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Annuaire français de droit

international

L'affaire de la Barcelona Traction devant la Cour internationale de


Justice (arrêt du 5 février 1970)
M. le Professeur Jean Charpentier

Citer ce document / Cite this document :

Charpentier Jean. L'affaire de la Barcelona Traction devant la Cour internationale de Justice (arrêt du 5 février 1970). In:
Annuaire français de droit international, volume 16, 1970. pp. 307-328;

doi : https://doi.org/10.3406/afdi.1970.1596

https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1970_num_16_1_1596

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JURISPRUDENCE ET JURIDICTIONS

INTERNATIONALES

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE.


AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION
ARRÊT DU 5 FÉVRIER 1970

Jean CHARPENTIER

1. — Le 5 février 1970, la Cour Internationale de Justice a rejeté la


demande du gouvernement belge dans l'affaire de la Barcelona Traction,
Light and Power Company, Ltd, -considérant que la qualité pour agir du
requérant devant la Cour n'avait pas été démontrée.

2. — Ainsi s'achève, sans avoir été menée à son terme, une interminable
procédure (1) qui avait en fait débuté le 23 septembre 1958 par le dépôt
d'une première requête belge, avait été interrompue le 10 avril 1961 à la
suite d'un désistement du requérant, et avait repris le 19 juin 1962 avec le
dépôt d'une seconde requête demandant « réparation du préjudice qu'auraient
subi des ressortissants belges actionnaires de la société Barcelona Traction,
du fait d'actes prétendument contraires au droit international commis à l'égard
de la société par des organes de l'Etat espagnol ».

3. — Le 15 mars 1963, le gouvernement espagnol avait soulevé quatre


exceptions préliminaires. Par son arrêt du 24 juillet 1964 (2) , la Cour devait en
rejeter deux, reconnaissant ainsi à la Belgique le droit de réintroduire une
instance après désistement et celui de substituer la C.I.J. à la C.P.J.I. dans

(*) Jean Charpentier, Professeur à l'Université des Sciences sociales de Grenoble.


(1) La Cour elle-même a déploré c la longueur inusitée de la présente instance » {CM.
Rec, 1970, p. 30, § 27) due aux délais demandés par les Parties et qu'elle n'a pas cru pouvoir
refuser.
(2) Cf. notre commentaire, in : A.F.D.I., 1964, p. 327 et s.
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l'application d'un traité de règlement judiciaire et d'arbitrage datant de


1927; elle décidait de joindre au fond les deux autres exceptions préliminaires
portant, l'une sur la qualité pour agir du requérant, l'autre sur le
non-épuisement des recours internes. C'est la première de ces deux exceptions jointes
au fond, donc la troisième exception espagnole, que la Cour a finalement
retenue par le présent arrêt.

4. — Rendu à la quasi-unanimité de quinze voix contre une, celle du juge


ad hoc belge, l'arrêt voit cependant son autorité morale affaiblie par le
nombre et la longueur des opinions individuelles (plus de trois cents pages).
On ne peut s'empêcher à cet égard de déplorer l'excessif individualisme des
juges : est-il normal, alors que douze des voix de la majorité sont censées
se fonder sur les motifs énoncés dans le présent arrêt, que huit opinions
individuelles s'expriment, sans parler de trois déclarations de portée plus
limitée ? C'est donc que cinq juges n'ont pu s'empêcher de disserter
longuement sur des motifs secondaires de dissentiment. Ce n'est là, sans doute, que
le moindre inconvénient de l'hétérogénéité, par ailleurs nécessaire, du
personnel de la Cour.

5. — On ne saura donc sans doute jamais si, en acculant à la faillite la


Société holding canadienne Barcelona Traction, le gouvernement espagnol,
cédant aux pressions d'un groupe financier espagnol qui allait être le
bénéficiaire de l'opération, a voulu procéder à la nationalisation déguisée, du
réseau de production et de distribution de l'énergie électrique en Catalogne
dont la Barcelona Traction exerçait le contrôle, ou si, en refusant à cette
société les attributions de devises qu'elle réclamait pour assurer le paiement
d'obligations émises en livres sterling, ledit gouvernement a déjoué les plans
de capitalistes sans scrupules cherchant à frauder le fisc espagnol en jouant
sur la personnalité distincte de sociétés parentes de nationalité différente.

6. — On ne saura surtout pas si un tribunal espagnol avait le droit de


prononcer la faillite d'une société de droit canadien — la Barcelona Traction —
n'exerçant aucune activité en Espagne, si ce n'est d'y financer ses filiales,
elles-mêmes de droit canadien — notamment Ebro Irrigation and Power Cy
Ltd — et de procéder, à défaut de la saisie matérielle des actions de ses
filiales, détenues au Canada, à une prise de possession fictive ayant abouti en
définitive à leur dissolution.

7. — Muet sur le fond du droit, l'arrêt du 5 février 1970 ne concerne donc


que la mise en mouvement d'une action internationale. Sur cette question
unique, il apporte cependant un enseignement divers dont les éléments doivent
être réunis à partir de raisonnements épars. Aussi, avant de les dégager, nous
apparaît-il nécessaire de résumer rapidement la construction générale de
l'arrêt.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 309

8. — Après un rappel de la procédure, un exposé des faits (3) et l'énoncé


des conclusions des Parties (4) la Cour résume la demande, telle qu'elle est
formulée par le Gouvernement belge (5). Elle examinera logiquement pour
commencer le droit de la Belgique à exercer la protection diplomatique
d'actionnaires belges d'une société canadienne victime d'agissements imputés
au Gouvernement espagnol. Mais, un droit d'action implique l'existence d'un
droit substantiel à faire respecter : en l'occurrence « un droit de la Belgique
a-t-il été violé du fait que des droits appartenant à des ressortissants belges
actionnaires d'une société n'ayant pas la nationalité belge, auraient été
enfreints ?» (6) . Le contenu de ce droit étant déterminé par la situation
respective de la société anonyme et de ses actionnaires, c'est au droit interne qu'il
faut se référer; l'analogie du droit interne permet de poser le principe de
« l'hégémonie de la société » (7) dont une des manifestations est le droit
d'action exclusif de la société, à l'exclusion des actionnaires, pour toute
question de caractère social.
Existe-t-il une raison de ne pas transposer ce principe dans le domaine
du droit international ? La Cour ne le pense pas, en l'absence d'une règle
établie conférant expressément un droit de protection diplomatique à l'Etat
national des actionnaires pour la défense des droits de la société.
Mais ce qui est vrai du principe doit l'être aussi des exceptions. Cependant,
les deux « situations particulières » qui pourraient exceptionnellement
justifier un droit d'action de l'Etat national des actionnaires — la disparition
juridique de la société et le défaut de qualité de l'Etat national de la société
— ne sont pas réalisées en l'espèce : la Barcelona Traction n'a pas, en droit,
cessé d'exister, et le Canada a non seulement qualité pour la protéger, mais a
effectivement agi en sa faveur.
Faute d'avoir prouvé l'existence de son droit à agir pour le compte de ses
ressortissants, le demandeur peut-il introduire une réclamation pour son
propre compte, faisant abstraction du droit interne ? Peut-il demander
réparation du préjudice qu'aurait subi son économie à travers la perte des
investissements belges ? Non, car, en l'état actuel du droit international, les
investissements étrangers, ' en l'absence d'accord spécial, ne sont protégés qu'à
travers la technique de la protection diplomatique.
La Cour se tourne enfin vers l'équité, mais pour conclure qu'elle « n'est
pas d'avis que, dans les circonstances particulières de la présente affaire, des

(3) L'ébauche qui en est faite ci-dessus aux §§ 5 et 6 nous parait suffisante à la
compréhension de l'Arrêt.
(4) Les quatorze pages des conclusions finales belges ne constituent pas le moindre abus
d'une procédure exagérément développée : on est loin de c l'énoncé précis et direct d'une
demande », par quoi la Cour définissait les conclusions dans l'arrêt des Pêcheries (Cf. Rec,
1951, p. 126. Voir sur ce sujet l'article de Basdevanx aux Mélanges Perassi, 1957, p. 175).
(5) Voir ci-dessus, § 2.
(6) C.I.J., Recueil, 1970, p. 32, § 35.
(7) L'expression, inemployée par la Cour, est volontiers utilisée par le juge Fitzmaurice
dans son opinion individuelle.
310 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

considérations d'équité soient de nature à conférer qualité pour agir au


Gouvernement belge » (8).

9. — Pour ne pas déformer la cohérence de l'arrêt, nous avons cru


nécessaire d'en présenter ce rapide schéma. Il nous est maintenant possible d'en
rompre éventuellement l'unité pour tenter de dégager son enseignement sur
trois séries de questions : la qualité pour agir selon les recours, le droit
applicable, les méthodes de raisonnement de la Cour.

I. — La qualité pour agir selon les recours

10. — C'est sur le défaut de qualité pour agir de la Belgique que la Cour
s'est fondée pour rejeter la demande du gouvernement belge. L'arrêt apporte
donc une contribution à la notion de qualité pour agir.

11. — La qualité pour agir devant une instance internationale a été


définie comme « le pouvoir en vertu duquel un Etat est admis à figurer à
une instance » (9) . Elle n'est pas facile à distinguer de la notion voisine
d'intérêt pour agir. Disons seulement que la notion de qualité est plus large que
celle d'intérêt et que le problème important est précisément de savoir si
l'Etat doit exciper d'un droit violé ou peut se contenter d'alléguer un intérêt
lésé pour avoir qualité pour agir. La réponse à cette question dépend de la
nature du recours (10) et, indirectement, de l'obligation dont on dénonce la
violation.
Dans l'hypothèse normale où l'Etat se plaint d'un préjudice direct, son
intérêt à la demande est absorbé par le droit subjectif qu'il défend. La
Belgique s'est placée subsidiairement sur ce terrain, et l'arrêt nous éclaire sur le
point de savoir si une lésion des ressources économiques de la nation est
constitutive d'un préjudice direct (C). Dans l'hypothèse où la victime des
agissements reprochés à l'Etat défendeur est une personne privée, l'analyse
traditionnelle de la protection diplomatique voit dans la demande de l'Etat protecteur
la mise en œuvre d'un droit propre, le droit au respect, en la personne de ses
ressortissants, du statut international des étrangers, de sorte que l'intérêt
pour agir s'identifie encore à un droit violé. Placée sur ce terrain, à titre
principal, par la volonté des Parties, la Cour va confirmer la théorie classique
de la protection diplomatique et faire apparaître le lien qui existe entre la
qualité pour agir et le fond du droit (B). Mais le moindre intérêt de l'arrêt
ne réside pas dans l'évocation d'une catégorie nouvelle d'obligations erga

(8) CM., Recueil, 1970, p. 50, § 101.


(9) Charles de Visscher, Aspects récents du droit procédural de la C.I.J., 1966, p. 75.
(10) II en est de même en droit administratif où la substitution de l'intérêt lésé au droit
violé est liée au contentieux objectif de l'annulation.
^AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 311

omnes dont tout Etat aurait intérêt, et par suite qualité, pour demander le
respect (C). Ainsi la Cour aborde-t-elle dans sa diversité le problème de la
qualité pour agir selon les recours.

12. — A) Les recours objectifs

Dans un ouvrage écrit entre le premier et le deuxième arrêt sur le Sud-


Ouest Africain (11), Charles De Visscher écrit : «Sans aller jusqu'à leur
reconnaître en termes généraux une sorte d'actio popularis pour la défense
du droit international, conception assurément étrangère à l'état actuel de
l'organisation judiciaire internationale, il n'est pas absolument exclu que
certains ordres d'intérêts nettement institutionnalisés par l'effet de
conventions collectives, de celles surtout qui ont été conclues dans l'intérêt général de
l'humanité et de la civilisation, puissent faire l'objet d'une action individuelle
en contrôle de légalité ». Et de citer, à l'appui de cette proposition, les
mécanismes prévus par la Convention pour la prévention et la répression du
Génocide, par le système des Minorités et par celui des Mandats.
La Cour semble, dans notre arrêt, reprendre trait pour trait, mais en les
dépouillant des nuances prudentes qui lés accompagnaient, les idées
audacieuses du grand internationaliste belge: «Une distinction essentielle doit...
être établie entre les obligations- des Etats envers la communauté
internationale dans son ensemble et celles qui naissent vis-à-vis d'un autre Etat dans
le cadre de la protection diplomatique. Par leur nature même, les premières
concernent tous les Etats. Vu l'importance des droits en cause, tous les Etats
peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à ce que ces droits
soient protégés; les obligations dont il s'agit sont des obligations erga omnes ».
Et de citer les obligations découlant « de la mise hors la loi des actes
d'agression et du génocide, mais aussi des principes et des règles concernant les
droits fondamentaux de la personne humaine, y compris la protection contre
la pratique de l'esclavage et la discrimination raciale» (12).

13. — Le sens de cette disposition, dont l'importance est d'autant plus


grande qu'elle n'était d'aucune utilité pour la solution du litige, nous paraît
clair : il ne peut s'agir ni des obligations coutumières, opposées aux obligations
conventionnelles, ni des obligations concernant les intérêts directs de l'Etat,
opposées aux obligations concernant leurs ressortissants. Il s'agit des
obligations imperatives de jus cogens, dont on sait que les origines peuvent être aussi
bien conventionnelles que coutumières (13) et dont le contenu incertain est
précisément illustré par les exemples cités par la Cour (14).

(11) Aspects récents du droit procédural de la C.I.J., 1966, p. 71.


(12) C.I.J., Recueil, 1970, p. 32, §§ 33 et 34.
(13) Voir l'article 53 de la Convention de Vienne sur le droit des Traités du 22 mai 1969
et le commentaire du professeur Reuter dans la collection Dossiers U 2, p. 20.
(14) Cf. Virally, Réflexions sur le « Jus cogens », A.F.D.I., 1966, p. 5.
312 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

14. — La signification de cet obiter dictum est plus claire encore : il


constitue une discrète remise en cause de l'arrêt du 18 juillet 1966 sur le Sud-
Ouest Africain. A qui en douterait, la lecture de certaines opinions
individuelles dissiperait toute illusion (15) .

15. — Beaucoup moins claire, par contre, en est la portée. En premier


lieu, celles de ces obligations erga omnes qui ont une origine conventionnelle
ne peuvent pas ne pas être affectées par le principe de l'effet relatif des traités;
s'il en est bien ainsi, seules les parties audit traité auraient qualité pour agir,
sans avoir besoin, naturellement, d'invoquer la lésion d'un intérêt subjectif.
C'est bien à cette conclusion que parvient la Cour lorsque, vers la fin de
l'arrêt, elle refuse à la Belgique le droit de protéger les actionnaires de la
Barcelona Traction au titre des droits de l'homme, pour le motif que seule
la Convention européenne des Droits de l'Homme, à laquelle l'Espagne n'est
pas partie, lui donnerait un tel droit d'action sans égard à la nationalité de la
victime (16).
Seules les obligations de jus cogens d'origine coutumière donneraient
donc à tous les Etats qualité pour en demander le respect. Il suffirait donc
qu'un Etat soit lié vis-à-vis d'un autre Etat par un engagement de justice
obligatoire pour qu'il puisse le poursuivre devant le juge international à raison
de tous les préjudices que son activité coupable (au regard de l'obligation
coutumière de jus cogens) aurait causés à des Etats tiers. Peut-être cette
ébauche d'actio popularis constitue-t-elle un progrès au niveau théorique de la
conception du droit international; nous ne sommes pas certains qu'il en sera
de même au niveau plus pratique du développement des engagements
nationaux de juridiction obligatoire.
De toute façon, la suppression de l'existence d'un droit violé pour
demander le respect des obligations erga omnes n'atteint qu'imparfaitement le but
poursuivi, qui est la cessation des situations contraires auxdites obligations;
demeurant dans le cadre d'un contentieux subjectif, elle ne peut aboutir qu'à
une sentence dotée d'une autorité de chose jugée relative. Un véritable recours
objectif devrait déboucher sur l'annulation erga omnes de la mesure illicite
et sur la cessation de ses effets (17). Mais un tel développement pourrait se
heurter à la résistance des faits.

16. — B) L'exercice de la protection diplomatique

Hardiment novatrice dans la construction précédente, la Cour est


résolument conformiste en matière de protection diplomatique. Est-ce « l'intense

(15) En particulier, celle du juge Ammoun, C.Î.J., Recueil, 1970, p. 326, § 35.
(16) C.I.J., Recueil, 1970, p. 47, § 91.
(17) Cf. DE VlSSCHEB, op. Cit., p. 74.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 313

conflit de systèmes et d'intérêts » (18) dans lequel s'insère l'institution qui


explique son immobilisme ? Toujours est-il que rarement elle avait confirmé
avec un tel éclat la conception selon laquelle l'Etat protecteur exerce un droit
propre et de façon discrétionnaire.
Sur le premier point, la présentation par la Cour de la réclamation belge,
solidement encadrée entre une citation de l'avis « Réparation des
dommages ... * et une de l'arrêt de la C.P.J.I. Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis,
est d'une irréprochable orthodoxie : « Un droit de la Belgique a-t-il été violé
du fait que des droits appartenant à des ressortissants belges, actionnaires
d'une société n'ayant pas la nationalité belge, auraient été enfreints ?
C'est donc l'existence ou l'inexistence d'un droit appartenant à la Belgique
et reconnu comme tel par le droit international qui est décisive en ce qui
concerne le problème de la qualité de la Belgique » (19) .
De la constatation de ce droit propre, on passe insensiblement à celle de
son caractère discrétionnaire. « La Cour rappelle que, dans les limites fixées
par le droit international, un Etat peut exercer sa protection diplomatique
par les moyens et dans la mesure qu'il juge appropriés, car c'est son droit
propre qu'il fait valoir .... L'Etat doit être considéré comme le seul maître de
décider s'il accordera sa protection, dans quelle mesure il le fera et quand il y
mettra fin. Il possède à cet égard un pouvoir discrétionnaire ... » (20) .

17. — On verra plus loin les difficultés qui découlent de ce caractère


discrétionnaire. Pour l'instant, on voudrait seulement souligner les
répercussions sur la qualité pour agir de cette conception selon laquelle la protection
diplomatique est l'expression procédurale d'un droit substantiel, lui-même lié
à la condition internationale des étrangers.
La jonction au fond par le premier arrêt, du 24 juillet 1964, de la 3*
exception préliminaire mettait déjà l'accent sur le lien qui existe entre la
qualité pour agir de l'Etat réclamant et le fond du droit (21). Ce lien est
confirmé, et la jonction au fond justifiée par le présent arrêt qui, sans se
prononcer sur la « nationalité de la réclamation », est tout entier axé sur «
l'existence même de la règle de droit invoquée par la Belgique comme fondement
de sa demande » (22) .
Comme le démontre très bien le juge Morelli dans son opinion individuelle
(23), il s'agit là beaucoup moins d'un problème de qualité que d'un problème
de pur droit international.

(18) eu., Recueil, p. 89. S 47.


(19) eu., Rec, p. 33-34. î§ 35-36.
(20) C.I.J., Rec, p. 44, §§ 78-79.
(21) Voir nos observations à cet égard dans A.F.D.I., 1964, p. 350.
(22) C.U., Rec, p. 229 (o.i. Morelli).
(23) ei.J. Rec, 1970, p. 226.
314 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

18.' — Mais l'affaire étudiée fait apercevoir un lien plus subtil, encore
qu'étroit, entre la qualité pour agir, le manquement à une obligation
internationale et le préjudice subi par la victime.
La Cour avait en effet à se prononcer sur l'existence d'une règle de droit
international imposant à un Etat — l'Espagne, en l'occurrence — l'obligation
de traiter d'une certaine façon des ressortissants étrangers — belges —
actionnaires d'une société constituée conformément aux lois d'un autre Etat
sur le territoire duquel elle a son siège social — le Canada.
Initialement, c'est-à-dire dans la requête de 1958, la Belgique avait cru
pouvoir prendre fait et cause pour la société Barcelona Traction elle-même;
le préjudice subi par la victime était, dans cette instance, parfaitement
délimité : c'était la perte de son patrimoine consécutive à sa mise en faillite; la
faute imputée au défendeur était d'avoir méconnu la condition des sociétés
étrangères, telle qu'elle est garantie par le droit international coutumier; le
droit d'agir de la Belgique, en revanche, était très incertain, compromis qu'il
était par la nationalité canadienne de la Barcelona Traction : il ne pouvait
être admis que si la Cour, appliquant la théorie du contrôle, faisait prévaloir
la nationalité réelle de la société sur sa nationalité formelle; la démarche était
si risquée que la Belgique, lorsqu'elle se fut désistée en 1961, et qu'elle fut
amenée à présenter en 1967 une nouvelle requête, en modifia la formulation :
ce n'est plus la société canadienne * qu'elle protégeait, mais les actionnaires
belges de cette société; désormais la qualité pour agir du requérant
paraissait mieux établie; mais le dommage subi par les victimes devenait très
difficile à cerner : les actionnaires n'ont pas les mêmes droits que la société;
tant que celle-ci n'esf pas dissoute, ceux-là n'ont aucun droit sur son
patrimoine; la mise en faillite de la société lèse sans doute les intérêts des
actionnaires, mais pas leurs droits. Quant à la faute alléguée à l'encontre de
l'Espagne, elle devait traduire un manquement de cet Etat envers les principes
internationaux régissant la condition des actionnaires d'une société étrangère
(supposés distincts des principes déterminant la condition des sociétés
étrangères).
Durant toute l'instance, les agents du gouvernement espagnol ne cesseront
de dénoncer le glissement d'une demande à l'autre (24) ; pour eux, la nouvelle
requête poursuit, « quoique de façon déguisée, le même objet que la requête
de 1958, à savoir la protection de la Barcelona Traction» (25). Bien que la
Cour ait reconnu au gouvernement belge « la liberté ... de formuler sa
demande comme il l'entend» (26) cette ambiguité ne sera jamais totalement
levée et la Belgique ne parviendra finalement pas à soutenir sa demande
comme elle la formule.

(24) Par ex.. la plaidoirie du professeur Weil, le 13 juin 1969, CR 69/39.


(25) C.I.J., Recueil, 1970, p. 31. § 29. '
(26) C.Î.J., Recueil, 1970, p. 31, § 29.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 315

19. — C) L'action en reparation d'un préjudice direct : le problème d'un


droit de l'Etat au maintien des ressources économiques de la nation.
Entre l'hypothèse, exceptionnelle, d'une actio popularis et celle,
particulière, de la protection diplomatique, la situation normale est celle d'un Etat
.qui demande au juge réparation du préjudice que lui cause, selon lui, le
manquement de l'Etat défendeur à ses obligations internationales. La différence
avec la protection diplomatique réside dans le fait qu'ici le préjudice s'apprécie
par rapport aux intérêts de la collectivité étatique et non par rapport aux
intérêts individuels d'un ressortissant. La qualité pour agir du requérant se
confond avec l'existence du droit dont il allègue la violation.
La violation de ce droit subjectif ne se traduit pas nécessairement par la
présence d'un préjudice déjà réalisé. Dans l'affaire du Wimbledon, où
l'Allemagne avait interdit le passage à travers le Canal de Kiel à un cargo
britannique, la Cour Permanente a reconnu à quatre puissances alliées signataires
du Traité de Versailles « un intérêt évident à l'exécution des stipulations qui
concernent le canal dé Kiel, puisqu'elles ont toutes des flottes et des navires
marchands battant leur pavillon » (27) .

20. — Mais si le préjudice peut être éventuel, il doit être en tout cas
« direct et personnel », et c'est sur ce point que notre arrêt apporte une
précision, à propos de la formulation par le gouvernement belge de sa
réclamation sous l'angle du préjudice subi par les investissements belges — et
non plus par les actionnaires belges — du fait des agissement du
gouvernement espagnol.
Le problème posé par cette formulation nouvelle était de savoir si le
préjudice subi par « l'économie belge » du fait de la disparition des
investissements belges à l'étranger (en l'occurrence sous forme d'actions de la
Barcelona Traction) , et se traduisant, par exemple, par un déséquilibre de la balance
des paiements préjudiciable à la valeur de la monnaie, était dissociable du
préjudice subi par les actionnaires auteurs de ces investissements.
L'intérêt de cette formulation était évident pour le demandeur : d'une
part le droit invoqué par l'Etat lésé n'étant pas son droit à ce que ses
ressortissants bénéficient, de la part de l'Etat défendeur, d'un certain traitement, le
contenu de ce droit cessait d'être défini par référence au droit interne de cet
Etat et s'appréciait directement dans l'ordre international (28); d'autre part,
l'affaiblissement de l'économie belge à la suite du comportement reproché à
l'Espagne étant un préjudice direct, la réclamation belge n'avait pas à être
subordonnée à l'épuisement des recours internes.
«
21. — L'idée était donc habile, et correspondait bien de surcroît, à la
situation actuelle de « la société industrielle planifiée » où, comme le montre

(27) C.P.J.I., Série A, n» 1, p. 20. *


(28) Voir infra, §§ 23 et s., les conséquences de cette référence au droit interne.
316 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

parfaitement le juge Gros, « l'investissement privé n'est plus une opération


isolée mais un élément de la politique de croissance de l'économie nationale »
(29). Mais, pour se traduire par un droit d'action devant une juridiction
internationale, elle supposait admis que l'Etat ait un droit propre à la sauvegarde
des investissements effectués par ses ressortissants, ce qui ferait de l'Etat qui
admet sur son territoire des investissements étrangers «l'assureur des
ressources d'un autre Etat que ces investissements représentent» (30), comme le
dit la Cour. La protection internationale des investissements a-t-elle évolué
en ce sens, sous l'effet d'une règle coutumière nouvelle ? Une telle règle
devrait refléter évidemment non seulement l'assentiment des Etats
exportateurs de capitaux mais aussi et surtout celui des Etats importateurs. Or,
comme l'indique la Cour avec une certaine pudeur : « le droit en la matière
s'est formé en une période d'intense conflit de systèmes et d'intérêts » (31) ce
qui est bien le moins qu'on puisse dire car jamais les Etats en voie de
développement, importateurs de capitaux étrangers, n'ont admis et n'admettront
l'existence à leur charge d'une telle obligation qui les mettrait directement
sous la coupe des gouvernements des pays d'origine des capitaux, alors qu'ils
acceptent déjà difficilement de soustraire, par l'exercice de la protection
diplomatique, les investissements étrangers à l'emprise exclusive de leur droit
interne.
D'ailleurs, même si ce rapport direct d'obligations entre l'Etat
bénéficiaire et l'Etat fournisseur de capitaux était établi, l'Etat demandeur
n'échapperait pas à la nécessité de prouver un lien entre l'investissement lésé
par le défendeur et son économie. Or, lorsque ces investissements, comme
c'était le cas ici, sont réalisés par des sociétés dont le capital se perd, par le jeu
de filiales et de participations en un nombre indéterminé d'autres sociétés qui
s'interpénétrent les unes les autres, et par dessus les frontières, la preuve
du caractère national de ces investissements est « diabolica », aussi difficile
en tout cas sinon plus que celle de la nationalité des actionnaires.
En définitive, il semble que la tentative des agents du gouvernement belge
de faire glisser la réclamation du plan de la protection des actionnaires à celui
de la défense de l'économie procède d'une analyse erronée du rôle de l'Etat
dans un système de planification souple (libérale) : l'Etat comptabilise les
ressources de la nation, il les oriente, les stimule, mais les agents économiques
restent privés; son action se situe au plan de la souveraineté et, comme telle,
pourrait donner lieu à réclamation internationale (par exemple, contre un Etat
se hérissant de barrières douanières discriminatoires à son encontre, au mépris
des engagements en vigueur). Mais elle ne relève pas de l'exercice d'un droit
de propriété, qui n'appartient qu'à ses ressortissants. En matière de droits
patrimoniaux, le préjudice de l'Etat ne peut être qu'indirect.

(29) C.U., Recueil, 1970, p. 270, § 5.


(30) C.I.J. Recueil, 1970, p. 47, S 87.
(31) C.I.J., Recueil, 1970, p. 47, § 89.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 317

II. — Le droit applicable

22. — La responsabilité étant, comme le rappelle la Cour, « le corollaire


nécessaire du droit » (32) , le droit d'action de la Belgique est indissociable de
son droit substantiel; l'un comme l'autre doivent être justifiés, « en l'absence
d'un traité applicable en la matière entre les Parties... d'après les règles
générales de la protection diplomatique » (32) .
Or, en fait de règles générales, il semble que la Cour les recherche
principalement dans le droit interne et subsidiairement dans l'équité. C'est
là une attitude qui, pour un organe judiciaire international, mérite quelque
explication.

23. — A) La référence au droit interne

C'est par un raisonnement assez pragmatique que la Cour est amenée à


se référer au droit interne. Cherchant à déterminer le contenu de l'obligation
internationale pesant sur les Etats relativement au traitement des étrangers,
elle constate que ces étrangers exercent leurs activités, et notamment leurs
activités économiques, dans le cadre d'institutions « créées par les Etats en
un domaine qui relève essentiellement de leur compétence nationale » (33) . La
société anonyme est une de ces institutions. Le droit international doit donc
« se référer aux règles pertinentes du droit interne, chaque fois que se posent
des questions juridiques relatives aux droits des Etats qui concernent le
traitement des sociétés et des actionnaires et à propos desquels le droit
international n'a pas fixé ses propres règles » (34) .

24. — Cette position, qui « conduit à faire dépendre la responsabilité


internationale de l'Etat de catégories du droit interne et même, dans une
certaine mesure, du droit national de l'Etat défendeur» (35) était très
dangereuse pour la Belgique et fut vigoureusement combattue par ses conseils
au nom du «principe fondamental de la suprématie du droit international»
(36). La même critique se retrouve dans l'opinion individuelle du juge Gros
(37). Elle nous paraît pour le moins exagérée.

(32) C.U., Recueil, 1970, p. 33, § 36.


(33) C.I.J., Recueil, 1970, p. 33, § 38. Il est probable que si ce raisonnement avait été
suggéré par le demandeur, il se serait heurté de la part du défendeur à l'exception de
compétence nationale, comme dans l'affaire des Emprunts norvégiens.
(34) C.U., Recueil, 1970, p. 34, § 38.
(35) Plaidoirie du professeur Virally le 9 mai 1969, C.R. 69/18, p. 66.
(36) Id., note 35.
(37) cLe renvoi au droit interne aboutit en l'espèce à établir une supériorité du droit
interne sur le droit international, ce qui est une véritable négation de celui-ci». C.U.,
Recueil, 1970, p. 272, § 9.
318 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

25. — En effet, sur le terrain concret de la condition internationale des


étrangers, la démarche de la Cour n'apporte aucun bouleversement aux
rapports entre le droit international et le droit interne. Il ne faudrait pas
s'imaginer, par une généralisation abusive, que tous les droits individuels protégés
par le droit international sont calqués sur les droits individuels conférés par le
droit interne. Les règles internationales concernant le traitement des étrangers
sont en effet, comme le juge Morelli l'a développé dans son opinion
individuelle (38), de deux sortes. Les unes, celles qui concernent les intérêts les plus
nombreux, mais aussi les moins essentiels, et notamment ceux présentant un
caractère purement économique, laissent à l'ordre interne le soin de
déterminer les intérêts qui forment l'objet de la protection envisagée, et obligent
les Etats à respecter les droits des étrangers tels qu'ils les ont eux-mêmes
définis. C'est une règle de ce type qui est ici en cause. Mais d'autres, qui se
réfèrent à des intérêts fondamentaux de la personne humaine — intérêt à la
vie ou à la liberté — sont directement définis par l'ordre international et
obligent les Etats à adapter leur droit interne à ces normes internationales.
Dans un cas de ce genre, une carence du droit interne n'entraîne pas une
lacune de la protection internationale.
Corrélativement, le présent arrêt contribue à dégager la part de vérité que
recèlent les deux conceptions tendant à systématiser les obligations
internationales de l'Etat à l'égard des étrangers (39) : en modelant la protection
diplomatique de l'actionnaire sur sa condition en droit interne, il se prononce
pour la thèse de la non-discrimination; mais cette Solution, valable pour les
intérêts économiques, pourrait être renversée en matière de libertés
fondamentales, au profit de la thèse du standard minimum (40).

26. — Au point de vue, plus théorique, du droit applicable par la Cour,


le recours au droit interne, tel qu'il est pratiqué dans le présent arrêt, nous
paraît tout aussi valable, au regard de l'article 38 de son Statut. Cette
référence au droit interne n'est cependant légitime, à notre avis, qu'à deux
conditions : d'une part ce n'est pas à un ordre juridique national donné — celui
de l'Etat défendeur, par exemple — qu'il faut se référer, mais aux principes
dégagés, en la matière, du droit comparé; d'autre part ces principes tirés du
droit interne doivent, pour être mis en œuvre par les techniques
internationales de la protection diplomatique, ne heurter aucune conception générale
du droit international.

(38) C.U., Recueil, 1970. p. 232 et s.


(39) Voir notamment le rapport Garcia-Amador sur la Responsabilité internationale de
l'Etat, à la Commission du droit international, Annuaire de la C.D.I., 1956, vol. II (A/CN. 4/96) ,
p. 200.
(40) Est-il besoin d'ajouter que ce renvoi au droit interne pour déterminer le contenu de
l'obligation internationale des Etats concernant le traitement des étrangers ne remet nullement
en cause la technique de la protection diplomatique, que la Cour, a, tout au contraire,
confirmée avec éclat (voir supra, § 16) .
i/AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 319

Or, il semble bien que. ces conditions aient été respectées,; au moins
dans leur énoncé de principe, ; puisque la Cour, « abordant l'affaire sous
l'angle du droit international» (41) après avoir retracé l'évolution du droit
interne, précise : « C'est à des règles généralement acceptées par les systèmes
de droit interne reconnaissant la société anonyme, dont le capital est
représenté par des actions, et non au droit interne d'un Etat donné, que le droit
international se réfère » (41).
Or, les termes mêmes employés par la Cour, comme la démarche qu'elle
suit, évoquent irrésistiblement le recours aux « principes généraux de droit
reconnus par les nations civilisées » de l'article 38 du statut. Dans une étude
récente (42), le professeur Verdross écrivait à leur sujet : « La reconnaissance
des principes généraux de droit peut être prouvée par la concordance des
systèmes juridiques dans un certain domaine... L'article 38, § 1, C n'autorise
cependant pas la Cour à appliquer toutes les normes concordantes des divers
codes juridiques nationaux. Les juges ont uniquement le pouvoir d'appliquer
les principes généraux de droit qui constituent l'expression d'une conviction
juridique générale et, par conséquent, sont aussi valables dans les rapports
internationaux ». Peut-être le principe de « l'hégémonie de la société » n'est-il
pas aussi fondamental que celui du respect des droits de la défense ou que
celui du respect des droits acquis; du moins la méthode employée par la
Cour pour le découvrir et l'appliquer dans le cadre des rapports
internationaux nous paraît-elle se rattacher aux pouvoirs qu'elle tient de l'article 38,
§ 1, C de son statut (43).

27. — B) Le recours à l'équité

Après avoir conclu que « la règle générale en la matière n'autorise pas


le Gouvernement belge à présenter une réclamation en l'espèce », la Cour
consacre les trois dernières pages de sa sentence à « rechercher si des
considérations d'équité n'exigent pas, comme il l'a fait valoir au cours de la
procédure, qu'un droit de protection lui soit reconnu » (44) ." Intervenant après
l'arrêt sur le plateau continental de la mer du Nord qui déjà y avait
largement fait appel, ce recours à l'équité peut difficilement passer pour une simple
réponse de la Cour à un argument du demandeur (45) et semble plutôt
révélateur d'une tendance, à laquelle se rattache également «l'invention» du

(41) C.U., Recueil, 1970, p. 37, § 50.


(42) Les principes généraux de droit dans le système des sources du droit international
public, Mélanges Guggenheim, p. 521.
(43) L'étude de droit comparée publiée sous le titre « La personnalité morale et ses
limites », Paris, 1960, montre bien qu'il existe une reconnaissance, par les systèmes juridiques
les plus divers, de la personnalité morale des groupements économiques. Voir notamment le
rapport général du professeur René David.
(44) C.U., Recueil, 1970, p. 48, § 92.
(45) A ce stade de la procédure, il n'y est, semble-t-il, fait allusion que dans la plaidoirie
du professeur Virally à la séance du 12 mai 1969, C.R. 69/19, p. 64.
,
320 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

jus-cogens à se départir de la stricte rigidité du droit positif en réintroduisant,


sans l'avouer, des considérations de droit naturel (46) .

28. — L'humanisation du droit international ne devrait cependant pas être


poursuivie au détriment de la sécurité des relations internationales. Or on
peut se demander si ce n'est pas à ce résultat que conduit la façon dont la
Cour invoque l'équité dans le présent arrêt.

29. — Est-il, tout d'abord, licite à la Cour, du point de vue de sa


compétence, de chercher à appliquer l'équité, alors que son statut lui interdit de
statuer ex aequo et bono sans l'accord des Parties ? Sans trancher, dans
l'abstrait, la question de savoir si les deux expressions sont ou non
synonymes (47) on remarquera que la Cour dans l'affaire du Plateau Continental,
tout en invoquant l'équité, avait tenu à se défendre de vouloir statuer ex
aequo et bono (48) ; et effectivement, quel que soit au fond l'artifice d'une telle
distinction, elle pouvait faire valoir qu'en recommandant aux Parties de
délimiter leurs plateaux continentaux par voie d'accord et conformément à des
principes équitables, elle leur indiquait une règle de droit coutumier « qui
appelle l'application de principes équitables » et se gardait de statuer elle-
même selon sa conception de la justice (49). Ici, la Cour ne cherche nullement
à se justifier. Son attitude est pourtant beaucoup moins réservée que dans
l'arrêt précédent. C'est elle-même qui recherche si « des considérations
d'équité (sont) de nature à conférer qualité pour agir au Gouvernement
belge ». Or, si l'on se souvient que « c'est l'existence ou l'inexistence d'un
droit appartenant à la Belgique et reconnu comme tel par le droit
international qui est décisive en ce qui concerne le problème de la qualité de la
Belgique (50) », force est bien de reconnaître que l'équité est invoquée par
la Cour pour justifier — à défaut d'un principe de droit — l'existence d'un
rapport d'obligations entre deux Etats. Le fait que la Cour n'ait pas trouvé
dans l'équité une raison de se départir des conclusions auxquelles l'examen
des règles de droit l'avait amenée n'enlève rien, à notre avis, au caractère
équivoque de sa recherche (51) .

30. — Mais peut-être la faculté pour la Cour d'invoquer l'équité dépend-


elle de l'effet qu'elle entend lui faire produire ? De ce point de vue, il semble

(46) Voir sur ce point les observations du juge Fitzmaurice au § 36 de son opinion
individuelle; CM. Recueil, 1970. p. 85.
(47) Alors que Delbez (Principes généraux du D.I.P., 1964, p. 481) est affirmatif, le
Dictionnaire de la Terminologie du D.I.P. et surtout Rousseau (D.I.P., t. 1, 1971, p. 401) sont plus
nuancés.
(48) CM. Recueil, 1969, p. 49, § 88.
(49) Voir Jack Lang, Le Plateau continental de la mer du Nord, 1970, p. 129, et les
commentaires de F. Monconduit, A.F.D.I., 1969, p. 238 et de F. Eustache, R.G.D.I.P., 1970,
p. 626.
(50) CM., Recueil, 1970. p. 33, § 36.
(51) Cf. Rousseau, op. cit., p. 405.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 321

découler d'une résolution de l'Institut de Droit International de 1937 (52)


que seul l'effet contra legem exigerait une habilitation expresse du juge
par les Parties, les effets praeter legem et, en tout cas, infra legem relevant
des fonctions normales du juge. Mais sur ce point encore, l'arrêt manque de
rigueur.
Certes l'arrêt confirme, implicitement, que l'équité ne peut aller à l'en-
contre du droit puisqu'il oppose à l'idée d'une protection équitable des
actionnaires le caractère discrétionnaire de la protection diplomatique : « étant
donné .... la nature discrétionnaire de la protection diplomatique, les
considérations d'équité ne sauraient exiger plus que la possibilité de voir
intervenir un Etat protecteur, qu'il s'agisse ... de l'Etat national de la société ou,
à titre subsidiaire, de l'Etat national des actionnaires » (53) . Bien plus : « La
Cour doit constater que l'essence d'un droit subsidiaire est de ne prendre
naissance qu'au moment où le droit original cesse d'exister. Comme le droit
de protection revenant à l'Etat national de la Société ne saurait être tenu pour
éteint du fait qu'il n'est pas exercé, il n'est pas possible d'admettre qu'en cas
de non exercice les Etats nationaux des actionnaires auraient un droit de
protection subsidiaire par rapport à celui de l'Etat national de la Société »
(54). Ainsi les considérations d'équité doivent-elles céder devant les exigences
de la protection diplomatique.
N'agissant pas contra legem, l'équité va-t-elle au moins produire des
effets infra legem ? Dans ce cadre, on pourrait formuler ainsi les exigences de
l'équité : c'est, de l'Etat national de la société et de l'Etat national des
actionnaires, celui qui est judiciairement le mieux placé qui doit assurer le contrôle
de l'exécution par l'Etat territorial de ses obligations à l'égard des
investissements étrangers. Un tel principe, sans heurter de front le caractère
discrétionnaire de la protection diplomatique, permettrait au juge de reconnaître
à l'Etat national des actionnaires qualité pour agir lorsque l'Etat national
de la société risquerait de se voir opposer l'ineffectivité de la nationalité de
ladite société, ou lorsque seul l'Etat national des actionnaires est lié vis-à-vis
de l'Etat territorial (défendeur éventuel) par un engagement de justice
obligatoire. Malheureusement, la Cour, en séparant complètement le jeu de
l'équité de l'application du droit, n'a pas permis à celle-là d'atténuer les
rigueurs de celui-ci, ce qui aurait pu être son rôle légitime; et c'est au nom
de considérations de droit strict qu'elle a écarté les deux applications à l'espèce
de considérations d'équité (55) .

(52) c L'Institut ... émet l'avis : 1°) que l'équité est normalement inhérente à une saine
application du droit, et que le juge international, aussi bien que le juge interne, est, de par
sa tâche même, appelé à en tenir compte dans la mesure compatible avec le respect du droit;
« 2°) que le juge international ne peut s'inspirer de l'équité pour rendre sa sentence,
sans être lié par le droit en vigueur, que si toutes les parties donnent une autorisation claire
et expresse à cette fin ».
(Tableau général des Résolutions de VI.D.I., p. 162) .
. (53) CM., Recueil, 1970, p. 48, § 94.
(54) C.I.J., Recueil, 1970, p. 49, § 96.
(55) Aux §§ 71, p. 42 et 82, p. 45 de l'arrêt.
322 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

31. — Finalement la Cour rejette « la thèse de la protection diplomatique


des actionnaires comme tels », telle qu'elle résulterait de la prise en
considération de l'équité, parce qu'elle risquerait d'ouvrir la voie à des réclamations
diplomatiques concurrentes, voire successives, ~ susceptibles de « créer un

.
climat de confusion et d'insécurité dans les relations économiques » (56) . Peut-
on montrer plus clairement que la Cour fait la balance, selon sa conscience,
entre les exigences de la justice et celles de l'opportunité, autrement dit qu'elle
statue ici ex aequo et bono ?

III. — Le laxisme de la cour

32. ; — Tenue de rechercher une majorité, la Cour est amenée à éliminer


de ses arrêts tous les moyens qui ne sont pas absolument indispensables à en
justifier le dispositif et qui risqueraient de diviser les juges. Cette tendance,
qui n'est pas nouvelle (57) se manifeste ici, avec plus ou moins de bonheur,
au double niveau de la construction et du raisonnement.

33. — A) Une construction économique

II était logique, comme la Cour l'indique elle-même, qu'elle commence


par traiter de la troisième exception préliminaire. Même liée au fond, la
question de la qualité de la Belgique pour agir devant la Cour au nom des
actionnaires belges de la Barcelona Traction précédait logiquement les autres; il
était non seulement inutile, mais inconcevable d'examiner le bien-fondé de
griefs allégués par la Belgique à l'encontre de l'Espagne avant de s'assurer
que la première avait un droit subjectif à défendre contre la seconde (58).".

34. — Moins évident, mais tout aussi justifié, apparaît l'ordre dans lequel
la Cour a choisi d'examiner les deux aspects du droit de la Belgique à
exercer sa protection diplomatique. Comme on l'a vu (59) , la qualité pour agir
du demandeur supposait à la fois l'existence d'un droit à faire valoir contre
le défendeur et la preuve de la nationalité — belge — des actionnaires lésés.
Dans quel ordre la Cour allait-elle examiner ces deux points ?
Elle pouvait, en postulant l'existence du droit subjectif, commencer par
trancher la question de la nationalité belge des actionnaires de Barcelona

(56) C.I.J., Recueil, 1970, p. 49, § 96.


(57) Si Rosenne, The law and practice of the International Court, 1965, vol. 2, p^ 617.
(58) Qu'il ait été nécessaire, pour statuer sur cette exception, d'attendre six ans de plus,
avec les frais gigantesques entraînés inutilement, est un autre problème. La jonction au fond
aura eu au moins le mérite d'éviter éventuellement à la Cour les contradictions dans lesquelles
elle s'est empêtrée d'une phase à l'autre de l'affaire du Sud-Ouest africain.
(59) Supra, § 17.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 323

Traction. Elle se heurtait alors aussitôt à des difficultés considérables. La


principale difficulté, en général sinon en l'espèce, concerne la preuve de la
nationalité des actionnaires possesseurs d'actions au porteur. Si, à la rigueur
l'identité, et donc la nationalité, des porteurs peut être établie à un moment
donné, rien ne prouve que ces actions n'aient pas changé de mains — et
plusieurs fois — depuis les origines du différend : la continuité de la
nationalité n'est donc absolument pas assurée. Les agents de la Belgique se sont ici
évertués à tirer argument des documents du service du contrôle des changes;
ils ne pouvaient au mieux aboutir qu'à dégager une présomption.
Heureusement pour la Belgique, le principal actionnaire de la Barcelona
Traction, la société belge Sidro détenait 55 % du capital de la société
canadienne sous forme d'actions nominatives contre 20 % (selon l'estimation
belge) sous forme d'actions au porteur.

35. — Aucune , difficulté de prouver leur nationalité n'aurait été


soulevée si elles n'avaient été confiées depuis le début de la guerre, et dans le but
de les faire échapper à d'éventuelles mesures de spoliation ennemies en cas
d'invasion du territoire belge, à des prête-noms américains. Ceux-ci
apparaissent pour tous les actes de gestion officiels, comme les détenteurs des
titres dont les véritables propriétaires restent dans l'ombre. Toute la question
était alors de savoir quels droits appartenaient aux prête-noms et quels droits
demeuraient aux actionnaires, de manière à déterminer lesquels des deux
avaient la maîtrise de l'action et devaient donc être pris en considération sous
l'angle de la nationalité.
La situation, complexe en droit, était encore compliquée par le fait que
plusieurs contrats avaient été conclus successivement par la Sidro . avec
plusieurs agents américains et que leur texte n'a jamais été entièrement
révélé : on ne savait donc exactement ni à quel moment cette dissociation
des droits des actionnaires avait commencé, ni à quel moment elle avait
pris fin. On ne savait surtout pas exactement si les prête-noms américains
étaient des « trustee >, ce qui leur aurait donné tous pouvoirs sur les titres
et aurait écarté pendant la durée du « trust » le caractère belge de la
réclamation, ou s'ils étaient seulement des « nominee » dont les pouvoirs
s'apparentent à ceux d'un mandataire, auquel cas la Sidro restait le «
beneficial owner > et la nationalité belge des actions pouvait être soutenue.

36. — A ces difficultés s'en ajoutait une autre, imaginée par les conseils
du gouvernement espagnol pour prendre leurs adversaires à leur propre
piège : suffisait-il à la Belgique, à supposer prouvée l'importance du paquet
d'actions de la Sidro, d'établir sa nationalité belge, ou devait-elle «percer
le voile de la personnalité morale » de cette société et rechercher à travers elle
la nationalité de ses actionnaires ? Comme le principal actionnaire de la
Sidro était une autre société belge, la Sofina et que rien n'assurait
que les actionnaires de Sofina ne fussent pas d'autres sociétés," une telle
324 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

enquête pouvait s'avérer longue, à supposer qu'elle soit possible, avant


d'atteindre des personnes physiques.

37. — Ainsi, la Cour, si elle avait choisi de trancher pour commencer la


question de la nationalité belge des actionnaires de la Barcelona Traction,
se serait heurtée à des difficultés considérables, et d'un intérêt juridique assez
mince. Elle se trouvait ensuite devant l'alternative suivante : ou elle
admettait cette nationalité belge, et elle devait ensuite aborder le problème de
l'existence de l'obligation de l'Espagne; ou elle constatait que la nationalité
belge n'était pas prononcée, et elle devait alors rejeter la requête sans avoir
seulement énoncé une règle de droit. La Cour a très justement adopté l'ordre
inverse « pour des motifs d'économie », selon l'expression du juge Morelli,
qui, dans son opinion individuelle, a lumineusement expliqué la démarche
de la Cour sur ce point (60) .
Il va falloir malheureusement constater que ces motifs d'économie,
appliqués au raisonnement, vont décevoir les espoirs qu'ils avaient fait naître au
niveau de la construction.

B) Un raisonnement elliptique.

38. — Ayant choisi de se référer au droit interne pour déterminer les


droits respectifs de la société et de l'actionnaire (61) la Cour y découvre le
principe dit de « l'hégémonie de la société », à savoir que « la société est
seule à pouvoir agir, par l'intermédiaire de ses administrateurs, ou de son
directeur intervenant en son nom, pour toute question de caractère
social » (62) . Les privatistes apprécieront la place, peut-être excessive (63) ,
faite à la notion de personnalité morale. Nous voudrions pour notre part,
limiter notre examen à la phase ultérieure du raisonnement de la Cour,
lorsqu'elle confronte ce principe de droit interne avec les principes généraux
de la protection diplomatique, dans le cadre de laquelle il s'agit de le
transposer; et, plus particulièrement, lorsqu'elle examine les circonstances spéciales
qui, en droit international comme en droit interne, peuvent « justifier la levée
du voile dans l'intérêt des actionnaires » (64).

39. — Un premier point nous frappe : c'est que la Cour ne cherche pas
' à établir un lien entre les exceptions au principe de l'hégémonie de la société
en droit interne et les circonstances spéciales qui justifieraient la levée du
voile dans l'ordre international. Elle avait pourtant évoqué, antérieurement, les
droits d'actions exceptionnels conférés par plusieurs systèmes de droit interne

(60) C.U., Recueil, 1970. p. 229 et s.


(61) Supra, §§ 23 et s.
(62) C.I.J., Recueil, 1970, p. 34, § 42.
(63) Si l'on en juge par l'ouvrage précité, « La personnalité morale et ses limites ».
(64) C.U., Recueil, 1970, p. 39, § 58.
l/AFFAIKE DE LA BARCELONA TRACTION 325

aux actionnaires pour la défense de la société (65) . Il n'en est, semble-t-il, tiré
aucun parti. Il aurait été pourtant normal, compte tenu de la méthode de
référence au droit interne adoptée par la Cour, de rechercher dans les
exceptions du droit interne la portée de la règle en droit international. Mais,
précisément, comme on va le voir, l'arrêt n'apporte aucune lumière sur cette
question.

40. — En poursuivant la lecture de l'arrêt, une deuxième observation


vient à l'esprit : c'est la désinvolture avec laquelle la Cour écarte, comme des
cas particuliers sans analogie avec l'espèce, les divers éléments d'une pratique
considérable, tant arbitrale que diplomatique et conventionnelle (66) que les
Parties avaient minutieusement discutée tout au long des débats. Pour elle, les
dispositions des traités de paix permettant d'appliquer le régime juridique
des biens ennemis aux capitaux d'origine ennemie investis dans des sociétés
nationales, « par leurs motifs, diffèrent radicalement de celles qui sont
applicables dans des conditions normales » (67) ; les arrangements conclus à la
suite de nationalisations de biens étrangers et donnant à certains actionnaires
de sociétés lésées vocation à recevoir une indemnisation, ont « un caractère
sui generis » (68) ; quant à « la jurisprudence arbitrale générale qui s'est
accumulée au cours des cinquante dernières années » (69) ou bien elle
s'explique par les termes des compromis, ou bien elle n'est pas, vu les faits
de la cause, directement pertinente en la présente affaire.
Il n'y a, assurément, aucune raison de mettre en doute le bien-fondé des
appréciations de la Cour; on est toutefois en droit de regretter qu'un excès
de concision, qui contraste avec la complaisance avec laquelle d'autres
développements sont menés, affaiblisse l'autorité de ses conclusions.
A bien y réfléchir, cependant, le vrai reproche que l'on peut faire à la
Cour n'est pas là. Il est de prendre les précédents — ou les catégories de
précédents — un par un, ce qui permet de constater qu'ils ne correspondent
pas exactement aux circonstances de l'affaire, au lieu de chercher à dégager
de ces pratiques limitées un principe coutumier assez général . pour être
ensuite appliqué à l'espèce. La raison d'être de ce procédé nous paraît la
suivante : en se situant sur le terrain des faits, la Cour économise une
recherche sur le fond du droit, qui n'aurait peut-être pas rallié la majorité souhaitée
des juges.

41. — Et ce laxisme ne s'arrête pas là. Après avoir balayé les « cas
particuliers », la Cour en vient à rechercher « s'il existe en l'espèce d'autres

(65) CM., Recueil, 1970, p. 35, § 42.


(66) Sur l'analyse de cette pratique, voir les rapports de A. C. Kiss et de D. Vignes, dans
La personnalité morale et ses limites, et le cours du professeur Paul de Visscheb, La protection
diplomatique des personnes morales, R.C.A.D.I., La Haye, 1961, t. 102.
(67) CM., Recueil, 1970. p. 40, S 60.
(68) Ibidem, S 61.
(69) Ibidem, § 63.
326 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE.

circonstances spéciales où la règle générale pourrait ne pas avoir effet » (70) .


Elle en énonce deux : « le cas où la société aurait cessé d'exister, le cas où
l'Etat national de la société n'aurait pas -qualité pour agir en faveur de
celle-ci» (70).
Mais ces deux exceptions sont avancées à titre « d'éventualités », ou
« d'hypothèses », ce qui évite à la Cour de se prononcer sur leur valeur
dans la mesure où elle en écarte l'application à l'espèce en restant sur le
terrain des faits. Il lui est en effet facile de démontrer, sur le premier point,
que la Barcelona Traction, même ruinée, n'a pas juridiquement cessé d'exister.
La deuxième « éventualité » était un peu plus difficile à écarter car il fallait
pour cela établir que le Canada avait qualité pour agir en faveur de la
Barcelona Traction et la Cour se trouvait confrontée à l'argument de l'ineffec-
tivité tiré de la jurisprudence Nottebohm; mais après avoir écarté l'analogie
entre les deux affaires, au motif que, entre la Barcelona Traction et le Canada
« s'est créé un lien étroit et permanent que le passage de plus d'un siècle
a encore renforcé » (71) — ce qui est encore une question d'appréciation des
faits — la Cour n'a plus aucune peine à prouver que le Canada avait non
seulement qualité pour agir en faveur d'une société dont l'Espagne n'avait
jamais contesté la nationalité, mais qu'il avait effectivement exercé son
droit pendant plusieurs années, et pouvait par conséquent reprendre, à sa
discrétion, le cours interrompu de cette protection.

42. — Ce raisonnement elliptique est sans doute avantageux du point de


vue de l'économie des moyens; il n'en comporte pas moins, à notre avis, deux
inconvénients non négligeables,
i

Le premier est une insatisfaction au niveau de la connaissance. La Cour


ne s'étant pas prononcée sur les « hypothèses » qu'elle s'est bornée à écarter
(72), nous ne sommes pas renseignés sur la nature des exceptions qui
pourraient atténuer la rigueur du monopole de protection diplomatique de l'Etat
national de la société. • La valeur de . l'arrêt comme précédent s'en trouve
singulièrement amoindrie.

43. — Mais le raisonnement suivi par la Cour est plus préoccupant encore
au niveau de la justice. On doit en effet se demander si un juge peut écarter
l'application d'une règle (qu'elle soit principe ou exception) sans en • avoir
•précisé le fondement, et, par suite, la portée, autrement dit se demander si
la conclusion à laquelle est parvenue. la Cour en partant d'une hypothèse
aurait été la même si elle avait pris soin de définir la portée de la règle qu'elle
appliquait.

(70) C.I.J., Recueil, 1970, p. 40. § 64.


(71) C.I.J., Recueil, 1970, p. 42. § 71.
(72) Elle le précise au § 68 de l'arrêt. C.I.J., Recueil, 1970, p. 41.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 327

Prenons pour exemple la deuxième exception au droit de protection

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exclusif de l'Etat national de la société, celle où il «n'aurait pas qualité pour
agir en faveur de celle-ci». Si, au lieu de -poser cette exception à la règle
comme une hypothèse, la Cour avait cherché à en apprécier le bien-fondé,
et si elle s'était penchée, à cet effet, sur le droit interne (73), elle en aurait
peut-être dégagé l'idée que la société n'est qu'une institution créée par ses
fondateurs au service d'un but commun et qu'au cas où elle serait détournée
de ses fins, la volonté contractuelle doit l'emporter sur les conséquences
d'une simple technique; elle aurait alors cherché à transposer cette idée aux
rapports internationaux, et aurait pu, ainsi, reconnaître un droit de protection
diplomatique de l'Etat national des actionnaires chaque fois qu'une paralysie
des techniques internationales appropriées met en péril leurs intérêts
contractuels. C'est cette idée qui inspire la jurisprudence bien établie reconnaissant
à l'Etat national des actionnaires le droit de les protéger dans leurs intérêts
sociaux lorsque la société a la nationalité de l'Etat défendeur (74) : là, , les
techniques internationales interdisent une protection diplomatique de la
société, et seul l'Etat national des actionnaires peut mettre en cause la
responsabilité de l'Etat défendeur. Dans la situation « triangulaire » qui est celle
de l'espèce, c'est-à-dire celle où la nationalité de la société est à la fois
différente de la nationalité de l'Etat auteur du préjudice et de celle des
actionnaires, ne peut-il en être de même lorsque la protection par l'Etat de
la société s'avère non pas insuffisante — ce qui relève de son caractère
discrétionnaire — mais inefficace à raison d'un obstacle technique ?
C'est ici que des considérations d'équité peuvent infléchir le raisonnement
juridique non pour écarter l'application du droit mais pour en humaniser
l'aboutissement. Nous en avons déjà (75) précisé les effets : on constatera
qu'elles modifient sensiblement les conclusions auxquelles est parvenue la
Cour en demeurant sur le terrain des faits.

44. — L'arrêt du 5 février 1970 ne mérite donc pas une approbation sans
réserve. Mais au-delà de l'appréciation que l'on peut porter sur tel ou tel de
ses éléments, c'est peut-être plus par le rôle qu'il aura joué dans la protection
des investissements étrangers (76) , et particulièrement de ceux réalisés par
les grandes sociétés « transnationales », qu'il retiendra l'attention. Il est certain
qu'à la différence des régimes socialistes, dont les investissements extérieurs,
réalisés par des organes d'Etat, se situent d'emblée dans le cadre des rapports

(73) Comme nous le suggérons supra, § 39.


(74) Jurisprudence analysée dans le rapport de A. C. Kiss précité, in La personnalité
morale et ses limites, p. 179 et s.
(75) Supra, § 30.
(76) Voir infra Mm0 de la Rochère, Chronique de Droit international économique, p. 650.
328 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE

interétatiques, les investissements effectués par les sociétés capitalistes sont


d'abord soumis à l'ordre juridique de l'Etat d'implantation; ils ne peuvent
être protégés par une règle de droit international que si un Etat a qualité
pour en obtenir le respect. D'où la nécessité d'un lien de rattachement entre
l'investisseur et l'Etat protecteur. Le siège social, ou tout autre critère de
la nationalité de la société, détermine un lien de rattachement qui a le mérite
singulier de l'unicité, mais présente le risque de l'inefïectivité. «Percer le
voile ■» de la personnalité morale de la société pour rattacher le droit d'action
d'un Etat à la nationalité des actionnaires présente cependant un inconvénient
plus grave, qui est moins la multiplicité des recours simultanés possibles que
l'indétermination absolue des Etats qualifiés pour agir, du fait de la transmis-
sibilité des actions.
La vérité est que la rigidité des rapports interétatiques, auxquels se
rattache l'institution de la protection diplomatique, est inadaptée à la
souplesse des sociétés transnationales. La seule issue est alors pour elles d'obtenir
de l'Etat auprès duquel elles investissent un droit d'accès direct auprès
d'instances arbitrales ad hoc. C'est la voie marquée par la Convention pour
le règlement des différends relatifs aux investissements entre Etats et
ressortissants d'autres Etats, conclue sous les auspices de la B.I.R.D. le 18 mars 1965.
C'est la direction qu'indique d'ailleurs expressément la Cour (77). Puisse
l'affaire de la Barcelona Traction inciter les Etats intéressés à la suivre !

(77) C.U., Recueil, 1970. p. 47, S 90.

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