,
Marina Da Silva, Fanny David, Arnaud de Montjoye, Éric
Delhaye, Jean-Arnault Dérens, Philippe Descamps, Naïké
Desquesnes, Boubacar Boris Diop, Jean-Michel Dumay,
Éric Dussert, Charles Enderlin, François Graner, Serge
Halimi, Paloma Hidalgo, Charles Jacquier, Anne
Jourdain, Nicolas Kssis-Martov, Titouan Levallée, Ernest
London, Gilles Lucas, Jean-Baptiste Malet, Rémi Néri,
Philippe Pataud Célérier, Morgane Pellennec, Marc
Perrenoud, Evelyne Pieiller, Olivier Pironet, Allan
Popelard, Timothée de Rauglaudre, Luis Alberto Reygada,
Mathias Reymond, Pierre Rimbert, Marie-Noël Rio,
Maxime Robin, Pierre-Yves Rommelaere, Grégory
Rzepski, Diane Scott, omas Vescovi, Aude Vidal,
Christophe Wargny.

L’équipe
L’équipe du journal au moment de la production de ce
livre électronique (le 27 avril 2021).

Mensuel édité par la SA Le Monde diplomatique, Société anonyme

avec directoire et conseil de surveillance.

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