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Langage et société

Topologie linguistique et épistémologie


Christian Bertaux

Citer ce document / Cite this document :

Bertaux Christian. Topologie linguistique et épistémologie. In: Langage et société, n°0-1, 1977. Avril 1977. pp. 22-28.

doi : 10.3406/lsoc.1977.1029

http://www.persee.fr/doc/lsoc_0181-4095_1977_num_0_1_1029

Document généré le 26/09/2015


Christian BERTAUX
E.P.H.E. (Lab. 221) V°
Paris VII.

TOPOLOGIE LINGUISTIQUE ET EPISTEMOLOGIE

On pourrait être amené à voir qu'un certain nombre de


domaines scientifiques se meurent. Ils se meurent aussi bien
au niveau des sciences dites exactes qu'au niveau des sciences
dites humaines. Combien des premiers -mathématiciens, physiciens,
généticiens, etc- ne viennent-ils pas alors chercher à assumer
en Ethnologie, en Linguistique, en Théorie du Texte, quelques
rénovations de l'ordre d'un transfert désirant. Mais d'un monde
à l'autre -du monde de la privation artistique au monde complexé
d'une absence d'appareil formel- ça s'écroule tout pareil -sans
espoir- implacablement - par delà les empaquetages du musée des
parutions. . .

Mais où est donc l'enthousiasme que sut déclencher la


philosophie naturelle dite physique du XVII0 siècle ? Qu'en
est-il de l'intrépidité qui présida aux grandes découvertes de
la chimie ou de la biologie ? Dans quel guêpier s'est perdu
l'enjeu et les certitudes inébranlables des grands ethnologues
de terrain ? Où en est l'enthousiasme provoqué par la
linguistique ? Ainsi "ça meurt" comme si les nouveaux mammifères venant
à l'être du langage contemporain ne pouvaient plus accepter
d'être mordancés dans l'espace d'une tradition scientifique
annihilée dans ses passions. Ainsi "ça meurt" comme d'autres
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auraient pu dire "ça tombe" avec la geste et la prouesse en


moins comme si le corps formel des rationnels ou des réels
ne venait pas, dans le champ regardant d'une présente
obsession, se substituer au lieu et à la place d'un corps matériel
sacrifié dans une effectuation désormais désaffectée.

Il ne faudrait quand même pas croire que ces domaines


manquent (véritablement) de budget I II ne faudrait, pas croire
que l'intelligence du personnel scientifique ou la sagacité de
ses expériences est en défaut 1 Les fait sont pourtant là -dans
l'interférence et l'univers des surproductions- pour indiquer
que le maillon d'une chaîne (avec peut-être l'enjeu même du
travail de science) est en train de casser. Pour ne parler que
des sciences humaines, on a rarement vu, dans un domaine qui
se voudrait scientifique, de langages, de désirs, d'idéologies,
de mythologies, de religiosités, de technicismes aussi
hétérogènes. On peut être étonné de n'avoir affaire qu'à une dyade
exceptionnellement mal théorisée entre quelques uns des domaines
scientifiques les plus riches en corpus et en matériaux et des
discours explicatifs terriblement ennuyeux, entachés
d'accumulations diverses, de simulacres formels vains et inefficaces.
Les discours et les écrits ici ne soulèvent plus les foules 1
Quel lecteur pourrait, comme le fit Malebranche en lisant les
Méditations de Descartes, mouiller encore d'émotion son
pourpoint ?

Où doivent être cherchées les raisons de ce marasme ?


Est-ce une certaine apathie de la procédure scientifique (ou
espérée telle) qui viendrait sacrifier les faits les plus
caractéristiques des domaines à atteindre ? N'y a-t-il pas un
certain état de la science qui fonctionnerait lui-même comme
un univers de leurre ? C'est dans cette voie que nous
orientons nos travaux de topologie linguistique. Nous nous
contenterons ici d'indiquer (la démonstration ayant été tenue
ailleurs ) que :

1. Doctorat de Linguistique E.H.E.S.S. (E.P.H.E. VI°) 1975


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1° le métalangage impliqué par le champ scientifique


classique et contemporain interfère avec les univers
d'objets à expliciter ;
2° ces interférences annihilent la teneur théorique que
devraient provoquer depuis longtemps un grand nombre
de faits et de propriétés d'objets épars dans la
plupart des domaines scientifiques.

Les espaces théoriques que nécessiterait une analyse


de topologie linguistique pourraient apparaître dans leur
technicité hors de portée du désir immédiat du lecteur. L'art
deviendrait une science s 'assistant à être courte -en s 'accordant
à la suite du texte mathématique des "facilités de langage"
pour raccourcir les chaînes énonciatives- pour rapprocher dans
une réélaboration des leurres l'être du langage du registre
de la vérité.

Telles des hypothèses, nous nous permettrons de


préciser quelques unes des propositions qui sous-tendent notre objet:

(A) La topologie linguistique est une méthode


d'analyse linguistique appréhendant les effets résultatifs de champs
produits par un déclencheur énonciatif déplaçant son corps
matériel dans des différentiels spatio-temporels. La théorie
montre en linguistique, en ethnologie, en psychiatrie, etc. 2
qu ' à un certain niveau d'exigence supérieur au dispositif épis-
témologique classique, les propriétés des domaines d'objets à
étudier ne sont plus indépendantes (au sens logique) des
variations des lieux observateurs qui en assument le découpage.
(B) L'objet élémentaire de la topologie linguistique
est de rendre compte des univers sémantiques produits dans
l'espace des propriétés d'une langue naturelle. Elle fait
alors appel pour des raisons méthodologiques à une
propriété selon nous caractéristique et fondamentale de ces univers
d'objets qui est d'obliger au sens (noté P(s) i.e. "micro-

2. La double crise des fondements de la fin du XIXe siècle -


celle de la physique à travers sa mécanique et celle des
mathématiques à travers sa déduction logique- n'est autre que
l'accès à des procédures linguistiques générales investies dans
le champ épistémologique .
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possession dans des chaînes syntagmatiques de propriétés
forçant énonciativement au sens les locuteurs et auditeurs inter-
nés dans l'espace d'une langue 3 ).
(C) Tout francophone, en étant interné dans l'espace
de sa langue maternelle, dispose automatiquement de faits
sémantiques très complexes générés énonciativement sur des
syntagmatiques. Ils sont réguliers, structurés topologiquement , reliés
entre eux par des transformations de champs etc. Ils sont
indépendants de l'observateur bien que dépendant du lieu où ils
s'ajuste. Ils ne dépendent ni de son génie ni de son style bien
qu'un travail de déplacement d'ordre topique lié à l'enjeu qui
produit du style (du génie ou du débile) puisse modifier le
différentiel topologique et des règles de génération. Le fait qu'il
y ait internement (et des effets de champs dans ces espaces
d'internement linguistique) implique que l'usager ne puisse plus ne
pas entendre les champs sémantiques actualisés par les énonces .

3. La linguistique que nous proposons ne se réduit pas à la


linguistique des langues dites naturelles. Une langue naturelle
maternelle est un domaine hétérogène de faits que l'on peut
répartir entre a) des structures linguistiques qui permettent à un
dispositif énonciatif (dont le locuteur est souvent le
déclencheur) de produire des champs sémantiques obligatoires & b) des
mécanismes d' autodomestication stabilisant des cycles énoncia-
tifs pour exploiter discursivement -au besoin par le biais
d'un purisme protecteur- ces générateurs linguistiques profonds
en "s'en dépossédant" par le biais d'internements corporalisés
et compactisés dans les pratiques sociales. Les sémantiques
linguistiques sont des effets résultatifs à partir des
mécanismes de possession impliquant de "bouleverser", d '" inverser" , de
"renverser", de "concasser", de "morceler", de "pulvériser", de
"scarifier", de "transformer" etc. de la matière en déplacement
du corps humain. "Possession" a ici le sens fort que lui donne
l'ethnologie du terrain. Entre la poussée corporelle
qu'implique un énoncé comme "il est petit mais petit !" et les prises
de corps d'une Minianka ou d'un Thonga possédé par une entité
religieuse, il n'y a pas que des analogies.
Le langage est interné (au sens psychiatrique) dans
des champs linguistiques. Les termes d'un langage ne bornent
pas ainsi la topologie ouverte d'une langue. Une structure de
langue a ses générateurs et ses réceptionneurs indépendamment
d'un rapport de langage. Il n'y a pas de contextes
psychologiques ou sociologiques (ou de nature métaphysiquement logée dans
un au-delà de l'observant) extérieurs à ces champs qui les
supportent, les viabilisent et en fait les leurrent pour les
déterminer. Enfin une énonciation n'est pas nécessairement vocalique.
Elle peut être picturale, rituelle, emissive, visuelle,
scripte ive etc.
4. Si un dispositif de possession est la partie nécessaire d'une
P(s), le fait que du mammifère y soit capturé jusqu'à ne plus
pouvoir entendre ce qu'elle oblige dans des modifications de
champs est sa partie suffisante .C'est une autre manière de penser
l'objet de la phonologie et celui visé par la "compétence" au
sens de Noam Chomsky.
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Ces faits sont essentiellement dépendants du matériel qui les


engendre. Ils sont ainsi imparaphrasables ; bien que transcripti-
bles (mathématisables) , ils sont de l'ordre de l'indicible
discursif. En ce sens, ils rendent compte d'un certain type
d'objectivité et d'incommunicabilité dans l'ordre de la pratique
artistique (les jubilations scientifiques, littéraires, politiques,
idiolectales , religieuses, etc.).
(D) Ces propriétés linguistiques ne peuvent être
atteintes par les méthodes qu'a proposées la linguistique
contemporaine. Car les univers visés par ces instances scientifiques
interfèrent avec les propriétés linguistiques de la procédure
classique du travail des sciences déclenchée idéalement et
exemplairement par la physique mathématique de Galilée à Einstein.
+ L'immense mérite de la linguistique moderne (Saussure,
Hjelmslev, Troubetzkoy, Jakobson, Harris, 'Chomsky, etc) est

5. Donnons un exemple de fait sémantique :


Les mutations sémantiques de l'adverbe déjà de E(l) à
E(4) :
E (1 ) . » On va déjà faire ce travail"
E (2 ) On ne va pas déjà faire ce travail!?"
E (3 ) II est déjà cinq heures !"
E (4 ) II n'est pas déjà là, hein ?"

Pour le lecteur francophone (pour un lecteur non


francophone c'est impossible puisqu'il n'a de rapport à la langue
française qu'au niveau de classe d'équivalence de significations
d'emploi), l'énoncé E(l) est automatiquement décodé énonciative-
ment (P(s)). Mais s'il fait une lecture en chaîne de E(l) à E(4)
- concaténant en fait les quatre champs linguistiques - il va
y avoir des interférences, des faits de P(s) "sursyntaxique".
Le dispositif énonciatif d'un champ linguistique antérieur N-l
va canaliser l'encrage et les déplacements liés au dispositif
énonciatif d'un champ (N-l)+l = N. D'où des pertes de sens
(des trous dans des champs d'internement bouchés parfois par
des amnésies ou des pertes de conscience selon les topiques
sociales où se viabilisent les déclencheurs humains) en
particulier sur les négations en Français.

Il suffit de bien casser les sursyntaxes pour


appréhender au moins intuitivement des "starting énonciatif" différents
entre E(l), E(2), E(3) & E(4). Ces "starting" sont des effets
de langue et non des effets de langage s ' encrant sur des
contextes ou des situations d'ordre psychosocial. Les théories
pragmatiques (ou rhétoriques) (ou argumentatives) viennent
chercher à atteindre hors de la procédure scientifique des
domaines inatteignables pour les limites epistemologiques qu'un
état de la scientif icité impose au travail de science. Comme
toujours ces théories, en mesurant mal le décalage qu'il y a
entre désir & demande, fortifient les limites qu'elles
cherchent elles-mêmes à combattre.
6. Nous pensons également à Lévi-Strauss en Ethnologie.
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d'avoir ajusté la malléabilité de son univers d'objets dans


l'espace du champ épistémologique classique qui le découpe -
a) pour l'invariance de ses lieux observateurs & b) pour
l'indépendance de la f actuation d'une topique du sujet
scientifique ainsi interné - en tant qu'objet scientifique.
Bien entendu, cette découpe se fait sur le différentiel des
propriétés linguistiques (très faibles -canoniques) du champ
scientifique représenté par son épistémé d'une manière idéla-
ment énonciative (i.e. inertique énonc iativement comme on
dit que la masse est inerte pour des réf érentiels galiléens) .
La linguistique des langues dites naturelles ne fait alors que
sortir (formellement ou pseudof ormellement) les propriétés
du champ épistémologique.

On démontre en topologie linguistique qu'une


procédure scientifique fonctionne comme une structure de langue.
Les champs sémantiques des langues naturelles, mais
également comme les effets de champ produits par des chaînes de
propriétés mathématiques articulant énonc iativement des
procédures de découvertes ou d'inhibitions, etc.) envoient leurs
déclencheurs énonciatifs sur la musicologie. Des différentiels
topologiques sont ainsi investis topiquement dans et par la
corporalité énonciative du savant au moment même où il
s'extrait (pour mieux les maîtriser) de générateurs locaux de
propriétés. Ces exploitations personnalisées dans un génie
non libérable pour le texte de science bloquent la decryption
de propriétés beaucoup plus riches d'objets émergeant dans tous
les secteurs scientifiques (indépendamment des découpages
idéologiques) et dans un grand nombre de pratiques
(artistiques, religieuses, médicales, etc.) mystifiées et méconnues.
Ainsi des invariants dans l'ordre d'une représentation
idéalisante d'une procédure scientifique limitent -en faisant
interférer la procédure scientifique sur les domaines locaux à
étudier- le champ et les propriétés des univers à atteindre.
C'est ce que cache en linguistique d'une manière faussement
formelle le terme de "transformation" des grammaires de Chomsky. C'est

7. Cristallisées dans l'ordre névrosé d'une représentation


idéalisante (ou religieuse, ou philosophique etc) du procès
scientifique en tant qu'espace de langage ; étalées mimétiquement dans
l'espace désirant où s'articule en particulier les sciences
dites humaines... (L'effet musicologique ici - dans une ligne
historique constante de Pythagore à Lévi-Strauss en passant
par Copernic, Kepler et le violon d'Ingre d'Einstein... -
est toujours une sortie triomphante i ) .
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ce qu'escamote l'inclusion de la langue -comme objet de la


linguistique - dans la sémiologie etc. L'enjeu banalement
idéologique est alors d'inhiber tout travail scientifique en bloquant
la science à un domaine découpé et maîtrisé (au besoin
démocratisé) dans l'état (toujours piteux où nous nous trouvons nous-
mêmes en l'homme de la rue). C'est dans ce contexte que le
travail de science sort du domaine artistique quand, en fait,
l'univers esthétique fonctionne depuis toujours dans le champ
scientifique (occulté au besoin idéologiquement par des
principes comme ceux de simplicité, d ' économie, ou d' harmonie) .
Vieille histoire européenne coincée entre une idéologie de la
vision et une idéologie de l'audition ! Vieille histoire dans
l'ordre d'une idéologie de la représentation (et de
l'impression) qui se satisfait encore - par dessus les meilleurs
essais - d'une méconnaissance des mécanismes aliénants
permettant au "p'tit d1 l'homme" de maîtriser quelques consciences
dans des chaînes énonciatives . Mais ceci a déjà été bien
oublié chez celui du coup-que- je-pense qui s'y rêva possédé
pour la vérité des chaînes bien ordonnées de la logique
mathématique :

"Le melon, dont voulait lui faire présent dans le


premier songe, signifiait, disait-il, les charmes de
solitude, mais présentés par des sollicitations
purement humaines. Le vent qui le poussait vers
l'église du collège, lorsqu'il avait mal au côté droit,
n'était autre chose que le mauvais Génie qui tâchait
de le jeter par force dans un lieu où son dessein
était d'aller volontairement. (...). La foudre, dont
il entendit l'éclat était le signal de l'Esprit de
Vérité qui descendait sur lui pour le posséder" .
(OLYMPIQUES Oeuvres philosophiques, DESCARTES
Classiques Garnier Tome premier (1618-1637))

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