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L'ART D'INTERPRÉTER LA MUSIQUE

Un essai d'anthropologie culturelle

Joëlle Caullier

Éditions Kimé | « Tumultes »

2011/2 n° 37 | pages 189 à 209


ISSN 1243-549X
ISBN 9782841745715
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-tumultes-2011-2-page-189.htm
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TUMULTES, numéro 37, 2011

L’art d’interpréter la musique


Un essai d’anthropologie culturelle

Joëlle Caullier
Université Lille 3

Bien que partagés par tous à travers le langage commun, il


est de ces termes qui détiennent à certains moments de l’histoire
humaine et dans certaines aires géographiques une telle teneur
sémantique qu’ils cristallisent tout un rapport au monde et font
battre le cœur d’une culture. Ainsi chasser, cultiver, wandern,
phantasieren, méditer, interpréter…
Ce dernier terme en particulier constitue certainement
l’une des plus pures manifestations du rationalisme occidental,
depuis les antiques religions du Livre jusqu’aux herméneutiques
modernes. Supposant un texte donné avec lequel l’interprète
établit une relation singulière, il implique une interrogation sur
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l’altérité et la transmission. Altérité, car il ne peut y avoir
interprétation sans une conscience aiguë de l’autonomie de la
pensée que l’on cherche à comprendre ni le désir d’établir avec
elle une relation vivante qui ne la trahisse ni ne la réifie.
Transmission, car interpréter revient à passer le témoin à
d’autres en adaptant au présent la vitalité et la force
transformatrice d’une œuvre inscrite dans le temps historique.
Une œuvre, le mot est prononcé. Interpréter revient en effet à
prendre en considération l’acte exigeant d’élaboration formelle
accompli au préalable par d’autres hommes pour donner sens au
monde et relier l’esprit à la matière.
190 L’art d’interpréter la musique

On comprendra donc que le terme interpréter, qui suppose


une intense activité symbolique, ne puisse être affadi par des
usages non réfléchis. Il assure par l’exercice de la raison
l’enracinement des textes et symboles dans l’existence en ce
qu’elle a de plus pratique et de plus incarné.
Qu’en est-il de l’interprétation musicale ? Si la musique
est une pratique universelle, l’interprétation est loin de l’être et
semble même étroitement concentrée en Occident dans les deux
siècles passés. On s’étonnera peut-être de cette considération
restrictive du phénomène et pourtant force est de constater que
l’on ne commence à parler d’interprètes en musique qu’au dix-
neuvième siècle. Si dans bien des cultures, la musique oscille
entre rapport au sacré et activité intuitive, si elle se pratique,
s’improvise, se « joue » sur le mode de l’oralité, l’interprétation
musicale, elle, semble se cantonner au périmètre exclusif de la
graphosphère, accompagnant la montée de l’individualisme
européen. Néanmoins en 1767, le Dictionnaire de musique de
Rousseau ne mentionne pas encore l’interprétation mais
seulement l’exécution, sorte d’intermédiaire entre une
explication rationnelle de signes musicaux et un don particulier
qui permet de conjuguer construction mentale et affectivité (les
exécutants sont chargés de mettre ensemble les parties agencées
par le compositeur « en respectant leur rapport exact ». Toutefois
« c’est peu de lire la musique exactement sur la note, il faut
entrer dans toutes les idées du compositeur, sentir et rendre le
feu de l’expression, avoir surtout l’oreille juste et toujours
attentive pour écouter et suivre l’ensemble »). L’interprétation
musicale à proprement parler ne s’imposera qu’au cours du dix-
neuvième siècle, accompagnant la quête d’un individualisme qui
se cherche une place au cœur de la société. L’interprétation
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musicale intervient en effet à l’époque wagnérienne où, en
raison même du retrait du divin, les artistes se considèrent seuls
capables de révéler les vérités cachées sous la surface du mythe.
L’interprétation crée une relation incarnée entre l’abstraction
(illustrée par le caractère virtuel de la partition) et l’existence.
Sans doute pourrait-on dire, en s’appuyant sur les théories
récentes de la psychologie cognitive, qu’elle énacte1 l’existence,

1. L’enaction est une action incarnée. « Explicitons ce que nous entendons par
action incarnée. Par le mot incarnée, nous voulons souligner deux points : tout
d’abord la cognition dépend des types d’expérience qui découlent du fait
d’avoir un corps doté de diverses capacités sensori-motrices ; en second lieu
Joëlle Caullier 191

qu’à partir « d’un monde inséparable de nos corps, de notre


langage et de notre histoire culturelle — bref de notre
corporéité », elle fait émerger la connaissance, donc le sens2.
Historiquement, l’interprétation musicale s’inscrit dans le
modèle démocratique et individualiste de la transmission et ne
survivra peut-être pas aux récentes attaques de la vidéosphère
puis de la numérosphère (pour reprendre la terminologie de
Régis Debray), ni à la relégation actuelle de l’écrit. Elle
correspond à l’épanouissement de l’individualisme moderne et
semble mal résister à l’ère post-individualiste que décrit
Lipovetsky, cette ère de masse qui conteste la transcendance et
préfère l’interactivité à la transmission intergénérationnelle et le
divertissement à l’activité spirituelle. Narcissisme et
divertissement d’une part, mondialisation et découverte des
cultures du monde d’autre part, ébranlent les fondements de la
musique occidentale « cultivée 3 » pour l’attirer vers de nouvelles
pratiques ; l’interprétation, signe de l’autonomie d’un sujet
rationnel, se retire de la scène publique et du sens partagé.
Aujourd’hui l’acte d’interpréter ne va plus de soi et c’est
parce qu’il se heurte à de nouveaux modèles qu’il devient
nécessaire d’en examiner les spécificités, quitte à constater, s’il
le faut, son inadéquation grandissante par rapport aux aspirations
sociales contemporaines. En effet, les mutations accélérées des

ces capacités individuelles sensori-motrices s’inscrivent elles-mêmes dans un


contexte biologique, psychologique et culturel plus large. En recourant au
terme action, nous souhaitons souligner une fois de plus que les processus
sensoriels et moteurs, la perception et l’action sont fondamentalement
inséparables de la cognition vécue. En effet elles ne sont pas associées dans les
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individus par simple contingence ; elles ont aussi évolué ensemble. »
Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch, L’inscription corporelle de
l’esprit. Sciences cognitives et expérience humaine, Seuil, 1993, p. 234.
2. « Le point central de cette orientation non objectiviste est l’idée que la
connaissance est le résultat d’une interprétation permanente qui émerge de nos
capacités de compréhension. Ces capacités s’enracinent dans les structures de
notre corporéité biologique, mais elles sont vécues et éprouvées à l’intérieur
d’un domaine d’action consensuelle et d’histoire culturelle. Elles nous
permettent de donner un sens à notre monde ; ou dans un langage plus
phénoménologique, elles sont les structures par lesquelles nous existons sur le
mode de “posséder un monde”. » Ibid., p. 211.
3. Comme la désigne ironiquement Alessandro Baricco dans L’âme de Hegel
et les vaches du Wisconsin, Albin Michel, 1998.
192 L’art d’interpréter la musique

trente dernières années ont considérablement modifié les


pratiques musicales. Il n’est quasiment plus d’activités
artistiques qui échappent aux lois quantitatives et aux
prescriptions de l’industrie culturelle. Cette dernière impose une
uniformisation des mécanismes de diffusion et souvent de
production qui contribue à estomper les anciennes distinctions
entre musiques populaires et musiques savantes. Les pratiques
improvisées à juste titre encouragées par la découverte des
cultures du monde, d’une part, la démocratisation des
technologies numériques, d’autre part, concurrencent avec
succès les anciens supports musicaux écrits et les savoirs qui
leur sont liés. Les étudiants viennent de plus en plus chercher
dans les départements universitaires et les écoles spécialisées des
formations aux musiques « actuelles4 », principalement
numériques, et supportent de moins en moins la durée, la
complexité et l’exigence que nécessite l’apprentissage
instrumental. Le cahier des charges présenté aux candidats d’un
concours instrumental de l’une de nos grandes institutions
d’enseignement musical est à cet égard fort instructif et mérite, à
titre d’exemple, qu’on s’y attarde un instant. Relevons quelques
passages significatifs5 :
- « Le métier d’artiste est confronté aujourd’hui à
plusieurs problèmes qui dépassent le seul souci d’obéir à une
notation écrite (respect du texte6) » 
- « Comment établir une nouvelle relation entre scène et
salle ? »
- « La relation aux publics est au cœur du métier d’artiste
aujourd’hui »
- « Comment faire naître et attiser le désir de musique
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chez le spectateur ? »
- « Comment prendre en charge l’espace, la lumière,
l’architecture du lieu du concert ? »
- « Comment assurer l’intégration du public à la
manifestation ? »

4. À distinguer des musiques « contemporaines », désignation des musiques


savantes.
5. Notre esprit n’étant pas celui de la polémique, on ne nommera pas ici
l’institution concernée. Mais le texte cité l’est scrupuleusement.
6. C’est nous qui soulignons.
Joëlle Caullier 193

- « Les projets doivent comprendre un plan de


communication (définition des objectifs, identification des cibles,
choix des messages et des outils…) »

Outre l’absence totale de référence aux œuvres et à l’art


d’interpréter, qui sont sans doute supposés aller de soi dans le
cadre de cette institution, l’abondance du vocabulaire et des
conceptions publicitaires et mercantiles, davantage soucieuses de
communication que de contenu, est saisissante. Il faut désormais
innover (dans la forme et non dans la teneur), attiser le désir à
l’instar des supermarchés, identifier des publics (le pluriel laisse
entendre l’adaptation aux techniques de marketing) dont les
catégories reposent sans doute sur des identités dont on ne sait
pas très bien — pas plus que d’autres, nationales, par
exemple… — sur quels critères elles reposent, associer le visuel
sous toutes ses formes sans qu’à aucun moment l’écoute
fondatrice de la musique ne soit convoquée, associer le public
dans des dispositifs interactifs propres au numérique, identifier
les cibles et les messages du spectacle chers au monde de la
communication et surtout, ne plus se soumettre ni à l’écrit ni au
principe d’obéissance qui lui est associé, sans doute à travers la
loi… L’art s’avère ici l’otage des logiques de l’offre et de la
demande, de la manipulation généralisée, de la satisfaction
immédiate et l’on cherche à travers lui à façonner les outils
adéquats à l’efficience de messages programmés. C’est, au cœur
d’une institution musicale des plus exigeantes, ignorer les
dimensions les plus fondamentales de l’art occidental construites
sur la complexité de l’écrit, l’activité symbolique et l’autonomie
du sujet et des œuvres. Certes il s’agit là d’un héritage culturel
mais c’est bien cette autonomie, fruit de la modernité, qui fonde
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la responsabilité du musicien-interprète.
Qu’on ne se méprenne pas. Il n’est pas question ici de
sombrer dans la nostalgie d’un illusoire âge d’or, mais bien
plutôt de comprendre ce qui, en trois ou quatre décennies, nous a
fait basculer d’une culture de la transmission caractérisée par la
dialectique entre fidélité et trahison, obéissance et rébellion,
héritage et créativité, à une culture de la communication et du
projet fondée sur l’échange intra-générationnel et l’impératif
d’innovation. Il s’agit bien là de saisir ce qui, en quelques
années, a été déconstruit — et sans doute y avait-il quelque
194 L’art d’interpréter la musique

nécessité à cela — et ce qui aujourd’hui advient. C’est donc sous


l’angle d’une anthropologie philosophique telle
qu’Hannah Arendt la définissait dans Condition de l’homme
moderne que nous envisagerons non pas le concept mais bien
l’expérience de l’interprétation.

Mise en perspective
Si la science herméneutique apparaît au début du dix-
neuvième siècle (Schleiermacher, Dilthey), il faut attendre
l’époque wagnérienne (vers 1860) pour que l’on parle
d’interprètes en musique. Auparavant en Europe, comme dans la
plupart des cultures du monde, il n’était pas question
d’interprétation. La musique, support de la danse ou de la parole,
avait une fonction, sacrée ou profane, cathartique ou
divertissante, marqueuse de distinction sociale. Profondément
liée à la poésie et au mouvement corporel, elle invitait à
l’improvisation, signe de la vie en train de s’éprouver. Avant
l’invention du répertoire qui apparaît au dix-neuvième siècle
seulement, l’écriture musicale n’offrait volontiers qu’un canevas
aux musiciens qui se plaisaient à broder autour de la proposition
de l’un de leurs contemporains. La période romantique valorisa
comme jamais les virtuoses qui, lorsqu’ils ne jouaient pas leur
propre musique, brodaient eux aussi, arrangeaient, improvisaient
à partir des œuvres de leurs contemporains sans qu’aucun
prétendu respect du texte n’exerçât sur eux une quelconque
censure. Liszt, Chopin, Paganini sont, à cet égard, les aèdes et
non les interprètes des temps modernes.
C’est à partir de Wagner que tout change et que les chefs
d’orchestre deviennent les grands-prêtres7 d’un art mystique
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ouvert sur l’avenir et dont eux seuls peuvent révéler les vérités
encore inconnues. C’est donc à partir de la deuxième moitié du
dix-neuvième siècle que se développe le culte des interprètes et
que la nouvelle société matérialiste leur reconnaît une fonction
médiatrice avec le registre spirituel, fût-il laïc. On notera avec
intérêt la défiance manifestée au début du vingtième siècle
envers l’interprétation musicale par la modernité française (« ma
musique n’a pas à être interprétée, mais seulement à être
exécutée » dit Ravel) au nom même d’un anti-romantisme

7. Hermès était l’interprète des dieux.


Joëlle Caullier 195

typique de l’avant-garde (ce que l’on note dans les écrits


subversifs de Monsieur Croche — alias Debussy). Aux
antipodes de cette posture et au même moment dans le monde
germanique, Arnold Schoenberg crée une société
d’interprétation musicale pour révéler la teneur musicale cryptée
de la nouvelle musique… Deux attitudes musicales qui reflètent
deux cultures, deux visions du monde…
En réalité, non seulement l’interprétation en tant
qu’herméneutique musicale est indissociable de la graphosphère
— l’écrit nécessite le déchiffrement — mais elle est intimement
liée à la montée de la société bourgeoise. Elle signale le
remplacement de l’Ancien Régime, théorisé par
Ferdinand Tönnies sous le terme difficilement traduisible de
Gemeinschaft — une façon de vivre ensemble selon des règles
de castes quasiment immuables, transmises de génération en
génération — par la Gesellschaft, fondée sur l’émergence du
sujet au sein d’une collectivité anonyme mais désormais en
perpétuelle transformation. Les deux grands piliers de l’Ancien
Régime — le roi et la divinité — étant ébranlés, le texte écrit s’y
substitue et se charge d’une valeur spirituelle qui assure la
transmission intergénérationnelle et permet à nouveaux frais
d’endiguer l’angoisse de mort. Le texte écrit devient l’un des
pôles de référence autour duquel se construit la nouvelle société,
à la fois idéal en son abstraction, autoritaire eu égard au modèle
qu’il incarne et garant de pérennité.
En explorant ce texte écrit, verbal ou musical, l’individu
se cherche une place entre obéissance et autonomie.
L’interprétation se charge donc d’une dimension spirituelle en
son rapport à l’abstraction et d’une dimension politique nourrie
de nouvelles valeurs partagées : la responsabilité individuelle
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devant l’héritage et le respect de l’autorité. On comprend en
retour que l’interprétation subisse de plein fouet aujourd’hui la
crise de l’autorité, l’avènement de la société post-individualiste
et le remplacement de la graphosphère par l’hypersphère
numérique.
Voilà donc posées les bornes chronologiques — de
l’époque wagnérienne aux dernières décennies du vingtième
siècle — à l’intérieur desquelles se déploie l’activité
interprétative en musique.
196 L’art d’interpréter la musique

Critères
Sans doute est-il toutefois nécessaire, avant d’aller plus
loin, de préciser ce qu’est et ce que n’est pas un interprète.
Celui-ci se présente comme un intermédiaire entre un
créateur et une collectivité humaine. Il se situe entre le
compositeur, dont le rapproche la faculté de créer non pas une
œuvre mais un moment unique et essentiel, et un auditeur auquel
le lie la faculté de conférer un sens particulier, intime, à un objet
étranger à lui-même — l’œuvre — à la fois trouvé et créé. Sa
fonction médiatrice illustre l’opération psychique, essentielle à
toute vie humaine, d’investissement affectif d’un objet
transitionnel. Comme l’enfant que décrit Winnicott dans
Jeu et réalité 8, l’interprète s’approprie un objet qui lui est a
priori étranger pour le charger de sa faculté d’invention et de
transmutation de la réalité partagée. C’est par un processus de
fusion entre réalité intérieure et réalité commune, d’entrelacs du
dedans et du dehors que la vie pourra se déployer. L’interprète
se situe ainsi au point nodal de la musique, là où celle-ci, jusque-
là virtuelle et cryptée, prend sens pour autrui à travers
l’effectuation, donnée à entendre, du processus transitionnel
dans l’acte d’interprétation. Le musicien-interprète exerce donc
une fonction symbolique essentielle et unique, qu’il ne partage
ni avec le compositeur ni avec l’improvisateur.
Par ailleurs, les spécificités de la musique font qu’elle
n’est pas directement accessible : il y faut des connaissances
techniques et les maîtriser supérieurement. Est-ce à dire que ces
conditions, souvent invoquées pour justifier la médiation de
l’interprète, soient suffisantes ? Certainement pas, et en aucun
cas la qualité d’interprète ne peut être confondue avec la simple
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capacité à exécuter, fût-ce parfaitement. Il est en art un reste,
indéfinissable, indicible, qui excède le bagage technique,
indispensable mais insuffisant. C’est ce reste mystérieux que
nous allons tenter d’approcher dans l’activité de l’interprète.
Celui-ci satisfait à des exigences supérieures dont il nous
appartient de préciser la nature, exigences qui distinguent
fondamentalement l’art du divertissement.

8. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard,


1975.
Joëlle Caullier 197

La première de ces conditions est, pour emprunter un


concept cher à Michael Fried9, l’expérience de l’absorbement.
Le critique d’art américain emploie ce terme pour distinguer la
peinture de Vermeer, Chardin, Courbet des esthétiques de la
représentation qui lui sont contemporaines. Si, dans la peinture
historique, le tableau se donne à voir à un spectateur tenu à
distance — comme intimidé — par l’autorité du modèle imposé,
la peinture intimiste s’ingénie à gommer toute distance entre le
tableau, le sujet du tableau et le spectateur. Celui-ci, amené à
regarder une scène qui n’était pas destinée à être vue, cherche à
faire oublier l’indélicatesse de son regard. Pénétrant
discrètement dans le tableau (où le peintre lui a réservé un
accès), il participe par empathie à la vie en train de s’éprouver,
faisant ainsi l’expérience pleine de l’être. Ainsi l’absorbement
du personnage du tableau amène le spectateur à modifier sa
propre posture : d’observateur détaché, il devient contemplatif et
participe à une expérience intense.
C’est sans doute ce qui se passe avec l’interprète,
musicien ou danseur. Celui-ci doit se libérer de la conscience
d’être regardé afin d’amener l’auditeur-spectateur à partager son
expérience spirituelle. Son absorbement est bien une
concentration extrême qui permet de faire abstraction du monde,
mais elle n’est pas d’ordre purement intellectuel : elle inclut une
conscience du corps, dans son endroit (l’activité musculaire)
comme dans son envers (le corps intérieur, animé des
mouvements invisibles de la vie profonde, biologique autant
qu’affective), rejoignant alors l’expérience spirituelle d’unité du
mental et du physique. Ce moment d’absorbement de l’artiste
conduit l’auditeur à partager l’instant bouleversant et rare de
l’unité parfaite entre intérieur et extérieur, « Moi-peau » et
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« Soi10 », surface du corps et corps profond, esprit et matière…
Ce n’est plus de la jonction de l’être avec le monde qu’il s’agit,
mais de la jonction de l’être avec l’infini, de l’expérience de
l’éternité. L’absorbement de l’interprète (certes partagé avec
l’improvisateur) amène ainsi l’auditeur à faire l’expérience du
hors-temps de la contemplation. On perçoit dès lors aisément
l’abîme insondable qui sépare l’activité de l’interprète des

9. Michael Fried, La place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture


moderne, Paris, Gallimard, 1990.
10. Concepts empruntés respectivement aux psychanalystes Didier Anzieu et
Winnicott.
198 L’art d’interpréter la musique

formes musicales ou chorégraphiques destinées à la


consommation. L’artiste-interprète ne « s’adresse pas » ; chez
lui, aucun désir de transmettre un message mais une invitation à
participer à une expérience d’essence spirituelle.
La deuxième condition est la conscience du caractère
aporétique de l’activité interprétative. L’artiste mesure
constamment la distance irréductible qui sépare sa représentation
mentale de la réalisation concrète. Il imagine l’interprétation
idéale de l’œuvre dont il fait jaillir un sens (« la teneur en
vérité », dirait Adorno), mais ce sens est lui-même souvent si
complexe, tragique dans l’expression de ses tensions
irréductibles qu’il se heurte fréquemment à l’impossibilité ou
tout au moins à l’incertitude d’une réalisation. C’est d’ailleurs
sans doute la volonté de vaincre cette aporie cruelle qui conduit
Glenn Gould à refuser le jeu en direct et à enregistrer les œuvres,
bribe par bribe, voix par voix, et à transformer électroniquement
les paramètres qui, dans la réalité vivante, risqueraient de trahir
sa représentation idéale11. L’instrumentiste partage alors le sort
du compositeur qui, expérimentant lui aussi la terrifiante tension
entre forme idéelle et forme sensible, abandonne à l’interprète le
soin d’assumer le face-à-face avec la contingence pour se
consacrer à l’idéal. Un exemple d’aporie se lit dans la
bouleversante analyse du Concerto à la mémoire d’un ange de
Berg par Adorno 12. L’auteur y décèle, dès les premières mesures
de l’Allegretto, une tension irréductible entre l’être du thème
(ses contours affirmés) et le non-être de ce même thème
(l’absence de centre par évitement d’une note-pivot sur le temps
fort). Comment l’interprète pourrait-il trouver le moyen de faire
percevoir concrètement par son jeu la simultanéité de l’être et du
non-être, s’interroge Adorno ? Et de répondre que seule une
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conscience aiguë du sens tragique de l’œuvre — une pulsion
mortifère alliée à la terreur du néant — lui permettra de trouver
la disposition intérieure capable d’exprimer musicalement
l’aporie.

11. Voir Glenn Gourd, Le dernier puritain, Écrits (tome 1), réunis, présentés et
traduits de l’anglais par Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1993.
12. T. W. Adorno, « Alban Berg : le concerto pour violon », traduit par
Elisabeth Kessler, Mireille Boissière, Anne Boissière, in Musique et
philosophie, sous la direction d’Anne Boissière, Paris, CNDP, 1997, pp. 171-
191.
Joëlle Caullier 199

L’exemple d’Adorno n’est pas unique. Et nombreuses


sont les grandes œuvres qui plongent l’interprète dans un tel
dilemme. L’abîme entre la perfection de l’imagination artistique
et la vulnérabilité de la réalisation sonore condamne l’interprète
à la crucifixion, traversé qu’il est par deux traits aussi absolus
l’un que l’autre : la verticalité de l’idéal et l’horizontalité de la
condition humaine ou, pour évoquer la parabole de
Michel Tournier dans Éléazar ou La source et le buisson 13, la
verticalité brûlante du Buisson ardent où se consume toute
matière ainsi que l’Homme en son désir d’absolu, et
l’horizontalité de la Source qui saura féconder la terre des
hommes et les conduire physiquement vers la Terre promise.
La vocation tragique de l’interprète se lit donc dans la
nécessaire mais douloureuse alliance entre rationalité musicale
(tout interprète pratique l’analyse minutieuse des œuvres pour
clarifier ses intentions musicales) et intuition. Malgré le
nécessaire contrôle rationnel (technique et musical) de
l’interprétation, un pan considérable lui échappe qui est le
déploiement même de la vie en ce qu’elle est, par nature,
expérience. Celle-ci conditionne le jeu des muscles sur
l’instrument, l’activité sensorielle, la gestualité et par conséquent
le rapport au sonore (attaques, intensités, qualité du son, modes
de respiration, tempi…), autant de caractères forgés par le vécu
qui échappent à la maîtrise rationnelle de l’humain. Là encore
l’aporie est féconde et, lorsqu’elle est pleinement assumée, forge
d’immenses artistes, capables d’abolir leur moi psychologique
en une réalité supérieure d’ordre spirituel.
Ainsi, par la conjonction du processus transitionnel
fondateur, de l’absorbement dans l’éternité de l’instant, de
l’aporie de la condition humaine, l’artiste-interprète aborde les
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régions les plus profondes de la méditation existentielle. La
complexité de sa fonction justifie qu’on ne puisse banaliser
l’usage de son titre, ni confondre son activité avec celle des
brillants techniciens, des virtuoses ou des vedettes médiatiques
issues du monde de la communication. Il est vrai que c’est toute
une vision du monde qui se dessine en filigrane à travers
l’histoire et l’analyse de la fonction d’interprète. Sans doute
celui-ci est-il indissolublement lié à l’ère de l’individualisme

13. Michel Tournier, Éléazar ou La source et le buisson, Paris, Gallimard,


collection Folio, 1996.
200 L’art d’interpréter la musique

européen, en un moment où la civilisation occidentale affirme sa


confiance dans l’individu, dans sa quête du sens et d’une relation
satisfaisante à autrui. Elle implique évidemment la critique de la
société du divertissement, de la société de masse, de la société
du spectacle et du mercantilisme généralisé. En ce sens,
l’interprète est, aux côtés du compositeur et de l’improvisateur,
mais complémentairement à eux, un acteur de la résistance et
participe à la formation de l’humain. C’est peut-être d’ailleurs la
méfiance tristement proclamée de notre temps envers
l’humanisme qui explique le retrait progressif de la fonction
d’interprète à laquelle nous allons nous attacher maintenant.

La fonction symbolique de l’interprète


Dans son remarquable ouvrage Condition de l’homme
moderne14, Hannah Arendt s’interroge sur les spécificités de la
condition humaine. S’appuyant sur les deux aspects relevés par
les Anciens de vita contemplativa et de vita activa ainsi que sur
les catégories du travail, de l’action et de l’œuvre qui nourrissent
cette dernière, elle étudie les variations du système hiérarchique
qui se constitua au cours de l’histoire.
Mais pourquoi recourir à une telle anthropologie
philosophique pour éclairer la fonction du musicien-interprète ?
C’est que celle-ci semble renvoyer aux auditeurs l’image
concentrée de la condition d’homme.
Les trois catégories de la vita activa règlent avant toute
chose le rapport de l’homme à la mort — de la confrontation
directe à son dépassement par l’immortalité —  alors que la vita
contemplativa permet d’outrepasser les limites terrestres et de
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faire l’expérience de l’éternité.
En effet, le travail — foncièrement lié aux nécessités de la
subsistance — constitue le premier et étroit rempart contre la
mort. En même temps qu’il préserve la vie du corps, il marque
ce dernier de traces indélébiles humiliantes, celles-là mêmes qui
avaient justifié, chez les Anciens, le statut d’esclave. Du fait de
cette relation primordiale à la survie, la perte du travail laisse
l’homme, jusqu’à l’époque contemporaine, à découvert devant

14. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy,


1961 et 1983.
Joëlle Caullier 201

l’angoisse de mort. Tout en dégageant les caractères constants


du travail, Hannah Arendt s’attache à montrer les fluctuations de
sa place dans la hiérarchie des valeurs. Ainsi, de l’Antiquité aux
débuts de l’ère moderne, il sera plutôt considéré comme une
ignominie, contraignant l’homme à reconnaître son
asservissement aux nécessités biologiques, alors que la
Révolution industrielle propulsera le travail au faîte de la
hiérarchie, précisément parce qu’il confère à l’individu les
moyens de sa libération (Marx) et aux sociétés les conditions de
leur progrès (idéologie libérale).
L’œuvre constitue le premier dépassement du travail. Si ce
dernier est imposé par les limites de l’existence humaine,
l’œuvre permet à l’homme de survivre à sa propre disparition
physique. Ses œuvres lui survivront, lui donnant
symboliquement accès à l’immortalité. C’est précisément sous
l’influence des idéologies du progrès, à l’époque où le monde
occidental pénètre dans l’idéologie de l’évolution, que l’œuvre
— l’œuvre d’art notamment — sera chargée de renforcer la
conscience de la filiation, protégeant des contingences
historiques le fil ténu qui relie les nouveaux explorateurs de
l’avenir (la bourgeoisie libérale) à l’immortalité de l’espèce.
Enfin, pour Hannah Arendt, l’action relie les hommes
sans l’intermédiaire obligé des objets et offre aux individus la
possibilité de se distinguer les uns des autres. L’action met en
valeur un héros qui, par ses excès mêmes, fait triompher la vie
et, pénétrant alors dans la mémoire collective, conquiert
l’immortalité, c’est-à-dire le pouvoir de transcender la mort et de
se survivre à lui-même.
Or les artistes règlent eux aussi, et chacun à sa façon, la
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distance symbolique des hommes à la mort : le peintre tente
d’intercepter l’instant évanescent, le musicien combat le temps
des horloges, le poète oppose la lenteur et le silence intérieur à la
fugacité des images et des actions… Parmi eux, le musicien-
interprète a une manière propre de le faire qui le distingue du
compositeur et de l’improvisateur. Après la chute de l’Ancien
Régime et le retrait de la divinité qui inauguraient la fin de
l’immuabilité des structures sociales et mentales, l’art de
l’interprétation répondit sans doute à une nécessité collective :
créer l’homme nouveau, investi d’une liberté inconnue et
contraint de vivre hic et nunc sans aucun secours divin. Au
202 L’art d’interpréter la musique

service de l’art du temps, il cherchait l’équilibre entre les


différentes facettes de la vita activa d’une part et d’autre part
entre une vita activa destinée à combattre la finitude humaine et
une vita contemplativa vouée à sauver l’homme des griffes de la
temporalité. Cet équilibre périlleux — joué à chaque concert —
entre une condition humaine fièrement assumée et une aspiration
à l’éternité, constituerait désormais la mission ritualisée de
l’interprète pendant deux siècles.
En ce qui concerne la vita activa, l’interprète donne en
premier lieu l’image non plus servile mais glorieuse du travail.
Dispensateur de la technique, ce dernier ne se soumet plus aux
limitations humaines mais invente les moyens de les surmonter,
voire d’en faire fi. La difficulté des œuvres s’avère telle que le
travail devient désormais la condition sine qua non de l’exercice
de la musique et confère de la valeur à une exécution. Il est à cet
égard intéressant de noter que, au début du dix-neuvième siècle,
peu de temps avant que les instrumentistes soient reconnus
comme interprètes, l’essence même du travail prit forme
musicale sous le nom d’exercices et d’études. Tout d’abord ce
fut le labeur ingrat de l’exécutant-esclave, avec les purs
exercices digitaux proposés par Clementi ou Czerny. Puis avec
Chopin, les études se chargèrent de beauté tout comme le travail
de noblesse ; avec Liszt et Paganini, elles se dotèrent
d’omnipotence et d’optimisme dans les possibilités
apparemment illimitées de l’individu ; puis avec Debussy,
d’originalité et de subversion par rapport aux conventions de jeu,
de forme et de sonorité instrumentale ; et enfin avec Ohana et
Kurtag, elles révélèrent le génie exploratoire, jusqu’à frôler — à
notre époque en crise ouverte avec l’idée de travail — la quasi-
désaffection des études et exercices. C’est ainsi que le travail
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instrumental, isolé de la pratique des œuvres, se montre capable
de véhiculer par la voie de l’interprète l’idéologie d’une société.
En ce qui concerne l’œuvre, la déférence envers les
inventions du passé permet à l’interprète d’endiguer la fuite du
temps. Par l’interprétation originale d’une œuvre, par sa propre
capacité à innover, le musicien assume la temporalité humaine
au sein de la pérennité de l’espèce et par là même fait œuvre.
C’est en quelque sorte une manière pour l’individu d’accéder à
l’immortalité en consolidant le fil qui le relie aux générations
précédentes et qui le prolonge dans le futur, tout en actualisant
Joëlle Caullier 203

un présent unique en son genre. N’est-ce pas là le propre du


rituel ?
Quant à l’action, l’interprète la symbolise également
puissamment. Souvent seul devant un auditoire, il est érigé en
modèle héroïque qui par son courage et ses qualités
exceptionnelles renvoie à la collectivité une image idéale de
l’homme et inscrit l’individuel au sein de l’universel.
Ainsi par l’œuvre, l’interprète assume la temporalité au
sein de l’immortalité de l’espèce et par l’action, il valorise
l’individu au sein de l’universel. En ces époques historiques
instables qui commencent à la fin du dix-huitième siècle, il
affirme par la pérennisation des œuvres individuelles
l’inscription de l’homme dans la durée.
Dans une histoire de l’interprétation, il serait extrêmement
instructif d’étudier pour quelles qualités spécifiques telle
époque, telle société fêtent tel ou tel interprète. Ainsi est-il
intéressant de remarquer qu’aux environs de 1900, à l’époque où
Maurice Barrès exalte les vertus du moi, les interprètes les plus
adulés sont sans conteste les chefs d’orchestre wagnériens
chantés pour leur caractère héroïque qui les place
indubitablement dans l’imaginaire collectif dans la catégorie de
l’action 15. En revanche, c’est le travail et l’ingéniosité technique
qui assurent au virtuose romantique une suprématie indiscutable,
tandis que vers le milieu du vingtième siècle, c’est le service de
l’œuvre, la valorisation du répertoire comme bien commun
symbolisant l’héritage et la filiation qui semblent caractériser les
interprètes.
Si ces trois catégories fondatrices que sont le travail,
l’œuvre et l’action se disputent la prééminence dans la fonction
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symbolique de l’interprète, il ne faudrait pas omettre pour autant
l’importance capitale de l’autre versant de la condition humaine,
la vita contemplativa. Car — nous l’avons montré plus haut au
sujet de l’absorbement — la faculté de contempler distingue
l’interprète authentique de l’exécutant. Or c’est dans la
contemplation que l’homme fait l’expérience de l’éternité. C’est
peut-être d’ailleurs cette expérience qui contribue à distinguer la
fonction d’interprète de celle de compositeur. Non évidemment

15. Joëlle Caullier, La belle et la bête. L’Allemagne des Kapellmeister dans


l'imaginaire français, Tusson, éd. du Lérot, 1993, 245 p.
204 L’art d’interpréter la musique

que ce dernier ignore la contemplation, mais celle-ci demeure


pour lui de l’ordre du privé. Personne n’est amené à partager
directement avec lui cette expérience. Aux yeux des autres
hommes, sa tâche fondamentale est d’accomplir l’œuvre, une
œuvre qui se transmettra bien au-delà de la disparition de son
créateur. Par son caractère virtuel, l’œuvre n’affronte pas la
contingence humaine et de ce fait ouvre sur l’immortalité. Aux
antipodes, l’improvisateur est voué à l’éphémère pur. Seul
l’interprète affronte conjointement la contingence, cette
dimension que le compositeur lui a déléguée, et l’œuvre. Comme
si l’œuvre, idéale dans l’esprit du compositeur, ne se frottait à la
réalité humaine qu’à travers la chair de l’interprète. En lui, rien
de permanent, rien de certain, qu’une soumission absolue à
l’intransigeante temporalité : la durée de l’exécution, l’état de
son corps, de son psychisme, des conditions hasardeuses du
concert, l’imprévisibilité de la réception, ses relations fluctuantes
à l’œuvre… Tout, dans l’exemple que donne l’interprète, est
soumis à la fuite du temps et c’est ainsi qu’il incarne
symboliquement la destinée humaine. Mais paradoxalement,
c’est précisément parce qu’il affronte de plein fouet la
contingence, tout en s’en détachant par l’absorbement, qu’il
pénètre l’épaisseur de l’instant, offrant ainsi en partage à son
auditoire l’expérience de l’éternité.
Ainsi l’interprète incarne-t-il publiquement le combat de
l’homme contre la mort, s’y affrontant par le travail, ouvrant par
l’œuvre et l’action l’accès à l’immortalité et par la contemplation
l’accès à l’éternité. L’enjeu considérable de ce combat sans
merci offre peut-être une clé pour comprendre le mystérieux
phénomène qu’est le trac, ce sentiment de panique et de vide
absolu qui laisse tout artiste exsangue et pantelant au sortir de la
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scène, comme un chamane peut l’être au sortir d’une transe.
L’enjeu de l’interprétation est de taille. C’est le face-à-face
assumé avec le risque absolu. C’est probablement la nature
métaphysique de cet enjeu qui rend souvent si difficile la
compréhension des artistes par les gestionnaires de la culture,
obnubilés par des impératifs de consommation et de
communication. Il est indispensable que ces derniers prennent la
mesure de ce qui se joue métaphoriquement pendant l’instant du
concert ou du spectacle chez l’interprète, mais aussi grâce à lui
chez l’auditeur : l’expérience rare et fugace de la fragile et
précieuse unité de l’être, la miraculeuse conjonction de l’en-deçà
Joëlle Caullier 205

et de l’au-delà de la mort, la transcendance de l’instant par la


contemplation.
Or c’est précisément cette expérience unique qui est peu à
peu mise à l’écart par notre société matérialiste, une expérience
que tout être humain a pourtant besoin d’accomplir, car elle
puise sa nécessité au cœur de l’angoisse existentielle. L’exemple
de Glenn Gould, évitant par tous les moyens — et l’on peut
comprendre pourquoi ! — le terrible face-à-face avec l’instant
métaphorique de tous les dangers qu’est le concert, les pratiques
multipliées de play-back et d’enregistrements transformés
montrent que bien des interprètes tendent toujours davantage
sous la pression du monde contemporain à éluder la fonction
sacrificielle qui donnait jusque-là sens symbolique à leur statut.
Peut-être est-ce d’ailleurs parce que le monde la délègue
désormais aux athlètes vers lesquels se déplace toujours
davantage l’intérêt collectif, des athlètes que l’on veut avant tout
voir se mesurer sans adjuvant artificiel aux limites humaines,
celles-là mêmes que l’on ne franchit pas impunément. Sur ce
même modèle, on demande maintenant aux artistes d’assurer
dans leurs exécutions la perfection du résultat (le « produit »,
cher aux managers de la culture) considéré comme un objet
marchand plus que comme une démarche spirituelle, de
démontrer une technicité à toute épreuve (et il est vrai que les
performances sont toujours plus nombreuses et plus
impressionnantes), de se confronter aux nouvelles technologies
et de rivaliser avec elles (bien des recherches compositionnelles
actuelles malmènent les interprètes qui sont sommés de relever
le défi d’un genre nouveau qu’est le duel homme/machine), de
s’adresser à des foules toujours plus nombreuses, ce qui exige
d’eux des qualités de résistance physique et mentale qui sont
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étrangères et parfois même hostiles au contenu esthétique… Nul
doute qu’une nouvelle catégorie d’artistes émerge de ce nouvel
état de la culture. Le besoin auquel il répond n’est plus celui qui
a été décrit plus haut. Peut-être le phénomène de l’interprétation
a-t-il accompagné le deuil de la divinité amorcé au dix-neuvième
siècle et signalé la construction d’un nouveau sujet qui tentait de
sauver malgré tout la métaphysique. Or, à partir des années
1960, la condition de l’interprète a subi de plein fouet la crise du
sujet, le triomphe du matérialisme et l’entrée dans la culture de
masse : la gravité de l’enjeu de l’interprétation ne pouvait
convenir à une société du divertissement. En effet, pour qu’il y
206 L’art d’interpréter la musique

ait des interprètes, il faut que la collectivité accorde du prix au


sujet, musicien et auditeur, qui aujourd’hui a bien de la peine à
résister aux illusions d’omnipotence de notre monde aussi bien
qu’à ses désespoirs. Dans ce contexte difficile, l’interprète a plus
que jamais un rôle à jouer pour préserver l’humain, tout à la fois
dans l’aveu de sa finitude et dans sa faculté irremplaçable à
transcender le temps.

Pour conclure, on aimerait donner la réplique à


Alessandro Baricco. Sa réflexion sur l’interprétation, qui fait
l’objet d’un long chapitre de son livre L’âme de Hegel et les
vaches du Wisconsin, le conduit à pointer du doigt « la musique
cultivée » pour s’en gausser en ce qu’elle est devenue objet de
pure consommation pour bourgeois en mal de bonne image.
D’une part, l’auteur soutient que la musique cultivée n’est pas
seule à nécessiter l’interprétation et que le jazz et le rock feront
probablement bientôt appel à cette pratique, eux aussi. D’autre
part, afin de réveiller les œuvres annihilées par l’usage
consumériste, il revendique pour l’interprétation une action
violente16, seule capable selon lui d’arracher la conscience et la
perception à leur torpeur routinière17.

16. « La modernité a laissé en suspens des mots d’ordre comme progrès,
transcendance, vérité, spiritualité, sentiment, forme, sujet. […] La musique
cultivée était l’expression d’un système social et philosophique achevé et
intelligible. La modernité est un non-système dont la règle est l’indéterminé, le
provisoire, le partiel. Un geste capable de relier cette tradition-là avec le
présent ne peut donc être qu’un geste violent, excessif, extrême. C’est
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pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, l’interprétation se donne comme un
choc, nécessaire et traumatisant. Il est certain que lorsqu’elle parvient à créer
un vrai court-circuit entre la musique cultivée et la modernité, son premier effet
est dévastateur : la musique cultivée, littéralement, explose. » Alessandro
Baricco, L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, Gallimard/Folio, 2006,
pp. 51-52.
17. « […] même les pièces les plus charismatiques du répertoire classique sont
incapables d’opposer une résistance sensible à un mode de consommation qui
les ramène au rang de purs objets. Le processus qui les élève au-dessus d’elles-
mêmes et cristallise leur différence est entièrement réversible : ce n’est jamais
une conquête définitive. C’est plutôt un événement différé, que l’œuvre attend,
que le temps fait mûrir, et qu’un certain présent, un jour, trouve la force
d’évoquer. Cette force est celle de l’interprétation. Elle semble aujourd’hui
Joëlle Caullier 207

S’il concède la plus grande valeur à l’interprétation18, il


renvoie dos à dos, dans un manichéisme outrancier, spiritualité
et consommation, pour revendiquer une modernité fondée sur la
singularité et le refus des systèmes. On peut certes acquiescer à
sa critique du ressassement des œuvres anciennes et à son
souhait de les délivrer de la réification, mais ce recours à la
modernité est-il encore opérant ? Les questions se posent-elles
aujourd’hui encore en ces termes comme il y a trente ans ?
L’ennemi n’a-t-il pas changé de visage ?
En effet, le danger véritable n’est-il pas la mise en cause
grandissante aujourd’hui de l’œuvre, son obsolescence
orchestrée par la société du divertissement et par la diffusion
commerciale ? N’est-ce pas plutôt la simplification outrancière
opérée par les médias et l’industrie culturelle comme, sur un
autre registre, la vulgarisation scientifique dame le pion à la
culture scientifique sous le faux-semblant de la
démocratisation ? La société technologique actuelle dominée par
une raison purement instrumentale a besoin d’utilisateurs plus
que d’acteurs ; elle est en train de substituer à la mémoire, aux
facultés de symbolisation et à la patiente élaboration de la
pensée la généralisation de pratiques interactives supposées
autonomisantes, l’infantilisation des usages (flash mob, games et
serious games, zapping et chat…) et l’immédiateté des actes.
C’est là que réside le véritable danger contre toutes les
singularités rêvées par la modernité, là que réside le danger de la
manipulation, de l’annihilation de l’esprit critique, des
simplifications abusives au nom de l’accélération du temps, dans
une indifférence redoutable à la complexité du monde qui
devrait faire l’objet de tous nos soins.
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plus évanescente que jamais. Et ceci parce que l’idée d’interprétation est,
actuellement, une idée bloquée. La libérer serait le seul moyen pour que le
monde de la musique retrouve la force de briser les sortilèges de l’insignifiance
et d’ouvrir un dialogue réel avec les œuvres du passé. » Ibid., pp. 41-42.
18. « À l’idéal de la fidélité à l’œuvre, il faudrait substituer la valeur de
l’interprétation. » Ibid., p. 46.
« L’interprète est le medium entre l’œuvre et l’époque. Il est le geste qui réunit
les pans de deux civilisations qui se cherchent. » Ibid., p. 49.
« La liberté de l’interprétation réside dans le fait qu’il lui faut inventer quelque
chose qui n’existe pas : ce texte-là dans cette époque-ci. » Ibid., p. 50.
208 L’art d’interpréter la musique

On assiste impuissant au retrait de l’interprétation qui


n’est pas sans rappeler d’ailleurs le retrait de l’expérience pointé
avant guerre par Walter Benjamin. L’interprétation fait pourtant
partie de ces expériences fondatrices qui préservent le sujet et
accroissent ses capacités créatrices, ses capacités à prendre en
considération un autre que soi, à l’écouter pour ce qu’il a à dire
et non parce qu’il fait partie du décor, visuel ou sonore. En une
époque où chacun est appelé à grandir seul devant son écran,
livré au virtuel plus qu’au réel, l’interprétation comme action
incarnée se pose comme une responsabilité collective, une
médiation indispensable susceptible d’endiguer la facilité de la
simple projection de soi sur l’autre.
L’interprétation défend donc bien une posture éthique.
Peu importe qu’elle soit réservée à la musique cultivée ou au
jazz (qui nierait à Mahalia Jackson improvisant sur Amazing
Grace la reconnaissance d’une interprétation sublime telle
qu’elle a été décrite plus haut ?). Le problème n’est pas là. Il
s’agit bien plutôt, quel que soit son objet, littéraire ou artistique,
de la diffuser en tant que pratique créatrice de sens dans la
formation de tout individu. En tant qu’apprentissage de la
responsabilité individuelle, elle devrait pouvoir prendre une
place pleine et entière dans l’éducation aux côtés des pratiques
plus spontanées et plus techniques qui sont celles de notre temps.
Si comme le dit très justement Baricco, l’interprétation permet
d’inventer ce qui n’existe pas, en reliant l’œuvre au présent, il
serait regrettable d’abandonner cette fabrique d’utopie et des
moyens de la réaliser, en abandonnant l’esprit humain aux seuls
pouvoirs du virtuel et de ses illusions.
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Quant à la violence prônée par Baricco, elle est avant tout
un geste, une posture visant à la démonstration, à l’imposition de
soi, de son propre espace vital. Ce n’est pas là la visée de
l’interprétation. Celle-ci invente la relation humaine, non pas
dans l’oubli de soi mais dans l’effort de compréhension de
l’autre. C’est donc une recherche exigeante caractérisée par la
disponibilité à l’inconnu plus que par la préservation agressive
de la différence. Et c’est bien en ce sens que cette action
incarnée est activité spirituelle.
Joëlle Caullier 209

Sans doute l’interprétation est-elle le moyen de préserver


la musique et l’individu du consumérisme ambiant. Entre l’usage
strictement gastronomique des œuvres que dénonçait Adorno et
la duplication infinie que favorise la production industrielle,
entre l’usage non réfléchi de la technologie et l’interactivité
souvent illusoire que prône la société actuelle, l’interprétation se
montre capable de combattre la réification matérialiste et de
construire l’autonomie — la capacité pour l’individu de se doter
d’une loi propre, condition de toute démocratie.
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