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Joëlle Caullier
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Joëlle Caullier
Université Lille 3
1. L’enaction est une action incarnée. « Explicitons ce que nous entendons par
action incarnée. Par le mot incarnée, nous voulons souligner deux points : tout
d’abord la cognition dépend des types d’expérience qui découlent du fait
d’avoir un corps doté de diverses capacités sensori-motrices ; en second lieu
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Mise en perspective
Si la science herméneutique apparaît au début du dix-
neuvième siècle (Schleiermacher, Dilthey), il faut attendre
l’époque wagnérienne (vers 1860) pour que l’on parle
d’interprètes en musique. Auparavant en Europe, comme dans la
plupart des cultures du monde, il n’était pas question
d’interprétation. La musique, support de la danse ou de la parole,
avait une fonction, sacrée ou profane, cathartique ou
divertissante, marqueuse de distinction sociale. Profondément
liée à la poésie et au mouvement corporel, elle invitait à
l’improvisation, signe de la vie en train de s’éprouver. Avant
l’invention du répertoire qui apparaît au dix-neuvième siècle
seulement, l’écriture musicale n’offrait volontiers qu’un canevas
aux musiciens qui se plaisaient à broder autour de la proposition
de l’un de leurs contemporains. La période romantique valorisa
comme jamais les virtuoses qui, lorsqu’ils ne jouaient pas leur
propre musique, brodaient eux aussi, arrangeaient, improvisaient
à partir des œuvres de leurs contemporains sans qu’aucun
prétendu respect du texte n’exerçât sur eux une quelconque
censure. Liszt, Chopin, Paganini sont, à cet égard, les aèdes et
non les interprètes des temps modernes.
C’est à partir de Wagner que tout change et que les chefs
d’orchestre deviennent les grands-prêtres7 d’un art mystique
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Critères
Sans doute est-il toutefois nécessaire, avant d’aller plus
loin, de préciser ce qu’est et ce que n’est pas un interprète.
Celui-ci se présente comme un intermédiaire entre un
créateur et une collectivité humaine. Il se situe entre le
compositeur, dont le rapproche la faculté de créer non pas une
œuvre mais un moment unique et essentiel, et un auditeur auquel
le lie la faculté de conférer un sens particulier, intime, à un objet
étranger à lui-même — l’œuvre — à la fois trouvé et créé. Sa
fonction médiatrice illustre l’opération psychique, essentielle à
toute vie humaine, d’investissement affectif d’un objet
transitionnel. Comme l’enfant que décrit Winnicott dans
Jeu et réalité 8, l’interprète s’approprie un objet qui lui est a
priori étranger pour le charger de sa faculté d’invention et de
transmutation de la réalité partagée. C’est par un processus de
fusion entre réalité intérieure et réalité commune, d’entrelacs du
dedans et du dehors que la vie pourra se déployer. L’interprète
se situe ainsi au point nodal de la musique, là où celle-ci, jusque-
là virtuelle et cryptée, prend sens pour autrui à travers
l’effectuation, donnée à entendre, du processus transitionnel
dans l’acte d’interprétation. Le musicien-interprète exerce donc
une fonction symbolique essentielle et unique, qu’il ne partage
ni avec le compositeur ni avec l’improvisateur.
Par ailleurs, les spécificités de la musique font qu’elle
n’est pas directement accessible : il y faut des connaissances
techniques et les maîtriser supérieurement. Est-ce à dire que ces
conditions, souvent invoquées pour justifier la médiation de
l’interprète, soient suffisantes ? Certainement pas, et en aucun
cas la qualité d’interprète ne peut être confondue avec la simple
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11. Voir Glenn Gourd, Le dernier puritain, Écrits (tome 1), réunis, présentés et
traduits de l’anglais par Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1993.
12. T. W. Adorno, « Alban Berg : le concerto pour violon », traduit par
Elisabeth Kessler, Mireille Boissière, Anne Boissière, in Musique et
philosophie, sous la direction d’Anne Boissière, Paris, CNDP, 1997, pp. 171-
191.
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16. « La modernité a laissé en suspens des mots d’ordre comme progrès,
transcendance, vérité, spiritualité, sentiment, forme, sujet. […] La musique
cultivée était l’expression d’un système social et philosophique achevé et
intelligible. La modernité est un non-système dont la règle est l’indéterminé, le
provisoire, le partiel. Un geste capable de relier cette tradition-là avec le
présent ne peut donc être qu’un geste violent, excessif, extrême. C’est
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