UNE NOUVELLE HISTOIRE INTELLECTUELLE ?

BRÈVE
INTRODUCTION
Philippe Minard

Belin | « Revue d’histoire moderne et contemporaine »

2012/5 n° 59-4bis | pages 5 à 8

ISSN 0048-8003
ISBN 9782701163475
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Philippe Minard, « Une nouvelle histoire intellectuelle ? Brève introduction », Revue d’histoire
moderne et contemporaine 2012/5 (n° 59-4bis), p. 5-8.
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 Regards sur l’histoire intellectuelle

Une nouvelle histoire intellectuelle ?

Brève introduction

Philippe MINARD

1. On observe ces dernières années un renouveau ou à tout le moins un

regain d’intérêt pour l’histoire intellectuelle1. Plusieurs revues dédiées en
langue anglaise ont récemment été lancées : Modern Intellectuel History est

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née en avril 2004, et Intellectual History Review en 2007. De son côté, la revue
française Mil Neuf Cent (ex-Cahiers Georges Sorel) avait pris dès 1989 le sous-
titre de « Revue d’histoire intellectuelle », et l’on sait la faveur qui se manifeste
depuis une ou deux décennies pour l’« histoire des savoirs ». On peut aussi
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signaler le souci, exprimé notamment à travers un numéro récent des Annales

HSS, d’un dialogue renouvelé entre histoire et philosophie2.
2. Cependant, derrière une même étiquette, la diversité des propositions
est manifeste. À côté de la tradition italienne d’histoire des idées illustrée par
Franco Venturi, à côté de l’« histoire des concepts » (Begriffsgeschichte) théorisée
et mise en œuvre par Reinhart Kosseleck, s’affi rment les travaux inspirés de
l’École dite de Cambridge (illustrée par la collection « Ideas in context » dirigée
par Quentin Skinner chez Cambridge University Press)3. Aux États-Unis,
un puissant courant d’histoire intellectuelle d’inspiration foucaldienne est
illustré par les travaux de Dominick La Capra et de ses élèves, et l’université
Cornell a vu se développer la confrontation entre histoire intellectuelle et
histoire sociale ou socio-culturelle, marquée par un colloque qui a fait date4.

1. Introduction à la table ronde annuelle de la Société d’Histoire Moderne & Contemporaine tenue
à Paris le samedi 17 mars 2012, dont les contributions forment l’armature de ce numéro.
2. Annales. Histoire et sciences sociales, 64-1, janvier-février 2009. Voir dans ce numéro la contri-
bution de Stéphane Van Damme.
3. Julien VINCENT, « Concepts et contextes de l’histoire intellectuelle britannique : l’“École de
Cambridge” à l’épreuve », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 50-2, avril-juin 2003, p. 187-207.
Voir le présent numéro la contribution d’Ann Thomson, et plus généralement, pour un état des lieux
de l’histoire intellectuelle en Grande-Bretagne : Richard WHATMORE , Brian YOUNG (ed.), Palgrave
Advances in Intellectuel History, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006, ouvrage sur lequel je remercie
Julien Vincent d’avoir attiré mon attention.
4. Dominick L A C APRA, Steven L. K APLAN (ed.), Modern European Intellectual History. Reappraisals
and New Perspectives, Ithaca, Cornell University Press, 1982.

R EVUE D’H ISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

59-4 bis, supplément 2012
 6 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Significativement, la contribution de Roger Chartier était titrée « Intellectual

history or sociocultural history ? »5. On notera cependant que tous ces courants
historiographiques se sont surtout développés hors de France.
3. Le statut de l’histoire intellectuelle semble en effet moins favorable en
France. C’est certes affaire de configuration du champ historique. D’une part,
du fait du rapport à la philosophie, en particulier, et de la nature des alliances
disciplinaires, en général. D’autre part, du fait des structures institutionnelles
du monde universitaire français, qui n’est (heureusement) pas structuré selon
la division entre « Humanités » et « Sciences sociales » qui marque notamment
les universités états-uniennes. Mais c’est affaire surtout de parcours histo-
riographique spécifique : du fait du rôle important des Annales et de l’école
labroussienne, l’histoire culturelle a d’abord été une histoire des « mentalités »,
par opposition à l’histoire des idées « à l’ancienne », teintée d’idéalisme et souvent
pratiquée par d’autres que les historiens.
Encore que…, nous dira sans doute Antoine Lilti : Lucien Febvre a écrit
un Rabelais fameux, et publié de nombreux articles traitant d’histoire intel-
lectuelle. Il suffit d’ouvrir le recueil Pour une histoire à part entière paru en

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1962 : la quatrième partie, forte d’une centaine de pages, sous le titre « Histoire
intellectuelle », rassemble des contributions sur Budé, Michelet, le romantisme,
Proudhon, Marx, etc.6
Encore que… l’on ne saurait négliger l’immense apport de Henri Berr et
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de sa Revue de synthèse (où se retrouvaient alors ensemble des rédacteurs des

Annales et de la Revue d’histoire moderne et contemporaine !).
Autrement dit, on se méfiera de lectures rétrospectives fallacieuses imputant
bien à tort à l’historiographie française une supposée réticence envers l’histoire
intellectuelle (sans doute pour mieux revendiquer une prétendue nouveauté
toute relative). J’avancerai l’hypothèse d’un effet de brouillage introduit dans
les années 1980-1990 par le Linguistic Turn (à la fois dans ses errements, ses
apories, mais aussi certains malentendus ou contresens divers, aussi bien de
la part de ses tenants que de ses opposants).
4. Reste alors, tout de même, à se demander de quoi nous parlons exactement.
Autrement dit, qu’est-ce que l’histoire intellectuelle ?, ou du moins, comment
l’entendons-nous. Passons sur certaines propositions faibles, sur lesquelles il
est peu utile de s’arrêter : en la matière, la fausse monnaie risque toujours de
chasser la bonne. Ainsi, on confond parfois le fait d’écrire la biographie d’un
intellectuel avec le fait d’écrire une biographie intellectuelle.

5. La substance en est reprise dans Roger C HARTIER, « Histoire intellectuelle et histoire des men-
talités. Trajectoires et questions », Revue de synthèse, 3e série, t. 104, no 111-112, juillet-décembre 1983,
p. 277-308 (reproduit dans Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin
Michel, 1998, p. 27-66).
6. Lucien F EBVRE , Pour unr histoire à part entière, Paris, SEVPEN, 1962. Voir la contribution
d'Antoine Lilti dans ce numéro.
 PRÉSENTATION 7

Soulignons plutôt l’existence d’un courant moins visible, longtemps sous-

estimé par certains lecteurs pressés, par lequel on voit que c’est du sein même
des héritages cumulés de Henri Berr et d’Ernest Labrousse qu’a surgi une
nouvelle formulation de l’histoire intellectuelle comme projet historiographique.
À cet égard, l’avant-propos en forme de regard rétrospectif donné par Daniel
Roche à ses Républicains des lettres est riche d’enseignements7.
Ouvrons la nouvelle série de la Revue de synthèse en 1986. Un éditorial
explique l’évolution de la revue en rappelant le sens de son entreprise intel-
lectuelle, qui vise d’une part à articuler réflexion historique et observation du
présent, et d’autre part à rendre compte des évolutions de toutes les sciences,
dans l’esprit de la « synthèse » qui était l’ambition du fondateur. Concernant
notre sujet, on lit :
« L’histoire intellectuelle telle que nous la comprenons ne se limite pas à l’histoire
des idées, même si celle-ci lui appartient de plein droit. Le développement des sciences
humaines et sociales […] a montré que toutes les activités et toutes les pratiques humaines
sont susceptibles d’une analyse qui met en évidence la pensée, claire ou confuse, des acteurs
humains. Une institution, une pratique technique, l’usage privilégié de tel objet matériel, un

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type d’organisation ou de gestion peuvent ainsi mettre en évidence des attitudes mentales
et intellectuelles que nous n’entendons pas négliger. Ainsi comprise, l’histoire intellectuelle
échappe au reproche traditionnellement adressé à l’histoire des idées, d’étudier des entités
abstraites qui se développeraient dans un vide historique »8.

On aura reconnu la marque de Jean-Claude Perrot, alors directeur de

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la revue, qui défi nit ici le programme de recherche qu’il n’a eu de cesse de
développer et qu’il a appliqué à l’analyse de l’économie politique des XVII e et
XVIII e siècles, dans un livre majeur paru en 19929. Mais disant cela, j’ai déjà
pris position, dans un débat qui est loin d’être terminé, et dont les contributions
qui suivent montrent toute l’ampleur et la richesse.
Philippe M INARD
IDHE, UMR 8533, CNRS
Université Paris 8
Département d’histoire
2, rue de la Liberté
93526 Saint-Denis cedex
philippe.minard@ens.fr

7. Daniel ROCHE , Les Républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au XVIII e siècle, Paris,
Fayard, 1988, p. 7-27 : « De l’histoire sociale à l’histoire des cultures : le métier que je fais » ; ID., « Une
déclinaison des Lumières », in Jean-Pierre R IOUX, Jean-François SIRINELLI (éd.), Pour une histoire
culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 21-49.
8. « Aux lecteurs », Revue de synthèse, 4 e série, t. 107, no 1-2, janvier-juin 1986, p. 6.
9. Jean-Claude P ERROT, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVII e -XVIII e siècle), Paris,
Éditions de l’EHESS, 1992.
 8 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Résumé / Abstract

Philippe MINARD
Une nouvelle histoire intellectuelle ? Brève introduction
La table ronde annuelle de la Société d’Histoire Moderne & Contemporaine tenue à Paris le
samedi 17 mars 2012 était consacrée aux développements récents et aux méthodes de l’histoire
intellectuelle. En guise d’introduction, il est rappelé que l’appellation d’« histoire intellectuelle »
recouvre bien des acceptions différentes, et qu’il faut se garder de céder trop vite aux catégorisa-
tions abruptes et aux proclamations faciles de nouveauté ou d’innovation absolues. Contrairement
à certaines lectures rétrospectives fallacieuses, il existe bien en France une tradition d’histoire
intellectuelle, qu’illustre notamment la trajectoire de la Revue de synthèse, même si, de Henri Berr
à Jean-Claude Perrot, les approches ont évolué.
MOTS - CLÉS : France, XX e siècle, histoire intellectuelle, Revue de synthèse, Henri Berr,
Jean-Claude Perrot ■

Philippe MINARD
A new intellectual history ? Short introduction
The annual round table of the Society of Modern & Contemporary History held in Paris on
Saturday 17th March 2012 was dedicated to recent developments and methods in intellectual history.

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By way of introduction, it was reminded that the term “intellectuel history” encompasses many different
meanings, and that we must avoid giving in too hastily to sharp categorizations and easy proclamations
of absolute novelty or innovation. Contrary to some fallacious retrospective interpretations, it does exist
a tradition of intellectual history in France, as the trajectory of the Revue de synthèse can display,
even if we have seen approaches evolve from Henri Berr to Jean-Claude Perrot.
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Keywords : France, 20th Century, intellectual history, Revue de synthèse, Henri Berr, Jean-
Claude Perrot ■