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Mœbius/Giraud,

histoire de mon double


© Edition 1, 1999, Paris
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Maquette de couverture : Etienne Hénocq


Dessin de couverture : Jean Giraud
Jean Giraud

Mœbius/Giraud,
histoire de mon double
Préambule

" Quelquefois un reflet momentané s'allume


Dans la vue enchâssée au fond du porte-plume. »
Raymond Roussel, La Vue

M oi et les dates, c'est la catastrophe. Je n'aime pas les


gens qui se souviennent trop bien des dates. Le souvenir
en escalier c o m m e la mémoire, jamais tout à fait à sa place.
La date est l'imprécision du souvenir. On date pour se
donner b o n n e conscience. À courte vue. Pour éviter de
parler de l'essentiel, de ce qui dure par-delà les dates. Pour
tourner autour du sujet. Cerner le passage d'un trait de
crayon gras pour s'épargner de le relire. Dater c o m m e on
épingle un papillon dans une boîte en essayant d'oublier
que tout à l'heure encore, les couleurs remuaient, battaient
l'air frais de la prairie, déclenchaient peut-être un typhon
à l'autre bout de la planète. Dater pour oublier en prétendant
se souvenir. Dater pour se faciliter l'existence. Pour créer
un lien factice avec le lecteur, lui permettre de se situer.
Dix ans avant. Vingt ans après. Tous pour un, un pour tous.

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Histoire de mon double

Dater c o m m e on triche, en sachant bien que la vie ne se


mesure pas à l'aune du t e m p s qui passe, mais bien à celle
de l'usage que l'on en fait.
Mes dates à moi sont i n t e m p o r e l l e s . Etrangères au
temps universel. Dessins. Titres d'albums. Revues. Émotions.
Amitiés. Passions. Histoires. N o m s de villes. Pays. Petites
scènes qui modifient imperceptiblement le cours des choses.
Avec parfois des c o n s é q u e n c e s énormes. Histoire de mon
dérisoire battement d'ailes et de mes cyclones intimes, d'un
bord à l'autre des continents. Tout le cinéma de la vie dont
on fait défiler le film muet à l'envers avec des arrêts sur
image. Lectures. Bifurcations du destin. Voilà mes dates.
Ceci sera donc d é c i d é m e n t une autobiographie sans
dates. Quelques vignettes pour servir de repère sur la bande.
La b a n d e qui, justement, n'est pas dessinée. Hors-champ.
Q u e l q u e s notes dans les marges. Arrière-plans. Paysages.
Visages. Voix off. Raconter c o m m e je dessine. Tantôt Giraud,
tantôt Moebius : l'histoire de mon double. Autobiographie
de mon p s e u d o n y m e . Pseudobiographie.
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Le ruban de Moebius

je ne sais plus si je suis Jean Giraud en train de rêver qu'il


est Moebius ou Moebius en train de rêver qu'il est Gir.
Imaginons que je dessine un de mes personnages en
relief et que je le fasse marcher, de vignette en vignette,
d'une extrémité à l'autre d'une bande dessinée horizontale.
Je pourrais le laisser marcher comme ça vers l'infini, dessiner
une perspective désertique où il s'enfoncerait jusqu'à
disparaître dans un chatoiement de couleurs.
Ma bande dessinée est donc un ruban de papier plat
sur lequel marche mon personnage. D'un bord à l'autre de
la bande, il a le choix de marcher au recto ou au verso.
Son chemin peut passer d'une face à l'autre. Mais si je veux
qu'il continue sa route de l'autre côté, il faut que je retourne
la feuille et ce n'est plus tout à fait le même personnage :
il évolue, l'histoire continue, la page est tournée.
À présent, je prends la bande de papier sur laquelle
marche mon personnage et je la courbe en une boucle en
faisant coïncider tête-bêche l'extrémité du recto et celle du
verso. Apparemment, il ne s'est rien produit. Pourtant, tout
a changé. Je viens de fabriquer un ruban de Moebius. Mon
personnage est passé dans une autre dimension. S'il continue
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Histoire de mon double

son chemin toujours rectiligne, pas à pas, de vignette en


vignette, il va, cette fois, rejoindre son point de départ, parce
que ma bande dessinée n'a plus qu'une seule face : le demi-
tour donné à la bande a fait disparaître l'une de ses faces.
L'un de ses bords aussi. C'est le paradoxe de Moebius.
Auguste Ferdinand Moebius était un savant astronome
et mathématicien allemand du xix' siècle. Je lui dois quelques
excuses. Dans les colonnes du dictionnaire des noms
propres, je lui ai proprement piqué sa place. Quand j'ai
découvert son nom dans un livre, il était orthographié à la
française : Moebius. L'idée m'a plu, le nom m'a plu. Mais
ces messieurs du dictionnaire lui ont rendu son orthographe
allemande avec le « umlaut » que nous ne possédons pas
en français : Môbius. La bande dessinée ayant acquis ses
lettres de noblesse et la gloire aidant, si vous cherchez le
savant Moebius dans le dictionnaire français, mille pardons,
vous tombez sur moi : Moebius, voir Giraud (Jean).
Quand j'ai pris pour pseudonyme le nom de ce savant,
je savais seulement qu'il avait inventé la bande tordue qui
porte son nom. En énonçant le paradoxe de Moebius, il a
écrit l'un des chapitres les plus importants de la topologie :
« Toute figure comportant un nombre impair de demi-tours
est un ruban de Moebius. »
Parler d'une bande tordue, à propos de mon travail au
moment où je me suis mis à dessiner du Moebius, était une
assez bonne description. Le pseudonyme s'est imposé à
moi comme un gag. J'ai signé Moebius pour la première
fois en 1963 : ma première contribution à Hara-Kiri. Dans
Pilote, je signais Gir, l'abréviation de mon nom. On utilisait
souvent les initiales, mais Jijé était déjà pris par Joseph
Gillain qui avait été mon maître. Aujourd'hui, je suis de
plus en plus souvent tenté de signer Moeb.

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Le ruban de Moebius

À l'époque, prendre un pseudonyme était très fréquent.


La BD n'était pas forcément une activité glorieuse. Nous
n'étions pas censés nous faire des noms d'auteurs. Je crois
que c'est Hergé qui a popularisé le truc des initiales. Dans
mon cas, je considérais surtout cet artifice du double
pseudonyme comme un système qui allait me permettre
de changer ma façon d'être, de percevoir et d'émettre.
En passant de Giraud à Moebius, j'ai tordu la bande,
changé de dimension. J'étais le même et j'étais un autre.
Moebius est la résultante de ma dualité. La face unique
composée de deux faces distinctes. Un petit problème
métaphysique à usage intime.
Tout dessinateur sait qu'une œuvre d'art n'en est une
que si des aspects de la réalité ont été coupés, mutilés,
distordus. Cette distorsion est celle du trait pour atteindre
un peu de vérité, du sens. Toujours le geste de Moebius
tordant sa bande pour en inverser les pôles et modifier le
plan. Quel exercice de contorsionniste ai-je fait là plus ou
moins consciemment ? Représenter quoi que ce soit avec
des traits nécessite d'éliminer au moins quatre-vingts pour
cent de la perception pour essayer de trouver du signifiant,
du sens, du représentatif ou à tout le moins une métaphore.
Avec le ruban de Moebius, j'avais trouvé la métaphore par
excellence. Celle de l'infini que symbolise aussi ce huit
tordu qu'il forme quand il est dessiné. Quand il en a fini
avec Giraud, Moebius travaille sur l'infini.

Le dessinateur n'en croit pas ses yeux. Son crayon file


sa ligne sur la bande tordue, et, au bout du conte, revient
au même. Faire disparaître une surface en tordant un ruban
de papier. Faire apparaître un paradoxe en dessinant la
bande de papier tordue. Le dessinateur est le maître du jeu
et de la perspective. Il peut tout. Faire par exemple réapparaître

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Histoire de mon double

le sous-marin rouge, qu'il a perdu corps et biens dans le


lac de Vincennes quand il était enfant, sur une bande de
Moebius. Le dessinateur avec son chapeau de Moebius est
aussi le bateleur du jeu de tarots. Il a toutes les cartes en
main. Le jeu peut commencer.
Quand je fais du Moebius, je fais passer ma main gauche
dans ma main droite. Cela ne s'explique pas autrement.
Comprenne qui pourra.

Le jour où j'ai découvert l'œuvre de Raymond Roussel,


j'ai vraiment eu l'impression que le monde me tombait
dessus. J'adorais les surréalistes et Boris Vian, mais Raymond
Roussel est certainement, avec l'herbe, le Mexique, la
science-fiction et l'Histoire de l'art d'Appolo, une des pierres
d'angle du système qui a créé Moebius.
Or en y réfléchissant, on pourrait dire que Impressions
d'Afrique est une sorte de roman de Moebius. Raymond
Roussel l'explique très bien lui-même dans les premières
lignes de Comment j'ai écrit certains de mes livres : « Je
choisissais deux mots presque semblables (faisant penser
aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j'y
ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents,
et j'obtenais ainsi deux phrases identiques... 1° Les lettres
du blanc .sur les bandes du vieux billard... 2°Les lettres du
blanc sur les bandes du vieux pillard (... ) Les deux phrases
trouvées, il s'agissait d'écrire un conte pouvant commencer
par la première et finir par la seconde. » Regardez le geste
de Roussel : il écrit une phrase sur chaque face du ruban.
Seul le b et le p de billard, et pillard diffèrent. Le p n'est-il
pas un b qui a basculé de l'autre côté de la ligne ? Quand
ils se rejoignent après contorsion de la phrase, à l'extrémité
du ruban de Moebius que fabrique Roussel, ils ne sont plus
qu'un même roman. Un roman de Moebius.

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Le ruban de Moebius

Il fut un temps où Gir étouffait complètement Moebius.


Aujourd'hui, c'est un peu l'inverse. Je fais tout avec Moebius,
hormis Blueberry qui est une sorte d'univers clos, comme
tout bon western. Dans une première phase, Gir devait
se construire. Puis l'ère du versus est arrivée : Gir/Moebius.
En verrouillant cet aspect de ma personnalité, j'ai pu
emmagasiner de l'énergie et de la crédibilité. Notre seul
pouvoir vis-à-vis du lecteur, c'est notre crédibilité. Une
fois qu'elle est admise, tous les dérapages sont envisageables.
Beaucoup d'acteurs travaillent ainsi. Ils s'imposent d'emblée
dans un rôle très fort dans lequel ils s'investissent à fond
et qui leur apporte la reconnaissance du public. Ensuite,
ils peuvent laisser libre cours à ce qui vient du plus profond
de leur être. Le public les suivra.

De ce point de vue, le jazz m'a beaucoup appris : on


expose le thème. On hypnotise légèrement l'auditeur,
surtout s'il croit reconnaître la mélodie. Puis, quand il a
les quatre fers en l'air, on lui balance l'improvisation qui
est censée le faire plonger dans un abîme de sensations
nouvelles auxquelles il a été savamment préparé. Bluebeny,
c'est l'exposition du thème. Moebius, c'est l'improvisation.

L'exposition du thème, c'est le retour sur le connu.


Dans l'improvisation, on simule la folie. Mais pour permettre
aux autres de pénétrer dans cette folie, encore faut-il être
crédible. La folie exclut toute forme de contrôle. Les gens
normaux qui tentent désespérément de se faire passer
pour des dingues m'amusent. Ma dualité m'a donné une
liberté dont je ne dépasse pas les bornes.
À la sortie de Ombre sur Tombstone, le dernier Blueberry,
j'ai eu le sentiment qu'il existait deux écoles critiques en
bande dessinée. L'une, dithyrambique, l'autre, résolument

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Histoire de mon double

critique. Pour l'une, le scénario était excellent, pour l'autre,


il était consternant. Pour l'une, Blueberry restait un
personnage intéressant, pour l'autre, il était complètement
décalé et avait perdu toute l'énergie originelle insufflée
par Charlier. Tout ce qui était bon pour l'une était mauvais
pour l'autre. On retrouve cette dichotomie entre les amateurs
purs et durs de Blueberry et ceux de Moebius.
Moebius utilise le dessin avec le m ê m e esprit de
transgression basique qu'un musicien de jazz. Le jazz est
un avatar chamanique dans la musique occidentale. L'intrusion
de l'Afrique, de l'étranger. 11 agite de soubresauts le ruban
de Moebius. En France, à l'origine, il a été perçu comme
un implant nocif. On parlait de musique de sauvages.
Spasmes dérisoires d'un monde qui ne veut pas mourir et
résiste comme il peut.

P o u r q u o i suis-je t o u j o u r s é c a r t e l é entre d e u x
comportements si fortement contradictoires et antagonistes ?
Pourquoi autorise-t-on à Moebius ce qu'on refuse à Gir ?
Pourquoi permet-on à l'un d'avoir une énergie créatrice
qui l'entraîne dans toutes les directions, alors que dans
Blueberry, on refuse à l'autre toute forme de transgression ?
En définitive, je pense que c'est normal. Vivre avec l'interdit
est une source d'énergie formidable. Je mets toute cette
énergie au service de la transgression. Un cas parfait de
trahison systématique et organisée de mon double.
Sans compter que mon système binaire est généralisé :
deux noms d'artiste, Giraud et Moebius, deux foyers, celui
du père et celui du grand-père, deux mariages et deux
familles doubles avec une fille et un garçon, un garçon et
une fille. Si mon ambition est de retrouver une unité, ce
n'est pas dans le domaine du dessin.

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Le ruban de Moebius

La bande dessinée possède une dimension qui me


paraît essentielle : celle du jeu. La dualité Gir/Moebius est
un jeu. Un jeu terriblement sérieux comme le sont les jeux
d'enfants. Un temps est venu où il me fallait un autre jeu.
Dire, comme Rimbaud, « Je est un autre ».
Cette dualité est née de l'idée d'une double exploration :
l'une menée tambour battant par Gir, dans le contexte
traditionnel de l'industrie de la bande dessinée, avec Charlier
et Pilote ; l'autre, pétrie de la vie secrète de Moebius, faite
de douleur, de pulsions, de passions, en quête perpétuelle
de la juste expression.

Le dessin est une activité enfantine. Gagner sa vie en


dessinant est un vrai défi. Je suis assez conscient que mon
travail s'enracine dans le sentiment de la transgression. Le
fait même d'exercer ce métier me paraît transgressif. Surtout
sous d e u x p s e u d o n y m e s parallèles. Mais la dualité
Moebius/Giraud est-elle une parallèle ? Moebius a-t-il ouvert
l'infini spatial dans une tentative éperdue d'épuiser le
vertige du désert de Blueberry ?

Le moment où l'on ne fait rien est celui qui signe


l'oeuvre. C'est cela aussi l'œuvre d'art. Faire du dessin sa
profession modifie le rapport que l'on peut avoir à cette
activité. C'est pourquoi les peintres - ces êtres exceptionnels
installés au sommet de la hiérarchie de l'art graphique - et
tous ceux qui, sans forcément faire de la peinture, se
consacrent à l'art pur sont encore totalement dans l'enfance.
Un artiste pur est quelqu'un qui organise sa vie de façon
à bénéficier d'un temps de latence et de préparation. Le
temps de ne rien faire. Cela ne peut bien sûr s'envisager
que dans une relation de plaisir total. Du fait des contraintes
matérielles, certains peintres, y compris parmi les plus

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Histoire de mon double

géniaux, se laissent influencer par la mentalité, la moralité,


les concepts d'activité, de virilité, de normalité. Ils se mettent
à travailler du matin au soir sans plus jamais prendre le
temps de ne rien faire. Nous savons à présent que des
peintres peuvent exécuter des œuvres tout à fait magistrales
en trente secondes. Personne ne parle jamais du temps
infini qu'ils ont mis à penser ces trente secondes d'action
intense. Le temps de la création n'est pas celui du geste.
De même que la vérité de l'autobiographie est au-delà des
dates, la vérité de la création n'est pas dans la durée de
l'exécution. Cela fit scandale parce que cela faussait
c o m p l è t e m e n t le système. Créer une œuvre en trente
secondes, c'était prendre le risque de surmultiplier les
créations, au point de les déprécier commercialement.
Le peintre est alors obligé de retrouver un ton enfantin
pour vendre très cher ce qu'il semble avoir fait en deux
minutes. Parce que l'enfance de l'art, c'est d'oublier le temps.
Tout comme il est parfaitement exact de prétendre qu'un
artiste répète constamment la même œuvre, le même thème,
à l'infini. Où est le problème ? Toute action humaine n'est-
elle pas la répétition d'un acte originel et fondateur ?

Que se passe-t-il quand je fais du Moebius ? Il ne se


passe rien, justement. Quelqu'un qui voudrait faire du
Moebius serait obligé de regarder ce que je fais pour faire
pareil. Moi, pour faire du Moebius, je ne regarde rien. Je
fais ce que je veux, je signe et ça devient du Moebius.

Quand on dessine depuis plus de quarante ans, on


commence à savoir ce qui va se passer devant une feuille
de papier. On expérimente tellement, jour après jour, que
le terrain d'activité est un peu trop bien balisé. Je suis
perpétuellement en quête des portes qui me permettront

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Le ruban de Moebius

de sortir de ce territoire trop connu. Tous les moyens sont


b o n s p o u r y p a r v e n i r : g r a p h i q u e s , c o n c e p t u e l s ou
commerciaux. Au début, l'inexpérience est compensée par
l'extrême étroitesse de la porte, liée à l'absence de technique.
Puis les deux contraintes s'annulent pour ouvrir une première
porte. Il y a bien des moments où l'on a l'impression de ne
plus rien maîtriser. Mais, la plupart du temps, on est tenu
en laisse. Il faut donc constamment faire l'effort de tirer
dessus, de se muscler le cou, sinon les muscles s'atrophient
peu à peu, la tension de la laisse augmente, et, à la fin, la
tête se coupe et se sépare du corps. On cesse de vivre en
tant qu'artiste et on devient prisonnier de sa propre histoire.
C'est cruel. Certains s'y laissent prendre en toute bonne foi.
Tout se passe comme dans une partie de go : à combattre
trop de front, on peut se faire surprendre par derrière. Il
n'y a pas de garanties, pas d'état de droit. Les prédateurs
sont là, intelligents, implantés au départ comme de parfaits
systèmes de sécurité.

Je suis un pont : le seul dessinateur qui ait fait de la


bande dessinée d'ancien régime, puis de la nouvelle BD
et qui continue. Je suis un phénomène. L am a bridge.

Aujourd'hui, quand j'analyse mon travail, la manière


dont j'ai fonctionné, je suis étonné du mélange bizarre,
symbolisé par ma double identité Giraud/Moebius, de
fantaisie transgressive radicale et de bon sens paysan. Il
se caractérise par des stratégies extrêmement élaborées,
parfois sur dix ou quinze ans, et une terreur superstitieuse
de ce monstre médiatique qu'est potentiellement la société.
Une intuition inconsciente en somme, plaçant toujours le
choix sur le plan du détail, de façon à s a u v e g a r d e r
l'apparence de l'improvisation.

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Histoire de mon double

Avec le recul, je trouve curieuse la façon dont j'ai mené


ma barque. Il est clair que ce n'est pas toujours complètement
inconscient. J'ai parfois des crises de lucidité. Je décide
alors de regarder les choses se faire en silence, un peu
comme mon grand-père regardait pousser ses haricots verts.
Ma technique est de récupérer le défaut, l'erreur. Dès
que j'en repère une, je la retravaille, je l'embellis, j'essaie de
la rendre spectaculaire. Au lieu de la cacher, je mets l'accent
dessus. Je l'expose. Le refus du gâchis, cet amour du travail
bien fait, c'est la part d'héritage de mon grand-père.
Mon approche graphique est fondée sur l'utilisation
de la faiblesse, des défauts, du refoulé, pour concevoir un
signal fort et unique. Une technique utilisée par beaucoup
d'artistes, et non des moindres, qui pratiquent l'art avec un
grand A, celui qui se trouve sur les cimaises des galeries.
Un art qui prétend être dans la continuité du mouvement
artistique majeur et revendique la maladresse, l'aberration
et le grotesque comme signes de l'authenticité. C'est devenu
un système, dès lors que ce qui semblait au départ chez
certains artistes une expression brute et maladroite s'est
révélé un point d'émergence de langages nouveaux, de
points de vue différents sur le monde.

Chacun de nous a des plans secrets. Ma religion est


que nous faisons le monde. Le hasard intervient dans la
façon dont le monde répond à notre volonté inconsciente.
Cette réponse n'est jamais claire, sinon nous connaîtrions
brusquement un sentiment de puissance qui nous projetterait
dans l'illusion. Ce ne serait pas humain.
Le rôle de l'humain n'est pas d'atteindre un tel niveau
de conscience, mais de vivre dans une peur constante,
instinctive, semblable à celle d'un animal dans la jungle.
L'animal sait qu'il doit aller boire ou chasser, mais il ne sait

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Le ruban de Moebius

pas dans quelles conditions il le fera aujourd'hui. Pourtant,


sa stratégie est toujours la meilleure, compte tenu des
circonstances. Je prends ici le parti du conte. Persuadé que
tout arrive effectivement à un premier degré de spontanéité
et de surprise. En fait, je pense - à l'image des choix, aussi
bien conscients qu'inconscients - qu'il y a deux formes de
liberté. C'est très mystérieux.

Dans Monsieur Mouche, Jean-Luc Coudray raconte


l'histoire de cet homme qui donnait chaque matin dix francs
à un mendiant. Un jour, distrait ou dépourvu de monnaie,
il passe son chemin sans rien lui donner. Le clochard court
après lui en criant au voleur.
Quand la chance n'est pas de mon côté, il faut que
je fasse un é n o r m e travail, pour changer non pas les
événements, mais la vision que j'en ai. Si je dis que c'est
la malchance, c'est que je n'ai pas toutes les informations
en main. Peut-être ai-je eu une malchance incroyable de
devenir simplement un bon auteur de bande dessinée
plutôt qu'une rock star mondialement connue, un des
Rolling Stones ou des Beatles. La chance est toujours
relative. Si on demandait à Mick Jagger s'il aurait voulu
devenir Moebius, il répondrait non merci !

Faire des films ne m'amuse pas mais m'angoisse. Je le


fais parce qu'on me le demande, parce qu'on me paie et
que ça me flatte d'entrer - même par la porte technique -
dans une forme d'expression artistique aussi aboutie que
le cinéma. Lorsque je vais voir un film, je peux être bouleversé,
mais je ne pleure jamais en lisant une BD. Jamais je ne me
sens emporté, dépassé par l'enjeu, la valeur de l'engagement.
Quand on pense aux films de Fritz Lang, Kazan, Renoir,
on ne peut s'empêcher de se demander où est la référence

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Histoire de mon double

équivalente dans la bande dessinée. Hergé ? Goscinny?


Uderzo ? Bien qu'ils soient des artistes extraordinaires, ils
en sont encore loin.
C'est là que Philippe Druillet et moi nous sommes
vraiment rencontrés : nous cherchons toujours à nous
hisser au niveau de nos modèles. Quand il fait Sloane,
quand je conçois Arzach, c'est pour être à la hauteur des
Stones, des Doors, et aussi de Kazan. Une i m m e n s e
ambition, à la mesure de notre humilité. Car le métier de
dessinateur requiert à la fois une modestie sourcilleuse
et une vision d é m e s u r é e , sans limites. Deux valeurs
juxtaposées et contradictoires dont Gir et Moebius sont
chargés d'incarner, là encore, la dualité. Quand nous
regardons nos dessins, nous attendons les uns des autres
qu'il s'en dégage une folie grandiose, à la dimension de
nos rêves et de nos visions. Mais il s'agit d'en faire une
bande dessinée. Et donc de rester en même temps accessible,
humain, capable de communiquer.

À la différence de l'écrivain, le cinéaste doit, dans


son travail, prendre en compte la destinée de vingt ou
trente personnes - quand ce n'est pas deux cents. Dans
cette foule, son œuvre lui échappe, et il lui est souvent
difficile de la revendiquer comme l'expression de son être
profond. Solitaire, l'écrivain a, me semble-t-il, une meilleure
maîtrise de son travail. Le problème est un peu similaire
pour la bande dessinée. Le peintre crée directement sur
un support, une interface avec ce qu'il est et ce qu'il
ressent. Mais l'auteur de BD qui prétendrait atteindre le
même but devra travailler page après page, sur douze,
quarante-cinq ou deux cent cinquante planches. Fatalement,
son expression se disperse.

20
Le ruban de Moebius

Pourtant, dans l'esprit de l'amateur de bande dessinée,


il y a bien création de cet espace miraculeux qui signe
l'œuvre. C'est la beauté de ce regard donné par le lecteur,
son alchimie, cette capacité de créer de la culture, qui
va faire de celui de nous qui s'y expose avec sincérité
l'égal des plus grands. Il y a une hiérarchie de fait qui
s'établit dans l'art.
La bande dessinée est une discipline difficile, non pas
techniquement, mais par tout ce qu'elle suppose d'engagement
personnel, d'ambition et de plaisir. Il est certain qu'en
réalisant Arzach, sans trop savoir comment, j'ai lancé un
pseudopode inouï. Au moment où je le faisais, j'étais en
plein vertige. Je me demandais ce que j'étais en train de
faire. J'ai eu le même sentiment avec La Déviation. L'artiste
qui s'inscrit dans une telle démarche est très vulnérable,
facile à caricaturer, mais quand il parvient à réellement
pénétrer l'inconnu, alors c'est le miracle... Il tutoie Rimbaud,
Edgar Poe, images sombres et tragiques. Il s'apparente à
Villon ou Rabelais dans la tradition du « gai savoir », du
« gai créer ». Il y a comme une perte totale du sens commun.
C'est cela que j'ai voulu vivre et j'ai choisi de le vivre dans
cet art, à l'époque si modeste, qu'était la BD.

Tout de suite, j'ai eu le pressentiment qu'on pouvait,


à travers la b a n d e dessinée, atteindre l'inaccessible.
Acrobates en équilibre entre la trivialité du réel et notre
ambition démesurée, nous progressions dans l'inconnu,
dans une stratosphère non balisée, et, qui sait, irrespirable.
Les êtres que j'ai le plus aimés sont ceux qui m'ont
accompagné dans cette quête. Mandryka, Gotlib, Bretécher,
Druillet... la phalange des aventuriers fous. Tous, sans
jamais le dire, nous nous regardions du coin de l'œil,
confrontant nos expériences, attentifs à ce que chacun

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Histoire de mon double

pouvait ramener de ses explorations. Nos compagnons


de route étaient les Doors, les Beatles, les Stones, mais
aussi Kazan, Altman, Fellini. Nous étions prétentieux et
humbles et exigeants, à la folie.

On se heurte là à un obstacle majeur, qui tient à notre


positionnement incertain dans le temps et l'espace. Jodorowsky
m'a transmis cette philosophie curieuse qui vous situe
constamment au confluent du libre arbitre et du destin. De
ce qui est écrit et de ce qui nous échoit. Peut-on changer,
peut-on guérir, a-t-on prise sur le monde, sur la réalité ? Le
travail de l'artiste ou du voyant n'est-il pas d'aller au plus
près de ce confluent, d'oser pénétrer dans les zones où
l'on crée du continuum, des dérivations, où l'on change la
réalité et donc le futur ?
Le génie est celui qui sait éviter les pièges jusqu'au
bout. À la moindre erreur, il cessera d'être génial. Une des
scènes, unique dans l'histoire du cinéma, de Ridicule, le
film de Patrice Leconte est une manière de fable à la forte
morale : l'impétueux abbé de cour interprété par Bernard
Giraudeau, après un exposé brillant devant le roi et les
courtisans, emporté par sa verve, lâche la phrase de trop
qui lui fait perdre, en l'espace d'une seconde, tout son
crédit, si durement acquis. C'est d'une grande perspicacité.
Je me demande si je serais capable de faire quelque
chose qui, en un instant, détruirait tout ce que j'ai construit.
Ce livre peut-être ?
Celui-qui-dessine

E nfant, je dessinais. M'aurait-on offert une trompette en


bois, je serais devenu Miles Davis. Il a fallu un événement
déterminant pour que je commence à formaliser, à créer
un personnage : « celui-qui-dessine ».
Je me souviens avoir fait un dessin qui représentait
un grand bateau avec des cheminées. Il occupait toute
une page. Sur le pont, un petit bonhomme faisait : « au
revoir ! » d'un signe vague de ses semblants de bras. Sur
le quai, en bas à gauche, une petite bonne femme avec
un chignon agitait un mouchoir. Ma grand-mère maternelle
est tombée sur ce dessin. Elle s'est reconnue. Ce fut un
choc culturel pour cette femme simple, venue de la
campagne. Chez elle, les enfants jouaient dans la cour de
la ferme, dans les champs, sans crayons ni papier... Et là,
d'un seul coup, son petit-fils dessine et la représente. Elle
avait un imaginaire vierge et enfantin, non éduqué, sans
codes. Elle ne voyait aucune différence entre un dessin
et une photo. Sa réaction fut un émerveillement total. Mon
premier succès. Je devais avoir quatre ans, peut-être cinq,
si j'en juge d'après le style que les enfants ont à cet âge.
Je pense que cela m'a marqué. Cela a créé dans mon esprit
un modèle dont je ne suis jamais sorti. Pendant trois
semaines, elle s'est baladée dans tout le quartier avec ce
23
Histoire de mon double

dessin. Elle le montrait à tout le m o n d e , à toute la famille :


« Regardez, c'est moi avec le chignon. »
Lorsque je suis parti au Mexique vers dix-sept ans, j'ai
pris le bateau. Ma grand-mère est v e n u e sur le quai agiter
un mouchoir. Le dessin s'était réalisé. Ce souvenir m'est
revenu lors d'une interview récente. De là provient le facteur
déclenchant qui a scellé ma camère et fait de moi un forcené
dans la recherche de l'amour et de l'« é b a u d i s s e m e n t » des
fans. C'est exactement cela que je veux reproduire : chaque
fois que je fais un dessin, je me balade avec pour le montrer
à tout le m o n d e . Ce que je veux, c'est sidérer le lecteur
c o m m e j'ai sidéré ma grand-mère. Le transporter dans une
autre dimension dont je suis le maître.

Rien ne semblait me prédestiner au dessin. Tout m'a


p r é d e s t i n é au dessin. À c o m m e n c e r par le papier et le
crayon. Il y eut d'abord la découverte, fondatrice, de « l'outil
qui-laisse-une-trace-sur-le-papier ». Magie première : faire
apparaître q u e l q u e chose sur du papier. Encore fallait-il
avoir du papier. Ce qui, à l'époque, n'était pas si courant.
Utiliser du papier et des crayons pour dessiner ou écrire
était totalement inédit dans ma généalogie. Le papier n'existait
pas. Le hasard me servit. J'ignore pour quelle raison, je me
trouvais à la tête d'un véritable trésor de papier où je pouvais
puiser à volonté. Mon grand-père paternel avait dans son
pavillon de Fontenay-sous-Bois, des stocks de feuilles dont
le recto avait été utilisé, mais dont le verso était vierge. Une
m a n n e de papier, si rare à cette é p o q u e de pénurie, sur
lequel on me laissait libre de gribouiller. Il y en avait des
rames entières à la maison. Aucun autre enfant de mon
quartier n'avait autant de papier à sa disposition. Je prenais
une feuille, j'y faisais une croix et je l'agitais. Puis, je faisais
un rond, une croix dans le rond. Et je recommençais. Je

24
Celu i-qu i-dessine

répondais en fait à un besoin impérieux d'envoyer des


signaux de communication à une époque où je parlais à
peine, mais où j'étais plongé dans le trouble indicible de
voir mes parents se séparer. Je suppose que j'ai vécu la
séparation de mes parents comme un abandon. C'est un
effet mécanique. Le modèle en est devenu courant. Quand
l'enfant se sent abandonné par des parents qui ne s'entendent
pas et que, pour survivre, ou pour toute autre raison, il est
placé hors du contexte familial, il est incapable de concevoir
la vérité : qu'ils puissent avoir des problèmes, des conflits
sans qu'il y soit pour quelque chose. Cela sort complètement
de sa capacité conceptuelle. Il se sent coupable et se
demande ce qu'il a fait pour déclencher de telles catastrophes.
J'ai combattu ce sentiment de culpabilité de diverses
manières : par des refoulements, des dérapages, des danses,
des chants... et surtout avec du papier et des crayons. Je
me suis mis à dessiner comme un dératé.
Mes dessins étaient ceux que font tous les enfants. Les
dessins d'enfants sont porteurs de signaux extrêmement précis,
de symboles clairs qu'on sait très bien décoder de nos jours.
Il n'y a eu personne pour décoder mes dessins : ils étaient
jetés à la poubelle au fur et à mesure par ma mère...

J'ai c o m m e n c é à b e a u c o u p dessiner à l'école, vers


treize, quatorze ans, histoire de me faire remarquer des
copains. Pour eux, j'étais « celui-qui-dessine ». Cela me
donnait une notoriété flatteuse dans la classe. Notoriété
que je partageais d'ailleurs avec un autre copain, Gilbert
Zoppi. Lui et moi représentions deux écoles dans la façon
d'aborder un dessin : Zoppi recueillait l'admiration en
copiant merveilleusement les dessins des autres. Moi, déjà,
je n'en faisais qu'à ma tête, inventant des personnages, des
situations que je croquais avec une habileté grandissante.

25
Histoire de mon double

J'ai revu Zoppi, par hasard, quelques années plus tard. Il


était directeur de la succursale d'une banque à Barbés.
Cette réputation bien établie a évidemment amplifié
mon goût pour le dessin. Parallèlement à cet engouement,
j'ai fait le choix plus ou moins conscient de refuser tout ce
qui n'était pas le dessin.

Sur le plan du dessin, deux traits me caractérisent : le


premier est l'utilisation de l'erreur, son exploitation positive.
Le second est de dessiner sans savoir où je vais, vignette
par vignette. Chacune n'étant que la conséquence et la
somme des précédentes. Ce qui n'est d'ailleurs vrai que
jusqu'à un certain point. Arrive un moment où l'on doit
concrétiser une décision positive. Prendre le pouvoir. Il
en va de même dans nos rapports avec les autres. Si je
dois vivre avec une femme et des enfants, je peux faire
intervenir l'erreur comme élément catalyseur, mais il y a
un moment où il faut accepter la transformation si l'on
veut que cela fonctionne, et oublier certaines ornières.
Sinon, c'est de la complaisance. Dans mon travail, j'utilise
l'erreur pour en faire une signature. Mais pour que cela
reste valable, je suis en permanence dans une recherche
pathétique d'une perfection jamais atteinte. C'est le désir
qui est en jeu. Si on veut le préserver, il importe qu'à
chaque étape, on ait déjà préparé la suivante. Toujours
plus ambitieuse. Toujours plus difficile.
Je vis ainsi au jour le jour le plaisir extraordinaire du
dessin. Après quarante ans de pratique, je suis tout à fait
conscient de faire aujourd'hui des choses dont je rêvais il
y a dix, vingt ou même quarante ans. Il y a des tas de
« trucs » auxquels j'avais trouvé une solution provisoire et
qui sont autant de nouveaux défis à relever sans cesse. Et
puis certaines conquêtes s'effondrent. En vieillissant, le

26
Celu i-qu i-dessine

corps s'affaiblit. Il faut compenser. Le dessin est un peu à


l'image de la vie : une guerre sans fin contre soi-même.
Voilà trois jours, j'ai fait un portrait de Blueberry. Ce
matin, en le retrouvant, j'étais horrifié ! Il était complètement
désaxé : la bouche vers la gauche, le nez vers la droite,
les yeux sans perspective, sans axe, sans symétrie... J'ai
réfléchi longuement. Est-ce que je pouvais arranger ça,
trouver une magouille conceptuelle ? Le verdict est tombé,
sans appel : non. J'ai pris le cutter et je l'ai découpé.
L'image était usée. Il faut que je retrouve un peu de
fraîcheur. Ce schéma de comportement, pour un dessinateur,
garantit un certain niveau de qualité. Sinon, on finit par
scléroser le dessin. C'est surtout vrai de la bande dessinée
où il est primordial de maintenir une grande cohérence
dans le style. B e a u c o u p de dessinateurs sont géniaux
jusqu'à quarante, quarante-cinq ans. Après, le trait se
durcit. Ils sont « perdus » pour le dessin. Ils sont et seront
toujours intéressants parce qu'ils font partie de l'histoire
du genre et qu'ils perdurent. Mais sur le plan de l'excitation
spirituelle, il n'y a plus rien. C'est un phénomène d'entropie
contre lequel on essaie tous de lutter, moi comme les
autres, chacun à sa façon...

Dans le dessin, on parle rarement de l'habileté manuelle.


Une question d'entraînement. Quand on fait beaucoup de
dessin, on parvient à obtenir un contrôle des muscles des
doigts tout à fait extraordinaire. Je constate souvent, chez
les gens qui dessinent peu, qu'ils ont du mal à faire des
courbes ou même à tenir leur crayon ou leur pinceau. Ils
parviennent à écrire avec un stylo, mais dès qu'ils dessinent,
la pression des doigts sur l'instrument leur fait défaut. Il y
a t o u t e u n e d i m e n s i o n p h y s i q u e , m u s c u l a i r e , dans
l'apprentissage du dessin. De même qu'en musique.

27
Histoire de mon double

Le temps aidant, je me suis consacré au dessin comme


un vrai professionnel, sans exiger davantage que ma ration
de travail. Aux pires moments de ma vie, je me suis toujours
réfugié dans le travail, c'est-à-dire dans le dessin. Au bout
de dix minutes passées à me colleter avec un cheval ou
un paysage, je finissais par oublier mon problème ou mon
chagrin, passionné par ce que j'étais en train de faire. Bien
e n t e n d u , dès que je posais mon crayon, rien n'allait plus.
Coincé entre mes drames personnels et la nécessité de
fournir du travail, j'ai c o m m e n c é très tôt à réaliser que
j'étais finalement assez fort. Même soumis à la plus lourde
des pressions, je f o u r n i s s a i s ma page q u o t i d i e n n e . Je
dessinais en professionnel depuis déjà une b o n n e dizaine
d'années quand j'ai compris cela. J'avais déjà poussé assez
loin l'exploration dans le tunnel de mes obsessions. Avec
le dessin, j'étais engagé, sans possibilité de retour, sur une
voie à sens u n i q u e . Mais cette voie se révélait être un
recours p e r m a n e n t : ma pratique du dessin se transformait
en une activité p r o p r e m e n t « stupéfiante ».

Mon travail est d'être libre intérieurement, c o m m e une


sorte de b o m b e thermonucléaire en fusion permanente. Et
mon devoir est de l'exprimer par mes dessins. Je me suis
m ê m e fait une obligation de présence dans Métal qui est
à l'origine du Garage hermétique. C'était une ruse pour
m'imposer une contrainte morale. Je dessinais et j'écrivais
« à suivre », systématiquement. C'était un acte surréaliste.
Je me suis aperçu que, par-delà les apparences, mon esprit
fonctionnait avec une c o h é r e n c e assez particulière. J'ai
appris à faire c o n f i a n c e à cette partie de m o i - m ê m e à
laquelle je n'ai pas vraiment accès mais qui organise les
choses de façon magique.

28
Celii i-qu i-dessine

Il y avait là quelque chose qui allait plus loin, beaucoup


plus loin que l'écriture automatique. L'écriture automatique
est, d'une certaine façon, un moyen de libérer un singe
savant de la cage de notre esprit entre seize heures et dix-
huit heures, le laisser raconter son histoire et le remettre
en prison sans autre forme de procès. Je ne fonctionne pas
ainsi. Je crois qu'il y a en nous des continents immergés
où se trouvent les centres de décision importants. Ceux
auxquels nous n'avons pas accès.

À propos des artistes qui n'ont vendu aucune œuvre


de leur vivant et qui sont aujourd'hui parmi les plus cotés
au monde, j'estime qu'il y a des époques où l'artiste est un
symbole. Lorsqu'on est artiste et que l'on commence à avoir
une réputation, il s'opère un mélange entre l'ambition
personnelle, les croyances issues de l'enfance, et la
« démonstration » vers l'extérieur, le fait d'être exposé non
comme modèle, mais comme objet d'étude et système de
référence. On se positionne dans le concert possible des
comportements et des destins. Dans cette exemplarité, il y
a tout le poids du fatum, c'est-à-dire tout ce qui nous
accompagne et ne peut être évité. À l'inverse, j'essaie depuis
toujours, plus ou moins consciemment, d'être l'exemple
de celui-qui-échappe-à-son-destin et de celui-qui-crée-son-
destin. Autrement dit celui-qui-dessine. C'est là tout l'enjeu
de mon travail dans le dessin.
J'aime à considérer que l'on choisit sa vie, son
incarnation. Peut-être pas tout seul, mais peu importe.
On est amené à vivre une incarnation en fonction de
paramètres connus de nous au préalable. Cette connaissance
disparaît au moment de l'incarnation. Cela participe d'un
système de conscience qui nous est caché, qui est au cœur
de notre inconscient. Même si elle n'est pas exacte, cette

29
Histoire de mon double

théorie p e r m e t d ' é c h a p p e r à u n e p h i l o s o p h i e négative,


perturbante, du type : «Je n'ai pas d e m a n d é à venir. C'est
la faute de mes parents. Ils ne se sont pas o c c u p é s de
moi. La vie est mauvaise ! etc. » Pourquoi ne pas transformer
ce matériel en un outil intéressant ? Il suffit de se dire :
« En tant q u ' â m e mortelle, j'ai u n e incarnation qui doit se
faire et qui s'est faite pour des raisons que j'ignore. J'ai
choisi d ' ê t r e d a n s u n e f a m i l l e , d a n s u n e é p o q u e qui
m ' i m p o s e n t certaines épreuves. Je me les suis p r o p o s é e s
à m o i - m ê m e , non pas p o u r être vaincu, mais p o u r en
sortir v a i n q u e u r , p o u r les utiliser en vue d ' u n e action
spécifique sur le m o n d e et sur m o i - m ê m e . . . » Tout cela
ne r e p o s e sur a u c u n e certitude. C'est un point de vue,
qui peut p e r m e t t r e de travailler sur s o i - m ê m e utilement.
J o d o r o w s k y le dit : « Ce qui est vrai, c'est ce qui est utile. »
L'idée est m e r v e i l l e u s e , qui rétablit tous les caractères
fluctuants et a m b i g u s de la vérité.
Réalité et vérité sont d e u x c h o s e s d i f f é r e n t e s . On
choisit ses vérités en fonction de l'utilité du moment. Elles
f l u c t u e n t selon les climats, les histoires, les m o m e n t s .
Certaines sont i n c o n t o u r n a b l e s , d é b o r d e n t largement le
cadre d ' u n e vie, d ' u n e génération, d'un millénaire. Les
vérités ne sont pas p o u r autant immortelles. Il y a tout un
c o r p u s de vérités liées à l'Humanité. Mais peut-être ce
lien est-il leur seule réalité.
L'incarnation volontaire est un outil c o n c e p t u e l qui
replace la vie dans d'autres perspectives. Je l'associe avec
une autre théorie. Selon moi, l'enfant ne se d i f f é r e n c i e
pas de l'Univers. Il n'a pas de système d'individuation.
Celui-ci ne se construit que peu à peu. Cette sensation
provient du fait qu'il est relié à cette globalité. De là, il
est en relation directe avec l'inconscient collectif et ses
m o u v e m e n t s . Q u e l q u e part, il t o u c h e au vrai pouvoir. Les

30
Ce/u i-qu i-dessine

raisons qui l'incitent à choisir une incarnation en dépendent


directement. Pouvoir de vivre des épreuves plus ou moins
dures, y compris jusqu'à la mort. Un être peut décider de
s'incarner pour trois mois ou pour quelques heures. Les
parents qui connaissent la souffrance de voir partir un
enfant se sont eux-mêmes incarnés dans une vie où cette
épreuve était inscrite. Je sais quel déterminisme odieux
cela implique, mais c'est tellement complexe que même
ce sentiment finit par s'estomper. Quoi que l'on fasse, on
est pris dans le désir ou la nécessité de choisir, que le
choix soit véridique ou non. La difficulté proviendrait du
fait qu'il est possible - et je ne cherche pas beaucoup
plus loin - que cette théorie amène à reconsidérer toute
la cosmogonie. Ce n'est ni mon propos ni ma spécialité.
Nous avons tous des actions induisant des réflexions
cosmogoniques. Ce n'est pas pour autant que nous le
formulons ainsi. Contentons-nous d'agir.
Autre théorie séduisante, celle des incarnations
multiples : des incarnations simultanées d'un même être
à travers le temps et l'espace, qui l'amènent à couvrir un
champ d'existence extrêmement vaste et complexe, de
manière quasi holographique. La zone d'où nous venons,
entre la mort et l'incarnation, est une zone de non-espace
et de non-temps. Il est absurde d'y penser en terme de
succession linéaire. Pensée trop humaine, conçue dans
une vision linéaire du temps. Quand on lit de la science-
fiction ou certaines brochures scientifiques, il devient tout
à coup évident que le temps peut être une sorte de stase
immobile. La sensation de mobilité, c'est l'être humain
qui la possède en lui. Dès lors qu'il en sort, tout est
parfaitement immobile. La conscience peut s'incarner
simultanément dans une grande quantité de positionnements,
voire dans tous simultanément. Je pense qu'une âme

31
Histoire de mon double

s'incarne à partir d'un système qui se trouve hors du temps.


Il est possible que ce système soit dans une super-linéarité,
qui nous échappe complètement, mais qui rétablisse le
libre arbitre. Je l'ignore... En tout cas, ces choses m'intéressent.
Elles n'ont rien à voir avec une biographie, fût-elle auto
ou pseudo, mais elles expliquent comment je considère
mon enfance et ses épreuves, pourquoi je leur accorde
une grande importance, sans pour autant les subir, pourquoi
je pense devoir les raconter.
Les enjeux de survie existent. On y trouvera des raisons
d'être optimiste, d'autres d'être pessimiste. Si le modèle
d'humanité dans lequel nous sommes pris échoue, la
conscience - et donc l'humanité - a de bonnes chances de
se manifester d'une autre façon. Cela pourrait demander
un certain temps. Peut-être faudrait-il tout reprendre à
zéro... Qui sait ? Ce serait dommage. On a fait une partie
du travail. Si notre civilisation venait à s'effondrer, ce serait
grave, sans aucun doute. Mais il serait véritablement
dramatique que l'espèce humaine disparaisse à cause de
nous. Il faudrait que la planète refasse tout le circuit, depuis
l'émergence, dans l'écosystème, d'un embryon de conscience
puis repasse par tous les échelons : la protohistoire,
l'adaptation, la pensée conceptuelle, l'arrivée du langage...
Pour aboutir où ? De nouveau à l'épreuve des guerres, de
l'industrialisation, de la pollution, de la surpopulation ?
La conscience est-elle un processus fatal ? Je pense
que c'est un mécanisme planétaire programmé, immuable,
comme celui qui transforme la graine en arbre. On aura
beau la mettre dans des situations extrêmes, elle va ruser,
trouver le moyen de s'exprimer. Dans ma conception du
m o n d e , j ' a p p e l l e c o n s c i e n c e notre volonté de nous
reconnaître en tant qu'être humain, doté de la parole,
d'une capacité à faire des choix, à créer de la culture,

32
Celui-qui-dessine

à nous identifier à une mémoire collective. Que tout cela


descende des singes, des lézards ou des cancrelats n'a
aucune importance ! Nous sommes les enfants de Dieu
dès l'instant où nous vivons, où nous pensons. Ce ne sont
pas les sociétés qui créent le concept de divinité. En dépit
des apparences, c'est la divinité qui se donne un corps
pour exister. L'être est antérieur à l'existence. Même le
concept du Divin - avec toutes ses imitations, son tribalisme,
son nationalisme, son anthropomorphisme - fait partie
d'une progression. Quant à la représentation que je me
fais de la divinité, je ne peux que tomber dans le piège
de l'anthropomorphisme ou du je-ne-sais-quoi. Je la conçois
à travers la sensation de tout ce que je peux appréhender.
J'y mets ce que je sais, pressens, espère. Cela fait, je me
dis : ce n'est rien. En même temps, ce que je pressens
derrière donne une idée du vertige de la transcendance.
Utile ou non, c'est là.
Le monde matériel est complexe et mystérieux. Il n'est
pas seulement matériel, il est énergétique. La planète est
donc jalonnée de lieux différents, de portes, de courants.
Il y eut une époque mythique où l'être humain était, tel
un enfant, proche du savoir naturel. Les centres d'énergie
étaient répertoriés avec précision - c'était la science de
l'époque - et « marqués », par des mégalithes notamment,
pour devenir des lieux de culte. Certains individus trouvaient
ces centres d'énergie grâce à leur pendule intérieur. Cela
exigeait une qualité particulière de vision.
Question : les créateurs ont-ils ce type de prédispositions ?
C'est difficile à dire. La société est devenue riche et complexe.
Le tissu humain est tellement dense que c'est en lui qu'on
travaille. Il n'y a que quelques « attardés » qui ont conservé
cette connaissance. À s'aventurer dans ces zones troubles,
on rencontre toutes sortes d'allumés qui prétendent encore

33
Histoire de mon double

à cette science. Mais ce sont des modèles décadents.


À La Nouvelle-Orléans, il y a toujours des orchestres, mais
il n'y a plus King Oliver ni Louis Armstrong. Il existe encore
de bons musiciens, mais plus de génies.
« Ceux-qui-savent » sont désormais les scientifiques,
spécialistes de la physique, de l'étude des phénomènes
quantiques, des mathématiques de haut niveau, des sciences
nucléaires... Il y a bien encore quelques individus sur
d'autres continents que le nôtre qui perpétuent le vieux
savoir. Mais nos grands « voyants » se trouvent aujourd'hui
dans les milieux artistique, scientifique, é c o n o m i q u e ,
politique... C'est là qu'agissent les meilleurs d'entre nous,
les « naguals ». Voyants ou visionnaires ? Le visionnaire
travaille dans le collectif, le voyant dans l'individuel, mais
le processus est identique. Il y a le visionnaire « théoricien »,
qui écrit, et le visionnaire « acteur », homme politique ou
philosophe, qui, au moment opportun, dit : « On y va ! ».
À sa suite, tout le monde s'engouffre par la porte. Ils sont
les accoucheurs de l'humanité.
Le potentiel est là. On pourrait dire encore qu'il ne
suffit pas qu'une femme n'ait pas d'amant pour qu'elle cesse
d'ovuler. En ce qui concerne l'humanité, il en va de même :
ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de révolution qu'il n'y a
pas de révolutionnaires... S'ils ne sont pas venus au bon
moment, ils attendront toute leur vie et mourront sans que
rien n'arrive. La société les crée en permanence, puis les
met en attente ; elle s'autorégule dans une surabondance
de messages et d'informations. Pensez au n o m b r e de
spermatozoïdes nécessaire pour faire un être humain. La
nature est prodigue. Elle ne travaille pas à l'économie.

Je relie ma vie à une cosmogonie. Il m'est difficile de


séparer les deux. Cela débouchera-t-il un jour sur quelque

34
Celui-qui-dessine

chose d'intéressant ? J'essaierai alors de le mettre en forme.


Par vanité ? La vanité, à ce stade, me semble utile. Il faut
être humble pour pouvoir l'assumer. On est rarement le
meilleur juge de ce que l'on découvre. D'autant que ces
questions sont vivaces depuis longtemps. Depuis mon séjour
chez les jésuites, en fait, à Saint-Nicolas. J'avais neuf ans,
j'y suis resté deux années de suite. À l'époque, ma mère ne
pouvait plus m'avoir dans les pattes. La vie, là-bas, n'était
ni agréable, ni désagréable. C'était un internat. Je rentrais à
la maison le samedi, je repartais le dimanche soir. J'avais
- comme dans la chanson de Jean-Jacques Debout - une
casquette à galon doré, une redingote à boutons dorés.
J'étais très content de mon petit uniforme. Je ne sais pas si
je l'ai vécu comme un autre abandon. Je suppose que ma
mère ne pouvait pas tout assumer. On peut, après coup,
réaliser des bilans comptables à l'infini, qui n'aboutiront à
rien, si ce n'est à parcelliser la vie dans une vision d'apothicaire.
Je préfère adopter celle d'un être qui s'incarne, qui choisit
tous les événements de sa vie, en vertu du pouvoir de son
inconscient : au commencement était le dessin.

Les désirs que l'on se construit ou dont on hérite sont


parfois artificiels. Ils viennent se greffer sur notre personnalité
et tombent, la plupart du temps, les uns après les autres,
vaincus, au fur et à mesure que la vie avance. Ce sont des
rêves naïfs de pouvoir, de bonheur, de réussite. Des fusées
porteuses pourtant très utiles. Mais l'essentiel n'est pas là.
Cette partie du moi qui est dans le pouvoir réel ne s'embarrasse
pas de ces désirs accessoires, momentanés. Elle n'est axée
que sur un désir et un besoin qui se confondent : la réalisation
de ce pourquoi on s'est réincarné, la réalisation du projet...
Chaque fois qu'un événement inattendu se produit - la perte
de ses deux jambes, de l'être qu'on aime, de sa dignité -, il

35
Histoire de mon double

faut arrêter de gémir et se dire que le projet initial conduit


ici. Quel mystère ! Ce projet est l'unique raison de notre
incarnation. Il faut revoir toute la trajectoire en fonction de
ces nouvelles données. C o m m e n t remettre ce qui est arrivé
dans la b o n n e direction, la seule envisageable : celle de la
réalisation, de l ' a c c o m p l i s s e m e n t de la mission ? Quelle
mission ? Celle qui est liée à l'extase. Sans c o m p t e r que
l ' é v é n e m e n t n'est pas le projet. L ' é v é n e m e n t , l'émotion
ressentie, la p e i n e ne sont ni à é v a c u e r ni à minimiser.
L'important est de leur donner un sens. Cela est très délicat.
On frôle en p e r m a n e n c e l'inhumain. On peut toujours dire
qu'il y a deux dimensions possibles de l'individu : celui qui
vit avec la conscience du projet, et celui qui va le vivre sans
jamais rien en savoir. Prétendre à la c o n s c i e n c e est une
démarche absolument terrifiante et absurde. La seule conscience
que je puisse revendiquer est le pressentiment qu'une part
supra-consciente tient les rênes. J'en suis conscient c o m m e
un cheval peut être conscient de son cavalier - on imagine
très bien les limites de ce qu'un cheval conçoit de son
cavalier... C'est d'ailleurs assez proche de la théorie orientale
du destin. Mais je ne me laisse pas faire ! Je suis tout le temps
en train de nager c o m m e une truite dans le courant. J'obéis
en priorité à mes désirs humains, ma partie humaine. Je
revendique ma part h u m a i n e mais je sais qu'elle n'est qu'un
véhicule. Parfois l'humain rencontre le supra, alors je suis
en harmonie. C'est p o u r q u o i j'essaie d'être à l'écoute. Le
dessin est un des m o y e n s de maintenir cette vigilance.
Quand je vis des épreuves que je n'ai pu éviter, imposées
par mon pouvoir inconscient, ma convulsion, mes erreurs
involontaires, ou par les c o n t i n g e n c e s extérieures, je les
prends et je les utilise c o m m e des outils purs. Dès lors que
je m'inflige quelque chose c o n s c i e m m e n t , je ne p e u x plus
l'utiliser, ou alors c'est très spécial. Q u a n d je décide d'arrêter

36
Celui-qui-dessine

de fumer du tabac, je m'impose volontairement une épreuve.


J'y suis parvenu en utilisant la peine que l'on a à se sortir
d'un piège où l'on s'est mis. Si quelqu'un fume parce qu'il
ne peut pas faire autrement, qu'il est en pleine détresse
émotionnelle et que la cigarette lui est absolument indispensable
pour pouvoir survivre à cette détresse, alors là, il est bon
pour lui qu'il essaie d'arrêter, parce que c'est utile. L'important
est d'arriver à le faire avant qu'un médecin ou un autre ne
vous l'impose. Ce serait une défaite. C'est pour cela que
j'ai arrêté de fumer : je ne voulais surtout pas me retrouver
acculé par une menace médicale. Je me souviens que mon
grand-père ne fumait pas. Pourtant, tout le monde fumait
à l'époque. Et ma grand-mère s'émerveillait : « Ton grand-
père a arrêté de fumer du jour au lendemain à quarante
ans » - ou à cinquante, je ne sais plus. Elle en parlait comme
d'un exploit extraordinaire. Cela faisait partie de sa mythologie
personnelle : son homme était un homme fort, doté d'une
volonté exceptionnelle.
Il n'y a qu'une échappatoire : la prise de pouvoir.
Comment ? Évoluant dans le domaine assez volatile du
mental, il faut des structures pour que cette prise de pouvoir
ait une réalité quelconque. N'ayant pas de culture universitaire,
j'ai pris comme structure cette philosophie : mon incarnation
volontaire. Être celui-qui-dessine.
La seule solution est de vivre t o t a l e m e n t mon
improvisation, mon appétit, ma recherche du plaisir, comme
tout un chacun, avec mes erreurs, mes limites... dans une
cosmogonie acceptable. Une cosmogonie qui dégage du
sens. Bien entendu, j'ai utilisé ma prise de pouvoir dans le
dessin comme modélisation de ma pensée cosmogonique.
Tout est relié, pas seulement sur le plan du dessin, mais
également des scénarios, des histoires, des personnages et
des figures de mes légendes intimes.
3

Figures de légende

L e visage de mon g r a n d - p è r e hante mes albums. Le


Métabaron, c'est lui. Une figure de lui, un peu symbolisée,
retravaillée. Mais c'est bien lui. On le retrouve aussi dans
Blueberry : il est le modèle du chasseur de scalps barbu
de la tribu fantôme. À vrai dire, mon grand-père n'a jamais
eu de barbe. Pauline s'y serait peut-être opposée. Pauline
P a r i n g a u x , ma g r a n d - m è r e . Leur histoire est belle et
insolite. Elle date d'un temps où les amours étaient moins
linéaires que les nôtres.
Ma grand-mère avait seize ans quand elle est allée au
bal danser. C'était la fête de son village. Là, elle a rencontré
Gaston, un garçon venu pour l'occasion du village voisin.
Ils ont enchaîné valses et javas. Après la danse, pour se
rafraîchir, ils sont allés se promener dans les champs voisins.
Ils ont fait l'amour dans un pré. Ma grand-mère s'est trouvée
enceinte de ma mère.
Gaston et Pauline étaient très jeunes. C'était en 1912.
Les familles se sont posément demandé ce qu'elles devaient
faire de ces deux jeunes gens insuffisamment mûrs pour
m e n e r une vie c o m m u n e . Il a été décidé que la fille
continuerait à vivre chez ses parents où l'on s'occuperait
de l'enfant. Le garçon viendrait tous les dimanches du village
voisin pour les voir.

39
Histoire de mon double

On a une certaine idée de la campagne, des clichés


sur la rudesse de ses habitants, leur moralité extrêmement
pointilleuse. Peut-être y eut-il des cris, des gifles, une dispute.
Mais c'était fait, on n'y pouvait rien. Une attitude parfaitement
réaliste et d'une grande tolérance. La vie de Pauline et
Gaston s'est donc écoulée ainsi jusqu'à leurs dix-huit ans.
L'enfant, ma mère, grandissait. Au moment où l'on commençait
à envisager de les marier, la guerre a éclaté. Bien évidemment,
le garçon est parti au front. Je soupçonne que l'envie de
se marier ne le tenaillait pas vraiment. Je crois que ma
grand-mère n'avait pas davantage d'idée précise à ce sujet.
D'ailleurs, sitôt Gaston parti faire la guerre, elle s'est
débrouillée pour gagner Paris. La légende dit qu'elle y est
arrivée sur le sulky du comte qui était propriétaire de toute
la région et qui élevait des chevaux de course.
Le comte est un personnage important de la mythologie
familiale : le père de ma grand-mère travaillait déjà pour
lui. Un jour, il a eu la main tranchée par une faucheuse.
Le maître l'a fait venir, l'a remercié, l'a embrassé et lui a
donné un louis d'or. Mon arrière-grand-père est rentré chez
lui avec son louis d'or et sa main coupée. Sans amertume.
Pas de récrimination contre l'injustice du sort. Pas de révolte
contre l'abus de la situation. Avec sa main, il avait perdu
son travail. Mais la vie continuerait. Ailleurs, autrement. Ils
avaient exprimé leur chagrin : l'un d'avoir perdu son outil
de travail, l'autre un bon journalier, fidèle et vaillant à
l'ouvrage. Il existait une sorte d'ordre naturel où l'émotion,
l'affection avaient leur place et valaient leur pesant d'or.
Pour en revenir à ma grand-mère, elle s'est retrouvée
bonne à tout faire à Paris, puis elle a pris une loge de
concierge, d'abord vers le bois de Vincennes, puis allée
Gabrielle-d'Estrées, où elle s'est installée.
40
Figures de légende

Une femme de tête, ma grand-mère. Elle avait cédé à


une illumination sexuelle, à la folie printanière d'un soir
de bal au village, mais n'avait pas perdu pour autant le
sens des réalités. Comme deux jeunes fauves qui jouent,
ils avait roulé dans l'herbe et un enfant leur était né. Pas
de projet d'avenir, pas d'histoire d'amour fracassante dans
tout cela. La vie qui va son cours, simplement.
Dans l'enfer des tranchées, Gaston se fit rapidement
des copains. Robert Lesage, originaire de Saint-Quentin,
dans la Somme, devint son meilleur ami. Un jour qu'il partait
en permission, Gaston lui confia des lettres pour sa jeune
femme : « La mère de ma fille a fui son village. Elle se trouve
à Paris. J'aimerais avoir de ses nouvelles. Va donc la voir
pour moi, veux-tu ? »
Une fois à Paris, Robert, lettres en poche, se rend à
l'adresse indiquée. Ce devait déjà être l'allée Gabrielle-
d'Estrées. La porte s'ouvre. Il la regarde. Elle le regarde.
C'est l'amour fou, total, éternel. La passion immédiate dont
ils ne se remettront jamais.
De retour au front, Robert avoue tout à son copain
Gaston qui accepte la nouvelle et s'efface de l'histoire avec
le fatalisme des âmes simples et bonnes : « Si tu l'aimes, si
elle t'aime, c'est bien. Vas-y. Je serai toujours là s'il y a
quelque chose. Si on a besoin de moi... »
C'est ainsi que Gaston a laissé passer l'amour et que
ma grand-mère a trouvé le mari qu'elle attendait. J'ai donc
été élevé par mon faux grand-père, Robert Lesage, comme
son vrai petit-fils. Je n'ai appris toute l'histoire que plus
tard, vers dix ou onze ans. J'ai très bien pris la nouvelle.
Tout bien réfléchi, cela explique peut-être l'espèce de
distance, de réserve que mon grand-père a toujours eue
avec moi. Quand il fallait élever la voix, il le faisait. Mais,
tout en étant très sévère, il n'était jamais vraiment partie

41
Histoire de mon double

prenante de mon éducation. Ma mère et ma grand-mère


décidaient de tout.
L'histoire se termine d'une façon plus ordinaire :
Gaston s'est marié et a eu d'autres enfants. On ne l'a jamais
revu. Je ne le connais pas du tout. On dit qu'il a eu des
filles, du côté de Saint-Quentin dans la Somme. Je ne suis
jamais allé dans le village de mes grands-parents. Gaston
et Robert ont entretenu une correspondance pendant un
certain temps. Puis la vie les a pris. On a su que Gaston
était mort de tuberculose quelques années plus tard. Quand
la guerre s'est terminée, Robert est venu vivre avec Pauline.
Ma mère devait avoir cinq ou six ans. Ils l'ont renvoyée
chez ses grands-parents qui l'ont élevée jusqu'à l'âge de
douze ans. À croire que c'est une tradition, dans ma famille,
que d'être élevé par les grands-parents et de voir disparaître
le vrai père. Je romps avec cette tradition. Mais cela aura
été l'effort de toute ma vie.

Mes grands-parents, Robert et Pauline, on vécu jusqu'à


un âge très avancé une forme d'amour très particulière que
l'on ne doit trouver que dans les campagnes : un amour
tissé d'une infinité de gestes, mais d'où les mots sont, le
plus souvent, exclus. Avec le temps, les mots deviennent
uniquement fonctionnels : « fais ci », « fais cela ». Quant aux
gestes, ils sont tellement bien harmonisés et dialogués que
le langage devient inutile. Ils n'avaient plus besoin de mots.
La passion qui les avait dévorés s'était fossilisée avec le
temps d'une étrange façon. Mais on la percevait toujours
en filigrane de leur existence quotidienne et banale.
Mon enfance s'est donc passée entre deux êtres qui
ne se parlaient pas, du moins en public. Quand je faisais
l'école buissonnière, j'utilisais les manques de coordination
qui s'ensuivaient. Par chance, le téléphone n'existait pas.

42
Figures de légende

Du reste, mes grands-parents n'en ont jamais voulu. Ils


étaient sévères. La sévérité de ma grand-mère était une
sévérité de ménagère, toute maternelle et tendre. D'une
grande gentillesse. Mon grand-père, lui, était le yang total :
l'homme respecté partout et craint dans la maison comme
le seul maître après Dieu. Rien de malsain ou de brutal
dans sa sévérité. Il avait la noblesse des patriarches et le
jugement de Salomon. Pour un petit garçon comme moi,
c'en était parfois terrifiant. Il jouait un peu de cette image
olympienne que la vieillesse renforçait chaque jour dans
le miroir où il se rasait. Il ne parlait plus que par aboiements
brefs et impérieux. Quand ma grand-mère insistait pour
aborder un sujet qui sortait de la routine muette de leurs
journées, il retrouvait un vieil accent campagnard pour
se plaindre : « Laisse-moi tranquiye ! >»
Immanquablement, ma grand-mère riait et se moquait
de cette faute de français. Je riais avec elle. Il répondait par
un haussement d'épaules. C'était une sorte de jeu. Nous
étions tous trois parfaitement heureux.
Robert et Pauline étaient très beaux. Un bel homme
et une belle f e m m e . Dans mon souvenir, ils ont une
cinquantaine d'années. Ma grand-mère était une femme
imposante. Elle avait une poitrine et des formes généreuses.
C'était une femme musclée, balèze. D'une force incroyable.
Elle travaillait tout le temps. Mon grand-père aurait pu être
dessiné par un Michel-Ange. Un profil très Renaissance.
Un de ces visages de vieillard aigus, intenses qu'on voit
sur les dessins de cette époque : un nez d'aigle, des sourcils
impétueux, un visage émacié où le regard brûle, une
silhouette mince et altière. Il était un homme impressionnant.
Les gens l'appelaient monsieur Robert. Pour tout le monde,
ma grand-mère était madame Robert.

43
Histoire de mon double

Mon grand-père était un être taciturne. Du moins au


moment où j'ai pris conscience du fait qu'il était bien
plus silencieux que le reste de mon entourage. Il paraît
que plus jeune, jusqu'à l'âge de quarante ans, il était très
gai et même un peu cavaleur. J'ai appris qu'il avait eu
quelques aventures, qu'il avait trompé ma grand-mère.
J'aime cette idée. Cela prouve qu'il était vivant. Il était
aussi adroit de ses mains qu'il était silencieux. Au point
de devenir l'homme à tout faire du quartier. Il avait bâti
sa maison de ses mains. Il savait véritablement tout faire :
plomberie, électricité, toiture, fondations... Il savait
travailler le bois, le métal, la pierre. Il avait aussi un
atelier de cordonnerie dans la cave avec un matériel dont
il se servait pour faire des chaussures ou les ressemeler.
Robert et Pauline se sont mariés quand j'avais seize
ou dix-sept ans. Peut-être pour faire enfin comme tout le
monde ? Ou pour tenir un pari connu d'eux seuls ? Un
mariage civil uniquement. Ils étaient comme dégrafés de
la religion. On n'en parlait pas. Je me souviens qu'il y avait
un crucifix au-dessus du lit. Tout était plutôt relié à l'exercice
de la survie. Un exercice patient, obstiné et heureux. Ce
qui ne veut pas dire qu'ils n'aient pas eu une approche
spirituelle. L'amour, ça les connaissait.
Mon goût pour la science-fiction m'a été transmis par
mon père. J'avais quinze ans. Mes rencontres avec lui
étaient épisodiques. Un jour, il m'a passé le numéro 2 ou 3
d'une nouvelle revue qui s'appelait Fiction : « Lis ça. Tu
verras, ce sont des histoires extraordinaires qui se passent
dans les étoiles. On appelle ça de la science-fiction. La
littérature du xx siècle la plus importante à mes yeux :
e

celle qui nous fait entrer dans le futur, qui nous initie à
une autre conception du monde. »

44
Figures de légende

On n'en a plus jamais reparlé, mais il m'avait transmis


sa passion. Désormais, dans ma vie, il y aurait le western
d'un côté et la science-fiction de l'autre. En ce sens, si
Blueberry est du côté de ma mère et du Mexique, Moebius
tient plutôt du côté de mon père et de la science-fiction.

Dans le plus ancien de mes souvenirs, je vois des géants


qui se précipitent sur moi pour me protéger d'un danger
qui vient du ciel. Une image un peu trouble, entre rêve et
réalité. J'ai appris par la suite que mes parents avaient connu
l'exode, que nous avions été bombardés, mitraillés par des
avions ennemis. J'ai aussi le souvenir de disputes, d'assiettes
qui volent. Je devais avoir trois ans.
Rien ne peut m'ôter de l'idée que ma mère a choisi
mon père et non le contraire. Elle était une toute jeune
fille, une adolescente quand elle l'a rencontré. La vie l'avait
déjà passablement malmenée, mais elle faisait de la résistance.
Jusqu'à douze ans, elle a mené une existence assez idyllique
dans le petit village de ses grands-parents. Une vie de
campagne toute simple, rythmée par les travaux des saisons
et des jours, en compagnie de personnes âgées paisibles
et aimantes. Quand sa mère la fait revenir à Paris, à quatorze
ans, elle débarque dans une famille inconnue. Avec sa
mère, elle n'a en commun que le prénom, Pauline, qu'elle
déteste, Le mari de sa mère est un homme un peu bizarre,
très rigoureux, sévère. Il n'est pas question qu'elle poursuive
ses études. On la place comme bonne à tout faire. La seule
filière envisageable pour une femme dans cette famille-là
et à cette époque-là. Cela la rend furieuse. D'autant qu'elle
a sous les yeux son demi-frère, le fils de Robert et Pauline,
qui va à l'école et dont on prend le plus grand soin. Ma
mère est déjà une fille explosive qui a hérité de la puissante
personnalité maternelle. Entre elles, ça fait des étincelles.

45
Histoire de mon double

Ce sont les A n n é e s Folles : ma mère a envie de sortir, de


s'amuser. Elle ne p e n s e qu'à s'échapper des maisons où
on la place, sort la nuit par la fenêtre, traverse à pied la
moitié de Paris p o u r retrouver sa mère, scandalisée. De
guerre lasse, on la recase à l'usine à Fontenay-sous-Bois.
C'est là qu'elle va rencontrer mon père. Il habite une belle
maison au bord du plateau qui d o m i n e tout Paris, à deux
rues de celle de mes grands-parents, rue Séveyre — ça ne
s'invente pas. Il est beau gosse, fils d'avocat. Marguerite et
Henri Giraud, ses parents m è n e n t une vie de bourgeois
aisés. Marguerite est très fière de son vaste jardin, plein de
fleurs. Sa roseraie est célèbre dans les environs. Chaque
année, elle gagne haut la main le prix du plus beau jardin.
R a y m o n d est un charmeur. Sur les photos, il ressemble à
Charles Trenet à ses débuts, avec cette élégance de dandy,
les c h e v e u x blonds ondulés, une m o d e seyante, très près
du corps, une lueur cynique dans le regard, façon années 1930.
Un pur zazou. Quand il rencontre ma mère, il n'a que seize
ou dix-sept ans. Un an de plus qu'elle. Il est encore au
lycée. Son père voudrait le voir faire son droit. L'histoire
se répète : tous d e u x vivent u n e folle passion juvénile,
e n f l a m m é e , précoce. Tout les oppose. À c o m m e n c e r par
leurs familles. Contrairement à ce que l'on pourrait croire,
l'opposition est surtout venue de Pauline et de Robert. Ils
trouvaient le garçon trop « léger ». Si les parents de Raymond
ne devaient pas être ravis de le voir fréquenter une f e m m e
sans culture, sans éducation ni fortune, ils l'ont laissé faire.
C'est un enfant gâté. Il était doué, brillant, mais quelque
chose l'empêchera toujours de réussir ce qu'il entreprend.
Ma m è r e finit par s ' é c h a p p e r en cachette de la maison
maternelle, de nuit, par la fenêtre, avec sa valise. Les deux
tourtereaux se mettent en ménage. Là encore, pas de drame

46
Figures de légende

inutile. Cela s'est passé à la bonne franquette : on les a


retrouvés et on a régularisé. Les voilà mariés.
Raymond a décidé de se lancer dans les affaires. Toute
sa vie, il cherchera à monter des coups faramineux qui
échoueront les uns après les autres. Il n'a rien d'un joueur,
même si sa première affaire, au moment de ma naissance,
était une sombre histoire de machines à sous.
Mes souvenirs de lui sont rares et précis. Ma mère et
lui se sont séparés quand j'avais trois ans. Elle ne supportait
plus ses infidélités, réelles ou supposées, ses affaires en or
qui ne marchaient jamais. L'histoire des machines à sous
lui avait suffi : il s'agissait de « bandits manchots » que mon
père parlait de faire venir des États-Unis. On en trouverait
bientôt dans tous les cafés et les bars de la région parisienne
et sa fortune serait faite. Manque de chance, un député fit
voter une loi interdisant les jeux. Fin de l'aventure. Il en
avait gardé des amitiés un peu douteuses. D'après elle, il
fréquentait des gens impossibles, des hommes autour
desquels gravitaient b e a u c o u p de femmes faciles. Des
hommes avec lesquels il avait tout à perdre, rien à gagner.

Mes parents, comme mes grands-parents, n'étaient pas


d'une génération qui luttait contre la fatalité. À cette époque,
on ne faisait pas sa destinée : on la subissait. Mon père
aura pourtant essayé, une fois au moins, de lutter, de résister.
Je le sais. Même si je suis le seul à y croire.
Pendant l'Occupation, je devais avoir cinq ans. Un soir,
il m'a e m m e n é avec lui pour une tournée en voiture. Il
s'est garé devant la maison de ses parents et m'a laissé seul
dans la voiture, le temps de leur dire bonsoir. En fouillant
dans la boîte à gants, je suis tombé sur un pistolet automatique.
Ravi, j'ai commencé à le manipuler. Quand mon père est
revenu, il s'est trouvé devant un gamin qui pointait l'arme

47
Histoire de mon double

sur lui en riant. « Pan, pan ! » Panique générale. On m'a ôté


l'arme des mains et je ne l'ai plus revue. À l'époque, il n'y
avait pas cette mythologie de l'arme à feu que nous
connaissons aujourd'hui. Il n'y avait pas la télévision. Une
arme ne représentait pas grand-chose pour un petit garçon
de cinq ans. L'incident m'a surtout frappé par l'émotion
qu'il a suscitée. Il s'est gravé dans ma mémoire. Je revois
l'arme, la voiture, la maison. Je m'en suis souvenu au
moment de la Libération. Ma famille maternelle était pétainiste.
Robert avait fait la guerre de 1914. Le maréchal Pétain était
son grand homme. Mon oncle avait fait les chantiers de
jeunesse à Saveme. Quand mon père a traversé triomphalement
Fontenay-sous-Bois sur le marchepied d'une traction FFI,
ils ont ricané : « On voit les résistants de la dernière heure ! »
Le souvenir de l'arme trouvée dans la voiture et de
la panique que j'avais déclenchée m'est alors revenu. Je
n'ai rien dit, mais je savais, moi, que mon père avait fait
de la Résistance bien avant la dernière heure. Nous n'en
avons jamais parlé.

Après la guerre, mon père a monté une usine de


moutarde qui a fait faillite. Quand j'allais chez lui, il y avait
souvent de nombreux amis autour d'une table bien arrosée.
Tout le monde était très excité. Mon père parlait beaucoup,
comme toujours. Il a eu d'innombrables associés. Des types
qui régulièrement le décevaient un jour ou l'autre. L'aventure
finissait toujours par des drames. Mais je n'en savais pas
beaucoup sur ses mystérieuses affaires.
Au bout d'un certain temps, il s'est mis à faire les foires.
Son bagout charmait les ménagères de trente à soixante
ans. On lui trouvait à présent une ressemblance avec Guitry
ou avec Jean-Piene Aumont. Il avait en tout cas une tendance

48
Figures de légende
marquée à faire des effets de manche en parlant : •< Il s'écoute
parler! » disait ma mère, rancunière.
C'était dur, mais juste. Il s'embarquait dans des phrases
longues, sinueuses, devenait lyrique. J'admirais b e a u c o u p
sa façon de manier le verbe. Je trouve qu'il avait quelque
chose de Jules Berry. Q u e l q u e chose qui a disparu depuis,
mais qui était typique de l'entre-deux guerres et dont on
a encore l'écho dans quelques vieux films.
Puis il s'est mis en tête d'acheter des brevets : celui de
l'autocuiseur devait être une b o n n e affaire. Il l'a revendu à
la société Ardor qui en a fait l'autocuiseur Vit'Ardor, le
concurrent de la Cocotte-Minute Seb. Au salon des arts
ménagers, il y avait la Cocotte-Minute et Vit'Ardor. On sait
qui a gagné. L'autocuiseur était pourtant génial, bien conçu,
fonctionnel. Mon père était chargé de la promotion et des
ventes par Ardor. Sur les foires, son baratin marchait mieux
que jamais. Il m'époustouflait. Il fallait le voir faire. Il m'arrivait
de l'accompagner. J'ai m ê m e essayé de l'imiter, mais j'étais
trop timide pour devenir démonstrateur. Son show durait
environ vingt minutes. Ensuite, les gens s'approchaient pour
passer c o m m a n d e . Q u a n d il avait fini son numéro, il se
frottait les mains c o m m e un comédien satisfait de sa scène :
« J'ai été bon aujourd'hui, ça a bien marché. »
Il prenait un vrai plaisir à faire son b o n i m e n t . J'ai
retrouvé la m ê m e jubilation, le m ê m e goût de la parole
efficace et convaincante chez Jodorowsky.
L'autocuiseur Vit'Ardor a vraiment été son opus. Il s'est
investi pendant dix à douze ans dans ce travail. Il y a même
sacrifié b e a u c o u p de choses. Il s'était remarié avec Cécile
dont il a eu deux fils, Alain et Patrick. Je les ai vus naître et
grandir. Nous avions une dizaine d'années de différence. Les
bébés ne m'intéressaient pas trop, mais je les aimais bien. La
suite de l'histoire est obscure. J'ai appris plus tard que Cécile
49
Histoire de mon double

était diabétique. Mon père a, paraît-il, voulu à tout prix un


troisième enfant. Elle est morte avec le bébé au moment de
l'accouchement. Les deux petits ont perdu leur mère. Notre
père était toujours sur les routes avec ses autocuiseurs et ne
pouvait pas s'occuper d'eux. La famille de Cécile n'a pas
voulu s'en charger. Alors, il les a mis en nourrice à la campagne
comme ça se faisait encore à cette époque. L'horreur. Ils ont
été maltraités. Le petit Patrick était déjà un enfant délicat,
toujours dans les jupes de sa mère. Dès qu'elle s'éloignait, il
la cherchait désespérément. Alain était un petit chevalier assez
violent dans le genre de mon fils Raphaël. Du jour au lendemain,
ils se sont retrouvés orphelins, sans défense, sans amour,
livrés à des brutes. Quand mon père a rencontré sa troisième
femme, Jacqueline, quelques années plus tard, dès qu'il a pu
reconstruire un foyer stable, il les a fait revenir près de lui.
Mais il était trop tard. Rien ne pouvait effacer ces années de
misère affective et matérielle. Les deux gamins lui ont mené
la vie dure. Pendant dix ans, ce fut la guerre à outrance. La
seule arme dont un enfant dispose pour se venger de son
père, c'est lui-même. Il y sacrifiera son talent, son potentiel,
son avenir, son intégrité, sa santé. Tout. Alain est mort d'une
overdose. Patrick végète dans un hôpital psychiatrique. Nous
communiquons par lettres et par téléphone. Il vit dans son
délire. Hors du monde. Il m'est arrivé de couper les amarres,
mais je suis toujours revenu. Patrick n'a pas retrouvé la porte.
Mon père a eu encore un autre enfant de Jacqueline dont
je ne sais rien.

Personne ne me disait jamais « va voir ton père ». Mais


j'y allais quand même, de loin en loin, quand j'en avais
envie. Je passais devant sa maison en faisant la navette
entre les maisons de ma mère et de ma grand-mère. Je
savais qu'il était là, mais le plus souvent, je ne m'arrêtais

50
Figures de légende

pas. Parfois j'entrais. Je restais cinq minutes ou deux heures.


Je me mettais en retard. On me grondait un peu : « Tu es
e n c o r e allé chez ton père ! »
Il m'en reste une impression de grande liberté.
Vers quinze ans, j'ai eu u n e p h a s e d ' a m o u r absolu
pour mon père. Nous avions soudain des relations intenses,
des c o n v e r s a t i o n s culturelles, littéraires. Il m'a initié à
l'émerveillement, à l'intelligence. Il était la seule p e r s o n n e
de ma c o n n a i s s a n c e qui, tout en s'écoutant parler, savait
a b o r d e r des sujets pour moi mystérieux : la mort, la vie,
des questions philosophiques, métaphysiques. Des questions
qui l'attiraient. Il disait : «Je suis en train d'écrire un livre.
L'histoire de quelqu'un qui est mort. Un livre extraordinaire !
Ça va être u n e révolution... »
On n'a jamais rien vu. Il a continué à travailler dans les
arts ménagers. Mais la petite Ardor a été ruinée par le succès
de la Cocotte-Minute. Mon père a racheté des brevets de plus
en plus improbables : celui des couvercles en fer blanc dont
les trous laissaient passer la vapeur, par exemple. Il vivotait
dans la m a g n i f i q u e maison de ses parents. À ma grande
consternation, il a morcelé peu à peu en parcelles le jardin
qui faisait la gloire de sa mère. Les rosiers ont été arrachés
pour faire place à des logements. Puis il a loué le premier
étage. À la fin, il avait a m é n a g é le grenier pour en faire son
appartement. Une lente décadence. Il faisait ce qu'il pouvait,
assez intelligemment pour survivre, mais sans l'intelligence
positive qui aurait consisté à se servir de ce qu'il avait c o m m e
base pour repartir du bon pied. Il "s'enferrait dans une sorte
de retraite désespérée. Il essayait de boucler les cloisons
étanches, mais son navire prenait l'eau de toutes parts.

Un souvenir me fait encore souffrir. Nous étions allés


à une foire et nous nous s o m m e s arrêtés pour dîner sur la

51
Histoire de mon double

route du retour. Jacqueline, sa jeune femme, nous accompagnait.


C'était la première fois que j'entrais dans un restaurant avec
mon père. En déployant ma serviette, d'un geste maladroit,
j'ai expédié ma fourchette par terre. J'entends encore le bruit
qu'elle a fait en tombant sur le carrelage. J'ai voulu me
baisser pour la reprendre, mais j'ai vu mon père me regarder
d'un air sévère et le maître d'hôtel se précipiter avec une
fourchette propre. L'humiliation suprême : j'avais raté mon
entrée dans le monde de mon père. La journée s'était bien
passée, tout avait été parfait, et soudain, je laissais tomber
ma fourchette et rien n'allait plus. Quand nous sommes
repartis, Jacqueline a pris le volant. En traversant un village,
elle a voulu doubler un camion garé sur la droite. Un autre
camion arrivait en face. Jacqueline a braqué pour l'éviter et
la roue de la voiture a heurté violemment l'essieu du camion
à l'arrêt. La voiture était inutilisable. Nous avons terminé le
trajet en train. Mon père était furieux. J'ai retrouvé cette
sensation en voyant les films de Patrice Leconte. Tout s'était
bien passé et soudain, ma fourchette tombe et la voiture
est cassée. Comme si rien ne pouvait jamais être parfait
jusqu'au bout dans ce que faisait mon père. Il y avait toujours
un grain de sable qui venait tout gâcher au dernier moment.

Dans les dernières années, je ne le voyais pratiquement


plus. Il déclinait. Avec la lucidité et la cruauté d'un jeune
adulte entreprenant, je commençais à voir ce qu'il y avait
de creux, de velléitaire en lui. Je le trouvais triste, maladroit.
Il me décevait. J'espaçai nos rencontres. Il ne m'a jamais
réclamé. J'aimais bien ça. C'était comme un jeu entre nous.
Ainsi par exemple, je n'ai jamais su quel regard il avait sur
mes dessins : je commençais à être connu mais nous n'en
parlions pas non plus.

52
Figures de légende

Un soir, le téléphone sonna. Je n'avais pas revu mon père


depuis au moins un an et demi. C'était le frère de Jacqueline,
très embarrassé : « Est-ce que vous savez, pour votre père ? Il
est mort. » Je dus insister pour savoir ce qui était arrivé, imaginant
tout de suite un accident, une crise cardiaque, que sais-je...
L'homme était confus, gêné et mit un moment avant de me
dire la vérité : « À vrai dire, il s'est donné la mort. C'est un
suicide. Il s'est tiré une balle dans la bouche. »
L'histoire était pathétique. Mon père rêvait d'une maison
en Provence pour y passer la fin de ses jours. Du reste, il
m'en avait parlé lors de notre dernière entrevue. Il y avait
mis toutes ses économies. Mais il s'était fait rouler.
Malhonnêtetés, malversations, imprudence, naïveté? Quoi
qu'il en soit, l'argent qu'il avait versé avait disparu dans la
nature. Aucune preuve. La maison lui avait été volée avant
même d'être terminée. Plus de maison en Provence, plus
de retraite paisible au soleil. Un échec de plus. Un échec
de trop. Je suppose que mon père ne l'a pas supporté.
Et cette arme, ce revolver qui réapparaît, soudain...
au moment de choisir son destin.
Tout de suite après avoir raccroché, j'ai senti qu'il était
présent à mes côtés. Nous nous sommes vraiment touchés
d'amour comme nous ne l'avions jamais fait de son vivant.
Comme nous n'avions jamais pu le faire. Pouitant, je suis
certain qu'il a vu, qu'il a pu voir, par moments, que je
l'aimais beaucoup. Il ne s'agit pas d'un phénomène paranormal,
ni de rien de ce genre. Simplement de quelque chose que
j'ai ressenti. C'est moi qui décidais qu'il était là. Mais je l'ai
décidé si intensément que soudain, il était là. Nous nous
sommes alors aimés très fort. D'un seul coup, nous nous
sommes pardonné. Cette fois, nous nous parlions. Un
dialogue muet, bouleversant. Inoubliable. Ça a duré environ
vingt minutes. Ensuite il est parti. Non. C'est parti.
4

L'enfance de l'art

M on enfance s'est passée à faire la navette entre le haut


et le bas de Fontenay-sous-Bois. Entre le plateau où
vivaient mes grands-parents et la partie basse de la ville où
ma mère s'était installée. Je vivais entre les deux maisons,
ce qui n'allait pas toujours sans angoisses. Je me souviens
de mon premier cartable d'un beau rouge vif. Ma mère me
l'avait acheté pour l'entrée en maternelle. Je devais avoir
quatre ou cinq ans et je dormais chez ma grand-mère. C'était
une époque confiante et paisible où on pouvait laisser les
enfants, même très jeunes, se promener seuls dans les rues.
Il était entendu que je partais et revenais de l'école tout
seul. Je perpétuais la tradition : ma grand-mère m'avait
raconté comment elle parcourait des kilomètres à pied pour
aller à l'école. Sur le chemin du retour, il y avait un grand
tas de sable où je me suis arrêté pour jouer, oubliant mon
beau cartable tout neuf. Arrivé à la maison, plus de cartable.
Ma grand-mère est partie à sa recherche à travers Fontenay-
sous-Bois et l'a retrouvé, posé près du tas de sable. Personne
n'avait eu l'idée de le voler. Mon fils Raphaël adore cette
anecdote. Je crois que je comprends pourquoi : elle finit
bien. Il y a l'angoisse d'avoir perdu quelque chose, mais
surtout la joie de retrouver ce que l'on avait perdu. Un autre
jour, ma mère m'a envoyé acheter du lait avec les tickets

55
Histoire de mon double

de rationnement J3- J'ai perdu la carte et ce fut un drame


pour elle. Une autre fois, j'ai perdu mon beau sous-marin
rouge tout neuf qui a sombré corps et biens dans le lac de
Vincennes où je l'avais oublié et ce fut un drame pour moi.
Nous étions extrêmement pauvres et je me suis fait salement
gronder à chaque fois, pour mon étourderie. Enfant, je n'ai
pas tout perdu, mais je n'ai pas non plus tout retrouvé.
La banlieue parisienne telle que l'ont racontée Doisneau
et quelques écrivains de sa génération. La banlieue quand
elle avait encore des airs de ville à la campagne. Voilà la
banlieue où j'ai passé mon enfance.
L'appartement de ma mère était situé dans le bas de
Fontenay-sous-Bois, 14, rue Jean-Jacques-Rousseau. Nous
logions au troisième étage. La chambre faisait un angle
coupé presque entièrement occupé par une grande fenêtre
donnant sur un vaste espace vide qui s'ouvrait jusqu'au
bois de Vincennes, là-bas, tout au loin, comme une fine
ligne verte. Juste au-dessous, de l'autre côté de la rue, les
usines de la RATP avec leurs toits courbes, alignés comme
des vagues de béton. C'était le terminus de toutes les lignes
de métro. Il y avait là l'atelier où l'on réparait les wagons.
Un rêve de garçon. Tous les soirs, des centaines d'ouvriers
sortaient de là en vélo. Pas un seul n'avait de voiture. Je
me souviens de centaines de vélos.
La maison d'en face était un hôtel tenu par la famille
Valla, des Napolitains qui ont amené la fête dans le quartier.
M. Valla avait un gros nez à la W. C. Fields. Il chantait du
bel canto en servant l'apéritif dans des effluves de cuisine
italienne. C'était une famille nombreuse avec une nuée
d'enfants de mon âge. L'été, on jouait dans la rue jusqu'au
coucher du soleil. Là aussi, j'ai beaucoup dessiné : avec
des morceaux de plâtre, sur le bitume. Les gens se mettaient
aux fenêtres et regardaient mes dessins d'enfant. Il ne passait

56
L 'enfance de l'art

guère plus d'une voiture par heure. Aucune ne s'arrêtait.


La rue était le territoire des enfants. L'été, des milliers de
martinets poussaient leurs cris stridents tard dans la soirée.
Selon la hauteur de leur vol, on en déduisait le temps qu'il
ferait le lendemain. Les soirées s'allongeaient. Les femmes
se parlaient de fenêtre en fenêtre. Il y avait des ivrognes
qui vitupéraient, des bandes de jeunes sur leurs vélos...

Souvent, j'allais passer la journée chez ma grand-mère


et je rentrais le soir chez ma mère. Faire le trajet seul était
une épreuve. Je devais avoir sept ou huit ans. Le chemin
était long : presque deux kilomètres. Il fallait descendre
des marches, des côtes, traverser des quartiers entiers. Je
redoutais la rue du Plateau où je devais longer une maison
particulièrement sordide habitée par une famille misérable.
Les galopins me guettaient pour me barrer la route. On
aurait dit qu'ils savaient à quel moment je devais passer.
J'avançais, les bras chargés des cabas bourrés de légumes
et de fruits dont ma grand-mère m'avait encombré. Seraient-
ils là ou non cette fois ? L'incertitude me torturait. En même
temps, elle donnait à ma pérégrination des allures de mission
périlleuse. Je comprenais les angoisses du Chaperon rouge.
Au fond, ils ne m'ont jamais brutalisé. Bien plus grands
que moi, ils se contentaient de me terroriser. Je devais
ensuite passer devant la maison de mon père. L'éternelle
question se posait. M'arrêter, le voir ou passer mon chemin.
Ensuite, il ne restait plus qu'à descendre les marches.
Soulagé, je les dévalais quatre à quatre : j'étais presque
arrivé, il n'y avait plus de problèmes.

Entre les deux pôles de mon enfance, j'expérimentais


la vie sociale chez ma mère et la solitude chez mes grands-
parents. Une double vie tôt commencée, pour laquelle je

57
Histoire de mon double

développai rapidement une grande capacité d'oubli. Quand


j'étais d'un côté, je ne pensais pas à l'autre. Je vivais chaque
situation dans sa plénitude. Je n'avais pas l'impression de
quitter un monde pour aller dans un autre. Le monde était
toujours là où je me trouvais.

La vie chez mes grands-parents était à l'opposé de celle


chez ma mère. Faite de calme et de solitude. Nous vivions
presque en autarcie. Ils avaient un grand jardin, un potager
soigneusement entretenus : avec les légumes en bon ordre,
bien alignés, comme à la parade. Tout était cultivé, biné,
arrosé selon un merveilleux sens de l'économie, de la beauté
du geste. L'endroit était magique. Je me souviens avec
émerveillement de ce qui me paraissait alors tout naturel.
Il y avait des poules, des lapins, et même un cochon pendant
la guerre. Si grand-père avait pu disposer de davantage de
terrain, je suis sûr qu'il aurait eu des chevaux, des vaches.
Il s'est limité à ce qui était possible. Il avait créé une véritable
ferme miniature. Tout le quartier de Fontenay-sous-Bois
était un enchevêtrement de jardins, de vergers, d'arbres
fruitiers. Mais nous étions les seuls à avoir conservé à ce
point un air de campagne au bord de la ville. Nous avions
un magnifique poirier, des abricotiers, des pruniers, des
pêchers.
Grand-père avait disposé des citernes pour recueillir
l'eau de pluie. Je passais des heures à regarder dedans.
L'été, j'observais les larves de moustiques qui remontaient
à la surface. Dès qu'on s'approchait pour les toucher, elles
redescendaient dans l'obscurité du fond. À mes yeux,
c'étaient des océans abyssaux où nageaient des monstres
marins. J'avais remarqué qu'il y en avait deux variétés : les
uns semblables à de petits bâtonnets, les autres comme
des virgules. Pour moi, les bâtonnets étaient les mâles, les

58
L 'enfance de l'art

virgules les femelles. Je passais de longues heures de solitude


à transformer par l'imagination ce petit bout de jardin de
banlieue en un univers sans limites.
La maison était un banal pavillon de banlieue en ciment
comme on en voit dans Tardi : une rambarde en béton
armé, des griffons pas mal foutus, deux vasques pleines de
fleurs, des petites fenêtres et la cave transformée en atelier.
Sur le côté droit du jardin, s'étendait une grande usine
de brique rouge qui fabriquait des sommiers en fer. On
entendait à longueur de journée des bruits métalliques :
ce n'était pas agressif, presque musical. Par-delà la haie,
d'autres vergers. Pas de voiture. Le chemin en mâchefer
noirâtre était trop étroit, à peine plus large que les deux
bras étendus. Il fallait parcourir environ cent mètres pour
atteindre l'avenue - une belle avenue plantée d'immenses
platanes. Alentour ce n'étaient que de petites maisons de
banlieue entourées d'arbres modestes. La plupart des gens
qui habitaient là avaient fui les campagnes du nord pour
échapper à l'avancée allemande, lors de la Première Guerre
mondiale. Certains étaient restés et avaient construit leur
maison. De simples haies de sureaux délimitaient les
terrains et leur servaient de clôtures. Au printemps, pépiantes
d'oiseaux, elles embaumaient.
Deux mondes parfaits et inconciliables entre lesquels
je devais aller et venir. J'étais libre, mais à quel prix ?

Chez mes grands-parents, j'avais tout de même un ami.


Claude était le seul gamin du coin : un bel enfant aux
boucles dorées. Il devait avoir un an de plus que moi. À cet
âge, cela confère un grand pouvoir dont il abusait. Il était
cruel. On passait des après-midi entiers à s'amuser comme
des fous, et le lendemain, quand j'allais l'appeler pour jouer,

59
Histoire de mon double

il ne répondait pas. Malheureux, je repartais en pleurant


sans comprendre. J'expérimentais la passion frustrée.
Dans mon quartier du bas Fontenay, en revanche,
c'était très différent. Les enfants pullulaient. Chaque rue
avait sa petite bande. Garçons et filles mélangés. Il y avait
des histoires d'amour, de vrais romans, des passions, des
abandons, des désespoirs mais aussi des batailles et des
guerres. Ce fut pour moi le lieu de toutes les initiations.
Certains jeux étaient assez violents, d'autres plus
fantasmatiques : on simulait des enlèvements de princesses,
on faisait semblant de s'attacher, de se torturer. Il y avait
même des aventures plus « frôlatiques ». On se retrouvait,
avec Richard, un copain de l'immeuble, dans un escalier
en ciment encombré de parpaings. C'était notre endroit
secret. De temps en temps, on passait là une partie de la
soirée, malgré le froid qui mordait. Le jeu consistait à se
dénuder un peu dans la pénombre, à se frôler, se toucher,
s'ausculter : on jouait au docteur. Une sexualité enfantine
presque sans sexe.
Je me souviens peu de la guerre. Je suis né en 1938
et j'en ai une vision enfantine, fragmentaire. Mais je me
rappelle avoir vu à Paris Le Baron de Mùnchausen, le
premier film en couleur. C'était au Normandie sur les
Champs-Élysées, avec ma mère et une de ses amies. J'allais
à Paris pour la première fois. Une véritable expédition : il
avait fallu prendre l'autobus, le métro. Il y avait des uniformes
vert-de-gris partout. Dans la salle, comme c'était un film
allemand, il y avait aussi des Allemands partout. Des officiers
avec leur casquette, des soldats avec leur calot. Je me
souviens des encombrements de vélos-taxis. Les hommes
en culottes de golf et chaussettes tricotées à la main qui
appuyaient sur les pédales pour remorquer les grosses
mémères installées à l'arrière. On ne voyait les Allemands

60
L 'enfance de l'art

qu'à partir de Vincennes. Très peu à Fontenay-sous-Bois.


De temps en temps une patrouille passait, sauf à la fin
quand il y a eu de la bagarre. La guerre était une toile de
fond, un sujet de conversation des adultes. J'en entendais
parler parce que les gens se plaignaient de ne pas assez
manger. Nous n'avons jamais eu faim : mes grands-parents
cultivaient leur jardin. Tous les voisins venaient échanger
p o m m e s de terre, carottes et poireaux contre d'autres
denrées qu'on ne trouvait pas facilement. Il y avait donc
de tout à la maison. Pas de quoi parler de marché noir ; il
s'agissait plutôt d'un système de troc.

Mes parents se sont séparés quand j'avais trois ans. Je


me suis retrouvé à la charge de ma mère qui n'avait guère
de moyens. Le plus souvent, je devais réclamer la pension
alimentaire à mon père qui la payait trop rarement. À sept
ou huit ans, c'est une de ces commissions douloureuses
dont vous chargent les adultes. Mon père, qui n'avait pas
davantage d'argent qu'elle, me donnait tant bien que mal
quelques billets. À mon retour, ma mère était souvent
furieuse : le compte n'y était jamais. Elle pestait en permanence
contre mon père. Dès que je faisais quelque chose de mal,
la réplique fatidique fusait : « Tu es bien comme ton père. »
Et moi de reconstruire au fur et à mesure l'image
paternelle patiemment détruite. Ce ne fut pas toujours aisé.
Il a fallu que je regarde mon père avec beaucoup d'attention
pour le mettre à l'épreuve de la contre-publicité que lui
faisait ma mère. Les comportements pathologiques des
parents sont souvent néfastes. On pourrait dire aussi qu'ils
vous dotent de bons outils de perception et d'une solide
objectivité. Toujours est-il que je me sentais marginal.
Différent des autres. Un sentiment qui provenait du fait
que mes parents étaient divorcés. À l'époque, dans mon

61
Histoire de mon double

école de Fontenay-sous-Bois, j'étais le seul enfant dans ce


cas. J'ai fini par cultiver cette différence grâce au dessin.
J'avais trouvé autre chose pour me distinguer des autres.
Mon problème ne venait pas du fait que je n'aimais
personne. Il venait de ce que je n'aimais pas grand-chose.
J'étais toujours amoureux d'un ou deux de mes camarades.
Je les observais passionnément, m'attardant sur des détails
physiques. La plupart du temps, je vivais dans la souffrance.
Arriver dans une nouvelle classe me sauvait brièvement de
moi-même. Bonheur d'avoir une nouvelle chance de me
distinguer. Ce processus d'autocélébration n'était pas toujours
conscient. Je me tendais des pièges à moi-même. Un bon
mot lâché au bon moment suffisait à focaliser sur moi
l'attention de la classe. Je brillais et la souffrance revenait
quand je retombais dans l'indifférence.
Ce besoin frénétique de reconnaissance était lié à ma
situation familiale. Il m'a surtout servi d'apprentissage de
la célébrité. Être célèbre dans une classe est une expérience
cruelle. Le monde des enfants est extraordinairement sauvage,
primaire, basique. Retour à l'aube brutale de l'humanité.
On crucifie la moindre différence. Non pas pour blesser,
mais pour mettre à l'épreuve l'imprudent qui s'est distingué.
On peut aussi passer d'un rôle à l'autre : être anonyme au
cours de gymnastique et vedette en mathématiques. Devenir
célèbre en étant le meilleur ou le pire de la classe. Chaque
situation est différente et doit être pleinement assumée en
conséquence. Un apprentissage rude mais bénéfique.
Ceux qui sont différents doivent en être conscients
pour commencer à en souffrir. Un de mes camarades avait
la peau claire et des traits négroïdes. Sa mère était blanche.
Il n'avait jamais vu son père qui les avait abandonnés très
tôt. Élevé par sa mère, il se sentait blanc, jusqu'à ce qu'il
entre à l'école. Il y avait peu de noirs à l'époque. Le

62
L 'enfance de l'art

malheureux s'est fait passer à la moulinette par ses petits


copains qui ne s'y sont pas trompés une seconde : il s'est
fait traiter de négro et en a énormément souffert. Exciter
la haine des autres lui a signalé sa particularité. Il en a fait
un outil qui lui a servi à conceptualiser sa différence qu'il
vit, à l'heure actuelle, plutôt comme un avantage.
Il semble toujours que la souffrance ne soit positive
que sur un terrain où amour et bonheur fleurissent aussi.
Ma différence provenait du fait que je me trouvais dans
une situation familiale difficile, énigmatique pour l'enfant
que j'étais. Je me considérais — peut-être à tort — comme
le mouton noir, le vilain petit canard. Il me semblait en
permanence sentir le regard des autres posé sur moi. Cette
situation désavantageuse est pourtant devenue le cadre où
je me suis pleinement réalisé.

La séparation de mes parents a créé une différence


difficile à combler : manque de repères, d'autorité, perception
du destin lacunaire. Ma mère n'a pas fait preuve d'une
grande clairvoyance quand il s'est agi de faire pour moi des
choix scolaires ou professionnels. Aujourd'hui, je sais que
ce fut ma chance. Car si ma mère était myope, mes grands-
parents étaient totalement aveugles. Mon oncle avait fait
des études, mais Pauline et Robert n'avaient ni les moyens
ni la motivation suffisante pour m'imposer quoi que ce soit.
J'étais dans un vide total. La situation aurait pu tourner à la
catastrophe, mais je l'ai retournée à mon avantage.
Quand l'instituteur a souhaité que je poursuive mes
études, la réaction de ma famille a été positive. Ma mère
devait être vaguement flattée. Il ne s'agissait pas chez elle
d'un refus massif de la culture. C'était simplement une
légèreté d'esprit. On vivait dans un monde d'insouciance.
On improvisait. La vie était une aventure, la société une

63
Histoire de mon double

jungle. Grâce à un formidable mélange de laisser-faire, de


problèmes et découte au sein ma famille, j'ai pu me retrouver
dans la situation que je désirais.
Depuis, c'est ma philosophie : considérer la situation
dans laquelle je me trouve comme étant celle que je voulais.
Tout le problème consiste à définir qui est ce « je » et quelle
est la partie de soi qui « veut ». Il y a un « je » omniprésent
et un « je » générique, qui englobe toute l'histoire. Ce
dernier est presque étranger à nous. Nous cherchons
constamment, et souvent en vain, à le discerner. Je présume
que cette partie de soi, qui est hors de la perception dans
le présent, développe une sorte de stratégie à laquelle
nous n'avons pas accès et se dote de pouvoirs insoupçonnés.
Je me suis même demandé si ce n'était pas cet obscur « je »
qui avait en quelque sorte organisé l'éloignement de mon
père. Si mon père avait été un tant soit peu présent, si ma
mère lui avait donné voix au chapitre, compte tenu de sa
personnalité, jamais - je dis bien jamais - je n'aurais pu
faire de la bande dessinée ni même envisager une carrière
artistique. Car, sous des dehors un peu bohèmes, il était
en fait un petit-bourgeois de banlieue à l'imaginaire très
limité. Sur des questions aussi fondamentales que l'éducation
d'un fils et la direction à lui donner, il aurait certainement
eu recours, par peur ou conventionnalisme, à des schémas
beaucoup plus classiques.
Si l'on considère qu'une partie de moi voulait ce que
je suis maintenant, la stratégie était claire : je devais me
débarrasser en priorité du système d'autorité qui risquait
de me placer dans des circuits convenus. Le risque était
énorme : les moments décisifs qui ont fait que je ne suis
tombé ni dans la délinquance ni dans l'obscurité, ceux qui
m'ont projeté dans un processus d'éducation artistique, se
sont joués à très peu de choses.

64
L'enfance de l'art

Il faut comprendre qu'à travers toute l'histoire que je


raconte, je décris l'aventure d'un enfant qui n'avait pratiquement
aucune chance d'accéder à une quelconque responsabilité
d'expression. Pourquoi alors, d'un seul coup, le destin
bifurque-t-il ? C'est tout le problème de l'utilité. Est-on plus
utile en étant artiste qu'en devenant un rouage plus modeste :
clerc de notaire, fonctionnaire, bûcheron ? Dans ma philosophie
actuelle, je dirais que non. La créativité est répartie avec la
même utilité dans toute l'humanité. Même si cela n'apparaît
pas clairement. Si l'on considère notre propre corps, on a
tendance à privilégier les parties dites nobles : les cellules
du cristallin ou du cerveau, la main, les muscles. Puis on se
souvient des intestins, du sexe, des doigts de pied et l'on
s'aperçoit que tout est essentiel. Il suffit d'être privé d'une
infime partie de ce corps, ou de la sentir souffrir, pour que
cela nous devienne infiniment sensible.

Longtemps, j'ai cru que mon plus ancien souvenir à


propos de ma mère était réel. En fait, il s'agissait d'un rêve.
Peut-être l'un des premiers signes de cette dualité entre la
réalité vraie et l'autre, imaginaire, qui n'en est pas moins
porteuse de vérité. Dans ce souvenir, je dois avoir deux ou
trois ans : je marche à peine. Ma mère rencontre une amie.
Elles discutent. Je joue au bord du trottoir, près du caniveau.
Soudain, je suis happé par la fente noire de l'égout. Seules
mes épaules dépassent encore. J'appelle à l'aide, mais ma
mère ne m'entend pas, elle parle avec son amie. Un vrai
cauchemar. Vers seize ans, j'ai demandé - quel courage -
à ma mère si elle se souvenait de cet incroyable événement.
Elle m'a regardé avec étonnement. Ça n'était jamais arrivé !
J'ai dû en convenir. Mon étonnement n'était pas moins
grand d'avoir vécu seize ans avec l'idée que ma mère n'avait
pas prêté attention à ma descente aux enfers, à mon angoisse

65
Histoire de mon double

d ' ê t r e e n g l o u t i . C e r ê v e fait p a r t i e d e m a m y t h o l o g i e
personnelle. Il porte la m a r q u e de cette ambiguïté entre le
rêve et la réalité qui allait me p o u r s u i v r e longtemps.

Q u a n d je p e n s e à ma m è r e à cette é p o q u e de ma vie,
je la revois m a r c h a n t trop vite devant, et moi trottinant
derrière p o u r essayer de rester à sa hauteur. Cette difficulté
à suivre le m o u v e m e n t q u ' e l l e i m p r i m a i t à sa vie m'a
d a v a n t a g e m a r q u é que les m o m e n t s de t e n d r e s s e dont le
souvenir est plus c o n f u s . Un e n f a n t ne cherche pas à savoir
qui est c o u p a b l e de la situation d o n t il s o u f f r e . Il p r e n d la
faute sur lui. Un e n f a n t dont les parents sont h e u r e u x se
sent tout aussi r e s p o n s a b l e de leur b o n h e u r . Positif ou
négatif, il p r e n d tout à son c o m p t e et se construit à partir
de là. Placé au centre du m o n d e parental, il se c o n s i d è r e
comme la cause de tout ce qui arrive. Mes rapports psychiques
avec ma m è r e sont n é c e s s a i r e m e n t plus c o m p l e x e s que
ceux que j'ai pu avoir avec mes g r a n d s - p a r e n t s ou m o n
père. N o u s avons vécu e n s e m b l e plus longtemps. La mère,
c'est l'origine du m o n d e . Le rapport avec elle est antérieur
à tout le reste. Ne serait-ce que p h y s i q u e m e n t . Avant de
concevoir que l'on vient aussi du père, il faut faire toute
u n e d é m a r c h e intellectuelle, accepter un c o n c e p t é n o n c é
par d'autres. En particulier par la mère. Et la façon d o n t il
est désigné c h a n g e tout. Avec la mère, la c o n n a i s s a n c e de
la r e l a t i o n est d i r e c t e , elle fait p a r t i e du p r o c e s s u s
d'individuation. Cette c o n s t a n t e n'est pas s p é c i f i q u e au
sexe masculin. Le fait qu'on soit un h o m m e c o m p l i q u e
s e u l e m e n t un peu les choses. Les rapports avec ma m è r e
sont c o m p l e x e s , ambigus. Il y a un m é l a n g e d'amour, de
désir. Une m a n i è r e de r a n c u n e qui tutoie par m o m e n t s la
haine aussi fort que l'amour. Des sentiments qui induisent
un j u g e m e n t , u n e d é s a p p r o b a t i o n , u n e crainte aussi. Mon

66
L'enfance de l'art

père absent, ma mère a dû assumer un double rôle, prendre


des positions parfois violentes.

Les souvenirs aussi peuvent être violents. Je me souviens


qu'un jour, alors que ma mère lavait les carreaux de notre
a p p a r t e m e n t au troisième étage, j'ai eu la pulsion de la
pousser dans le vide. Je devais avoir une douzaine d'années.
La fenêtre était ouverte. C'était tellement facile. Il suffisait
d'un geste. Je me suis sauvé à la cuisine, honteux d'avoir
eu cette pensée. Ma rancune s'était exprimée, sans passage
à l'acte, heureusement. La rancune n'est jamais loin de la
haine. C'est là, ça attend. Pourtant, mes relations avec ma
mère sont chaleureuses. Nous sommes très proches l'un
de l'autre. Nous nous aimons.
Dans l'ensemble, les premières années de ma relation
avec ma mère - i n d é p e n d a m m e n t du m a n q u e que peut
parfois ressentir un enfant privé d'une image paternelle
forte et rassurante - ont été plutôt sympathiques. Son rôle
était ingrat. M'aimer, me surveiller, m'élever. Tout cela sans
b e a u c o u p d'argent : comme toutes les mères, elle me passait
un savon quand j'abîmais mes affaires. Mais finalement,
elle avait un m o d e de vie qui me convenait. J'aime la façon
dont elle a a f f r o n t é la vie. J'aime la façon dont l'image
aventurière de la f e m m e qu'elle m'a donnée m'a marqué.
Très tôt, elle a lutté contre le stéréotype que la société
tentait de lui imposer ne serait-ce qu'en s'opposant à la
volonté de ses parents de la placer c o m m e domestique.
Une f e m m e douée de conscience et d'indépendance avant
la lettre. Une f e m m e qui ne voulait pas s'en laisser conter
par la vie. Par la suite, lorsqu'elle a senti qu'elle ne formait
pas avec mon père le couple dont elle avait rêvé, elle a
p r é f é r é r o m p r e . Au f o n d , je l ' a p p r o u v e . Elle en a pris
l'initiative. A-t-elle manqué de patience ou était-ce courageux ?

67
Histoire de mon double

À l'époque, peu de femmes, surtout dans les milieux


populaires, prenaient le risque de renvoyer un mari sous
prétexte qu'il n'était pas exactement un modèle de moralité.
Par la suite, ma mère a toujours vécu d'une façon très
libre. En dépit de son manque de diplômes, de culture
même, elle s'est souvent r e t r o u v é e à des postes de
responsabilité. Douée d'une autorité naturelle, elle aime
diriger les gens, organiser, régenter. Sans s'encombrer du
qu'en-dira-t-on, elle traçait son chemin. En dehors du travail,
elle fréquentait des gens pas toujours honorables. Devenir
une bourgeoise n'était pas son ambition. Ma mère avait le
sens de la fête, de la chaleur humaine, une certaine magie.
Il n'y en avait pas tellement à Fontenay-sous-Bois.
Grâce à ma mère et à ses amitiés insolites, j'ai vu
d'autres façons de vivre, radicalement différente de celle
de mes grands-parents, austère, consacrée au jardinage,
plutôt zen. Une de ses meilleures amies, Colette, était une
noire pleine de vitalité et de gaieté, mariée avec un Italien.
Chez Colette, c'était la vie de bohème, l'Afrique, la musique,
la fête permanente, la rigolade, les repas interminables.
On criait, on chantait, les gens circulaient. Le mari de
Colette était toujours un peu parti. Il avait une voix de
stentor. Leur fille, Josette, était une petite créole d'une
beauté insolente qui fut ma première histoire d'amour.

Mon oncle, le fils de Pauline et Robert, et sa femme


m'aimaient beaucoup. Ils habitaient la maison voisine de
celle de mes grands-parents. J'ai cessé de les voir du jour
où ils se sont brouillés définitivement avec ma grand-mère.
Ils n'ont pas bougé. Il y a quelques années, j'ai voulu les
revoir. Dix ans s'étaient écoulés. Toute une vie. Je voulais
que ma femme, Isabelle, connaisse cet endroit. Sachant
que la maison de mes grands-parents avait été vendue, je

68
L'enfance de l'art

n'ai pas trop regardé. Tout avait beaucoup changé. Très


vite, je suis parti en disant : on va se revoir. Je n'y suis
jamais retourné. Je ne veux plus y retourner. Pas plus que
je ne souhaite connaître Le Hérie-la-Vieville, le village de
mes grands-parents. Je porte en moi la rupture douloureuse
entre deux mondes : paternel et maternel, campagnard et
citadin. J'assume la rupture initiée par mes grands-parents.
Je déteste les pèlerinages. Ce qui ne m'empêche pas de
créer ma propre mythologie. Je passe mon temps à construire
des ponts entre deux mondes et à y ouvrir des portes.
Profondément binaire, je cherche aujourd'hui à retrouver
une unité originelle perdue dans les sables du temps.

L'enfance est un voyage initiatique. Avec du bon et du


mauvais. Des passages, des épreuves qui laissent des cicatrices.
Toute mon énergie a été tendue vers un objectif : ne pas
reproduite le modèle dont j'avais souffert, le père qui abandonne
femme et enfants. Même si, tout bien réfléchi, c'est plutôt ma
mère qui s'est débarrassée de lui. Qu'avait-il fait pour mériter
ça ? C'était sa façon d'être, tout simplement. Je me demanderai
toujours si ce n'est pas moi qui l'ai chassé. J'y ai gagné, non
sans souffrances mais sans entraves, la liberté de devenir ce
que je voulais. Je me demanderai toujours si ce n'est pas mon
mystérieux pouvoir d'enfant qui a agi.
5

Stations

C e n'est pas la figure de mon père que l'on retrouve dans


mes albums, mais celle de l'homme qui l'a remplacé.
Ma mère était attirée par les hommes enfants, les joueurs,
plutôt que par les hommes sérieux. Ses récriminations au
sujet des fréquentations de mon père étaient doublement
fondées sur la jalousie, sans doute justifiée, et le dépit de
le voir échouer à chaque fois dans ses projets mirifiques.
Elle aimait les joueurs, pas les perdants.
Ses amis étaient tous à la limite de la marginalité, celle
que l'on retrouve dans les films de l'époque, les premiers
Melville. Une pègre sociable, honorable. La galerie des
personnages du polar à la française type Léo Malet.
Jo Flageole était un personnage sorti tout droit d'un
film de Melville. Le type même de toute une mythologie
urbaine de l'entre-deux guerres : pardessus en poil de
chameau, chaussures en daim, costumes impeccablement
taillés. Son mode de vie me fascinait.
Jo était un joueur de poker professionnel. Je m'entendais
bien avec lui. J'avais huit ou neuf ans. Il était gentil, très
séduisant. Il ressemblait au personnage de John Difool :
un grand nez long et pointu, un front très large, un peu
dégarni, les cheveux plaqués en arrière, de grandes
oreilles. Jo se levait tard, vers neuf heures. Il prenait son

71
Histoire de mon double

petit déjeuner au lit et y restait jusqu'à midi. Il passait


ses matinées à étudier les journaux de course. Il savait
tout des chevaux, des entraîneurs, des jockeys. Méticuleux
et organisé, il tenait des cahiers où il notait tous les
chevaux. Dans les marges, il reproduisait les caricatures
des jockeys publiées dans les journaux spécialisés. Vers
midi, il faisait sa toilette dans la cuisine. Nous n'avions
pas de salle de bains. Puis il déjeunait et partait jouer
aux courses. Il rentrait la plupart du temps avec de
l'argent. Il en perdait aussi parfois. Mais dans l'ensemble,
il avait un bon cash-flow.
Par la suite, Jo s'est mis au poker. À Fontenay-sous-
Bois, les joueurs se réunissaient au café, Chez Valadier. La
plupart du temps, ils jouaient entre eux. L'argent tournait.
Parfois des copains se joignaient à eux pour le plaisir.
Chaque jour, un ou deux pigeons se prenaient au jeu comme
dans une toile d'araignée pour alimenter les joueurs en
argent frais. Avec des hauts et des bas, Jo faisait son mois.
Sa réputation attirait des amateurs éclairés, comme dans
Maverick : ceux qui cherchaient des parties sans arnaque
ni manipulation, avec de bons joueurs autour de la table.
On organisait des duels chez les uns ou chez les autres.
Les parties duraient des heures. Dans MisterBlueberry, j'ai
inventé une expression pour décrire ces interminables
séances : des parties « sans mur ni plafond ».
Jo était un joueur habile. Un vrai professionnel du
jeu. En réalité, cela n'a rien à voir avec le fait que Blueberry
soit lui-même joueur. Je ne l'ai pas fait exprès. C'est Charlier
qui en a fait un joueur. Mais je m'en suis emparé dès que
j'ai eu la maîtrise du scénario : et Blueberry s'est mis à
faire des parties de trente-six heures, comme Jo, au fond
de la cuisine de ma mère transformée en tripot, abattant
ses cartes sur la table dans une fumée à couper au couteau...

72
Stations

Jo s'est é g a l e m e n t intéressé à des activités plus


honorables. Pendant la guerre, ma mère et lui se sont
lancés dans la fabrication d'entremets : les entremets
franco-russes - la marque Canadian était alors très prisée.
C'était un petit sachet que l'on versait dans du lait. Une
fois cuit, on obtenait une sorte de crème sucrée. Ils avaient
trouvé la composition, acheté les ingrédients et réquisitionné
ma chambre. Sur une table s'entassaient la farine, le lait
en poudre, les bâtons pour les sachets à la vanille et le
cacao pour les sachets au chocolat. Une fabrication artisanale.
Tout se faisait dans l'appartement. On mélangeait le tout
dans une espèce de tonneau à manivelle. Ensuite, il fallait
remplir les sachets avec un petit entonnoir pendant des
heures et des heures. Ma mère faisait les livraisons à vélo
chez les commerçants de Vincennes, Fontenay-sous-Bois
ou Montreuil. « Tu te rends compte, je fais ça jambes
nues ! » se plaignait-elle amèrement.
À cette époque, elle n'avait pas de quoi se payer
des bas, même en plein hiver. L'affaire a bien marché,
puis s'est arrêtée, faute d'investissements sérieux. Ce fut
une des tentatives de ma mère pour sortir de sa condition
de salariée. Puis le destin de Jo a bifurqué. Il a trouvé
du travail c o m m e régisseur au cinéma. Il a d'ailleurs
travaillé avec Melville. Sur le plateau, il a rencontré
l'habilleuse d'une des grandes actrices de l'époque,
Martine Carole ou Michelle Morgan. Ma mère a été éjectée.
Un peu plus âgée que lui, elle était très jalouse. Les
disputes étaient rares, mais violentes. L'ambiance dans
l'appartement devenait très pesante pour moi qui étais
là, entre les deux, sans pouvoir rien faire. Un jour, lors
d'une crise p a r t i c u l i è r e m e n t grave, j'ai pris, pour le
principe, le parti de ma mère. Quelque chose s'est cassé

73
Histoire de mon double

entre Jo et moi. Pourtant, je l'ai revu régulièrement jusqu'à


ce qu'il meure d'un cancer.
J'ai un peu honte : à l'époque, j'étais bardé de certitudes,
arrogant. Le connaissant, il a dû porter un jugement assez
dur sur moi dans le plus pur style des Tontonsflingueurs.
Je crois qu'il m'aimait bien malgré tout. Il m'appelait
Jeannot. Il a dû me voir tel que j'étais : un garçon
sans grande maturité.

Le troisième homme de ma mère était un champion


d'escrime mexicain. Une autre sorte de joueur. Elle l'a
rencontré à une station d'autobus. Il revenait des Jeux
Panaméricains d'Helsinki où il avait représenté le Mexique.
L'histoire n'est pas claire. Sans doute lui a-t-elle plus ou
moins forcé la main. Pendant trois ou quatre ans, ils ont
entretenu une correspondance assidue. Il lui promettait
monts et merveilles. Ma mère rêvait du Mexique. En France,
sa vie était devenue grise, sans avenir. Jo voulait se remarier.
Elle s'est fait expulser de son appartement. Ce fut le début
d'une errance qui allait durer des années. Sa situation était
plus précaire que jamais. Des amis l'ont hébergée un temps
près du bois de Vincennes. Le senor Meraz Segura était
son seul recours. Il a sans doute fallu qu'elle mette la
pression pour réussir à se faire inviter à Mexico. Y a-t-elle
vu un nouveau départ ? Une promesse ? Elle a pris le bateau
pour traverser l'Atlantique contre l'avis général.
Arrivée au Mexique, elle a vite déchanté. Son escrimeur
n'était pas disposé à jouer le grand jeu pour ses beaux
yeux. Ce bretteur magnifique était sous influence : il n'osait
même pas sortir de chez lui sans l'accord de sa mère.
Dans un sursaut d'indépendance ou de machisme, il a
épousé ma mère sans qu'il soit question toutefois de mener
une vie commune. Elle qui avait pensé me faire venir près

74
Stations

d'elle et reconstruire une famille a été obligée, une fois


de plus, de s'en tirer toute seule. Son naturel aventureux
a repris le dessus : t o u j o u r s prête à se lancer avec plaisir
et non sans une certaine innocence dans toutes les aventures
à sa portée, elle a fait toutes sortes de rencontres et s'est
liée d'amitié avec de nombreuses personnes dans la pension
de famille où elle vivait. À tout prendre, sa vie était plutôt
gaie et amusante. Il faudra un vrai coup dur pour qu'elle
se déclare vaincue : quand son passeport et son visa lui
ont été volés, le juge, sans doute corrompu par son hidalgo
spadassin, ne lui a pas laissé le choix. Incapable de prouver
son état civil, elle a été forcée de rentrer en France.

À quinze ans, la grande question que je me posais


n'était pas de savoir ce que devenait ma mère, mais :
« Dois-je ou non couper ma b a n a n e ? »
Les stations d'autobus et de métro ont eu une grande
i n f l u e n c e d u r a n t ces a n n é e s où n o t r e vie b i f u r q u a i t
i n s e n s i b l e m e n t . Ma mère avait pris la c o r r e s p o n d a n c e
pour le M e x i q u e à une station d'autobus. Q u a n d j'ai dû
me décider entre l'école Estienne et les Arts appliqués,
j'ai choisi la s e c o n d e p o u r la b o n n e raison qu'elle se
trouvait sur la ligne Montreuil-République : je prenais le
bus derrière chez moi jusqu'à Mairie-de-Montreuil. Ensuite,
c'était direct. Il n'en a pas fallu davantage pour décider
de toute ma destinée.
Jusque-là, je vivais dans le cercle fermé de la banlieue
dont il était difficile de s'évader. Paris semblait très éloigné.
Peu de temps avant que ma mère parte pour le Mexique,
j'avais passé mon certificat d'études. Le directeur de l'école
c o m m u n a l e de Fontenay a insisté pour que je n'en reste
pas là. D ' a p r è s lui, j'avais les capacités intellectuelles
requises p o u r entrer d a n s un circuit qui me mènerait

75
Histoire de mon double

jusqu'au bac. Étonné qu'il me prenne pour un bon élève,


j'ai passé et réussi un petit concours. Ma famille a été un
peu désarmée, mais a accepté. Il n'y avait pas de cours
complémentaire à Fontenay-sous-Bois. Je me suis donc
retrouvé à Vincennes dans la classe de cinquième qui
correspondait au niveau supposé du certificat d'études de
l'école communale. Mais les p r o g r a m m e s étaient trop
différents. Je n'avais jamais fait d'anglais, de mathématiques.
Cela m'a semblé insurmontable. Au bout de trois mois,
j'ai lâché prise. Auprès de ma mère et de mes grands-
parents trop crédules, j'ai prétexté les résultats d'un test
BCG soi-disant anormal pour leur faire croire qu'on ne
voulait plus de moi à Vincennes. On m'a laissé faire. Dans
l'indifférence générale, j'ai traîné tout le reste de l'année
dans Fontenay avec un copain.
Avec lui, j'ai découvert le bonheur de vivre dans les
marges, le délicieux sentiment de transgression que cela
procure. Par un circuit un peu compliqué qui m'avait permis
d'échapper à la mise en apprentissage immédiate après le
certificat d'études, j'avais franchi une petite lucarne de
liberté dont je profitais pleinement.
Pour mon grand-père, l'école n'était pas une fin en
soi. Au bout du compte, il y aurait un travail manuel à
l'usine ou dans un atelier. Il ne pouvait pas imaginer autre
chose. Ma mère a essayé de me trouver un petit boulot :
un ami de Jo, garagiste, cherchait un apprenti. Il ne m'a
pas fallu plus de cinq minutes en compagnie de cet homme
aux mains noires de cambouis pour comprendre que je ne
voulais pas de ça. L'odeur, le métal, les bagnoles, non merci.
J'ai dit : « Je reviens. »
Il ne m'a plus jamais revu. Ma mère n'en a pas fait une
histoire. En pleins préparatifs de départ, elle avait d'autres
76
Stations

chats à fouetter. Seule ma tante s'occupait un peu de moi,


essayait de me recadrer, de m'aider à trouver ma voie.

Sans le dessin, j'aurais pu basculer assez facilement du


mauvais côté. Sans le dessin, je n'aurais pas acquis de haute
lutte les moyens de maîtriser mon destin. Sans le dessin,
je ne serais pas devenu qui je suis. Mais il y eut le dessin.
Mis au pied du mur et sommé de trouver une activité
pour la rentrée suivante, j'ai louvoyé. À ce moment-là,
il était encore prévu que je rejoigne ma mère au Mexique
dès qu'elle serait installée avec son nouveau mari. Inutile
d'entamer une année scolaire qui ne durerait que quelques
semaines. Quand j'ai appris qu'il n'était pas question que
je la rejoigne de sitôt, je me suis retrouvé dans le vide.
Une autre année perdue. Terrifié à l'idée de devoir
sérieusement chercher un travail à l'usine ou dans un
atelier, j'ai convaincu ma famille de répondre à une
annonce de l'école ABC trouvée dans un magazine : « Si
vous savez écrire, vous devez savoir dessiner ». C'était
l'époque de l'École Universelle. Me voilà inscrit aux cours
par correspondance de l'école ABC. Dessins et peintures
devaient être expédiés régulièrement. Ils m'étaient
retournés corrigés, avec des notes d'encouragement. Je
me souviens avoir peint à la gouache mon verre et
ma brosse à dents.
Mes grands-parents se faisaient vieux. Ils passaient le
plus clair de leur temps dans leur jardin. Les marches du
perron étaient devenues trop hautes pour leurs vieilles
jambes. Ils avaient construit un petit deux-pièces accolé au
poulailler et s'y étaient installés. Le reste de la maison était
à ma disposition. Installé sur la table de la cuisine, je passais
mes journées à dessiner pour faire les devoirs de l'école

77
Histoire de mon double

ABC. Sous la fenêtre, j'entendais mon grand-père marmonner :


« C'est pas avec ça qu'il va gagner sa vie ! »
Mon objectif était de préparer un nouveau concours
pour la rentrée. Un concours plus proche de mes aspirations.
La première fois, j'ai échoué à l'école Boulle et à l'école
Estienne. La deuxième fois, j'ai tout réussi, y compris une
troisième école que je n'avais pas présentée la première
fois, les Arts appliqués. Le destin farceur m'a ainsi évité
deux écoles trop techniques dont l'enseignement m'aurait
sans doute découragé.
Il ne me restait plus qu'à décider si je sacrifiais ma
banane qui faisait sensation à Fontenay ou si j'adoptais la
coiffure à la Marlon Brando qui faisait fureur aux Arts
appliqués : le cheveu coupé ras avec une mèche tombant
légèrement sur le devant. Je me disais que je n'oserais
jamais. C'était un signal de rupture entre les générations
aussi incroyable que les cheveux longs dans les années i960
ou le piercing aujourd'hui. Se coiffer à la mode des Arts
appliqués, c'était marquer la rupture.

Le dessin est devenu ma vie. Jusque-là, le dessin était


une vie parallèle, invisible. Une façon de me retourner
comme une peau de lapin pour laisser apparaître une
forme intérieure dont je percevais la continuité, les progrès
et les régressions. Aux Arts appliqués, je me suis retrouvé
en contact direct avec moi-même. Mon passage dans cette
école fut une révolution totale. Mes nouveaux camarades
venaient de milieux extrêmement divers, en majorité
bourgeois. J'avais décidément changé de monde.
Dans les bifurcations de mon existence, il y a deux
étapes décisives. Un « avant » et un « après » le Mexique.
Juste avant, les Arts appliqués. Juste après, l'armée. Deux
occasions de comprendre que le dessin était un sésame,
78
Stations

le moyen d'échapper à ce dont je ne voulais pas, la clef


qui allait m'ouvrir toutes les portes. Par le dessin, je pouvais
m'extraire du sort commun. La vieille tentation de la différence
prenait un sens nouveau et intéressant.

La m e n a c e de la guerre d'Algérie avait précipité mon


retour du Mexique. C'était l'époque des premières opérations
militaires dans les Aurès. Pendant mes classes, j'ai joué
le jeu sans états d'âme. Pour la première fois de ma vie,
j'ai fait p r e u v e de réalisme. Le service militaire durait
vingt-sept mois. À la suite de mon incorporation, je me
suis r e t r o u v é en A l l e m a g n e d a n s u n e petite ville de
garnison. J'avais été a f f e c t é dans les Chasseurs. N o u s
étions censés servir de soutien à la Légion étrangère et
par c o n s é q u e n t destinés à connaître le champ de bataille.
La m e n a c e de la guerre était particulièrement pesante,
angoissante. Par chance, le service de cartographie de la
ville de Karlsruhe cherchait des dessinateurs. Je me suis
p r o p o s é et j'y ai été détaché. Le dessin venait une fois
de plus de m'extraire du circuit c o m m u n . Une planche
envoyée à un concours de dessin dans une revue militaire
m'a p e r m i s d'être a f f e c t é à B a d e n - B a d e n au m o m e n t
m ê m e où l'on parlait de n o u s e x p é d i e r au f r o n t . Ma
n o u v e l l e a f f e c t a t i o n au Train était b e a u c o u p m o i n s
disciplinaire. Pendant d e u x ou trois semaines, j'ai dormi
dans les bureaux. P e r s o n n e n'avait p e n s é à me trouver
une chambrée. J'ai p r a t i q u e m e n t passé un an à Baden-
Baden sans jamais faire l'appel. Le matin, bien au chaud
d a n s les b u r e a u x de la r e v u e , au c i n q u i è m e é t a g e ,
j'apercevais, alignés dans la cour, les pauvres diables que
l'on avait tiré du lit pour pouvoir les compter. Du capitaine
au colonel, tout le m o n d e était au courant de la situation,
mais fermait les yeux. L'équipe de la revue était composée
Histoire de mon double

de journalistes. Habitués à utiliser le système à leur


avantage, ils m'en ont tout de suite donné les clefs.
Il ne s'agit pas là d'une simple préfiguration du Lieutenant
Blueberry. C'étaient plutôt les prémices de la tentation
toujours vivace d'éviter de m'intégrer à la société pour
trouver mon salut dans une sorte de niche.
C'est là que j'ai fait la connaissance d'André Cheret
qui devait plus tard créer Rahan dans les premiers numéros
de Pif Gadget. Mon amitié avec Jean Nachbour date
également de cette période extravagante. Beau garçon,
brillant, élégant, il était le fils de l'un des directeurs de la
Gaumont. Parfaitement éduqué, il savait comment s'habiller,
parler. Tout un art de vivre à des années-lumière de mon
univers. De lui j'ai beaucoup appris, en particulier sur la
communication et certaines mœurs d'une société française
plus orthodoxe que celle que je connaissais. Il y avait entre
nous une forme de compétition. Je ne pouvais m'empêcher
de juger des effets de son action par rapport aux effets de
la mienne. Nous n'étions pas si mal partagés.
La revue n'était pas une pure partie de plaisir : nous
travaillions comme des dingues toute la journée. Mais
nous le faisions dans une ambiance très détendue et
informelle. Pour ne pas tomber dans le collimateur de
l'armée, j'avais fini par louer une chambre en ville. Nous
étions quatre ou cinq à filer discrètement le soir avant le
couvre-feu pour rentrer au petit matin en évitant le poste
de garde. Ce petit manège a duré près d'une année. Tandis
que d'autres faisaient leur nuitée dans une chambrée
sinistre, je menais une vie normale avec des amis, des
rencontres, des amours, des espoirs et du travail. Nous
nous faisions la cuisine au bureau pour éviter la cantine.
Le souvenir que j'ai de Baden-Baden ressemble à une
villégiature de luxe. Il me restait encore un peu d'argent

80
Stations

gagné avant mon service militaire et j'avais ma solde. Jean


a rencontré une jeune fille ravissante. Ils ont très vite vécu
ensemble. J'avais moins d'entregent, moins d'aisance que
lui. Je galérais avec les filles. Les différences sociales,
l'éducation, l'histoire familiale se révélaient brutalement,
mettant mes lacunes en lumière. C'est là que j'ai appris à
utiliser l'acquis comme système de remplacement.
Mon dessin progressait. Dans le contexte de l'époque,
la bande dessinée était une activité très particulière. Le
plus souvent, les enfants la lisaient en cachette, contre
la volonté des parents. Ce n'était pas une lecture reconnue.
Mon entrée dans cette revue militaire a donc représenté
une sorte de consécration. La confirmation que j'avais
eu raison de m'obstiner dans le dessin. J'ai découvert
que mon art me donnait des privilèges. C'était un peu
pervers. Pour un temps, je me trouvais protégé par mon
coup de crayon. Je suis resté dans cette revue bien au-
delà du temps de service que j'aurais dû, normalement,
effectuer en Allemagne. Avec une assurance que j'étais
loin d'éprouver au fond, je cherchais à impressionner le
colonel qui dirigeait la revue. Un grand joueur d'échecs.
Je n'étais ni un tire-au-flanc, ni un pistonné. Mon talent
de dessinateur me donnait une légitimité délectable dont
je profitais sans vergogne.

Quand la bureaucratie militaire a fini par nous rattraper


pour nous envoyer en Algérie, nous étions tous morts de
peur. À notre arrivée, nous avons attendu nos affectations
dans une caserne de triage pendant plus d'un mois. Un
jour, la liste a été affichée. Les affectations étaient distribuées
par ordre alphabétique. De A à F, vous partiez pour le
désert. De F à Z, vous restiez à Alger pour remplir des
tâches administratives. Le hasard de l'alphabet m'a donc

81
Histoire de mon double

mené à une planque que je n'avais pas cherchée : je me


suis retrouvé en train de trier des vêtements, des uniformes,
des gamelles et des casques dans une caserne d'Alger. Une
énorme bâtisse qui ressemblait au Musée de l'Homme.
À mes moments perdus, je lisais beaucoup de science-
fiction. La collection entière de Galaxie que je m'étais fait
envoyer m'aidait à tenir le coup. Le patron d'un journal
d'Alger m'a proposé de publier une bande dessinée : j'ai
commencé à travailler sur une série dont le personnage
principal était un super héros avec un collant noir et un
masque. Ce fut ma première et dernière tentative d'introduire
les super héros dans la bande dessinée française. Le journal
et son généreux patron ont été emportés dans la tourmente
des barricades d'Alger.
Nous avons connu un moment de tension intense le
jour où nous avons été assiégés par une foule de pieds-
noirs plus ou moins manipulés par les futurs cadres de
l'OAS. Ils voulaient des armes. Nos mitraillettes étaient
vides. Quant à nos sous-officiers qui étaient tous des pieds-
noirs algérois, ils étaient du côté des manifestants. Leurs
armes à eux étaient chargées et c'est nous qu'ils tenaient
en joue. Un geste de trop et la scène aurait tourné au
massacre. Le capitaine a fini par distribuer des armes aux
manifestants après avoir pris la précaution d'en retirer les
percuteurs. Par la suite, j'ai connu les patrouilles nocturnes
dans Alger à la recherche de voitures piégées. Nous devions
aller de voiture en voiture pour vérifier si les portes étaient
ouvertes ou fermées. À chaque fois qu'une porte s'ouvrait,
nous imaginions notre dernière heure arrivée.
Le dessin m'a tiré de là une fois de plus. J'ai réussi à
intéresser le colonel avec mes histoires de dessin. Au lieu
de faire les corvées, je peignais, avec un soin infini, de
82
Stations

nombreuses illustrations sur les tableaux d'avancement des


officiers. Pour finir, j'ai été muté à l'état-major de Blida.
Dans toute cette histoire, ai-je eu le pouvoir d'infléchir
mon destin ? Quelle étrange rencontre y a-t-il eu entre
mon désir profond, plus ou moins conscient et les événements
extérieurs ? La peur m'habitait, ni plus, ni moins que mes
camarades. Je n'avais élaboré aucune stratégie complexe
pour passer au travers. Mal en a pris à ceux qui s'y sont
risqués : mon ami Jean s'est retrouvé directement dans le
Djebel pour avoir voulu faire jouer ses relations afin d'y
échapper. Éviter l'épreuve du combat, du désert me
soulageait et me culpabilisait tout à la fois. Près de moi,
d'autres vivaient quelque chose que je ne partageais pas.
Le choix s'était fait indépendamment de moi. On ne
contrôle rien à l'armée, c'est impossible. Tout est bouclé,
verrouillé à l'extrême. On abdique toute responsabilité,
même si on trouve un autre champ d'action, plus intérieur
et plus subtil, qui est celui de la pensée, du langage, de
la communication et de la capacité individuelle de créer
des réseaux invisibles. Il est certain que ceux qui ne sont
pas armés n'ont d'autre solution que l'obéissance, pleine
et entière. Ils adoptent alors le profil du loup soumis au
chef de meute, offrant sa gorge, se baladant la queue entre
les jambes, les oreilles baissées en permanence.

La pire épreuve de mon service fut sans aucun doute


ma rencontre avec l'alcool. Je me suis saoulé à trois ou
quatre reprises. À chaque fois, ce fut une expérience
terrifiante. Entre hommes, il arrive toujours un moment
où l'on sort les bouteilles. C'est inévitable, et, généralement,
ça finit mal. Je suis sorti de l'armée en me jurant de ne

83
Histoire de mon double

jamais tomber dans l'alcool. En dehors des voitures piégées,


c'est la chose la plus dangereuse que j'aie côtoyée là-bas.

L'impression n'a jamais complètement disparu d'être


là comme un touriste, comme un dessinateur. « Rien qu'un
b o u f f o n , rien qu'un p o è t e ! » dit N i e t z s c h e dans
les Dithyrambes de Dionysos. Le point de vue dionysiaque
du créateur, c'est celui du reporter photographe qui, à
force de regarder la guerre à travers le filtre de son viseur
oublie qu'il a un corps mortel que les balles peuvent
transpercer. Passée la stupeur profonde des premiers jours
d'armée, je regardai les choses qui m'arrivaient avec un
parfait détachement. La réalité était ailleurs. Elle ne pouvait
m'atteindre. C'est le syndrome de Fabrice del Dongo, le
héros de La Chartreuse de Parme. Son regard lui donne
un recul dangereux, mais protecteur. J'ai fini par m'apercevoir
que je n'évoluais pas dans un film. C'était la guerre pour
de vrai. Le système de l'armée m'avait reconnu implicitement
inapte. Au lieu de m'écraser, il me privilégiait pour mieux
me rejeter. J'ai donc involontairement bénéficié des moindres
niches d'autonomie offertes par le système. Tout cela
s'inscrivait dans un légalisme militaire typiquement français.

Les attentats qui frappaient Alger, le danger et la


p a r a n o ï a p e r m a n e n t e avaient créé un c o n t e x t e
particulièrement pénible. Curieusement, mes meilleurs
copains étaient des Algériens musulmans, qui faisaient
leur service militaire avec moi. Je ne me souviens plus
de leurs noms, mais j'ai conservé le souvenir de leurs
visages. L'un d'entre eux, dont la famille habitait Alger,
m'invitait souvent chez lui. Je considérais cela comme un
privilège. Il m'avait expliqué que son père postier voyait
son avancement dans la hiérarchie s'éloigner au fur et à

84
Stations

mesure que son ancienneté augmentait. Le racisme ambiant


était de plus en plus p e r c e p t i b l e . Un peu à l'image de
ces Orangistes protestants d'Irlande du Nord, qui, ayant
conquis le pays en leur temps, continuent à défiler c h a q u e
a n n é e p o u r c o m m é m o r e r leur victoire. C'est c o m m e si
c h a q u e a n n é e une t r o u p e de N e w - Y o r k a i s venait défiler
à Atlanta ou à La N o u v e l l e - O r l é a n s p o u r fêter la victoire
nordiste lors de la g u e r r e de Sécession. Rien de tel p o u r
entretenir la r a n c œ u r et la haine que d'obliger l'autre à
se r e m é m o r e r sa défaite. Une f a ç o n de lui mettre le pied
sur la tête pour l'éternité.

À l ' é p o q u e de la guerre d'Algérie, la société française


se trouvait dans u n e situation de blocage. C'est s û r e m e n t
lié à tout un contexte, peut-être aussi à une réaction par
r a p p o r t à la défaite de 1940, à la perte de l'Empire. Une
sorte d ' e x o s q u e l e t t e se constitue dans la tête de c h a q u e
individu d ' u n e nationalité : il n'est pas structuré par son
être réel, mais par l'idée générale qu'il se fait de lui-même
dans son rapport au m o n d e . Je me souviens qu'à l'école,
la classe entière vibrait d ' é m o t i o n devant le planisphère,
mesurait avec orgueil l'étendue rose des zones d'influence
française. À l'âge de dix ou o n z e ans, on ne s o n g e pas à
protester. On se sent plutôt transporté, pénétré d'importance.
Le c o l o n i a l i s m e f r a n ç a i s ne fut que l ' e x p o r t a t i o n d'un
modèle social. Le marxisme l'a fort bien analysé. La guerre
de 1940 et les s o u b r e s a u t s c o l o n i a u x ont signé l'arrêt de
mort de cette société. De nos jours, un parti c o m m e le
Front national j o u e d ' u n e certaine volonté compulsive de
retour sur le passé. Pour un dessinateur, le fait que son
leader n'ait qu'un œil est intéressant : la vision d'un œil
u n i q u e e m p ê c h e de percevoir les reliefs, d'être sensible
à la perspective. P r e s q u e un p r o g r a m m e en soi.

85
Histoire de mon double

P o u r q u o i le Cyclope, celui q u i - n ' a - q u ' u n - œ i l , est-il


dépeint c o m m e un monstre d a n g e r e u x ? On sait bien que,
dans la mythologie, tout a t o u j o u r s un sens. Q u a n d Ulysse
rencontre le Cyclope sur u n e île, il en a très peur et doit
faire appel à toute sa ruse p o u r lui faire croire qu'il n'est
« p e r s o n n e », se déguiser en m o u t o n et lui échapper. Dans
la mythologie, le mythe du Cyclope symbolise celui qui
est i n c a p a b l e de voir au loin. Ni dans le passé, ni dans le
futur. Il reste coincé, impuissant, dans u n e p e r c e p t i o n du
présent p r e s q u e animale. Le Cyclope n'est-il pas un géant ?
Autant dire la r e p r é s e n t a t i o n d'un collectif, doté d ' u n e
vision des c h o s e s u n i d i m e n s i o n n e l l e , sans perspectives.

Faire les Arts appliqués au lieu d'aller à l'usine et faire


mon service militaire en dessinant au lieu de manier des
a r m e s , a d é c l e n c h é en moi u n e sorte d ' e x t a s e de la
d i f f é r e n c e . Le d e s s i n p o u v a i t tout, s'il p o u v a i t cela.
Aujourd'hui encore, il m'arrive de ressentir cette sensation,
mais j'y suis b e a u c o u p m o i n s sensible, c'est n e t t e m e n t
moins satisfaisant. Car j'ai découvert depuis que la différence
résidait d a n s un p r o c e s s u s réussi d ' a f f i r m a t i o n et de
c o m p r é h e n s i o n de soi et de son histoire. Q u a n d je fais le
bilan, je ne suis pas réellement différent. Je suis c o m m e
tout le m o n d e . Du reste, à partir d'un certain m o m e n t de
ma vie, j'ai c o m m e n c é à faire des choses pour être enfin
c o m m e les autres. Tout du m o i n s p o u r en avoir l'air.
P e n d a n t très longtemps, après l'armée, j'ai vécu u n e vie
marginale et délirante. Puis, un jour, je me suis marié, j'ai
voulu avoir des enfants, les e m m e n e r à l'école, être à la
Sécurité sociale. C'était une forme de jouissance absolument
incroyable. Je me sentais enfin capable de vivre c o m m e
tout un chacun, de rentrer dans un bâtiment administratif,
de parler aux autres, d'être compris, a c c e p t é sans être

86
Stations

obligé de passer par le dessin. Parallèlement, une partie


de moi-même demeurait en embuscade et regardait tout
cela avec curiosité et ironie, comme s'il s'agissait d'une
expérience. Je me souviens d'un film sur ce thème avec
David Bowie. Longtemps j'ai eu l'impression d'être tombé
là par hasard, comme le personnage qu'il incarnait : être
un extraterrestre avec toutes les apparences d'un être
humain débarqué sur la Terre, sans carte ni mode d'emploi
pour se diriger, et qui tente de communiquer avec les
humains en leur faisant de beaux dessins...
6

Le voyage au Mexique

| ) autocar roulait vers Monterrey à travers le désert mexicain.


Nous venions de franchir la frontière. De tous côtés, ce
n'étaient que poussière et cactus. Un nuage ocre nous
poursuivait, suffoquant. À la première halte, je suis descendu
me dégourdir les jambes. Je venais de traverser les États-
Unis d'une traite, le nez collé au carreau. À la recherche
d'un peu de fraîcheur et d'eau, je suis entré dans l'auberge
au bord de la route. La porte de derrière n'était pas fermée.
À travers le cadre lumineux ouvert dans la pénombre, je
voyais le désert continuer, à perte de vue. Une image absolue.
C'est là que j'ai passé mon contrat avec le western, le désert
infini et sa magie. C'est cette sensation inouïe, ce flash, que
j'ai toujours cherché à transmettre dans mes bandes dessinées.
Depuis Le Havre, j'allais d'étonnement en étonnement.
La vision de la petite silhouette de ma grand-mère sur le
quai regardant le bateau s'éloigner avait donné, sans que
je le sache, une dimension prophétique au dessin de mon
enfance. Je m'étais embarqué pour cinq jours de navigation
sur cette île flottante avec de parfaits inconnus. Une vieille
dame s'est prise d'amitié pour moi et m'a aidé à m'y retrouver.
Arrivé à New York, je n'ai pratiquement rien vu de la ville.
J'étais obsédé par la crainte de rater mon car. Je ne parlais
89
Histoire de mon double

pas un mot d'anglais. Tout ce que je connaissais de l'Amérique,


c'était son cinéma et quelques couvertures du Washington
Post. Tenaillé par l'angoisse de me perdre dans cette
immensité, j'ai traversé tout le territoire américain d'une
traite, sans même m'arrêter une nuit dans un motel. J'avais
trop peur de ne plus pouvoir repartir. Je me souviens
pourtant de chaque odeur, de chaque couleur. Lors d'un
arrêt, à Dallas, j'ai voulu inscrire mon nom sur le mur des
toilettes. Fatigue ou nervosité, j'ai été pris d'un saignement
de nez. J'ai arrêté l'hémorragie comme j'ai pu, mais quand
je suis sorti de la petite cabine, impeccable à mon entrée,
il y avait du sang partout et mon nom nulle part !

Arrivé à Mexico, j'ai eu un autre saignement de nez.


Ma mère m'a emmené chez le médecin qui a prescrit des
piqûres dont la première - et la dernière - était si douloureuse
qu'elle m'a guéri à jamais des saignements de nez.
La situation de ma mère était bien différente de ce que
ses lettres laissaient supposer. L'homme qu'elle avait rejoint
n'était pas celui qu'elle croyait. Peu après l'avoir épousée,
il était retourné vivre chez sa mère qui le tenait complètement
sous sa coupe. De deux maux, le pauvre type avait-il choisi
le moindre ? À l'époque, ma mère était une force de la
nature, un ouragan. La canaliser n'était pas une mince affaire.
À mon arrivée, elle avait trouvé refuge chez Use et
Arnold. Des Juifs allemands qui avaient fui l'Allemagne nazie.
Réfugiés à Paris d'abord, puis à Mexico, ils tenaient une
petite épicerie calle de Nueva York, dans le centre de la ville.
Une de leurs spécialités était le gâteau au fromage. Il y en
avait partout dans la maison. Ma mère qui adorait faire ces
choses-là, les aidait autant qu'elle pouvait. Elle avait vécu
un temps dans une pension de famille avant d'être accueillie
par eux. Leur hospitalité généreuse était celle des déracinés.

90
Le voyage au Mexique

Ils avaient transporté leur culture avec eux. Arnold était un


homme très nerveux, d'une grande sensibilité. Extrêmement
intelligent et cultivé, il était d'une gentillesse tout à fait
littéraire. Il m'a appris à jouer aux échecs. C'est l'une des
plus belles choses qui me soient arrivées au Mexique. Sa
femme était une Allemande rousse, décharnée, voûtée, dont
la voix voilée semblait toujours au bord de la rupture. Une
de ces femmes dont les veines du cou enflent lorsqu'elles
parlent. Ils avaient deux enfants de six et huit ans dont les
talents polyglottes m'impressionnaient beaucoup : ils parlaient
indifféremment français, espagnol, allemand et anglais. Nous
avons vécu chez eux un long moment, le temps de trouver
une autre solution pour ne pas abuser de leur gentillesse.
Avant de partir pour le Mexique, j'avais travaillé à
Cœurs vaillants, la revue où j'étais entré grâce à Jean-Claude
Mézières. J'y publiais les planches que je réalisais le samedi
et le dimanche en même temps que nos devoirs des Arts
appliqués. J'avais donc quelques sous devant moi et j'en
ai profité, au grand scandale de mes grands-parents, pour
louer un appartement avec ma mère calle de Nueva York,
à deux pas de chez lise et Arnold. C'était un quartier
populaire, à moitié en ruine, à moitié en construction comme
c'est souvent le cas au Mexique. Tout près de là, un terrain
vague résonnait j o y e u s e m e n t des cris des gamins qui
s'entraînaient au hand-ball.
J'étais supposé revenir en France après les vacances
pour reprendre les Arts appliqués. Mais, lorsque la date de
la rentrée est arrivée, je n'avais plus envie de repartir : nous
venions tout juste de louer l'appartement. Ma mère n'était
pas du style à s'angoisser pour mes études. Elle s'est
facilement laissée convaincre que je pourrais reprendre
mes cours un peu plus tard. Le jeune homme de seize ans
que j'étais devenu lui plaisait bien : sérieux et calme, un
91
Histoire de mon double

peu comme mon fils Julien. Un garçon qui inspirait confiance.


Après trois ans d'absence, nous nous retrouvions avec une
aisance jamais connue. Plus de devoirs à faire, de leçons
à apprendre, plus de conflits. Nous nous entendions comme
larrons en foire. Pendant près de six mois, j'ai enfin vécu
seul avec ma mère. Je me sentais devenir un h o m m e .
B e a u c o u p d'amis défilaient calle de Nueva York. On riait,
on s'amusait. La vie était belle.

Tout bien réfléchi, je suis parti au Mexique au bon


moment : les Arts appliqués m'avaient donné un petit bagage
culturel suffisant pour m'aiguiser l'esprit et m'ouvrir quelques
portes. Mais j'étais un garçon fragile, m a n q u a n t encore
b e a u c o u p de maturité. Si j'avais été moins préparé, je
n'aurais rien vu. Si je l'avais été davantage, je n'aurais rien
pu accepter de la réalité que je découvrais.

Pendant mon séjour au Mexique, j'ai continué à dessiner


un peu. Plus par habitude que par besoin. Le dessin n'était
plus une obsession. La vision du désert mexicain par la
porte de l'auberge m'avait fait franchir un cercle magique :
c o m m e si j'étais littéralement entré dans le dessin. Je le
portais en moi désormais. Plus besoin de m'échiner à le
rechercher à force d'esquisses. Q u e l q u e chose me disait
que je le retrouverais quand il me manquerait. Après.
En r e v a n c h e , je lisais b e a u c o u p en écoutant de la
musique. Dans le m e u b l é que nous avions loué, j'avais
découvert un é n o r m e électrophone américain avec un son
s e n s a t i o n n e l , et u n e petite collection de disques. LJn
mystérieux amateur de jazz venait de me léguer sa passion.
J'écoutais en boucle le double album du concert de Benny
G o o d m a n au Carnegie Hall, dans sa première version, des
swing des années 1930 et 1940, de la musique mexicaine,

92
Le voyage au Mexique

mais aussi Dave Brubeck et d'autres musiciens contemporains.


Une révélation. À Paris, le jazz était de l'ordre du p h é n o m è n e
de foire. Sympathique, entraînant, mais très commercial.
Avant le Mexique, je n'avais aucune idée de ce que pouvait
être véritablement le jazz, la musique.

Ma mère et ses amis étaient gentils avec moi, mais tous


ces adultes vaquaient à leurs occupations sans trop s'occuper
de ce que je faisais de mes journées. J'en ai profité pour
apprendre l'espagnol. Moi qui me croyais peu doué pour
les langues, il ne m'a fallu que deux mois pour être capable
de me débrouiller et suivre les conversations. Nécessité et
désir de communiquer m'avaient donné le don des langues.
Un jour, un ami de passage, me voyant désœuvré, me proposa
de me faire rencontrer un peintre : « C'est un artiste, c o m m e
toi. Un bohème. Il va te plaire. Viens, je vais te le présenter. »
Il était entendu pour tout le monde que j'étais un dessinateur.
Ma mère me présentait comme tel. J'ai même été sollicité pour
faire des portraits : l'un des plus difficiles à réussir fut celui
de la mère d'un ami. Une Mexicaine d'origine indienne. Une
tête incroyable, massive, masculine. Quoi que je fasse, je ne
parvenais pas à lui donner l'apparence d'une femme.
N o u s voilà partis dans u n e voiture b r i n q u e b a l a n t e .
Arrivés dans le centre de Mexico, nous stoppons devant
une petite maison d'un seul étage, coincée entre deux gros
immeubles. Mon ami me fait entrer. À l'intérieur, se trouve
un jeune h o m m e d'une beauté saisissante, une sorte de
héros de roman, blond, très fin, presque maigre. Même son
nom, Mario Falcon, n'avait pas l'air vrai. Ça ne s'invente
pas : falcon signifie faucon. Mario était occupé à peindre
à fresque la pièce principale de la maison. Murs, plafonds,
plinthes étaient recouverts d'une étrange fresque métaphysique
extraordinairement colorée, ambitieuse. Les présentations

93
Histoire de mon double

faites, étant entendu que j'étais, moi aussi, un artiste, il m'a


tout de suite expliqué ce qu'il était en train de peindre.
Mario est rapidement devenu mon ami. Il peignait à
longueur de journée dans une débauche indescriptible
de couleurs. Toute une bande d'artistes, de poètes, de
journalistes venaient bavarder un moment chez lui, jouer
aux échecs et le regarder travailler. J'ai pris l'habitude de
passer mes après-midi en leur compagnie. Presque tous
les jours, après le déjeuner, je prenais l'autobus qui me
ramènerait, tard dans la soirée.
Mario écoutait du jazz à longueur de journée. Il en
parlait merveilleusement. C'était un amoureux du be-bop.
Nous étions en 1956. Charlie Parker venait de mourir.
À l'époque, le be-bop était l'équivalent de la techno il y a
quelques années : un phénomène tout à fait confidentiel.
C'est lui qui m'a appris à écouter véritablement la musique.
Dans cette vision, l'art est considéré comme une urgence,
un jeu qui repose sur une tension nécessaire. Mario était
un être étrange, cérébral, extrêmement politisé, peut-être
plus militant que peintre.
À le regarder peindre, j'apprenais beaucoup aussi. Il
avait un sens des couleurs très personnel. Ce qui me frappait
surtout, c'était son talent pour ritualiser, dramatiser sa
peinture à la recherche d'une perfection dans le détail.
Chaque élément sur la toile avait à ses yeux une fonction
carrément politique. La représentation devenait un moyen
d'action sur le monde. Il peignait comme si chaque coup
de pinceau devait changer le cours de l'histoire.
J'ai soudain compris pourquoi l'homme s'était mis à
peindre les murs des cavernes : parce qu'il avait découvert
cette sensation d'agir sur le monde en se l'appropriant par
le dessin, la gravure, la peinture.

94
Le voyage au Mexique

Rien d'académique, chez Mario. Il débordait tous les


cadres appris. Son manque de maîtrise graphique, loin
d'être objectivement suffisant pour exécuter cette fresque
ambitieuse, ne le gênait pas. Une pulsion poétique,
révolutionnaire, quasi mystique l'habitait et il lui donnait
libre cours sans se soucier de la technique. Son inspiration
sublimait sa vision dans une liberté totale et donnait à son
art la force d'une revendication.
La maison qu'il peignait ainsi était celle d'un homme
d'affaires mexicain. Un petit b o n h o m m e corpulent qui
ressemblait un peu à Winston Churchill et passait de temps
à autre voir où en étaient les travaux. En échange de la
fresque, Mario occupait les lieux à sa guise jusqu'à ce qu'il
en ait terminé. Centimètre par centimètre, je le voyais
progresser, envahir le mur, la porte, contourner la plinthe,
éclairer un recoin, jouer du trompe-l'œil, de la couleur. Il
utilisait chaque surface pour ce qu'elle était, comme le
peintre préhistorique qui se servait d'un relief de la paroi
pour figurer la bosse du m a m m o u t h . Nous discutions
technique. L'exemple de Mario ne m'avait pas incité à me
remettre à dessiner plus d'une ou deux heures par semaine.
J'avais fait quelques esquisses pour lui montrer que je n'en
étais pas à mon coup d'essai, que je n'étais pas seulement
le jeunot qui vient en touriste, qui s'assoit, écoute et regarde.
Le moindre panneau recevait son histoire adaptée
à son format et à sa découpe. Il peignait de petits sujets
dans les coins, agrandissait ses p e r s o n n a g e s selon la
taille des murs. Un délire figuratif, baroque et somptueux,
typique de la peinture mexicaine qui embrasse le monde
sans se préoccuper des perspectives ni de l'ampleur du
sujet. La f r e s q u e représentait tout à la fois Juarez et
l'histoire du Mexique, celle des États-Unis, les guerres
contemporaines, la guerre de Corée, celle de 40. L'ambition
95
Histoire de mon double

du projet me s u f f o q u a i t et la liberté de Mario dans sa


façon de le traiter me fascinait.
Mario était mon ami. Durant des mois et des mois, je
l'ai vu chaque jour. Pourtant, je ne peux pas dire que je
sois parvenu à le connaître vraiment. Il gardait une part
d'ombre. Ainsi par exemple, je n'ai jamais su d'où il venait,
où il avait appris à peindre, ni quelle était son histoire. Mon
amitié avec Mario était faite d'impressions vives, de sensations
fortes, de compréhension intuitive. Il fallait suivre et j'avais
parfois l'impression en rentrant de chez lui sous les étoiles,
d'avoir passé l'après-midi à chevaucher une comète...
La vie chez Mario était un étrange mélange de pauvreté
extrême et d'abondance. Il vivait c o m m e un clochard mais
il se débrouillait toujours pour avoir chez lui de quoi boire
et manger. Q u e l q u e temps après notre première rencontre,
je le trouvai o c c u p é à mettre de l'ordre dans la maison, ce
qui ne lui ressemblait guère. Selon ses accords avec le
propriétaire des lieux, une fois tous les huit ou dix jours,
on rangeait les pinceaux et les pots de peinture et on faisait
la fête. En fait, cela dépendait des appétits du monsieur
qui se chargeait d'amener du vin et des prostituées. Sous
prétexte de faire des photos et des films, il s'agissait surtout
d'une vaste partie de j a m b e s en l'air.
C'est ainsi que le Mexique fut également pour moi la
découverte des f e m m e s . Mes seize ans amusaient tout le
monde. Je devins r a p i d e m e n t la mascotte de la joyeuse
b a n d e qui passait ses j o u r n é e s à picoler en refaisant le
m o n d e p e n d a n t que Mario le brossait à grands traits sur
les murs. Un soir où je m'étais attardé, on me proposa
avec force clins d'oeil de rester pour participer à la fête.
L'homme d'affaires arriva, entouré d'une nuée de filles.
On fit les présentations. L'ambiance était subitement montée
d'un cran. Les conversations s'emballaient. Mon espagnol

96
Le voyage au Mexique

était trop jeune pour que je capte tout. L'homme d'affaires


a-t-il donné de l'argent à une des filles pour s'occuper de
moi ? Mon inexpérience devait beaucoup les amuser. Sans
me faire prier, j'ai suivi la fille qui était d'ailleurs jolie.
Nous nous sommes retrouvés nus dans une pièce sans
lumière et nous avons commencé à faire l'amour. Au bout
de cinq minutes, alors que j'étais en pleine action, la pièce
s'est subitement éclairée et tous les invités sont entrés
avec leur verre à la main pour porter un toast à mes
premières amours mexicaines. Fesses nues, rouspétant,
partagé entre la honte et la fierté, je les ai poussés dehors.
Mais peine perdue. Trop excité, énervé, je n'ai jamais pu
conclure. Douce et rieuse, elle m'a consolé d'un baiser et
nous sommes redescendus. En bas, une ovation nous a
accueillis. J'étais au comble du bonheur et de la frustration.
Le Mexique venait de m'offrir une première fois inoubliable.

Il y eut une autre soirée au cours de laquelle je rencontrai


une jeune femme d'une vingtaine d'années. Sa sœur ou sa
copine sortait avec un des journalistes de la bande. Elle
l'avait accompagnée. Cette fois, ce n'était pas une prostituée.
Mais mon aventure m'avait un peu dessalé. J'ai osé l'aborder.
Nous sommes devenus amants. J'ai vécu alors une véritable
histoire d'amour : un subtil mélange d'insouciance,
d'inconscience, de gravité et d'extase. Il existe de nombreux
enseignements sur l'aspect énergétique du corps, sa position,
ses émanations lorsqu'un homme pénètre une femme
comme une prise mâle entrerait dans une prise femelle. Il
se passe quelque chose. Je l'ai expérimenté. Ça ne s'est
jamais démenti. Notre histoire a duré trois semaines et s'est
terminée avec une belle dispute d'amoureux qui a permis
à chacun de partir la tête haute. Ensuite, les femmes se
sont succédé, nombreuses, différentes.

97
Histoire de mon double

Une autre fois, les amis de Mario se sont mis à rouler


des pétards et m'ont proposé de goûter leur mélange d'herbe
et de tabac. Quand je lui avais dit que Mario fumait de la
marijuana, ma mère m'avait vaguement mis en garde : « Fais
très attention avec ce truc-là. »
Aller acheter de l'herbe était toute une expédition. J'ai
accompagné Mario chez le paysan qui le fournissait. Un vieil
indien pittoresque qui cultivait les plans dans son jardin et
les vendait à la demande. Il fallait sortir de la ville, ce dont
j'avais eu peu d'occasions jusque-là. Un musicien cubain,
Mendez, qui avait un petit orchestre, était venu avec nous.
Nous sommes repartis avec notre paquet d'herbe. Bien entendu,
je n'ai pas voulu laisser les autres fumer sans moi. Et bien
entendu, j'ai trop fumé. C'est un bon souvenir. Au bout d'un
moment, j'ai dû sortir prendre l'air. Je ne tenais plus sur mes
jambes. Une fois dans la rue, complètement stone, je me suis
assis contre une porte pour essayer d'analyser les sensations
incroyables qui me troublaient. Si je fermais les yeux, des
visions dont je ne pouvais croire qu'elles sortaient de mon
cerveau m'assaillaient. Comment de telles images pouvaient-
elles me venir à l'esprit ? Mon corps, ma peau, ma langue,
ma salive s'étaient mis à vivre une vie indépendante et follement
réceptive. Des sensations plutôt plaisantes mais complètement
déroutantes. Aucune angoisse et personne pour me mettre
en garde, pour me dire que c'était mal.
Même au Mexique où tout le monde fume, l'usage de
la marijuana restait complètement interdit. Quand Mario
fumait, il ne savait pas quoi inventer pour éliminer l'odeur
de l'herbe : il fallait le voir monter sur la table et faire
tourner sa veste pour ventiler la fumée. Inutile de dire que
ça ne marchait pas. Mais l'image de Falco dansant son
étrange ballet pour disperser l'odeur de la marijuana est
gravée dans ma mémoire. Pour être honnête, j'ai fumé

98
Le voyage au Mexique

comme ça une dizaine de fois. En revanche, je n'ai pas


touché aux champignons hallucinogènes dont le pouvoir
sur mon ami m'effrayait. À mon retour en France, fumer
ne m'a pas manqué, mais j'étais indubitablement marqué.
L'herbe avait provoqué en moi des sensations tellement
extrêmes que quelque chose s'était ouvert.
Mario ne fumait pas seulement par oisiveté. Le plaisir
était là bien sûr, mais c'était également pour lui une
introduction à une certaine forme d'extase artistique. Il en
faisait une fête de la perception. La grand-messe des sens.
Fumer de la marijuana ou du haschich pour la première
fois a des effets radicalement différents suivant que l'on se
place dans une volonté délinquante ou une démarche
artistique. La consommation d'une drogue, la manière dont
elle agit sur notre perception du monde et de nous-même,
est absolument dépendante du psychisme. C'est pour cette
raison que maintenir l'interdiction des drogues douces n'est
pas forcément une mauvaise chose. Le vif sentiment de
transgression m'a protégé des excès. On devait faire attention
à la police. Le numéro de Mario grimpé sur la table dramatisait
encore l'ambiance. L'interdit était clair. Nous tombons tous,
un jour ou l'autre, dans l'interdit. Je ne me suis pas trop
posé de questions. Ce qui est lié au plaisir est souvent
interdit. Le fait que cela soit interdit ne signifie pas toujours
qu'il soit absolument défendu de le faire, mais simplement
de le faire en public. Pour la marijuana, j'ai donc associé
l'interdit à la seule interdiction de fumer en public. J'ai eu
la même démarche en ce qui concerne le sexe.
À Fontenay-sous-Bois, j'avais eu plusieurs petites
amies. Être timide ne m'empêchait pas de vouloir séduire.
J'aimais la compagnie des filles. L'acte sexuel me faisait
encore peur. À l'époque, c'était quelque chose d'ultime.
Les jeunes filles avaient trop peur d'être enceintes. Les

99
Histoire de mon double

garçons, sous prétexte de respecter cette crainte, l'utilisaient


pour éviter d'être confrontés à l'acte lui-même, à sa violence.
Il me reste une nostalgie de cette époque où l'on pouvait
passer deux ou trois heures à caresser une fille sans la
pénétrer. L'impossibilité de l'acte ouvrait à d'autres sensations,
l'approche était autre, peut-être plus érotique. En ce sens,
l'éjaculation fonctionne comme une sorte d'anesthésie du
désir. J'aime l'idée d'avoir vécu autre chose.

Le Mexique a donc été pour moi une expérience


première, fondatrice. Un temps fort qui a marqué mon
indépendance d'adulte vis-à-vis de ma mère - ce qui n'était
quand même pas rien -, la confirmation de mon autonomie
financière - ce qui était très important -, la découverte de
l'expression artistique en dehors du cadre scolaire, en toute
liberté, en toute inspiration. L'initiation à la musique, à
l'amour. La découverte des étranges pouvoirs de l'herbe.
J'en ai gardé l'idée que, par rapport à la marijuana, l'alcool
est décidément une drogue archaïque. Le champignon aussi.
Le premier booster, l'accélérateur de perception originel,
fut un champignon : l'amanite tue-mouches qui pousse
dans tout le bassin méditerranéen. La marijuana est plutôt
une béquille de la perception.
Il existe deux débats sur la drogue : le premier porte
sur la liberté qu'a chacun de faire ce qu'il entend, le deuxième
est de savoir si les drogues sont effectivement des substances
aliénantes pour l'individu. Le problème est moins celui de
la drogue que celui de la dépendance. Je crois qu'à un
certain niveau de stress, les réponses individuelles dépendent
de l'histoire personnelle, familiale, de la façon dont la
société va vouloir utiliser certains groupes afin de faire
émerger d'autres systèmes de conscience, des situations
nouvelles. La société humaine n'est pas tendre. Elle ne
100
Le voyage au Mexique

s'embarrasse pas de scrupules lorsqu'il s'agit de sa survie.


Elle va localiser les groupes jugés importants et les soumettre
à des pressions presque intolérables afin de créer de nouvelles
souches de pensées utiles. Certaines écoles pensent qu'il
faut épouser tous les mouvements de la société pour les
conforter. D'autres estiment que l'être humain est là pour
générer des comportements nouveaux et révolutionnaires,
pour implanter un code nouveau dans le génome social.
La marijuana a conditionné en partie mon activité
créative en bouleversant ma perception du monde. Je n'ai
jamais été en phase avec la civilisation de l'alcool. Je n'ai
jamais voulu m'y intégrer. C'est un sentiment instinctif, bien
antérieur à ma rencontre avec la marijuana. Finalement, il
y a une cohérence dans tout cela. Notre culture est alcoolique :
elle n'admet l'accroissement de la perception que par la
seule consommation d'alcool. Je revendique clairement la
rupture avec cette société. Ma découverte de l'herbe m'a
donné l'impression d'avoir trouvé une autre voie. C'est une
prise de position philosophique. Je ne me reconnais pas
du tout dans la civilisation de l'alcool, même si j'apprécie
de boire un verre de temps à autre. Quant à la dépendance,
à l'herbe comme à l'alcool, je la dénonce fermement. C'est
la pire des prisons : celle où l'on s'enferme soi-même.

Parti au Mexique pour trois mois de vacances, j'y ai


vécu neuf mois qui m'ont profondément métamorphosé.
Ce séjour a opéré comme un voyage initiatique. J'ai eu
l'impression d'être allé au bout de mes possibilités du
moment. Je suis passé par les trois stades symboliques de
l'itinéraire initiatique : la progression sur le chemin de la
découverte ou anabase, la révélation au sommet d'un autre
monde, et la catabase, lente descente vers la réalité, de

101
Histoire de mon double

l'autre côté de la montagne magique. Car le voyage de


retour n'a pas été moins intéressant.

Ma petite vie mexicaine se poursuivait, d'expérience


en découverte, quand mes grands-parents ont battu le
rappel de la réalité. La guerre menaçait en Algérie et j'allais
être appelé à faire mon service militaire. Il était temps de
rentrer si je ne voulais pas me mettre hors-la-loi. Il y eut
un moment d'angoisse. Sans doute la tentation de la fuite
en avant. L'argent aurait pu être un prétexte. En neuf mois,
j'avais dépensé tout ce que j'avais emporté. Mes grands-
parents ne savaient pas comment me faire parvenir ce qui
restait de mes économies en France. Me voilà obligé de
rentrer et sans un sou pour acheter mon billet.
L'homme d'affaires de Mario me parut être un bon
recours. Ne m'avait-il pas généreusement offert la prostituée ?
Si je lui expliquais ma situation, sans doute pourrait-il
m'avancer le prix du billet. Je déchantai. Assis, impérial,
derrière son grand bureau, il m'a très courtoisement renvoyé
dans les cordes. Le plaisir était une chose, les affaires en
étaient une autre : « Cela m'est impossible, vois-tu, je suis
un peu gêné en ce moment, m'a-t-il répondu, impassible. »
Inutile de dire que je n'en ai rien cru. Humilié d'avoir
fait la démarche pour rien, blessé de constater que la franche
camaraderie d'une nuit de fête ne valait rien au grand jour,
je suis reparti en donnant de grands coups de pied dans
tout ce qui traînait sur le pavé de la rue.
Finalement, comme toujours, ma mère a trouvé une
solution à mes problèmes d'argent et j'ai pris mon billet de
retour, bien décidé cette fois à profiter du voyage. L'interminable
traversée d'ouest en est du continent américain me faisait
revenir sur les paysages que j'avais déjà vus une fois. La
surprise de la découverte n'y était plus, mais, le nez à la

102
Le voyage au Mexique

fenêtre, insatiable, je percevais davantage de détails qui


m'avaient échappé au premier passage. Cette fois, je voulais
faire un véritable arrêt à New York. Je m'étais organisé pour
y passer une nuit dont je me promettais monts et merveilles.
Pendant tout le voyage, je trépignais d'impatience à l'idée de
la nuit qui m'attendait, 42e Rue, à Greenwich Village. Mon
copain Mézières que j'allais retrouver à Paris m'envierait
tellement. Et voilà qu'à cinq kilomètres à peine de la grosse
p o m m e », mon œil se met à pleurer et à me démanger.
Persuadé d'avoir une poussière dans l'œil, je frotte, je cherche
à l'enlever et ne fais qu'empirer le mal. J'ai passé ma fameuse
nuit new-yorkaise à l'hôtel, sous la douche, à essayer d'enlever
cette satanée poussière qui m'empêchait de garder l'œil ouvert
sur cette cité mythique que je désirais tant voir. Le lendemain,
toujours larmoyant, j'ai pris le bateau. Sitôt à bord, j'ai expliqué
mon problème à un marin qui m'a emmené à l'infirmerie.
J'avais une conjonctivite carabinée. Le médecin m'a mis dans
l'œil une goutte d'un produit à base d'opium. Ma pupille est
devenue mince, fine comme une tête d'épingle et je me suis
souvenu que, dans les romans policiers que j'aimais lire, on
reconnaissait les drogués à leurs pupilles rétrécies.
Mon séjour raté à New York m'a renvoyé à la frustration
mythique des albums de Zig et Puce. Dans cette série, les
personnages s'efforcent d'aller à New York sans jamais y
parvenir. Ils tombent chaque fois dans un nouveau piège
qui les empêche de parvenir à destination. L'histoire de leurs
innombrables tentatives occupe au moins quinze albums.

Sur le bateau, voyageait une chanteuse française assez


connue. Nous avons fait connaissance. Mon exaltation naïve,
le récit de mes tribulations mexicaines et mon énergie
brouillonne devaient me donner un charme étrange. Ce fut
l'histoire éblouissante qui peut se produire dans un lieu

103
Histoire de mon double

clos et pour le temps d'une traversée entre un garçon de


seize ans et une femme de quarante. Je ne doutais plus de
rien. Le voyage au Mexique m'avait initié à une vie d'aventures
où tout était possible, surtout le plus improbable. La rencontre
avec cette femme fabuleuse ne faisait que renforcer cette
impression d'avoir trouvé les clefs d'une vie nouvelle. Avant
de quitter le navire, elle m'a donné son numéro de téléphone.
Pour moi, il était évident que l'histoire ne s'arrêtait pas là.
Nous allions nous revoir au plus vite à Paris.

L'exaltation du voyage est retombée d'un coup quand


je suis arrivé chez mes grands-parents. En moi, tout avait
changé et là, rien n'avait bougé. Le château de Vincennes,
l'autobus, Fontenay-sous-Bois, la petite allée, la maison, la
cuisine, le chat, le grand-père bougon, la grand-mère
inquiète, le cageot des radis frais cueillis posé sur le perron,
les poules, les lapins. La douche froide ! Mon cœur s'est
serré. Où étaient mes rêves, mes désirs d'aventure ? Ratatinés
à la mesure du vieil espace pour lequel je me sentais
subitement trop grand. Tout était plus petit que dans mon
souvenir. Du côté des Arts appliqués, ce n'était pas mieux.
J'ai revu les copains. Mézières, Talford. Ils avaient terminé
l'année scolaire que j'avais manquée. Je me sentais
complètement décalé. Quand j'ai composé le numéro de
Laure, j'avais encore un petit espoir de tenir un dernier lien
avec le rêve. Sa voix joyeuse, son entrain. Elle était en train
de travailler sur un disque et m'a proposé de la rejoindre
au studio d'enregistrement. J'ai passé toute une après-midi
derrière la vitre à jouer les potiches et à gêner les techniciens.
Soudain, j'ai réalisé qu'elle vivait dans un monde où je
n'avais pas ma place. Pas encore. Je n'étais pas de taille.
Un bref au revoir, la promesse de la rappeler que je n'ai
jamais tenue. Fin du rêve.

104
Le voyage au Mexique

Dans la vie, il y a deux méthodes. La première consiste


à rechercher un chemin qui monte progressivement et dont
on écarte au fur et à mesure les broussailles pour déboucher
sur un territoire vierge et accueillant. La seconde, à tenter
de sauter directement en chute libre de la case où l'on se
trouve, en espérant atterrir quelque part au petit bonheur
la chance. Cette dernière solution est rarement efficace.

Puisque la réalité m'avait rattrapé, autant la prendre à


bras-le-corps. J'ai mis mon beau délire mexicain et les
visions dont j'avais la tête pleine entre parenthèses et j'ai
retrouvé mes bases. Mieux valait reprendre les choses en
douceur, là où je les avais laissées. J'ai retrouvé mes copains,
je suis redevenu le petit-fils de mes grands-parents et j'ai
repris ma collaboration à Coeurs vaillants en attendant de
partir pour le service militaire.

C'est dans le dessin que j'ai retrouvé intact le souvenir


brûlant de mes initiations. Le Mexique était toujours là,
planté en moi comme une épine. Les premières esquisses
de Blueberry en avaient la magie et l'ombre portée.
5

Questions de style

Q u'est-ce que le style, en dessin ? Comme un moderne


Janus, j'ai deux visages, deux styles. Gir/Moebius. On
pourrait parler de la différence entre les deux comme on
parle du passage du jazz Nouvelle-Orléans au be-bop. Tout
ce qui faisait la structure d'un langage inscrit dans une
tradition éclate dans un style nouveau. Les anciens ne peuvent
s'y reconnaître. Compose-t-on la même musique selon qu'on
est entouré du chant des oiseaux ou de la rumeur des
autobus ? Avec Moebius, j'ai changé de monde. Changé de
main. De style. Signer d'un pseudonyme, c'était manifester
une différence d'intention. Ce qui revient au même, c'est la
question que je me pose, ici et maintenant : ai-je apporté
quelque chose, contribué à décrypter le monde ?

La stylisation est une interprétation du monde. Il s'agissait


pour moi de trouver un style propre à véhiculer des histoires,
des aventures avec un minimum de philosophie. Un style
qui permettait de rentrer dans n'importe quelle réalité. En
même temps, il s'agissait d'avancer assez vite. Il y a un
temps du dessin. Un temps matériel, terriblement contraignant.
Il était arrivé à sa perfection dans l'école franco-belge. Une
équation parfaite d'efficacité, de lisibilité, de rentabilité.
Dans les débuts de la bande dessinée, les images se

107
Histoire de mon double

succédaient dans une continuité narrative. On dessinait les


temps forts de chaque action. Il y avait un commencement,
un milieu et une fin.
Le dessinateur prenait tout son temps pour faire une
image. Matériellement, avant de passer à l'image suivante,
il pouvait s'écouler plusieurs heures, voire plusieurs jours.
Nous avions le temps nécessaire à la répétition humble
d'une s é q u e n c e , d'un décor. Depuis, le temps s'est
démultiplié. Il n'est plus question de passer du temps dans
la répétition, plus question de refaire une image, de
redessiner entièrement le décor complexe du champ pour
le refaire en contrechamp dans la vignette suivante. Le
dessinateur doit désormais tenir compte d'une sorte
d'économie du récit liée au temps du dessin. Il s'en tire
avec des artifices de focales. C'est parfois douloureux.
L'économie du récit s'en ressent aussi : auparavant, les
histoires embrassaient des actions sur de longues périodes.
L'action brassait du temps. À l'heure actuelle, on fait du
roman-photo. Les images ont gagné en complexité et en
rapidité. Avant, l'histoire était faite de macro-événements.
Aujourd'hui, elle progresse plutôt par micro-événements.
Les champions du genre sont les Japonais avec les mangas.
Chaque groupe révolutionne ainsi les autres à travers
son style souvent lié à une pratique commerciale. C'est le
marché qui fait tomber les forteresses du style. Impossible
désormais de nous enfermer dans nos bulles.

Les artistes qui marchent ne font pas forcément du


marketing. Le style parle parfois malgré eux. Ils obéissent
à une intuition, liée à l'acceptation du plaisir immédiat. Des
aspirations secrètes viennent se greffer dessus : sexualité,
croyances profondes, désirs secrets, besoins cachés, opinions,
pensées, philosophie.

108
Questions de style

Pourquoi, par exemple, surdimensionner la tête d'un


personnage par rapport à son corps ? Quand les Américains
définissent le Spirou de Franquin, ils parlent d'une tête
comme une pastèque sur un corps en allumette. Le personnage
nous est tellement familier que nous finissons par ne plus
nous en rendre compte, mais le message passe.
Le système créé par les Belges de l'école de Marcinelle
surdimensionne la tête afin d'en faire un signal fort. Si on
veut analyser ce détail, il est riche de significations. C'est
un message, presque un manifeste philosophique. Bien
entendu, il ne s'agit pas d'une volonté délibérée de la part
d'un groupe d'individus de transmettre un message critique
sur le surdimensionnement de la tête, du cerveau, du mental.
Mais il s'agit tout de même de souligner, à travers des
histoires simples, populaires, une politique, une société
qui favorisent à outrance ce qui relève du mental, de
l'intellect. Les Américains détestent ça. Eux, à l'inverse,
diminuent le volume de la tête sans intention critique. Ils
le font afin que le corps paraisse plus puissant, à la manière
d'une armure animée d'une pure conscience morale.
Qu'est-ce qui a présidé à la création de Tintin, du
capitaine Haddock, de Milou, de Spirou, de Blake et
Mortimer ? Pourquoi Blake et Mortimer sont-ils deux ?
Pourquoi l'un d'eux est-il longiligne et l'autre plutôt
enveloppé ? À quel moment fait-on d'un personnage le
héros, le porteur d'une histoire, d'un style ?
À travers Blueberry, je voulais utiliser, par une pratique
et un apprentissage assidus, l'aspect codé du système dans
lequel j'entrais. Gir était une initiation à une pratique inscrite
dans le droit fil d'une tradition.
J'ai donc commencé par trouver mon maître en tradition :
Joseph Gillain. Jijé. Il m'a effectivement admis auprès de
lui dans la grande tradition des ateliers anciens dont le

109
Histoire de mon double

dernier a été celui de Courbet. Une habitude qui s'est


perdue. Comme si la BD avait revécu en cinquante ans à
peine tout le parcours de l'histoire de l'art. À présent, chaque
génération tue la précédente. Gir s'inscrivait délibérément
dans une tradition du réalisme. Le réalisme, c'est « l'artistocratie »
de la représentation. Ce qui demande le plus de connaissances,
le plus d'investissement, le plus d'apprentissage. Mes
apprentissages, je les ai faits avec Joseph Gillain. Il a été
mon guide. Je l'ai regardé faire. Par la suite, quand je
dessinais, je gardais près de moi les planches de Jijé. Si un
détail m'arrêtait, si je ne savais pas comment traiter un pli,
les nuages, les cheveux ou un corps de femme, je regardais
comment il s'y prenait. Puis j'essayais d'utiliser son langage
à ma manière. C'est ainsi que se forge un style. Dans cette
admiration du maître et cette volonté de différenciation
avec le modèle qu'il propose.

Ma vraie rencontre avec Joseph date de mon retour


du Mexique. Travailler à Cœurs vaillants, Fripounet et
Marisette, Âmes vaillantes ne me suffisait plus. Je suis allé
le voir pour lui montrer mon travail, en compagnie de Jean-
Claude Mézières, qui terminait les Arts appliqués.
Joseph habitait non loin de Paris, une ancienne orangerie
réaménagée, en bordure de la forêt de Sénart. Il venait de
se poser là après avoir erré longtemps en Belgique, aux
États-Unis, au Mexique, puis dans le sud de la France.
À mes yeux, il était avant tout le créateur de Jerry
Spring, de Blanc-Casque, de Baden-Powell, de Blondin et
Cirage, de Spirou. Un maître dont j'avais étudié le style,
dont j'avais recopié très soigneusement les dessins, en
essayant de les analyser. Un travail de copie tout à fait dans
la manière des anciens. Il s'est contenté d'en rire, d'éplucher
mes dessins et de me dire que j'avais progressé. Puis, sans

110
Questions de style

prévenir, il m'a proposé de travailler sur un épisode de


Jerry Spring. Le ciel me tombait sur la tête. Fou de joie et
mort de trouille, je me suis rendu chez lui tous les matins.
À l'atelier, nous avions un rapport de maître à disciple.
L'épisode auquel j'ai collaboré s'intitulait La Route de Coronado.
Au début, on travaillait l'un sur l'autre. Je venais le matin
et je repartais le soir. Il me donnait du travail et, régulièrement,
se levait pour se pencher sur mon épaule. Là, il m'expliquait,
me réexpliquait comment faire, avec beaucoup de patience.
Il me montrait des exemples. Au début, il me laissait tout
faire, excepté le scénario : crayonnés, encrage. Même en
embellissant mes dessins, en gouachant telle ou telle partie
un peu maladroite, ça n'allait toujours pas. Sans se plaindre,
il me laissait recommencer. Résultat, nous avons pratiquement
mis une semaine pour faire la première page.
« C'est trop long », a-t-il dit d'un air désolé, comme s'il
venait de découvrir quelle formidable maîtrise graphique
exigeait la création d'un Jerry Spring.
Son objectif, je le comprends aujourd'hui, était de
former un élève de façon à ce que lui-même puisse se
consacrer à autre chose. Je découvrais la notion de productivité.
Joseph a donc réalisé les crayonnés et m'a laissé les encrages.
Je n'étais plus obligé d'aller chez lui tous les jours. Mes
mises à l'encre pouvaient se faire à la maison.
L'apprentissage avec Joseph était tout autant humain
que graphique. À sa manière, il m'enseignait une autre
façon de vivre, une sensibilité et une éthique graphique
très particulières. Je retrouvai chez lui une leçon qui m'avait
été également transmise par mes vieux maîtres des Arts
appliqués : il existe des attitudes morales en dessin.
Moi aussi, je défends le concept d'une morale en dessin.
Mes maîtres des Arts appliqués avaient toujours un discours
moral : ils greffaient en permanence des concepts moraux

111
Histoire de mon double

sur la tentative de description d'une attitude, dans la


perspective du beau dessin.
Joseph venait lui aussi de cette école-là. Mais il transmettait
cette dimension morale d'une façon b e a u c o u p moins
impersonnelle, avec une rigueur, une hauteur et un
professionnalisme qui me confondaient. À voir sa main
travailler sur le papier, les yeux me sortaient de la tête.
À côté de la révélation technique et picturale, il y avait
aussi l'initiation à un mode de vie familial et artistique dont
il savait être le centre et l'énergie, sans dirigisme excessif.
Un modèle de beauté et de respect mutuel. Sa maisonnée
heureuse fut un choc pour moi. Sa femme, Annie, était un
personnage intéressant et secret, d'une grande séduction.
Leurs enfants étaient beaux, vifs et drôles. Joseph jouait
avec un plaisir évident son rôle de patriarche bienveillant
avec sa grosse voix et son rire tonitruant.
À l'époque, je n'étais pas le seul collaborateur de Gillain.
Des dessinateurs belges travaillaient pour lui. En général,
ils étaient plutôt de second ordre. Bons, mais incapables de
prendre ce que Joseph leur donnait pour le révolutionner.
Sagement, ils s'efforçaient d'améliorer une technique purement
alimentaire, sans chercher plus loin. Mes vingt ans étaient
pleins de fougue, de sang, d'orgueil et d'ambition. Ce qu'au
Mexique on appelle l'allegria. Bref, j'étais diablement insolent
et plutôt rigolo. Avec, déjà, ce goût pour la transgression
qui n'était pas pour déplaire à Joseph. Bien au contraire.
À l'époque, ma mère venait à son tour de rentrer du
Mexique. Je lui ai proposé de reprendre nos habitudes
mexicaines de vie c o m m u n e . Nous avons trouvé un
appartement près de la gare du Nord.
« C'est vrai que tu habites avec ta mère ? » m'a demandé
Joseph un beau matin. Il a commencé à se moquer de moi
sans aucune retenue. Je n'y comprenais rien : vivre avec

112
Questions de style

ma mère me semblait normal. Elle était seule. J'étais seul.


Nous étions contents de nous retrouver, de nous entraider.
Je n'y voyais rien d'anormal. Je me défendis comme un
beau diable. Plus je lui disais que tout allait bien, plus
Joseph riait fort en répétant que, justement, c'était cela qui
n'allait pas. Il a obtenu ce qu'il voulait : il m'a fait réfléchir.
Un ou deux mois après la fin de notre collaboration,
je me suis trouvé un logement à Montparnasse. J'ai emménagé.
Seul. Ma mère n'a pas protesté. Chacun de nous voyait une
période de sa vie s'achever.
La BD est un art du dessin. L'historien d'art ne voudra
jamais l'admettre : le monde de l'art est complètement
coupé de celui de la BD. Pourtant, dans la bande dessinée,
on est davantage dessinateur qu'on ne l'a jamais été auparavant
dans l'histoire de l'art. Pourquoi ? Parce qu'on doit dessiner
entièrement sans modèle et de mémoire. Un dessin qui
doit être riche, vivant, avoir du sens et toute la complexité
du réel. Je suis très minutieux. Sur le plan de la dextérité,
il y a beaucoup de dessinateurs plus adroits que moi. Mais
j'ai le sens du contrôle de la forme. À vrai dire, je suis le
roi du rétablissement. Quand je fais une faute, j'essaie
toujours d'en tirer avantage. C'est ma philosophie.

Le style dépend étroitement du temps. Le temps accordé


au dessinateur pour dessiner. Mais aussi le temps historique
du dessin. Quand j'ai débuté, l'école franco-belge de la
bande dessinée était une institution. Il y avait une sorte de
langue de bois stylistique liée, je pense, à la période de
l'après-guerre. Ma génération a pris de plein fouet la
culpabilité de la guerre. Avoir douze ans dans les années 1950,
c'était vivre dans un monde oppressant où rien n'était dit
des quatre années de guerre civile que venait de connaître

113
Histoire de mon double

la France. La guerre dont on ne parle pas. Celle que se sont


faite les Français entre eux. Blueberry est un enfant de cette
guerre refoulée. En même temps, quand je dessine Blueberry,
je suis dans une continuité traditionnelle artisanale avec un
maître, un style, une esthétique. Parallèlement, je restais
fidèle à mon intention première : faire la jonction entre la
BD et le monde de l'art. Une ambition liée à mon goût
pour la lecture. À une lecture en particulier : celle d'un
livre, une Histoire de l'art, un grand album illustré de
planches et signé Appolo, découvert chez ma grand-mère.

Les dessinateurs sont d'abord des lecteurs. Par le plus


grand des hasards, ma grand-mère avait une collection de
livres datant du temps où elle travaillait comme bonne à
tout faire dans des maisons bourgeoises qui possédaient
de bonnes bibliothèques. Elle en avait rapporté des tas de
bouquins dont on se débarrassait en les lui donnant. De
très beaux livres comme on les faisait à l'époque, d'une
qualité d'édition inimaginable aujourd'hui. La bibliothèque
se trouvait dans ma chambre. Il y avait là des romans, mais
surtout une grande collection reliée de numéros de la revue
Autour du Monde, parus entre 1889 et 1898 : des histoires
d'explorateurs illustrées en partie par Gustave Doré. Je
regardais les images sans rien lire des textes. Il a fallu que
je tombe sur les romans de Jack London et James Oliver
Curwood pour commencer à lire pour de bon. Ce furent
mes premières amours littéraires.
Quel enfant ingrat trop vite grandi s'était débarrassé de
ses éditions originales de Jules Verne en les donnant à ma
grand-mère ? Là encore, les vignettes de Doré faisaient mes
délices. J'aimais aussi les livres d'histoire - dont un sur
Napoléon, illustré d'aquarelles. Je me trouvais également
en possession d'une collection de Science et Vie des années 1920

114
Questions de style

et 1930 avec des croquis, des peintures, des lavis. Un trésor !


Sans oublier les dictionnaires : toute la série des grands
Larousse qui m'a servi à m'initier à la peinture. Ma première
éducation picturale s'est faite à travers ces illustrations. Une
nourriture graphique qui m'a donné la culture du tramé, le
goût de la gravure, du trait, de la pointe et de la plume.

Quand je dessinais, il m'arrivait souvent de copier, de


me nourrir de ce type très particulier d'illustrations dont
les personnages sont figés dans une pose un peu convenue.
J'aime encore jouer là-dessus, même si mieux vaut éviter
ce genre de conventions. J'ai ainsi découvert très tôt que
les dessinateurs utilisent un langage corporel précis, reflet
de leur époque. Ainsi, à certaines époques, les personnages
ont une carrure étriquée, les bras serrés le long du corps,
ou la tête dramatiquement rejetée en arrière. Il existe de
multiples façons de plier les jarrets, de pencher le corps,
de lever les yeux ou les mains. Toute une théâtralité liée
à une école plastique et, plus généralement, à une époque,
s'exprime à travers l'illustration. On retrouve l'équivalent
en littérature, d'une façon plus discrète, dans la description
des sentiments. Chez les illustrateurs, c'est beaucoup plus
évident. Certains dessinateurs, de façon un peu démagogique,
jouent à l'excès de cette tendance et accélèrent l'impression
de pourrissement de l'ensemble en l'accentuant d'une
manière grotesque. En tournant les pages, j'étais sensible
à cette sorte de détachement que l'illustrateur se permettait
par rapport au récit. Une attitude qui collait assez bien
à l'action, surtout dans les livres de voyage de la série
Autour du Monde. J'y ai beaucoup appris.

115
Histoire de mon double

Mon goût pictural était déjà assez affirmé pour que je


m'aperçoive tout seul de la qualité exceptionnelle des dessins
de Gustave Doré. Dans la douzaine de volumes reliés de
la revue Autour du Monde que je possédais, il y avait deux
tomes de récits de voyages en Espagne qu'il avait illustrés
de croquis merveilleux. Les autres dessinateurs étaient plus
besogneux, naïfs ou convenus. Les dessins de Doré soulevaient
en moi une oppression exaltante. Il se passait là quelque
chose que je ne comprenais pas. J'en pressentais l'importance,
mais je n'en avais pas les clés. C'était un mystère pour moi.
Celui du génie. Exaltation aussi à cause du profond désir
que ces illustrations éveillaient en moi.

Après-guerre, avec l'arrivée des premiers illustrés, j'ai


découvert un autre style d'illustrations. Dans Vaillant
notamment, qui était à l'époque un journal d'avant-garde.
Certaines séries sortaient vraiment de l'ordinaire. La production
américaine, Donald, Tarzan et consorts poursuivait son âge
d'or. Je dévorais toutes sortes d'autres revues, dont beaucoup
venaient d'Italie. Jacovitti publiait ses premiers dessins et
m'impressionnait terriblement. Du point de vue de la qualité,
c'était très variable. Il y eut la minuscule révolution de
Super Boy, le premier petit format.
À la différence de la plupart des copains qui s'intéressaient
à la bande dessinée pour l'histoire, les dessinateurs me
fascinaient. Je les repérais à leur graphisme. Forton, par
exemple, le dessinateur des Pieds Nickelés et de BibiFricotin
me laissait perplexe : comment expliquer qu'un dessin aussi
fruste puisse avoir une telle force onirique ? Tout le contraire
de ce que recherche, en principe, un dessinateur. Cette
série mélangeait les bulles de dialogue et des textes sous
l'image. Pendant toute mon enfance, je me suis promis de
lire un jour, les textes du bas. La promesse tient toujours.

116
Questions de style

Il y avait également Zig et Puce. Dans Vaillant, je découvrais


Placid et Muzo, et Pif le chien de Arnal dont les textes
étaient écrits en vers, avec un humour délicieux. Si elle
avait eu le copyright Opéra-Mundi, cette série aurait fait le
tour du monde. La presse communiste n'avait pas ces
préoccupations mercantiles.
Ces lectures formaient un panthéon d'images qui se
mélangeaient librement à celles, très classiques, du Larousse
et aux délires picturaux espagnols de Gustave Doré. De là,
peut-être, mon ubiquité fondatrice : la tentation de m'inscrire
dans la bande dessinée narrative la plus codée, toujours
associée chez moi à la recherche d'un monde d'extase
vaguement inaccessible, mystérieux, presque angoissant,
le monde de l'art. Très vite, j'ai pris conscience que le dessin
ne se limitait pas seulement à la production d'histoires à
la petite semaine. Le dessin offrait aussi la possibilité de
créer des œuvres marquantes pour son temps, et au-delà
de son temps, pour l'humanité.

De cette époque date la lecture déterminante que fut


celle d'une Histoire de l'art, traduite de l'anglais. Son auteur,
un historien du nom d'Appolo, m'a plongé, par le style de
ses récits, dans une étrange exaltation. À sa manière
académique, il décrivait la peinture à travers les siècles et
racontait par le menu la vie et l'œuvre des génies qui ont
ponctué son histoire. Sa parole d'historien traquait l'extase
et en retranscrivait le caractère sacré. Il m'a involontairement
révélé que l'être humain atteint parfois à une grandeur, une
dimension, acquises par la seule expression artistique. Sa
prose m'a renvoyé comme un miroir le sens du geste de
l'artiste. Il m'a transmis, par une sorte d'osmose, un formidable
appétit pour l'extase et la certitude bouleversante que
l'artiste est un rouage essentiel de la marche du monde.

117
Histoire de mon double

À mon entrée aux Arts appliqués, ma coupe de cheveux


n'était pas le seul détail qui clochait. J'avais déjà la conscience
douloureuse de la signalétique que nous véhiculons en
permanence à travers le timbre de la voix, le vocabulaire, la
construction des phrases, le volume d'air que nous émettons
en parlant. Autant de signaux extrêmement subtils. Ma tentative
d'intégrer la petite société bourgeoise des Arts appliqués
menaçait d'être un échec cuisant. Impossible de cacher que
j'étais étranger à ce milieu. Pour m'en sortir, je jouais la
provocation souriante : j'étais le gars de la banlieue, un peu
vulgaire, mais sympathique. En dépit de mes tentatives de
mutation sociale, je n'appartenais pas au clan. Mon incapacité
à trouver la façon adéquate de me coiffer, de m'habiller en
était le symptôme : chaussures, chaussettes, cravate, gilet, il
y avait toujours un détail qui clochait. Le code me paraissait
extrêmement complexe. Depuis Proust, on sait que chaque
milieu diffuse ainsi des signes tribaux exécutés spontanément
par les membres de la tribu. Chacun a son vocabulaire, sa
culture, son code. L'étranger qui s'aventure sur ce terrain
miné peut tenter de le mimer mais ne fait jamais que reproduire
les signes sans parvenir à les produire. Si j'étais resté dans ce
processus d'imitation, j'aurais été condamné à courir toute
ma vie après une chimère impossible à atteindre. Le voyage
au Mexique m'a sauvé de ce piège. Le Mexique, dans les
années 1950, autant dire la planète Mars !

L'initiation artistique d'un graphiste est un moment très


fort. On entre dans une famille, une tradition qui trouve ses
origines dans les peintures rupestres et se perpétue à travers
les siècles entre les mains des plus grands. On devient l'héritier
des Giotto di Bondone, Léonard de Vinci, Rembrandt...
Gainsbourg l'a très bien dit : « L'artiste peintre est, quelque
part, adoubé. » Il s'agit d'un véritable parcours initiatique, quasi

118
Questions de style

mystique. J'ignore ce qu'il en est aujourd'hui. En entrant aux


Arts appliqués, je n'avais pas du tout conscience de pénétrer
dans une autre dimension du monde. Pour la plupart, les
professeurs venaient des Beaux-Arts. Ils étaient peintres,
sculpteurs. Soudain, il y avait la révélation de ne plus être ni
seul, ni tout à fait soi-même. L'impression saisissante de faire
partie de quelque chose d'infiniment plus vaste. Un état d'esprit
qui éveille la curiosité. La mienne n'a plus connu de bornes.
Durant ces deux années, j'ai commencé à lire, à m'intéresser
au cinéma. C'était la grande époque de la Nouvelle Vague,
des premiers articles de Truffaut dans Arts et Spectacles. Il y
avait un débat passionné autour du cinéma américain. Hollywood
incarnait l'enfance du cinéma, le cinéma américain, éternellement
coincé entre l'expression artistique - parfois majeure - et la
démarche commerciale. Les Hawks, Walsh, Ford ou Hitchcock
ne craignaient pas de faire des films pour le grand public. Ils
n'y perdaient rien de leur substance ni de leur talent, bien au
contraire. L'échelle des valeurs était plus immédiate, universelle,
accessible. Ils avaient une façon bien à eux de toucher le
spectateur, de le questionner sur le sens de sa vie, sur ses
sentiments, ses passions. La prétendue qualité du public
n'influait pas sur la qualité de l'œuvre. L'art pouvait se mouvoir
sans déchoir dans le vulgus, la foule que les Romains appelaient
le vulgaire. Au contraire, le succès public renforçait le prestige
du géant qui s'était penché sur le monde pour lui expliquer
le monde. La France n'est pas encore sortie de cet éternel
débat-gigogne : le roman policier n'est pas du roman, la bande
dessinée n'est pas du dessin, le dessin n'est pas de la peinture.

Quand on est un dessinateur de bandes dessinées, on


croit être libre, bercé par l'illusion d'avoir pris son destin
en main, simplement parce qu'on s'est lancé dans une
carrière artistique. Je me suis vite aperçu que cette liberté

119
Histoire de mon double

était tout à fait illusoire. Nous sommes soumis à la prééminence


du corps social, manipulés. En fait, je n'avais pas d'autre
alternative que de me lancer dans une carrière artistique.
J'ai passé ma vie à réfléchir aux raisons qui m'ont poussé
à faire ceci ou cela, à tenter d'y trouver un sens. Si je ne
l'avais pas fait, quelqu'un d'autre l'aurait fait. Considéré
comme un dessinateur d'importance, j'aurais été utilisé
comme système de répulsion ; sans importance, j'aurais été
inclus dans un groupe, une école, dont la signification aurait
été analysée et reconnue un jour ou l'autre.
Les historiens sérieux apprennent à ne rien mépriser.
Pourtant ce qui apparaît est très paradoxal. On s'aperçoit
que dans les sociétés étudiées tout est important. Si l'on
c o n s i d è r e c h a c u n e de leurs c o m p o s a n t e s dans son
fonctionnement à une époque donnée, on constate qu'elle
se pense et agit en toute autonomie. Chaque composante
se bagarre pour sa propre survie, entre en conflit avec les
autres, se déploie ou se détruit, vit sa vie. La morale de
l'histoire est qu'il faut faire confiance à la mécanique des
situations. En dépit d'une anarchie apparente, il y a toujours
un blanc où inscrire son nom. « Un blanc où inscrire les
lettres sur les bandes du vieux billard ou du vieux pillard »,
dirait Roussel pour souligner que la logique intime du début
et de la fin de l'histoire, est bien de revenir au même.

À l'époque des « Arts Za », je me consacrais presque


exclusivement à mes études, à mes devoirs d'école. Les
bandes dessinées que je faisais alors pour Far-West et Cœurs
vaillants étaient des dessins de commande. J'ai commencé
à dessiner professionnellement à mon retour du Mexique,
en attendant de partir à l'armée.
Les premiers temps, j'étais très ingénu dans mon
approche de la bande dessinée. J'avais placé quelques

120
Questions de style

planches dans Fripounet etMarisette. Mon seul orgueil était


d'avoir vendu quelques dessins, d'avoir publié. En soi, ce
n'était déjà pas si mal. Il est essentiel, pour un dessinateur,
d'être publié : c'est à ce moment-là qu'il voit vraiment ses
dessins. Un dessin imprimé est assez différent de l'original.

Par la suite, il n'a jamais plus été question de réintégrer


les Arts appliqués. J'avais loupé une année et le cadre
scolaire me rebutait décidément. La bande dessinée est
d e v e n u e mon métier. J'ai c o m m e n c é par a p p r e n d r e à
travailler à la commande. Entre ça et l'atelier de papier
peint où je végétais avant de partir au Mexique, le choix
me semblait évident. C'est dans ce contexte que s'est forgé
en moi ce psychisme particulier aux artistes commerciaux
qui consiste à créer sous la pression. Est venu le jour où
je me suis sérieusement posé la question de savoir si
j'envisageais ou non de faire carrière dans la bande dessinée.
À mon retour de l'armée, la question ne se posait plus. Le
dessin m'avait mis hors du lot commun. Il n'était plus
question de rentrer dans le rang.

Morris a f f i r m e qu'à l'école, alors que ses petits


camarades dessinaient dans la marge des cahiers, il se
singularisait en dessinant en plein milieu. Le dessin
occupait déjà toute la place.
La part de mon dessin libre est demeurée curieusement
stable depuis l'âge de trois ans. Un enfant normal, libre de
ses jeux, dessine rarement plus d'une heure ou deux par
jour. À partir du moment où j'ai fait du dessin ma profession,
j'ai transformé mon espace de temps libre et enfantin en
un espace adulte et responsable. Gillain m'a montré la voie.
Esthétiquement et humainement, il a été mon maître.

121
Histoire de mon double

Avec la sortie de La Route de Coronado, notre


collaboration s'est achevée. Mais je continuais à voir
Joseph et à lui montrer mes dessins. Je lui ai m ê m e
présenté des dessins que je faisais pour Hara-Kiri qu'il
m'a aidé à corriger. Chacun devait suivre son destin. Il
était temps d'utiliser ce que j'avais assimilé. Gillain était
suffisamment intelligent et généreux pour l'admettre. Je
ne pense pas qu'il ait jamais eu la moindre réticence
quant à mon attitude. Quand il a su que j'allais voir Pilote,
puis que je travaillais sur Blueberry, il a été de tout cœur
avec moi. Au point qu'il a même fait la couverture du
premier album. Celle-là, je ne suis pas près de la refaire...
5

Western

L orsqu'on c o m m e n c e une histoire, on se d e m a n d e


inévitablement quelle tête aura le personnage principal.
Au début d'une histoire, on se fixe un cadre, on définit des
options. Mais rapidement, le récit et les personnages prennent
leur autonomie, débordent le cadre, modifient les options.
À l'origine, le personnage principal de Blueberry devait
être Fort Navajo et non le lieutenant Blueberry lui-même.

Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le côté militaire


défroqué, décalé, transgressif, du personnage vient de
Charlier. J'ignore à quel point Jean-Michel s'est appuyé sur
mon propre système de pensée. Il me connaissait bien.
À travers moi, il a surtout saisi la pensée de toute une
jeunesse. Bien qu'il se soit fait par ailleurs le chantre de la
discipline et de la conformité militaire, cela correspondait
aussi à une part secrète de lui-même. En fait, je n'ai commencé
à intervenir dans le scénario de Blueberry qu'à partir de
La Mine de l'Allemand perdu. Dès lors, nous avons pris
l'habitude de discuter ensemble des scénarios. Les idées
subversives viennent rarement de moi. Ma contribution
était plutôt d'ordre dramaturgique. Ainsi, dans Le Spectre
aux balles d'or, c'est moi qui ai eu l'idée du type planqué
depuis toujours dans sa mine et qui tire des balles d'or.

123
Histoire de mon double

Une réminiscence d'une lecture d'enfant qui m'a beaucoup


marqué : Les Chasseurs d'or de James Oliver Curwood. Je
ne sais même plus si je l'ai dit à Jean-Michel.

À mon retour du Mexique, j'avais commencé à travailler


sur une histoire de curé avec Guy Hempay - de son vrai
nom Guy Pélaprat — que j'ai retrouvé quelques années
plus tard à Pilote. Puis j'ai fait un western, qui s'intitulait
Les Aventures d'Art Dowell. Sans le savoir, je me rapprochais
de Blueberry.

Comment expliquer les différences entre des séries


comme Tanguy et Laverdure ou BuckDany et Blueberty ?
Les scénaristes, même inconsciemment, sont très souvent
influencés par leurs dessinateurs. Ils travaillent pour eux.
Quand Charlier travaillait avec Hubinon, il transcrivait dans
son scénario certaines caractéristiques du personnage de
Hubinon. Même chose avec Uderzo. En ce qui me concerne,
il se peut que le dessin que je lui proposais, ce que j'y
suggérais de Blueberry, à travers sa dégaine, cette sensualité
latente qui émane du personnage l'a certainement influencé
dans sa façon d'aborder le scénario. Jusqu'à quel point ? Je
l'ignore. J'ai dessiné Blueberry comme une gentille brute
dont l'agressivité se limite le plus souvent à des postures,
des regards. L'idée de départ était d'en faire un personnage
un peu transgressif. Blueberry est un militaire en rupture
de ban avec l'armée. Il est perpétuellement en mission. Il
faut attendre la guerre de Sécession pour le voir en uniforme.
Et encore. Il trouve le moyen de se débarrasser de ses galons
et jouer les espions. C'est un personnage qui vit dans les
marges et en profite pour dépasser les situations à sa manière.
Il m'a été facile de me sentir proche de Blueberry. Nous
avons en commun une aptitude à vivre hors des sentiers

124
western

battus. C'est une véritable rencontre. Comme si ma découverte


du désert mexicain n'avait eu d'autre but que de me préparer
à dessiner l'univers de Blueberry.

Blueberry, c'est la rencontre de deux passionnés du


western. Après avoir vu mes dessins, Jean-Michel Charlier
m'a demandé ce que je voulais faire. Je lui ai dit que deux
sujets me tenaient à cœur, le western et la science-fiction.
Ça s'est joué à peu de choses :
— Moi, la science-fiction, ça ne m'intéresse pas. Le
western, en revanche, j'en ai vachement envie, a-t-il tranché
à sa manière directe.
— Allons-y pour le western, ai-je répondu avec la plus
parfaite décontraction.
Il était là, en embuscade, à attendre les dessinateurs.
Il m'a tout de suite dit oui. Il savait que j'avais travaillé
avec Gillain trois ans plus tôt. Je pense qu'ils se sont
téléphoné entre vieux copains. Et on a démarré Blueberry.
C'était un concurrent direct de Jerry Spring, mais Gillain
ne m'en a pas voulu.

Lors de notre première rencontre, j'avais débarqué


dans le bureau de Charlier avec mes cheveux longs, hirsute,
débraillé. Je faisais partie du groupe de Reiser, une bande
de chevelus gauchisants - qui a d'ailleurs constitué pour
partie l'ossature des pages d'actualités de Pilote. Jean-
Michel était hilare. À aucun moment ne s'est posée la
question de savoir si je correspondais à son orientation
politique. Je ne sais même pas si, à l'époque, il se définissait
quelque part sur l'échiquier politique. Par rapport à lui,
j'étais de la génération des tueurs. Il représentait la droite,
l'ordre. Moi, j 'incarnais le chaos. Je ne suis pas sûr que,
du point de vue philosophique, il soit sorti vainqueur de

125
Histoire de mon double

la confrontation. Il a fait davantage de chemin dans ma


direction, que moi dans la sienne.
Nos rencontres visaient essentiellement à définir les
grandes orientations de l'album en cours. Très vite, nous
sommes devenus amis. Nous avions l'un envers l'autre
beaucoup de confiance, d'écoute. Nous nous confiions nos
préoccupations. De temps à autre, il me posait des questions.
J'essayais toujours de répondre, à ma façon alambiquée,
le plus sincèrement possible. J'ai appris par la suite que,
s'il m'écoutait, s'il lui arrivait même d'acquiescer, il n'adhérait
plus du tout à ma vision des choses lorsqu'il se retrouvait
seul face à son « œuvre au noir ». Une illusion de la jeunesse
est cette certitude qu'il suffit d'être sincère pour bouleverser
l'autre et le faire changer d'avis. Ce n'est pas si simple. La
sincérité consistant avant tout à bien servir son maître - qui
peut très bien être une idée -, je me consacrais donc au
dessin, comme un vrai professionnel, sans exiger davantage
que ma ration de travail quotidienne.

Si je me souviens bien, c'est moi qui ai trouvé le nom


de Blueberry. J'étais tombé sur le mot dans un sommaire
du Magazine géographique.
Blueberry est un personnage unidimensionnel, sans
père ni mère, sans vie, ni futur ni passé. Il vit dans un présent
éternel. On accepte que je le fasse vieillir, pensant qu'il s'agit
d'un artifice. L'idée de départ était de mettre en évidence
la corruption du personnage. Je suis de gauche à la manière
d'une bactérie, un agent corrupteur, toujours à l'attaque.
Mon goût pour les structures contraignantes, ce que
je pourrais appeler dans le meilleur des cas la contrainte
poétique, m'a mené très loin. C'est l'aspect le plus conservateur
de ma personnalité. Le côté Blueberry.
126
western

Pour avoir pratiqué le tai-chi-chuan, je sais combien le


mouvement est essentiel. Il se fait au millimètre près. Dans
ma vie, j'ai toujours privilégié la mobilité à l'immobilité. Cela
dit, pour que le mouvement se déploie dans toute sa force
et sa précision, il faut avoir atteint une sorte de perfection
dans l'immobilité. La dialectique entre l'immobilité de Blueberry
et la mobilité de Moebius tient dans cette tension particulière
entre le temps de l'immobilité et celui de la mobilité.
Pour moi, Blueberry est l'exemple parfait d'un kata
en tai-chi. Non pas sur le plan de l'aventure elle-même,
qui évolue, progresse selon son rythme propre, mais dans
le principe. Un kata est une figure, une forme qui a été
définie par une lignée de maîtres. Le dernier maître, avec
qui j'ai travaillé pour apprendre et perfectionner cette forme,
est Jean-Michel Charlier. Qui a pratiqué un art martial peut
parfaitement comprendre ça. Le grand intérêt des arts
martiaux est de nous révéler qu'il y a toujours de la morale
dans le geste. Un utile exercice de fusion entre le matériel,
le physique et le spirituel. Une mutilation de la réalité qui
vise à en faire un cadre de perception. La culture c'est cela.
Se faire l'allié du système, l'utiliser, puis le trahir d'un même
mouvement est une situation peut-être scandaleuse, mais
parfaitement traditionnelle et initiatique.
À l'origine, dans mon rapport au personnage de
Blueberry, il y a l'alchimie qui mène à une vraie relation :
ce qui m'anime au départ, c'est la prétention de parvenir
à une expression satisfaisante du dessin, en fonction de
l'idéal que je m'étais fixé avec Joseph Gillain ou d'après
les grands maîtres américains.

En me présentant à Charlier, j'étais plutôt décontracté,


un peu arrogant. Je venais de travailler chez Hachette où
on m'avait traité comme la petite star des illustrateurs.

127
Histoire de mon double

L'argent était venu plus vite que prévu. Je roulais en MG


rouge, j'avais les bons plans pour me procurer de l'herbe,
je m'intéressais au cinéma d'avant-garde, au jazz, je passais
mes soirées à La Coupole. Bref, je me sentais dans le coup.
Ma silhouette d'adolescent dragueur s'était étoffée. Les
aventures se succédaient comme dans le film de Godard,
Charlotte et son Jules, qui décrit parfaitement la façon dont
on devait se conduire, pour être à la mode, dans la société
parisienne de l'époque. C'est précisément à la sortie de ce
film que Belmondo est devenu le modèle du personnage
de Blueberry - bien avant Pierrot le fou. Il est devenu le
porte-drapeau de toute une génération.

Par la suite, tout est allé très vite. Grâce au succès de


Blueberry, j'ai rapidement acquis un statut particulier au
journal. Une fois de plus, je me suis trouvé hors du lot,
dans une drôle de situation, émerveillé d'y parvenir avec
tant de facilité. Je finissais par trouver normal d'être toujours
en marge de la file d'attente, d'avoir une espèce de passe-
partout permanent. Dieu merci, la vie s'est chargée de
m'apprendre que ça ne marche pas à tous les coups. Sinon,
je ne m'en serais peut-être pas si bien sorti. L'habitude du
privilège se prend vite, on se laisse promptement corrompre.
La corruption est la finalité du pouvoir, même s'il est
irrationnel, ou dû au hasard. On a vite fait de trébucher.

Gir représente l'apprentissage du dessin. À mes débuts,


j'avais énormément de carences. Jijé avait bien discerné
mon côté singe savant, ce don pour la mémoire visuelle,
la reproduction des styles. Pour entrer dans le sanctuaire,
c'est-à-dire dans la compréhension de l'espace, de la forme,
de l'harmonie, de la respiration des lignes, bref dans tout

128
western

ce qui est noble et moral, il m'a fallu beaucoup plus de


temps. Blueberry était en fait un terrain d'expérimentation.

Avec Charlier, je m'efforçais d'interférer un minimum


dans le choix des thèmes. En revanche, j'intervenais beaucoup
plus violemment par un dessin complètement enflammé. Il
ne résistait pas et s'enthousiasmait de voir un dessinateur
qui, en permanence, misait tout sur la table de travail. Je ne
crois pas qu'il ait connu d'émotions semblables avec ses
autres dessinateurs. Aussi prudent que brillant, Hubinon, par
exemple, se contentait de gérer son expérience et son savoir.
Mon attitude dans Blueberry était réellement kamikaze. Mais,
divine surprise, je retombais toujours sur mes pattes. À peine
si je m'en étonnais, tant il me semblait naturel que les enjeux,
la force de ma quête soient perceptibles dans mes dessins.

Pendant dix ans je n'ai fait que du Blueberry. À un


rythme endiablé. Les histoires s'enchaînaient dans le journal
après à peine une à deux semaines de battement. Même
lorsque nous partions à l'île de Ré pour quinze jours de
vacances avec une bande de copains, j'emmenais mon
Blueberry. Il me suivait partout. Même après mon mariage,
quand j'ai commencé à aller à la campagne avec ma femme
et mes enfants, il était du voyage. Pendant les vacances, je
continuais de travailler quatre à cinq heures par jour. Je
trimballais toujours un ou deux bouquins qui constituaient
ma base documentaire mobile. Aujourd'hui encore, si je
devais partir trois mois en Grèce, avec un Blueberry en
cours, j'emporterais le papier, l'encre, la plume, le crayon,
la gomme, du blanc pour retoucher, et un ou deux livres
sur l'histoire du western. Jamais cependant cette assiduité
auprès de Blueberry ne m'a fait perdre le contact avec
Moebius. Bien au contraire.

129
Histoire de mon double

Blueberry s'est rapidement imposé auprès du public.


Dès le départ, il a reçu un très bon accueil. Il faut dire qu'à
cette époque, l'exigence du lecteur n'avait pas encore atteint
le niveau qui est le sien aujourd'hui. Relativisons. Il est
évident que les jeunes ont aujourd'hui une culture beaucoup
plus large, une dextérité bien plus grande dans l'appréhension
des images. En définitive, le système reste le même. Si les
jeunes d'aujourd'hui se considèrent comme des barbares
par rapport aux références de la génération qui les précède,
c'est bien pour se donner une chance d'acquérir une identité
dans l'espace et le temps.
Blueberry est arrivé à un moment où une nouvelle
génération découvrait la b a n d e dessinée. Ce qu'il y a
d'intéressant - et de novateur - chez Blueberry, c'est qu'il
est en perpétuel conflit avec le pouvoir. J'ai tellement capté
cet aspect du personnage que Blueberry 1900 sera une
pure histoire de pouvoirs. Le pouvoir politique autant que
le pouvoir chamanique, qui parle de la possession des
pouvoirs, et non plus du pouvoir.
Au moment où je commence à travailler sur Blueberry,
je suis conscient d'être encore en période d'apprentissage.
Ma maîtrise du dessin n'est pas totale et je n'ai pas encore
assimilé tout ce que j'ai appris et connu au Mexique. Toute
une partie de moi est encore en apnée. Elle ne respire
qu'en écoutant du jazz, en fumant de la marijuana, en lisant
de la science-fiction ou des écrivains surréalistes.
Sur le moment, je me suis constitué un espace culturel
cohérent, à la dimension de ce que j'avais perçu au Mexique.
À ma décharge, si je suis un autodidacte, vague et sans
épine dorsale, mon axe de travail, lui, est implacable. Il
vise à tout intégrer : les systèmes sociaux bien plus théorisés
que le mien où évoluaient mes condisciples des Arts
appliqués ; cette culture que j'ai redécouverte avec mon

130
western

ami Jean Nachbour à l'armée, puis avec les copains de


Montparnasse où je vivais ; les révélations de mon premier
voyage au Mexique...
Au moment où j'attaque le premier album, je suis frais
émoulu de toutes ces influences. Je n'ai qu'une idée : réussir
ce pari incroyable de réaliser une bande dessinée classique,
avec tout ce que cela implique en termes de travail. Mon
idéal, c'est la perfection de la bande, de la série, du dessin.
À cette époque, le Moebius de Hara-Kiri est-là, quelque
part, mais je le tiens en retrait au profit de Gir. Cavanna
m'a demandé, une fois de vive voix, puis en m'envoyant
des messages par l'intermédiaire d'amis communs, de rester
dans l'équipe. Je ne savais pas vraiment quoi dire. Il a vite
compris que je ne reviendrais pas. En fait, le choix s'est
imposé à moi. Rien ne m'excitait plus que de faire Blueberry.

Très vite, j'ai enchaîné les histoires. Je dessinais environ


deux albums par an. Charlier était emballé par le ton nouveau
que j'apportais à la série. L'accueil du public s'est révélé
très encourageant. Les lecteurs devinaient, derrière le cadre
traditionnel, la même envie de bouleverser le plan que
chez Godard, Truffaut, Chabrol. Le cinéma bénéficiait d'une
large audience et nous ouvrait la voie. C'était aussi une
culture populaire. Les initiateurs de la Nouvelle Vague
étaient tous jeunes, presque du même âge que nous. Ils
étaient pourtant déjà des modèles. En littérature, c'était
moins évident, plus intellectualisant. Le dernier écrivain
qui ait transporté la masse des jeunes lecteurs avait été
Boris Vian, mais il datait déjà. En fait, ma génération n'a
pas eu de modèles littéraires. Tous les écrivains étaient
d'une autre génération.
Blueberry m'a servi d'instrument de pénétration du
monde normal, garanti par la présence de Jean-Michel

131
Histoire de mon double

Charlier, qui est lui d'une normalité confondante, bien


qu'enfantine. Je l'ai donc utilisé pour me glisser dans un
courant acceptable, tandis que lui se servait de moi parce
que j'avais la tête dans les nuages.

Avec Charlier, j'avais trouvé un vrai professionnel. Notre


amitié s'est bâtie lentement, rencontre après rencontre, au
fur et à mesure de l'évolution, de la qualité et du résultat
de notre travail commun. J'ignore toujours si Jean-Michel
éprouvait beaucoup de difficultés à écrire ses histoires. On
ne sait pas ce qui se passe dans la tête d'un scénariste. Il
se plaignait souvent d'avoir du mal, d'être en retard pour
cause de panne d'inspiration. Je le crois volontiers. C'était
loin d'être évident. Il faisait feu de tout bois et saucissonnait
ses histoires : dix pages de Blueberry, puis dix de Barbe-
Rouge, et ainsi de suite, avec toutes ses séries. Pour le
dessinateur, c'était assez compliqué. Fidèle à ma théorie
d'adaptation des défauts, j'ai vite appris à en tirer parti
comme d'un atout, à utiliser les manques de rythme dans
sa production, ou même ses défauts.
Lorsqu'il est mort, j'ai fait la même chose : d'un point
de vue personnel et professionnel, sa mort physique a
représenté pour moi un drame majeur qui a marqué
profondément ma vie. C'est mon histoire. J'essaie donc de
mettre cette disparition en scène en la dramatisant d'une
manière absolue. Je m'approprie l'acte de Jean-Michel et
je le considère comme une forme subtile de scénarisation
qui se p e r p é t u e dans la mort. J'ai eu plusieurs fois la
tentation de tuer Blueberry. Notamment à une époque où
cela se faisait beaucoup. Tout le monde voulait tuer son
héros. On délirait alors sur la psychanalyse. On voyait
toutes sortes de jeux de miroir intéressants dans ce désir
de mort. Ça m'est assez vite passé...

132
Western

Il m'a fallu du temps pour contrecarrer amicalement les


idées de Jean Michel. Du reste, je ne m'y suis pas risqué tout
de suite. Longtemps, je suis resté en dessous, j'ai ramé, souqué
ferme sans mot dire. Il m'a fallu plusieurs années pour
commencer à apporter des modifications par petites touches
et en arriver à un Blueberry mal rasé, déguenillé... Notre
dialogue a évolué subtilement. En tant que dessinateur, j'avais
la charge du matériau qu'ensemençait Charlier qui en était
le père. Il développait son scénario. Je plaçais mes pions.
Une idée, puis une autre. Un pas après l'autre. Un stade après
l'autre. Pour en finir par discuter librement les scénarios,
entrer dans les scènes pour une vraie mise en scène, exprimer
mon besoin de réduire certaines parties pour en développer
d'autres, voire modifier un peu les dialogues.
Tout cela s'est fait avec délicatesse. Même quand je
me permettais des choses à la limite du supportable pour
un scénariste : lorsque Jean-Michel avait du retard, je
continuais à travailler seul. Ce devait être humiliant. Se
doutait-il que je le faisais pour le pousser, pour le titiller ?
Sans doute. Tout le monde autour de moi m'y incitait, en
me disant : •< Fais-le ! fais-le ! ». J'ai fini par le faire. Ça ne
s'est pas décidé d'un coup. Ce n'est pas venu tout seul,
mais petit à petit, insensiblement, dans le respect et l'amitié.
Avec l'impatience de la jeunesse, et l'exigence de
Moebius qui tirait de son côté, je me sentais parfois un peu
à l'étroit dans l'univers de Blueberry. Je luttais constamment
contre ce sentiment. Il m'est arrivé plus souvent qu'à mon
tour de vouloir tout laisser tomber.
J'ai imaginé d'innombrables scénarios pour reprendre
le personnage de Blueberry sans que Jean-Michel y trouve
à redire. Je me souviens de l'un d'eux, d'une simplicité
trompeuse. Un homme — qui n'est autre que Blueberry,
sans que rien ne l'indique — se trouve dans une petite

133
Histoire de mon double

chambre crasseuse de Chicago. Il retire les bandages qui


enserrent sa tête. Une fois libéré, il regarde son visage dans
le miroir. Qu'est-ce qu'il y voit ? Un type superbe, avec un
beau nez, bien droit ! Très content de lui, il s'embarque
dans des aventures incroyables. On ne sait toujours pas
qui il est. Quand on l'interroge, il donne n'importe quel
nom. L'idée était de faire un western complètement délirant
dont tout le monde dirait : « Mais, c'est Blueberry ! » Tout
le monde, sauf moi. Je ne l'aurais jamais dit. Dans mon
scénario, il se faisait arrêter. Quelqu'un lui demandait : « Je
crois que nous nous sommes déjà vus. » Il répondait alors :
« Non. Je suis l'homme de nulle part. » Cet album n'a jamais
vu le jour. Il y a des limites que j'ai du mal à franchir.
À l'heure actuelle, c'est un peu ce qui se passe. Tout ce
qui structurait Blueberry s'est évanoui dans le grand rien
avec Jean-Michel Charlier.

Dans Têtejaune, il y avait déjà des images très fortes.


À partir de là, une mutation s'est opérée. Le début de l'album
est excellent, jusqu'à la scène de l'explosion du chariot
dans la neige, après, cela faiblit un peu, avant de se
reprendre sur la fin, et de rebondir de façon incroyable,
notamment avec le coup de la pipe. Mais l'apex de Blueberry
a été atteint avec La Mine de l'Allemand perdu et
Le Spectre aux balles d'or.

Pour en revenir aux deux derniers albums, je me suis


efforcé de rester rationnel face à ma tentation corruptrice
et destructrice. Blueberry a vécu avec violence la mort de
Charlier. Il a fallu que je réinjecte du père et donc du deuil.
Le naturel est revenu au galop. Blueberry est au fond un
joueur et un buveur. Charlier ne le montre pas assez en
train de boire et de jouer. Il n'avait pas le temps de s'occuper

134
Western

de ça. Quand il est mort, il m'a laissé à la fin d'une histoire


flamboyante où Blueberry s'était mis au service de la
collectivité et de l'histoire. Une seule solution : il devait
perdre sa dimension historique et tomber dans sa névrose
qui le conduit à jouer et à boire trente-six heures d'affilée.

Je suis totalement conscient des dangers que je fais


courir à la série et au personnage, à sa cohérence, à sa
vraisemblance, autant que du choc que j'impose à certains
lecteurs. Je transforme le personnage de leur enfance en
un monstrueux golem. Une expérience terrifiante, non pas
pour le lecteur conscient et adulte, mais pour son inconscient
enfantin. Les critiques, dont le rôle supposé est de jouer
les gardiens de cette cohérence, sont affolés et n'ont pas
de mots assez durs pour décrire le processus de corruption
dans lequel j'ai entraîné Blueberry.
Ces critiques, je les attendais avec impatience. La
première qui est arrivée était incisive, presque méchante.
Je l'ai trouvée géniale : cela ressemblait tout à fait à ce que
Jean-Michel pensait de Moebius. Je tenais là un gardien de
la flamme. Il disait « ne pas voir » les motivations des
personnages. Au lieu d'utiliser le verbe comprendre, il avait
utilisé le verbe voir. Un superbe syllogisme d'absurdité
critique : ce qu'il ne voyait pas n'existait pas. Or s'il ne
« voyait pas » l'utilité de ce que je faisais, c'est donc qu'il
n'y en avait aucune. Imparable.
En considérant que Blueberry n'est que l'émanation
d'un professionnalisme froid - ce que pensait Jean-Michel -,
on en fait un produit de pure distraction. Un produit de
consommation sans aucune valeur d'expression de la
souffrance. D'un seul coup, j'avais introduit une souffrance.
Le lecteur, le critique était obligé de regarder Blueberry,
qu'il aimait tant, changer. De constater soudain dans la

135
Histoire de mon double

brutalité de cet éclairage nouveau que lui-même avait


changé puisqu'il était capable désormais de reconnaître et
d'éprouver cette souffrance. C'est bien ce que nous refusons
d'admettre : la mort de notre enfance.
Pourquoi n'ai-je pas obtenu ce type de réactions plus
tôt, à la sortie de Mister Blueberry ? Un seul album n'y
suffisait pas. Il faut toujours confirmer. L'univers ne procède
pas autrement que par coïncidences - « co-incidences ». Le
premier incident transmet le début du message, encore
négligeable. Le second est celui qui va co-incider, donner
l'articulation définitive et le précipiter vers sa fin. Il y a d'un
seul coup rencontre entre deux sons. Une évidence par où
s'engouffre le sens. Une dépressurisation subite qui oblige
les passagers de l'histoire à sortir les masques à oxygène.
Le personnage de Blueberry n'est certes plus ce qu'il
était. Je pense néanmoins avoir réussi à ficeler une bonne
histoire. Les critiques ne semblent pas du même avis. De leur
point de vue, la trahison est totale ! Comme si un virus était
en train de se propager. À mon sens, c'est plutôt l'expression
de la douleur et de la protestation devant l'opération que je
suis en train de réaliser. Je ne cherche pas le consensus. Cette
opération doit aller à son terme. Moi seul peut la conduire.
Mon esprit n'est pas subversif par principe. La subversion
que je propose est plutôt d'essence spirituelle. Elle s'inscrit
dans une tradition où l'on ne tue pas pour le plaisir, mais au
nom de la vie, où l'on tue sans haine, par amour.
L'idée que j'ai apprise avec Joseph Gillain, avec Jean-
Michel Charlier aussi d'une certaine façon, mais surtout
avec Jodorowsky, est que tout peut être fait avec amour.
Il n'y a pas moins de cruauté à cela. La vie est cruelle.
L'amour demande une certaine perception de la réalité, au-
delà de l'apparence et des évidences. Il faut passer de l'autre
côté. Ce que j'essaie de faire aujourd'hui.

136
Western

En terminant le deuxième album, j'ai pensé : la chose


est dite une deuxième fois. Le mot est lancé. Il faut à présent
une troisième manifestation pour lui donner un sens.
Le décès de Jean-Michel m'a laissé seul avec Blueberry.
Certains s'en inquiètent. Leur inquiétude se mue en critique.
Mais la rébellion d'un fils contre son père signifie- t-elle
toujours la mort du père ? La mort du père se traduit-elle
systématiquement par une perte du pouvoir ? N'aime-t-on
pas aussi les parents pour le pouvoir qu'ils représentent ?
Même dans la mort, leur pouvoir se fait sentir.

Le western parle un langage que personne ne comprend.


Jean-Michel et moi étions bien d'accord là-dessus. Entre
Blueberry et Moebius, il y a un monde. Deux langages,
deux mondes. Mais tout se fait avec une absolue spontanéité.
Pour ma part, je fuis comme la peste dès que le sens
m'apparaît avec trop d'évidence.

Le prochain album doit être le bon. J'en suis convaincu.


Celui qui va peut-être rassurer les tenants de l'ordre, leur
permettre de se rendre compte qu'ils n'ont pas affaire à la
folie destructrice d'un inconscient mais à un travail profond,
réel et sincère. Pour l'instant, je fais comme d'habitude :
j'attends que l'histoire parvienne à maturation. Il m'a
pratiquement fallu trois ans avant de l'écrire, après un
nombre incalculable d'essais. J'avais en permanence sur
moi des petits bouts de papiers sur lesquels je notais tout
ce qui me passait par la tête. Dès que je fume un pétard,
les idées m'arrivent en pagaille. Je travaille à ce scénario
depuis la mort de Jean-Michel. J'ai de nombreux épisodes
d'avance. Je contrôle tout ça de manière holographique.
La vie de Blueberry ne peut plus être conçue comme
une continuité. On doit pouvoir arriver à une vision plus

137
Histoire de mon double

globale : sa naissance, son enfance, sa jeunesse, son âge


adulte, sa vieillesse et sa mort. On doit même pouvoir
envisager, à travers son fils, de se projeter dans le futur.

Dans la galerie de personnages de Charlier, je suis persuadé


que Blueberry était à part. Philippe, le fils de Jean-Michel, le
prétend également. Il a certainement dû être confronté à la
désapprobation de son père face à ma « trahison ». Ce qui
consternait Jean-Michel, c'était de voir que son dessinateur
fétiche, le porteur de son rêve, lui ôtait la possibilité de
prolonger ce rêve. Car si Blueberry a une place à part dans
l'imaginaire de Jean-Michel, c'est bien parce qu'il porte son
rêve inabouti : celui de la transgression. Briser la discipline,
boire, jouer, forniquer — même s'il n'y a pas beaucoup de
femmes dans la série —, se bagarrer contre le monde entier,
se retourner contre l'oppresseur... Blueberry est tout, sauf
un antihéros. Il est le concept idéal de Jean-Michel, celui qui
lui permettait de se venger de ce qu'il a dû subir quand il
était enfant. Dans Blueberry passe en permanence cet
investissement émotionnel considérable, comme un message
brûlant. Je ne doute pas que son fils soit pétrifié devant ce
message. Comme si on l'en avait dépossédé. Car en principe,
ce genre de chose, on le communique à ses enfants. Jean-
Michel ne l'a pas communiqué à son fils, mais à tout le monde.
Philippe l'a reçu, lui aussi, comme n'importe qui, sous forme
d'album. Il est donc absolument paniqué à l'idée qu'on puisse
changer un iota de Blueberry. D'autant qu'il connaît la
désapprobation de Jean-Michel quant à mon travail dans le
domaine de la science-fiction. Sa grande terreur était de voir
Moebius envahir l'univers de Blueberry pour le corrompre.
Et c'est exactement ce que j'entends faire avec Blueberry 1900 :
un projet actuellement gelé, mais qui vise à faire évoluer
Blueberry dans les années 1900, en collaboration avec François

138
Western

Boucq pour les dessins. La corruption serait totale. Une histoire


de fantôme qui revient du passé pour hanter le héros, dans
la lignée de ce que fait Christian Rossi avec Jim Cutlass, où
le personnage est confronté à des morts-vivants.

Il y a eu beaucoup de projets d'adaptation de Blueberry


au cinéma. Tous venaient des États-Unis, alors que mon
désir est de réaliser un Blueberry hexagonal, complètement
allumé. Une espèce de série B, tranchante et sanglante.
Blueberry ce n'est pas ça, je le sais bien. Avec Jean-Michel,
c'était plutôt le style « la cavalerie arrive ». Aujourd'hui, le
lieutenant Blueberry est devenu « Mister Blueberry », et j'ai
parfaitement conscience de prendre le risque d'éteindre sa
flamme. Ce n'est pas ce que je veux. Il faut impérativement
que Blueberry sorte de sa dépression, mais pour cela, il va
falloir que je me batte avec lui et que je me guérisse moi-
même de ses blessures.

Pour Arizona Love, j'ai simplement terminé le scénario


que Charlier n'a pas eu le temps d'achever. Depuis, j'ai
réalisé ce que signifie le titre du dernier album de Blueberry,
Ombre sur Tombstone, — le second qui ait été scénarisé
par mes soins après Mister Blueberry. En anglais, Tombstone
signifie pierre tombale. Croira-t-on que je ne l'aie vraiment
pas fait exprès ? Tombstone, c'est aussi la ville de Règlement
de compte à O.K. Corral. Jadis, les poètes écrivaient aussi
des poèmes qu'ils appelaient Tombeaux, pour leurs amis
défunts. Blueberry n'a pas cillé. Le nom a parlé sans que
j'y prête garde. Quelque chose a parlé à travers le nom.
Quelque chose d'étrange et d'émouvant.
11

Rencontres

9
uand ma collaboration avec Gillain pour La Route de
Coronado s'est achevée, Jean-Claude Mézières m'a
é de postuler pour un nouveau travail : il s'agissait
d'illustrer une encyclopédie sur Y Histoire des civilisations
que Hachette coéditait avec une maison d'édition italienne.
L'équipe italienne avait recruté des illustrateurs issus de
l'école des bandes dessinées sentimentales. Ils avaient
une grande science du lavis et du modelé, mais un style
assez vulgaire. Hachette souhaitait quelque chose de plus
raffiné et académique. Tous les illustrateurs de la place
de Paris qui possédaient un petit coup de pinceau se sont
précipités au studio Hachette. C'était très bien payé.
Finalement, j'ai été engagé. C'est là que je me suis découvert
un vrai talent pour la peinture réaliste, la reconstitution
de scènes, la copie de tableaux et de sculptures à partir
de photographies. Très rapidement, je me suis révélé
capable de travailler la gouache. À longueur de journée,
je dessinais des personnages, des chevaux, des paysages.
Rapidement la BD a commencé à me manquer. Une
véritable frustration qui m'a permis de mesurer à quel
point c'était ce que je désirais faire par-dessus tout. L'argent
n'étant plus un problème, je pouvais, pour la première
fois, faire ce qui me plaisait.

141
Histoire de mon double

C'était l'époque des premiers numéros de Hara-Kiri,


la formule mensuelle, complètement insolente, absurde,
parfois un peu stupide - ils n'ont pas tout de suite atteint
le niveau et la c o h é r e n c e de Hara-Kiri hebdo ou de
Charlie hebdo. C'était déjà une version assez décapante.
J'ai tout de suite vu la possibilité qu'il y avait de raccorder
cela avec ce que j'avais expérimenté après avoir découvert
Elder. Mon dossier sous le bras, j'ai pris rendez-vous avec
Françoisr Cavanna. À titre d'essai, j'ai réalisé une histoire, à
la Jack Davis, qui s'appelait L'Homme du xxf siècle : une
histoire délirante sur un jeu télévisé. Ça a plutôt bien marché.
La plupart des membres de l'équipe faisaient du gag. En
réalité, ils étaient assez loin de la bande dessinée. Celui
qui s'en rapprochait le plus était Cabu : l'adresse et la grâce
de son graphisme lui permettaient tout. Mais il n'aimait pas
la BD. Je trouvais donc assez peu de concurrence. Au début,
Wolinski était très proche de Elder, il était même plus
eldérien que moi. Par la suite, il s'est dégagé de cette
influence pour inventer ce style extrêmement épuré qui le
caractérise, proche d'une forme de langage.

L'intérêt de Cavanna et de son équipe pour mon travail


fut pour moi une vraie révélation. D'un seul coup, j'étais
accepté par un autre système que celui de la BD ou de
l'illustration. J'entrais dans un cénacle composé de respectables
kamikazes : un commando anarchiste, intelligent, pointu,
drôle et plein d'ambition. Ce qui ressort de ma production
jusque-là, c'est mon aspect décoratif, une forme de lyrisme
un peu élégiaque. J'ai même produit quelques histoires
carrément lyriques, dans une vision moderne, détachée de
toute tradition wagnérienne ou autre, d'une approche
éthérée. Je faisais également de l'illustration.

142
Rencontres

Comparés à Hara-Kiri, les autres journaux auxquels


je collaborais relevaient de la préhistoire. J'étais un lecteur
inconditionnel de Spirou. Chaque semaine, je dévorais les
planches de Franquin, de Morris... On peut dire ce qu'on
veut de Morris : qu'il est bizarre, que c'est un personnage
à l'ancienne mode. Il demeurera toujours le seul à savoir
dessiner les chevaux et les pistolets. Pilote débutait, encore
un peu grossier, criard. Spirou, c'était la perfection totale.

Pendant une année, mon travail sur l'encyclopédie


Hachette m'a laissé l'esprit libre pour collaborer à Hara-
Kiri, à la grande satisfaction de Cavanna. Je suis très vite
devenu copain avec toute la bande : Topor, Gebe, Cabu,
Fred, Reiser, Choron... Des trublions, des anars, qui mettaient
beaucoup d'amour dans leur démarche. Ils voulaient - sans
se l'avouer vraiment, avec une pudeur un peu rogue qui
leur va bien - réveiller le vieux monde. Chez eux, j'ai trouvé
enfin une claire conscience de la couche de cendre qui
recouvrait les esprits depuis la guerre. Dix ans avant Mai 68,
c'étaient des pionniers.

Ma collaboration avec Hara-Kiri m'enchantait, mais mon


travail pour Hachette s'achevait. Ma principale source de
revenus menaçait de se tarir. On s'habitue vite à un certain
confort financier. Je m'étais acheté une Fiat 1100 pour sortir
les filles, aller en boîte de nuit... J'ai donc commencé à faire
la tournée des journaux pour proposer mes services : Vaillant,
qui était le journal mythique de mon enfance n'était pas
encore devenu Pif. Mes dessins leur ont plu, mais je n'ai pas
été emballé par l'ambiance ni par l'accueil que j'ai reçu. Ils
avaient tendance à vouloir me mettre dans des cases. La paie
n'était pas formidable et il n'y avait pas de politique d'albums.
Beaucoup d'inconvénients.

143
Histoire de mon double

C'est alors que Charlier m'a proposé de travailler sur


une idée de western. Le début de Blueberry a marqué le
terme de ma collaboration avec Hara-Kiri. Ce fut un gros
sacrifice. Mais cela représentait trop de travail : rechercher
les documents, passer des journées entières à ne faire qu'une
seule page au mieux, parfois une demi-page. Il ne me restait
plus assez d'énergie pour faire du Moebius dans Hara-Kiri.

Curieusement, ce n'est pas de l'équipe de Hara-Kiri


qu'est venue la véritable reconnaissance. Ils étaient déjà
un groupe constitué avec son autonomie, sa cohérence.
Un groupe très difficile à percer, imperméable à la pensée
extérieure. Presque une secte. Le seul qui se soit rebellé,
c'est Fred, mais j'en ignore toujours la raison, car il est par
nature secret, distant, difficilement abordable.
Il a fallu attendre l'arrivée d'une nouvelle génération
de dessinateurs pour que tout se déclenche. Parmi eux,
Mandryka et Gotlib. Deux dessinateurs flamboyants. Tous
deux venaient de chez Vaillant où ils commençaient à se
sentir très à l'étroit. Ils ont vu en Goscinny, qui avait déjà
embauché l'équipe de Hara-Kiri, un moyen possible de
changer de monde. Avec l'esprit merveilleusement enfantin
qui le caractérisait et beaucoup d'intuition, il a tout de suite
accepté leurs dessins. Goscinny était un type qui se réfugiait
dans le professionnalisme. Ni tout à fait bourgeois ni tout
à fait aventurier, il était avant tout orphelin. Juif, il avait
hérité de toute la souffrance de son peuple. Il portait le
monde sur ses épaules. Est-ce pour cela qu'il était si génial,
gentil et triste ? Il y avait une grande douleur en lui. On la
sentait à fleur de peau. Dans la position où il se trouvait,
c'est de lui que dépendaient les décisions déterminantes
pour l'avenir de la bande dessinée moderne. Sa paternité
à ce sujet est indéniable. Prétendre qu'il est le père de la

14 4
Rencontres

BD moderne en tant qu'auteur est cependant excessif. Sa


position est ambiguë. Il a bien sa place d'auteur, de scénariste
à succès, qu'il tient avec beaucoup de talent, d'humour. Il
a également ses limites, comme nous tous.

La société avait évolué, des portes s'ouvraient, des


possibilités absolument extraordinaires. En tant qu'auteur
de science-fiction, je ne me faisais pas une idée vraiment
précise de l'avenir. Ce qui me motivait, c'était surtout de
travailler énormément, de tenter toujours de nouvelles
expériences, de faire des choses que je n'avais jamais faites,
de m'améliorer, de me perfectionner.
J'avais rencontré Michel Demuth au Club du livre
d'anticipation. Je ne voulais plus faire du comic à la Elder,
comme dans Hara-Kiri. J'ambitionnais carrément de devenir
au minimum l'égal des grands illustrateurs américains de
l'époque ; Emsh - Ed Emshwiller - ou Virgil Finlay, stars de
revues comme Galaxy ou Astounding Science Fiction - qui
deviendra Analog-, étaient pour moi de vraies références.
En France, 0 y avait alors très peu de grands illustrateurs
de science-fiction. Seul Jean-Claude Forest avait révélé une
personnalité extraordinaire. Ceux qui s'y essayaient étaient
souvent des jeunes sans b e a u c o u p de technique, plus
enthousiastes que réellement bons. Il y avait aussi des gens
comme René Brantonne, qui faisait des couvertures très
classiques pour Fleuve Noir, dont l'intérêt pour la SF était
presque folklorique. J'ai travaillé pour Opta pendant presque
dix ans. Michel Demuth y était directeur de collection : un
type sympa qui avait écrit un scénario pour Philippe Druillet
et s'était un peu essayé à la BD. En fait c'était un écrivain
inaccompli. Il n'a jamais pu achever l'oeuvre de sa vie, Les
Galaxiales, un recueil de nouvelles où il voulait raconter
le futur sur deux mille ans. Son travail d'éditeur l'a

145
Histoire de mon double

complètement bouffé. Pour ma part, je trouvai le temps de


faire quelques illustrations pour lui en parallèle de Blueberry.

Mandryka est quelqu'un qui m'a beaucoup marqué. Il


était très sexuel, beau, comme on pouvait l'être en 1968.
Il correspondait parfaitement à l'archétype romantique du
dandy révolutionnaire. Il en avait la verve, le regard, l'attitude.
C'était un totem. Tout à la fois drôle, sibyllin, fantasque,
difficile à suivre, énigmatique. Parfait en somme. Je l'observais
en permanence, avec affection et désir. Cela n'avait rien
de sexuel. Rien ne m'aurait plu davantage que de lui
ressembler, alors même que je n'étais pas prêt à faire quoi
que ce soit pour essayer.
Au journal, on a très vite senti s'installer une bipolarité
Gotlib-Mandryka. Gotlib était facétieux et délicatement
modeste, comme un petit employé à la Marcel Aymé.
À chaque fois que je le rencontre, je suis toujours émerveillé.
L'affection que nous portons tous à Marcel ne s'est jamais
démentie. J'ai beaucoup de respect pour lui.

Sur ce double pôle, toute une nouvelle génération est


venue se greffer. Notamment une femme qui allait avoir
une sacrée importance : Claire Bretécher. Au début, elle a
avancé masquée, se contentant de travailler sur des projets
relativement anodins. La beauté de Claire était très remarquable :
élégante et soignée, sans aucune coquetterie. Elle s'est
parfaitement insérée dans notre monde d'hommes. Nous
sommes devenus assez copains. À l'époque, j'étais marié
depuis un an ou deux et j'habitais près de la gare du Nord.
Nous fréquentions le même club de gym - un peu de
musculation, histoire de perdre quelques kilos superflus.
Nous nous retrouvions après, douchés et courbatus, pour
parler de dessin. Ses interrogations concernaient essentiellement

146
Rencontres

les s c é n a r i o s : c o m m e n t c o n d u i r e u n e histoire, m e n e r
l'économie d'un récit, trouver une chute. Je ne savais trop
quoi lui dire. Pour moi, la chute arrivait d'elle-même, quand
on en avait assez, ou qu'on atteignait le n o m b r e de pages
prévu. Je disposais d'une sorte de formatage mental naturel
assez injuste. Je crois qu'un jour, j'essaierai de faire le compte
de toutes les ruses narratives que j'ai pu utiliser au cours
de ma carrière.
Claire a r a p i d e m e n t lié amitié avec Marcel Gotlib et
Nikita Mandryka. Un peu plus tard, Philippe Druillet s'est
joint à nous. En guise de sésame, il a montré ses premiers
dessins — t o t a l e m e n t délirants — et s'est tout de suite
intégré au groupe, avec beaucoup de sensibilité et d'attention.
Philippe est q u e l q u ' u n de très intelligent, qui c o m p r e n d
vite les gens et les structures.
D'autres encore nous ont rejoints. On formait un petit
g r o u p e , qui se réunissait b e a u c o u p chez Philippe. Une
sorte de p h a l a n g e artistique qui prônait la révolution par
l'art. Le rock était en pleine explosion. Moi j'étais toujours
un fou de jazz, un austère. Ma folie, c'était le free jazz. Pour
eux, c'était du passé. Ce n'était déjà plus de leur génération.
Seuls les intéressaient les groupes psychédéliques californiens,
qu'on écoutait dans la f u m é e des pétards.
Druillet habitait gare du Nord, à deux pas de chez moi.
Nous eJons inséparables. Nos épouses étaient aussi devenues
amies. C'était une amitié de couple, la famille que l'on se
choisit. Ma fille Hélène est née. Tous les prétextes étaient
bons pour se retrouver, faire des fêtes. Fred venait souvent.
Je me s o u v i e n s aussi de C l a u d e Auclair, un très j e u n e
dessinateur qui cherchait des conseils. C'était un vrai fan de
Blueberry et il voulait faire du réalisme : il est donc venu
vers moi. Je l'ai fait b e a u c o u p travailler. Nous avons m ê m e
réalisé des scénarios ensemble. Mais il avait développé un

147
Histoire de mon double

système de dessin que je détestais, totalement artificiel. Un


jour, au cours d'une fête, il me d e m a n d e ce que je pense de
ses dernières illustrations. Je ne sais plus ce que j'avais bu
ou fumé, mais je lui ai lâché ce que je pensais devant tout
le monde : c'était vraiment de la merde ! À partir de là, j'ai
eu la réputation d'être cruel. Il a été blessé, on s'en doute,
et j'ai probablement perdu une partie de son amitié. Mais il
a radicalement changé son style. J'avais réussi mon coup.
Mieux valait perdre un ami et que l'art y gagne un artiste,
plutôt que de garder un ami au détriment de son art. Je ne
regrette absolument pas d'avoir été cruel ni m ê m e méchant.
On voyait aussi Loro, qui travaillait à un album avec Serge
De Beketch. Patrice Leconte se contentait de venir aux
réunions du mercredi à Pilote. J'aimais m'asseoir à côté de
lui. Il n'arrêtait pas de faire des blagues. Son dessin n'allait
pas du tout, mais ses gags et son humour étaient excellents.
Il y avait encore Colman Cohen : un personnage curieux,
d'une grande gentillesse qui vivait chez Philippe. Ses peintures
et ses dessins étaient intéressants, mais il disparaissait dans
l'ombre de Folon, ce qui le rendait furieux. Tout le monde
lui disait « c'est du Folon ». Le plus beau, chez Colman, c'était
la façon dont il organisait sa table à dessin et la pièce dans
laquelle il vivait. Il a été, avant tout le monde, un artiste
tridimensionnel en installation, bien avant que les galeries
d'art en aient l'idée. Son lieu de travail était son oeuvre.
Leconte, c o m m e Lauzier, était là dans l'attente d'autre chose.
Lauzier a d'abord fait profession de « brésilien », comme s'il
descendait tout droit de Montesquieu : « Comment peut-on
être Persan ? » Comment peut-on être brésilien ? En débarquant
du Brésil, quand il a posé son regard sur la société française,
il s'est carrément pris pour un extraterrestre. Son œil est
devenu un véritable scanner. Son œuvre a pris naissance là,
dans ce coup d'œil imparable qui prenait en coupe notre

148
Rencontres

société et la mettait sous la lumière crue de son ironie. Le


m o n d e de la BD ne l'aimait pas trop. Son énergie inépuisable,
sa maturité précoce l'ont incité à se tourner s p o n t a n é m e n t
vers le cinéma et connaître le succès que l'on sait...
Pour Patrice, ce fut plus complexe et ambigu : il voulait
faire de la BD. Son style n'était pas à la hauteur de ses
ambitions. Passionné de cinéma, il a intégré l'Idhec. Très
vite, il a réalisé son premier court-métrage, l'a présenté à
des producteurs, a fait son premier long-métrage, enchaîné
sur un second film, etc. Très vite, le choix s'est fait entre
la b a n d e dessinée et le cinéma. Un faux choix : le cinéma
s'imposait naturellement. Ce premier court-métrage - que
je n'ai j a m a i s vu -, doit être u n e e s p è c e de m o r c e a u
d ' a n t h o l o g i e , u n e curiosité p o u r a m a t e u r de BD : à la
recherche d'acteurs et de figurants, il avait pris tous ceux
qui collaboraient alors à Pilote, moi compris.

Nos réunions du mercredi à Pilote étaient consacrées aux


pages « actualités ». Même si j'y travaillais assez peu, je tenais
à donner des idées. Il m'est arrivé de placer quelques thèmes
de science-fiction et de parvenir brièvement à faire autre chose
que du Gir sans que ce soit encore tout à fait du Moebius.
Avec un style à la Jack Davis, le résultat n'était pas terrible.
Je me souviens d'une double page psychédélique avec Gotlib
et Fred sur un jeu de mots lamentable et hilarant, double page
intitulée « le fond de l'air est frais ». Nous étions les premiers
à rire de nos bêtises. Un des sommets de cet h u m o u r débridé
mettait en scène Alain Delon qui allait au Tibet, devenait lama
et servait à boire. Cela donnait : « Lama Delon vient nous
servir à boire. » Ce type de jeu de mots me fait hurler de rire.
Cavanna les détestait. Charlier adorait, riait de bon cœur. Il
assistait à toutes les réunions du mercredi sans jamais sortir

149
Histoire de mon double

le moindre gag, mais il passait son temps à rire. Ses petits


yeux de Chinois devenaient c o m m e des fentes.
Ces réunions ressemblaient à u n e émission de radio
pour routiers, avec des gens qui discutent autour d'une table
et rebondissent sans cesse sur l'actualité. À la fin, il fallait
tout de m ê m e se distribuer le travail de la semaine... Si on
avait pu faire ça en public, avec soixante personnes devant
nous, nous aurions été encore meilleurs. Charlier faisait le
public à lui tout seul. Pradal ne rigolait pas tant que ça. Quant
à moi, je venais surtout pour rigoler. Je m'esclaffais à la
moindre blague de Patrice. Goscinny me regardait de travers.

P h i l i p p e Druillet avait d é m é n a g é à Livry-Gargan


quand il a fait la soirée où j'ai rencontré chez lui un j e u n e
h o m m e du nom de Jean-Pierre Dionnet. Un canard sauvage,
dingue, d é l i n q u a n t jusqu'à la moelle, pervers absolu et
r é s o l u m e n t génial. Il était de tous les coups, t o u j o u r s
partant. Pour la première fois, je me sentais moins différent,
moins seul au m o n d e . Druillet, Mandryka, Gotlib étaient
d e v e n u s ma famille. Près d'eux, j'ai vécu une sorte de
renaissance qui m'a permis de r e p r e n d r e c o n f i a n c e en
moi. J'ai b e a u c o u p reçu. P h i l i p p e était v r a i m e n t m o n
frère. N o u s avions une grande connivence. Je voyais bien
les carences de son dessin, mais je n'y prenais pas garde,
p e r s u a d é q u e ses f o r m e s e n é t a i e n t d ' a u t a n t p l u s
révolutionnaires, n e u v e s et fraîches. L ' a c a d é m i s m e qui
m ' o b s é d a i t ne le perturbait pas outre mesure. N o u s n o u s
complétions bien, nous nous comprenions et nous
respections. Il acceptait mon a c a d é m i s m e et l'admirait.
Son délire g r a p h i q u e me touchait par la priorité qu'il
savait d o n n e r à l'élan, à l'énergie, à la vision. Il lui arrivait
de me d e m a n d e r des conseils et je suis bien content qu'il
ne les ait pas suivis. Mon admiration n'a pas faibli.

150
Rencontres

Tardi s'est joint à notre petite b a n d e , avec b e a u c o u p


de naturel. J e a n - C l a u d e Mézières passait aussi, m ê m e si
le c o u p l e qu'il formait avec Pierre Christin l'excluait un
peu du groupe. Christin exaspérait Druillet. Il représentait
p o u r lui la q u i n t e s s e n c e de ce milieu universitaire qu'il
m é p r i s a i t tant. Mon amitié avec J e a n - C l a u d e et Pierre
remontait loin dans le temps. N o u s n o u s étions c o n n u s
à Saint-Mandé. À l ' é p o q u e , Pierre faisait partie des gens
que j'admirais é n o r m é m e n t parce qu'il était musicien. Il
est un excellent pianiste de jazz, un des premiers à s'être
i n t é r e s s é au b o p . Il avait toute u n e b a n d e de c o p a i n s
musiciens, qui voulaient faire du Charlie Parker, du Dizzy
Gillespie. Je tentais de suivre, tant bien que mal. J'avais
essayé d ' a p p r e n d r e la guitare basse, la batterie. Rien de
c o n v a i n c a n t . Mais n o u s partagions u n e m ê m e passion.
P i e r r e a subi u n e o p é r a t i o n qui a i r r é m é d i a b l e m e n t
e n d o m m a g é son audition. La m u s i q u e était finie pour lui.
Il s'est d o n c mis à écrire et a c o m m e n c é à travailler avec
J e a n - C l a u d e , tout en faisant du j o u r n a l i s m e à Bordeaux.
Il a fait u n e carrière m a g n i f i q u e , mais il est toujours resté
un peu en marge de notre bande. Tardi et lui ont travaillé
ensemble au début. C'est Goscinny qui, dans sa bienveillance,
en avait eu l'idée. L'album qu'ils ont fait alors, Rumeur
sur le Rouergue, tient très bien la route : c'était un bon
m a n i f e s t e « soixante-huitard ». Pierre avait une bizarrerie :
il avait notre âge, il était de notre génération, sensible
c o m m e n o u s aux courants qui la traversaient, mais il était
perçu par tous c o m m e u n e é m a n a t i o n parentale. Dans
sa façon d'être, aussi bien que de parler, il avait cette
autorité qui en hérissait plus d'un. Je m ' e n m o q u a i s :
c'était mon pote. Q u a n d il intervenait dans les réunions
c'était plus fort que lui. Son ton p r o f e s s o r a l , le v o l u m e
de sa voix, sa façon de débiter les phrases nous renvoyaient

151
Histoire de mon double

tous illico sur les bancs de l'école. Certains parmi nous


ne le supportaient pas, dont Druillet, qui ne se privait
pas de le faire savoir. Il n'y a jamais eu d'atomes crochus
entre eux. Je pense que c'est ce qui a empêché Mézières
de s'intégrer véritablement à notre groupe. Jean-Claude
est un peu comme moi : le cul entre deux mondes, deux
générations. Il a commencé la bande dessinée à la période
classique et aujourd'hui, Luc Besson lui emprunte les
taxis volants de Valérian. Jean-Claude est franquinesque
- pas simplement dans son dessin, mais aussi dans sa
façon d'être au jour le jour. Il n'a jamais été transgressif.
Au milieu de cette bande un peu délirante, où tout le
monde fumait, buvait, il ne se sentait pas vraiment à l'aise.

Yves Got avait une place bien spécifique dans le groupe ;


sa présence y provoquait une alchimie particulière : bourré
de talent, il proposait une belle vision. Mais il n'avait pas
encore les moyens graphiques de sa position. Il a fallu
attendre le Baron noir, en collaboration avec Pétillon, pour
qu'il exprime sa vraie nature de dessinateur. Il y avait
vraiment la matière pour une très bonne série. Quand
Pétillon a laissé tomber, ça a été dur pour Got. Il a essayé
de continuer seul - ce n'était pas mal d'ailleurs -, mais ça
n'a pas marché. Trop difficile de tenir une telle exigence
en solitaire : Pétillon, lui, est un pur génie.

Ces rencontres, le bain dans lequel trempait en permanence


notre petit groupe, donnaient corps à une nouvelle pensée
esthétique et éthique en pleine germination, directement
issue de Mai 68. Le fossé qui nous séparait de la vieille école
de la bande dessinée se creusait chaque jour un peu plus.
Une fracture surtout sensible et grave pour ceux qui travaillaient
aux pages actualités, où la dérive se faisait cruellement sentir.

152
Rencontres

On ne pouvait plus supporter de côtoyer des dessinateurs


comme Chakir, Pélaprat, des séries comme Astérix, Barbe-
Rouge. Même Blueberry s'est retrouvé sur la sellette.
Curieusement, il a bénéficié d'une suspension de jugement.
Sous le glacis des apparences et de son classicisme absolu,
la série avait un aspect étrange, vital, transgressif qui laissait
planer l'ombre d'un doute. Même les travaux des grands
maîtres, Hergé ou Morris, nous horripilaient.

Dans le contexte économique de l'époque, lancer un


journal était une entreprise particulièrement hasardeuse
pour des jeunes gens d'une trentaine d'années sans fomiation
spécifique. Ce fut un choc de voir paraître le numéro un
de L'Écho des Savanes. Réalisé à parts égales par Mandryka,
Gotlib et Bretécher, il mettait un énorme pavé dans notre
mare. La garantie de l'unité du journal résidait dans leur
amitié. Tout le monde a défilé dans leurs locaux, très excité.
Ravis, enthousiastes, on les a aidés à porter les paquets.
À l'intérieur, je bouillonnais : je n'étais pas de l'aventure.
Pourquoi ? J'ai fait mon mea culpa. Pour avoir trop traîné,
pour ne pas avoir dévoilé à temps ce dont Moebius était
capable, j'avais loupé le coche. La Déviation était resté un
album anecdotique qui n'avait pas suffi à marquer ma
rupture. J'avais encore tout à démontrer.

Historiquement, à l'origine de la création de L'Écho


des Savanes il y a l'affaire du Jardin zen, la BD de
Mandryka. On y voit le Concombre masqué devant un
jardin potager. Quelqu'un lui demande : « Que fais-tu ? »,
il répond : «Je regarde pousser les pierres ». Curieusement,
Goscinny a refusé de publier l'histoire. Sa décision a été
interprétée comme un signal. Il venait de donner un coup
de pied dans le nid de ses oisillons en leur disant : « Ça

153
Histoire de mon double

suffit ! volez donc de vos propres ailes. » Ils l'ont pris au


mot. Pour une fois, il a été la première victime de son
intuition. Cette attitude illustre parfaitement l'ambiguïté
qui prévaut alors entre une bande dessinée toujours plus
sophistiquée, plus adulte, et une autre, prisonnière d'un
système qui maintient Pilote dans une adolescence forcée.
Est-ce à cause du graphisme d'Uderzo ou d'une forme
particulière d'esprit ? Même Astérix, en dépit de la forte
tentation de Goscinny de l'amener vers un monde plus
adulte, demeure une série pour adolescents attardés. En
revanche, lorsque Mandryka réalise le Jardin zen, il entre
de plain-pied dans une problématique adulte liée à une
culture : beaucoup plus qu'une BD farfelue, c'est l'œuvre
de quelqu'un qui est réellement à la recherche du zen et
en exprime l'essentiel dans son travail.

Mandryka a beaucoup compté pour moi. Il était le


seul de toute la bande à vivre une aventure spirituelle,
troublée et troublante. Lui-même vient d'un milieu qui l'a
terriblement marqué. Une personnalité torturée qui ne
tient pas seulement à sa silhouette romantique. Il ne s'agit
pas d'un jeu ou d ' u n e p o s e , mais d ' u n e a t t i t u d e
d'intransigeance absolue, qui va le conduire à détruire
successivement tous les piédestaux sur lesquels il monte.
Détruire son blockhaus, pièce par pièce.
Quand on rencontre Nikita aujourd'hui, il est fluide.
Toujours dans une espèce d'interrogation, mais très vivant.
Dans l'ensemble, nous sommes tous extrêmement vivants
et remuants. Nous ne nous voyons qu'occasionnellement,
lors de conventions. On s'est un peu déconnecté les uns
des autres, mais ce n'est peut-être pas plus mal. Les vieux
couples ont un côté malsain.

154
Rencontres

Dans mon aventure personnelle, il y a donc deux


éléments catalyseurs : Nikita Mandryka et Philippe Druillet.
Philippe et moi étions très complices, jouant les pivots de
la bande. Mon charisme n'égale pas le sien. Avec les lunettes,
les bagues, son personnage est inimitable. Mais Blueberry
me conférait une légitimité. Nous formions un duo étrange
au milieu des autres. Tout s'est brutalement interrompu
avec la mort de sa femme, Nicole. Sa disparition a changé
quelque chose pour chacun de nous. Le groupe a perdu
son âme. Nicole incarnait la délicatesse, avec sa façon bien
à elle de tourner la tête, de poser sur le monde un regard
très doux et une main légère, avec d'infinies précautions.
Le deuil de Philippe fut à la mesure de son pouvoir. À cette
période, j'étais moi-même en pleine dérive, incapable de
l'accompagner. La pudeur de ce chagrin inouï a mis une
distance entre Philippe et moi qui nous empêche de nous
parler quand nous nous voyons. C'est un être fort, mystérieux,
authentique et étranger. On ne peut jamais complètement
le cerner. C'est ce que j'apprécie le plus en lui.

Nikita a agi sur moi à un autre niveau : le tout premier,


il m'a mis sur la piste de la recherche ésotérique. C'était
très à la mode à l'époque. Mais Nikita et moi nous sommes
vite retrouvés dans cette quête au-delà des modes. Il m'a
fait découvrir la macrobiotique. Nous partions à l'île de Ré
avec des colis de nourriture macrobiotique. Le fait de
changer d'assiette, c'est-à-dire d'habitudes alimentaires, agit
de manière incroyable sur le cerveau. C'est délirant. J'étais
terriblement troublé. Totalement séduit. Mes recherches sur
l'alimentation datent de cette époque. Nikita était aussi le
seul à n'avoir d'autre raison que le travail et la recherche
d'un autre palier de perceptions pour fumer de l'herbe.
Cela me plaisait beaucoup. Nous nous comprenions.

155
Histoire de mon double

On ne peut évoquer L'Écho des Savanes et Métal hurlant


sans faire référence à ce qui se passe à l'époque aux États-
Unis, avec la contre-culture : Richard Crumb, Corben et les
autres. Ce sont des pionniers. Ils nous ont montré le chemin,
comment nous prendre en main culturellement et cesser
de demander la permission des parents.
LÉcho des Savanes, c'était trois personnalités puissantes
qui faisaient totalement corps. Il n'y avait pas de place dans
leur alliance, ou alors au prix de la dilution. C'est ce qui a
fini par se produire. Ils ont vendu le titre. Nikita en a pris
la rédaction en chef, pour finir le travail. Ce fut un sabordage,
un nettoyage par le vide. Il n'en est resté qu'une carcasse
vide, dépourvue de son sens premier.

Pilote avait été un bon véhicule, mais il nous fallait, à


présent, trouver le nôtre pour passer à la vitesse supérieure.
L'aventure de LÉcho nous montrait la voie. Il fallait un
récipient pur pour nos rêves. Pilote était en quelque sorte
pollué. Nous devions réaliser quelque chose qui soit en
rapport avec notre propre destin. Il fallait le faire. Nous
l'avons fait avec les moyens du bord. Philippe et moi étions
tout désignés pour cela. Il en avait le courage. Je vivais dans
l'excitation permanente de mon programme de transgression.
Mon objectif était de parvenir à faire la jonction avec l'art
en me libérant de tout ce qui faisait l'univers de Pilote : la
force d'attraction du modèle parental, c'est-à-dire du classicisme,
du respect de la loi, de la morale graphique et scénaristique.
Il ne s'agissait pas seulement de laisser Moebius s'épanouir.
Nous voulions qu'émerge une parole révolutionnaire.

Métaphore sexuelle et robotique, Métal hurlant suggérait


parfaitement cette mutation : une météore de métal qui
s'engouffre en hurlant dans un mystérieux tunnel. Moebius

156
Rencontres

en est un peu le symbole, mais il est aussi extrêmement


particulier. Tous ceux qui veulent faire du Moebius y laissent
des plumes, et sont rapidement obligés de trouver leur
propre voie. Il n'y a pas de cohabitation possible dans mon
espace. Il se modifie en permanence dans une mutation
généralisée. Ce qui me caractérise, c'est la création d'un
monde cohérent, mais perpétuellement en marche : je ne
supporte pas l'immobilisme et l'immobilité.

Nous nous mettons à quatre pour fonder le journal :


Philippe Druillet, Bernard Farkas, Jean-Pierre Dionnet et
moi. Farkas est très important ; il est un gestionnaire. Druillet
et moi formions une bonne paroi verticale, comme un
canon de revolver, mais Bernard se charge de relever le
chien : son discours extrêmement stabilisateur nous fédérait
et nous donnait du contenu. Jean-Pierre Dionnet, le littéraire,
jouait le rôle de la poudre. Il était aussi le lien entre Farkas
et nous. Le seul qui parvienne à entrer parfaitement dans
son système de pensée. Dionnet est le produit d'un décapage
psychique total. Sa folie nous entraîne à partager cette
névrose liée aux rêves, à la transgression, à l'injure graphique.
Tout en faisant partie de nous, il est capable de formaliser
le discours, de justifier l'expérience par le travail éditorial.
Métal hurlant fut une entreprise tyrannique, avec des défauts
structurels, une hiérarchie, une cruauté nécessaire, une
certaine forme d'insensibilité. On y trouvait un propos et
une base révolutionnaire, anarchisante qui ne nous facilitait
pas la vie. La même problématique se posait à Bizot pour
Actuel, et à beaucoup d'autres gens, qui, après Mai 68, ont
travaillé à des postes de responsabilité. Je suis resté à Métal
hurlant jusqu'au jour où le journal a été vendu à un groupe
espagnol. J'ai alors estimé que je n'avais plus à respecter
157
Histoire de mon double

le contrat tacite qui me forçait à maintenir une présence


massive dans les pages du journal. Métal pouvait vivre seul.

Mon travail est d'être libre intérieurement, c o m m e une


sorte de b o m b e thermonucléaire en fusion permanente. Et
mon devoir est de l'exprimer par mes dessins. Je me suis
donc fait une obligation de présence dans Métal, à l'origine
du Garage hermétique. Une contrainte morale proche de
la contrainte poétique qui me faisait écrire « à suivre » au
bas de la planche, chaque semaine, c o m m e une promesse
que je me faisais d'abord à moi-même.

La parution de L'Écho des Savanes a marqué la rupture


et nous a épargné de la revivre au moment de Métal hurlant.
C'était fait. Quand le premier n u m é r o est arrivé à Pilote, tout
le monde était bouleversé. On regardait Goscinny du coin
de l'œil. Comment allait-il réagir ? Les rapports entre Goscinny
et Gotlib étaient très étroits, presque filiaux. René l'a certainement
vécu comme une trahison. C'est la goutte d'eau qui a fait
déborder le vase. Après cette affaire, Goscinny a vraiment
perdu les pédales. Il y a eu d'autres histoires, d'autres coups
de gueule. Nos relations ont toujours été un peu complexes.
Plusieurs projets ont été évoqués, qui ont tous avorté. À chaque
fois, je faisais de mon mieux, mais ça ne collait pas. Nos
esprits refusaient de fonctionner ensemble.

L ' h i s t o i r e s'est t e r m i n é e par u n e e m p o i g n a d e


m o n u m e n t a l e , devant toute la rédaction réunie : j'étais
chargé de faire une série de portraits sur l'Ouest américain.
Le premier représentait John Wayne, très classique, tiré
d'une photo du film Rio Bravo. Ce dessin était paru dans
le n u m é r o un de la revue Lucky Luke. Goscinny l'avait
adoré. Le mois suivant, j'ai apporté le d e u x i è m e dessin.

158
Rencontres

Moebius avait frappé : il était b e a u c o u p plus tordu. À l'arrière-


plan, Henry Fonda, dans My Darling Clémentine, menaçait
un acteur de second rôle, très connu pour avoir joué entre
autres le rôle du vieux boiteux dans Rio Bravo. Mon dessin
le mettait en vedette. Goscinny a protesté à juste titre :
— On ne fait que les stars.
— Pour moi, c'en est une, ai-je r é p o n d u , tout aussi
catégorique. Et s'il n'en est pas une, il le deviendra !
Je me suis bloqué. Lui aussi. Ça a fini par un coup de
sang. N o u s n o u s s o m m e s traités de n o m s d'oiseaux. Il est
parti en c l a q u a n t la porte. Dur de r e n o u e r une relation
a p r è s u n e scène pareille. Cet ultime c o u p de g u e u l e a
c o n s o m m é ma rupture avec le m o n d e de la bande dessinée
classique et avec Goscinny. Charlier est resté mon scénariste...
M ê m e a p r è s avoir lancé Métal hurlant, j'ai c o n t i n u é à
dessiner Blueberry. Q u e l q u e t e m p s plus tard, il y a eu une
dispute — encore une — entre Charlier et Dargaud. Blueberry
est resté p r e s q u e trois ans sans éditeur. J'en ai profité pour
ne faire que du Moebius.
10

Moebius

^ ^ u i a parlé ? Je ne sais plus. Il y avait là Tardi et Mandryka.

Ai-je déliré une fois de plus sur la BD ? Ai-je d o n n é


mon avis une fois de trop sur ce qu'il faudrait faire ? La
réplique est partie tout droit, excédée, définitive, imparable,
c o m m e une sentence : « Arrête de nous bassiner avec ce
qu'il faudrait faire. Tu es là, coincé dans ton Blueberry. Tu
n'arrêtes pas de dire que tu aimerais faire autre chose et
on ne voit jamais rien venir. Fais-le ! On en reparlera après. »
Fais-le ! Sonné, j'ai pris le chemin du retour. Le tam-tam
des mots me brisait le crâne. Les anciens devaient ressentir
quelque chose d'approchant lorsqu'ils consultaient la Pythie
de Delphes. Fais-le ! Deux mots avaient suffi pour me renvoyer
à moi-même avec mes foucades et mes contradictions. Un
vieux donneur de leçons incapable de se remettre en question.
Voilà comment les copains me voyaient. En avaient-ils parlé
entre eux avant de m'assener mes quatre vérités en deux
mots ? Peu importe. J'ai couru acheter un porte-plume et du
papier et je me suis mis à dessiner La Déviation comme si
ma vie en dépendait. Ce fut le point de départ. Il a été publié
dans les pages de Pilote.
Encore timide, je l'ai signé Gir. C'était un Moebius dans
l'air du temps : j'y embarquais ma famille dans une aventure

161
Histoire de mon double

qui symbolisait le monde en pleine mutation. Mon monde.


Aucun de mes copains ne m'a dit « continue », mais j'ai
senti qu'ils le pensaient tous : « Pas mal. Peut mieux faire. »
Cette exigence est la marque du groupe. La bande dessinée
est une activité solitaire confrontée en permanence au
jugement du groupe. Le groupe percevait quelque chose
de fou en moi : il me réclamait de la folie. Quelque chose
qui s'apparentait au choc qu'avait provoqué la parution en
France de Mad, la revue américaine. Un décalage définitif.
Avec Mad j'avais découvert Elder. Là, je tenais l'amorce
de la réponse : son travail était la quintessence de la
modernité. Un modèle d'insolence. L'allumette qui mettait
le feu aux poudres et provoquait la fusion des mondes.
C'est lui qui m'a fait comprendre que l'art se prend à
l'abordage, se pirate. Il faut s'en saisir sans attendre d'être
invité à le faire. Être accepté, adoubé n'est pas le problème
de l'artiste. Quand il crée, il s'empare de l'art et le fait
sien. C'est alors seulement qu'il devient la voix du monde
et lui donne une dimension poétique. Cette extase que
décrivait avec tant d'éloquence le vieil historien anglais
Appolo, je l'ai trouvée en laissant à Moebius la place
qui lui revenait.
Cette qualité d'insolence, cette outrecuidance, je les
ai retrouvées chez Boris Vian : comment un écrivain,
reconnu comme tel, pouvait-il écrire J'irai cracher sur vos
tombes ? Vian faisait allègrement sauter l'une après l'autre
les chapelles de l'art. Ce n'est pas un hasard s'il reste l'un
des écrivains préférés des adolescents d'aujourd'hui.

Le Mexique a été pour moi un véritable dépucelage,


physique et mental. C'est aussi au Mexique que j'ai découvert
162
Moebius

Mad. Les effets de cette rencontre ne se sont pas fait sentir


immédiatement. Noyé dans la masse des sensations que
chacune de mes journées mexicaines m'apportait, je n'ai
pas reconnu tout de suite l'importance de la rencontre.
Peu après, j'ai conçu une petite planche sur les mésaventures
d'un jeune Mexicain. Une tentative maladroite et apparemment
sans lendemain pour retranscrire les impressions qui
m'assaillaient lors de ce premier séjour. La première esquisse
de Moebius. Mon ambition déclarée était de faire aussi
bien que Joseph Gillain dans Blondin et Cirage. Erreur sur
toute la ligne. Je me trompais. Ça n'a pas du tout marché.
Et la raison de mon échec s'appelait déjà Moebius. Car à
l'époque, je dessinais surtout du Moebius. Dans l'ordre de
l'histoire, il y a d'abord Moebius, ensuite Blueberry en
dépit de ce que la chronologie des albums peut laisser
croire. C'est en faisant du Moebius avant la lettre que j'ai
forgé une grande partie de mon style. Immergé dans cette
atmosphère mexicaine, un peu exaltée, j'ai trouvé ce qui
fait un peu ma signature. Chez Moebius, je reconnais cette
exaltation, cette propension sans freins, sans inhibitions,
à l'épanchement presque impudique.

Les suppléments du dimanche des journaux américains


proposaient des pages et des pages de bandes dessinées.
Aujourd'hui, je voudrais bien les avoir gardés. Surtout les
strips de Prince Valiant, dessinés par Hal Foster ou les
planches de Dick Tracy par Chester Gould. Des références.
À côté de ces classiques, la vraie révélation fut bel et bien
la découverte de Mad. Ce devait être le numéro six ou sept.
Il était à la devanture de toutes les librairies de Mexico.
Pour la première fois, j'ai vu le travail de Harvey Kurtzman
et surtout de Bill Elder : le summum de l'art américain de
la bande dessinée, le génie absolu.

163
Histoire de mon double

Les e x p l o s i o n s sensorielles vécues au M e x i q u e sont


l o n g t e m p s restées c a c h é e s au f o n d de moi : elles étaient
l'univers du M o e b i u s en devenir. Un univers qu'elles ont
contribué à faire jaillir, puis à i m p o s e r de plus en plus.
Toute la richesse de l ' e x p é r i e n c e m e x i c a i n e a explosé au
m o m e n t où j'ai c o m m e n c é v é r i t a b l e m e n t à travailler avec
Gillain. Blueberry a laissé M o e b i u s en coulisses. Il n'en a
c o n s e r v é qu'un reflet de folie qui met le feu aux couleurs
et aux lignes au fur et à m e s u r e que je parviens à imposer
à Charlier ma vision des choses. Le réalisme de Blueberry
est teinté de la folie p u r e de Moebius. D a n s les marges
de Blueberry, pendant les dix premières années de Blueberry,
j'ai e x p é r i m e n t é p r a t i q u e m e n t tout Moebius.

Q u a n d je suis entré à Hara-Kiri, c'est la b o m b e Elder


qui a explosé. Très r a p i d e m e n t , la nécessité d'avoir un
p s e u d o n y m e , ou plus si affinités, s'est i m p o s é e à moi.
Avoir plusieurs identités était un gage de liberté et de
mobilité que je me d o n n a i s . Au départ, M o e b i u s était
destiné p r i n c i p a l e m e n t à u n e carrière américaine. C'est
du reste ce qui s'est produit : à m o n arrivée aux États-
Unis, j'ai tout de suite été perçu c o m m e un illustrateur
de tradition a n g l o - s a x o n n e . Les critiques s o u l i g n a i e n t
mes dérives c o m m e u n e originalité, sans que cela les
é t o n n e outre mesure.

Les autres b o m b e s à retardement de mon existence


sont l'ésotérisme et la magie. Des sensations fortes d'un
autre genre v e n u e s tout droit, elles aussi, du Mexique.
Sans le Mexique, je ne serais peut-être pas d e v e n u qui je
suis. L'intérêt des b o m b e s , c'est qu'elles finissent par
exploser. Il arrive parfois que le porteur saute avec, mais
ce sont les risques du métier.

164
Moebius

Moebius est la résultante de mon incapacité native à être


sagement monolithique, de mes voyages au Mexique et de
la dualité de ma formation graphique. Je voulais être un pont
entre des mondes apparemment étanches. Celui, humblement
réaliste de la BD et celui, follement créateur, de l'art. Non
sans provocation, j'ambitionnais rien moins que de mettre
de l'exaltation dans le réalisme et du réalisme dans l'extase.

Derrière la provocation, il est parfois nécessaire


d'expliquer. Les accélérations et les embouteillages me
fascinent : le moment où la vie se trouve tendue par une
infinité de fils dont les forces, à priori contradictoires, tirent
à elles la conscience de soi. Mes scénarios sont le résultat
de cette sensation. Tiraillé de tous côtés, en suspension
dans un berceau d'énergie pure, on est soulevé, propulsé.
À force de travail il est possible de parvenir à contrôler
cette énergie fondée sur un système d'attraction-répulsion
qui exclut toute forme de routine. Tout se trouve à la fois
dans la continuité et en révolution. L'anneau de Moebius
est une espèce de vaisseau spatial. Les décisions doivent
alors se prendre très vite et se référer à des expériences
suffisamment profondes pour être signifiantes.

Le fondement de l'œuvre de Moebius réside dans


l'expression de ce sentiment d'étrangeté. J'ai soigneusement
cultivé cette sensation. Elle a beaucoup fasciné les lecteurs,
mais assez peu les gens que je rencontrais. Curieusement,
dans la vie courante, je me comporte plutôt normalement.
Je suis très attaché à une certaine forme de contrôle, voire
à une certaine normalité dans mes relations. Je cultive la
faculté de communiquer correctement avec le plus de gens
possibles. À la manière d'un extraterrestre qui mettrait un
point d'honneur à ne pas être reconnu comme tel, mais

165
Histoire de mon double

qui utiliserait toutes les r e s s o u r c e s de son é t r a n g e culture


afin de se faire u n e p l a c e sous le soleil terrestre.
Cette normalité est peut-être un m o y e n de me ressourcer
p o u r p o u v o i r c o n t i n u e r de plus belle à faire du Moebius.
Il est des justifications d o n t on n'a pas t o u j o u r s c o n s c i e n c e .
Ce sont plutôt des l o g i q u e s qui aident à survivre ou à se
p e r p é t u e r . Cet état d ' e s p r i t n'est pas le m i e n : je vis de
m a n i è r e s p o n t a n é e , primaire, sans stratégie c o n s c i e n t e .
J u s q u ' a u jour où j'ai d é c o u v e r t c o m b i e n les stratégies
é l a b o r é e s par m o n i n c o n s c i e n t é t a i e n t a u t r e m e n t p l u s
intéressantes, c o m p l e x e s et valables que celles que j'établissais
c o n s c i e m m e n t . Depuis, mes projets ont t o u j o u r s u n e g r a n d e
s o u p l e s s e : à tout m o m e n t , je suis prêt à c h a n g e r de route,
car je n'aurai j a m a i s l ' a s s u r a n c e que m o n projet c o n s c i e n t
corresponde à mes plans inconscients.
Mes amis m ' o n t dit « fais-le » et je l'ai fait : j'ai laissé
parler Moebius. Son crayon délié allait tout seul sur la page,
saisi par l ' i n s p i r a t i o n s a c r é e de la p y t h i e d o n t la p a r o l e
p r o p h é t i q u e de m e s amis m'avait t r a n s m i s le feu sacré.

Gir travaille dans la contrainte de la logique narrative


imposée par le scénario de Charlier. Il y a des règles à respecter.
Moebius, c'est la poésie libre. J'invente mes propres règles au
fur et à mesure. M ê m e la contrainte devient fertile, un jeu que
je p e u x transcender. Il n'y a pas un Moebius mais des Moebius,
c h a q u e fois différents. Ils ont l'infinie variété d'émotions et de
sensations de la vie. D a n s Blueberry, je fais un c r a y o n n é
poussé, le pinceau d o n n e la souplesse plastique. Dans Moebius,
la mise en place au crayon doit rester légère si je veux que
mon trait de p l u m e vive. En m ê m e temps, le trait de p l u m e
de M o e b i u s est très contrôlé à la manière d'une ligne claire
et le c o u p de pinceau de Blueberry est jeté d'instinct. Dans
Moebius, il y a u n e part plus grande d'aventure, d'improvisation.

166
Moebius

S'engage alors un processus de mise en retrait par rapport


à nos propres stimuli. Tout devient possible : jouer avec
certains, les mettre en réserve, s'interdire un moyen d'expression
pour en privilégier un autre, faire constamment l'aller-retour
entre ce que l'on est et ce que l'on voudrait être. On est
donc là dans le domaine du sentiment. On peut, à la limite,
tenter de discerner des cheminements cohérents. Dès qu'on
les rend utilisables, ils se transforment en dogmes inutilisables.
Cette immobilité est mortelle. Il faut toujours faire l'effort
d'en remettre les éléments dans le vivant et l'émotionnel, au
risque de se retrouver dans des constructions mentales qui
nous enferment. On peut alors se penser comme une palette
de différentes couleurs. On devient chef d'orchestre. Les
composantes de notre identité se trouvent brusquement
relativisées. Qui sommes-nous ? Quelle est cette entité qui
décide de jouer avec les concepts, les croyances qui sont en
nous ? De quoi est-elle véritablement composée ? Cela rejoint
la question du style : y a-t-il un style Moebius ?

S'il y a un style Moebius, c'est ce choix que j'ai fait de


la mobilité contre l'immobilité. Moebius est dans l'ordre de
la métaphysique. L'ordre de l'extase, de l'ouverture à l'extase.
Hergé était aussi un métaphysicien secret : proche des
surréalistes, de la tradition ésotérique, bouddhiste. Il
connaissait aussi les secrets de l'herbe et savait en user
comme l'ont fait du reste beaucoup d'artistes et de poètes
surréalistes de sa génération. On a tendance à l'oublier.

La démarche de Moebius consiste à utiliser le dessin


pour se placer dans des états différents de perception. Se
plonger dans ce que les surréalistes appelaient le « rêve
éveillé » ou « l'explosante fixe » : un onirisme lucide qui est
une sorte de transe légère. Un état pythique. Aujourd'hui,
167
Histoire de mon double

je suis capable de le formuler. Est-ce une bonne ou une


mauvaise chose ? Un bon ou un mauvais signe ? À l'époque,
je n'étais pas aussi précis. Les discussions que j'avais avec
Nikita tournaient principalement autour de cet aspect.
Au cours de nos interminables débats, nous échafaudions
de grandes théories sur cette capacité •< psychédélique ». Le
mot ne signifie plus rien aujourd'hui, mais il recouvre bien
la démarche artistique des années 1970. L'enjeu consistait à
atteindre une extase créatrice. Une sensation qui n'a pas sa
place dans la tradition européenne. Ou alors dans les marges
où elle est systématiquement stigmatisée, voire sanctionnée.
L'extase peut être mystique, alcoolique. De Joris-Karl Huysmans
à Michaux, et bien avant eux de Thérèse d'Avila à saint Jean
de la Croix, artistes et mystiques ont révélé à quel point la
ferveur poétique ou religieuse peut amener à s'écarter de la
réalité. Je refuse d'intégrer la mystique chrétienne, pas plus
que je ne souhaite utiliser l'alcool pour entrer dans une
quelconque forme d'expiation, ou de martyrium tragique.
Mais l'herbe, la poésie, tout ce qui déploie l'imaginaire comme
une aile volante me transportent où je veux aller.

Les grands dessinateurs américains - Crumb et Corben


en tête - ont défriché avant nous le terrain de l'esprit. L'esprit
souffle dans un espace nouveau de perception et d'expression
que rien ne relie à une histoire. Des liens peuvent être trouvés
par la suite. Chacun est libre de les rechercher s'il en éprouve
le besoin. Dans ces années 68, nous avons fait le tri de ce
qui pouvait être conservé, du moins momentanément, de
ce qu'il fallait revoir, de ce qui était plastique, de ce qui ne
l'était pas, de ce qui était transitoire et de ce que nous devions
considérer comme permanent. Moebius est né de ces choix.

168
Moebius

Quand je signe Moebius, je me mets au service d'un


système de mutation, sans, bien entendu, entrer dans une
attitude politicienne - bien que la tentation existe toujours -,
mais en adoptant une position éthique, métaphysique.

Tout le travail de Moebius a consisté à engager une véritable


réflexion sur la notion même d'erreur le concept d'erreur
correspond à une perception du monde qui, à un certain niveau
de conscience, apparaît comme tronquée. Nos trajectoires sont
surprenantes, nos détours interminables. Des pressions s'exercent.
Dans Blueberry, la règle prédomine. Blueberry est un état de
loi. Les détournements y sont proscrits. S'y plier demande une
complaisance, des automatismes et des ruses graphiques qui
peuvent faire illusion pendant quelques années mais qui,
fondamentalement, sont des pratiques de mort.

Avec Moebius, j'ai mis en place toute une philosophie


liée au dessin qui incarnait une perception du monde, de
ma propre histoire et de celle des autres. Qu'est-ce que
l'erreur, qu'est-ce que le mal ? Le mal c'est l'erreur, la faute
de jugement, de perception, la mauvaise conclusion, l'erreur
intellectuelle, psychique, spirituelle, qui fait que, d'un seul
coup, les actions précipitent la réalité dans l'horreur, la
souffrance et la peine, dans l'injustice, la laideur et l'autisme.

Ma trajectoire n'est pas exemplaire. Compte tenu des


stimuli extérieurs, elle était naturelle - ce qui exclut la
notion même d'erreur. Je ne bats pas ma coulpe. Les
pressions, je les considère avec une bienveillance totale.
Mais c'est la vertu de l'art et le rôle de l'artiste que de
développer notre sensibilité un peu au-delà de la mort.
Voulez-vous savoir le fond de ma pensée ? Nous crions
avant que l'on ne nous touche. C'est ça la réalité.

169
Histoire de mon double

De nos jours, face à l'uniformisation dont nous souffrons


tous, les gens semblent en avoir par-dessus la tête de refouler
leurs particularismes - physiques, moraux ou intellectuels.
Il existe d'ailleurs une tradition artistique qui consiste à
amputer volontairement l'expression afin de dégager un
nouveau cadre d'action vierge.
Vouloir représenter la réalité à travers le dessin, est
une entreprise fatalement vouée à l'échec. La réalité se
compose d'un n o m b r e infini d'informations : nuances,
perspectives, reflets, jeux d'ombres et de lumières... Il est
absolument inhumain d'envisager sa représentation exacte.
Et pourtant, n'importe quel enfant s'y essaiera avec obstination.
Certains artistes prétendent donner de la réalité une image
qui ferait basculer la conscience de celui qui la regarde
dans un état de croyance. Le fait de transformer la mutilation
- autrement dit une suppression d'informations - en un
canal du sens de l'universel peut, en y réfléchissant bien,
structurer une philosophie, une grille de lecture de la vie,
et permettre d'extrapoler à l'infini. C'est vrai du dessin
comme des autres activités humaines.
Toutes les sciences, tous les « je » mènent au centre.
Même un assassin peut trouver le sens du monde dans sa
pratique du meurtre. Une idée qui visiblement fascine les
créateurs — écrivains, cinéastes. La mort est la métaphore
de tous nos renoncements, nos métamorphoses, nos nuits
et nos matins. On meurt en permanence. Chaque information
nouvelle nous tue, dans la mesure où ce qui semblait solide
et cohérent nous apparaît brusquement vieux et périssable.

Au début, la bande dessinée possédait une vertu


transgressive : elle n'était vue par personne. Cela me convenait
parfaitement. Je trouvais dans cette situation une vraie liberté :
ne pas être vu tout en étant là, ou en étant ailleurs. Les

170
Moebius

dessinateurs n'avaient aucune volonté délibérée de se placer


en marge. La reconnaissance est apparue peu à peu. On ne
peut pas dire qu'elle soit parfaitement établie, ce qui n'est
pas déplaisant. C'est le prix d'une certaine liberté, même si
cela génère parfois un léger sentiment de frustration. Comme
toute création, la bande dessinée aimerait jouir d'une
reconnaissance pleine et entière de ce qu'elle est : un moyen
d'expression adulte. Mais peut-être ne le méritons-nous pas
encore ? Si notre art diffusait davantage de sens, il récolterait
davantage de reconnaissance. Une injustice demeure. Nous
jouons encore les utilités. La société nous laisse dans les
marges : une certaine forme logique de darwinisme social.

Le milieu de la BD n'avait donc pas vraiment choisi la


clandestinité : ce n'était qu'un état transitoire. Du coup, j'ai
peu à peu développé ma marginalité propre. Avant mon
mariage, j'avais déjà ce goût prononcé pour la clandestinité.
L'herbe y était pour beaucoup, je crois.
L'herbe a été pendant des années un point d'ancrage
essentiel : une porte ouverte sur un autre réel. Un instrument
de travail, un outil conceptuel, la clef d'une prospection en
dépit de ses aspects dangereux et de la dépendance toujours
possible. Quand je fumais, je me sentais étranger, masqué.
Dans la rue, les gens vous regardent, vous avancez, ils pensent
que vous êtes là, avec eux, que vous voyez les mêmes choses
qu'eux. En fait, vous êtes ailleurs. Il s'agit déjà d'une déviation
par rapport à mon propos qui était d'atteindre à quelque
chose de supérieur : une pulsion légitime, profondément
humaine. Au lieu d'y parvenir par le travail patient de la
culture, de l'éducation, de l'autodiscipline artistique, qui ne
sont pas donnés à tout le monde, il est possible d'y accéder
plus vite, plus fort, et à volonté. Au risque de devenir la
proie d'un déséquilibre sensoriel généralisé. Je suis ainsi
171
Histoire de mon double

entré dans un système où je me plaçais délibérément en


marge de la société d'avant Mai 68. À la marginalité de mon
métier, j'ajoutais l'illégalité de ma consommation de drogue.

Insensiblement, je m'étais laissé enfermer dans le


système moribond du Pilote de cette période : avec des
rapports hiérarchiques complètement obscurs, des pages
sans vie, sans dynamique. La deuxième interdiction de
Hara-Kiri en 1966 a été un électrochoc salutaire pour Pilote.
Un événement majeur. Le responsable de cette interdiction
ignore encore le service qu'il a rendu au pays. Les vannes
se sont ouvertes. L'équipe de Hara-Kiri ne savait plus où
aller. Ils ont débarqué en bloc à Pilote. Comment expliquer
que Goscinny ait accepté ? Sans doute a-t-il bien compris
qu'il tenait là une occasion unique d'opérer un transfert
sur cette bande de jeunes, qui représentaient ce qu'il s'était
toujours interdit. Charlier n'a rien vu venir. Ça lui a glissé
dessus comme la pluie sur les ailes d'une mouette. À la
recherche d'un autre type de pouvoir, b e a u c o u p plus
souterrain, il s'en moquait. Il a pourtant fini lui aussi, grâce
à Blueberry, par accéder à cette reconnaissance qu'a toujours
recherchée Goscinny. Travaillant avec moi, il était contraint
de partager ce pouvoir, et davantage encore au moment
de sa mort, qui me laisse, hébété de douleur, avec le champ
libre pour faire du Moebius, rien que du Moebius.

Les conférences de rédaction du mercredi à Pilote ont


pris une autre tournure dès l'arrivée de l'équipe de Hara-
Kiri. Quand ils entraient dans la pièce, on se regardait, et
dans notre regard, il y avait tous ces souvenirs partagés
que les autres n'avaient pas. Avec le temps, des liens se
sont noués, l'avantage procuré par cette histoire commune,

172
Moebius

par notre reconnaissance mutuelle, s'est estompé, mais nos


rapports sont restés à jamais marqués du sceau du privilège.
Pour ces types de Hara-Kiri, j'étais un mystère total.
Après ce que Moebius avait fait dans leur journal, me
retrouver là où j'étais en train de dessiner Blueberry devait
leur paraître hallucinant. En fait, j'étais masqué, complètement.
Mandryka a-t-il reconnu en moi une variété particulière de
son C o n c o m b r e m a s q u é ? C'est pourtant lui, le grand
Concombre, le détonateur qui a fait exploser mon système
et a initié le processus de réunification de mon être profond
en libérant totalement Moebius.

Mon subconscient a une dimension moebusienne qui


signe mon étrangeté. Tout le travail de Moebius vise à mettre
au jour la névrose grave née du sentiment de ne pas me sentir
partie prenante socialement, ni même historiquement du
monde dans lequel j'évolue. Des gens comme moi ont toujours
existé. Par pur accident, je vis une époque où une conscience
planétaire émerge et propose de dépasser les particularismes
nationaux et culturels. Il s'agit là d'une tentative de se voir à
l'échelle des galaxies dont j'ai voulu donner une idée à travers
l'œuvre signée Moebius. La solution est dans le dépassement
de notre champ de vision interne, par la création d'un espace
externe, d'où l'on regarderait la Terre, la fixant sans la voir,
pour avoir une chance d'en apercevoir, à force de méditation,
l'être immanent. On y parvient plus aisément lorsque, par
nature, on refuse sa culture, sa langue, sa famille et que l'on
entend, à chaque instant, réinventer le monde.

Mon côté nomade, exilé permanent, est le résultat de


ce travail intérieur de dilution des racines, qui s'accompagne
dans le même temps d'une recherche absolue de la normalité.
L'unique façon d'échapper à la folie, à la déconnexion,

173
Histoire de mon double

c'est d'envoyer dans la vie des pseudopodes psychiques


et organisationnels pour affronter la réalité. Privé du lien
qui nous rattache à elle, on la méprise totalement. Je recrée
ce lien par l'esthétique. Dans ma conception schizophrénique
du monde, me marier, avoir des enfants était un acte
totalement surréaliste. J'ai donc eu la sensation d'avoir réussi
une simulation parfaite : faire comme si c'était aussi simple
et banal que pour la plupart des gens.
J'ai dit pourtant avec quelle incroyable volupté je me
laissais glisser dans la normalité. Cette petite bourgeoisie
des années 1970, ce sont les beaufs de Cabu, ni plus ni
moins : des anciens soixante-huitards épaissis, bouffis
d'alcool, le cerveau complètement cuit. Jusque-là, je m'étais
interdit de reproduire les pires clichés de la famille française.
Quand je me surprenais en flagrant délit de normalité, je
le vivais avec délectation. Cet embourgeoisement était celui
de toute une génération de jeunes dessinateurs, qui
découvraient les joies d'un certain confort matériel dans
l'euphorie consumériste de ces années-là. Dès 1975, mes
conversations avec Mandryka m'ont permis de prendre
conscience de l'effet profondément corrupteur de cette vie.
Parce que la simulation est toujours exactement ce qu'elle
est, c'est-à-dire ce que l'on est pas.

Une porte s'est ouverte, inattendue, miraculeuse. J'ai


mis un temps avant d'oser la franchir. Je commençais à
m'installer dans une double vie sans espoir, faite de
refoulements et d'enfermement. La BD vous confine dans
la marginalité du poète ou de l'enfant.
Même en travaillant pour les enfants, la BD était mon
métier, c'est-à-dire une de ces activités d'adulte qui vous
durcissent peu à peu les artères de l'inspiration. Il faut
beaucoup de vigilance, de discipline, de morale, pour résister
174
Moebius

aux moelleux monstres collectifs qui vous avalent sans vous


faire de mal. L'arrivée de Moebius au grand jour m'a permis
de conserver cet espace de réalité, d'inattendu, de poésie.

Quand je fais du Moebius, je m'ouvre à la seule nécessité


d'être là, dans le présent. Cela m'oblige à mobiliser tout ce
que je sais, tout ce que je suis, tout ce que j'ai lu, vu,
éprouvé. Dans ces moments-là, je n'existe plus : ma main
devient autonome, évolue dans une espèce d'espace sans
forme. L'extase dont parlait Appolo est à sa portée...

Notre conscience peut être déconnectée de notre centre


de décision. On agit alors en fonction de pulsions extérieures
à notre système de perception raisonnable. Quelque chose
d'autre agit, parle, dessine qui relève d'une autre dimension.
Un infini intime. L'étranger nous habite, étrangement familier,
enceint d'une virtualité infinie de créations. Toute spiritualité
prend racine dans cet espace libre, ce trou noir intérieur
d'où sort la matière de l'art.

Avec Moebius je me suis construit un certain nombre


d'outils conceptuels nécessaires à la perception de la
réalité. Une réalité dont Blueberry avait épuisé toutes les
ressources. La rançon à payer pour accéder à la dimension
m o e b i u s i e n n e de ma vie était un éloignement de la
normalité. Pour prendre conscience de la normalité, il n'y
a pas d'autre chemin que de s'en éloigner. L'éloignement
peut être terrible. Ce drame ferroviaire, où les trains du
destin se télescopent dans une catastrophe lente et silencieuse
à l'intérieur de moi-même, trouvera son épilogue et sa
solution avec la rencontre d'Alejandro Jodorowsky, vers 1975,
un an après la création de Métal hurlant.
11

Statut

E n terminant le deuxième album de Blueberry, j'ai décidé


qu'il était temps de repartir. J'avais gagné suffisamment
d'argent. Dès mon arrivée au Mexique je me suis lancé
naïvement à la recherche des sensations de mon premier
voyage. Échec sur toute la ligne. Je n'ai retrouvé ni la maison
de ce couple de Juifs allemands qui avait accueilli ma mère,
ni celle de Mario Falcon, pas même la calle de Nueva York.
Un mois durant, j'ai erré dans Mexico avant de renoncer.
Sans doute n'était-ce pas ce que j'étais venu chercher.
Une phase de dépression terrifiante m'a terrassé. J'habitais
seul, à Mexico, une petite maison où je travaillais toute la
journée dans une solitude absolue. Tous les soirs, vers dix-
sept ou dix-huit heures, d'un seul coup, mon organisme
entrait en ébullition. C'était réglé comme du papier à
musique : j'étais pris d'une sorte de frénésie qui atteignait
son point culminant vers vingt heures. Un cauchemar sexuel
qui provoquait un délire obsessionnel, grave, douloureux.
Coïncidence ? Le deuxième album de Blueberry s'intitule
Aigle solitaire. À l'Alliance française, j'ai rencontré un couple
sympathique. Il écrivait un livre et jouait du saxophone
baryton, dans le style de Stan Getz. L'archétype de l'intelligentsia
française. Il a joué les deus ex machina en me faisant
découvrir ce que j'étais venu chercher : les champignons.

177
Histoire de mon double

Il avait lu un article sur une vieille indienne qui avait la


réputation d'être une sorcière. Elle vendait des champignons
dont l'article décrivait les effets hypnotiques en précisant
qu'il s'agissait d'une pratique ethnique ancestrale. Inutile
de dire que de nos jours, la vieille indienne serait proprement
embarquée pour trafic et consommation de stupéfiants. En
bon camarade, il m'a avoué qu'il était allé la voir et m'a
proposé de goûter à sa provision de champignons. J'aurais
préféré aller voir la vieille indienne moi-même, mais c'était
loin et compliqué. J'avais un Blueberry en cours. Je n'ai
pas insisté. Nous nous sommes donné rendez-vous dans
l'appartement d'une amie. Je me suis préparé selon les
préceptes de la sorcière, en jeûnant pour la première fois
de ma vie pendant toute une journée. Ce soir-là, j'étais
celui-qui-devait-prendre-les-champignons. Au début, il ne
se passait rien. La petite bande réunie pour l'occasion me
regardait comme une bête curieuse. J'ai fait un peu le malin.
Cinq minutes plus tard, j'ai senti une vague qui me submergeait.
Une vague de lave brûlante qui m'emportait comme un
fétu de paille. Je me suis consumé ainsi pendant six heures.
Une lente et interminable descente aux enfers. Une plongée
dans l'oeil de l'horreur. Je les ai insultés, suppliés, j'ai pleuré,
gémi, recroquevillé en position fœtale. Je brûlais, je grelottais,
des visions me terrifiaient. Un trip parfaitement angoissant.
Entré par effraction dans mon désastre intime, j'avais franchi
le cercle d'un enfer dont je ne possédais pas les clefs.

La mémoire extatique de mon premier voyage avait


servi d'appât pour m'attirer dans ce piège nouveau de la
solitude à l'autre bout du monde. Jamais je n'aurais pu être
à ce point seul au monde en France. A b a n d o n n é sans
recours, seul face à moi-même et à mes obsessions, j'ai été

178
Statut

comme dépucelé de l'intérieur. Après cela, pour le reste


de ma vie, je suis devenu un obsédé sexuel.

L'épisode des champignons a exacerbé mes fantasmes


sur l'acte sexuel, les transgressions. Ma sexualité était alors
un cauchemar perpétuel d'abstinence forcée. Je me suis
mis à écrire des textes furieusement érotiques. De quoi
faire passer le marquis de Sade pour un enfant de chœur.
Je noircissais des cahiers entiers d'histoires où la sexualité
et la criminalité fusionnaient dans des visions délirantes.
Puis je m'écroulais comme une masse pour ne me réveiller
que le lendemain matin. Je vivais replié sur moi-même,
effaré de ce qui me hantait. C'était la première fois que
mes fantasmes atteignaient une telle dimension.

Jusque-là, mes fantasmes avaient été furieusement


littéraires. Car c'est bizarrement par le sexe que j'ai découvert
la littérature. Dans la bibliothèque de mon oncle, il y avait
quelques ouvrages complètement oubliés, notamment
L'Histoire des papes et les Contes de Boccace. J'ai connu là
mes premiers émois sexuels. L'exemplaire des Contes était
une édition de la fin du XIX siècle, merveilleusement illustrée.
e

Des histoires gentiment paillardes qui me semblaient le


comble de la pornographique. L'Histoire des papes était
paradoxalement un ouvrage anti-papal : l'histoire de leurs
turpitudes. Le nom de l'auteur m'a échappé, mais je devins
très calé en histoire papale parallèle ! Je connaissais tout des
Borgia, de leurs orgies. Le mot suffisait à me faire fantasmer
comme un fou. Ce fut mon premier appât littéraire. C'est là
que j'ai vraiment commencé à lire, à entrer dans la lecture.
À partir de là, j'ai développé deux sexualités concomitantes
et totalement imperméables entre elles : l'une littéraire,

179
Histoire de mon double

celle du fantasme, et l'autre plus prosaïque, qui concerne


mes rapports avec les femmes.
Mon goût pour la pornographie date également de
cette période. Confronté aux échecs de mon corps défaillant,
je me suis réfugié dans le fantasme. Tous les dessins, tous
les écrits pornographiques que j'ai pu réaliser dans ma vie
ont été détruits au fur et à mesure. Ils n'étaient pas destinés
à être vus. J'ai bien publié un recueil de dessins plus
qu'érotiques, mais ce n'était rien à côté de la perversion
de ces œuvres sacrifiées. J'ai tenu à faire savoir que cette
d'mension existait en moi, sans chercher à l'exploiter
p r o f e s s i o n n e l l e m e n t . Je ne suis pas Manara — je ne
désapprouve pas, je ne peux simplement pas le faire : cela
exige d'avoir une sexualité claire, ce qui n'est pas mon cas.
Mon second séjour au Mexique ne fut que souffrance.
Rien d'autre que moi et mon horreur, ce gouffre vertigineux
où s'entassaient pêle-mêle pulsions de mort, sexe, merde...
Pourtant, ma dualité extrêmement contrôlée fonctionnait
déjà à la perfection : au milieu de ce délire, imperturbable,
j'ai continué à dessiner Blueberry.
J'ai passé cinq mois au Mexique jusqu'à ce que je n'en
puisse plus. Au départ, il était prévu que Mézières me
rejoigne pour que nous fassions ensemble une grande
balade à travers l'Amérique latine. Quand il m'a dit qu'il
ne pouvait pas venir, j'ai décidé d'aller passer six mois à
New York. Mon visa de tourisme me le permettait.

À mon arrivée à New York, je transportais quatre ou cinq


grammes d'herbe. En faisant la queue à la douane, j'ai avisé
une pancarte qui indiquait qu'une personne prise en possession
de drogue était passible d'une grosse amende et même
éventuellement d'une peine de prison. J'étais tétanisé. L'herbe
se trouvait dans une de mes valises, enveloppée dans du
180
Statut

papier argent, avec mon matériel de dessin. Impossible de


faire le moindre geste sans attirer l'attention. Je me suis donc
retrouvé devant le douanier. Était-ce parce que j'étais jeune,
parce que l'avion venait de Mexico ? L'air désagréable, il me
fait ouvrir ma valise et entreprend de la fouiller entièrement,
jusqu'aux affaires de dessin. L'un après l'autre, il prend les
tubes de peinture et les remue consciencieusement. Pendant
tout ce temps, il tient le paquet d'herbe, qu'il a pris pour un
tube, entre ses doigts... Puis, d'un seul coup, il le jette dans
la boîte, la referme, me dit de ranger mes affaires et de m'en
aller. Je m'éloigne, pensant déjà au pétard que je vais me
rouler dès la sortie de l'aéroport, histoire de fêter ça. Dix
mètres plus loin, deux types, chapeaux, costumes gris et
lunettes à la Frank Sinatra, s'avancent vers moi. FBI. Ils me
prient de les suivre. Je bafouille en français pour leur demander
ce qu'ils veulent. Sans me répondre, ils me conduisent dans
une espèce de cagibi. Là, je subis un déshabillage et une
fouille en règle. N'ayant rien trouvé, ils s'attaquent à mes
valises. Je me voyais déjà en prison. Mes genoux tremblaient,
mais j'essayais quand même de jouer la décontraction. Sans
r é p o n d r e à mes protestations, ils continuent à fouiller
méticuleusement la valise dans laquelle ils n'ont rien trouvé
et pour cause : ce n'était pas la bonne. Saisi d'une inspiration
subite, j'ai joué mon va-tout : saisissant l'autre valise - celle
où se trouvait l'herbe -, j'ai pris un air furieux pour la poser
brutalement devant eux en disant que j'en avais assez et qu'ils
la fouillent rapidement pour qu'on en finisse. Le coup de
bluff... Ils se sont regardés. L'un des gars a fait remarquer
qu'elle avait déjà été fouillée par le douanier. Ils se sont
excusés. Et je suis parti... J'a^ pris le bus de La Guardia pour
aller à Manhattan. Une fois descendu du car, au terminus de
la 42e Rue, je me suis fait un joint, que j'ai fumé voluptueusement
Histoire de mon double

en m a r c h a n t j u s q u ' à G r e e n w i c h Village, où habitait m o n


copain. Un des plus grands m o m e n t s de ma vie !

N e w York m'a guéri de Mexico. C'est dans cette ville


inouïe que s'est o p é r é e p o u r la p r e m i è r e fois la j o n c t i o n
entre m o n moi f a n t a s m a t i q u e et la réalité. Sitôt arrivé, j'avais
rencontré Alice, une j e u n e Américaine, qui ne parlait pas un
mot de français. G r â c e à elle, je me suis mis à l'anglais.
Q u i n z e jours plus tard, très a m o u r e u x , je me débrouillais à
merveille. Je garde d'elle un souvenir très pur. Curieusement,
elle a a c c e p t é d ' e s s u y e r les plâtres de m o n e x p é r i e n c e
mexicaine. Avec elle, je me suis trouvé face à un p r o b l è m e
que je n'avais e n c o r e j a m a i s vécu : l ' é c h e c sexuel. M o n
e x p é r i e n c e m e x i c a i n e avait littéralement détruit ma libido.
J'ai p e r d u pied. Cette situation a duré tout le t e m p s de ma
liaison avec Alice. Parvenir à faire l'amour était une bataille
g a g n é e ou perdue. Plus rien à voir avec le simple fait de
faire l'amour à une belle f e m m e dont j'étais a m o u r e u x . Ma
défaillance chronique ne semblait pas la contrarier, au contraire.
Je suis arrivé, je crois, à point n o m m é pour la mettre devant
l'un des p r o b l è m e s m a j e u r s de sa vie de f e m m e : « Qu'est-
ce que l'homme, la virilité, le s p e r m e ? » Elle était dans sa
crise, moi dans la mienne. C'était une d a n s e u s e , une fille
ravissante dans une situation particulière : être la fille d ' u n e
blanche et d'un noir, être une métisse dans l'Amérique de
cette é p o q u e , m ê m e à N e w York, n'était pas une sinécure.

En cinq mois, j'ai eu deux fois l'occasion de refuser une


relation h o m o s e x u e l l e . En arrivant à N e w York, j'ai habité
chez un Français très sympathique, fan de Barbara Streisand.
Il était homosexuel et se demandait s'il devait ou non coucher
avec un h o m m e . C h a q u e nuit, p e n d a n t des heures, dans
nos lits j u m e a u x , nous discutions i n t e r m i n a b l e m e n t de nos

182
Statut

problèmes respectifs. C'était intéressant de confronter ma


libido déliquescente avec la tentation de l'homosexualité.
J'ai partagé son appartement pendant deux mois. Il vivait
à Greenwich Village, au cœur du « mythe », en pleine Wawerly
Place. Quand je l'ai revu quelque temps après, il m'a confié
avoir sauté le pas... Il était ravi.
Un ou deux mois avant de repartir, j'ai fait la connaissance
d'un autre h o m o s e x u e l qui avait été l'amant de l'acteur
Audie Murphy. Depuis leur séparation, il était inconsolable.
Ils avaient fait la guerre e n s e m b l e - Murphy est un des
soldats américains les plus décorés pour bravoure au combat.
Il me racontait des anecdotes incroyables sur leur couple
à l'époque de la bataille des Ardennes. Un jour, il a fini par
m'avouer que je lui plaisais et m'a offert de prendre la place
d'Audie. Une offre que j'ai gentiment déclinée.

C'est à New York que j'ai achevé le troisième album de


Blueberry. Je me souviens très bien y avoir écrit le mot fin.
Ensuite, j'ai pris de vraies vacances. Je me faisais envoyer un
peu d'argent de France, mais c'était compliqué, et chaque
retard me mettait un peu plus en difficulté. À un moment, je
me suis donc retrouvé dans un tel état de dénuement que je
ne pouvais plus payer de loyer. Un soir, j'ai fini dans un squat
de Bowery. C'était totalement romantique, j'étais ravi. Il n'y
avait aucun danger. Je prenais l'aventure comme une sorte
de visite touristique d'un genre un peu particulier, même si
je galérais un peu pour trouver à manger ou une place pour
dormir. Je savais que mon argent devait arriver de France
d'un jour à l'autre. La situation n'avait rien de définitif.

Ma vie à N e w York a été riche, très excitante. J'y ai


même vécu un grand amour, parfaitement platonique, avec
Julie qui était la fille de Jules Dassin et la sœur de Joe. Avec

183
Histoire de mon double

sa personnalité puissante, Papa Jules avait drôlement de


pouvoir sur sa fille. C'était un sacré personnage. À l'époque,
il vivait avec Mélina Mercouri. Il était au sommet, après avoir
connu de sales m o m e n t s , n o t a m m e n t à l ' é p o q u e du
maccarthysme. C'est là que j'ai découvert que je ne pouvais
décidément pas m'allier à la puissance. Le choix était cornélien :
j'aimais Julie, mais si j'essayais de la conquérir, de vivre avec
elle, je risquais de ne plus jamais trouver ma place. J'ai donc
fait machine arrière, violemment parce que c'était douloureux.
Je m'étais débrouillé pour me dévaloriser au point qu'il me
soit impossible de la recontacter, quitte à ce qu'elle me prenne
pour un minable. Les ponts étaient coupés.

J'ai connu à New York mes premières vraies histoires


sentimentales. En France, je sortais avec une quantité de
filles, mais je me comportais toujours comme un zombie,
survolant les relations. Je jouais les grands ténébreux
impénétrables, de ceux qui ne parlent pas et repartent
aussitôt après l'amour. La blessure du Mexique m'a transformé.
Ma sexualité n'avait plus la même évidence. C'était une
voie de la guérison, mais je l'ignorais. Lorsque nous restons
trop longtemps éloignés du seuil de guérison, en interprétant
mal les messages qui viennent de l'intérieur ou en n'y
répondant pas, nous entrons dans des zones pathogènes
proches de la mort. On s'exclut ainsi par exemple du
processus génétique, en ne faisant pas d'enfant. L'inconscient
déclare forfait et enclenche des mécanismes négatifs et
bloquants : l'autodestruction, totale ou progressive, la mise
à l'écart par le célibat, ou bien encore l'impossibilité pure
et simple de toute liaison normale, du fait de l'homosexualité,
de la religion... ou de l'impuissance. Je crois avoir reçu
l'avertissement sans frais que, si je ne réglais pas rapidement
le problème, je prenais le risque de m'exposer définitivement
184
Statut
à l'insécurité sexuelle et à l'impossibilité de former un
couple, ou même d'avoir un simple rapport avec une femme.
Pour moi, le processus de guérison passait nécessairement
par une crise que j'ai vécue au Mexique, et dont je me suis
guéri aux États-Unis. Un par un, j'ai identifié les points
douloureux. J'avais tous les indices en ma possession : ma
mère, les p è r e s putatifs, la r e c h e r c h e des s y s t è m e s ,
l'éloignement, la sexualité, mes rapports à la femme, la
création... Il était temps de me demander comment vivre
avec tout cela. Ma réponse, on l'aura compris, fut de couper
ma vie en deux pour permettre à la partie saine d'avancer,
tout en isolant la partie malade, blessée, celle qui, à mes
yeux, est la plus importante, la part intérieure, celle du
cœur. C'est toujours le cœur de l'être qui est blessé.

New York fut la ville de toutes les rencontres, de toutes


les questions. Bizarrement, l'idée de contacter les milieux
new-yorkais de la bande dessinée ne m'a pas effleuré. Le
temps n'était pas encore venu.
Du reste, j'ai un peu quitté les États-Unis en catastrophe :
ma situation sentimentale devenait trop compliquée et
l'argent manquait cruellement. En mai-juin, il y a eu une
vague de chaleur terrifiante. De ma vie, je n'avais jamais
rien connu de semblable. J'en ai eu marre et j'ai voulu
rentrer. Paris me manquait soudain.

Mon retour en France fut un désastre. Quinze jours après


mon arrivée à Paris, la dépression récurrente que j'avais
connue au Mexique réapparaissait. New York n'avait été
qu'un interlude. La ville m'avait en quelque sorte anesthésié.
Paris est une ville plus perverse... Je suis retombé dans la
dépression. Pendant deux à trois ans, j'ai ainsi vécu dans un
cauchemar permanent. Puis, du plus profond de l'horreur,

185
Histoire de mon double

j'ai aperçu une lumière : Claudine, une jeune fille rencontrée


chez Hachette avant mon départ pour Mexico était toujours
là. Elle m'a semblé mon seul recours. Seule entre toutes,
cette jeune et jolie femme patiente, disponible, sensible, ne
me faisait pas peur. Son nom, son souvenir se sont donc
imposés à moi. Je me suis jeté à ses pieds pour lui demander
de m'épouser. Bien entendu, elle avait déjà sa vie de femme.
Elle m'avait oublié, rangé dans le tiroir des amours de passage.
Ce ne fut pas facile. Pendant deux ou trois mois, j'ai vécu
avec l'illusion de retrouver le passé. Mais j'étais toujours
victime de la même insécurité sexuelle, une grande découverte
pour Claudine, qui m'avait connu du genre petit coq,
infatigable... Notre mariage marquera le début d'une nouvelle
période de ma vie, inaugurée par mon entrée dans la réalité.
Tel Blueberry enlevant à cheval Chihuahua Pearl sur
les marches de l'église, j'ai littéralement enlevé Claudine.
Et Claudine s'est laissée enlever. Mais elle a vite réalisé qu'il
y avait eu tromperie sur la marchandise. Le jeune dessinateur
mystérieux et sûr de lui qu'elle avait connu était devenu
un être instable, hypersensible, désaxé, prêt à se culpabiliser
sous n'importe quel prétexte et affligé, pour couronner le
tout, de problèmes sexuels. Pour la très jeune fille qu'elle
était, cela faisait beaucoup. L'idée même qu'une femme
puisse être mon égale me plongeait dans une terreur absolue.
Vieux réflexe masculin ou simple crainte de voir le couple
se transformer en champ de bataille des ego ? Je l'ignore.
Claudine semblait toujours un peu perdue dans le vaste
monde. Quelque chose en elle m'attirait terriblement.
Ne serait-ce que son milieu atypique : elle avait été élevée
par sa mère, lesbienne, et son amie. Des pionnières qui
faisaient partie d'une association homosexuelle. Cette forme
de transgression me séduisait profondément. Je savais que
Claudine avait été un temps attirée par l'homosexualité, et
186
Statut
avait même tenté une expérience - ce qu'elle m'avait raconté
et qui m'avait fortement excité -, mais également qu'elle
ne souhaitait pas la renouveler. Il n'en a plus jamais été
question. Nous avons donc vécu une vraie relation, jusqu'à
ce qu'elle devienne trop douloureuse et que Claudine décide
de partir. Peu auparavant, nous nous étions mariés entre
deux témoins, la mère de Claudine et la mienne. C'était
une é p o q u e où l'on refusait tout apparat ou m ê m e le
moindre signe d'intégration sociale.
Claudine a très vite souffert du peu de satisfaction
qu'elle pouvait attendre de moi. Pour m'épouser, elle avait
plaqué un garçon, un danseur de bop qui se montrait très
pressant et amoureux. Trois semaines après notre mariage,
elle s'est enfuie... Pendant deux ou trois mois elle a résisté
à toutes mes tentatives de réconciliation, m'ignorant lorsque
je la suppliais de revenir et me laissant humilié et déçu.
Nous avions pourtant fait un essai. Nous sommes descendus
quelque temps à Aix-en-Provence, dans une petite maison
très agréable, puis nous sommes revenus vivre dans l'atelier
que je possédais à Montparnasse, rue Boissonade. Nous
a v o n s ensuite e m m é n a g é dans l'un de ces i m m e u b l e s
m o d e r n e s et anonymes du XIII arrondissement. Peu après,
e

elle est partie. J'avais sombré dans une sorte de processus


de destruction de ma propre image : je passais des nuits
entières allongé dans le noir, à ses côtés, à essayer de lui
prendre la main, à tenter de percevoir un signe, qui m'aurait
montré qu'elle ne me méprisait pas, ne me détestait pas.
Une m o n s t r u e u s e et i n s u p p o r t a b l e comédie qui n'avait
d'autre excuse que ma souffrance. Avec le recul, je m'aperçois
qu'elle a très bien réagi en s'éloignant. Alors m ê m e que je
traversais ces épreuves, je continuais Blueberry. Il doit être
possible de retrouver la trace des larmes tombées sur les
originaux. Encore une fois, je me suis réfugié dans le travail.

187
Histoire de mon double

Claudine n'a jamais été jalouse du temps que je passais


sur mes dessins. Elle a toujours été très claire au sujet de
notre relation. Elle me demandait simplement d'être un
compagnon agréable. Ayant toujours vécu dans un univers
e x c l u s i v e m e n t féminin, ses idées p r é c o n ç u e s sur les
hommes étaient limitées. En revanche, fille de lesbienne,
sans r é f é r e n c e paternelle, elle n'avait pas une image
particulièrement flatteuse de la gent masculine. Rebelle
et curieuse dans l'âme, elle demandait pourtant à voir.
Quand elle m'a quitté, je l'ai suppliée à genoux de revenir.
Elle m'a bien entendu envoyé promener. Au m o m e n t
précis où je n'y croyais plus, elle a fini par accepter, ce
qui a achevé de me déstabiliser : je commençais à m'habituer
à l'idée que c'était fini. Notre relation a repris de plus
belle et sur de meilleures bases.

La réalité nous a rattrapés, dans une grande excitation,


p e n d a n t les événements de Mai 68. Tout le verbiage
révolutionnaire me séduisait. C'était comme si, d'un coup,
mon univers clandestin se trouvait exposé en pleine lumière.
Je découvrais la possibilité d'une échappatoire. Avant Mai 68,
pour moi, la France était un cimetière. Un pays de cadavres
embaumés dans une culture officielle. Dès que j'ai eu la
possibilité de faire mes propres scénarios, comme ceux de
Jim Cutlass, j'ai fait intervenir des morts-vivants, des fantômes,
des pierres tombales... Il y a sans doute là quelque chose
de profond et de caché qui ne demande qu'à resurgir, et
qui touche, je crois, à l'ambiguïté entre le mort et le vivant,
le cru et le cuit. Quoi de plus cuit, au fond, qu'un mort ?
Mai 68 va provoquer chez moi un comportement un peu
morbide : je traîne beaucoup dans les rues, seul. Je me
baigne littéralement dans la contestation. J'assiste, enivré,
à la mort du vieux monde.

188
Statut

C u r i e u s e m e n t , je ne me suis jamais e n g a g é sur le


plan social ou politique. Aux Arts appliqués, et dans les
écoles d'art en général, ces problèmes étaient peu abordés,
m ê m e si, bien évidemment, nous nous sentions concernés.
À l'époque, on évoluait dans une société qui cherchait
ses m a r q u e s . Nos r e s p o n s a b l e s politiques étaient des
gens issus de la R é s i s t a n c e , très m a r q u é s , pleins de
d o u l e u r , d ' i n d i g n a t i o n , d e s o l e n n i t é . Ils s ' é t a i e n t
a u t o p r o c l a m é s martyrs de la R é p u b l i q u e . Notre seul
r e c o u r s était de n o u s c o n s a c r e r e x c l u s i v e m e n t à des
choses futiles, ou r é p u t é e s c o m m e telles, le jazz ou la
b a n d e dessinée, du m o m e n t que cela nous permettait
d ' é c h a p p e r au climat de crispation ambiante.

Contrairement à certains de mes amis, je ne m'inscrivais


dans aucune tradition de lutte politique, je ne faisais partie
d'aucun syndicat. Le syndicalisme donnait d'ailleurs l'impression
que tout était verrouillé d'avance, que le combat était déjà
dépassé, qu'il n'avait rien à voir avec ce que nous demandions
finalement : la paix, la possibilité de dire des conneries, de
rêver, de nous tromper, d'expérimenter des façons différentes
d'être et de vivre, sans nous retrouver en taule... À tort ou
à raison, je n'ai jamais été d'aucun combat politique. Au
point que je n'ai jamais voté de ma vie... Je ne suis m ê m e
pas inscrit sur les listes électorales. Le pire, c'est que quelque
part je crois que j'en suis fier. Cela correspond à ma nature,
à ce que je veux au fond : ne pas choisir. Pour autant, je
ne suis pas un exemple, je n'invite personne à faire c o m m e
moi. Je vote avec mes dessins. Mon combat politique réside
dans le fait m ê m e d'exister. Le rôle des politiques - et de
tous ceux qui votent - est de faire en sorte que des gens
comme moi puissent exister. Je suis un signal : tant que je
suis là, que je peux parler librement, le monde est vivable.

189
Histoire de mon double

Un souvenir très fort, très s y m b o l i q u e , me reste de


Mai 68. Des voitures avaient été retournées et des arbres
coupés sur le boulevard Magenta, près de la gare du Nord.
Je me trouvais au milieu d'un groupe, à l'angle d'une rue.
Les CRS chargeaient. Un b o u l o n traînait par terre. Je l'ai
ramassé, prêt à le lancer. Soudain, j'ai compris que je ne
pouvais pas le faire : j'ai lâché le boulon. Ce geste a été
pour moi une signature, un choix de vie. J'avais eu l'occasion
de ne plus être spectateur, d'agir. Mais pour cela, il m'aurait
fallu accepter la violence. Je m'y refusais. Lâcheté ou sursaut
de l'âme ? Ce qui est certain, c'est que l'idée que j'aurais
pu blesser quelqu'un m'est encore aujourd'hui insupportable.
L'artiste alcoolique ou d r o g u é crée son propre univers
carcéral et en devient le geôlier. J'ai r e f u s é tout cela au
m o m e n t où j'avais l'occasion d'y toucher. J'ai eu l'occasion
de jeter un b o u l o n sur un CRS et je ne l'ai pas fait. Je ne
suis ni b o u r r e a u ni victime. C'est un des f o n d e m e n t s de
ma révolution personnelle.

On me présente souvent c o m m e le leader de la révolte


de Pilote en 1968. Virulent, je l'ai sans doute été. Mais tout
le m o n d e s'y est mis. Grâce à nous, René Goscinny a « fait »
son Mai 68. Cadeau royal et douloureux. Goscinny s'était
figé dans u n e f o r m e d'autorité parentale. Et il ne faisait pas
bon être du côté des parents, en 1968...
Au c o m m e n c e m e n t , Mai 68 a un peu changé les choses
à Pilote. Mais progressivement, de 1968 à 1973, q u e l q u e
chose a c o m m e n c é à nous gêner, alors m ê m e que le journal
entrait dans sa plus belle période. Les talents explosaient
avec flamboyance et liberté. Goscinny, bien que blessé par
le « p r o c è s » q u e n o u s lui a v i o n s i n t e n t é p e n d a n t le
p s y c h o d r a m e de Mai 68, s'était bien repris. N o u s n o u s
étions tous remis au travail. Nous allions aux réunions du

190
Statut

mercredi en se regardant dans les yeux en toute amitié,


avec le désir sincère de travailler ensemble. Nous nous
sommes m ê m e excusés. Notre comportement vis-à-vis de
René avait été puéril. Mais il fallait voir l'ambiance qui
régnait à la Sorbonne. C'était l'insurrection des mots. En
fait, si nous nous en étions pris à Goscinny, ce n'était pas
pour l'attaquer, mais plutôt pour le mettre dans le bain. Et
de fait, par la suite, G o s c i n n y a fini, malgré tout, par
d é b o u t o n n e r sa chemise.
Bien plus tard, j'ai appris qu'un jour, dans les années 1950,
toute la bande des Belges - Charlier, Gillain, Morris... -
s'était arrêtée près d'une plage déserte en Camargue. Il
faisait très chaud. Ils sont partis se baigner et faire les fous
dans l'eau. De retour à la voiture, une demi-heure plus
tard, ils ont trouvé René qui les attendait, sanglé dans son
costume avec sa cravate parfaitement nouée qu'il n'avait
m ê m e pas desserrée d'un millimètre. C'était ça Goscinny.
Une victime de l'exosquelette.

Le métier de scénariste était nouveau et ne possédait


pas encore de statut. À l'époque où je lui ai présenté mes
dessins, Jean-Michel Charlier a déjà à son actif plusieurs
voyages aux États-Unis où il faisait des recherches pour sa
maison de production « Des dossiers noirs ». Il a toujours
été un peu journaliste. Il était très actif.
Goscinny lui-même n'a véritablement acquis son statut
que vers la fin. Il a eu la chance de trouver des dessinateurs
extraordinaires avec Uderzo et Morris, puis de travailler sur
un créneau porteur dans tous les pays où la bande dessinée
n'était pas prise au sérieux, c'est-à-dire dans le genre de
bande dessinée qui ne se prenait précisément pas au sérieux.
Cela dit, il se prenait très au sérieux. Goscinny est devenu,
au bout d'un certain temps, un personnage de société.

191
Histoire de mon double

Un statut qui m'intéresse beaucoup : je ne crois pas


qu'il faut chercher à l'éviter. J'aurais plutôt tendance à le
revendiquer. Il est nécessaire de ne pas se laisser hypnotiser
par les effets corrupteurs de ce désir, mais bien plutôt de
s'interroger sur ce qui le motive. Il est corrupteur de vouloir
acquérir une position sociale, dans la mesure où cela peut,
parfois, amener à faire des concessions. C'est le seul reproche
que l'on peut raisonnablement faire à un artiste. Il peut
mal dessiner, être tout ce que l'on veut, mais l'injure suprême,
c'est de considérer qu'il se vend au pouvoir, quelle que
soit la forme que celui-ci peut prendre.
La culture française m'emmerdait décidément ! Je le
disais. On me répondait que j'avais bien raison. Tous les
copains partageaient cette opinion. Nous méprisions la
culture ambiante, officielle ! Nous plaisait tout ce qui était
hors de portée, étranger à la perception des autres, aussi
bien de la grande majorité que des gens de pouvoir. Dans
notre tête, ils étaient déjà tous « crevés ». On n'attendait
que ça, qu'ils crèvent ! Rien de personnel là-dedans. Il
s'agissait simplement d'abattre l'image paternelle de ce
vieux monde dressé devant nous comme un autre mur de
Berlin qui nous semblait alors aussi inexpugnable qu'une
malédiction. Nous vivions l'apogée de la société de
consommation. Le grand éveil des appétits. Ensuite viendrait
l'action. Je ne savais pas encore qu'il faudrait plutôt en
passer par la méditation. Une initiation m'attendait, un
« maître à destiner », qui m'emmènerait bien plus loin sur
les voies intérieures que les « maîtres à dessiner » et les
champignons diaboliques de la vieille sorcière indienne.
10

Maîtres à destiner

^M^a rencontre avecJodorowsky, vers 1975, clôt une période


où je gesticulais comme un damné pour attirer l'attention
de quelqu'un qui pourrait être le Gillain pour moi du destin.
Q u e l q u ' u n qui m'apprendrait à « destiner », plutôt qu'à
dessiner. En dépit de sa force et de sa spontanéité, mon
maître à dessiner, Joseph Gillain, ne m'avait pas vraiment
permis d'explorer mes voies intérieures. J'avais à présent
besoin de maîtres à destiner... Sans le savoir, ma recherche
d'un père s'inscrivait dans une tradition orientale de la
philosophie, fondée sur l'idée du maître à penser, du gourou,
c'est-à-dire de celui qui initie. Jodorowsky serait ce maître.
Le p r e m i e r à m'avoir mis le pied à l'étrier avant
Jodorowsky est Mandryka. Sa pensée était fortement originale.
En revanche, il se trouvait, pour des raisons liées à son
histoire personnelle, dans un processus de rejet systématique
du maître, du père et des structures. Nikita était le produit
d'une recherche solitaire. C'est d'ailleurs ce qui le rendait
si intéressant. Sans faire de hiérarchie entre ma recherche
et la sienne, je savais que mon histoire était différente. Je
considérais nos deux univers sur un même plan d'utilité.
Aujourd'hui, avec le recul, je pense qu'il est important de
transmettre son e x p é r i e n c e . Il s'agit de tisser un lien

193
Histoire de mon double

temporaire, dans le temps et l'espace. Mai 68 était un


exercice général de dilution de ce lien, de sa partie visible,
institutionnalisée et obligatoire. Une rupture spectaculaire
avec cette contrainte de la transmission.

Jodorowsky est le produit particulier d'une culture


étrange. Un transfuge total, un émigré absolu. Sa famille
vient de Russie. Il va de pays en pays, frénétiquement,
pourchassé par les « vilains », aimanté par sa quête du Graal,
faite d'amour et de paix. Un trésor inestimable dans lequel
je puise avec avidité. Je l'ai perçu immédiatement. Ma
rencontre avec Jodorowsky sera un tournant dans ma vie.
Blueberry ne paraissant plus, je m'étais engouffré dans
l'univers de Moebius grâce à Métal hurlant. L'occasion d'un
premier contact avec le milieu du cinéma, les acteurs, les
techniciens du septième art. Pour réaliser l'affiche de Touche
pas la femme blanche, je rencontre Marco Ferreri et je tombe
sur Jodorowsky. Les présentations sont vite faites. Deux
ans auparavant j'avais vu La Montagne sacrée. L'histoire de
l'initiation du grand Milarepa. Des tréfonds de mon ignorance,
j'avais été touché par la perspective des horizons mystérieux
de la métaphysique, de la symbolique. Une attitude face à
la vie moins triviale, moins désespérée que celles que j'avais
rencontrées par ailleurs.
Alejandro est tout à fait étranger à notre culture. Il me
renvoie directement vers l'Amérique latine. Chez lui, il faut
faire aussi la part du judaïsme, non pas dans son expression
orthodoxe, mais dans la tradition de la recherche cabalistique.
Jodorowsky est une sorte de rabbin naturel, complètement
décalé de la tradition judaïque, dont il entretient la flamme
à sa manière. On retrouve chez lui tout l'univers des romans
de Bashevis Singer : la folie métaphysique typiquement juive.

194
Maîtres à destiner

Il m'a proposé de collaborer à Dune. Pour Jodorowsky,


faire un film est une occasion, à chaque seconde, de pratiquer
la magie. Je me trouvais en présence d'un sorcier, très actif,
engagé dans une entreprise de pouvoir. Dune est une œuvre
considérable. Il n'a pas cherché un instant à la réduire à
une simple pochade. Au contraire. Selon lui, le livre restait
étriqué sur certains aspects qu'il voulait développer.
La pensée de Jodorowsky est un aigle en plein vol. Il
peut, à chaque instant, fondre sur sa proie et ne plus la
lâcher. Non qu'il regarde la vie avec mépris du haut d'une
tour d'ivoire : il se mouille vraiment dans ses rapports
humains. Je l'ai d'abord pris de haut. Moi, Jean Giraud-
Moebius, je regardais ce type avec circonspection : son
enthousiasme délirant me semblait suspect, au bord de la
mythomanie. C'était la rencontre de deux cerveaux un peu
fondus. Alejandro se préoccupait avant tout de ma valeur
en tant qu'artiste. Il aimait mon travail et a parfaitement
saisi ma méfiance. Avec une terrible efficacité, il m'a évalué
et a décidé de me laisser du temps avant de s'attaquer,
à petits coups de boutoir, à ma perception du réel.
Pour réaliser son projet, il avait besoin d'un artiste
suffisamment visionnaire et souple pour entrer dans sa
vision et la traduire. Je n'étais pas chaud pour le suivre.
A-t-il perçu ma réticence ?
« Nous partons la semaine prochaine à Los Angeles
pour rencontrer Douglas Trumble, qui va faire les effets
spéciaux du film. Est-ce que vous êtes d'accord pour venir ? »
L'invitation m'a un peu désarçonné. Tout laisser en
plan comme ça, sur un mot, une idée ne me ressemblait
pas. J'ai plus tard compris que c'était sa façon d'agir. Mon
premier réflexe a été de téléphoner à Philippe Druillet pour
lui proposer le boulot. À mon sens, il lui correspondait
mieux qu'à moi. Avec sa sagesse coutumière, il a refusé et

195
Histoire de mon double

m'a persuadé d'accepter, ce dont je lui suis reconnaissant.


En fait, je me cherchais de mauvaises excuses pour éviter
d'affronter ma peur. Deux jours plus tard, j'étais dans l'avion
pour Los Angeles. Pendant le voyage, Alejandro ne m'a pas
lâché : il m'a enveloppé, mis à l'envers, à l'endroit, soufflant
tour à tour le chaud, le froid, le salé, le sucré... Déboussolé,
je ne savais plus comment réagir. Tantôt ce type me semblait
complètement cinglé, tantôt je le trouvais incroyablement
gentil. Méfiant, partagé entre malaise et enthousiasme, je
ne le voyais pas encore comme un maître. Si j'y étais parvenu
avec Gillain, en toute candeur et sans retenue, c'est que
l'enjeu était le dessin. Ma seule ouverture sur les autres.
J'étais quelqu'un de très fermé.

Ma rencontre avec Jodorowsky a eu lieu à un moment


où ma créativité était en train d'exploser. Déjà très sensible
à tout l'aspect métaphysique de la science-fiction, je passais
à une autre dimension. Grâce à Alejandro, j'ai pu sortir de
ma vision purement spéculative. Certains romans de science-
fiction posent ainsi le problème du passage à l'acte : les
gens, parce qu'il s'agit de littérature, sont prêts à admettre
le voyage dans l'espace et dans le temps, l'existence des
extraterrestres. Mais qu'ils rentrent chez eux et se trouvent
nez à nez avec un extraterrestre ou un vaisseau spatial garé
dans leur parking, et c'est la catastrophe. L'imaginaire s'incarne
dans le réel, prend une dimension obscène, insupportable.
Jodorowsky était très sensible à tout cet aspect de la
science-fiction. En sorcier animiste plutôt qu'en bon sauvage,
il était capable de traverser des mouvements littéraires
sophistiqués aussi bien que d'avoir recours à la magie pour
travailler sans relâche, sans ironie et sans cynisme sur la
réalité. Cette intense curiosité et sa capacité à tout intégrer
comme élément potentiel de connaissance le caractérisent.

196
Maîtres à destiner

Il commençait à s'intéresser aux tarots, collectionnait


les jeux, pressentait quelque chose d'importance, partait
dans toutes les directions, s'intéressait à l'alchimie, au
vaudou, allait partout, intensément, sans jamais s'attarder.
Seul le tarot, et surtout le tarot de Marseille, l'a retenu.

Nous avons travaillé un an sur Dune avant que le


projet tombe à l'eau. Durant cette année, notre relation a
connu différentes phases, jusqu'à revêtir un caractère
initiatique dont j'ai pris subitement conscience : l'homme
qui me semblait être un idiot et un fou était un maître.
Nos dix ans de différence suffisaient à établir un lien
comparable à celui que j'avais tressé avec Joseph. Je lui
ai donc demandé s'il acceptait de devenir mon maître. Et
il a accepté en riant. Alejandro a trop de simplicité pour
se montrer solennel dans un moment pareil. Au point que
j'ai cru qu'il avait pris ma requête pour une blague. Très
vite, j'ai senti qu'il me faisait le plus sérieusement du
monde entrer en apprentissage. Sans être jamais pesant,
avec patience, nous avons travaillé, nous sommes devenus
amis. Alejandro m'a implanté des circuits nouveaux, m'a
donné des textes à lire, des situations à vivre, raconté des
choses vécues, sans me raconter sa vie, lançant des pistes
de ci, de là, quand il estimait que j'étais apte à les suivre.
Quand Dune s'est arrêté, l'étrange résultat de ce travail
fut d'avoir à trouver mon propre circuit et de me pousser
vers d'autres expériences et d'autre maîtres.

Le jour où le film s'est arrêté, j'ai poussé un profond


soupir de soulagement : le projet de Dune m'effrayait au
plus haut point. Il était difficile d'assumer psychiquement
le poids de l'ambition folle d'Alejandro.
197
Histoire de mon double

Jodorowsky pratique un véritable travail d'insémination


sur ce qu'il y a de féminin en nous. Car derrière cette
féminité il y a une réalité : la demande de fécondation de
l'artiste. Alejandro est capable, avec une intuition ou une
perception consciente phénoménales, d'aller au cœur de
sa demande fondamentale et non formulée. Le premier
projet sur lequel nous avons collaboré après Dune, est
Les Yeux du chat. Le titre est en fait un jeu de mot sur « les
yeux du ça ». Une notion liée, en psychanalyse, à la nécessité
de restituer la vue à la part aveugle de notre être.
Sans participer le moins du monde de cette culture
française que je détestais tant, Jodorowsky se montrait très
curieux de ce qui se passait chez nous, de notre tradition
chrétienne, de ce fonds de souffrance cachée et refoulée.
À cause de lui, j'ai réalisé qu'il existait une possibilité de
regarder cette histoire, mon histoire, celle de mon pays,
d'une autre façon. De ce jour, je n'ai cessé d'y travailler,
afin de pouvoir regarder en arrière sans être transformé
en statue de sel.
Alejandro adaptait systématiquement sa méthode de
travail à chaque artiste et pour chaque projet. Ainsi, pour
L'Incal, dès le départ, il a refusé d'écrire, de schématiser.
Reproduisant la façon dont nous avions travaillé sur Dune,
il m'a livré une narration improvisée. J'intervenais au fur et
à mesure en fonction de ce que je ressentais. Conscient de
ce qu'Alejandro, même en plein délire, avait toujours une
intention qu'il ne fallait pas juger trop rapidement, mes
interventions demeuraient prudentes. Chaque fois que je m'y
risquais, les paramètres volaient en éclats dans les dix minutes,
me laissant seul, comme un imbécile, avec ma petite idée
toute faite. Jodorowsky, avait déjà une expérience considérable
de dessinateur, de scénariste, d'homme de théâtre, d'écrivain,
de réalisateur de films, d'aventurier... Sa trajectoire est

198
Maîtres à destiner

incroyable, convulsive, forcenée et proprement surréelle,


mais aussi dangereuse, cruelle, violente, pleine de culs-de-
sac, d'erreurs transformées en essais, d'erreurs récupérées,
transformées. L'artiste travaille dans l'imaginaire. Alejandro
travaille sur des sujets réels. Lorsqu'il m'a recueilli, j'étais un
homme de table à dessin avec une expérience du réel limitée.
On aurait peine à imaginer l'état d'immaturité et d'irréalité
dans lequel je me trouvais à l'époque. Ma seule expérience
de la réalité était mon mariage, les errements douloureux de
ma vie de couple, la souffrance et le repentir, l'échec.

L'Incal correspond pour moi à une période d'incubation.


J'absorbais littéralement toutes les informations qui se
présentaient. Parallèlement à l'enseignement de Jodorowsky,
j'ai intégré le groupe Isosem. Les deux systèmes sont
pourtant antagonistes. Alejandro me regardera faire, très
inquiet pour mon intégrité, ma santé psychique, spirituelle,
physique même. À ses yeux, c'était absolument téméraire
et insensé. Mais il m'a fait confiance et ne m'a jamais
demandé de renoncer.

Puis ce fut Tron. Le cinéma est plus facile à dater que


le dessin. J'arrive à Los Angeles, chez Disney, en décembre 1979
et j'en repars le 30 janvier 1980. Toutes mes expériences
cinématographiques sont liées à des projets grandioses,
inaugurant de nouveaux systèmes, développant des thématiques
qui prennent en compte l'univers. Pour les intellectuels
français c'est le signe d'un dérèglement de l'esprit que de
se préoccuper du sort de l'univers. Nous ne nous sommes
jamais remis de la fable de Voltaire, Micromégas : le minuscule
terrien en bonnet carré de professeur soutient aux deux
premiers voyageurs interstellaires de la littérature que « leurs
personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout
199
Histoire de mon double

était fait uniquement pour l'homme. À ce discours, nos deux


voyageurs se laissèrent aller l'un sur l'autre en étouffant de
ce rire inextinguible qui selon Homère est le partage des
dieux... Le Sirien reprit les petits mites, il leur parla encore
avec beaucoup de bonté, quoiqu'il fût un peu fâché dans
le fond du cœur de voir que les infiniment petits eussent
un orgueil presque infiniment grand. Il leur promit de leur
faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur
usage, et que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses...
quand le secrétaire l'eut ouvert, il ne vit rien qu'un livre
tout blanc : "Ah ! dit-il, je m'en étais bien douté." » La fable
de Voltaire est toujours valable. Dans la tradition française,
on se préoccupe de son propre sort ou du sort de ses
proches, à la limite de celui du pays, peut-être au mieux
de celui de l'Europe. L'avenir de la planète, c'est carrément
l'entonnoir sur la tête. Quant à l'univers...
Quand nous avons fait Trcrn, nous changions de décennie
- c'est d'ailleurs pour cela que je me souviens des dates.
Dès qu'un projet commence à débattre de la réalité, et à
la mettre en doute, il semble qu'on fasse appel à moi, en
tout cas pour tous ceux où la perception confine à la
démence : Tron, Dune, Alien, Abyss, Le Cinquième Élément....
J'ai travaillé sur un film qui s'appelait Les Maîtres de l'univers
et pour un dessin animé dont le titre était Le Maître du Temps.
Chaque fois, on retrouve les Maîtres, l'infiniment grand,
l'infiniment petit, la magie... Une espèce de fatalité alors
que je suis très attiré par le cinéma de recherche, dit d'avant-
garde, qui pratique la transgression, joue sur les nerfs,
bouleverse les habitudes, refuse les stimuli faciles.

À la fin des années 1970, je fais la connaissance de


Arnie Wang, un Chinois de la deuxième génération, qui
venait de San Francisco. Il était un surfer. Aux États-Unis,
200
Maîtres à destiner

cela a une signification : les surfers r e p r é s e n t e n t une


véritable caste, une philosophie, un art. Le zen du surf
est q u e l q u e chose de très particulier, lié à toute la culture
du P a c i f i q u e . Arnie était a n i m a t e u r , il travaillait avec
Liesberger, le producteur et réalisateur de Tron. Ils avaient
déjà réalisé un dessin animé ensemble qui s'était soldé
par u n e véritable c a t a s t r o p h e pour les p r o d u c t e u r s . Il
connaissait mon travail dans HeavyMétal, l'avatar américain
de Métal hurlant, qui a fait connaître aux États-Unis toute
une série de créateurs e u r o p é e n s , dont Druillet et moi.
Grâce à ce magazine, je suis entré au panthéon mythologique
d'une génération. J'ai été inclus dans la culture américaine.
La f r a n g e délinquante, transgressive de l'Amérique m'a
a d o p t é et je n'en suis pas peu fier. Ce que j'ai toujours
aimé chez les Américains, c'est p r é c i s é m e n t leur côté
transgressif. Arnie parle de moi à Liesberger, qui connaissait
m o n t r a v a i l . Il b o u c l a i t alors le s c é n a r i o de Tron.
Immédiatement, il me contacte et me propose de participer
à la conception artistique du projet. Le véritable maître
d ' œ u v r e était Syd Mead, le production designer de génie
des a n n é e s 1970-1980. Il travaillait à l'époque sur Blade
Runner. C'était un personnage hors du commun, à l'image
de Giger - le créateur du monstre d'Alien. Un artiste génial,
mais isolé dans un genre mineur. Moi j'étais là c o m m e
l'ail dans le gigot, pour le goût... Arnie s'occupait des
effets spéciaux. À la fin de mon contrat, il m ' e m m è n e chez
lui, à Santa Monica, on va discuter au bord de la plage et
là, il me parle de son projet : un film d'animation, dont
il a déjà les grandes lignes. Il voulait transposer sa vision
du surf dans l'univers de la science-fiction. Il me montre
son travail, qui m'intéresse beaucoup, et nous nous mettons
d'accord pour faire le film tous les deux. Puis je rentre à
Paris et je m ' e m p r e s s e de tout oublier pour r e p l o n g e r

201
Histoire de mon double

sagement dans Blueberry. Le cinéma est un art de contact,


de conflit. Avec la b a n d e dessinée, on se f e r m e c o m m e
un escargot dans sa coquille, on c o u p e les ponts avec les
autres, en parfait misanthrope, et on fait ses petits Mickeys
tout seul dans son coin.

L'amitié est un art difficile. L'amitié, qui n ' i n d u i t


a u c u n e i m p l i c a t i o n s e x u e l l e d i r e c t e , p e u t être p l u s
satisfaisante que l'amour. C h a c u n de n o u s est plus ou
moins n a t u r e l l e m e n t réceptif. Cette réceptivité nécessite
une révélation, un é v é n e m e n t déclencheur, plus ou moins
fort selon la rigidité de nos systèmes. A l e j a n d r o appelle
cette révélation un acte p s y c h o - m a g i q u e , u n e alchimie
p s y c h i q u e ciblée sur notre histoire p e r s o n n e l l e . L'amitié
exige une exclusivité et on ne peut pas accaparer quelqu'un
c o m m e Alejandro. Durant toutes ces années, des amitiés
parallèles à celle qui me liait à J o d o r o w s k y ont j a l o n n é
mon parcours initiatique.

À Los Angeles, j'ai rencontré Pierre Cousteau. N o u s


avons quasiment vécu e n s e m b l e durant plusieurs mois,
dans un permanent échange d'idées. Ce genre de relation
amicale se chauffe à la f l a m m e des grandes passions, et se
c o n s u m e généralement assez vite. On se quitte alors, mais
sans amertume, avec la simple certitude qu'une histoire se
termine, qu'on peut en vivre une autre.
Cousteau avait coutume de dire que les effets du LSD
le plus fort ne seraient rien en comparaison de ce que l'on
pourrait ressentir si l'on pouvait entrer dans l'esprit de
quelqu'un en conservant sa mémoire et sa perception de
soi-même. On serait soudain spectateur de la pensée d'un
autre, ce qui dans l'absolu est contradictoire. À elle seule,
cette idée d o n n e le vertige.

202
Maîtres à destiner

Chaque rencontre est différente. Chaque fois, on crée


une réalité, on f a ç o n n e le m o n d e . Il n'y a pas deux
perceptions du monde semblables, pas plus qu'il ne peut
y avoir deux empreintes digitales identiques. Quand j'ai
accepté que Roger Forter vienne s'installer chez nous, je
ne pensais pas que nous vivrions un temps dans une sorte
de ménage à trois. Roger nous a aimés en bloc, d'une
façon désespérée, passionnée et délicate. Moi j'étais fasciné
par toute la connaissance marginale qu'il avait accumulée.
Son histoire était chaotique. Son irruption chez nous
correspondait bien à l'esprit de 1968, à toute cette démarche
qui avait présidé à la création de Métal hurlant. J'étais
alors en pleine incandescence, plongé dans ma tentative
pour m'exprimer graphiquement. Jodorowsky m'avait
donné des cadres. Il m'avait fait découvrir l'ésotérisme
chrétien, le bouddhisme, le zen. Je suis alors entré dans
une phase a b s o l u m e n t mystique, qui me démarquait
brutalement du reste de notre petite bande. J'ai arrêté de
fumer, de boire, de manger de la viande... Ce que j'ai pu
apprendre de Jodorowsky, je me le suis approprié avec
plus de violence encore que lui, avec une espèce de folie.
Je faisais ma révolution et Roger en était une figure.

Par chance, Claudine a ressenti au même moment un


même désir de se lancer dans une aventure spirituelle
ayant comme finalité l'amélioration, la guérison, la recherche
d'une forme d'épuration, sinon de pureté. Nous avons
donc quitté Paris pour Mantes-la-Jolie, avant de préparer
notre départ pour les Pyrénées avec Roger. Arrivé là-bas,
il a eu alors une aventure avec Claudine. Plutôt que de
céder à la jalousie, je me suis approprié leur liaison en
l'acceptant. Entre Roger et moi, l'amitié a pris une dimension
nouvelle de confiance et d'admiration. C'était une belle

203
Histoire de mon double

personne. Dans sa pensée, dans sa façon de bouger,


d'affronter la matière - les pierres, les plantes - il était le
sorcier, le miracle, le magicien des objets et des choses.
Notre petite communauté a vécu pendant trois ans dans
un moulin des Pyrénées. Tout le monde y trouvait son
compte, personne n'était victime, personne ne cherchait
à prendre le pouvoir. Lorsque nous sommes partis à Tahiti,
Roger n'a pas voulu suivre, il est resté en France. En
l'espace de deux ans, il a rechuté dans l'alcoolisme. C'était
sa culture. Il a tout perdu et a fini clochard. Un personnage
hors du commun.

Une autre figure de cette période est Jean-Pierre Vignot,


un maître du karaté qu'Alejandro avait engagé comme garde
du corps. Il devait jouer le rôle du Maître d'armes dans
Dune. Jodorowsky n'avait évidemment pas besoin d'un
garde du corps, mais c'était un moyen de le faire entrer
dans la production. Ils étaient très amoureux l'un de l'autre.
Alejandro était fasciné par la connaissance qu'avait Jean-
Pierre du corps humain, par sa science du combat, par son
parcours également. Son histoire ressemblait très exactement
à celle de Roger. La confrontation fut étrange : on aurait
dit deux chats, toujours sur la défensive, prêts à défendre
leur territoire au moindre signe d'intrusion. J'ai donc fait
du karaté avec Jean-Pierre, ce qui correspondait bien avec
ma découverte du végétarisme. C'est également l'époque
où, grâce à Alejandro, j'ai arrêté de fumer. En une heure.
Cela faisait quatre ans que j'essayais vainement d'arrêter...
Pour moi, l'adrénaline, la sueur, ont toujours été une drogue.
J'aime sentir mon corps respirer. Je ne suis pas très musclé,
mais je suis fort, très souple. Un bon coureur de fond.
J'aime me pousser dans mes limites. Mais dans toute pratique
physique, il faut une motivation et une méthode.

204
Maîtres à destiner

Avec Jean-Pierre, au-delà du travail sur la renaissance


du corps, j'ai réellement appris à accepter la férule d'un
maître. Je le vois t o u j o u r s . Il a un d o j o d a n s le
XI arrondissement, il est encore très actif. Il a raconté
e

son histoire dans un livre intitulé Corps d'acier. Il fait


partie de ces types que l'on imagine très bien garde du
corps, tueur, ou mercenaire, dont l'histoire s'inscrit dans
une recherche métaphysique de l'absolue perfection. Je
suis d'une génération naturellement résistante à l'autorité.
Un gros travail de nettoyage a été nécessaire pour me
placer dans un système d'acceptation de l'autre, de sa
connaissance, retrouver ma confiance en la capacité d'autrui
à détenir une vérité. Je partageais l'enseignement de Vignot
avec Claudine. Nous faisions tout ensemble. Jean-Pierre
vivait dans une caravane, en pleine nature, du côté de
Roissy. On faisait au moins cent kilomètres pour aller le
voir. Il fallait vraiment que ça en vaille la peine.
Sous l'effet de ma rencontre avec Alejandro, je me
suis donc trouvé brutalement confronté avec cette réalité
initiatique dont je ne soupçonnais rien. La métaphysique
est à la portée de tous, face aux notions d'inconnu,
d'éternité, d'infini. Nous avons nos problèmes moraux,
notre éthique de la souffrance. En général, cela se résout
par la chimie ou - à l'extrême limite - par la psychanalyse,
la psychothérapie. La plupart du temps, on s'anesthésie.
Je crois que l'on peut toujours se soigner, mais difficilement
se guérir, se bonifier, à moins que l'âge, l'expérience
n'agissent. Au mieux on rogne les angles, on perd ses
aspérités, on se décourage...
Dans l'enseignement traditionnel, il n'y a pas de
malades. Il n'y a que des êtres humains normaux, parfaits
en soi. Entrer en initiation, c'est intégrer une acceptation
de son être, de ses limites, puis travailler sans cesse à
205
Histoire de mon double

r e p o u s s e r celles-ci. Non p o u r se guérir de quoi que ce


soit, m a i s p o u r a c q u é r i r le p o u v o i r et e n t r e r d a n s la
c o n n a i s s a n c e . A v e c le t e m p s , j'ai pris c o n s c i e n c e que
c e t t e p u l s i o n , i n d i v i d u e l l e à l ' o r i g i n e , était d e v e n u e
collective. La p r é o c c u p a t i o n avait d é b o r d é l'individu p o u r
se t r a n s m e t t r e au g r o u p e .
Jean-Pierre Vignot s'inscrivait bien é v i d e m m e n t dans
cette tradition. J'avais d o n c la possibilité de rentrer dans
ce rêve r o m a n t i q u e .
Tout s'est en fait d é c l e n c h é l o r s q u ' A l e j a n d r o m'a fait
lire C a s t a n e d a . Il y avait là u n e grille de lecture de la
réalité c o m p l è t e m e n t d é c o n n e c t é e d e n o t r e t r a d i t i o n
méditerranéenne. C'était e x a c t e m e n t ce que je recherchais.
Il fallait que je trouve m o n don Juan, m o n maître à rêver.
Je me suis intéressé au zen, à la partie m o d e r n e de la
tradition h i n d o u e , j'ai c o m m e n c é à a p p r e n d r e l ' h é b r e u ,
essayé l'ésotérisme chrétien. Dans cette quête, ma rencontre
avec Jean-Paul Abelguerit était logique. Il se faisait a p p e l e r
I z o z è m e . Il était le centre d'un g r o u p e de v o y a n t s qui
avaient des visions r é c u r r e n t e s liées aux extraterrestres.
Dans sa c o s m o g o n i e , on trouvait u n e lecture d i f f é r e n t e
de l'univers é n e r g é t i q u e , avec tout ce que cela p o u v a i t
supposer en termes de résonance intérieure et de possibilités
de travail individuel et collectif. Ces rencontres successives
m'ont persuadé qu'il y avait peut-être là une voie intéressante
à suivre. Il faut se r e m é m o r e r le c o n t e x t e , n o u s étions
dans les a n n é e s 1970, e n c o r e en plein p s y c h é d é l i s m e .
J'ai participé à u n e g r a n d e r é u n i o n où se tenaient des
prêches i n c o m p r é h e n s i b l e s déclamés dans un vocabulaire
extrêmement élaboré, et parfaitement hypnotique. Je
r e t r o u v a i s mon p è r e d e v a n t ses m é n a g è r e s . La m ê m e
fascination. J'ai r a p i d e m e n t voulu en savoir d ' a v a n t a g e
et je me suis a p e r ç u que, d e r r i è r e le décor, il y avait

206
Maîtres à destiner

toute une organisation. Pour pouvoir entrer dans le


groupe, il fallait passer un certain nombre d'épreuves,
suivre un enseignement précis, faire des stages. C'était
totalement gratuit. Il n'y avait qu'une participation minime
pour les frais. Avant chaque séance, il fallait se préparer,
méditer pour unifier les énergies. Me sentant incapable
de vivre seul cette expérience, que je pressentais essentielle,
j'en ai parlé à Claudine. Au début, elle a réagi avec
réticence, c o m m e quelqu'un de normal et d'équilibré.
J'ai insisté et elle a fini par rencontrer un des responsables
de l'accueil des n o u v e a u x membres. Elle est revenue
enthousiaste et déterminée à suivre ce chemin à mes
côtés, mais à sa façon.
Le groupe comptait alors plus d'une centaine de
membres, tous transfigurés par le désir de prendre le même
vaisseau cosmique et d'entrer ensemble dans la conscience.
Un fonctionnement circulaire imposait de passer plusieurs
mois à se peser intérieurement, à assimiler des techniques
de méditations minimales, entrer pas à pas dans le schéma,
de façon à pouvoir aborder les réunions avec une pleine
compréhension de ce qui s'y passait. Il y avait également
tout un langage, en perpétuelle création. Chaque nouvelle
émotion requérait l'invention d'un mot pour la nommer.
Plus on passait d'épreuves, plus on se rapprochait du
centre. La rencontre personnelle avec Abelguerit en était
le sommet. Jean-Pierre est un personnage dont la force
n'est bridée par aucune forme de culpabilité. Il ne cherche
jamais à être modeste, poli ou correct. Il dit ouvertement
ce qu'il ressent, ce qu'il voit. Quand c'est vous qu'il regarde,
c'est difficile à accepter. L'initiation avait ainsi pour objectif
de nous préparer à l'admettre.
Ma position était un peu particulière. J'étais le plus âgé
du groupe, le seul de son âge. Avoir des enfants crée des

207
Histoire de mon double

obligations incompatibles avec un engagement aussi intense


que celui qu'exigeait le groupe. La discipline était très
proche de celle de la philosophie tantrique, qui consiste à
muter l'énergie sexuelle au lieu de la laisser s'échapper
dans l'éjaculation. Il s'agit de transformer la force de l'orgasme
en énergie pure. La théorie veut que la sexualité soit faite
pour générer, mais aussi pour se régénérer. L'objectif est
de rentrer en contact avec son futur, sa descendance mais
également avec l'ascendance, qui n'est pas dans le passé,
mais dans le présent, sur le plan énergétique.

Cette expérience a duré cinq années d'une grande


intensité. Le groupe a conçu le projet de partir à Tahiti.
Il a fallu se préparer. J'ai vendu le moulin dans les Pyrénées,
j'ai tout abandonné. Une fois à Tahiti, j'ai dû partir un
temps à Los Angeles pour travailler sur un film, à la
d e m a n d e d'Abelguerit. Le g r o u p e c o m m e n ç a i t à se
décomposer. La vie à Tahiti était particulièrement dure.
Au début, la communauté s'était installée à Papeete, puis
dans une petite île. Nous menions une vie très éprouvante
matériellement, physiquement et spirituellement. Beaucoup
ont craqué. Je me suis longtemps demandé dans quelle
mesure Abelguerit n'avait pas provoqué cette situation.
C'était bien dans sa méthode.
Quant à moi, la vie à Los Angeles me plaisait tellement
que j'ai senti qu'il était temps d'arrêter l'expérience. Claudine,
tout comme les enfants, étaient d'accord. Nous avons donc
quitté le groupe, avec lequel j'ai gardé le contact, mais de
loin. Avec le recul, je me rends compte qu'Abelguerit créait
le groupe autant qu'il était créé par lui.

Pour certains, j'étais devenu une espèce de monstre.


Ils affirment que les groupes comme celui d'Abelguerit

208
Maîtres à destiner

sont une maladie de la société, qu'il faut éradiquer au


nom de la rationalité. Les détracteurs eux-mêmes, coincés
dans une vision étroite de la réalité, ne sont pas toujours
parfaitement rationnels. Il y a des concordances très
troublantes entre les recherches menées à travers le monde
par des groupes complètement différents et spontanés,
qui, lorsqu'ils se rencontrent, font apparaître des constantes,
presque une culture. C'est un véritable réseau planétaire.
Je refuse d'admettre que l'humanité puisse fonctionner
de telle façon qu'elle rejette toute divergence comme un
corps rejette une greffe. Quand on parle de la religion
catholique aux anarchistes, ils pensent que c'est une secte
qui a réussi... Tout est toujours extrêmement relatif.
Avec Abelguerit, il n'y avait pas d'appel à un jugement
de Dieu sur les actions humaines. C'est pour cela qu'il est
si proche du tantrisme ou du yoga. Des disciplines physiques
fondées sur la création d'un lien avec la partie subtile de
l'être. Plus on avance dans la pratique, plus on prend
conscience que c'est une voie d'accès à une connaissance
qui va autoriser le contact avec la partie de soi perdue
dans l'éternel. Ou plutôt, comme le dirait Abelguerit, dans
« l'internel », l'éternel interne. Je n'ai revu Jean-Pierre que
deux fois en quinze ans. À chaque fois, je me suis fait
engueuler. Il n'a pas admis mon choix : pour lui, je sers
les forces obscures.
Quoi qu'il en soit, j'avais gravi la Montagne Magique,
passé les épreuves pour atteindre un sommet. Là, j'ai
découvert que le sommet n'est qu'un moyen d'emprunter
le chemin qui redescend en pente douce de l'autre côté
de la montagne. J'ai passé mon chemin.

Les gens aimeraient s'approprier Alejandro, mais il n'a


jamais été dans un processus d'enseignement à long terme

209
Histoire de mon double

ni à plein temps. Il est disponible pour beaucoup de monde,


n'importe qui peut aller le voir. Face à lui, on est comme
dans une salle de théâtre, il est toujours en représentation.
Quand je l'ai rencontré, il m'a fait lire beaucoup de
livres. Tous traitaient de la tradition initiatique, de cet
enseignement personnel, très subjectif, hors de tout système
officiel, qui propose une approche magique du monde,
métaphysique, religieuse, et qui n'est pas destiné à être
communiqué de façon populaire, démocratique. Ce n'est
pas un savoir. Cet enseignement traditionnel est beaucoup
plus fondé sur l'expérimentation, la connaissance. Au fur
et à mesure que l'on progresse dans cette initiation, elle
exige de plus en plus de précautions. Parce qu'il est évident
que, au terme de tout enseignement, il y a le pouvoir. Mal
le comprendre, c'est risquer de mal l'utiliser. D'autant que
l'on ne sait jamais vraiment de quel pouvoir il s'agit. L'enjeu
de l'enseignement traditionnel est spirituel : c'est le pouvoir
de pouvoir. On le voit bien avec la psychanalyse, qui est
l'un des systèmes les plus proches des formes archaïques
d'appréhension du pouvoir, puisque pour être analyste il
faut avoir été soi-même en analyse.

Un autre aspect de la tradition, qui a aujourd'hui


disparu, est la référence à une lignée de maîtres. Savoir
de qui on est le fils, connaître son père, et le père de son
père, et le père de celui-ci... à l'infini. Les Maoris ont ainsi
des chants dont les paroles égrènent leur arbre généalogique,
de branche en branche, jusqu'au sommet. On retrouve
ces litanies dans la Bible. Il s'agit d'une tradition
fondamentalement orale. Dès que cette connaissance passe
par l'écrit, elle change de caractère. Son utilité se fonde
en effet sur l'ignorance. Quand celle-ci est totale, généralisée,
210
Maîtres à destiner

qu'elle est la règle, la c o n n a i s s a n c e d e v i e n t alors u n e


lumière à l'incroyable clarté.

Au bout du c o m p t e , je ne sais pas vraiment ce que


cette aventure m'a apporté. En la vivant, j'avais l'impression
de p o s s é d e r un e x t r a o r d i n a i r e outil intérieur, qui me
protégeait et me permettait de vivre dans la société avec
un statut que je m'étais attribué à m o i - m ê m e . À l ' é p o q u e ,
je travaillais sur Le Garage hermétique, Blueberry, L'Incal.
Une partie de moi vit t o u j o u r s dans le g r o u p e , et ce n'est
s û r e m e n t pas la plus mauvaise. Isabelle, ma f e m m e , le
sait p a r f a i t e m e n t . Elle est m o n ange gardien, elle connaît
bien m o n côté s o m b r e . . .
La doublure

M a vie est placée sous le signe du double. Doublure de


moi-même, j'ai réussi à doubler ma vie, ce qui est bien
autre chose, si l'on y songe, que de la redoubler. Redoubler,
c'est bon pour le mauvais élève, le cancre de la classe.

Doubler, c'est gagner le temps de vitesse, mettre les


bouchées doubles. L'anneau de Moebius fait deux boucles.
Mon existence aussi. Après une vie passée avec Claudine
et une première famille de deux enfants, Hélène et Julien,
la torsion de la bande m'a donné une nouvelle vie avec
Isabelle et une deuxième famille, en miroir de la première,
avec un garçon et une fille, Raphaël et Nausicaa.
L'anneau de Moebius vous joue de ces tours. Non
content d'annuler un bord sur deux, une surface sur deux,
il annule le temps dans un nœud inextricable.
Le nœud gordien était-ll un anneau de Moebius ? Pour
le trancher, Alexandre le Grand n'a pas hésité : il a tiré son
épée. On croit qu'il a tranché dans le vif. Pas du tout. L'épée
n'est pas la force brute. C'est le symbole de l'intelligence.
Pour dénouer le nœud gordien, il y faut la pénétration
fulgurante de l'épée, c'est-à-dire la compréhension aiguë,
instinctive, instantanée, visionnaire, des êtres et des choses.

213
Histoire de mon double

Le tarot est l'autre figure de ma vie : il vous présente les


cartes à l'envers pour que vous en choisissiez trois. Qui les
choisit à ce moment-là ? La partie de vous qui prend ses
décisions sur la part cachée de la réalité. Les choix concrets,
visibles, sont dérisoires. C'est la part inconsciente du choix
qui prédomine et distribue les cartes. Le tarot est ainsi une
modélisation de ce qu'est en permanence notre vie : à l'endroit,
l'intelligence, le mental ; à l'envers, l'inconscient souverain.

Jouer, gagner, perdre. Qu'importe. Tout est remis en


jeu à c h a q u e fois, à c h a q u e choix, aveugle et jamais si
définitif que l'on croit. L'univers est fait d'une infinité de
choix. Big-bang et ça c o m m e n c e . La vie apparaît, se choisit
des a t o m e s , se bricole u n e g e n è s e , de la p a r a m é c i e à
l'homme. Puis vient la conscience, le langage, la culture,
la cité, le civisme. Ça bataille, ça guerroie, ça discute, ça
marchande, ça invente... et pour finir, G e n e Kelly arrive !

Le temps est venu où le temps ne se laisse plus annuler.


Les choix se resserrent. Mon esthétique reste f o n d é e sur
cette nonchalance statique qui résiste au m o u v e m e n t du
temps. Quoi qu'il advienne, l'essentiel est de ne pas se
laisser coincer dans la file d'attente.

Choisir un p s e u d o n y m e à vingt ans pour vous servir


de doublure est un jeu. Un jeu qui fait vibrer la partie de
vous-même qui est en contact avec Dieu. Une façon ludique,
aveugle, parfaitement irresponsable de désigner la b o n n e
carte. Celle qui restera cachée jusqu'à ce que vous soyiez
capable de la reconnaître et d'en comprendre la signification.
On passe le reste de sa vie à analyser les c o n s é q u e n c e s
i n o u ï e s d'un tel choix. Et c'est vrai de tous les choix.
Y compris celui d'une épouse.

214
La doublure

« Jamais un coup de dé n'abolira le hasard », lance


Mallarmé au moment même où, poète rendu à sa fonction
démiurgique originelle, celle d'Orphée, il abolit toute règle
pour réinventer le poème. J'ai provoqué le hasard d'un trait
de plume, et il me l'a bien rendu.
Il n'y a pas eu erreur sur le pseudonyme. Dans le
premier roman de la littérature française, Perceval le Gallois,
le jeune héros, dans sa « niceté », passe la moitié du livre
en ignorant son nom ou même que le sens premier de sa
quête est de le trouver, ce nom. Il affronte maintes épreuves
avant d'apprendre qu'il se nomme Perceval. Une fois qu'il
aura trouvé son nom, il devra affronter d'autres épreuves
pour mériter de le porter.
Signer Gir, c'était l'évidence. Cela disait les initiales.
Par où j'avais commencé. Quelque chose qui prenait racine,
bon gré, mal gré, dans le nom du père pour arriver à autre
chose sans que je sache très bien quoi.
Comme dans toute initiation, comme dans le roman de
Perceval, il me fallut beaucoup de temps, d'obstination et de
patience pour découvrir le nom gravé à l'envers de la carte.
Ce sont les vertus du merveilleux. Celles qui rendent le héros
digne d'inscrire son nom dans l'éphémère légende du temps.
Choisir le pseudonyme de Moebius, c'était franchir la seconde
étape : trouver le nom sans savoir encore ce qu'il signifierait.
Restait à lui donner un sens qui n'appartiendrait qu'à moi.

Moebius fait partie d'un monde héroïque de symboles


et de rêves, à l'exact envers de la carte du réel. Il en
cartographie les légendes. Mais la torsion de la bande annule
la différence et il revient toujours au même. Quand Gir
dessine inlassablement les contours de la réalité, Moebius,
lui, cherche le fin mot du monde. Le point final.
Table des matières

Préambule 7
1 - Le ruban de Moebius 9
2 - Celui-qui-dessine 23
3 - Figures de légende. 39
4 - L'enfance de l'art 55
5 - Stations 71
6 - Le voyage au Mexique 89
7 - Questions de style. 107
8 - Western 123
9 - Rencontres 141
10 - Moebius l6l
11 - Statut 177
12 - Maîtres à destiner. 193
La doublure 213
Maquette intérieure : Emmanuelle Richetti

Impression réalisée sur Cameron


par Brodard et Taupin (La Flèche)

Imprimé en France
Dépôt légal : janvier 1999
n° d'édition : 3051 - n° d'impression : 1159-V
4910881/01
ISBN : 2-86391-835-4

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