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Charpentier Jean. L'affaire de la Barcelona Traction devant la Cour internationale de Justice (arrêt du 5 février 1970). In:
Annuaire français de droit international, volume 16, 1970. pp. 307-328;
doi : https://doi.org/10.3406/afdi.1970.1596
https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1970_num_16_1_1596
INTERNATIONALES
Jean CHARPENTIER
2. — Ainsi s'achève, sans avoir été menée à son terme, une interminable
procédure (1) qui avait en fait débuté le 23 septembre 1958 par le dépôt
d'une première requête belge, avait été interrompue le 10 avril 1961 à la
suite d'un désistement du requérant, et avait repris le 19 juin 1962 avec le
dépôt d'une seconde requête demandant « réparation du préjudice qu'auraient
subi des ressortissants belges actionnaires de la société Barcelona Traction,
du fait d'actes prétendument contraires au droit international commis à l'égard
de la société par des organes de l'Etat espagnol ».
(3) L'ébauche qui en est faite ci-dessus aux §§ 5 et 6 nous parait suffisante à la
compréhension de l'Arrêt.
(4) Les quatorze pages des conclusions finales belges ne constituent pas le moindre abus
d'une procédure exagérément développée : on est loin de c l'énoncé précis et direct d'une
demande », par quoi la Cour définissait les conclusions dans l'arrêt des Pêcheries (Cf. Rec,
1951, p. 126. Voir sur ce sujet l'article de Basdevanx aux Mélanges Perassi, 1957, p. 175).
(5) Voir ci-dessus, § 2.
(6) C.I.J., Recueil, 1970, p. 32, § 35.
(7) L'expression, inemployée par la Cour, est volontiers utilisée par le juge Fitzmaurice
dans son opinion individuelle.
310 JURISPRUDENCE INTERNATIONALE
10. — C'est sur le défaut de qualité pour agir de la Belgique que la Cour
s'est fondée pour rejeter la demande du gouvernement belge. L'arrêt apporte
donc une contribution à la notion de qualité pour agir.
omnes dont tout Etat aurait intérêt, et par suite qualité, pour demander le
respect (C). Ainsi la Cour aborde-t-elle dans sa diversité le problème de la
qualité pour agir selon les recours.
(15) En particulier, celle du juge Ammoun, C.Î.J., Recueil, 1970, p. 326, § 35.
(16) C.I.J., Recueil, 1970, p. 47, § 91.
(17) Cf. DE VlSSCHEB, op. Cit., p. 74.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 313
18.' — Mais l'affaire étudiée fait apercevoir un lien plus subtil, encore
qu'étroit, entre la qualité pour agir, le manquement à une obligation
internationale et le préjudice subi par la victime.
La Cour avait en effet à se prononcer sur l'existence d'une règle de droit
international imposant à un Etat — l'Espagne, en l'occurrence — l'obligation
de traiter d'une certaine façon des ressortissants étrangers — belges —
actionnaires d'une société constituée conformément aux lois d'un autre Etat
sur le territoire duquel elle a son siège social — le Canada.
Initialement, c'est-à-dire dans la requête de 1958, la Belgique avait cru
pouvoir prendre fait et cause pour la société Barcelona Traction elle-même;
le préjudice subi par la victime était, dans cette instance, parfaitement
délimité : c'était la perte de son patrimoine consécutive à sa mise en faillite; la
faute imputée au défendeur était d'avoir méconnu la condition des sociétés
étrangères, telle qu'elle est garantie par le droit international coutumier; le
droit d'agir de la Belgique, en revanche, était très incertain, compromis qu'il
était par la nationalité canadienne de la Barcelona Traction : il ne pouvait
être admis que si la Cour, appliquant la théorie du contrôle, faisait prévaloir
la nationalité réelle de la société sur sa nationalité formelle; la démarche était
si risquée que la Belgique, lorsqu'elle se fut désistée en 1961, et qu'elle fut
amenée à présenter en 1967 une nouvelle requête, en modifia la formulation :
ce n'est plus la société canadienne * qu'elle protégeait, mais les actionnaires
belges de cette société; désormais la qualité pour agir du requérant
paraissait mieux établie; mais le dommage subi par les victimes devenait très
difficile à cerner : les actionnaires n'ont pas les mêmes droits que la société;
tant que celle-ci n'esf pas dissoute, ceux-là n'ont aucun droit sur son
patrimoine; la mise en faillite de la société lèse sans doute les intérêts des
actionnaires, mais pas leurs droits. Quant à la faute alléguée à l'encontre de
l'Espagne, elle devait traduire un manquement de cet Etat envers les principes
internationaux régissant la condition des actionnaires d'une société étrangère
(supposés distincts des principes déterminant la condition des sociétés
étrangères).
Durant toute l'instance, les agents du gouvernement espagnol ne cesseront
de dénoncer le glissement d'une demande à l'autre (24) ; pour eux, la nouvelle
requête poursuit, « quoique de façon déguisée, le même objet que la requête
de 1958, à savoir la protection de la Barcelona Traction» (25). Bien que la
Cour ait reconnu au gouvernement belge « la liberté ... de formuler sa
demande comme il l'entend» (26) cette ambiguité ne sera jamais totalement
levée et la Belgique ne parviendra finalement pas à soutenir sa demande
comme elle la formule.
20. — Mais si le préjudice peut être éventuel, il doit être en tout cas
« direct et personnel », et c'est sur ce point que notre arrêt apporte une
précision, à propos de la formulation par le gouvernement belge de sa
réclamation sous l'angle du préjudice subi par les investissements belges — et
non plus par les actionnaires belges — du fait des agissement du
gouvernement espagnol.
Le problème posé par cette formulation nouvelle était de savoir si le
préjudice subi par « l'économie belge » du fait de la disparition des
investissements belges à l'étranger (en l'occurrence sous forme d'actions de la
Barcelona Traction) , et se traduisant, par exemple, par un déséquilibre de la balance
des paiements préjudiciable à la valeur de la monnaie, était dissociable du
préjudice subi par les actionnaires auteurs de ces investissements.
L'intérêt de cette formulation était évident pour le demandeur : d'une
part le droit invoqué par l'Etat lésé n'étant pas son droit à ce que ses
ressortissants bénéficient, de la part de l'Etat défendeur, d'un certain traitement, le
contenu de ce droit cessait d'être défini par référence au droit interne de cet
Etat et s'appréciait directement dans l'ordre international (28); d'autre part,
l'affaiblissement de l'économie belge à la suite du comportement reproché à
l'Espagne étant un préjudice direct, la réclamation belge n'avait pas à être
subordonnée à l'épuisement des recours internes.
«
21. — L'idée était donc habile, et correspondait bien de surcroît, à la
situation actuelle de « la société industrielle planifiée » où, comme le montre
Or, il semble bien que. ces conditions aient été respectées,; au moins
dans leur énoncé de principe, ; puisque la Cour, « abordant l'affaire sous
l'angle du droit international» (41) après avoir retracé l'évolution du droit
interne, précise : « C'est à des règles généralement acceptées par les systèmes
de droit interne reconnaissant la société anonyme, dont le capital est
représenté par des actions, et non au droit interne d'un Etat donné, que le droit
international se réfère » (41).
Or, les termes mêmes employés par la Cour, comme la démarche qu'elle
suit, évoquent irrésistiblement le recours aux « principes généraux de droit
reconnus par les nations civilisées » de l'article 38 du statut. Dans une étude
récente (42), le professeur Verdross écrivait à leur sujet : « La reconnaissance
des principes généraux de droit peut être prouvée par la concordance des
systèmes juridiques dans un certain domaine... L'article 38, § 1, C n'autorise
cependant pas la Cour à appliquer toutes les normes concordantes des divers
codes juridiques nationaux. Les juges ont uniquement le pouvoir d'appliquer
les principes généraux de droit qui constituent l'expression d'une conviction
juridique générale et, par conséquent, sont aussi valables dans les rapports
internationaux ». Peut-être le principe de « l'hégémonie de la société » n'est-il
pas aussi fondamental que celui du respect des droits de la défense ou que
celui du respect des droits acquis; du moins la méthode employée par la
Cour pour le découvrir et l'appliquer dans le cadre des rapports
internationaux nous paraît-elle se rattacher aux pouvoirs qu'elle tient de l'article 38,
§ 1, C de son statut (43).
(46) Voir sur ce point les observations du juge Fitzmaurice au § 36 de son opinion
individuelle; CM. Recueil, 1970. p. 85.
(47) Alors que Delbez (Principes généraux du D.I.P., 1964, p. 481) est affirmatif, le
Dictionnaire de la Terminologie du D.I.P. et surtout Rousseau (D.I.P., t. 1, 1971, p. 401) sont plus
nuancés.
(48) CM. Recueil, 1969, p. 49, § 88.
(49) Voir Jack Lang, Le Plateau continental de la mer du Nord, 1970, p. 129, et les
commentaires de F. Monconduit, A.F.D.I., 1969, p. 238 et de F. Eustache, R.G.D.I.P., 1970,
p. 626.
(50) CM., Recueil, 1970. p. 33, § 36.
(51) Cf. Rousseau, op. cit., p. 405.
L'AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION 321
(52) c L'Institut ... émet l'avis : 1°) que l'équité est normalement inhérente à une saine
application du droit, et que le juge international, aussi bien que le juge interne, est, de par
sa tâche même, appelé à en tenir compte dans la mesure compatible avec le respect du droit;
« 2°) que le juge international ne peut s'inspirer de l'équité pour rendre sa sentence,
sans être lié par le droit en vigueur, que si toutes les parties donnent une autorisation claire
et expresse à cette fin ».
(Tableau général des Résolutions de VI.D.I., p. 162) .
. (53) CM., Recueil, 1970, p. 48, § 94.
(54) C.I.J., Recueil, 1970, p. 49, § 96.
(55) Aux §§ 71, p. 42 et 82, p. 45 de l'arrêt.
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.
climat de confusion et d'insécurité dans les relations économiques » (56) . Peut-
on montrer plus clairement que la Cour fait la balance, selon sa conscience,
entre les exigences de la justice et celles de l'opportunité, autrement dit qu'elle
statue ici ex aequo et bono ?
34. — Moins évident, mais tout aussi justifié, apparaît l'ordre dans lequel
la Cour a choisi d'examiner les deux aspects du droit de la Belgique à
exercer sa protection diplomatique. Comme on l'a vu (59) , la qualité pour agir
du demandeur supposait à la fois l'existence d'un droit à faire valoir contre
le défendeur et la preuve de la nationalité — belge — des actionnaires lésés.
Dans quel ordre la Cour allait-elle examiner ces deux points ?
Elle pouvait, en postulant l'existence du droit subjectif, commencer par
trancher la question de la nationalité belge des actionnaires de Barcelona
36. — A ces difficultés s'en ajoutait une autre, imaginée par les conseils
du gouvernement espagnol pour prendre leurs adversaires à leur propre
piège : suffisait-il à la Belgique, à supposer prouvée l'importance du paquet
d'actions de la Sidro, d'établir sa nationalité belge, ou devait-elle «percer
le voile de la personnalité morale » de cette société et rechercher à travers elle
la nationalité de ses actionnaires ? Comme le principal actionnaire de la
Sidro était une autre société belge, la Sofina et que rien n'assurait
que les actionnaires de Sofina ne fussent pas d'autres sociétés," une telle
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B) Un raisonnement elliptique.
39. — Un premier point nous frappe : c'est que la Cour ne cherche pas
' à établir un lien entre les exceptions au principe de l'hégémonie de la société
en droit interne et les circonstances spéciales qui justifieraient la levée du
voile dans l'ordre international. Elle avait pourtant évoqué, antérieurement, les
droits d'actions exceptionnels conférés par plusieurs systèmes de droit interne
aux actionnaires pour la défense de la société (65) . Il n'en est, semble-t-il, tiré
aucun parti. Il aurait été pourtant normal, compte tenu de la méthode de
référence au droit interne adoptée par la Cour, de rechercher dans les
exceptions du droit interne la portée de la règle en droit international. Mais,
précisément, comme on va le voir, l'arrêt n'apporte aucune lumière sur cette
question.
41. — Et ce laxisme ne s'arrête pas là. Après avoir balayé les « cas
particuliers », la Cour en vient à rechercher « s'il existe en l'espèce d'autres
43. — Mais le raisonnement suivi par la Cour est plus préoccupant encore
au niveau de la justice. On doit en effet se demander si un juge peut écarter
l'application d'une règle (qu'elle soit principe ou exception) sans en • avoir
•précisé le fondement, et, par suite, la portée, autrement dit se demander si
la conclusion à laquelle est parvenue. la Cour en partant d'une hypothèse
aurait été la même si elle avait pris soin de définir la portée de la règle qu'elle
appliquait.
>
exclusif de l'Etat national de la société, celle où il «n'aurait pas qualité pour
agir en faveur de celle-ci». Si, au lieu de -poser cette exception à la règle
comme une hypothèse, la Cour avait cherché à en apprécier le bien-fondé,
et si elle s'était penchée, à cet effet, sur le droit interne (73), elle en aurait
peut-être dégagé l'idée que la société n'est qu'une institution créée par ses
fondateurs au service d'un but commun et qu'au cas où elle serait détournée
de ses fins, la volonté contractuelle doit l'emporter sur les conséquences
d'une simple technique; elle aurait alors cherché à transposer cette idée aux
rapports internationaux, et aurait pu, ainsi, reconnaître un droit de protection
diplomatique de l'Etat national des actionnaires chaque fois qu'une paralysie
des techniques internationales appropriées met en péril leurs intérêts
contractuels. C'est cette idée qui inspire la jurisprudence bien établie reconnaissant
à l'Etat national des actionnaires le droit de les protéger dans leurs intérêts
sociaux lorsque la société a la nationalité de l'Etat défendeur (74) : là, , les
techniques internationales interdisent une protection diplomatique de la
société, et seul l'Etat national des actionnaires peut mettre en cause la
responsabilité de l'Etat défendeur. Dans la situation « triangulaire » qui est celle
de l'espèce, c'est-à-dire celle où la nationalité de la société est à la fois
différente de la nationalité de l'Etat auteur du préjudice et de celle des
actionnaires, ne peut-il en être de même lorsque la protection par l'Etat de
la société s'avère non pas insuffisante — ce qui relève de son caractère
discrétionnaire — mais inefficace à raison d'un obstacle technique ?
C'est ici que des considérations d'équité peuvent infléchir le raisonnement
juridique non pour écarter l'application du droit mais pour en humaniser
l'aboutissement. Nous en avons déjà (75) précisé les effets : on constatera
qu'elles modifient sensiblement les conclusions auxquelles est parvenue la
Cour en demeurant sur le terrain des faits.
44. — L'arrêt du 5 février 1970 ne mérite donc pas une approbation sans
réserve. Mais au-delà de l'appréciation que l'on peut porter sur tel ou tel de
ses éléments, c'est peut-être plus par le rôle qu'il aura joué dans la protection
des investissements étrangers (76) , et particulièrement de ceux réalisés par
les grandes sociétés « transnationales », qu'il retiendra l'attention. Il est certain
qu'à la différence des régimes socialistes, dont les investissements extérieurs,
réalisés par des organes d'Etat, se situent d'emblée dans le cadre des rapports