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EN MILIEU URBAIN
Les hortillonnages d'Amiens et les chinampas de Xochimilco
ALAIN MUSSET*
INTRODUCTION
La comparaison est souvent un exercice périlleux, qui expose son auteur à bien des
déconvenues quand elle n'est pas menée avec toute la rigueur nécessaire, ou quand elle
s'applique de manière purement mécanique à des objets sans liens entre eux. Pourtant,
comme le disait Pierre Gourou en parlant des modes d'occupation de la forêt
amazonienne : " la comparaison, arme du géographe, est ici le meilleur garde-fou "
(Gourou, 1982-179). En effet, cette " arme du géographe " permet, à travers l'extrême
variété des paysages, de montrer l'existence de phénomènes universels qui prouvent
l'unité du monde et la cohérence des sociétés humaines. Elle est néanmoins à double à
double tranchant, puisqu'elle peut entraîner son auteur vers la facilité, en favorisant des
démarches tautologiques du genre " seul ce qui se ressemble est comparable ", la
comparaison ne servant alors qu'à justifier le point de départ du postulat. Le cas inverse
révèle du même système de pensée : A et B sont complètement différents, donc les deux
objets ne sont pas comparables et la comparaison le prouve de manière à la fois logique,
absurde et paradoxale.
C'est pourquoi l'exercice comparatif ne présente un véritable intérêt que s'il permet
d'identifier des formes, des thèmes ou, de manière plus générale, des éléments qui se
distinguent les uns des autres dans des situations en apparence semblables. Elle permet
alors d'identifier ce qui ressort du " culturel ", c'est-à-dire du particulier, dans des
environnements a priori identiques. De la même manière, repérer les points communs
dans deux situations qui diffèrent beaucoup permet d'identifier ce qui, dans les sociétés
humaines, relève de l'universel. Cet aller-retour permanent entre le particulier et le
général est l'essence même de la comparaison. C'est ce qui lui donne tout son sens à
l'heure où les discourse convenus sur la mondialisation rendent toujours plus nécessaire
une véritable réflexion sur les différentes échelles qui s'interposent entre le local et le
global.
Vouloir comparer les hortillonnages d'Amiens et les chinampas de Xochimilco ressort a
priori du premier système comparatif, celui où la démarche tautologique qui tend à
comparer l'incomparable peut apparaître comme un exercice vain, ou comme un simple
tour de force intellectuel. En effet, outre le fait que la France, vieux pays industrialisé, et
le Mexique, jeune nation en voie de développement, ne jouent pas dans la même
catégorie sur le plan économique, il peut paraître hasardeux de vouloir mettre sur le
même plan Amiens, modeste préfecture de 160 000 habitants, et Mexico, capitale d'État
et métropole internationale dont la population dépasse les vingt millions d'âmes.
Pourtant, l'étude comparée des hortillonnages et des chinampas ne se limite pas à un
exercice de style géographique, puisque, dans les deux cas, on retrouve des éléments qui
mettent en valeur un aspect méconnu des relations qu'entretiennent l'eau, la ville et le
monde rural - au delà des frontières culturelles et des modèles économiques.
Certes, les hortillonnages d'Amiens ne couvrent pas plus de 150 hectares, alors que les
chinampas de Xochimilco couvrent une superficie dix fois plus grande, mais, de part et
d'autre de l'Atlantique, les formes d'occupation et d'exploitation de l'espace présentent
de nombreux points communs. Les paysages élaborés par plusieurs générations de
paysans sont identiques et, dans un contexte marqué par une forte pression foncière, les
luttes pour le contrôle des derniers terrains agricoles conquis sur les marais peuvent se
solder par de très fortes tensions entre groupes sociaux aux intérêts divergents.
La comparaison permet donc de travailler sur des écosystèmes en grande partie
artificiels, mais qui, dans les deux agglomérations, sont présentés comme des espaces "
naturels " fragiles, menacés par la croissance urbaine. En mettant en valeur ce qui, dans
des contextes géographiques et culturels entièrement différents, dépend de l'universel,
l'exercice relativise la valeur des découpages socio-économiques traditionnels et montre
que, plus que jamais, il est nécessaire de penser systématiquement l'organisation des
territoires à l'échelle de la parcelle comme à celle du monde.
À Mexico et à Amiens, le site de la ville et de ses faubourgs agricoles est directement lié
à l'eau, même si le contexte topographique et bioclimatique apparaît très différent. En
effet, fondée en 1325 par les Aztèques dans une cuvette endoréique, puis confirmée
dans son rôle politique par les conquérants espagnols, la capitale mexicaine bénéficie
d'un climat tropical tempéré par l'altitude (plus de 2000 mètres). Cette zone est marquée
par l'alternance d'une saison des pluies (de mai à septembre) et d'une saison sèche
(octobre / avril) qui, depuis l'époque préhispanique, a rythmé le calendrier de travail des
agriculteurs indigènes. En revanche, Amiens appartient au domaine dit " océanique ",
caractérisé par des précipitations bien réparties sur toute l'année (de 800 à 1 000 mm en
moyenne) et une amplitude thermique annuelle faible. Cependant, à Mexico comme à
Amiens, la présence de zones marécageuses à proximité du noyau urbain initial a
favorisé la mise en place d'espaces agricoles originaux qui, après avoir perdu au fil du
temps une grande partie de leurs fonctions productives, font aujourd'hui l'objet d'une
attention particulière - non seulement de la part des habitants, soucieux de leur bien-
être, mais aussi des autorités locales, désireuses de conserver des paysages désormais
considérés comme un véritable patrimoine historique.
On notera cependant que le site initial de la ville se situe à l'écart du cours d'eau, sur une
terrasse dominant de quelques mètres le fond de la vallée. Les habitants se protégeaient
ainsi non seulement de l'humidité générée par les marécages, mais aussi des inondations
provoquées par les crues périodiques de la Somme - dont on a pu observer les effets
dévastateurs au printemps 2001, quand plusieurs villes et villages de la région sont
restés au moins trois mois sous les eaux. L'ancienne Xochimilco, en revanche, était une
ville en grande partie lacustre. Dès leur arrivée dans la vallée de Mexico, en 1519, les
compagnons de Cortés remarquèrent que les habitations étaient en grande partie bâties
sur l'eau : " Pues, como caminamos para Xochimilco, que es una gran ciudad, y toda la
m*s della est*n fundadas las casas en la laguna de agua dulce [...] " (Díaz del Castillo,
1983 : 317). Sa richesse était fondée à la fois sur une agriculture prospère et sur sa
position privilégiée au bord des lacs qui recouvraient une grande partie du bassin de
Mexico avant l'arrivée des Espagnols (carte n° 2). Les travaux de drainage entrepris par
les conquérants pour protéger leur capitale des inondations qui, de manière périodique,
menaçaient leurs vies et leurs biens, entraîna une réduction inéluctable des étendues
lacustres et des marécages d'où les populations indigènes tiraient une grande partie de
leur subsistance (Musset, 1991). En 1866, le lac de Xochimilco couvrait encore 63 km2,
pour une profondeur moyenne de 2,10 mètres.
Les écosystèmes de la vallée de la Somme ont connu une évolution différente, mais qui
s'est soldée par une situation tout aussi délicate. En effet, les faubourgs d'Amiens se sont
progressivement étendus sur des parcelles difficilement gagnées sur les zones humides.
Au XIIe siècle, des fossés furent construits autour des remparts pour mieux assurer la
sécurité de l'agglomération. Avec l'accord des autorités municipales, cinq pêcheries se
sont installées sur leurs berges. Bon an, mal an, leurs propriétaires sortaient des douves
cinq tonnes de poissons, intégralement destinés au marché local. Bien que
rémunératrice, la pêche n'était pourtant qu'une activité assez marginale dans l'économie
de la cité. Les véritables enjeux du contrôle de l'eau tournaient autour de l'agriculture et
des moulins. En 1060 on en comptait déjà douze en activité, bâtis sur les différents
chenaux de la Somme.
Afin de mieux exploiter l'énergie hydraulique fournie par le fleuve, de grands travaux
furent entrepris dès le XIIe siècle : approfondissement des canaux, construction de quais
en pierre. Le nouveau quartier de Saint-Leu fit son apparition, au nord de la ville, tandis
que les paysans entreprenaient la lente conquête agricole des marais voisins. Cette
évolution fit d'Amiens une " petite Venise ", pour reprendre l'expression attribuée au roi
Louis XI au cours d'un séjour en Picardie. Archétype européen de la cité lacustre,
Venise servait déjà de modèle de référence aux voyageurs cultivés. Quatre siècles plus
tard, quand Cortés découvrit Mexico-Tenochtitlán, c'est à la cité des Doges qu'il
compara à son tour la capitale aztèque.
L'étude des cartes anciennes nous permet de reconstituer l'ensemble des paysages
urbains et péri-urbains qui caractérisaient à cette époque la ville picarde. En effet, la
carte de 1542, étrangement orientée vers le sud, montre que les fortifications englobent
désormais le quartier Saint-Leu, bâti sur le lit du fleuve, au milieu des marais (carte n°
3).
Dans cette partie de la ville, rues et canaux suivent en parallèle le tours est-ouest de la
Somme. Une grande rue transversale, " la chaussée ", relie les deux parties de la ville,
depuis la place de la Belle Croix jusqu'à l'église de Saint-Sulpice, et permet de passer
d'une berge à l'autre à pied sec. Ponts et passerelles facilitent la circulation intérieure
entre les différentes îles qui, au fil du temps, ont été artificiellement réunies. En amont
de la cité fortifiée, la rivière de Morevil et le lit principal de la Somme encadrent
l'espace utile des hortillonnages, dont on distingue parfaitement la structure, composée
de petits îlots de forme carrée ou rectangulaire séparés par d'étroits chenaux et bordés
d'arbres. Cependant, cette situation ne va pas durer. Au XVIIe siècle, les modes et les
systèmes de production proto-industriels évoluent rapidement. L'eau n'est plus
considérée comme une richesse, mais comme une entrave à la circulation et comme une
source d'infections et de miasmes qu'il s'agit d'éliminer si l'on veut assurer la sécurité et
le bien-être des habitants. Progressivement, les canaux sont bouchés et les moulins
fermés. Le XIXe siècle, fondé sur l'usage intensif de la vapeur, condamne l'énergie
hydraulique à ne plus être qu'une force d'appoint. Dans ce contexte, seuls les
hortillonnages ont tiré leur épingle du jeu car la forte productivité des sols régulièrement
amendés par les déchets domestiques de la cité permettait d'obtenir des récoltes
abondantes, dont les débouchés étaient assurés grâce à la proximité d'un grand marché
consommateur.
Dans les deux cas, les besoins alimentaires de la population urbaine ont favorisé le
développement, puis le maintien d'une agriculture maraîchère très productive.
L'humidité permanente apportée par les étangs et les canaux favorisait la croissance des
plantes. Pour renforcer des conditions naturelles favorables, les cultivateurs ont eu
recours à des méthodes identiques : apport de terre, de vase et de débris végétaux pour
enrichir les sols, amendement par fumier naturel, d'origine humaine ou animale (guano
de dindon et de chauve-souris à Xochimilco, par exemple). Aux portes d'Amiens, des
emplacements étaient réservés au déversement des déchets domestiques, qui étaient
ensuite utilisés pour fertiliser les champs. Les hortillonnages servaient ainsi à recycler
une partie des ordures ménagères produites par les habitants de la cité. À bien des
égards, on peut comparer ce type d'agriculture à la " culture de case " caractéristique de
nombreuses sociétés africaines : large éventail de plantes cultivées, techniques de pointe
et soins attentifs, sol cultivé sans relâche, proximité des lieux de travail et de résidence.
L'entretien des canaux est une des principales contraintes de ce type d'agriculture. En
effet, à Amiens comme à Xochimilco il faut éviter l'envasement provoqué par
l'éboulement des berges, l'apport d'alluvions ou le rejet intempestif des déchets
agricoles. Dans le cas des hortillonnages, il est nécessaire d'assurer l'écoulement des
eaux, afin de permettre à la Somme de suivre son cours sans risquer de noyer les
parcelles patiemment gagnées sur les marais. C'est pourquoi, deux fois par an (15
mai/15 juin et 15 septembre/15 octobre), les hortillons doivent faucarder les berges -
c'est-à-dire les nettoyer à l'aide d'un râteau à quatre dents (la faucarde). Régulièrement,
on procède au curetage des fossés pour en extraire la vase, la boue ou les restes des
légumes pourris et les répandre dans les champs. Cette opération permet à la fois de
consolider et de fertiliser les parcelles cultivées.
À Amiens, la première mention officielle des hortillonnages date de 1492 - date
fatidique ! Pourtant, selon la légende locale, c'est en 1220 que deux hortillons auraient
donné le terrain nécessaire pour bâtir la cathédrale qui allait faire la gloire de la cité.
Selon les estimations les plus probables, les hortillonnages couvraient déjà 1 500
hectares au XVe siècle.
Ce milieu " naturel ", très humanisé, était le résultat d'un long travail de préparation et
d'entretien. Les jardins à primeurs installés au milieu des étangs étaient divisés en îlots
(baptisés localement " aires "), séparés par d'étroits canaux de drainage (les " rieux ").
Ils étaient généralement de forme rectangulaire et ne couvraient que quelques dizaines
de mètres carrés, afin de conserver l'humidité nécessaire à la production des légumes
destinés à la ville voisine. Le découpage des parcelles n'était pas homogène : certaines
étaient bordées par un ou plusieurs fossés (ou par un étang) ; d'autres étaient enclavées
et ne disposaient pas d'un accès direct aux eaux de la Somme ou de ses affluents. Les
rythmes agricoles étaient soumis à l'alternance des saisons et à la variété des produits
cultivés par les paysans. Le cycle productif traditionnel s'étalait sur trois ans. La
première année, on semait à la volée, vers la mi-février, pour produire des radis, des
salades, des carottes, des poignons et des poireaux. La deuxième année demandait un
investissement plus lourd, puisqu'il fallait labourer et fumer les champs, redresser
rigoles et canaux, renforcer les berges, avant de planter pois, pommes de terre, choux et
salades. La troisième année, marquée par de nouveaux labours et un nouvel apport
d'engrais, permettait de récolter radis et salades. À ces productions annuelles, il fallait
en outre ajouter des cultures permanentes, principalement des arbres fruitiers.
À Xochimilco, les paysages ruraux rappellent ceux des hortillonnages, mêmeles
systèmes agraires sont différents. Les chinampas, improprement appelés " jardins
flottants ", forment le paysage agraire le plus original de l'agglomération mexicaine. Ces
grandes parcelles laniérées, bordées de canaux, sont l'héritage d'une des plus anciennes
formes de l'agriculture préhispanique et, à ce titre, l'UNESCO les a classées patrimoine
mondial de l'humanité. La technique utilisée par les populations précolombiennes pour
créer leurs champs artificiels était assez simple : sur un treillis de joncs et de branches,
on déposait une certaine quantité de terre. Le radeau ainsi formé s'enfonçait
progressivement dans l'eau et l'on rajoutait, au fur et à mesure, de nouvelles couches de
boue extraite des marécages. Quand le treillis touchait le fond, les arbres plantés sur le
pourtour de la parcelle (en général des saules ou des peupliers) prenaient racine et
consolidaient le terrain. Il semble cependant que la majorité des parcelles cultivées était
gagnée sur des terres marécageuses drainées par un réseau dense de canaux.
Dès l'origine, la chinampa avait une forme étroite (cinq à dix mètres au maximum), afin
de lui permettre de rester humide en permanence et de faciliter l'arrosage des différents
végétaux traditionnellement produits par les paysans : maïs, haricots, piments,
amarante, mais aussi fleurs destinées au service des temples ou au plaisir égoïste des
nobles. À Xochimilco, la superficie minimale d'un lot de chinampas oscillait entre un et
deux hectares, ce qui permettait de nourrir un groupe de quinze à vingt personnes. La
richesse du terreau accumulé sur ces parcelles permettait de pratiquer une agriculture
intensive. Les rendements étaient encore améliorés par l'emploi d'engrais naturels,
d'origine humaine ou animale. Au XVIe siècle, l'espace des chinampas (champs et
canaux) se concentrait autour de la capitale et sur les lacs d'eau douce du sud de la
vallée. On l'estime à presque 120 km2, dont les deux tiers étaient occupés par les
terrains cultivés1. Les travaux de drainage entrepris à partir du XVIIe siècle ont entraîné
la décadence d'un système agricole très productif, mais très fragile, fondé sur le contrôle
permanent des ressources en eau du bassin. Au XXe siècle, la croissance de
l'urbanisation a directement menacé ce qui restait des espaces ruraux épargnés par la
politique hydraulique de l'époque coloniale (politique poursuivie au XIXe siècle par le
Mexique indépendant)2. À l'heure actuelle, la zone chinampera de Xochimilco ne
représente plus qu'une douzaine de km2, mais une grande partie des paysages ruraux
hérités de l'époque préhispanique a été conservée. Quand on se promène en barque le
long des canaux qui bordent chaque parcelle encore exploitée, on est frappe par la
permanence des modes d'occupation du sol, même si de nombreux espaces agricoles
sont aujourd'hui très dégradés.
Photographie n° : sur un pont d'accès à une maison d'hortillon, une peinture naïve
représente le bateau à cornet typique de la région.
À Xochimilco, on est aujourd'hui loin des deux cent mille embarcations qui, selon
Gibson, sillonnaient les lacs du bassin de Mexico au début du XVIe siècle. On constate
cependant que les habitants continuent à utiliser un moyen de transport parfaitement
adapté au milieu amphibiequi les entoure. À l'origine, il s'agissait de pirogues
monoxyles qui pouvaient atteindre quinze mètres de long et transporter jusqu'à une
tonne de marchandises. Avec le temps, l'architecture des embarcations se compliqua
afin de répondre à des usages multiples. On les divisa en compartiments, on les couvrit
d'une bâche qui protégeait les marchandises et les passagers de la pluie et du soleil.
Comme à Amiens, leur faible tirant d'eau et leur étroitesse permettaient aux indigènes
de naviguer facilement entre des canaux souvent exigus et peu profonds. La plus grande
partie des trajineras est destinée au transport des touristes. Le seul embarcadère de
Caltongo en compte plus de deux cents.
HORTILLONS ET CHINAMPEROS :
UN MONDE À PART ?
Malgré leur petit nombre et leur faible poids économique, les paysans de Mexico
existent. Ils forment des noyaux de population rurale isolés dans un milieu
essentiellement urbain, mais qui ont conservé une grande partie de leurs traditions
agraires et de leurs pratiques sociales. En fait, l'urbanisation croissante des modes de vie
dans le District fédéral n'a pas encore gommé toutes les traces du passé agricole de la
capitale mexicaine et, malgré les apparences, on peut parler pour cet espace densément
peuplé et très urbanisé, de véritables sociétés rurales. Or, toutes les études le montrent,
les habitants des zones rurales du District Fédéral sont en général plus pauvres et moins
bien équipés que les autres habitants de Mexico. Comme les paysans de Milpa Alta, les
chinamperos de Xochimilco ne sont pas reliés aux canalisations d'eau potable et, dans
cette zone, le réseau d'égout est très peu développé : moins de 60 % des habitations de
la délégation y ont accès, et ce pourcentage devient presque nul quand on sort des
espaces urbanisés. Près de 20 % des enfants n'ont pas accès à l'éducation primaire
(chiffre qui augmente encore pour les fils d'agriculteurs) et presque 40 % des habitants
de Xochimilco et de Tlahuac n'ont pas fait d'études secondaires, ce qui les place au
dernier rang du DF et les rapproche des populations les plus déshéritées de la périphérie
orientale de l'agglomération (Nezahualcoyotl, Ecatepec...). Pourtant, dans ce monde
rural encerclé par la ville, de nombreuses traditions se sont maintenues, parfois contre la
volonté de l'État ou des autorités municipales, désireuses d'en finir avec l'image d'une
communauté paysanne archaïque, soumise à des coutumes et à des rituels d'un autre
temps. C'est ainsi que, chaque année, les habitants de Xochimilco participent à l'élection
de "la plus belle fleur de l'ejido" (photographie n°). Il ne s'agit pas de couronner la plus
belle rose cultivée dans les jardins de la délégation, mais bien de désigner la reine de
beauté des chinamperos. Or, cette fête remonte à l'époque coloniale, puisqu'elle date de
1785, quand quand le vice-roi comte de Galves décida de la célébrer sur les bords d'une
des plus belles promenades du Mexico de l'époque, le canal de Santa Anita. Durant la
révolution, les festivités furent interrompues mais, dès 1936, on procéda de nouveau à
l'élection de la plus belle jeune fille de la communauté paysanne.
Cet attrait pour un espace agricole qui a perdu une grande partie de ses fonctions et qui
apparaît de plus en plus comme une coquille vide, ou pour mieux dire comme un "
paysage relique " destiné à l'agrément des citadins, est la manifestation la plus évidente
des relations ambiguës qu'entretient la ville avec son environnement.
Malgré l'intérêt qu'ils représentent pour les populations urbaines proches - ou à cause de
cet intérêt, les hortillonnages et les chinampas sont des terrains agricoles de plus en plus
menacés par la croissance urbaine et par le déclin des activités traditionnelles. La faible
rentabilité des exploitations empêche les unités de production de faire face à la
concurrence des activités urbaines et à l'expansion des espaces bâtis. Mais cette
évolution, souvent présentée comme inéluctable, n'est pas la seule menace qui pèse sur
l'avenir de l'agriculture sur l'eau, à Amiens comme à Mexico.
Le grand développement linéaire des berges rend d'autant plus difficile leur entretien, ce
qui accroît la fragilité des parcelles cultivées. L'accumulation de vases et de limons,
matériau fragile et friable, explique la mauvaise tenue des îlots, malgré la présence
d'arbres qui ont été plantés sur tout leur pourtour afin d'assurer leur maintien. À
Xochimilco, les paysages ruraux sont ainsi marqués par de grands alignements de
peupliers qui suivent la ligne des canaux et matérialisent la bordure des champs gagnés
sur les marécages. Le curetage des fossés et le plaquage des résidus sur le sommet des
talus permet de compenser en partie l'érosion provoquée par l'eau qui s'infiltre dans les
berges et mine progressivement leur résistance. À Amiens, le problème est d'autant plus
aigu que le niveau des eaux peut varier considérablement au cours d'une même journée,
puisque les hortillonnages se situent dans un bief placé entre deux écluses qui contrôlent
le passage des embarcations sur le canal de la Somme. Ces variations journalières de
niveau provoquent sur les berges des phénomènes de compression et de décompression
qui accroissent leur fragilité.
Dans une agglomération qui concentre le quart de la population mexicaine et au moins
le tiers de la production industrielle du pays, les problèmes écologiques touchent
directement l'ensemble du secteur agricole. Les paysans de Xochimilco sont ainsi
quotidiennement confrontés à la pollution des eaux de surface qui alimentent leurs
"jardins flottants". En effet, seule une infime partie des eaux usées de l'agglomération
est traitée de manière satisfaisante et, dans le sud du bassin, de nombreuses maisons ne
sont pas connectées au réseau d'égouts. Les rejets se font donc directement dans les
canaux qui bordent les chinampas. En saison sèche, les barques chargées de touristes en
goguette flottent sur un liquide noirâtre et malodorant, que les paysans utilisent pour
arroser leur maïs et leurs légumes frais.
Bibliographie
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