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L'AGRICULTURE SUR L'EAU

EN MILIEU URBAIN
Les hortillonnages d'Amiens et les chinampas de Xochimilco

ALAIN MUSSET*

*EHESS-Paris. Ce document n'est qu'une version préliminaire et encore


inaboutie du texte destiné au congrès de Buenos Aires.

INTRODUCTION

La comparaison est souvent un exercice périlleux, qui expose son auteur à bien des
déconvenues quand elle n'est pas menée avec toute la rigueur nécessaire, ou quand elle
s'applique de manière purement mécanique à des objets sans liens entre eux. Pourtant,
comme le disait Pierre Gourou en parlant des modes d'occupation de la forêt
amazonienne : " la comparaison, arme du géographe, est ici le meilleur garde-fou "
(Gourou, 1982-179). En effet, cette " arme du géographe " permet, à travers l'extrême
variété des paysages, de montrer l'existence de phénomènes universels qui prouvent
l'unité du monde et la cohérence des sociétés humaines. Elle est néanmoins à double à
double tranchant, puisqu'elle peut entraîner son auteur vers la facilité, en favorisant des
démarches tautologiques du genre " seul ce qui se ressemble est comparable ", la
comparaison ne servant alors qu'à justifier le point de départ du postulat. Le cas inverse
révèle du même système de pensée : A et B sont complètement différents, donc les deux
objets ne sont pas comparables et la comparaison le prouve de manière à la fois logique,
absurde et paradoxale.
C'est pourquoi l'exercice comparatif ne présente un véritable intérêt que s'il permet
d'identifier des formes, des thèmes ou, de manière plus générale, des éléments qui se
distinguent les uns des autres dans des situations en apparence semblables. Elle permet
alors d'identifier ce qui ressort du " culturel ", c'est-à-dire du particulier, dans des
environnements a priori identiques. De la même manière, repérer les points communs
dans deux situations qui diffèrent beaucoup permet d'identifier ce qui, dans les sociétés
humaines, relève de l'universel. Cet aller-retour permanent entre le particulier et le
général est l'essence même de la comparaison. C'est ce qui lui donne tout son sens à
l'heure où les discourse convenus sur la mondialisation rendent toujours plus nécessaire
une véritable réflexion sur les différentes échelles qui s'interposent entre le local et le
global.
Vouloir comparer les hortillonnages d'Amiens et les chinampas de Xochimilco ressort a
priori du premier système comparatif, celui où la démarche tautologique qui tend à
comparer l'incomparable peut apparaître comme un exercice vain, ou comme un simple
tour de force intellectuel. En effet, outre le fait que la France, vieux pays industrialisé, et
le Mexique, jeune nation en voie de développement, ne jouent pas dans la même
catégorie sur le plan économique, il peut paraître hasardeux de vouloir mettre sur le
même plan Amiens, modeste préfecture de 160 000 habitants, et Mexico, capitale d'État
et métropole internationale dont la population dépasse les vingt millions d'âmes.
Pourtant, l'étude comparée des hortillonnages et des chinampas ne se limite pas à un
exercice de style géographique, puisque, dans les deux cas, on retrouve des éléments qui
mettent en valeur un aspect méconnu des relations qu'entretiennent l'eau, la ville et le
monde rural - au delà des frontières culturelles et des modèles économiques.
Certes, les hortillonnages d'Amiens ne couvrent pas plus de 150 hectares, alors que les
chinampas de Xochimilco couvrent une superficie dix fois plus grande, mais, de part et
d'autre de l'Atlantique, les formes d'occupation et d'exploitation de l'espace présentent
de nombreux points communs. Les paysages élaborés par plusieurs générations de
paysans sont identiques et, dans un contexte marqué par une forte pression foncière, les
luttes pour le contrôle des derniers terrains agricoles conquis sur les marais peuvent se
solder par de très fortes tensions entre groupes sociaux aux intérêts divergents.
La comparaison permet donc de travailler sur des écosystèmes en grande partie
artificiels, mais qui, dans les deux agglomérations, sont présentés comme des espaces "
naturels " fragiles, menacés par la croissance urbaine. En mettant en valeur ce qui, dans
des contextes géographiques et culturels entièrement différents, dépend de l'universel,
l'exercice relativise la valeur des découpages socio-économiques traditionnels et montre
que, plus que jamais, il est nécessaire de penser systématiquement l'organisation des
territoires à l'échelle de la parcelle comme à celle du monde.

NAISSANCE D'UN PAYSAGE ORIGINAL

À Mexico et à Amiens, le site de la ville et de ses faubourgs agricoles est directement lié
à l'eau, même si le contexte topographique et bioclimatique apparaît très différent. En
effet, fondée en 1325 par les Aztèques dans une cuvette endoréique, puis confirmée
dans son rôle politique par les conquérants espagnols, la capitale mexicaine bénéficie
d'un climat tropical tempéré par l'altitude (plus de 2000 mètres). Cette zone est marquée
par l'alternance d'une saison des pluies (de mai à septembre) et d'une saison sèche
(octobre / avril) qui, depuis l'époque préhispanique, a rythmé le calendrier de travail des
agriculteurs indigènes. En revanche, Amiens appartient au domaine dit " océanique ",
caractérisé par des précipitations bien réparties sur toute l'année (de 800 à 1 000 mm en
moyenne) et une amplitude thermique annuelle faible. Cependant, à Mexico comme à
Amiens, la présence de zones marécageuses à proximité du noyau urbain initial a
favorisé la mise en place d'espaces agricoles originaux qui, après avoir perdu au fil du
temps une grande partie de leurs fonctions productives, font aujourd'hui l'objet d'une
attention particulière - non seulement de la part des habitants, soucieux de leur bien-
être, mais aussi des autorités locales, désireuses de conserver des paysages désormais
considérés comme un véritable patrimoine historique.

Deux sites liés à l'eau

Située à soixante-dix kilomètres de la mer, l'ancienne Samarobriva, évoquée par Jules


César dans sa Guerre des Gaules, est installée sur la rive droite de la Somme qui, à cet
endroit, présente un débit moyen de l'ordre de 27 à 28 m3/s. La vallée est ici à la fois un
obstacle et un point de pasaje (carte n° 1) : alors que, sur le versant sud, le plateau
picard s'abaisse progressivement vers le lit du fleuve, passant de cent à vingt mètres
d'altitude, le versant nord est marqué par un fort talus qui atteint vingt mètres de haut.
La vallée, humide et tourbeuse, recouverte de marécages, traversée par les bras
multiples de la Somme, est large de plus d'un kilomètre en amont et en aval de la cité,
mais elle ne dépasse pas 500 ou 600 mètres à la hauteur d'Amiens. En outre, un petit
vallon échancre le versant nord, ce qui facilite le passage entre les deux rives. Depuis sa
fondation, la capitale picarde assure donc une double fonction : defensive (grâce à
l'obstacle de la vallée marécageuse) et commerciale (grâce au croisement de la voie
d'eau par les routes terrestres).
Carte n° 1 : Le site d'Amiens (d'après la carte au 1/50 000 de l'IGN).

On notera cependant que le site initial de la ville se situe à l'écart du cours d'eau, sur une
terrasse dominant de quelques mètres le fond de la vallée. Les habitants se protégeaient
ainsi non seulement de l'humidité générée par les marécages, mais aussi des inondations
provoquées par les crues périodiques de la Somme - dont on a pu observer les effets
dévastateurs au printemps 2001, quand plusieurs villes et villages de la région sont
restés au moins trois mois sous les eaux. L'ancienne Xochimilco, en revanche, était une
ville en grande partie lacustre. Dès leur arrivée dans la vallée de Mexico, en 1519, les
compagnons de Cortés remarquèrent que les habitations étaient en grande partie bâties
sur l'eau : " Pues, como caminamos para Xochimilco, que es una gran ciudad, y toda la
m*s della est*n fundadas las casas en la laguna de agua dulce [...] " (Díaz del Castillo,
1983 : 317). Sa richesse était fondée à la fois sur une agriculture prospère et sur sa
position privilégiée au bord des lacs qui recouvraient une grande partie du bassin de
Mexico avant l'arrivée des Espagnols (carte n° 2). Les travaux de drainage entrepris par
les conquérants pour protéger leur capitale des inondations qui, de manière périodique,
menaçaient leurs vies et leurs biens, entraîna une réduction inéluctable des étendues
lacustres et des marécages d'où les populations indigènes tiraient une grande partie de
leur subsistance (Musset, 1991). En 1866, le lac de Xochimilco couvrait encore 63 km2,
pour une profondeur moyenne de 2,10 mètres.

Carte n° 2 : Les lacs du bassin de Mexico au XVIe siècle.

Les écosystèmes de la vallée de la Somme ont connu une évolution différente, mais qui
s'est soldée par une situation tout aussi délicate. En effet, les faubourgs d'Amiens se sont
progressivement étendus sur des parcelles difficilement gagnées sur les zones humides.
Au XIIe siècle, des fossés furent construits autour des remparts pour mieux assurer la
sécurité de l'agglomération. Avec l'accord des autorités municipales, cinq pêcheries se
sont installées sur leurs berges. Bon an, mal an, leurs propriétaires sortaient des douves
cinq tonnes de poissons, intégralement destinés au marché local. Bien que
rémunératrice, la pêche n'était pourtant qu'une activité assez marginale dans l'économie
de la cité. Les véritables enjeux du contrôle de l'eau tournaient autour de l'agriculture et
des moulins. En 1060 on en comptait déjà douze en activité, bâtis sur les différents
chenaux de la Somme.
Afin de mieux exploiter l'énergie hydraulique fournie par le fleuve, de grands travaux
furent entrepris dès le XIIe siècle : approfondissement des canaux, construction de quais
en pierre. Le nouveau quartier de Saint-Leu fit son apparition, au nord de la ville, tandis
que les paysans entreprenaient la lente conquête agricole des marais voisins. Cette
évolution fit d'Amiens une " petite Venise ", pour reprendre l'expression attribuée au roi
Louis XI au cours d'un séjour en Picardie. Archétype européen de la cité lacustre,
Venise servait déjà de modèle de référence aux voyageurs cultivés. Quatre siècles plus
tard, quand Cortés découvrit Mexico-Tenochtitlán, c'est à la cité des Doges qu'il
compara à son tour la capitale aztèque.
L'étude des cartes anciennes nous permet de reconstituer l'ensemble des paysages
urbains et péri-urbains qui caractérisaient à cette époque la ville picarde. En effet, la
carte de 1542, étrangement orientée vers le sud, montre que les fortifications englobent
désormais le quartier Saint-Leu, bâti sur le lit du fleuve, au milieu des marais (carte n°
3).
Dans cette partie de la ville, rues et canaux suivent en parallèle le tours est-ouest de la
Somme. Une grande rue transversale, " la chaussée ", relie les deux parties de la ville,
depuis la place de la Belle Croix jusqu'à l'église de Saint-Sulpice, et permet de passer
d'une berge à l'autre à pied sec. Ponts et passerelles facilitent la circulation intérieure
entre les différentes îles qui, au fil du temps, ont été artificiellement réunies. En amont
de la cité fortifiée, la rivière de Morevil et le lit principal de la Somme encadrent
l'espace utile des hortillonnages, dont on distingue parfaitement la structure, composée
de petits îlots de forme carrée ou rectangulaire séparés par d'étroits chenaux et bordés
d'arbres. Cependant, cette situation ne va pas durer. Au XVIIe siècle, les modes et les
systèmes de production proto-industriels évoluent rapidement. L'eau n'est plus
considérée comme une richesse, mais comme une entrave à la circulation et comme une
source d'infections et de miasmes qu'il s'agit d'éliminer si l'on veut assurer la sécurité et
le bien-être des habitants. Progressivement, les canaux sont bouchés et les moulins
fermés. Le XIXe siècle, fondé sur l'usage intensif de la vapeur, condamne l'énergie
hydraulique à ne plus être qu'une force d'appoint. Dans ce contexte, seuls les
hortillonnages ont tiré leur épingle du jeu car la forte productivité des sols régulièrement
amendés par les déchets domestiques de la cité permettait d'obtenir des récoltes
abondantes, dont les débouchés étaient assurés grâce à la proximité d'un grand marché
consommateur.

Deux systèmes agricoles originaux

Dans les deux cas, les besoins alimentaires de la population urbaine ont favorisé le
développement, puis le maintien d'une agriculture maraîchère très productive.
L'humidité permanente apportée par les étangs et les canaux favorisait la croissance des
plantes. Pour renforcer des conditions naturelles favorables, les cultivateurs ont eu
recours à des méthodes identiques : apport de terre, de vase et de débris végétaux pour
enrichir les sols, amendement par fumier naturel, d'origine humaine ou animale (guano
de dindon et de chauve-souris à Xochimilco, par exemple). Aux portes d'Amiens, des
emplacements étaient réservés au déversement des déchets domestiques, qui étaient
ensuite utilisés pour fertiliser les champs. Les hortillonnages servaient ainsi à recycler
une partie des ordures ménagères produites par les habitants de la cité. À bien des
égards, on peut comparer ce type d'agriculture à la " culture de case " caractéristique de
nombreuses sociétés africaines : large éventail de plantes cultivées, techniques de pointe
et soins attentifs, sol cultivé sans relâche, proximité des lieux de travail et de résidence.
L'entretien des canaux est une des principales contraintes de ce type d'agriculture. En
effet, à Amiens comme à Xochimilco il faut éviter l'envasement provoqué par
l'éboulement des berges, l'apport d'alluvions ou le rejet intempestif des déchets
agricoles. Dans le cas des hortillonnages, il est nécessaire d'assurer l'écoulement des
eaux, afin de permettre à la Somme de suivre son cours sans risquer de noyer les
parcelles patiemment gagnées sur les marais. C'est pourquoi, deux fois par an (15
mai/15 juin et 15 septembre/15 octobre), les hortillons doivent faucarder les berges -
c'est-à-dire les nettoyer à l'aide d'un râteau à quatre dents (la faucarde). Régulièrement,
on procède au curetage des fossés pour en extraire la vase, la boue ou les restes des
légumes pourris et les répandre dans les champs. Cette opération permet à la fois de
consolider et de fertiliser les parcelles cultivées.
À Amiens, la première mention officielle des hortillonnages date de 1492 - date
fatidique ! Pourtant, selon la légende locale, c'est en 1220 que deux hortillons auraient
donné le terrain nécessaire pour bâtir la cathédrale qui allait faire la gloire de la cité.
Selon les estimations les plus probables, les hortillonnages couvraient déjà 1 500
hectares au XVe siècle.
Ce milieu " naturel ", très humanisé, était le résultat d'un long travail de préparation et
d'entretien. Les jardins à primeurs installés au milieu des étangs étaient divisés en îlots
(baptisés localement " aires "), séparés par d'étroits canaux de drainage (les " rieux ").
Ils étaient généralement de forme rectangulaire et ne couvraient que quelques dizaines
de mètres carrés, afin de conserver l'humidité nécessaire à la production des légumes
destinés à la ville voisine. Le découpage des parcelles n'était pas homogène : certaines
étaient bordées par un ou plusieurs fossés (ou par un étang) ; d'autres étaient enclavées
et ne disposaient pas d'un accès direct aux eaux de la Somme ou de ses affluents. Les
rythmes agricoles étaient soumis à l'alternance des saisons et à la variété des produits
cultivés par les paysans. Le cycle productif traditionnel s'étalait sur trois ans. La
première année, on semait à la volée, vers la mi-février, pour produire des radis, des
salades, des carottes, des poignons et des poireaux. La deuxième année demandait un
investissement plus lourd, puisqu'il fallait labourer et fumer les champs, redresser
rigoles et canaux, renforcer les berges, avant de planter pois, pommes de terre, choux et
salades. La troisième année, marquée par de nouveaux labours et un nouvel apport
d'engrais, permettait de récolter radis et salades. À ces productions annuelles, il fallait
en outre ajouter des cultures permanentes, principalement des arbres fruitiers.
À Xochimilco, les paysages ruraux rappellent ceux des hortillonnages, mêmeles
systèmes agraires sont différents. Les chinampas, improprement appelés " jardins
flottants ", forment le paysage agraire le plus original de l'agglomération mexicaine. Ces
grandes parcelles laniérées, bordées de canaux, sont l'héritage d'une des plus anciennes
formes de l'agriculture préhispanique et, à ce titre, l'UNESCO les a classées patrimoine
mondial de l'humanité. La technique utilisée par les populations précolombiennes pour
créer leurs champs artificiels était assez simple : sur un treillis de joncs et de branches,
on déposait une certaine quantité de terre. Le radeau ainsi formé s'enfonçait
progressivement dans l'eau et l'on rajoutait, au fur et à mesure, de nouvelles couches de
boue extraite des marécages. Quand le treillis touchait le fond, les arbres plantés sur le
pourtour de la parcelle (en général des saules ou des peupliers) prenaient racine et
consolidaient le terrain. Il semble cependant que la majorité des parcelles cultivées était
gagnée sur des terres marécageuses drainées par un réseau dense de canaux.
Dès l'origine, la chinampa avait une forme étroite (cinq à dix mètres au maximum), afin
de lui permettre de rester humide en permanence et de faciliter l'arrosage des différents
végétaux traditionnellement produits par les paysans : maïs, haricots, piments,
amarante, mais aussi fleurs destinées au service des temples ou au plaisir égoïste des
nobles. À Xochimilco, la superficie minimale d'un lot de chinampas oscillait entre un et
deux hectares, ce qui permettait de nourrir un groupe de quinze à vingt personnes. La
richesse du terreau accumulé sur ces parcelles permettait de pratiquer une agriculture
intensive. Les rendements étaient encore améliorés par l'emploi d'engrais naturels,
d'origine humaine ou animale. Au XVIe siècle, l'espace des chinampas (champs et
canaux) se concentrait autour de la capitale et sur les lacs d'eau douce du sud de la
vallée. On l'estime à presque 120 km2, dont les deux tiers étaient occupés par les
terrains cultivés1. Les travaux de drainage entrepris à partir du XVIIe siècle ont entraîné
la décadence d'un système agricole très productif, mais très fragile, fondé sur le contrôle
permanent des ressources en eau du bassin. Au XXe siècle, la croissance de
l'urbanisation a directement menacé ce qui restait des espaces ruraux épargnés par la
politique hydraulique de l'époque coloniale (politique poursuivie au XIXe siècle par le
Mexique indépendant)2. À l'heure actuelle, la zone chinampera de Xochimilco ne
représente plus qu'une douzaine de km2, mais une grande partie des paysages ruraux
hérités de l'époque préhispanique a été conservée. Quand on se promène en barque le
long des canaux qui bordent chaque parcelle encore exploitée, on est frappe par la
permanence des modes d'occupation du sol, même si de nombreux espaces agricoles
sont aujourd'hui très dégradés.

Le rôle des transports

À Amiens comme à Xochimilco, malgré la présence de rues et de routes, les moyens de


transport traditionnels n'ont pas été entièrement abandonnés, car ils correspondent à une
nécessité et à une contrainte - la présence de nombreux canaux. Dans les hortillonnages,
le bateau à cornet (photographie n°) n'est plus désormais qu'un élément récréatif, qui a
perdu une grande partie de ses fonctions originelles. Il s'agit d'une barque à fond plat,
dont le faible tirant d'eau lui permet de passer même quand les rieux sont peu profonds.
Les bords sont relevés, afin de faciliter l'abordage des parcelles qui émergent de l'eau.
Elle est propulsée par une rame ou par une perche. Ce type d'embarcation fait désormais
partie de l'imagerie locale et sert à marquer l'identité culturelle de la population
amiénoise, même si elle a peu conservé de relation avec le système économique et le
mode de vie lié aux hortillonnages (photographie n°).

Photographie n° : Un bateau à cornet.

Photographie n° : sur un pont d'accès à une maison d'hortillon, une peinture naïve
représente le bateau à cornet typique de la région.

À Xochimilco, on est aujourd'hui loin des deux cent mille embarcations qui, selon
Gibson, sillonnaient les lacs du bassin de Mexico au début du XVIe siècle. On constate
cependant que les habitants continuent à utiliser un moyen de transport parfaitement
adapté au milieu amphibiequi les entoure. À l'origine, il s'agissait de pirogues
monoxyles qui pouvaient atteindre quinze mètres de long et transporter jusqu'à une
tonne de marchandises. Avec le temps, l'architecture des embarcations se compliqua
afin de répondre à des usages multiples. On les divisa en compartiments, on les couvrit
d'une bâche qui protégeait les marchandises et les passagers de la pluie et du soleil.
Comme à Amiens, leur faible tirant d'eau et leur étroitesse permettaient aux indigènes
de naviguer facilement entre des canaux souvent exigus et peu profonds. La plus grande
partie des trajineras est destinée au transport des touristes. Le seul embarcadère de
Caltongo en compte plus de deux cents.

Photographie n° : Une trajinera de Xochimilco.

HORTILLONS ET CHINAMPEROS :
UN MONDE À PART ?

Indubitablement, les paysans de Xochimilco et d'Amiens forment un monde à part dans


les deux agglomérations, même si, sur le plan statistique et démographique, leur
situation ne paraît pas comparable. En revanche, la permanence des gestes quotidiens
liés au travail des champs, le maintien de traditions séculaires, tout comme la
revendication historique et culturelle de leur identité, font que ces deux communautés
partagent des valeurs qui dépassent largement le cadre géographique de leur activité.

Des populations homogènes


À partir du Moyen Âge, les hortillons ont formé une micro-société très hiérarchisée,
dotée à sa tête d'un capitaine et de deux lieutenants. À la fin du XVIIIe siècle, cette "
corporation " comptait officiellement 47 membres de droit (sans compter les nombreux
employés et ouvriers agricoles), qui se transmettaient leur titre de père en fils. C'est
ainsi que sont nées de véritables dynasties, comme celle des Cardon, des Dargent ou des
Azerondes, dont on peut suivre le parcours sur plusieurs générations. Depuis le début du
XXe siècle, les recensements montrent que la population des hortillons tend à décroître
inexorablement : 950 en 1906, 110 en 1960, et pas plus d'une vingtaine à l'aube du
troisième millénaire. De manière paradoxale, ces paysans ne sont pas des ruraux,
puisque leer lieu de résidence se situe en ville. On pourrait presque dire que ce sont des
" rurbains " à l'envers. À l'inverse les chinamperos de Xochimilco ne sont pas des
urbains à part entière, même s'ils habitent au c¦ur d'une des plus grandes agglomérations
du monde. Malgré la présence envahissante de Mexico et des ses banlieues, ils ont en
grande partie conservé les modes de vie du monde rural. De fait, avec presque 55 000
travailleurs répertoriés sur l'ensemble de l'Aire Métropolitaine de Mexico, les employés
du secteur primaire représentaient en 1990 à peine plus de 1 % de la population active
totale. C'est un chiffre évident très faible, mais qui masque de fortes disparités selon les
zones étudiées puisque, à la même époque, les municipes conurbains regroupaient à eux
seuls plus de 65 % des paysans officiellement recensés par les services de l'État (carte
n° 4). Le District fédéral en comptait alors 19 145, soit à peine plus de 0,6 % de la
population active travaillant au c¦ur de l'agglomération mexicaine. Cinq ans plus tard,
lors du Conteo Nacional réalisé en 1995 pour répondre aux critiques formulées par de
nombreux spécialistes qui mettaient en doute les résultats du dernier recensement, cette
participation était tombée à 0,44 %. Les femmes ne forment que 35 % de cet ensemble,
preuve qu'il s'agit d'une activité essentiellement masculine, contrairement au secteur du
commerce et des services où le partage des tâches se fait, en apparence, de manière plus
équitable. À l'intérieur même du District fédéral, les disparités sont fortes entre les
délégations du centre ville, très urbanisées, où les activités agricoles sont complètement
absentes, et celles de la périphérie, moins densément occupées, où l'on trouve encore
d'importants espaces ruraux. Sur 20 078 unités de production enregistrées par le
recensement agricole de 1991, plus de 80 % sont regroupées dans les quatre délégations
du sud, situées entre l'ancien lac de Xochimilco et la chaîne montagneuse de l'Ajusco3.

Carte n° 4 : distribution des employés du secteur primaire dans l'AMCM.

Malgré leur petit nombre et leur faible poids économique, les paysans de Mexico
existent. Ils forment des noyaux de population rurale isolés dans un milieu
essentiellement urbain, mais qui ont conservé une grande partie de leurs traditions
agraires et de leurs pratiques sociales. En fait, l'urbanisation croissante des modes de vie
dans le District fédéral n'a pas encore gommé toutes les traces du passé agricole de la
capitale mexicaine et, malgré les apparences, on peut parler pour cet espace densément
peuplé et très urbanisé, de véritables sociétés rurales. Or, toutes les études le montrent,
les habitants des zones rurales du District Fédéral sont en général plus pauvres et moins
bien équipés que les autres habitants de Mexico. Comme les paysans de Milpa Alta, les
chinamperos de Xochimilco ne sont pas reliés aux canalisations d'eau potable et, dans
cette zone, le réseau d'égout est très peu développé : moins de 60 % des habitations de
la délégation y ont accès, et ce pourcentage devient presque nul quand on sort des
espaces urbanisés. Près de 20 % des enfants n'ont pas accès à l'éducation primaire
(chiffre qui augmente encore pour les fils d'agriculteurs) et presque 40 % des habitants
de Xochimilco et de Tlahuac n'ont pas fait d'études secondaires, ce qui les place au
dernier rang du DF et les rapproche des populations les plus déshéritées de la périphérie
orientale de l'agglomération (Nezahualcoyotl, Ecatepec...). Pourtant, dans ce monde
rural encerclé par la ville, de nombreuses traditions se sont maintenues, parfois contre la
volonté de l'État ou des autorités municipales, désireuses d'en finir avec l'image d'une
communauté paysanne archaïque, soumise à des coutumes et à des rituels d'un autre
temps. C'est ainsi que, chaque année, les habitants de Xochimilco participent à l'élection
de "la plus belle fleur de l'ejido" (photographie n°). Il ne s'agit pas de couronner la plus
belle rose cultivée dans les jardins de la délégation, mais bien de désigner la reine de
beauté des chinamperos. Or, cette fête remonte à l'époque coloniale, puisqu'elle date de
1785, quand quand le vice-roi comte de Galves décida de la célébrer sur les bords d'une
des plus belles promenades du Mexico de l'époque, le canal de Santa Anita. Durant la
révolution, les festivités furent interrompues mais, dès 1936, on procéda de nouveau à
l'élection de la plus belle jeune fille de la communauté paysanne.

Photographie n° : La plus belle fleur de l'ejido.

De la même manière, les paysans et les canotiers de la délégation continuent à célébrer


la fête des Amapolas (coquelicots), malgré l'interdiction du gouvernement, en 1958,
pour des raisons politiques : il s'agissait d'en finir avec des pratiques jugées contre-
révolutionnaires parce qu'elles se fondaient sur des traditions anciennes. À cette
occasion, le Front Unique des Canotiers (Frente Unico de los Canoeros) s'opposa
vigoureusement au diktat des autorités et décida de maintenir la tradition, de manière
plus ou moins clandestine. En revanche, la grande fête de la Cosecha (la Récolte), qui se
déroulait au cours de la première semaine de novembre, est tombée en désuétude au
milieu des années 1950, faute d'ouvriers agricoles pour assurer la permanence d'une
coutume directement liée aux travaux des champs. En effet, les agapes se déroulaient à
la fois sur les parcelles et dans la maison du maître (aux frais de celui-ci), mais le recul
des activités agricoles a entraîné la disparition des quelques exploitations qui
employaient encore de la main-d'¦uvre salariée. Parmi les traditions les plus vivaces et
les plus ancrées dans la mentalité paysanne des habitants de Xochimilco, il ne faut pas
oublier le culte du Niño Pan - représentation coloniale de l'enfant Jésus. Cette poupée
confectionnée sur une armature de roseaux et de feuilles de maïs symbolise la relation
étroite qu'entretiennent les chinamperos avec leur milieu lacustre. Chaque année, un
majordome héberge le Niño Pan dans sa maison. Cet honneur immense se payecher,
puisque l'heureux élu doit décorer à ses frais tout le quartier, inviter à sa table tous les
pélerins venus saluer l'enfant sacré et faire de sa demeure une véritable chapelle, dédiée
à ce fils illégitime de la Vierge Marie et de Tlaloc - dieu de la pluie des anciens
mexicains4. Les cadeaux et les offrandes (vêtements, jouets, bouquets de fleurs),
affluent en permanence dans la maison d'accueil, transformée en véritable entrepôt.
Malgré les contraintes et les frais occasionnés par la venue du Niño Pan, les candidats
au poste de majordome doivent s'inscrire sur une liste d'attente s'ils veulent un jour avoir
la chance de le recevoir chez eux : en moyenne, l'attente dure une vingtaine d'années.
Au-delà de l'aspect purement religieux de cette tradition paysanne, le culte du Niño Pan
traduit les revendications identitaires d'une population qui tient à se distinguer des
autres habitants de Mexico.
Comme le dit un poème écrit par Victor Manuel Otero González à l'occasion du
changement de majordome (le 2 février 1996) :

"Xochimilco tout entier te vénère


Depuis déjà quatre cents ans, de toute sa foi,
Parce que tu es déjà, O Niño Pan,
Une partie de son histoire, une partie de lui-même".

En revanche, la quasi disparition des hortillons d'Amiens a entraîné la décadence des


fêtes traditionnelles qui étaient organisées en l'honneur de Saint Fiacre. Depuis plusieurs
années, une association essaie néanmoins de ranimer la flamme du marché afin de
rendre une partie de son lustre à une activité qui avait presque complètement disparu,
privant les habitants d'un élément essentiel de sociabilité (dans le meilleur des cas, les
produits frais issus des hortillonnages ne représentent plus que 5 % des fruits et légumes
vendus dans les magasins d'Amiens).

La ville : un partenaire ambigu

Ni les hortillonnages d'Amiens ni les chinampas de Xochimilco ne peuvent s'expliquer


sans la présence proche d'une ville avec laquelle les activités agricoles entretiennent des
relations de plus en plus ambiguës. En effet, même si les deux agglomérations ont
connu des rythmes de croissance très différents, les deux espaces agricoles conquis sur
les marais - et qui restent marqués en profondeur par la présence de l'eau -, se retrouvent
aujourd'hui enclavés, cernés par les zones d'habitat ou par les activités industrielles. Au
XIIIe siècle, Amiens ne dépassait pas 15 000 habitants et couvrait moins de 45 hectares.
À la veille de la Révolution française, la superficie urbanisée avait doublé et la
population atteignait 43 000 âmes.
En 1900, on comptait plus de 90 000 habitants répartis sur 1 000 hectares. Une lente
croissance, perturbée par les deux guerres mondiales, conduisit la capitale picarde à 105
000 habitants en 1963 - contre plus de 160 000 à la fin du siècle pour l'ensemble de
l'agglomération. Xochimilco, en revanche, a connu une croissance démographique
spectaculaire entre le début des années 1960 (70 000 habitants enregistrés) et l'an 2000
(presque 400 000, selon le dernier recensement).
Ces chiffres ne doivent cependant pas masquer la réalité car, dans les deux cas, il faut
raisonner à l'échelle de l'agglomération. Si les hortillonnages ont situés presque au
centre d'une ville de taille moyenne, les chinampas appartiennent à l'une des plus
grandes mégapoles du monde. En 1970, l'espace bâti de l'aire métropolitaine de Mexico
couvrait 650 km2. Aujourd'hui, il dépasse les 1 500 km2 : il a plus que doublé en 20 ans
(carte n° ). Autour du noyau central (le District fédéral, auquel appartient la délégation
Xochimilco), s'agglutine toute une série de villes périphériques dont la gestion est
assurée en théorie par l'État de Mexico, mais qui appartiennent à une entité statistique
reconnue par tous les acteurs de la vie politique et économique mexicaine : l'Aire
Métropolitaine de Mexico (AMCM). Ce vaste ensemble regroupe les 16 Délégations du
District fédéral (plus de 8 millions d'habitants recensés en 2000) et 27 municipalités
conurbaines (presque 7 millions d'habitants comptabilisés lors du dernier recensement).
Trop souvent présentée comme un monstre dévoreur d'espace et d'énergie, Mexico n'en
reste pas moins une ville qui crée e n permanence de la richesse et qui n'a pas encore
digéré tous les espaces ruraux situés sur ses marges - et parfois au c¦ur même de l'aire
métropolitaine. En effet, celle-ci couvre un peu plus de 4 600 km2, dont à peine le tiers
est effectivement urbanisé. Même le District Federal n'échappe pas à cette règle : sur 1
500 km2, les espaces non bâtis (parcs et jardins, réserves écologiques, terres cultivées)
représentent encore 40 % du territoire.

Carte n° : la mégapole mexicaine.


En plein c¦ur de l'agglomération mexicaine, Xochimilco apparaît donc toujours comme
un espace rural homogène, marqué par des traits caractéristiques : omniprésence de l'eau
(canaux, étendues lacustres),importance du boisement (arbres plantés pour maintenir en
place les champú gagnés sur les marécages), exiguïté des parcelles, faiblesse de la
mécanisation, éparpillement de l'habitat. Sur une surface totale de 127,4 km2 (8,5 % de
la superficie du District fédéral), moins de 20 % des terrains sont urbanisés. À elle
seule, la délégation de Xochimilco représente le tiers des surfaces agricoles du District
fédéral.
L'eau joue un rôle essentiel dans l'organisation du territoire comunal puisque, à côté des
terrains agricoles, une partie de la ville est toujours traversée par des canaux. De
nombreuses familles vivent encore sur leer parcelle et doivent employer une barque
pour rejoindre la terre ferme. À Amiens, le quartier Saint Leu, bâti au Moyen Âge sur
d'anciens hortillonnages, a conservé une partie de ses caractéristiques, malgré le
comblement de la plupart des canaux. Après avoir connu une longue période de
décadence, marqué par la dégradation du bâti traditionnel et l'installation de populations
défavorisées, il connaît désormais une nouvelle jeunesse grâce à une politique active de
réhabilitation et de rénovation urbaine (photographie n°). La présence en amont des
hortillonnages encore en activité est un attrait de plus pour les nouveaux arrivants, qui
espèrent ainsi profiter d'un espace " naturel " particulièrement original, garant d'une
meilleure qualité de vie.

Photographie n° : Le quartier Saint-Leu.

Cet attrait pour un espace agricole qui a perdu une grande partie de ses fonctions et qui
apparaît de plus en plus comme une coquille vide, ou pour mieux dire comme un "
paysage relique " destiné à l'agrément des citadins, est la manifestation la plus évidente
des relations ambiguës qu'entretient la ville avec son environnement.

DES SITES MENACÉS

Malgré l'intérêt qu'ils représentent pour les populations urbaines proches - ou à cause de
cet intérêt, les hortillonnages et les chinampas sont des terrains agricoles de plus en plus
menacés par la croissance urbaine et par le déclin des activités traditionnelles. La faible
rentabilité des exploitations empêche les unités de production de faire face à la
concurrence des activités urbaines et à l'expansion des espaces bâtis. Mais cette
évolution, souvent présentée comme inéluctable, n'est pas la seule menace qui pèse sur
l'avenir de l'agriculture sur l'eau, à Amiens comme à Mexico.

Le difficile maintien d'une vocation agricole

Le principal problème de cette agriculture dépasse le cadre purement local, puisque la


révolution des transports, avec un temps de décalage entre Xochimilco et Amiens, a fait
perdre aux maraîchers des deux agglomérations leur principal avantage : la proximité du
marché urbain. En effet, si l'on respecte au pied de la lettre le vieux schéma de Von
Thunen, hortillonnages et chinampas étaient placés de manière idéale pour
approvisionner en produits frais et périssables, difficiles à transporter, les populations
situées à proximité des espaces mis en culture. Cependant, avec le développement des
transports frigorifiques, il est désormais plus rentable de faire appel aux horticulteurs
d'Espagne, du Midi méditerranéen, de Bretagne ou du Bénélux.
De la même manière, Mexico s'approvisionne désormais de plus en plus loin de ses
bases agricoles, qui de toute façon ne peuvent pas alimenter les vingt millions
d'habitants de la capitale. Cette situation explique en partie le grand paradoxe de
l'agriculture métropolitaine. Les caractéristiques générales de l'agriculture à Mexico
montrent qu'il s'agit d'une activité assez repliée sur elle-même, peu ouverte sur la ville
qui l'entoure et qui, souvent, la menace. Les plantes cultivées dans le District Fédéral
ont en général une faible valeur ajoutée (fig.1). Les deux tiers des superficies sont
occupées par le maïs, plante de civilisation par excellence, et par des cultures
fourragères (principalement l'avoine). La milpa reste donc l'élément de base de cette
agriculture mal reliée à son environnement urbain. Au lieu de se lancer dans des
productions maraîchères qui trouveraient facilement preneur sur les nombreux marchés
de la capitale, les paysans du DF se consacrent à des cultures traditionnelles qui
rapportent peu, et cela pour plusieurs raisons : en grande partie contrôlé par l'État (c'est
encore le cas du maïs) leur prix de vente est faible5; en outre, elles se heurtent à la
concurrence des grandes régions céréalières, mieux adaptées à la production de masse
(quand elles ne doivent pas affronter des produits importés des États-Unis); enfin, une
grande partie de la récolte est destinée à l'autoconsommation des famillas ou à celle du
bétail élevé sur les exploitations. C'est dans le sud de l'agglomération que l'on rencontre
les plus importantes zones de production agricole, mais aussi les plus spécialisées. Les
délégations de Milpa Alta et de Tlalpan représentent (en valeur) plus de 90 % de
l'avoine et 65 % des fêves produites dans le DF 6. Milpa Alta et Tlahuac totalisent 64 %
du maïs en grain, 62 % des haricots et la totalité du maïs fourrager. Tlalpan est plus
particulièrement spécialisée dans la culture du petit pois (93 % de la production) et dans
celle des épis de maïs frais (88 % du total), alors que Tlahuac fournit 55 % des épinards.
Le poids des traditions rurales ne suffit pas à expliquer cette spécialisation. La
proximité des espaces densément urbanisées joue en effet un rôle fondamental dans
l'orientation de la production. Là où la presión foncière est la moins forte se développent
des cultures plus demandeuses d'espace (l'avoine fourragère est surtout cultivée sur les
pentes de l'Ajusco, encore peu touchées par la croissance de l'espace bâti).
Or on touche là un point essentiel concernant l'avenir de ces terres agricoles, soumises à
une très forte pression foncière.

L'ampleur des problèmes écologiques

Le grand développement linéaire des berges rend d'autant plus difficile leur entretien, ce
qui accroît la fragilité des parcelles cultivées. L'accumulation de vases et de limons,
matériau fragile et friable, explique la mauvaise tenue des îlots, malgré la présence
d'arbres qui ont été plantés sur tout leur pourtour afin d'assurer leur maintien. À
Xochimilco, les paysages ruraux sont ainsi marqués par de grands alignements de
peupliers qui suivent la ligne des canaux et matérialisent la bordure des champs gagnés
sur les marécages. Le curetage des fossés et le plaquage des résidus sur le sommet des
talus permet de compenser en partie l'érosion provoquée par l'eau qui s'infiltre dans les
berges et mine progressivement leur résistance. À Amiens, le problème est d'autant plus
aigu que le niveau des eaux peut varier considérablement au cours d'une même journée,
puisque les hortillonnages se situent dans un bief placé entre deux écluses qui contrôlent
le passage des embarcations sur le canal de la Somme. Ces variations journalières de
niveau provoquent sur les berges des phénomènes de compression et de décompression
qui accroissent leur fragilité.
Dans une agglomération qui concentre le quart de la population mexicaine et au moins
le tiers de la production industrielle du pays, les problèmes écologiques touchent
directement l'ensemble du secteur agricole. Les paysans de Xochimilco sont ainsi
quotidiennement confrontés à la pollution des eaux de surface qui alimentent leurs
"jardins flottants". En effet, seule une infime partie des eaux usées de l'agglomération
est traitée de manière satisfaisante et, dans le sud du bassin, de nombreuses maisons ne
sont pas connectées au réseau d'égouts. Les rejets se font donc directement dans les
canaux qui bordent les chinampas. En saison sèche, les barques chargées de touristes en
goguette flottent sur un liquide noirâtre et malodorant, que les paysans utilisent pour
arroser leur maïs et leurs légumes frais.

L'agriculture sur l'eau : espace vert ou écomusée ?

Le prix du foncier est le principal obstacle au développement d'une agriculture


commerciale efficace et rémunératrice dans l'agglomération de Mexico. En effet,
comme dans toutes les grandes villes du monde, la valeur potentielle des terrains à bâtir
rend peu rentable le maintien ou le developpement des activités agricoles. Dans ce
contexte, seul l'État peut, s'il en a la volonté, préserver les espaces ruraux de Mexico,
afin de garantir aux paysans les moyens de poursuivre leurs activités, mais aussi d'offrir
aux citadins une meilleure qualité de vie grâce au maintien, à l'intérieur de l'AMCM,
d'espaces non urbanisés. Le tourisme, qui a modifié le profil socio-économique des
habitants de Xochimilco en les réorientant vers des activités plus rémunératrices que
l'agriculture, peut donc devenir, de manière paradoxale, l'ultime rempart des paysans de
Mexico. Le risque est alors de transformer un véritable espace agricole en musée vivant,
destiné aux seuls loisirs des citadins fatigués du béton, de l'asphalte et des
encombrements. Mais si l'on se promène un dimanche sur les canaux de Xochimilco, on
peut voir que les habitants de Mexico n'ont pas perdu leurs habitudes en quittant leurs
rues congestionnées : près des embarcadères, les embouteillages de barques et de
canots, malgré leurs couleurs vives et leurs décors floraux, n'ont rien à envier à ceux du
periférico ou du circuito interior au moment des plus belles heures de pointe.
De la même manière, mais à une autre échelle, les hortillonnages d'Amiens sont
aujourd'hui essentiellement considérés comme un " espace vert ", une zone écologique à
préserver au sein de l'agglomération amiénoise. Des zones protégées permettent à la
flore et à la faune locale de se développer, même si l'environnement n'a plus rien de
naturel. Des " safaris photos " sont organisés pour permettre aux visiteurs venus de toute
l'Europe de prendre sur le vif des espèces rares ou en voie de disparition dans la
banlieue des autres grandes villes française (amphibiens, oiseaux, petits mammifères
aquatiques). Chaque année, à partir du premier avril, l'association de protection des
hortillonnages permet aux touristes de se promener sur les rieux qui bordent les
parcelles cultivées. Les visites sont très encadrées : elles se font sur des embarcations
qui rappellent la traditionnelle barque à cornet, mais dont les capacités ont été
augmentées pour faire face à la demande (photographie).

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1 ROJAS T., R. STRAUSS et J. LAMEIRAS, 1974 - Nuevas noticias sobre las


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SEP-INAH, 231 p. Sur ce thème, voir aussi : ARMILLAS P.,1971 - Gardens on
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2 MUSSET A., 1991 -De l'eau vive à l'eau morte. Enjeux techniques et
culturels dans la vallée de Mexico (XVIe-XIXe s.). Paris, ERC, 414 p.
3 Si l'on compare ce chiffre avec lui des actifs agricoles recensés en
1990, on constate qu'il y a moins d'exploitants que d'exploitations. Cette
distorsion s'explique en partie par le fait qu'un même cultivateur peut
travailler sur deux unités de production différentes.
4 En 1965, irrité de voir l'ampleur du culte porté au Niño Pan par la
population locale, le curé de la paroisse décida de lui interdire l'accès
de son église. Les fidèles décidèrent alors de porter plainte contre le
religieux et la justice mexicaine, toujours prête à ferrailler contre la
hiérarchie catholique, leur donna gain de cause.
5 Malgré le vent néolibéral qui souffle sur le Mexique depuis le milieu des
années 1980, la Compagnie Nationale des Subsistances Populaires (CONASUPO),
fondée en 1965, continue à assurer la commercialisation de plus de 40 % du
maïs mis en vente sur le marché mexicain.
6 Pour la saison 1994-1995 (données extraites de l'Anuario estadístico del
DF, INEGI, 1996).
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