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PREFACE

/ AVANT-PROPOS
PROLOGUE
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EPILOGUE
PLAYLIST
REMERCIEMENTS


Et même quand
je te hais
je t’aime encore




Mélodie Léane



L’auteur est représenté par Black Ink Editions. Tous droits réservés, y compris le
droit de reproduction de ce livre ou de quelque citation que ce soit sous
n’importe quelle forme.

Nom de l’ouvrage : ET MEME QUAND JE TE HAIS JE T’AIME ENCORE
Auteur : Mélodie LÉANE
Suivi éditorial : Sarah BERZIOU
© Black Ink Editions 2018
Couverture : ©Black Ink Editions - Réalisation : Sweet Contours – Elisia Blade
Crédit photos : Shutterstock
ISBN : 979-10-97125-49-3
Black Ink Editions
23 chemin de Ronflac
17440 Aytré
Numéro SIRET 441 568 177 0002
Contact : editions.blackink@gmail.com
Site Internet : www.blackinkeditions.com



Table des matières
PREFACE / AVANT-PROPOS
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EPILOGUE
PLAYLIST
REMERCIEMENTS



PREFACE / AVANT-PROPOS


En 2017, 700 600 élèves ont été victimes de harcèlement entre la classe de
CE2 et le lycée, soit 9 % des enfants et adolescents scolarisés. (source RTL)

Près d’un enfant sur dix.

La moitié d’entre eux souffriraient de harcèlement sévère, entraînant un risque
quatre fois plus grand de passage à l’acte suicidaire.

Toute fictive qu’elle soit, Éloïse est une réalité pour des milliers de filles.

Cette histoire est pour elles.












« Mon unique amour émane de mon unique haine !
Je l’ai vu trop tôt sans le connaître
et je l’ai connu trop tard.
Il m’est né un prodigieux amour
puisque je dois aimer un ennemi exécré »

Roméo et Juliette, Acte I, scène V
William Shakespeare


PROLOGUE



Éloïse
Le 10 janvier 2017

Je suis enceinte.
C'est une erreur, il ne peut en être autrement.
J’attrape la boîte du test de grossesse et relis ces lignes que je connais pourtant
par cœur.
Deux traits.
Je suis formellement enceinte.
Debout, dans le silence accablant de la salle de bain, la boîte cartonnée dans
une main et l’objet de ma détresse dans l’autre, je réalise ce que ces deux traits
impliquent vraiment.
Je suis enceinte.
J’attends un enfant.
Je ferme les yeux un instant, impossible de supporter mon reflet plus
longtemps. Mais dans mon esprit, les faits ne peuvent s’effacer si facilement et
seuls les deux traits apparaissent.
Pesants, oppressants.
Et cette réalité qui se joue de moi. Putain de karma.
Cinq ans que j'attends de voir cette deuxième barre apparaître sur ce maudit
bâton, et Dieu sait combien de fois j'ai uriné sur ces fichus bouts de plastique,
mais pour la première fois en cinq ans, j'aurais donné tout ce que j’ai pour qu'il
reste blanc.
Pas maintenant...
Pourquoi maintenant ?
Étourdie par la nuée de questions qui envahit déjà ma boîte crânienne, je
relève les paupières pour éloigner de moi la preuve de mon inconscience et viens
m’asseoir sur le sol carrelé de la salle de bain. Je m'appuie contre le mur, replie
mes genoux contre ma poitrine et y dépose mon front.
Je laisse les souvenirs des mois passés faire glisser mes larmes, inondant mon
visage de mes plus sordides pensées. Car oui, à cet instant et plus que jamais, je
voudrais oublier. Oublier qu’une partie de mon être se meurt de savoir la vie
grandir en moi.

1

« C'est le temps que tu as perdu pour ta rose
qui fait ta rose si importante. »
Antoine de Saint Exupéry

Trois mois plus tôt,
lundi 10 octobre 2016

Éloïse

Il est six heures trente.
Le son déplaisant de l'alarme de mon téléphone me sort une fois de plus d'un
rêve bien loin d'être fantaisiste. La cession de cette nuit m'emmenait tout droit au
rayon réclamation du supermarché du coin où j'élevais la voix contre une pauvre
et inoffensive employée. La raison était simple : les packs de lait vendus comme
étant en promotion sur le prospectus que j'agitais avec force sous son nez
n'étaient plus disponibles en nombre suffisant dans le magasin. « C'est
inadmissible » criais-je avec force, les yeux exorbités et les narines gonflées.
Un souffle découragé passe mes lèvres. Quel constat effarant de réaliser que
mon inconscient est lui aussi devenu ennuyeux à mourir.
Je me tourne de l'autre côté du lit, la couverture est baissée, les draps sont
vides et froids. Maxime est déjà levé et sans doute déjà parti travailler. Bien
évidemment... Ma naïveté m'arrache un second soupir ; après sept années de
mariage je me demande encore pourquoi je continue d'espérer ce qui ne viendra
plus.
J'éteins l'alarme du téléphone et laisse ma tête retomber de tout son poids sur
l'oreiller. Nous sommes lundi, une nouvelle semaine commence. Une semaine
semblable à toutes les autres, aussi longue que toutes les autres. Je n'ai pas envie
de me lever, pas envie de déjeuner, de m'habiller et encore moins d'aller
travailler.
Et pourtant, me voilà un peu plus d’une heure plus tard à me garer devant les
locaux de « La Menuiserie Générale », l'entreprise qui m'emploie en tant
qu'assistante commerciale. Mon métier est simple : jongler entre l'accueil
physique et téléphonique, suivre les dossiers clients et fournisseurs, pour
l'essentiel. Compétences requises : être discrète, autonome et efficace, le tout
accompagné d’un sourire en toutes circonstances. Et je peux vous assurer qu'il
m'en coûte parfois face à certains clients.
J'occupe ce poste depuis huit ans et il y a bien longtemps que j'en ai fait le
tour. L'agence locale est petite et l'ambiance y est détendue et familiale,
beaucoup plus agréable que sur d'autres antennes, mais le problème n'est pas là.
Non, l'ennui c'est que j'ai trente ans... et déjà plus rien à y apprendre.
— Oh toi, à voir ta mine réjouie, ça n'a pas l'air d'aller, m'accueille Alexandra,
l'assistante comptable avec qui je partage mon bureau.
— Ça va, ne t'inquiète pas. C'est juste que c'est lundi et qu'il faut se réveiller et
se remettre dans le bain. On n'est pas tous passionnés par notre boulot au point
d’être impatients de se retrouver ici comme toi !
— Allez, c'est reparti pour la déprime du lundi matin ! Je te l'ai dit et répété
cent fois Éloïse, va voir ce qui se fait ailleurs si cela peut t'aider.
Je souffle, encore. Je sais qu'elle a raison mais je ne peux m'empêcher
d'essayer de me justifier, comme à chaque fois.
— Tu sais aussi bien que moi que c'est compliqué....
— Compliqué ? me coupe-t-elle aussitôt. Mais qu'est-ce qui est compliqué
bon sang ? Ta liberté quasi-totale dans la réalisation de ton travail ? La confiance
entière du patron ?
Le sourire embarrassé qui se dessine sur mes lèvres l'encourage bien
évidemment à poursuivre son réquisitoire.
— Arrête, s'il te plaît ! Tu fais ta journée de sept heures sans aucun stress et tu
rentres retrouver ton mari aimant dans ta grande et belle maison, avant de
recommencer le lendemain. C'est ça que tu trouves compliqué ? Vous avez
raison, votre vie est vraiment difficile Madame Dupin ! m'achève-t-elle en levant
les yeux au ciel. Ah, Éloïse, si seulement tu savais combien de femmes
t'envient !
Combien de femmes m'envient ? je me retourne la question, amère. Si
seulement elle savait, combien c’est moi qui envie les autres…
Alexandra est plus qu'une collègue. Au fil des années, elle est devenue une
personne importante pour moi, une amie sur laquelle je peux compter. Mais
notre relation est altérée par ses nombreux désirs idylliques inassouvis.
Petite brune rondelette, rabat-joie de nature, pour ne pas dire déjà aigrie à
l'aube de ses vingt-huit ans, elle n'a aucune vie familiale, amicale ou amoureuse
qui puisse la faire sortir un peu. Non, elle a un chat, « Peeta », rien à voir avec le
pain libanais mais plutôt en référence au célèbre tribut mâle du district douze, et
son travail. Surtout son travail, sa vraie passion. Elle rêve, sans oser l'avouer, de
perdre une trentaine de kilos, de rencontrer le joli blondinet qui hante ses rêves
éveillés, de l'épouser dans la plus pure des robes blanches qui puisse exister
avant de pondre une ribambelle de « mini-eux » qui grandiront dans leur maison
en bois entourée d'une pelouse parfaitement tondue où galoperait leur adorable
labrador beige...
Alors, même si Médor n'est pas vraiment à l'ordre du jour de mon côté, elle
jalouse ma vie et ne peut comprendre que celle-ci me paraisse vide, fade, à peine
commencée mais déjà toute tracée. Une cellule dorée. Et je ne peux la blâmer
pour ça. Sa rancœur me ramène souvent à la réalité des choses, de ce que je suis
et de ce que j'ai, comme ce matin par exemple. C'est pourquoi je n'insiste pas, je
préfère laisser tomber. À la place, je fuis au premier étage, dans notre réfectoire
improvisé, et vais nous préparer du thé. C'est bien le thé, bien mieux que de se
disputer.
À travers le geyser assourdissant de l'eau qui entre en ébullition, j'entends la
porte d'entrée de l'agence s'ouvrir, un client est arrivé. Je ne me presse pas,
Alexandra peut prendre mon relais pour une fois et elle me semble assez en
forme ce matin pour ça. J'attends que la bouilloire termine son œuvre et je
plonge les deux sachets en mousseline dans l'eau fumante avant de redescendre
l'escalier, concentrée sur le liquide brûlant que je tiens entre les mains. Je
contourne le comptoir d'accueil ouvert sur notre espace de travail, pousse la
porte battante à l'aide de mon dos et dépose les tasses sur le bureau d'Alexandra.
Et alors que je m'apprête à remercier ma charmante collègue pour son aide
précieuse et à reprendre mon poste, mes yeux se figent, mon corps s'immobilise,
soudainement paralysé.
Dites-moi que je rêve. Mon Dieu s’il vous plaît, dites-moi que je suis en plein
rêve.
Mais j'ai beau implorer les divinités et presser les paupières pour tenter de
reprendre pied, mes pupilles sont contraintes d’affronter la réalité : Il est là. Lui.
Ici. Aujourd’hui. Face à moi.
Paniquée à l'idée qu'il puisse me reconnaître, mon instinct de survie se
manifeste pour m’ordonner de refaire à la hâte mes pas en sens inverse et venir
m'asseoir sur le fauteuil d'Alexandra. M’efforçant de calmer la cadence rythmée
de mon cœur plus vraiment habitué à être ainsi bousculé, je feins de travailler sur
ce bureau qui n'est pas le mien.
Pourtant, mes yeux indisciplinés ne peuvent s'empêcher de l’observer ; sans
doute ont-ils besoin de vérifier que je ne suis pas en train de fantasmer comme je
l’ai trop souvent fait.
Il a vieilli, ses traits sont plus marqués, plus prononcés, bien qu’ils restent
d’une douceur et d’une harmonie qui me troublent au plus haut point encore
aujourd’hui. Son teint est davantage hâlé que dans mes souvenirs du lycée, en
contraste avec la pâleur qui caractérise la majorité des habitants de cette région,
moi la première. Ses cheveux châtains, coiffés d’un léger mouvement sur le côté,
sont plus longs aussi. Associés à cette barbe naissante, ils renforcent ce côté viril
que j'affectionne particulièrement et qui le rend si séduisant. Tout aussi séduisant
qu'il y a quinze ans je dirais, si seulement j’osais être honnête avec moi-même.
Mais mon courage comme mon intégrité se sont toujours envolés à ses côtés.
Ses iris noisette croisent un instant les miens et je remercie Alexandra,
accoudée au comptoir pour prendre des notes, de mettre fin à ce jeu dangereux
en se redressant pour lui demander les cotes des fenêtres et portes d'entrée pour
lesquelles il souhaite obtenir une estimation.
Pas ses yeux, surtout pas ses yeux. J’ai bien trop fouillé dedans pour rester
indifférente.
Sur l'ordinateur, les tableaux de comptes s'ouvrent à moi, mais je n'essaye
même pas d'y toucher et encore moins de les comprendre. Ça non. Je préfère, du
coin de l'œil, continuer d'épier celui que je pensais ne jamais revoir et qui sort de
la poche arrière de son jean un bout de papier pour en lire les mesures
demandées.
— Douze fenêtres en PVC à deux battants...
Ma poitrine se contracte instinctivement au son de cette voix posée et
enveloppante, qui me revient en mémoire tel un nouveau coup qui marquerait
mon K.O. Cette voix que j'ai eue pour moi seule toute une nuit.
— Pouvez-vous répéter plus lentement ? lui demande Alexandra, peu habituée
à prendre mon relais à l'accueil.
Visiblement amusé par l'inexpérience de son interlocutrice, notre nouveau
client – non Éloïse, pas notre. Grégoire Legrand n’a jamais appartenu à
personne, à toi encore moins qu’aux autres, LE nouveau client – Le nouveau
client donc, lui tend le morceau de papier comportant les cotes à relever,
profitant de ce laps de temps pour poser de nouveau son regard sur moi.
Bon sang, pourquoi ne suis-je pas restée en haut plus longtemps ? Ou même
partie au supermarché acheter mes packs de lait tiens ?
Je ne détourne pas la tête de l'écran d'ordinateur, ma gêne se verrait
immédiatement, mais je sais qu'il m’observe. Je sens son regard me détailler à
son tour tandis que je m'efforce, de façon quasi herculéenne, de garder le mien
fixé sur le moniteur. Il cherche sans doute à se souvenir s'il a déjà touché ce
corps, lui qui a vu défiler dans son lit la moitié des filles du lycée ; l'autre moitié,
dont j'aurais préféré faire partie, n'étant pas suffisamment à son goût pour
mériter ne serait-ce qu'un regard de Monsieur la star du bahut.
— Donc, il vous faudrait douze fenêtres PVC deux vantaux, hauteur 115 et
largeur 100. Volets roulants intégrés ?
— Pardon ?
— Volets roulants ? Pour les fenêtres ?
Bien joué Alexandra, rappelle-lui bien ce qui l’amène là.
— Oui. Vous pouvez les ajouter. Mettez également quatre portes d'entrée acier
avec placage bois, poussant droit, hauteur 193 par 188 de largeur.
— Ok, alors quatre ..., répète Alex en continuant de prendre note.
— Qu'avez-vous comme modèle de portes cochères ? lui demande-t-il sans lui
laisser le temps de terminer son relevé de mesures.
— En portes cochères ?
Oh non, je ne le sens pas....
— Attendez.
Et les images de ce qui va suivre défilent à toute vitesse dans mon encéphale :
Alexandra qui se tourne vers moi. Moi qui pique un fard monstrueux et qui
bégaye. Lui qui se moque de moi. Et moi qui cours me réfugier dans les toilettes
pour pleurer. Bref, rien de plus qu’un douloureux bond de quinze ans en arrière,
dans mon banal quotidien de lycéenne.
— Tu pourrais renseigner le Monsieur pour des portes cochères ?
Non, je ne peux pas justement, pas cette fois, j'aimerais pouvoir lui répondre.
Mais ma conscience professionnelle, visiblement plus forte que mon ego, me
l'interdit formellement. Alors, sentant tout le sang de mon corps affluer à vitesse
grand V vers mes joues, j'inspire discrètement, je redresse ma tête et me jette
dans la gueule du loup.
— Nous avons plusieurs modèles. Voulez-vous les voir sur catalogue ?
La rougeur qui a gagné mes pommettes depuis que nos regards se sont croisés
n'est rien en comparaison au trouble qui me brûle le visage quand il me répond :
— Oui, Éloïse, j'adorerais les voir.
Oh bordel ! Bordel de bordel de bordel !
Qu’il me reconnaisse ne suffisait pas, non il fallait qu’en plus il se souvienne
de mon prénom. Cela aurait pourtant été tellement plus simple qu’il m’ait
oubliée, que je continue de vivre en pensant qu’il m’a oubliée.
— Ok ! je laisse échapper dans un souffle, davantage pour me donner du
courage que pour lui répondre.
Respire Éloïse, respire. Il t'a reconnue mais cela ne change rien. Quinze ans
sont passés, cela ne change rien.
J'avale difficilement ma salive et me lève du bureau d'Alexandra pour enfin
regagner le mien, récupérant au passage un catalogue dans le placard attenant.
Je dois juste éviter ses yeux. Je peux éviter ses yeux.
— Voila... Alors... Du ... Du sur-mesure... je suppose ?
Je bégaye.
— Bonne supposition, me retourne-t-il, un sourire à peine contenu dans la
voix.
Nous y voilà. Il se fout de moi.
Je baisse la tête et ramène mes cheveux derrière mes oreilles pour m’aider à
me contrôler.
Respire on a dit Éloïse. Ne réponds pas à ses provocations, tu es sur ton lieu
de travail, tu contrôles la situation.
Et, pas le moins du monde rassurée par mes auto-encouragements dignes
d’une pom-pom-girl qui se serait encore plantée de choré, je reprends.
— Donc voici les modèles que nous pouvons proposer, je lui réponds en
posant le catalogue sur le comptoir pour lui indiquer de mon index gauche les
produits demandés.
— Tu as changé, m'interrompt-il, le regard fixé sur ma main en mouvement.
Est-ce mon alliance que je n'ai volontairement pas cachée qui le pousse à ce
constat ? Je ne sais pas. Mais piquée au vif au moins autant par sa réplique que
par son retour, je ne peux m'empêcher de lui demander.
— Parce que je suis mariée ?
— Non, reprend-il, en posant ses yeux surpris sur moi. Tu as changé, c'est
tout.
Je ne les avais pas perçues jusque-là, les deux fines rides du lion qui se sont
installées sur son front, à mi-chemin entre ses sourcils et la naissance de ses
cheveux, et qui renforcent son air contrarié par ma réplique. Grégoire ne serait
plus l’homme au-dessus de tout qu’il était autrefois ? Je ne sais pas et surtout, je
dois arrêter de le détailler ainsi, cela ne m’aide pas vraiment à jouer les
indifférentes. Alors je détourne au plus vite le regard tandis qu’il secoue la tête
comme pour se convaincre de laisser tomber et me demande s'il peut emporter le
catalogue pour étudier les différents modèles.
— Oui, bien sûr. Il est fait pour ça. Tu as besoin d'autre chose ?
Mon Dieu, réveillez-moi ! Tout ceci est tellement étrange ! J'ai attendu et
imaginé des dizaines de scénarios pour ce moment. Au ciné, au coin d'une rue, à
la boulangerie, ou même chez le primeur ! J'ai préparé chacune de mes répliques,
étudié chacun de mes mots pour ne lui offrir aucune échappatoire. Mais
aujourd'hui, alors que j'ai enfin l'occasion d'obtenir mes réponses, rien ne sort,
hormis cette colère puérile que je croyais pourtant enfouie. Je suis incapable de
lâcher ne serait-ce qu'un « Pourquoi ? ».
Si vous ne l’aviez pas encore compris, c’est maintenant officiel je crois, Éloïse
Dupin n’est qu’une idiote. Car le pire dans tout ça, c'est que je sais parfaitement
que dès qu'il aura franchi cette porte pour sortir de ma vie, une nouvelle fois, je
vais le regretter. Et me détester.
— Non, pas pour l'instant. Quand pourrai-je avoir le devis ?
— Je vais prendre tes coordonnées et si ça ne te dérange pas de le recevoir par
mail, tu peux l'avoir d'ici trois - quatre jours. Sinon, je te l'envoie par courrier.
Je mens. Je pourrais le faire dans la matinée et l'appeler pour qu'il passe le
récupérer en fin de journée mais cinq minutes de communication avec Lui m'ont
déjà chamboulée alors deux fois dans la même journée, cela risquerait bien de
m'achever.
— Oui. Par mail c'est parfait.
Je prends note de ses coordonnées sans pouvoir m'empêcher de penser que
j'aurais donné n'importe quoi pour avoir ce numéro il y a de ça bien des années,
quand je croyais encore qu'il reviendrait.
— Bien, je pense avoir tous les renseignements nécessaires. Je te le fais
parvenir dès qu'il est prêt.
— J'attends de tes nouvelles alors ?
Il attend de mes nouvelles ? Je pourrais presque en rire si cette douleur
lointaine mais pourtant familière n'avait pas fait son retour en même temps que
lui. Mais je n'ai pas le temps de lui répondre qu'il ajoute déjà :
— À très bientôt Éloïse, en me décrochant au passage son sourire enjôleur,
fier de montrer à tout le monde qu'il est parfaitement conscient de l'effet qu'il
produit sur la gent féminine.
Celui-là même qui me vrille le cœur.
Toi par contre, tu ne changes pas ...
— Au revoir Grégoire, je réponds de la façon la plus détachée possible,
histoire de lui faire comprendre qu'en plus d'être mariée, je ne suis aujourd'hui
plus sensible à son charme.
Sauf que mon mensonge ne trompe personne. Moi encore moins que les
autres.
À peine a-t-il fermé la porte de l'agence que je m'assois sur mon fauteuil pour
laisser mes poumons reprendre leur fonction vitale. Ou tout du moins, s’en
approcher un minimum. Je revis déjà chacune des secondes qui ont composé ces
minutes furtives et je ne peux empêcher ma conscience d'assimiler cet étrange
au-revoir à une promesse, une confirmation de son retour, plutôt qu'à un nouvel
adieu. Foutu cerveau, incapable d’éviter ces stupides interprétations.
Pourtant, j'écarte vite cette idée - je dois l'écarter - je me sais incapable de la
dépasser. Pas une seconde fois. Et heureusement, je n'ai pas le temps
d'approfondir mes réflexions, Alexandra s'approche de moi et me tend ma tasse
de thé.
— Tiens, il va refroidir.
— Ah. Merci, je réponds, encore secouée par la tempête Grégoire qui vient de
déferler sur moi.
Puis le téléphone se met à sonner. Je chasse son souvenir et me replonge dans
mon travail pour le reste de la journée, comme s'il ne s'était rien passé. Comme
si Grégoire Legrand, l'homme que j'ai aimé follement, passionnément,
déraisonnablement, avant qu'il ne me brise le cœur, et même après d'ailleurs, ne
venait pas de refaire surface dans ma vie.

2

« On cause du passé, couleur de deuil,
de l'avenir, couleur de rose. »
Alphonse Daudet

Grégoire

— Au revoir Grégoire, je l'entends me répondre avec distance alors que je
referme la porte de cette menuiserie choisie par le plus grand des hasards ce
matin parce qu’elle se trouvait être la première affichée sur ma recherche
Google.
Je ne me retourne pas et regagne mon pick-up, un sourire satisfait sur les
lèvres. Je m'installe sur mon siège, laisse aller mon crâne sur l'appuie-tête et
prends quelques secondes pour réfléchir à ces dernières minutes.
Éloïse Chrétien ....
Je viens de faire un retour en arrière d'une quinzaine d'années et pourtant, la
seule pensée qui me vienne maintenant est que si j'avais su que je tomberais sur
Elle dès les premiers jours de mon retour ici, je serais à n'en pas douter revenu
bien plus tôt ! Et moi qui me demandais encore il y a quelques heures ce que je
foutais là !
En tout cas, cette rencontre inattendue aura eu le mérite d'atténuer mes doutes
un instant. Qui sait après tout ? Cette région pourrait peut-être bien m’apporter
tout autre chose que ce que j’avais imaginé en faisant le trajet retour il y a
quelques jours.
Je passe mes mains sur mon visage pour me reprendre – je sais très bien
pourquoi je suis ici et cette fille ne fait pas partie de mes plans – avant de mettre
en route le moteur et d’actionner la marche arrière, me promettant pourtant de
revenir tourner autour de ma nouvelle blonde préférée, certainement plus par
hasard et très rapidement.
Je pousse le volume de la radio un peu plus haut, U2 joue son « I’m still
haven’t found what I’m looking for ». Et tandis que ma voix vient se superposer à
celle de Bono, les kilomètres continuent de me replonger dans mes années de
lycéen, quand tout ici me répugnait. Tout, sauf peut-être elle. Et si je la trouvais
déjà attirante à l'époque, je dois bien avouer qu'elle est devenue une femme qui
sait aujourd’hui user de ses atouts, elle qui se cachait en permanence derrière ses
horribles pull bouffants dix fois trop grands, destinés à camoufler le plus
intéressant de ses formes.
— Eh meeeerde ..... Je freine brusquement, faisant crisser mes pneus sur
l'asphalte.
Ma voiture s’arrête à temps.
J’expire. Pas d’accident !
— Désolé ! je lâche en grimaçant à la conductrice de la citadine bleue à qui je
viens de griller la priorité.
Elle est furax et m'envoie gentiment me faire voir par le biais de son plus beau
majeur dressé en ma direction. Très distingué !
Mais je la comprends, je n'aurais pas réagi autrement. Encore moins quand je
réalise que j'ai failli causer un accident juste au souvenir d'une tenue. Enfin, des
courbes se cachant sous une tenue.
Je la laisse passer, j'enclenche la première et poursuis mon chemin, secouant
la tête devant ma propre connerie. J’en viendrais presque à remercier cette
inconnue au doigt tendu de m’avoir remis les idées en place. Sur la route comme
dans ma caboche.
Car aussi séduisante soit-elle devenue, Éloïse est aujourd’hui une femme
mariée.
Intéressant, je ne peux pourtant m’empêcher de penser quand je sais l’avoir
troublée. Je connais trop bien ce bégaiement et cette teinte rosée pour pouvoir les
ignorer. C’est précisément ce qui a suscité mon intérêt à l’époque, ce manque
flagrant d’assurance en totale opposition avec toutes ces filles faciles que je
« fréquentais » par habitude et je dois bien l’avouer, pure simplicité aussi. Mais
Éloïse était différente, depuis le début. Je me souviens encore de ce jour au lycée
où, trop occupé à mater un joli postérieur se dandiner devant moi, je lui suis
rentré dedans ; au sens premier du terme. Mon corps avait alors emporté le sien
trop faible pour résister, nous étalant tous deux au beau milieu des marches et de
nos affaires dispersées. Et si ma chute avait été amortie par sa poitrine
délicieusement écrasée sous la mienne, mon ego n’avait lui pas été épargné par
sa volonté à se libérer au plus vite de mon emprise. Je m’étais alors dégagé à
contrecœur de son odeur vanillée pour lui tendre la main, lui demandant au
passage si tout allait bien. Et tandis que je me délectais déjà de ce simple contact
si agréable, ses yeux se sont posés sur moi pour la première fois. Ses foutus yeux
marron qui ont tout de suite créé la confusion. Il m’avait alors fallu faire preuve
de concentration pour écouter ce que ses lèvres articulaient, tellement ce regard
m’avait troublé. Et tandis que sa gêne colorait de rouge ses pommettes rondes,
elle s’était mise à bafouiller en s’excusant platement, alors même qu’elle n’y
était pour rien. Si seulement elle avait vu ce que je n’ai moi-même compris que
plus tard, toutes traces d’hésitation se seraient envolées. Car Éloïse venait de me
toucher comme aucune fille avant elle ne l’avait fait.
Mais le petit prétentieux que j'étais alors, obsédé de surcroît, s’était contenté
d’associer cette chute lamentable à un corps à corps des plus prometteurs, et je
me souviens encore m'être juré de la coller dans mon lit avant la fin de l'année
scolaire. Sauf que plus les jours passaient, plus j'éprouvais le besoin contraire de
l’ignorer. L’éloigner étant le seul moyen pour moi de la protéger de moi.
J’ai pourtant fini par agir avec elle comme avec toutes les autres.
Et près de quinze ans plus tard, je tombe de nouveau sur cette paire d’yeux,
plus fuyante que jamais.
Je laisse échapper un rire réprobateur, hors de question que je cède aux
pauvres clichés romantiques largement déversés par ces stupides films
complètement niais. La vie m’a prouvé à plus d’une reprise que le destin n’existe
pas, qu’il n’est qu’un mauvais concours de circonstance.
Sentiment qui ne fait d’ailleurs que se renforcer quand me revient en mémoire
la froideur de ses réponses.
Mais qui pourrait lui en tenir rigueur ? J'ai pris ce que je croyais être en droit
de recevoir puis je suis parti au petit matin, sans jamais lui donner de nouvelles.
Ni à personne d'autre d'ailleurs. « Pas de retour en arrière », telle était ma devise
pour me défausser lâchement de ma culpabilité.
Et je me retrouve face à elle aujourd'hui, des années après l’avoir lâchement
laissée tomber, pensant que cette coïncidence pourrait m’octroyer une
quelconque sympathie de sa part. À croire qu'au final, je n'ai rien appris de
toutes ces années.
Pourtant, je refuse de m'avouer si vite vaincu ; je n’ai jamais été du genre
défaitiste, seulement quelque peu désabusé par la tournure qu’a prise ma vie.
Et si son anneau de diamant m’interdit de penser à elle comme j’ai pu
l’envisager par le passé, je me dois au moins de lui expliquer ce qu'il s'est passé
ce soir-là. Elle est en droit de connaître la vérité, savoir que je n'ai rien pu
changer. Que depuis toujours, tous mes actes me sont dictés.
Comme maintenant, alors que je me gare devant cet endroit que je repousse
depuis des mois. Et quand je regarde devant moi, je me dis que tomber sur
Éloïse n’a jamais été le côté mauvais du concours de circonstance.
Je sors de la voiture, claque ma portière et me sermonne d’arrêter de
gamberger, j’y ai déjà passé bien trop de temps aujourd’hui comme ces dernières
semaines. Car maintenant que je suis là, il est temps de faire ce que l’on attend
de moi.

3

« Une rose écorchée bleuit. »
Paul Eluard

Mardi 11 octobre 2016

Éloïse

La résonance quotidienne du réveil parvient à mes oreilles, me sortant comme
à l'accoutumée d'un nouveau songe. Un songe divertissant pour une fois,
beaucoup plus divertissant. Quel dommage...
Par habitude, ou pure dolorisme, je ne sais plus vraiment, je me tourne de
l'autre côté du lit, pour y découvrir avec étonnement mon mari. Que fait-il
encore couché à... cinq heures trente ! Mais bon sang, la vraie question est plutôt
que fait-il à ME réveiller à cinq heures trente ? Je m'apprête d'ailleurs à le lui
demander quand je l'entends devancer ma pensée alors qu'il se tourne vers
l'alarme pour l'éteindre.
— Je dois être au bureau de bonne heure ce matin. Tu as bien dormi ?
— Hein, hein, je lâche dans un soupir plaintif. Jusqu'à il y a cinq minutes, oui,
je dormais plutôt bien. Et toi ?
— Ça va, me répond-il, déjà sur le point de franchir le seuil de notre chambre
pour aller se préparer.
Que nos échanges sont tristes et froids... J'aimerais tant qu'il me prenne dans
ses bras et me rappelle que nous nous sommes dit oui il y a sept ans parce que
nous étions épris l'un de l'autre, et non pas uniquement parce que nous voulions
fonder une famille. Mais, force est de constater que nous sommes devenus
comme tous ces couples qui cohabitent plutôt qu'ils ne vivent ensemble. Nous
n'avons pas su y échapper, nous non plus. Pas plus que les autres.
Était-ce seulement possible ? Je me suis toujours convaincue que oui, nous
étions différents. J'en doute plus que jamais à présent.
À peine éveillée mais déjà découragée par cette journée qui s'annonce,
j'attends que Maxime parte travailler avant de me lever. Je ne me sens pas la
force d'affronter une nouvelle fois la distance qui s'installe chaque jour un peu
plus entre nous. Sentiment qui doit d'ailleurs être partagé puisqu'il quitte la
maison sans même venir me dire au revoir.
« Les époux se doivent respect, fidélité, secours et assistance ». Monsieur le
Maire ne nous a jamais demandé de nous aimer après tout ...

*
* *

Sur le trajet qui me conduit jusqu'au bureau, je lance ma playlist de chansons
mélodramatiques, m'enfermant davantage dans mon marasme matinal. Je pousse
le volume à fond, de telles chansons sont faites pour ça après tout ; pleurer sa
peine à en gerber et faire comme si de rien n’était après. Mais, pour une raison
étrange, la « grenade » de Bruno Mars me renvoie aux images de mon fantasme
nocturne, probablement parce j'ai moi aussi enduré stupidement trop de douleur
pour Lui. Je revois son regard joueur quand il prononçait mon prénom. Son torse
nu, bien plus dessiné que dans mes souvenirs de toutes ces semaines où j'allais le
supporter dans les gradins du gymnase lors de ses entraînements de basketball.
Ses bras qui attrapent les miens pour m'attirer contre lui. Ses lèvres qui
s'approchent lentement des miennes et ... cette sonnerie ! Je la maudis de m'avoir
si brutalement ramenée à la réalité alors que je devrais la vénérer d'être
intervenue avant l'irréparable. Même s'il ne s'agissait que d'un rêve.
Je soupire. Cela faisait dix ans que Grégoire Legrand n'avait plus hanté mes
nuits. Et je me pose déjà mille questions, moi qui pensais avoir réussi à laisser
derrière les spectres du passé. Les apparences portent à croire que non.
Je me gare sur le parking de la menuiserie puis inspire et expire à pleins
poumons. Je dois par tous les moyens me recentrer sur mon travail et arrêter de
fantasmer comme l’adolescente stupide que j’étais, cette période est bel et bien
terminée. « Éloïse Dupin est une femme professionnelle désormais », comme
aime si souvent à me le rabâcher ma maternel. C'est pourquoi je sors de ma
voiture sans plus attendre, et me dirige vers l'entrée de la menuiserie. Je
remarque alors que la lumière des bureaux est allumée. Impossible qu'Alexandra
soit déjà là, elle aime passionnément son travail à la condition non négociable
qu’il lui permette de dormir jusque huit heures – au minimum – chaque matin.
Impensable que cet oubli soit l'œuvre des gars de l'atelier, ils ne passent jamais
par le bureau le matin. Quant à Monsieur Robert, le gérant, inimaginable qu'il
soit au boulot avant le milieu de la matinée.
Sur mes gardes, j'entre avec prudence. Personne à l'accueil. Je m'apprête à
faire le tour de l'agence quand la sonnerie du téléphone portable de mon
responsable retentit. Persuadée que ce dernier l'a oublié là la veille au soir, je me
dirige vers son bureau d'un pas franc et l'aperçois décrocher pile au moment où
j'entre dans la pièce.
Mince alors ! En huit ans de boîte, je n'avais jamais vu mon boss arriver avant
dix heures. Je jette un coup d'œil à ma montre, mes égarements matinaux
m'ayant peut-être fait perdre la notion du temps, mais non, il n'est que huit
heures. Mon étonnement doit d'ailleurs se lire sur mon visage car je le vois faire
patienter son interlocuteur en posant une main sur le combiné qu'il a reculé de
son
oreille :
— Un problème Éloïse ?
— Euh ... non... pas du tout Monsieur Robert. C'est juste qu'il est ... arrête-toi
tout de suite Éloïse me raisonne à temps ma conscience. Rien, laissez tomber,
j’ajoute en secouant la tête.
Et sur cette prestation digne de la palme d’or de la meilleure interprétation, je
fais volte-face pour sortir de ce bureau à toute vitesse.
Non mais quelle gourde ! Parfois, je jure que je ne les vole pas ces blagues à
la con sur les blondes.
Je m'assieds sur ma chaise et entends mon patron reprendre le cours de sa
conversation. J'allume mon ordinateur, me rassurant comme je peux en
constatant qu'au moins ce dernier est désormais au courant que j'occupe mon
poste une demi-heure avant l'heure prévue par mon contrat. C'est déjà ça.
Et comme pour chasser au plus vite le trouble qui me colle à la peau depuis
mon réveil, je décide de m'attaquer au devis de Grégoire et de ne pas attendre
jeudi pour le lui faire parvenir. Si je veux qu'il sorte de mes pensées, je dois
avant tout le faire sortir de mes dossiers. Je reprends les notes d'Alexandra et
constate qu'il n'a demandé que la fourniture des matériaux et non la pose ; il
réalise donc les travaux lui-même. Voilà, il n'en faut pas plus à la machine qui
me sert de cerveau là-haut pour relancer le scénario inventé par mon traître de
subconscient cette nuit : une pièce en travaux, une ceinture de charpentier
accrochée à la taille...
— Éloïse ?
La voix lointaine de mon chef me fait sursauter et revenir en moins de temps
qu’il n’en faut pour le dire à la réalité. Bon sang ! Je bondis de ma chaise pour
me précipiter dans son bureau, loin de ce rêve, très loin de ce stupide rêve.
— Éloïse, asseyez-vous s'il vous plaît.
Et sans même attendre que je ne me sois exécutée, mon patron à l’humeur
plutôt bougonne ce matin, commence son récit, sa main droite jouant avec le gris
de sa barbe comme toujours lorsqu’il est préoccupé.
— Je dois m'absenter à compter de demain et jusqu’à la fin de la semaine pour
assister et animer en partie un congrès organisé par l'enseigne à destination des
futurs franchisés. Je ne pensais pas y participer mais le directeur général m'a
personnellement appelé pour me demander de venir présenter notre
fonctionnement interne, il était donc délicat de refuser. Vous comprenez
maintenant mon arrivée matinale, finit-il sa phrase en me jetant un regard en
coin...
Eh merde, grillée ! Je ne réponds pas. C'est inutile, mon visage empourpré le
fait déjà pour moi.
Bien heureusement, il n'insiste pas. Depuis le temps que nous travaillons
ensemble, mon chef a appris à repérer ce qui constitue chez moi une maladresse
plutôt qu’un jugement. C'est bien la seule chose qui me fait tenir à mon poste,
cette confiance aveugle qu'il me porte. Ça et le fait de m'être attachée au fil des
années à l'homme juste, intègre et professionnel qu'il cache derrière
l'indifférence le caractérisant de prime abord.
— ... J'ai besoin de votre aide pour travailler sur la présentation que je vais
devoir faire de notre agence. Je vous demande donc de mettre de côté ce que
vous étiez en train de réaliser pour aujourd'hui ; Alexandra prendra le relais de
l'accueil le temps que nous terminions ce travail.
— D'accord, mais il est à peine huit heures….
— Bon... Eh bien disons que vous allez m'envoyer par mail la dernière
présentation de l'agence que j'étudierai seul dans un premier temps, ce qui
laissera le temps à votre collègue d'arriver. Puis vous me rejoindrez pour
chercher avec moi les données à actualiser et à ajouter.
— Bien.
— En attendant son arrivée, vous pouvez commencer les démarches pour me
réserver billets de train, chambre d'hôtel et tout ce qui est nécessaire à mon
séjour. Tenez, dit-il en me tendant un document, vous trouverez là tous les
détails qui vous seront utiles. Je vous rappelle quand j'ai terminé le premier
travail. Merci Éloïse.
Je me lève sans rien ajouter et retourne à mon bureau. Je referme sur-le-champ
le dossier Legrand resté entrouvert, bien trop contente de pouvoir réaliser ce vrai
travail d'assistante qui me manque, tant il se fait rare dans mon quotidien. Je
m’attelle à mes recherches et remarque à peine l'arrivée d'Alexandra. Seul
l’appel de Monsieur Robert me fait relever la tête. Je le rejoins aussitôt dans son
bureau et nous débutons notre travail de présentation.

*
* *

Il est dix-huit heures quand j'enregistre la version définitive du Powerpoint de
présentation de l'agence et me dirige vers le bureau du fond pour lui remettre
mon travail sur clé USB. J'ai passé ma journée à courir : faire les réservations de
train, hôtel, taxis, repas, préparer l'agenda détaillé et documenté des trois jours
de congrès, organiser ses dossiers en fonction des thématiques journalières,
travailler sur les présentations qu'il animera, notamment celle de l'équipe et pour
ce faire courir en talons dans l'atelier pour prendre tout le monde en photo, y
compris les stagiaires pustuleux du moment... Alors, c'est exténuée que je prends
place sur le fauteuil faisant face à son bureau et que je laisse mon patron clôturer
cette journée.
— Je tenais à vous dire que vous avez fait un travail remarquable aujourd'hui
et je vous en remercie car je vous avoue que je n'étais pas vraiment serein après
le coup de fil de notre cher directeur hier soir. Pourtant, je pars ce soir en toute
tranquillité, et c'est bien grâce à vous Éloïse. À mon retour, nous discuterons de
votre évolution. J'entends en terme pécuniaire bien sûr, vous savez tout autant
que moi que l'évolution de vos tâches quotidiennes n'est possible que par le
terrain, ce que vous refusez toujours. Alors, pour le moment, je n'ai pas d'autre
reconnaissance qui convienne mieux que merci.
— Je vous en prie, réponds-je gênée. Il marque d'ailleurs une pause pour me
laisser le temps de digérer tant de flatteries, un autre trait de mon caractère qu'il a
su appréhender avec les années.
— Si vous avez besoin de me contacter pour une urgence, faites-le par mail,
s'il vous plaît. Et pour la partie purement commerciale qui vous poserait
problème, je vous renvoie vers notre chef d'équipe Thierry. Pour le reste, je ne
m'en fais pas trop, termine-t-il dans un sourire. Sur ce, je vous laisse vous
échapper pour retrouver vos obligations familiales et vous dis à lundi prochain.
Bonne soirée Éloïse.
— Merci Monsieur. Bonne soirée à vous aussi.
Je quitte le bureau quelques minutes plus tard, le visage fendu d'un sourire
naïf, simple et heureux. Je suis fatiguée de ma journée il est vrai mais
l'adrénaline qu'elle m'a procurée m'a fait me sentir utile et vivante.
Le trajet retour jusqu'à la maison me renvoie alors à mes aspirations de jeune
lycéenne, lorsqu'à quinze ans, je me voyais devenir assistante du directeur d'un
énorme groupe, avocate, rédactrice en chef d'un magazine à succès ou tout autre
poste incluant des grandes responsabilités associées à de nombreuses heures de
travail. J'imaginais une vie calée sur le rêve vendu par ces séries américaines
dont je me suis gavée. Une existence exclusivement urbaine avec un agenda
mondain surbooké, des tenues des plus grands créateurs en vogue et bien-sûr, un
petit ami que toutes me jalouseraient. Il serait bien évidemment tout autant
impliqué que moi dans sa carrière de businessman et je ne le retrouverais que
tard le soir, dans notre penthouse haut standing de la plus prestigieuse résidence
de la ville.
Oui, je rêvais de devenir quelqu'un, de laisser une trace dans ce monde. Mais
tout ça, c'était avant Lui. À l'époque où je pensais avoir la vie devant moi. Où, de
façon totalement crédule, je croyais qu'il était possible de réaliser ses rêves, qu'il
suffisait de travailler dur pour y parvenir.
Entre temps, l'insouciance de ma jeunesse m'a été volée, emportant avec elle
sa naïveté.
Je vis aujourd'hui en pleine campagne, entre la forêt et les champs de chevaux,
avec pour voisins les plus proches, les poules de la ferme d'à côté. J'occupe un
poste basique de secrétaire améliorée et je me rends au travail habillée selon
l'humeur du matin, ce qui signifie « jean-basket » les trois quarts du temps.
Quant à mes perspectives d'évolution, elles sont... inexistantes.
Je suis donc à mille lieux de mes ambitions d'adolescente. Je me sens faible et
inutile alors que tout ce que je désirais dans la vie, c'était être forte et
indépendante. Mon mental que je pensais d'acier s'est effrité avec les années et
les désillusions rencontrées. Mais je fais face, je survis. N'est-ce pas ce que nous
faisons tous ?

4

« Le souvenir est une rose au parfum discret
que l'on arrose avec les larmes du regret. »
Claire Malesset

Mercredi 12 octobre 2016
Éloïse

J’entends mon sac à main vibrer depuis le siège passager.
Ma main droite abandonne le volant pour venir fouiller entre les tubes de
rouge à lèvres, un paquet de chewing-gum qui s’éventre à mon contact - génial -
et une lime à ongles qui se plante comme il le faut sous l’ongle de mon index.
— Rhaaa ! Bon sang !
Je porte le doigt à ma bouche pour atténuer la douleur avant de recommencer
mon exploration, continuant de pester toute seule.
Ça y est, je l’ai !
Mes yeux quittent le pare-brise pour se fixer sur l’écran du téléphone.

[Émilie : Hé, ho… Toujours en vie ?]

Je souris devant le message de celle que je considère comme mon alter ego,
ma vraie âme-sœur, ma best friend forever, mon Émilie. Trois jours sans lui
donner de nouvelles et la voilà prête à déclencher le plan Orsec !
L’attention zigzaguant entre le bitume et l’écran, je tape à la va-vite une
réponse.

[Moi : À c’qu’il paraît… Vais au boulot, t’appelle vite <3]

Sa réplique ne se fait pas attendre, bien évidemment conforme à ce que
j’envisageais.

[Émilie : Y’a intérêt ! <3]

Pour éviter la gronde qui s’annonce si je laisse encore passer plusieurs jours
sans donner le moindre signe d’existence, je pose mon téléphone sur mon bureau
dès mon arrivée à la menuiserie, me promettant d’appeler mon amie sur le temps
du midi.
Je libère mon cou de l’épaisse écharpe qui l’entoure, découvrant en même
temps un message laissé par mon chef, hier soir après mon départ. Celui-ci se
confond en excuse de devoir m'imposer un rendez-vous client « crucial » qui
« permettra à lui seul de faire tourner la boutique pendant tout un trimestre », si
j’en crois les premiers mots difficilement lisibles car notés sur un bout de papier
déchiré et déposé sur mon clavier.
— Génial !
Ayant bien conscience d'être encore seule, j’abandonne le papier sur mon
bureau, le temps de poser mes affaires et de soupirer telle une adolescente.
Malgré quatre années passées à étudier le commerce et un diplôme obtenu
avec mention, je n'étais absolument pas faite pour cette voie. C'est d'ailleurs ce
qui m'a poussée à reprendre le chemin de l'école après une année en tant que
vendeuse dans une boutique de prêt-à-porter. Ce n'est pas que j'étais une
mauvaise professionnelle, je m'en sortais plutôt bien au contraire, mais je
supportais difficilement d'aller sans cesse au devant des clients. En fait, je n'ai
jamais été douée pour les relations humaines en général. À l'école déjà, je n'avais
pas beaucoup d'amis et je faisais toujours tout mon possible pour rester invisible
: résultats scolaires satisfaisants, comportement irréprochable et look hyper
classique. Mal à l'aise avec mon corps et peu sûre de mes capacités
intellectuelles, j'ai toujours pensé que j'étais totalement inintéressante. Alors, en
tant que commerciale... Je me suis sentie beaucoup plus naturellement à ma
place dans le rôle d'assistante : pouvoir utiliser mes connaissances et mes
compétences tout en restant dans l'ombre de quelqu'un.
C'est pourquoi, la perspective d'aller aujourd'hui jouer la VRP, même pour le
temps d'un rendez-vous, ne m'enchante pas vraiment.
Le message de Monsieur Robert m'indique que l'entrevue consiste
« uniquement » à prendre les cotes des marchandises nécessaires au client afin
d'établir un devis. Je découvre quelques lignes après que j'ai rendez-vous trois
heures plus tard au Domaine aux Roses, soit l'une des plus belles demeures de la
région dont le propriétaire est décédé quelques mois plus tôt, laissant la presse
locale spéculer sur le futur acheteur. Je vais donc faire la rencontre des nouveaux
acquéreurs des lieux, probablement un couple de riches retraités, hautains et
arrogants au possible, qui regrettera tout de suite de ne pas avoir fait appel à un
maître d'œuvre - soit un vrai professionnel. Voilà pourquoi je me maudis d'avoir
enfilé à la hâte ce matin la plus basique des tenues possibles : un pull difforme,
un jean usé et une paire de Converse dont les années ont réduit en énigme leur
couleur d’origine. Une vraie bobo, question crédibilité on repassera !
Trop envieuse de pouvoir me décharger de cette corvée, je me dirige vers
l'atelier pour trouver Thierry, le chef d'équipe à qui il arrive d'accompagner le
boss lors de certains rendez-vous, soit mon unique carte joker pour ce matin.
Malgré sa combinaison de travail épaisse, j'aperçois tout de suite sa chevelure
blonde et son corps fluet s'activer dans la zone de production. Je m'approche à
grandes enjambées, me délectant comme toujours de cette délicate odeur de bois
fraîchement scié.
— Salut Thierry. Tu vas bien ?
Deux billes bleu pâle se tournent vers moi, se plissant d’étonnement. J'en fais
trop, bien évidement. Je ne passe jamais par l'atelier le matin et je me pointe
aujourd'hui avec mon café frais et mon sourire forcé. Que pouvait-il me
retourner d'autre que :
— Éloïse, que puis-je faire pour toi ?
— Ok, je suis désolée, j’avoue embarrassée en lui tendant le gobelet fumant.
Monsieur Robert avait calé un rendez-vous avec un client important avant de
devoir s'absenter et je pensais que...
— Oui, au Domaine aux Roses à onze heures, me coupe-t-il. Je sais, il est
venu m'en parler hier soir, me demandant si je pouvais y aller. Mais c'est
impossible pour moi, désolé. J'ai rendez-vous au tribunal à la même heure.
Même s’il essaie de rester maître de ses émotions, je perçois clairement à son
timbre de voix moins assuré, qu’il est troublé. Il n'a pas besoin de poursuivre ses
explications, la familiarité de notre société implique que toute l'équipe est au fait
de sa procédure de divorce en cours et de la peine que celle-ci lui cause. Quant à
moi, je comprends que je n'ai plus qu'à prendre sur moi pour aller à ce fichu
rendez-vous, l'évocation larmoyante de mes deux précédentes tentatives de «
prospection client », soldées par un véritable échec, n’y changera rien. Autant
taire ces horribles souvenirs. D’autant que je me sens idiote car je réalise
seulement maintenant que mes petites épaules peuvent bien supporter un rendez-
vous professionnel, aussi contraignant soit-il, en comparaison de la difficile
épreuve que traverse mon collègue.
— T'en fais pas, je comprends, je tente de me rattraper, accompagnant mes
paroles d’une pression amicale sur son épaule.
Si tu savais comme j’ai peur que mon tour ne vienne prochainement…
— Bon courage, j’ose rajouter tandis qu’il me répond d'un hochement de tête.
Bien trop peur pour être en mesure de te rassurer.
Puis je regagne mon bureau, sans avoir le temps d'y réfléchir davantage car je
suis aussitôt accaparée par la mauvaise humeur d'Alexandra, arrivée entre-temps
et qui ne cesse de s'agiter.
— Bonjour chère collègue ! Tout va bien ?
— Ouais, ouais, me répond celle-ci sans même me regarder.
— Bon, ok. Étant donné ta jovialité débordante ce matin, je préfère te prévenir
tout de suite : tu vas devoir prendre une nouvelle fois mon relais à l’accueil. Pour
plusieurs heures.
— Bah voyons, proteste-t-elle en m'accordant cette fois-ci toute son attention
pour m'offrir ce regard sombre avec lequel elle pense toujours m’impressionner.
— Monsieur Robert m'envoie en rendez-vous client…
— Toi, en rendez-vous client ? Et je fais comment mon boulot moi ?
J'ignore volontairement sa pique provocatrice et choisis de garder mon ton
léger, il est si drôle et si facile de la faire enrager.
— N'exagère pas ! Ce n'est pas comme si un bus de clients allait subitement
s'arrêter sur le parking et assaillir l'agence, ou que le téléphone allait surchauffer
d'appels !
Mais ses traits restent tirés. Je ne sais pas ce qui la tracasse à ce point ce matin
mais elle commence à m'inquiéter. Alexandra n’est pas du genre à laisser les
gens ou les événements l’affecter.
— Et puis, je n'ai pas vraiment le choix, continué-je, Thierry ne peut pas s'en
occuper.
— Bien-sûr que non. Pas aujourd'hui, me reprend-elle d'une voix plus dure
encore.
La voilà donc la raison de toute cette colère !
— T’étais au courant ?
— Oui, il en a parlé lundi midi.
Elle paraît plus triste encore que l'intéressé à l'évocation de ce souvenir.
— Ah, ok. Désolée, je n'ai pas dû faire attention, je me sens dans l'obligation
de m'excuser.
Depuis quand est-elle aussi concernée par les malheurs de Thierry ? Je n'en
sais rien et je ne m'attarde pas sur le sujet pour le moment. J'ai trop peur de me
faire rabrouer une seconde fois et surtout, je dois préparer mon rendez-vous.

*
* *

Après trois quarts d'heure de route à maudire ma stupide lâcheté qui m’interdit
de désobéir à mon boss et d’annuler ce rendez-vous, je franchis un immense
portail en fer forgé rouillé, maintenu par deux imposants piliers en pierres
jaunies, et je m'engage dans la longue allée du Domaine aux Roses, bordée de
chaque côté par la forêt. Je traverse le pont surplombant les douves qui entourent
la propriété, dépassant ainsi deux dépendances en briques et silex laissées à
l'abandon. Je contourne l'immense terre-plein central en friche, mêlant
mauvaises herbes et fleurs sauvages, pour venir me garer devant les imposantes
marches en pierre marquant l'entrée de la demeure.
J'ai rêvé de nombreuses fois de pouvoir visiter ce domaine si bien caché des
regards indiscrets mais il n'a jamais été ouvert au public. Et je ne peux que
constater que l'ensemble est aujourd’hui en très mauvais état, aussi bien la
bâtisse que le parc l'entourant. Même le soleil, si agréable en ce début
d'automne, ne parvient pas à redonner de l'éclat à la résidence, trop longtemps
privée d'entretien.
Descendant de la voiture, je lève la tête en direction de la demeure pour en
détailler la façade : une bâtisse de deux étages, en briques rouges et pierres de
taille, formée en U, ornée d'un nombre impressionnant de fenêtres me faisant
aussitôt comprendre l'insistance de Monsieur Robert pour ce déplacement. Un
toit à la parisienne recouvert d'ardoises verdies et cassées çà et là, entrecoupées
par une rangée de chien-assis et six imposantes cheminées, surplombe le tout.
Même s'il nécessite de toute urgence un ravalement complet, le bâtiment n'en
reste pas moins saisissant.
Je tourne la tête vers le parc et ses environs, à la recherche d'un autre véhicule,
mais je ne vois rien et n'entends rien. Le calme règne, serein, apaisant,
interrompu à l’occasion par les derniers chants d’oiseaux avant que ne vienne
leur fuite face à la froide saison.
La porte d'entrée du château - si tant est que l'on puisse qualifier ce monument
à lui seul comme tel - est entrouverte, il doit donc bien y avoir quelqu'un quelque
part. Forte de ce constat, je gravis la vingtaine de marches et fais mon entrée
dans la demeure.
Je marque une pause dans le hall d'entrée pour observer les lieux, levant la tête
pour admirer le lustre jonché de toiles d’araignées, qui descend depuis le plafond
jusqu’au milieu de l'impressionnante cage d'escalier.
Je m'apprête à rentrer dans ce qui devait être autrefois un salon, demandant à
voix haute s'il s’y trouve quelqu'un mais aucune réponse ne me parvient. Seul un
bruit lointain que je crois reconnaître comme étant des coups portés dans un mur,
me revient en écho. Je n'ai plus qu'à suivre celui-ci. Pour ce faire, j'emprunte
l'escalier central en pierre, m’aventurant à poser ma main sur le fer forgé froid et
poussiéreux de la rambarde aux motifs courbés. J'atteins alors un premier étage,
mais le bruit venant de plus haut, je me précipite au niveau supérieur, quelque
peu effrayée de me retrouver seule dans cet immense espace aux allures de
maison abandonnée, soit dans mon esprit des plus téméraires : hantée.
En atteignant le palier du second niveau, je jette un coup d'œil dans le couloir
et vois de la poussière s'échapper quelques portes plus loin. Je me félicite
intérieurement, le jean – basket n'était finalement pas une si mauvaise option ! Je
me détourne de l’escalier pour m’insérer dans le couloir, reconnaissant au fur et
à mesure de ma progression, et malgré le vacarme des travaux, les accords de
cette chanson de Bruno qui me file tout le temps la pêche, « Marry you ». Si je
n’étais pas aussi mal à l’aise avec l’idée d’être entrée sans en avoir la
permission, je me laisserais volontiers aller à fredonner les paroles. Mais je suis
ici dans le cadre de mon boulot alors je poursuis mon chemin en silence, me
contentant de longer les murs aux tapisseries florales décolorées par le temps,
sur lesquelles se trouvent encore suspendus de sombres portraits de familles dont
les regards semblent braqués sur moi quelle que soit la direction que
j’entreprends. Carrément flippant…
J’atteins bientôt la porte en question tandis que je m’approche à pas feutrés
pour venir frapper doucement contre. Dans un halo de particules volatiles à la
teinte orangée, j'aperçois une silhouette s'évertuer à taper dans un mur à l'aide
d'une masse. Bien sûr, ma petite voix frêle n'a pas permis à l'individu de
m'entendre depuis les étages du dessous et pour attirer son attention, il me faut
crier, entre deux coups, un bonjour très appuyé. L'inconnu se retourne alors,
passant ses mains sur son visage pour dégager les résidus de torchis qui s'y sont
déposés.
Mais c’est à peine si ce faciès retient mon attention, mes facultés mentales
étant entièrement inhibées car centrées sur ce torse tout juste camouflé derrière
un débardeur aussi poussiéreux qu’ajusté.
Mon imagination débordante, bien aidée par Bruno Mars qui me martèle son
« Hey baby, I think I wanna marry you », me projette alors dans cette scène que
je revis sans cesse depuis mon lever, hier matin : une pièce en travaux, un corps
musclé se déplaçant vers moi, des mains qui se posent sur mes bras et des lèvres
qui murmurent mon prénom... Et oui, à cet instant je jure que oui, « I do, I
wanna marry you ».
Aux prises avec ma vision fantasmagorique, je reste bloquée sur le seuil de la
pièce, sans être capable de prononcer le moindre mot ni même de faire le
moindre geste. Pourtant, je reviens vite à la réalité en entendant parler l’objet du
délit qui se dresse en face de moi.
— Éloïse ! Tu viens me livrer mon devis en mains propres ? C’est gentil de te
déplacer jusqu’ici !
Quoi ? Le devis ? Quel devis ?
C’est d’ailleurs la seule réponse que mon cerveau est capable de m’envoyer.
Ce « quoi ? » aigu, puéril, qui s’échappe bien trop vite de mes lèvres et m’oblige
à feindre de me racler la gorge pour remettre de l’ordre là-haut plutôt que dans
mes cordes vocales.
— Attends. Tu as raison, il y a trop de poussière ici pour y voir quelque
chose ! Je vais ouvrir la fenêtre et nous allons sortir de cette chambre.
Si ma cervelle d’adolescente ramollie n'a pas reconnu tout de suite le tas de
chair alléchante qui se meut devant moi, elle a réussi à associer un visage au son
de cette voix. Je me trouve en présence de Grégoire Legrand ; une nouvelle fois !
Essayant de retrouver mon calme intérieur et surtout de lutter contre les
images érotiques qui se sont immiscées dans mon esprit tordu, je reste plantée là,
à le regarder se déplacer dans la pièce, à l’aise avec son corps, face à moi,
l’empotée aux pieds enracinés et aux yeux incapables de se détacher de ce torse
parfait. Trop parfait pour être vrai.
— Éloïse ? T’es sûre que tu vas bien ? T’as l'air ailleurs, m’interroge Grégoire
en attrapant mon coude pour me faire sortir de la pièce.
Oh non, par pitié ne me touche pas. Enfin si, touche-moi, encore et ailleurs.
Où tu veux même. Mais non, je t’en conjure ne me touche pas, tu n’en as pas le
droit. Tu n’en as plus le droit.
Et bien évidemment, mon élocution se calant sur la clarté de mes pensées,
mon bégaiement chronique refait son apparition…
— Euh... Ou…oui... Ça va. Ne... ne t'inquiète pas. C'est cette poussière... j…
j'y suis allergique et j'avoue que… l'air ambiant.... m'é…étourdit un peu.
— Dans ce cas suis-moi. Nous allons redescendre, nous serons mieux en bas.
Il me lâche le bras, trop vite, et je le regarde faire disparaître de ma vue ce
buste en se revêtant d'un sweat tout aussi poussiéreux que le reste de ses
vêtements. Puis je le suis bêtement dans la descente d'escalier, bien incapable
d’engager la conversation. Et je préfère de loin utiliser mes dernières capacités
de concentration sur les détails que son anatomie, même de dos, m’offre à
chaque marche que nous descendons : ses épaules carrées, ses hanches étroites,
ses cuisses musclées et son fessier, mon dieu son fessier. Ce postérieur athlétique
à souhait qui ne volerait pas sa place dans les campagnes de pub pour célèbres
sous-vêtements masculins et qu’à défaut de pouvoir toucher, je ne me prive pas
d’admirer à travers le tissu de son jean tout déchiré.
Une fois arrivés au rez-de-chaussée, il se dirige vers la gauche en m'indiquant
que la cuisine se trouve dans cette direction. Nous traversons une première pièce
qu'il décrit comme étant le « petit salon », une deuxième qualifiée de « salle à
manger », avant de franchir une porte en pierre cintrée pour pénétrer dans un
immense espace voûté.
Grégoire avance dans la pièce, m’invitant à m'asseoir sur une des chaises
meublant l'interminable table en chêne située en son milieu. Tout en se dirigeant
vers le fond de la cuisine, il me demande si je souhaite boire quelque chose. Je
prends place et décline poliment sa proposition ; ma gorge est nouée, mon
estomac retourné, je suis incapable d'avaler quoi que soit. L’idée même de
m’asseoir à ses côtés pourrait me faire renvoyer mon petit-déjeuner sur le
champ.
Silencieuse, je le regarde attraper une cannette de soda dans le réfrigérateur et
je me souris à moi-même en pensant que c'est bien la seule chose normale que je
vois depuis que j’ai posé les pieds dans cet endroit : un frigo et du coca ! Je suis
encore sur terre, Alléluia ! Et tandis qu’il reste debout, en appui sur le frigidaire,
à étancher sa soif, je rassemble le peu de courage dont je suis capable de faire
preuve et me risque à le questionner.
— Tu… tu fais les travaux ?
— Euh… ouais, me répond-il en fronçant des sourcils, la cannette à peine
éloignée de ses lèvres.
Bon ok, je l’ai cherché ; question débile, réponse allant de paire avec la
question débile.
La tête descendant en direction de mes doigts que je triture, je tente une
reformulation.
— Mais tu interviens tout seul ? Tu n'as pas une équipe avec toi ? D'ailleurs, je
n'ai pas vu de camion d'entreprise dehors. Ni aucune voiture. Je suis désolée, je
n’ai pas dû me garer au bon endroit…
Génial ! Quand j’arrive à sortir une phrase sans bafouiller, c’est pour
l’étouffer parmi un tas d’autres, entièrement vides de sens ! S’il avait encore le
moindre doute sur la stabilité de mon état psychique il est désormais fixé…
Quand je ne suis pas la pauvre fille bègue stressante, je suis celle complètement
tarée et angoissante.
— Non, je préfère travailler seul, me coupe-t-il d’ailleurs pour mettre fin à ce
calvaire que je nous impose à tous les deux.
— Oh. D'accord.
Je n’insiste pas. Son ton qui se veut ferme ne me le permet pas. Pourtant, je
refuse de laisser le silence qui s’installe gagner, il a fait de moi sa proie durant
bien trop d’années. Alors, je relève la tête et décide de reprendre la conversation
sur ce que je suis sûre de davantage maîtriser, ce qui m’amène ici : le versant
professionnel.
— J'ai rendez-vous avec les propriétaires du Domaine à onze heures. Sais-tu
s'ils sont arrivés ?
Un sourire relève le coin droit de ses lèvres tandis qu’il me regarde. Un
sourire qui ne sourit pas, que je ne comprends pas et qui s’éteint aussitôt.
— C'est avec moi que tu as rendez-vous, finit-il par lâcher avant de détourner
les yeux et de porter une nouvelle fois sa cannette à ses lèvres comme pour me
convaincre de ne plus lui poser de questions, elles n’auront pas de réponse.
Mais ce que Grégoire ignore, c’est qu’il ne s’est pas trompé lundi quand il a
souligné que j’avais changé. Ma bienveillance à toute épreuve envers lui a
changé. Elle s’est envolée. Cet homme m’intimide encore et je crois qu’il
m’intimidera toujours, pourtant je ne peux plus être celle qui, il y a quinze ans
aurait obéi silencieusement. Celle qui se serait contentée de se taire et de lui
trouver des circonstances atténuantes. Alors certes, je patiente encore bien
sagement le temps que Monsieur ait fini de se désaltérer mais aujourd’hui je vais
insister. Aujourd’hui, comme cette fameuse nuit, je vais chercher les réponses à
mes questions en passant par ses yeux. Au risque de me laisser prendre à mon
propre jeu.
— Avec toi en tant que… maître d’œuvre ?
— En tant que propriétaire des lieux Éloïse, avoue-t-il, visiblement agacé.
Je n’ai que faire de son exaspération car le sentiment qui prédomine mes
pensées désormais est l’incrédulité.
— Propriétaire des lieux ? Waouh ! Je … suis impressionnée Grégoire ! C'est
vrai que j'ai lu dans les journaux il y a peu que le Domaine était en vente suite au
décès de son propriétaire mais je ne savais pas que...
— Il ne l'est plus aujourd'hui, m’interrompt-il en usant de sa cannette comme
d’un ballon de basket pour marquer la poubelle.
Ok…
— Ah… alors nous avons bien rendez-vous ensemble !
— Je n’en suis pas si sûr que toi, conteste-t-il en se dirigeant vers moi.
J'attendais un certain Monsieur Robert. Et si mes souvenirs sont bons, je pense
ne pas me tromper en affirmant que tu n'es pas un homme.
La voilà ! Je ne l’ai pas vue venir mais pourtant elle est arrivée, la riposte que
j’appréhendais. Je l’interroge sur son retour soudain qui semble devoir rester
secret, alors il me renvoie avec aigreur au passé. C’est bien joué. Bravo. Mais je
refuse de continuer. Je me retire de la partie, j’ai compris. Stupide Éloïse. Il vient
à l’instant de me rappeler la raison pour laquelle je ne pouvais pas prendre le
risque de jouer avec lui : la défaite ne vaudra jamais l’enjeu encouru.
— Monsieur Robert, mon responsable, est parti en déplacement. Il m'a
chargée de prendre son relais.
Il reste là, face à moi, de l’autre côté de ce pan de bois qui me sert de garde-
fou, les bras croisés et le visage impassible devant mes explications.
— Le rendez-vous d'aujourd'hui ne consiste qu'en un relevé de mesures, si j'ai
bien compris. Tu auras affaire à lui pour la suite du chantier.
J’ai saisi, ai-je presque envie de rajouter. Je ne viendrai plus t’importuner.
— Ok. Mais dis-moi, tu comptes vraiment faire un relevé de mesures sans
feuille ni stylo pour noter ? Comme ça, les mains dans les poches ?
— Non, bien sûr que non Grégoire ! je réplique du tac au tac à mon tour
agacée. Il n'y avait personne en bas quand je suis arrivée si bien que je pensais
être au mauvais endroit alors…
— Je plaisantais, me coupe-t-il de nouveau en prenant appui de ses bras sur le
dossier d’une des chaises situées devant lui. Tu n'as pas besoin de te justifier
Éloïse. Pas avec moi.
Je laisse mon regard se promener sur cet homme un instant. Sur l’ovale de son
visage marqué par sa barbe de trois jours, sur ses lèvres entrouvertes qui
semblent avoir encore bien des choses à me dire, ses yeux qui essayent de me
convaincre de la sincérité de ses paroles mais qui ne font pourtant que renforcer
ma colère envers lui car cette fois, c’est trop. Cette voix subitement douce et
caressante en contraste total avec ce qu’il veut me montrer depuis tout à l’heure,
est plus que ce que je peux supporter. Surtout maintenant qu’il vient d’exhumer
ce que je m’évertue à oublier depuis quinze longues années.
Cet homme est dangereux. Il manie le chaud et froid à sa guise avec moi et
malgré toute ma volonté pour batailler, je ne maîtrise toujours pas l’arme qui me
permettra de lutter. Alors, il devient urgent de me replier.
— Je vais aller chercher mes affaires dans la voiture. On va pouvoir
commencer après.
— Attends Éloïse, je…
Je me lève sans attendre qu'il ait fini de s’excuser. Ou de s’amuser. Je ne veux
même plus essayer de deviner.
— Je t’attends dans le hall d’entrée, a-t-il tout juste le temps de rajouter avant
que je ne sorte de cette maudite cuisine pour retrouver un air plus frais.
C’est ça de vouloir jouer Éloïse… je commence à me sermonner en sortant de
la bâtisse. Je n’avais qu’à rester professionnelle, je n’en serais pas là. Je ne peux
m’en prendre qu’à moi-même. À moi et mes stupides réactions dès que ce mec
est dans les parages.
Maintenant, tu te tais et surtout, surtout, tu essaies de ne plus passer pour une
imbécile.
Puis soudain, alors que je réalise que mes injonctions résonnent étrangement
avec celles que je me suis promis de suivre pas plus tard qu’il y a trois jours, je
me souviens que Grégoire est effectivement venu à l'agence lundi dernier sans
mentionner le rendez-vous d'aujourd'hui. Mais pourquoi ? Que cherche-t-il à
cacher derrière ce Domaine ? Derrière ces silences lourds de secrets ? Ce mec est
vraiment une énigme à lui seul.
Beaucoup trop d'inconnues parasitent ma compréhension de la situation, et à
défaut de pouvoir tirer ça au clair, je dois m'en servir pour rester distante. Et m’y
tenir cette fois.
Forte de cette nouvelle volonté, j’attrape à la va-vite mes affaires dans la
voiture. Je m’interdis de jeter un œil au rétroviseur pour contrôler mon état
physique, je sens suffisamment la chaleur de mon irritation se manifester sur mes
joues pour deviner la déconvenue qui doit aisément s’y lire. Alors, je claque la
portière, absorbe toute la quantité d’air que mes poumons sont en mesure de
contenir et je rejoins Grégoire dans l’entrée de son mystérieux château où je lui
indique sans plus de familiarité être prête pour la visite.
— Parfait, suis-moi. J'espère que tu n'es pas pressée car il y a trois niveaux et
beaucoup de pièces.
Et il dit vrai. Puisqu’à peine les dix-sept pièces du rez-de-chaussée passées au
crible, je me demande déjà si mon bloc sera suffisant pour prendre note de toutes
les cotes des matériaux demandés. Viennent ensuite le premier étage qui compte
précisément vingt pièces puis le second une quinzaine, si je me souviens bien,
mes capacités de mémorisation s’étant épuisées devant tant de pièces similaires.
Grégoire avance sans cesse, se parlant à lui-même et énumérant, selon les
plans gribouillés qu'il tient entre ses mains, ce dont il a besoin. Moi, je le
considère en silence, continuant de me persuader de la nécessité absolue de
refouler ce que je ressens en le regardant. Car malgré le mal que cet homme m'a
causé et les secrets qui semblent encore aujourd'hui l'habiter, je ne peux
m'empêcher de reconnaître, en le voyant si absorbé et animé par ses projets, que
ce mec est vraiment à tomber ! J'aime tant le voir réfléchir à haute voix, revenir
sur ce qu'il vient de m'énoncer avec son air sérieux, concentré comme jamais je
n’ai eu la chance de l’observer. Ne pas chercher à jouer de son physique
avantageux. Être lui, rien que lui, et non cet homme qui tient à distance ceux qui
s’aventurent à vouloir le connaître mieux. Celui auquel j’étais si attachée et que
ma raison, si elle faisait un tant soit peu honneur à son nom, devrait à cet instant
repousser.

*
* *

Une heure et demie plus tard, étourdie par autant de données chiffrées, de
pièces pleines de gravats et de poussière, je pousse un soupir de soulagement
lorsque que nous atteignons le hall du rez-de-chaussée.
— Une bonne chose de faite !
— Tu as raison. Ça fait beaucoup de mesures tout ça, j'espère que tu t'en
sortiras, m’interroge Grégoire en prenant appui sur la rambarde de l’escalier.
— Ça devrait aller. Et si j'ai besoin, je te contacte. J'ai ton mail désormais.
— C'est vrai, me confirme-t-il en souriant.
L'atmosphère s'est tellement détendue entre nous au fur et à mesure du rendez-
vous que je ne m'étonne même plus de réussir à lui parler sans bégayer ni même
me sentir totalement idiote. Et plus exceptionnel encore, sans que mon visage ne
vire au rouge de honte ou de colère. Alors, ma curiosité maladive le concernant
ayant un sursaut de confiance, je ne peux m'empêcher de lui demander :
— D'ailleurs, pourquoi n'as-tu pas mentionné cet entretien lundi, j'aurais pu te
ramener ton devis aujourd'hui ?
— Je ne savais pas que je prendrais rendez-vous avec ta boîte. Je cherchais
encore un prestataire à ce moment-là pour être honnête.
— Donc ton passage à l'agence était une sorte de... test ?
— Non, pas du tout, rit-il à ma question. J'ai réellement besoin de ce devis
mais pour un autre bien.
— Ah ok.
Étant donné la froideur de ses réponses plus tôt sur l'acquisition de ce
Domaine, je repousse tout de suite la myriade de questions qui me brûle la
langue, en particulier celle du nombre de propriétés qu'il possède.
— Et qu'est-ce qui t'a décidé alors ? À choisir « La Menuiserie Générale » je
veux dire ?
Ou à partir il y a quinze ans ? Et pourquoi
reviens-tu maintenant ? Est-ce uniquement pour me torturer de nouveau ? Car je
sais que le supplice a bel et bien commencé quand ce regard pénétrant que je
redoute tant se pose sur moi à cet instant.
— J'ai trouvé l'accueil disons… assez chaleureux. Et le délai pour obtenir un
devis est plutôt raisonnable.
— Même si tu ne l'as pas encore ?
Nouveau sourire.
Je suis foutue.
— Oui Éloïse, même si je ne l'ai pas encore. Mais la journée n'est pas
terminée, non ?
— Non, tu as raison. D'ailleurs, je vais y retourner et mettre tout ça au propre.
Établir une distance raisonnable entre nous surtout. Une cinquantaine de
kilomètres environ.
— Tu as besoin de celui-ci pour quand ? je lui demande en désignant le bloc
rempli de notes que je tiens toujours entre les mains.
— D'ici une semaine, c'est faisable ?
— Ouais, ça me paraît réalisable. On se dit pour le début de la semaine
suivante au plus tard ?
— Marché conclu ! Et maintenant on va déjeuner ?
Je ne peux réfréner un sourire devant cette proposition inédite, simple à prime
abord mais qui pour moi revêt un sens bien plus important. Presque symbolique.
Grégoire ne me rejette pas. Plus inespéré encore, il me demande de partager un
moment avec lui.
— Mon invitation est amusante ? s’interroge alors mon bricoleur préféré en
s’éloignant de la rambarde pour se rapprocher de moi.
Je secoue la tête pour marquer la négation, mes lèvres ne s’étirant que
davantage.
— Qu'est ce qui peut bien te faire sourire comme ça dans ce cas ?
— Rien du tout Grégoire. Laisse tomber.
Mais loin de suivre ma requête, ce dernier fronce les sourcils, se montrant
bien plus insistant encore par la percée de son regard. C’est déloyal !
— Ça va te paraître totalement idiot mais... après... cette nuit… chez Nicolas...
j’… j'aurais donné n'importe quoi pour que tu m'invites à déjeuner.
Bon ok, j'ai parlé trop vite. Je n'arrive de nouveau plus à formuler mes
phrases, je fuis son visage préférant me concentrer sur la pointe de mon pied qui
joue avec un joint de carrelage invisible, et je sens pour la énième fois mes joues
se réchauffer.
— Raison de plus pour ne pas refuser alors ?
Je secoue la tête m’interdisant de la relever. C'est précisément la raison pour
laquelle je dois refuser.
— Ce n'est pas sérieux. J'ai de la route et du boulot cet aprèm. Et figure-toi
qu'un client assez prétentieux attend son devis pour aujourd'hui. Je ne voudrais
pas le faire patienter davantage.
— Je suis sûr qu'avec un beau sourire comme tu sais les faire, il saura attendre
une journée de plus.
Oh bordel ! Je redresse la tête. Existe-t-il un mot plus fort que déloyal pour
décrire son comportement ? Fourbe ? Sournois ? Craquant ?
— Allez, insiste-t-il ! Je t'invite. On a plein de choses à se raconter.
Étrangement, je ne suis pas si emballée que lui à l'idée d'évoquer tous les
merveilleux souvenirs du lycée. Mais il a raison, nous devons discuter. Et puis,
faire remonter ce cauchemar à la surface me permettra peut-être d'en connaître
les raisons et de pouvoir tourner enfin la page Grégoire Legrand.
— Allez, continue-t-il. C’est juste un déjeuner Éloïse.
Et puis merde ! Il a toujours su y faire.
Ou plutôt, j’ai toujours été faible.
— OK! Mais un truc rapide alors.
Je sais déjà que c'est une erreur, j'ai capitulé trop vite, une nouvelle fois. Mais
vous devriez voir le sourire victorieux qu’il affiche rien qu’à l’idée que je reste
avec lui.
— Je vais prévenir ma collègue qu'elle ne m'attende pas et je te suis en voiture
pour repartir directement après.
— Ça marche, conclut-il en hochant la tête. Je te rejoins dehors.
En montant dans mon véhicule, j'attrape mon téléphone et tape à la hâte un
message à Alexandra lui demandant de ne pas m'attendre avant quinze heures,
« mon rendez-vous traîne en longueur » me justifié-je. C'est la vérité, non ? Puis
je pose mon front sur le volant, pousse un long soupir et recommence à m'auto-
sermonner. Mais pourquoi as-tu accepté ? Tu vas encore passer pour la cruche
qu'il croit que tu es et te faire plus de mal qu'autre chose. Ce mec s'est assez
foutu de toi Éloïse ! Oh la la la la la. Allez, respire ! Je me mets alors à inspirer
et expirer profondément, plusieurs fois, afin d'essayer de retrouver un semblant
de calme intérieur. Mais c'est sans compter sur l'aide de Grégoire qui, me faisant
sursauter, vient frapper au carreau de ma portière. Quand je disais que je passe
toujours pour une idiote...
En descendant la vitre, je sais que la gêne a envahi mon visage quand je le
questionne timidement.
— Oui ?
— Tout va bien ?
— Oui, oui. Ne t'inquiète pas. Ça doit être la poussière, dis-je en pointant du
doigt le château... Tu sais, mes allergies... J'avais besoin de respirer pour me
calmer.
— Je suis désolé mais on va devoir remettre ce déjeuner, m’explique-t-il
tandis qu’il appuie ses bras sur la portière de ma voiture, enserrant de ses mains
robustes la fente de la vitre. Je viens d'avoir un coup de fil important et je dois
me sauver.
Bien évidemment, le reste sera toujours plus important que de discuter avec
moi…
— Pas de souci, je mens dans un sourire forcé, essayant d’ignorer ses petites
rides qui ont refait leur apparition au niveau de son front.
Car je refuse de les associer à une quelconque contrariété de sa part, tout
comme je refuse d’admettre la désolation que je perçois pourtant dans son
regard. Il ne manquerait plus que je perde définitivement toute dignité au point
de l’excuser une fois de plus.
— Je vais pouvoir retourner bosser comme ça !
— Je t'appelle ?
Secouant la tête, je lui réponds :
— C'est moi qui te contacte dès que le devis est prêt.
J'ai trop attendu que tu le fasses et je ne souhaite pour rien au monde revivre
ça.
Après un court silence où aucun de nous deux ne semble prêt à dire au-revoir
à l'autre, j'ose ajouter :
— J'espère que ton urgence se réglera vite.
— J'espère aussi. À bientôt Éloïse.
Puis il s'en va, comme à chaque fois. Trop vite et sans que je ne comprenne
vraiment pourquoi. Et toujours pile au moment où j’accepte de baisser ma garde.
Je démarre la voiture et rejoins la sortie en m'interdisant de laisser ma gorge se
nouer par la tristesse que je sens me submerger.
Et je tiens bon, quelques secondes. Jusqu'à ce que je franchisse le portail et
que ma voiture ne soit balayée par la traînée de poussière d’un énorme 4*4 noir.
Un 4*4 conduit par une ravissante brune. Bien sûr, le truc « important » n'est
autre qu'une femme ! Une très belle femme ! Mais je m'attendais à quoi au
juste ? À ce que Grégoire Legrand s'intéresse aujourd'hui à moi ? Tu parles,
certaines choses ne changeront jamais. Grégoire est toujours aussi, si ce n'est
plus, attirant mais bien loin d'être à ma portée. Et moi, je suis restée la même
gourde qu'il y a quinze ans, fascinée par cet homme qui me prend pour un jouet.
Son jouet. Comment arrive-t-il à toujours avoir cet effet sur moi bon sang ? Ça
m'agace. Je m'agace. Je pensais avoir compris et dépassé tout ça avec le temps
mais il me fallait une petite piqûre de rappel a priori.
Retour à la réalité. Dur. Mais pas autant qu'au lycée. De toute façon, il pourrait
difficilement me détruire plus qu'il ne l'a déjà fait.

5

« Ce qui reste de tous les voyages
est le parfum d’une rose fanée… »
Cavidan Tumerkan


Grégoire

Debout, devant l’entrée du château, les bras croisés sur la poitrine, je la
regarde arrêter sa bagnole dernier cri à l’endroit même où Éloïse et sa modeste
citadine étaient garées il y a quelques instants encore ; avant que je ne sois
contraint de les chasser d’ici.
La portière s’ouvre. Une paire de talons apparaît, vite rejointe par ce corps
parfaitement apprêté, comme à son habitude, et ce visage fermé que j’ai
suffisamment côtoyé pour savoir qu’il n’augure rien de bon.
— Que viens-tu faire ici Constance ? je l’interroge tandis qu’elle s’approche
de moi.
— Ravie de te revoir aussi Grégoire ! Ton enthousiasme est... comment dire...
débordant !
Bien, les choses sont claires. Elle est contrariée et n’a pas l’intention de le
cacher. C’est parfait, nous sommes deux dans ce cas.
— Bonjour Constance, je me reprends, cédant à sa demande dans l’unique but
qu’elle réponde à son tour à la mienne. Veux-tu bien me dire ce que tu fais ici
maintenant ?
— Je viens constater que tu as bien pris possession des lieux. Tu es parti sans
laisser le moindre message et tu ne réponds plus au téléphone depuis. Alors, j’ai
pris les devants.
C’est bien ça le souci Constance, aurais-je envie de lui répondre. Tu prends
les devants sans même te soucier de ce qu’il y a derrière. Mais cette remarque
nous mènerait sur le chemin que j’aimerais justement éviter. Alors je me
contente de la décourager, à ma façon.
— Et tu ne t'es pas dit que ce silence était volontaire ?
Elle laisse échapper un rire défensif tandis qu’elle fixe sur moi ses yeux
mornes. Je l'ai blessée et je n’en suis pas fier. Mais elle l’a cherché après tout,
elle n’avait pas à débarquer à l’improviste comme ça.
— J'avais bien compris Grégoire. Mais je pensais au moins mériter quelques
explications, tu ne crois pas ?
Bien sûr que oui, je le crois. Le problème n’est pas là. Le problème est que je
n’aurais jamais dû nous laisser aller jusque-là. J’aurais dû me limiter aux raisons
professionnelles qui l’ont fait entrer dans ma vie, il y a quelques mois, juste
après la mort de mon père ; Constance étant la notaire qui a eu pour mission de
m'accompagner dans les difficiles démarches de succession. Et heureusement
qu'elle était là. Je venais de perdre mon paternel, mon unique famille ces quinze
dernières années, j’étais plus que paumé et son aide a été ma planche de salut, la
seule chose qui m’ait maintenu à flots. Elle m'a soutenu et épaulé, trouvant
souvent les mots qu’il fallait. Alors, m’ouvrant à elle comme avec peu d'autres,
je lui ai accordé mon amitié avant de la laisser, un de ces soirs où il m’arrive de
perdre pied, franchir la barrière du « plus si affinités ».
— Et moi je pensais que disparaître était une explication assez claire, je lui
retourne pourtant sans laisser filtrer la moindre émotion.
Ses prunelles toujours accrochées aux miennes, elle secoue la tête comme
pour me prouver qu’elle sait ce que je pense vraiment de tout ça au fond de moi.
Mais non, c’est justement ce qui fait que nous en sommes là, elle ne sait pas.
— Disparaître ? reprend-elle en fronçant des sourcils. Le terme est un peu fort
je crois. Et non, ce n'est pas une réponse Grégoire, c’est un acte. Plutôt lâche
d'ailleurs. Et égoïste aussi. Sauf que je te connais, je sais que tu n'es pas le goujat
que tu prétends être. Tu es irréfléchi. Irrationnel aussi. Mais tu n'as jamais voulu
me faire du mal.
J’admire cette foi qu’elle me porte, à bien des niveaux supérieure à celle que
je n’aurai jamais en quiconque, elle y compris.
— Oui, tu as raison, je lui réponds alors en toute honnêteté sans pour autant
lui accorder plus d’explications.
— Pourtant tu es parti. Sans m'avertir, continue-t-elle. Et je t'avoue que... tu
m’as fait mal Grégoire.
Son visage bascule vers le sol en même temps qu’elle me livre son aveu. Elle
ne ment pas. Rien qu’à son timbre de voix qui fléchit, je perçois jusqu’à quel
point je l'ai touchée.
Et ça fait chier car je ne sais pas gérer ça moi. Encore moins quand j’y suis
obligé.
Alors, ne sachant pas quoi lui répondre, je reste silencieux un moment, les
bras toujours bloqués sur la poitrine, à la voir esquiver mon regard pour tenter de
se maîtriser. J’observe ses gestes volontairement réservés, son petit tailleur
cintré, ses escarpins vernis déjà blanchis par la poussière des graviers qu’elle a
foulés, et le contraste entre nos deux vies me frappe violemment.
Je ne comprends pas comment j'ai pu ne pas le voir avant, mais je sais
désormais que nous n’avons rien à faire ensemble, elle et moi. Je suis un mec
simple, qui n'a jamais eu d'autre ambition que de vivre une vie qui lui
correspond, face auquel se tient cette femme sophistiquée, qui possède en plus
d'un esprit avisé, un caractère bien affirmé, beaucoup trop affirmé pour que je ne
sois capable de le supporter. Le seul fait qu’elle soit là aujourd’hui, sans qu’elle
n’ait été invitée, me donne l’impression d’étouffer. D’ailleurs je me demande
sérieusement ce qu’elle a pu trouver en moi qui justifie le déplacement jusqu'en
Normandie ? Je ne sais pas. Et je ne veux même pas chercher, les seules
réponses qui me viennent ne faisant que renforcer mon animosité. Pourtant, la
rembarrer à chacune de ses prises de paroles ne m’aidera pas à m’en défaire.
Bien au contraire. Alors, même s’il est clair qu’elle doit se détacher au plus vite
de moi, il est plus important encore que j’arrête de me braquer - et de la braquer
par ricochet - comme ça.
— J’en suis désolé, crois-moi. Je pensais que cela te suffirait pour comprendre
que je ne suis pas l'homme qu'il te faut Constance.
— Et moi je pensais que tu étais l’homme que je pouvais présenter à mes
parents, réplique-t-elle en ancrant son regard de chien battu au mien.
C’est bon, j’abandonne, c’est trop pour moi. Je ne sais pas faire ça. Je ne suis
pas ce type d’homme capable de consoler les âmes en détresse, notamment
quand je l’ai moi-même provoquée.
Alors je la laisse me balancer sa triste vérité comme si je n’avais saisi
l’importance que cette étape revêtait pour elle, bien que ce soit tout l’opposé.
Car c’est justement parce que cette présentation était si fondamentale à ses yeux
que je me suis sauvé. Mais je ne peux pas lui dire. Pas comme ça, alors que nous
sommes debout, l’un en face de l’autre, au milieu d’un terrain quasi abandonné.
Elle ne comprendrait pas.
— Écoute Constance, j’ai une tonne de boulot qui m’attend cet après-midi et
je m’apprêtais à aller déjeuner avant ton arrivée. Alors si tu veux te joindre à
moi, tu es la bienvenue, sinon tu trouves de quoi t’occuper jusqu’à ce soir et
nous reparlerons de tout ça un peu plus tard, si tu le veux bien.
— Ok, j’ai compris, lève-t-elle ses paumes de main en ma direction pour
simuler la défaite. Je prends le plus tard dans ce cas. Il me va toujours mieux que
le jamais.
Bien évidemment, c’est à Constance que j’ai affaire en même temps.
Sa répartie à toute épreuve me vaut d’ailleurs d’incurver le coin droit de mes
lèvres bien malgré moi car il n’y a aucune défaite là-dedans.
— Mais avant le déjeuner, ajoute-t-elle aussitôt, je pense avoir mérité une
visite guidée des lieux ! Et j’insiste ! Après tout, je viens de faire près de mille
bornes pour tes jolis yeux…
C'est officiel, je suis un crétin. Au moins aussi crétin que cette fille a de la
ressource, c’est dire. Puisqu’il en faut pour être capable de mettre sa rancœur de
côté devant mon manque flagrant de réponse comme de courage.
— Tu promets de me laisser bosser en paix après ?
— Promis, me répond-elle en souriant déjà.
Car elle le sait, elle a gagné. La première manche en tout cas.
— C’est parti pour une visite alors, je l’invite à me précéder d’un mouvement
de bras vers la bâtisse, bien conscient que la partie suivante laissera bien plus de
traces que la présente.

*
* *

— Tu es bien ici alors, me lance Constance tandis que nous sommes installés
au restaurant et qu’elle me regarde finir mon repas, le visage en appui sur sa
main.
Ma mâchoire freine ses mouvements de mastication un court instant tandis
que mes yeux quittent mon assiette pour rejoindre les siens. Mais je la regarde
sans la voir, surpris qu’elle prononce ces mots que je réfute depuis un petit bout
de temps déjà. Depuis que la vérité m’a explosé en pleine face je crois.
« Est-ce que je me sens bien ici, dans ce rôle de rentier que je découvre et qui
est à l'opposé de ce que j'ai toujours imaginé ? » Des tas de raisons me
pousseraient à lui répondre que non, il m’est impossible d’approuver un devenir
qui m’a été imposé, mais je suis ici dans ma région natale. J'y ai grandi et vécu
jusqu'à mes dix-sept ans. J'y ai des tonnes de souvenirs ; bons essentiellement,
mauvais pour les plus marquants. Malgré cela, quand je parviens à les mettre de
côté et que j’oublie tout ce qui gravite autour de mon hérédité, je ressens une
sorte de familiarité que je parviens difficilement à expliquer, comme si, quelque
part, j’étais de retour à la maison après un voyage qui aurait trop duré.
— Ton projet est merveilleux en tout cas, continue-t-elle de converser sans
faire cas de mes pensées. Tu vas créer quelque chose d’incroyable.
J’aimerais partager son enthousiasme, cela serait tellement plus simple, sauf
que je suis incapable de faire comme si tout ceci était mérité.
— J’ai tout un tas d’idées en tête mais tu vois, je me lance tout seul dans ce
truc un peu fou et il m’arrive parfois de me dire que j’ai tout simplement perdu
la raison.
— Au contraire, c’est tout l’inverse Grégoire, se dégage-t-elle de son bras
pour venir le poser sur le mien. Beaucoup auraient choisi la facilité en se
contentant de vendre et d’encaisser, quand toi, tu ne cesses de réfléchir à ce que
tu peux faire de cette propriété.
Mes yeux descendent sur sa main qui agrippe mon avant-bras.
— J’étais là tu sais quand tu as tout appris et je peux t’assurer que jamais je
n’aurais cru me retrouver un jour ici. Tu commences tout juste à accepter la
situation Grégoire, laisse-toi le temps. Et en attendant, continue d’avancer
comme tu le fais. Tu vas y arriver, je le sais. Je crois tant en toi.
— Tu veux me faire rougir, c'est ça? j’essaye d’esquiver ces flatteries inutiles
avec humour en me reculant dans le fond de ma chaise pour me dégager de son
bras et de cette emprise qu’elle tente toujours d’avoir sur moi.
C’est pourtant tout le contraire qui se produit.
— Ce serait bien la première fois, réplique-t-elle du tac au tac, pas le moins du
monde freinée par mes tentatives de rejet.
Une nouvelle fois, j’oublie trop vite qui est Constance et qu’elle n'est pas
vraiment du genre farouche.
— D'ailleurs, j’enchaînerais bien sur la visite de ton point d’ancrage, histoire
de me détendre dans un bon bain chaud. Avec toi pour me frotter le dos, cela va
sans dire ...
Les yeux teintés d’une lueur sombre que je reconnais, elle fait glisser ses
escarpins le long de mes jambes, remontant tout droit en direction de mon
entrejambe. Mon instinct me pousse aussitôt à ramener mes genoux l'un contre
l'autre pour l'empêcher de poursuivre son numéro de séduction que je me refuse
à apprécier.
Cette fois-ci, je n'ai plus le choix on dirait, reculer davantage cette discussion
serait l’humilier.
— Arrête Constance. Je te l’ai dit tout à l’heure, nous devons parler.
Mais mon avertissement ne fait que l’encourager et je la vois se redresser pour
s'approcher de mon visage et me murmurer dans le creux de l'oreille :
— Laisse-moi te détendre un peu et nous serons plus aptes à discuter après, tu
verras.
Elle ne compte vraiment pas me faciliter la tâche. La garce…
— Si tentante soit ta proposition, je vais la refuser Constance. Je veux être
franc avec toi et … nous devons arrêter là. Ça, je lui explique en désignant mon
oreille de mon index pour marquer l’attitude aguichante dont elle vient de faire
preuve, et tout le reste, c’est terminé. Toi et moi, c’est fini.
Voilà, c’est fait. Ils sont sortis ces mots que je n’ai pas été fichu de prononcer
avant. Seulement, je ne me sens pas plus soulagé pour autant. Et encore moins
quand je vois mon ex regagner l’assise de sa chaise, ses yeux à la recherche d’un
appui imaginaire derrière la fenêtre, luttant contre l’humidité qui menace de la
faire flancher.
Je me tais quelques instants, la laissant digérer l'annonce officielle de ce qui
était pourtant déjà une réalité, pour moi en tout cas, me contentant de trouver
refuge à mon tour dans la contemplation du paysage qui s’offre à nous.
— Tu es parfaite Constance, je reprends au bout de quelques minutes
interminables. Tu es drôle, belle, sexy, attentionnée, et je crois que sans toi, je
n'aurais jamais pu surmonter les épreuves que j'ai eues à traverser ces derniers
mois...
— Mais ? me coupe-t-elle, une fatigue de ce qui va suivre à peine contenue
dans la voix.
— Mais nous ne sommes pas du même monde.
C’est drôle comme cette simple phrase a réussi à ramener toute son attention
sur moi, même si ce n’est pas vraiment comme je l'espérais au vu de la noirceur
du regard qu'elle me renvoie. Seulement, maintenant que je suis lancé, je dois
continuer.
— Je suis menuisier Constance. Et même si j'ai hérité de ce magnifique
domaine qui va incontestablement changer le cours de ma vie, je veux rester
celui que je suis. Je ne t’ai jamais raconté ce qui nous a amenés en Ardèche, mon
père et moi, il y a de ça des années, je n’en parle jamais mais je vais le faire
aujourd’hui pour que tu comprennes pourquoi je suis parti comme ça.
Elle ne rétorque rien, elle ne bouge même plus à vrai dire, alors je continue
— Les parents de ma mère, sa propre mère plus particulièrement, n’ont jamais
accepté qu’elle tombe éperdument amoureuse d'un vulgaire ouvrier. Issue d’une
lignée d’aristocrates de génération en génération, ma grand-mère maternelle
comptait bien voir perdurer son digne rang familial. Alors, quand à quelques
semaines de son mariage avec l'un des plus riches propriétaires terriens de la
région, ma mère a annoncé à tout le monde qu'elle comptait finalement épouser
mon père, simple menuisier, dont elle attendait un enfant non légitime de
surcroît, ma grand-mère, à défaut d'échapper à l'humiliation sociale, a frôlé
l'arrêt cardiaque. Ma mère n'a pas été reniée par ses parents mais ceux-ci ne lui
ont jamais vraiment pardonné son choix. Si bien que mon père, ne supportant
pas de voir celle qu'il aimait souffrir de cette situation, a très vite choisi de se
reconvertir pour trouver un emploi offrant de vraies perspectives d'évolution. À
force de travail acharné, il est ainsi devenu directeur d'un groupe réputé
d'agences de voyage, lui permettant d'offrir à ma mère une très belle maison, des
tenues sophistiquées et des voyages aux quatre coins du monde. Mais, malgré ce
train de vie s'apparentant réellement à celui de mes grands-parents, mon père n'a
jamais été considéré par ces derniers comme un homme à la hauteur pour leur
unique héritière.
Comme si les sentiments n’avaient définitivement pas leur place dans la vie de
leur propre enfant, je ne peux m’empêcher de constater tristement à chaque fois
que j’y pense. Mais Constance ne semble pas en être là encore dans sa réflexion,
c’est pourquoi je poursuis.
— Alors, lorsque quelques heures à peine après l'enterrement de ma mère, ma
grand-mère est venue me « réconforter » en me rappelant l'exemple de ma mère
pour m'expliquer que la vie était bien trop courte et que « gâcher » mes études ne
me permettrait pas de « relever le niveau » de la famille, mon père a décidé qu'il
était temps de prendre le large. Trois jours plus tard, notre maison était mise en
vente, nos cartons prêts et nous roulions vers une nouvelle vie, sans avoir pris le
temps de dire au revoir à quiconque. Mon père nous a installés en Ardèche, dans
un petit village du Sud, tout autant paumé que typique puis il a repris son métier
de menuisier avant de créer sa propre entreprise deux ans plus tard et de faire de
moi un véritable artisan. Un menuisier qui va mener à bien les travaux de
rénovation qui lui incombent dorénavant.
J’arrête un instant de me déverser sur mon histoire familiale, observant
Constance jouer avec quelques miettes du pain, vestige de notre repas gisant sur
la nappe. Elle n'a visiblement rien à me retourner, alors, résigné, je poursuis mon
récit, essayant d'être pour une fois le plus adroit possible.
— Si je te raconte tout cela Constance, c'est que je ne veux pas faire semblant
d'être celui que je ne suis pas. J’ai hérité de ce patrimoine que je n'aurais jamais
osé rêver posséder. Pour autant je ne compte pas me laisser happer par cette
richesse soudaine. Je veux en tirer profit c'est sûr, mais en me contentant d'une
vie simple. Et si cela me rend heureux de rester menuisier toute ma vie, je ne
vois pas pourquoi j'en changerais. Tu comprends ?
Cette fois-ci mes mots la font réagir. Elle abandonne les miettes qui
occupaient ses mains, relève son visage fermé vers le mien et me répond la
mâchoire serrée.
— Bien sûr que je comprends Grégoire. Mais je t'avoue que je suis aussi
surprise que déçue que tu me voies comme une femme vénale. T’ai-je montré
une seule fois que je m'intéressais à toi uniquement pour ton argent ?
— Non, jamais. Je pense que tes sentiments envers moi ont toujours été
sincères mais la rencontre avec tes parents m'a fait comprendre que nous ne
cherchions pas la même chose dans la vie.
— Parce que tu ne cherches pas la personne avec qui la partager ? me
retourne-t-elle sur un ton plein de reproches.
— Constance, tu es notaire ! Tu es issue d'une famille aisée. Ton rapport à
l'argent n'est pas le même que la plupart des gens.
— Je n'ai jamais eu le sentiment que cela te gênait quand je me donnais à toi.
Waouh, elle réplique fort ! Je me doutais qu'elle serait une adversaire
redoutable mais je dois avouer que sa répartie me prend une nouvelle fois au
dépourvu. Et c’est bien parce que je ne veux pas rentrer dans une de ces stupides
disputes inhérentes à la séparation que je reprends sur un ton qui se veut le plus
apaisé possible.
— Ne t'engage pas sur ce terrain-là Constance s’il te plaît. Je comprends que
mes paroles puissent te blesser mais je t'assure que mes sentiments pour toi ont
toujours été sincères également. Et pour être entièrement honnête avec toi, quand
tes parents se sont intéressés au Domaine plutôt qu’à moi, voyant là l'excellent
parti que leur fille avait déniché, j'ai été dégoûté, profondément.
— Mais tu ne vas pas en tenir rigueur à des parents d'être contents que leur
enfant n'ait pas à se soucier de son avenir !
— Je te rappelle encore une fois que tu es notaire Constance et que peu
importe l'homme que tu choisiras, tu n'auras probablement jamais à te soucier de
ton avenir financier.
— Toi non plus à ce que je sache. Tu as dit toi-même tout à l'heure que ton
niveau de vie allait considérablement changer. Je ne vois pas où est le problème !
Elle commence à hausser le ton, suffisamment pour que les clients du
restaurant qui nous entourent s’intéressent davantage à nous qu’au contenu de
leur assiette. Je décide alors de ne rien ajouter pendant quelques minutes dans
l’espoir qu’elle retrouve son calme. Et lorsqu'elle reprend la parole, la colère est
effectivement passée mais elle a malheureusement cédé la place à la tristesse. Et
c’est d’une voix pleine de sanglots qu’elle reprend alors :
— Je ne peux pas changer mes origines Grégoire. J'ai grandi dans ce milieu et
oui, il est normal pour moi de vivre avec certains moyens. Mais je ne pense pas
une seule fois t'avoir demandé de m'entretenir. Je suis une femme autonome et tu
le sais. Mes seuls défauts ont été d'avoir toujours été sincère avec toi et d'être
tombée amoureuse de toi Grégoire.
Il aurait été tellement plus simple de pouvoir répondre à ces sentiments en
retour.
— Je sais Constance. Tout comme je sais que je ne supporterais pas que tu
souffres du rejet de tes parents.
— Mais pourquoi serais-je rejetée par mes parents bon sang ?! Toutes les
histoires ne sont pas une pâle copie de celle des tiens !
Elle s'énerve de nouveau. Et je sens qu’il devient difficile pour moi de me
maîtriser également.
— Alors pourquoi m'as-tu présenté à tes parents comme un riche
propriétaire ? Savent-ils au moins que c'est un héritage et que je ne tire aucune
fierté de celui-ci ? Que je n'ai rien fait pour le mériter ?
— Non. Je ne pensais pas avoir besoin d'aborder cet aspect assez privé de ta
vie.
— Tu dois aussi considérer mon métier comme une information confidentielle
puisqu'ils n'étaient pas au courant que le petit-ami de leur fille n'est qu'un
menuisier figure-toi. Et ton père, qui n'a voulu entendre que ce qu'il souhaitait de
mon parcours professionnel, croit encore que je suis le gérant d'une menuiserie.
— Tu l'es.
— Malgré moi !
— Ah, tu vois que tu peux hausser le ton aussi !
Argh !! Elle a réussi à me mettre hors de moi !
Et ça m'énerve davantage encore !
— Oui, je peux. Je suis en colère Constance. Tu as enjolivé la réalité en
dissimulant certains aspects de ma vie pour que tes parents m'acceptent…
Elle ne répond rien.
— … Et je ne veux pas vivre une relation de la sorte.
Sans doute mes mots annoncent la fin définitive de notre relation comme de
notre discussion puisque c’est le moment que choisit le serveur pour venir
débarrasser nos assiettes. Je ne sais pas si je dois l'en remercier ou le fustiger
quand je vois Constance se renfermer davantage et tourner son visage vers la
fenêtre pour se cacher des stries de larmes qui commencent à glisser sur ses
joues.
Je souffle, ambivalent dans mes sentiments. Car si je peux me sentir soulagé
que le message soit passé, qu’elle ait compris que notre histoire était
définitivement terminée, je ne suis pas insensible au point de me barrer et de
l’abandonner ici, dans une région qu’elle ne connaît pas, seule avec son chagrin
que je ne partage pas.
— On va prendre l'air ? je lui demande ainsi sans vraiment attendre de réponse
de sa part tandis que je me lève pour aller régler l’addition.
Elle se contente d’acquiescer en silence d’un léger mouvement de tête, en
évitant soigneusement de croiser mon regard. Comme durant tout le trajet qui
nous amène jusqu’à mon appartement d’ailleurs. Mais je n’ai pas besoin de voir
la peine colorer ses yeux pour comprendre quel sombre crétin je suis, chacun de
ses spasmes me rappelle suffisamment à quel point j’aurais dû freiner cette
histoire bien avant aujourd’hui pour éviter de la faire espérer ainsi.

6

« À peine ouverte au jour, ma rose s’est fanée. »
André Chénier


Éloïse

Ce mec est un sombre crétin ! je ne cesse de me répéter le long des kilomètres
censés me ramener à la menuiserie.
Et le pire, c’est que je suis encore plus crétine que lui !
Je suis en colère contre lui et plus encore contre moi-même. À un degré tel
que je me sens bien incapable de retourner travailler tout de suite.
Si je m'écoutais, je rentrerais chez moi sur le champ, je bazarderais toutes mes
affaires dans l’entrée, j'enfilerais mon vieux survet’ gris qui est aussi confortable
qu'hideux, et je me camouflerais sous la couette avec un bon roman dramatique,
juste histoire de trouver une raison valable pour pleurer toutes les larmes de mon
corps. Mais je ne peux pas faire ça. Je suis aujourd'hui une adulte et il semblerait
que je doive faire preuve de maturité et de recul.
Sauf que j’ai dû rater quelques étapes du processus d’évolution parce que
question distance, je me sens bien en peine.
Alors, étant donné qu'Alexandra est déjà au courant de mon retour tardif, je
décide de m'arrêter une petite heure à la salle de sport pour trouver le recul
nécessaire à l’aide de quelques gouttes de sueur et d’une dizaine de bornes sur
tapis.
Je m'installe sur la machine, glisse les écouteurs dans mes oreilles et pousse le
volume de mon smartphone à fond. J'ai besoin de me couper du monde pour
évacuer tous ces sentiments qui ont resurgi en force depuis trois jours et qui me
dépassent totalement. Et surtout, je veux effacer ce mélange de rage et de dépit
que je ressens envers moi-même pour avoir été bête au point de laisser un seul
petit espace à Grégoire, suffisamment grand pour qu'il me blesse de nouveau.
Mais pourquoi y arrive-t-il toujours si facilement aussi ?
Je suis amenée à le revoir c'est certain, je ne vais pas démissionner juste pour
le fuir mais il faut absolument que je me préserve davantage, il en va de ma
santé mentale. Je ne peux plus le laisser entrer dans ma vie. C'est fini.
Pourtant j'aimerais seulement comprendre pourquoi il a agi ainsi, et pourquoi
avec moi alors qu'il avait à sa disposition toutes les filles qu'il désirait ? Sait-il au
moins que cette seule nuit a atomisé tout le reste de ma vie ?
Je revois cette pimbêche d'Amanda, la starlette du lycée, entourée comme
toujours de son groupe de petits toutous en laisse, venir me narguer si souvent
après son départ, en me balançant de nouvelles saloperies à chaque fois : « Tu ne
crois quand même pas qu'il avait des sentiments pour toi ? Tu n'es pas assez bête
pour ça, toi l'intello de service ? Oh, si, tu le croyais. Ma pauvre Éloïse !
Franchement, Grégoire tomber amoureux d'une… grosse... ? Mais tu n'étais
qu'un jeu pour lui. Un simple pari, comme il en faisait tous les mois. Il devait te
sauter pour empocher le pactole. Pourquoi crois-tu qu'il est parti juste après ?
Avec toutes celles qu'il a dépucelées, il a gagné assez de fric pour se tirer loin
d'ici... ».
Je sens l'émotion me serrer la gorge et j'avale douloureusement la boule qui
est en train de s'y former. Je dois me ressaisir. Je me suis juré de ne plus jamais
laisser ces personnes me détruire comme elles l'ont fait si longtemps. Tout ça,
c'est du passé. Ce n'est pas parce que Monsieur a refait d'un coup surface dans
ma vie que toute cette merde va de nouveau m'exploser à la tronche. Je suis
aujourd'hui une femme forte. Je dois l’être. Tout comme je dois lui prouver que
ce qu'il a engendré ne m'a pas anéantie, qu’il n’a pas eu cette emprise.
Je relève la tête sur l'écran du tapis de course. Neuf bornes en quarante-cinq
minutes ! Un record. Au moins quelque chose de positif aujourd'hui. Ça booste
d'avoir les nerfs...
J'éteins l'appareil, retire mes écouteurs que j'enroule autour de mon téléphone
et me dirige vers la douche des vestiaires.
Je sors de la salle de sport quelques instants plus tard, prête à attaquer le
restant de la journée.

*
* *

Quand dix-huit heures apparaît sur l'horloge du bureau, je suis soulagée
d'éteindre mon ordinateur après avoir réussi à envoyer dans l'après-midi le
premier devis pour Grégoire, dans un e-mail certes classique mais néanmoins
courtois. J'ai également bien entamé le second concernant son Domaine. Tant pis
pour les autres tâches, elles attendront un peu, j'ai besoin de clore au plus vite
l'épisode Grégoire Legrand et de reprendre tranquillement le cours de ma vie.
Sur le chemin du retour jusqu'à la maison, je me dis d'ailleurs qu'Alexandra a
bien raison. Ma vie me paraît peut-être ennuyeuse mais au moins, elle n’est pas
douloureuse. Certes, nous connaissons quelques difficultés Maxime et moi, mais
il ne m'a jamais fait souffrir, lui. Non, cet homme m'aime et me respecte. Il ne
me ferait jamais de mal intentionnellement. Et si nous étions il y a peu encore un
couple soudé, je veux rester persuadée que nous pouvons le redevenir. Alors
pourquoi tout compliquer ? Pour un mec qui n’a rien su faire d’autre que de me
faire espérer inutilement ? C’est ridicule. Grégoire ne mérite même plus que je
lui accorde une seule de mes pensées.
C’est pourquoi ce soir, l’épouse que je suis aimerait oublier son passé au
moins autant que tout ce qu’elle est incapable d’apporter à son mari pour lui
prouver qu’elle peut malgré tout le rendre heureux.


7

« Va revoir les roses.
Tu comprendras que la tienne est unique au monde. »
Antoine de Saint Exupéry


Grégoire

La tête métallique de la masse s'écrase contre le mur, projetant dans l'air des
centaines de particules. Mes bras se contractent sous le poids de l'objet, prenant
leur élan pour de nouveau frapper.
Je répète ce mouvement plusieurs heures durant, jusqu'à en être épuisé. Mes
mains sont cloquées, mes bras endoloris. Je dégouline de sueur et me dégoûte
moi-même de mon odeur nauséabonde. Il est temps de s'arrêter.
Je descends les deux étages qui me séparent du rez-de-chaussée et me dirige
vers la cuisine pour attraper un soda frais et récupérer mon portable afin de
vérifier que Constance ne m’ait pas appelé.
Après le déjeuner, je l’ai laissée à mon appartement. J'ai déposé ses bagages
dans la chambre d'amis, lui ai expliqué où se trouvait tout ce dont elle pourrait
avoir besoin et lui ai remis un double des clés. Elle n'a pas réagi, s’enfermant
davantage dans son mutisme en s'asseyant sur le canapé sans même me regarder.
— Je vais retourner au Domaine travailler un peu. Je devrais rentrer tard, ne
m'attends pas pour dîner. Fais comme chez toi, il y a tout ce qu'il faut pour te
faire à manger. Et si tu as besoin de quoi que ce soit, passe-moi un coup de fil ou
envoie-moi un message. D'accord ?
Voilà quel a été le contenu de mon monologue. Depuis, je n'ai aucune
nouvelle.
Il est dix-huit heures, la nuit s’installe doucement. Je suppose que son silence
signifie qu’elle a besoin d’un peu d’espace, alors je vais tenir ma parole et bosser
plus longtemps ce soir pour qu’elle n’ait pas à me croiser. Demain, nous
improviserons, il fera jour…
J'embarque avec moi mon portable et la cannette de soda que je vide en
grimpant deux par deux les marches du gigantesque escalier de marbre,
l’attention accaparée par un mail envoyé par Éloïse plus tôt dans l’après-midi.
Mon devis.
Elle m’avait dit qu’elle le ferait dans l’après-midi. Sauf qu’avec la visite
impromptue de Constance aujourd’hui, je l’ai totalement mise de côté. Et je vais
devoir m’en excuser.
Avec elle aussi, il fera jour demain… même si j’aime particulièrement à me
rappeler d’elle la nuit, je songe en attrapant la masse au repos sur le sol pour
recommencer avec force et détermination ma démolition.
Et les souvenirs de cette soirée me reviennent en mémoire comme si elle
s’était déroulée hier.

Je suis assis dans le canapé du salon, chez Nico, un de mes potes qui organise
une fête, comme tous les week-ends quasiment. Sa maison ressemble d'ailleurs
plutôt à une fraternité qu'à une demeure familiale mais ses parents lui laissent
en faire ce qu'il veut, alors c'est beuverie et baisodrome tous les samedis. On
joue à la Play Station. Les soirées débutent souvent par un tournoi. Et je vais
tous les pulvériser, je suis imbattable à Fifa.
J'attrape une bouteille de bière et en avale une gorgée quand je vois une
silhouette que je reconnais tout de suite passer dans le couloir. Éloïse est là ce
soir ! Tiens donc, c'est bien la première fois que je la vois dans une soirée. Je ne
suis pas le seul à l'avoir remarquée d'ailleurs, cet enfoiré de Damien me tape sur
l'épaule et la montre du doigt.
— Regarde qui voilà !
Je ne détourne pas ma tête de l'écran de télévision.
— Et alors, qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ?
Bien-sûr que ça me fait quelque chose mais j'essaye de paraître indifférent
devant mes potes et encore plus devant cet abruti dont le plus gros kiff est de me
faire chier en prouvant à tout le monde qu'il est meilleur que moi, pour pécho
des meuf notamment. Alors si je lui montre que la petite Éloïse ne me laisse pas
totalement de glace, il va tout faire pour la draguer et je vais être obligé de lui
rentrer dedans. Non pas que ça me dérangerait, j'en ai envie depuis tellement
longtemps que j'en serais soulagé, mais je ne veux pas faire de vague et créer
davantage de soucis à mon père. Après cette semaine, il a bien autre chose à
penser que ça.
Je me replonge dans la partie de foot et bien sûr, je gagne. 3-0 !
— Alleeeez ! Entraînez-vous un peu les blaireaux et quand vous aurez le
niveau, vous viendrez me chercher !
J'entends les gars commencer à m'insulter gentiment mais je ne les écoute
pas. Je balance la manette au prochain joueur, me lève en les saluant d'un doigt
d'honneur victorieux et pars à la recherche d'Éloïse. Je parcours la maison,
maudissant mon pote d’être un gosse de riches et d’avoir une si grande baraque,
bordel ! Rien au rez-de-chaussée ni au premier étage. Je redescends et
recommence mon petit tour mais je ne la vois toujours pas. Et je ne peux
demander à personne où elle se trouve, les gens se foutraient de ma gueule ou
iraient le rapporter aux autres et cela reviendrait aussitôt aux oreilles de
Damien.
Je vais chercher dans le jardin et là, enfin je l'aperçois. Elle est avec sa
copine, celle qui lui colle toujours au train. En même temps, ça m'arrange
qu'elle soit à l'abri des regards indiscrets, je vais pouvoir lui parler sans
m'occuper de surveiller les alentours.
— Salut, je lance en m’approchant d’elle.
— Euh... salut, me répond-elle timidement avant de questionner des yeux sa
copine, tout aussi surprise qu'elle que je vienne l'aborder.
Normal, ça fait des mois que j'ignore ses œillades. En apparence du moins.
— T'as cinq minutes ?
Elle ne me répond pas immédiatement, se tournant de nouveau vers sa pote
qui cligne une fois des yeux comme pour lui donner son accord. J'hallucine ou
elle a besoin de sa permission… ?
— Ok.
Y’avait intérêt.
— Viens, suis-moi.
Je l'emmène plus loin encore, je veux être tranquille pour lui parler. Et comme
je viens ici toutes les semaines depuis bientôt deux ans, je connais la propriété
par cœur. Je m'arrête une fois que j'ai atteint la cabane de jardin. Les parents de
Nico ont vraiment du fric et ce qui ressemble à une vulgaire cabane en bois
posée à même le sol chez le commun des mortels, s'apparente chez eux à un vrai
petit chalet. J'ai choisi cet endroit car je sais qu'il a été spécialement aménagé
au premier étage pour que la petite sœur de Nico puisse y faire ses pyjamas
party avec ses copines. Je vais donc y trouver de quoi nous installer
confortablement, loin de tous ces crétins.
Je pousse la porte, allume la lumière et monte l’escalier, Éloïse sur mes pas.
Une fois là-haut, j'allume la télé et choisis une chaîne musicale que je laisse en
fond sonore.
— Vas-y. Assieds-toi.
Elle s'exécute, s'installant timidement sur le bord du canapé, sans décoincer
un mot.
— Tu n'es pas très bavarde, je constate en allant m'asseoir à mon tour.
— Je... je ne l'ai jamais été.
Ok, tu m'excuses deux secondes-là, je vais sortir les rames, je reviens...
— Je suis étonné de te voir ici. Tu ne viens jamais aux soirées.
— Je pensais que tu... tu ne serais pas là ce soir, m’avoue-t-elle du bout des
lèvres, les yeux rivés sur ses pieds.
Elle me fuit ? Impossible, elle passe son temps à me reluquer ! D’ailleurs, je
ne lui cache pas mon incompréhension.
— Attends, tu es venue parce que tu pensais que je ne serais pas là ?
— Bah... ouais.
Ma bonne humeur vient de s'envoler. Même son bégaiement face à moi ne
parvient plus à m'amuser.
J'avance mes fesses sur le bord du canapé pour être à sa hauteur et je
reprends.
— Mais pourquoi ?
— Tu sais... tu... tu es souvent très bien entouré dans ce genre de soirée,
alors...
Eh merde ! Elle parle des filles, je suis mort. Je finis rarement la nuit tout
seul, il m'est impossible de le nier.
— Et puis, continue-t-elle avant que le malaise ne s'installe, avec cette
semaine... je me suis dit que tu ne viendrais pas.
Forcément… Je devrais être le bon garçon qui reste enfermé chez lui à pleurer
sa mère pour prouver aux autres qu’il a de la peine.
— Bah non, tu vois j'suis là. Ça peut paraître bizarre je sais, mais à quoi ça
va me servir de rester à déprimer tout seul dans ma chambre ? Ça ne va pas la
faire revenir. Et puis, ce n'est pas ce qu'elle aurait voulu. Elle aurait préféré me
voir sortir et essayer de m'amuser un peu, même deux jours après son
enterrement, plutôt que de me disputer une énième fois avec mon père... Alors,
voilà, je suis venu. Mais pas d'alcool. Je veux garder les idées claires, elle
n'aimerait pas que je fasse trop de conneries. Enfin, pas plus que d'habitude.
Elle sourit. Et je me surprends à lui avoir débité tout ça, moi qui ne me livre
jamais. En même temps, ce soir personne d'autre ne s'est étonné de ma présence
ici. Alors, quelque part, ça me fait plaisir qu'elle l'ait soulignée.
— Comme te battre ?
— Par exemple.
Son sourire s'agrandit, ses fossettes apparaissent.
— Je fais beaucoup d'autres conneries mais pas celle-là, c'est ça que tu sous-
entends ?
Elle hausse les épaules.
— Bah, tu bois souvent. Tu sors avec beaucoup de filles aussi. Alors il reste la
bagarre.
Mal à l’aise, elle remue nerveusement ses pieds tandis que je tombe un peu
plus sous le charme de sa timidité. Elle ne bégaye plus mais bon sang qu'elle est
stressée, et allez savoir pourquoi, ça me donne envie de la taquiner.
— Ou la drogue ?
Elle relève subitement ses yeux vers moi, ils sont tout écarquillés ! Je suis un
branleur, je l’avoue, mais j'adore ça.
Elle remue la tête.
— Je n'y crois pas une seule seconde !
Je ne réponds rien et me mords la langue pour garder mon sérieux.
— Enfin, dis-moi que non ?
Elle rougit et je ne tiens plus. J’explose de rire tandis qu’elle me pousse
gentiment d’un geste de sa main sur mon épaule.
— Tu aurais vu ta tête.
— Espèce de crétin !
— J't'assure ! Trop mignon.
— T’es qu’un crétin !
Quand j'arrête de rire, un silence gênant s'installe entre nous et je n'ose pas
aborder la raison de sa présence, ici, avec moi. Je sais que je vais devoir le faire
mais je ne sais pas trop quoi lui dire. Cela paraissait évident quand je l'ai vue
dans la maison tout à l’heure mais maintenant qu'elle est à côté de moi, les
choses sont différentes. Alors j'enchaîne sur des banalités.
— Ça se passe bien le lycée ?
— Le lycée ? Tu m'as fait venir ici pour qu'on parle des cours ?
Bien sûr que non, je m'en fiche royalement et je connais déjà la réponse de
toute façon mais c'est la première connerie qui me soit venue à l'esprit.
— Bah j’sais pas. Tu veux parler d'autre chose ?
— Tu as besoin que je t'aide pour un devoir c'est ça ?
— Non, je réponds du tac au tac. J'me débrouille tout seul, c'est bon.
— Ok, ok. Ne t'énerve pas. C'est juste que je ne comprends pas trop pourquoi
tu m'as emmenée jusqu'ici...
— T'as raison en fait, laisse tomber. On va retourner avec les autres.
Je me lève, pensant qu'elle en fera autant, mais elle me surprend.
— Non, attends. Je n'ai pas dit que je voulais m'en aller. Je voudrais juste
savoir ce que je fais là en fait.
Je me rassois.
— Je sais pas. Je t'ai aperçue dans la maison et t'es jamais là aux soirées
alors ...
Putain. Pourquoi je n'arrive pas à lui dire simplement que j'aimerais traîner
un peu avec elle, apprendre à la connaître et puis surtout l'embrasser. À peu près
tout le restant de la soirée. Je n'ai jamais eu à le faire, les filles m'accostent en
me sautant dessus d'habitude. Mais bien sûr, Éloïse est différente et moi je suis
en train de passer pour un gros débile qui n'arrive même pas à sortir une phrase
correcte.
— Je dois te paraître totalement idiot.
— Tu sais bien que non.
— C'est vrai, je réplique un sourire en coin, même si je pige pas trop
pourquoi.
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi tu t'intéresses à moi. Je veux dire, tu n'es pas comme les autres
filles qui me tournent autour juste pour paraître cool au lycée. Toi tu te fiches de
tout ça.
— Complètement.
Nouveau blanc.
— Mais tu n'es peut-être pas comme les autres garçons non plus, finit-elle par
lâcher, les yeux de nouveau obnubilés par ses pieds.
Son innocence est touchante, sincèrement, mais je rigole jaune.
— Je traîne avec eux pourtant. Et je couche avec toutes ces filles aussi. Bien
plus qu'eux d'ailleurs.
Elle inspire fortement. Merde !
— Un peu trop direct peut-être ?
— Un chouïa, ouais, répond-elle d'une grimace avec son nez.
S’ensuit un énième blanc qui me semble interminable. Alors je me concentre
sur les clips à la télé, cherchant quoi dire pour effacer ma stupidité. Mais c'est
elle qui me sauve et qui rompt le silence en premier.
— Alors dis-moi pourquoi tu le fais si tu désapprouves tant que ça ? me
demande-t-elle en me regardant réellement pour la première fois depuis que
nous sommes assis là.
— Je sais pas. J'suis comme ça, je réponds en haussant bêtement des épaules.
Et tu ferais mieux de t'éloigner de moi, devrais-je ajouter en toute honnêteté.
— Tu serais comme ça, t'essaierais déjà de me tripoter.
— Pas faux. Mais qui t'a dit que tu me plaisais ?
Je ne peux pas m'empêcher de la titiller. Et je suis aux anges quand je
découvre qu'elle ne se démonte pas.
— Tu ne m'aurais même pas adressé la parole ce soir si ce n'était pas le cas.
Punaise, cette fille me connaît mieux que moi-même.
— Je vais peut-être te tripoter alors finalement ? Je peux ?
Elle sourit et roule des yeux. Et tout ce que je suis capable de me dire, c’est
qu’elle est belle. Bordel, elle est vraiment belle.
— Tu n'oserais pas !
— Tu me mets au défi ?
— Parce que je suis un défi pour toi ?
Putain ! Qui peut m'expliquer comment j'ai pu passer à côté de cette fille
avant ce soir ?
— Tu réponds souvent aux questions par d'autres questions ?
— Et toi ?
C'est officiel, je la veux. Je ne sais pas encore comment mais je la veux.
— T'as du caractère.
— Ah ! Désolée, je ne suis pas aussi docile que tes conquêtes habituelles.
— Non c'est sûr. Je n'ai pas besoin de perdre du temps à discuter en général.
— Bon, je vais prendre ça pour un compliment, me répond-elle en se levant.
Merde, elle est vexée ?
Et elle fait quoi là ? Elle se barre ? Oui, elle se barre ! Mais non !
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je ne voudrais pas te faire perdre plus de temps et Émilie doit me chercher
de toute façon. Alors salut, conclut-elle avec un mouvement de main avant de
s'en aller.
Je ne comprends pas ce qu'il se passe et j'ai le stupide réflexe de chercher
après la télécommande pour éteindre la télé avant de réaliser que je dois me
bouger le cul et lui courir après. Et quand je dis courir je ne mens pas car, bon
sang, elle va vite. Elle est dehors déjà.
Je dévale les quelques marches, manquant de me rétamer par terre, et je
franchis la porte de la cabane, l’apercevant plusieurs mètres devant moi. Bien
que le jardin soit désert, je m’interdis de crier son prénom pour ne pas attirer
l'attention sur nous, préférant redoubler de vitesse. Et je me sens soulagé quand
je réussis finalement à la rattraper. Pour éviter qu’elle ne m’échappe à nouveau,
je tire sur son poignet, la forçant ainsi à se retourner et à atterrir dans mes bras.
Sans lui laisser le temps de protester ni même de réfléchir, je positionne mes
mains de part et d’autre de son visage que je relève vers le mien et je plaque mes
lèvres sur les siennes. Je la sens résister, sa bouche restant figée comme si elle
ne voulait pas me rendre ce baiser. Mais je ne m'arrête pas, j’insiste. Je veux
qu'elle m'embrasse elle aussi. J'en ai besoin. Et mon insolence est récompensée
quand je sens ses lèvres s'ouvrir peu à peu, me donnant ainsi accès à sa langue,
et à bien plus encore, à Elle. Et je ne vais pas m'en priver. Oh non. Je viens la
caresser avec la mienne, rendant notre baiser de plus en plus enflammé.
Avant ce soir, je n'avais pas imaginé ce que cela serait d'embrasser Éloïse,
sans doute avais-je admis trop vite que cette éventualité ne se produirait jamais.
Mais bon sang que j'ai eu tort. C'est juste divin. Mon corps tout entier réagit à
ce baiser ; mon cœur en premier qui ne s’est jamais autant manifesté. Mon
avidité pousse alors mes mains à abandonner son visage pour venir se poser
derrière sa nuque, sur ses reins, et la coller ainsi davantage à moi. Bien plus que
de lui faire sentir l'effet qu'elle a sur moi, je veux qu’elle comprenne que je ne
triche pas, je ne m’amuse pas. Je n’ai jamais été aussi sincère avec qui que ce
soit.
Sans rompre le lien qui nous unit, je ramène ses jambes autour de ma taille et
nous fais reculer jusque dans la cabane. Une fois à l'intérieur, je referme la
porte d'un coup de pied et l’adosse contre. Je laisse ses jambes regagner la terre
ferme et je libère à contrecœur ses lèvres pour me reculer légèrement. J'ai besoin
de la regarder, d’enregistrer cet instant ainsi que chaque détail de ce visage
parfait. Ma main droite vient se glisser dans son cou, mon pouce caresse avec
envie sa bouche. Mes yeux se perdent dans les siens, comme s’ils les voyaient
vraiment pour la première fois alors même qu’ils les croisent depuis des mois.
Mon front se pose contre le sien, nos respirations saccadées se calent l’une sur
l’autre.
— Viens, on remonte, je lui murmure avant de l’attraper par le bras.
Elle me suit sans objecter et nous nous rasseyons sur le canapé où je la fais
glisser sur mes genoux en la positionnant à califourchon sur mes cuisses.
Je l'attire un peu plus vers moi et recommence à l'embrasser. Mais elle me
surprend une nouvelle fois en se faisant rapidement plus audacieuse. Elle ouvre
ma chemise et glisse ses mains à l'intérieur pour venir me caresser le torse par-
dessus mon tee-shirt. Je meurs d'envie d'en faire de même mais je ne veux pas
aller trop vite. Je m'échappe ainsi de sa bouche tout en posant mes mains sur les
siennes, toujours collées à mon torse.
— Attends Éloïse. Si on continue comme ça, je ne pourrai plus m'arrêter et je
ne veux te forcer à rien.
— Oh.
Elle n'objecte rien de plus et recule mais je ne lâche pas ses mains, je refuse
qu'elle s'éloigne de moi.
— Non pas que je n'en ai pas envie, au contraire. Mais je ne voudrais pas que
tu penses que je n'attends que ça de toi ni que tu fasses quelque chose que tu
regretteras.
Elle rougit à mes paroles mais c'est vrai, j'ai très envie d'elle et je n'ai pas
honte de lui avouer. Elle est tellement différente des filles que j'ai connues
jusqu'alors. Je suis certain que c’est pour elle une première expérience et je ne
voudrais pas qu'elle pense devoir coucher avec moi pour que je m'intéresse à
elle. Que se passera-t-il si nous franchissons le cap et qu'elle se rend finalement
compte que je ne lui plais pas tant que ça et qu'elle a gâché cette étape si
importante avec un crétin ? Car elle réalisera tôt ou tard que j'en suis un. Et
puis, j'ai aussi besoin de comprendre ce qui est en train de se passer. Jamais je
n'ai embrassé une fille en y prenant autant de plaisir, bien au-delà du désir
sexuel en fait.
— Tu ne me forces à rien tu sais. Si je suis là, c'est que j'en ai envie aussi et...
Depuis la poche arrière de son jean, son téléphone vibre, mettant fin à sa
confidence.
Elle essaye de descendre de mes cuisses mais je la maintiens fermement en
place. Elle n'insiste pas et attrape son portable d'une seule main.
— C'est Émilie qui s'en va et qui me demande où je suis.
Je ne sais pas pourquoi elle m'explique ça ni ce qu'elle attend de moi mais je
sais que je n'ai pas envie qu'elle parte.
— Je peux te raccompagner si tu veux. Je n'ai bu qu'une seule gorgée de
bière.
Elle garde les yeux rivés sur son téléphone et réfléchit en plissant son nez.
C'est la deuxième fois qu'elle fait cette grimace ce soir.
— Et je n'ai pas envie que tu partes, je me risque à rajouter.
Elle détache aussitôt les yeux de son téléphone pour les poser sur moi. Elle
semble à la fois surprise et soulagée, et je suis à peu près sûr de lui renvoyer la
même expression.
— D'accord, conclut-elle simplement.
Elle tape une réponse rapide à sa copine, abandonne son téléphone plus loin
sur le canapé et me demande :
— Alors que veux-tu faire ?
— Je ne sais pas.
Enfin si, je sais. Mais je viens de lui demander d’arrêter, même si je
commence déjà à le regretter.
— Parle-moi de toi !
— De moi ? reprend-elle étonnée. Ma vie est si intéressante que tu risques de
me ramener chez moi plus vite que prévu. Non, toi plutôt, parle-moi de toi.
— Parce que tu ne connais pas toute ma vie déjà ? Je suis déçu….
Elle sourit.
— Une grande partie, oui. Mais je ne sais pas ce qu'il se passe là-haut, me
répond-elle en désignant de son index le haut de mon crâne. Dis-moi comment tu
te sens après cette semaine ?
Je relâche ses cuisses et elle s'assoit à côté de moi, sur le canapé. Je
commence alors le récit de ces derniers jours difficiles, bifurquant rapidement
sur ma vie en général pendant qu'elle m'écoute attentivement. Nous parlons
ainsi durant une grande partie de la nuit où elle rit de mes disputes idiotes avec
mon père, fronce des sourcils quand je lui raconte les motifs de mes renvois du
lycée, s’énerve carrément dès qu’il devient question de filles et de stupides paris
entre mec.
Une fois que nos bouches sont trop sèches pour continuer à bavarder et que
nos estomacs affamés commencent à se manifester, il est déjà bien tard. Je la
laisse seule quelques minutes, le temps d'aller chercher de quoi boire et manger
dans la maison de Nico.
Bien sûr, à cette heure avancée de la nuit, il n'y a plus grand monde à la
soirée et les seules personnes encore présentes sont trop bourrées pour me
calculer, je peux donc me servir en paix.
Je reviens dans notre petite planque les bras chargés et constate qu'Éloïse
s'est assoupie sur le canapé. Je la regarde dormir un instant, me demandant de
nouveau comment une fille comme elle peut s'intéresser à un mec comme moi,
puis je pose ma veste sur ses épaules pour ne pas qu'elle attrape froid. Je me
risque à déposer un baiser sur sa joue avant de me lever pour m'asseoir à ses
côtés, prêt à passer le reste de la nuit à regarder la télé, mais elle se réveille en
sursaut. Je lui ai fait peur je crois.
— Eh, ce n'est que moi, je tente de la rassurer.
Elle se redresse, glissant quelques mèches de cheveux derrière ses oreilles.
— J'ai dormi longtemps ?
— Non, une petite demi-heure. Mais tu as ronflé.
— Menteur, réplique-t-elle dans un timide sourire.
— Et parlé aussi. À ce qu’il paraît je suis irrésistible.
Elle me regarde, incrédule, et je pouffe de rire.
— Désolé, mais c'est trop tentant ! Ça marche à tous les coups.
Elle plisse les yeux comme pour me gronder et ça me donne envie de
l’embrasser sur le front. Mais je me retiens, pas sûr de pouvoir me laisser aller à
ce degré de complicité.
— Tiens, du jus de fruit et des chips. J'ai pas trouvé mieux!
— Mais c’est parfait !
Elle sourit et attrape le paquet.
Je la regarde manger avec appétit, content de voir qu'elle n’est pas comme
toutes ces filles que je côtoie, obsédées par leur poids. Et quand elle se lèche
innocemment le bout des doigts pour enlever le sel qui s'y est déposé, mon
instinct primaire de mâle lambda refait aussitôt surface. Et cette fois, je ne le
freine pas, j’ai bien trop envie de la toucher pour ça. Je me penche sur elle pour
poser une nouvelle fois mes lèvres sur sa peau, écrasant par mon poids le paquet
de chips qu'elle vient de laisser tomber sous l’effet de surprise. Je m'en
contrefous et je suppose que cet avis est partagé puisqu’elle ne me repousse pas.
Alors je continue, me faisant plus ambitieux encore. Je descends le long de son
cou, tapissant sa peau d’une kyrielle de baisers, enivré de la sentir se laisser
aller au désir. Je l'incite à s'allonger sur le dos en poursuivant ma descente sur
son décolleté, me risquant jusqu'au renflement de sa poitrine. Elle ne proteste
pas. Bien au contraire, elle frémit, m'encourageant à descendre plus bas, vers
son ventre. Je m'autorise à soulever son pull et son tee-shirt pour déposer une
série de baisers tout autour de son nombril, là où sa peau est si fine. Sans
pouvoir m'interrompre, je me place sur le haut de ses cuisses et continue de
l'embrasser à travers le tissu de son jean. Elle remue nerveusement mais ne me
demande à aucun moment de m'arrêter. Pourtant, quand je me redresse pour être
sûr que je ne suis pas en train de me planter, je découvre son expression
apeurée.
— Grégoire… Je suis ...
— Je sais, je l’interromps aussitôt.
— Mais je ne sais pas comment ....
— Je sais, ne t'inquiète pas.
Je remonte jusqu'à son visage et la sonde des yeux.
— Tu me fais confiance ?
Elle me le confirme par un rapide mouvement de paupières.
— Alors laisse-moi te donner du plaisir Éloïse. Je ne te demande pas d'aller
aussi loin que tu le penses ce soir mais de me laisser te montrer comme il est
agréable d'être caressé.
Elle inspire profondément et je m’empare de ses lèvres, avec douceur, non pas
pour la contraindre mais au contraire pour qu'elle se sente rassurée. Puis je lui
ôte son pull et son tee-shirt, en entier cette fois-ci, et prends le temps de
contempler sa poitrine parfaitement moulée dans son soutien-gorge de coton
noir.
— Tu es magnifique Éloïse.
Et je le pense, elle est sexy. Sans même essayer de l'être, juste comme ça, au
naturel, les joues rougies et les yeux aussi désireux qu'anxieux de cette nouvelle
expérience.
Je la débarrasse de son jean et constate qu'elle porte une culotte assortie à
son soutien-gorge, en coton noir ; simple, naturel, suffisant, en harmonie avec ce
qu’elle est.
Du bout des lèvres, je dépose un baiser sur le haut de sa culotte, avant de
bifurquer sur le côté afin de la lui retenir. Mais je m'arrête aussi vite, intrigué
par le dessin que je découvre sur sa peau. Une rose rouge y est représentée, à
quelques centimètres du pli de l'aine.
— Une rose ? je ne peux m’empêcher de la questionner.
— Une rose, confirme-t-elle, se cachant de mon regard en couvrant ses yeux
de ses mains. J’ai lu un jour : « La vie est une rose dont chaque pétale est une
illusion et chaque épine une réalité ». J'ai trouvé ces mots tellement justes que
j'ai tanné ma mère pendant des mois pour obtenir le droit de me faire tatouer. Et
à force de bulletins irréprochables, elle a fini par céder, même si j'ai gardé secret
la signification et l'endroit.
Bordel ! J'ai le souffle coupé. Elle vient de résumer en une phrase ce que je
ressens depuis que ces foutues machines de l'hôpital ont enlevé, dans un son
strident que je ne suis pas prêt d'oublier, les derniers souffles de vie à ma mère.
« Chaque pétale, une illusion. Chaque épine, une réalité. ». Je me répète ces
mots, conscient d’avoir ramassé pas mal d’épines ces derniers temps, de bonnes
grosses échardes qui ne m’ont pas raté. Mais ce n’est ni le lieu ni le moment d’y
songer, je dois me concentrer sur ce pétale, cette illusion, qui ce soir devient
réalité.
Alors je reprends ma progression, la barrière du tissu en moins, l’envie d’elle
décuplée. Si je la savais plus expérimentée, je laisserais mes lèvres s’emparer de
son intimité mais je ne veux pas la déstabiliser. C’est pourquoi, je reviens à
hauteur de son visage et l'embrasse le long de la courbe de peau formée par sa
mâchoire, jusqu'à atteindre le point sensible situé juste au-dessous de l'oreille.
Comme je m'y attendais, elle frissonne et j'en profite pour laisser mes doigts
glisser en elle. Je la sens se raidir malgré tout. Alors, pour qu'elle se détende, je
la couvre de baisers et de compliments. Et quand je sens son plaisir prendre le
pas sur l’appréhension, j'accélère doucement le va et vient de mes doigts.
Cette fille magnifique s'offre à moi, pas uniquement de façon sexuelle, je sais
que cela signifie bien plus pour elle. Elle m'accorde sa confiance, m'offre son
corps et m'ouvre une partie de son cœur. Je ne sais pas ce que je suis prêt à lui
donner en retour mais pour le moment j'ai besoin de la sentir s'abandonner
totalement. Grâce à moi. Je veux que son premier orgasme soit mémorable alors
j'observe les réactions de son corps à mon toucher. Et lorsque plus de
gémissements s'échappent timidement de sa gorge et que ses mains agrippent le
rebord du canapé sur lequel nous sommes allongés, je l'encourage à se laisser
aller et lui répète à quel point je la trouve belle. Jusqu’à ce qu’elle se contracte
autour de mes doigts et que de petits sons délicieux sortent de sa bouche.
Je la contemple le temps qu'elle retrouve ses esprits puis me redresse pour
venir l'embrasser tendrement. Mais elle m'étonne une fois de plus en augmentant
l'intensité de notre échange, me prenant totalement au dépourvu. Elle tire sur
mes cheveux avec ses mains et vient entourer ma taille de ses jambes.
— Éloïse… je commence à la gronder. Si tu continues, je vais devoir
t'abandonner quelques instants pour aller me soulager tout seul.
— Tu pourrais le faire avec moi, lâche-t-elle en enfouissant son visage dans
mon cou.
Ne me tente pas, pauvre innocente !
— Je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée. Je te l'ai déjà dit, je ne veux
te forcer à rien.
— Je ne te fais pas envie ?
— Comment peux-tu imaginer ça après ce que je viens de te faire ?
Elle ne répond pas alors je me recule pour lui faire face. Je veux qu'elle voie
toute la sincérité dont je suis en train de faire preuve.
— Éloïse. Tu es une fille magnifique et crois-moi, je vais me maudire demain
d'avoir laissé passer ma chance ce soir. Mais je ne veux vraiment pas que tu aies
de regrets. Tu n'as pas à faire ça par envie que je m'intéresse à toi.
— Ce dont j'ai vraiment envie pour l'heure Grégoire, c'est que tu me montres
comment on fait l'amour.
Elle ancre ses prunelles aux miennes, ses deux petites noisettes me suppliant
de céder. Eh merde Éloïse, je ne suis qu'un homme ...

Je reviens dans le présent et constate qu'il n'est pas loin de minuit ! Ce flash-
back m'a totalement fait perdre la notion du temps. Et il ne va pas m'aider à
arrêter de penser à elle non plus. Bien au contraire. J'avais jusqu'alors enfermé
dans ma mémoire le moment le plus sincère que j'ai vécu ces quinze dernières
années, mais maintenant qu'il a ressurgi, je suis fichu. Et la seule solution que je
vois s'imposer à moi pour tenter de me calmer un peu, au moins ce soir, est de
rentrer et de m'infliger une bonne douche. Froide. Pour ce qui est demain, je
verrai bien, il fera jour…

8

« Quand vous devenez pessimiste, regardez une rose »
Albert Samain

Samedi 15 octobre 2016

Éloïse

Alors que je suis en pleine séance de repassage, je reçois la visite imprévue
mais pas vraiment inhabituelle de mon amie de toujours, Émilie.
— C'est pas vrai, t'es en train de repasser ?
Le regard tourné vers la baie vitrée du salon, elle me montre sa
désapprobation en secouant la tête.
— Il fait un super temps pour la saison et toi tu restes enfermée !
— Que veux-tu ? J'ai pris du retard dans mon ménage et jusqu'à preuve du
contraire, il ne se fait pas encore tout seul.
— On s'en fiche du ménage Éloïse ! Tu devrais profiter de ton week-end pour
prendre soin de toi et non de ta maison. Ou de ton linge.
Je ne réplique pas et attrape une nouvelle chemise que je dispose à plat sur la
table à repasser.
Résignée, elle soupire devant mon entêtement.
— Ok, c'est comme tu veux...
Elle prend place sur le canapé.
— Maxime est encore au boulot je suppose, je n'ai pas vu sa voiture.
J'opine du chef, évitant de lui révéler le fond de ma pensée qu'elle connaît déjà
et que mon cerveau ressasse depuis maintenant deux bonnes heures - À ton
avis ? Comme chaque week-end ! Et je prends bien soin de notre maison en
l'attendant. T'as vu ça ? Une vraie épouse modèle !
Mais j'ai beau jouer à la forte devant elle, si elle continue, je sais que je vais
craquer et je n'en ai pas le droit. Pas quand mes problèmes se limitent à un mari
qui fait comme si je n'existais pas et que c'est en partie à cause de moi. Alors
j'éteins le fer, je fais une boule avec la chemise de Maxime que je jette avec
force dans le panier à linge - c'est bien fait pour lui - et j'essaye de passer à autre
chose.
— Un thé ? je lui propose.
Elle valide.
Je me dirige vers la cuisine, me répétant inconsciemment cette phrase que ma
mère mariait avec tout et qui a toujours eu le don de m'agacer. « C'est bien le thé,
bien mieux que ... » de ruminer aujourd'hui ! Avec le temps, et dans un acte de
rébellion à faire pâlir de peur n'importe quel parent, j'ai pris l'habitude d'en
modifier la fin en fonction de la situation. Ma maternel l'utilisait à chaque fois
qu'elle sentait poindre une dispute entre nous deux - donc souvent. Autant vous
dire que ma réponse d'adolescente face à cet argument était souvent « d'aller se
les carrer où elle le voulait, son évitement et sa tasse de thé ». Mais j'ai pourtant
fini par utiliser la même stratégie. Et devenir cette personne que je m'étais
promis de ne jamais devenir.
Gling ! Le micro-ondes me sort de mon abattement chronique et me rappelle
que mon amie m'attend dans la pièce à côté. J’attrape deux sachets en
mousseline et file la rejoindre.
— Bon sinon, quoi de neuf ? m'interroge celle-ci, à peine suis-je revenue dans
le salon, le plateau contenant les deux infusions chaudes en main.
Je reste silencieuse le temps de poser ma charge sur la table basse, n'osant pas
affronter son regard de meilleure amie qui me connaît si bien qu'elle va tout
deviner.
— Et ne me dis pas « rien ». Avec ce sourire que tu essaies misérablement de
dissimuler, je ne te croirai pas !
Qu'est-ce que je disais ?
— Ce n'est rien de bien important, je t'assure. Ce n'est même pas grand-chose
en fait.
Je dispose les coupelles servant de réceptacles aux sachets de thé, place le
sucrier à côté de la tasse d'Émilie, les cuillères que je dispose à gauche...
— Raison de plus, me presse-t-elle, consciente de ma manœuvre. Allez,
accouche !
Cette fois-ci, je tourne ma tête en sa direction pour constater, au O que forme
sa bouche, qu'elle regrette aussitôt d'avoir utilisé cette expression si commune. Je
sais qu'elle va s'excuser de sa maladresse qui n'en est pas une.
— Enfin, façon de parler...
Et c'est encore pire je crois.
Émilie connaît mes difficultés à devenir mère et ne me pose jamais de
question sur le sujet. Elle compatit et sait que cela me rend bien assez triste pour
en rajouter. Elle attend que j'évoque les choses de moi-même et se contente
d'être là pour m'écouter et me rassurer. Ce qui est déjà énorme. Pourtant, je ne
peux m'empêcher d'être défaitiste face à elle.
— Je préfère te dire tout de suite que ça n'a rien à voir avec une éventuelle
grossesse. Je ne suis toujours pas capable de faire des enfants.
Elle ne rétorque pas, même si je la devine blessée par le sarcasme de ma
réponse. Je le suis moi-même par ma stupidité.
— Bref ! En fait, j'ai fait une rencontre assez inattendue au boulot cette
semaine.
Je n'étais pas sûre de vouloir lui en parler il y a encore quelques minutes mais
j'ai besoin de changer de sujet. Je suis fatiguée de trimbaler avec moi cet écriteau
« en dépression donc devenue aussi chiante que con » qui empêche même ma
meilleure amie d'être spontanée avec moi.
Je m'assois à côté d'elle sur le canapé, coince mes mains entre mes jambes et
commence à lui raconter l'événement qui a constitué l'intrigue de ma semaine. Si
ce n'est de mon année.
— Lundi, un client est venu à l'agence pour demander un devis et tu ne
devineras jamais de qui il s'agit !
— Je sais pas. C'est un homme ?
— Ouais, aujourd'hui on peut dire que c'est un homme. Mais nous l'avons
connu plus jeune.
— Plus jeune ? répète-t-elle en réfléchissant sérieusement à ma colle. En
primaire ? Au collège ?
— Au lycée !
— Au lycée ? Bah, je sais pas... Matthias ?
— Non !
— Ah, Jonathan ?
— Non plus.
Comment fait-elle pour se souvenir de tous ces garçons ? J'en avais oublié
l'existence totale jusqu'à aujourd'hui. Mais il vrai que j'ai tout fait pour effacer de
ma mémoire ces horribles années.
— C'est un ex ?
— Oui. Mais à moi ....
Laissant cette phrase en suspens, je la vois ouvrir grand la bouche de
stupéfaction. Elle a compris. Ce n'était pas difficile en même temps. Il n'y en a
eu qu'un. Bien qu'il ait compté pour dix.
— C'est pas vrai, Grégoire Legrand !
— Bingo.
— Mais il avait quitté la région ?
— Bah il est revenu, je réponds en haussant les épaules avant d'attraper ma
tasse pour en dégager le sachet suffisamment infusé à mon goût.
— Et c'est censé être une bonne nouvelle ?
Pas vraiment certaine de l'agacement que j'ai semblé percevoir dans sa voix, je
me tourne vers elle.
— Éloïse, t'es pas sérieuse tout de même ? Tu recommences à fantasmer sur
Grégoire Legrand ?
— Je n'ai pas dit que je fantasmais sur lui. Tu utilises tout de suite les grands
mots.
— Tu n'as pas eu besoin de le dire, ton visage l'a fait pour toi, m'accuse-t-elle
en me pointant de son index.
Eh merde.
Je bois une gorgée de thé pour essayer de me donner un peu de contenance
tandis qu'Émilie en fait autant, et nous restons silencieuses quelques instants.
Ne sachant pas trop comment aborder de nouveau le sujet, ni même si je le
dois, je finis par lui répondre.
— Ne t'inquiète pas Émilie. C'est loin toutes ces histoires. J'ai construit ma vie
depuis et ce n'est pas parce que je l'ai vu deux fois en quelques jours que je vais
tout remettre en question et que ma vie tournera de nouveau uniquement autour
de lui. J'ai compris et largement payé mon erreur.
— Deux fois ? Parce que tu l'as revu ?
Oups... Plus de doute cette fois-ci, elle désapprouve clairement.
— Oui. Mais calme-toi enfin. C'était dans le cadre de mon boulot, ce n'est pas
comme si je l'avais demandé. La première fois, il est venu à l'agence pour un
devis et puis jeudi, j'ai dû remplacer au pied levé mon patron parti en
déplacement et ils avaient rendez-vous ensemble. Car figure-toi que Monsieur
est devenu le propriétaire du Domaine aux Roses !
— Super ! râle-t-elle plus encore en reposant sa tasse sur la table basse. C'est
sûr que tu ne vas jamais y penser comme ça. Ton amour maudit de jeunesse est
de retour dans la région et il est devenu châtelain. Toi qui rêves encore d'une vie
de princesse ! lève-t-elle les yeux au ciel.
Bon sang qu'elle est dure !
— Mais tu sais Éloïse, les contes de fées n'existent toujours pas et ce n'est pas
parce que qu'il vit aujourd'hui dans sa citadelle dorée, que ton prince charmant
n'est plus l’affreux sorcier de l'histoire.
Bibidi bobidi bou....
— Émilie, arrête voyons ! Tu fais une montagne de ce qui n'est qu'un caillou.
Il ne va rien se passer. Et puis, tu as raison, les choses ne changent pas, et il ne
fait pas exception à la règle. Il est toujours aussi prétentieux qu'à l'époque du
lycée, si ce n'est plus, toujours entouré de belles femmes - mon ego peut en
attester - et je ne suis encore qu'un jouet pour lui...
Après un soupir destiné à me montrer une nouvelle fois son assentiment,
Émilie reprend son accusation.
— Veux-tu bien m'expliquer ce que tu entends par là ?
— Rien. C'est juste que jeudi quand j'ai quitté le Domaine aux Roses, j'ai
croisé une magnifique brune au volant d'un gros 4*4... Sans doute Blanche
Neige qui venait rejoindre son prince !
— Voilà exactement la montagne que tu essaies de cacher Éloïse. Tu espérais
quoi au juste ?
À dire vrai, que tu évites de me poser cette question que je redoutais et qui est
restée sans réponse depuis jeudi midi.
— Bah, je ne sais pas si j'espérais quelque chose mais c'est vrai que de le
revoir a fait remonter quelques souvenirs et que j'y repense depuis.
— Oh non, Éloïse...
Eh si Émilie...
Elle attend que je lui raconte tout et je vais bien sûr le faire. Émilie est ma
meilleure amie et la seule personne à qui j'ose tout dire, sans peur de jugement
en retour.
— En fait, l'entretien de lundi matin était très professionnel et même si il m'a
reconnue tout de suite et qu'il se souvenait encore de mon prénom, j'ai réussi à
garder la tête froide. Enfin à peu près. Mais jeudi, je ne savais pas que c'était
avec lui que j'avais rendez-vous et j'ai été prise de court. Le contexte était
différent, hors de l'agence, dans ce château, c'était... plus intimidant. Nous avons
discuté, un peu, et il m'a invitée à déjeuner avant de se rétracter cinq minutes
plus tard et que cette femme n'arrive.
— Il t'a invitée à déjeuner !
— Oui.
— Et t'as accepté ?
— Oui. Enfin d'abord non et puis oui.
— Mais où as-tu la tête Éloïse ? Grégoire Legrand ne peut pas te laisser
indifférente. Tu le sais bien pourtant.
— Je sais mais il était là, devant moi, à me parler, me taquiner un peu même.
J'ai attendu et attendu tellement longtemps qu'il revienne et s'intéresse à moi.
C'était inespéré. Je ne pouvais pas dire non.
Les traits de son visage se radoucissent pour la première fois depuis que le
prénom de Grégoire a été prononcé.
— Je peux comprendre. Mais tu vas être amenée à le croiser de nouveau ?
— Je pense, oui. Je dois préparer le devis qu'il attend et le lui envoyer. Mais
peut-être que je ne le contacterai qu'à distance. Ce serait sans doute plus sage.
— Il te fait encore de l'effet, hein ?
Je me sens grimacer du nez comme pour cacher ma gêne.
— Ouais. Mais il est différent tu vois. Il paraît plus posé, plus réfléchi, plus
musclé aussi...
À ces mots, nous échangeons un regard amusé.
— C'est devenu un homme quoi !
— Oh que oui ! Un sacré bel homme !
— Bon, tu espères bien le revoir en gros ?
— Je crois, oui. Mais certainement pas pour retomber sous son charme
naïvement. Non, j'aimerais juste comprendre ce qu'il s'est passé : sa disparition
soudaine, l'acharnement que j'ai vécu au lycée, son retour comme si de rien
n'était, le fait qu'il ait voulu qu'on déjeune ensemble comme de vieux copains.
En verbalisant mes attentes auprès d’Émilie, je réalise en fait que l'attitude de
Grégoire m'intrigue et me déstabilise plus qu'autre chose. Je ne le lui dirai pas
pour ne pas l'inquiéter plus qu'elle ne l'est déjà mais j'ai bien senti que Grégoire
me regardait différemment aujourd'hui. Et je ne sais pas si je dois être flattée par
ce constat ou au contraire, encore plus en colère que je ne le suis déjà.
— Tu en as parlé à Maxime ?
— Non, je n'ai pas réussi. C'est bête car je n'ai rien fait de mal mais je ne veux
pas le tracasser avec ça. Il a bien d'autres choses à penser que ces futilités et je ne
veux pas qu'il me voie de nouveau comme la fille démolie qu'il a rencontrée.
T'en penses quoi ?
— Je pense que tu gères ta relation avec ton mari comme tu l'entends Éloïse.
Mais fais attention, Maxime ne supportera pas d'être pris pour un con. Il ne s'est
pas réellement « rien passé » comme tu le dis. Grégoire Legrand a refait surface
dans ta vie, après une décennie de travail sur toi-même pour qu'il en sorte. Et ce
qui se passe là-haut, dans ta petite tête, en ce moment, n'est pas rien non plus. Tu
réfléchis, tu envisages d'aller au bout des choses. Je comprends tes motivations
mais je ne peux que t'inviter à être honnête avec toi-même, tout comme avec lui.
Elle a bien évidemment raison. Émilie a toujours raison.
— Je sais pas moi, aborde le sujet en évoquant un nouveau contrat important
pour l'agence et glisse au milieu d'autres détails qu'il s'agit de Grégoire.
— Au milieu d'autres détails ? Mais il va faire des bonds ! Il sait très bien ce
que représente Grégoire pour moi.
Même si je ne le sais toujours pas moi-même.
— Éloïse, tu es mariée aujourd'hui. Vous vous aimez très fort tous les deux et
malgré ce que vous traversez, vous avez construit une véritable bulle autour de
vous. Vous êtes plus solides que ça.
— Je n'en suis pas aussi sûre que toi.
Émilie ne rajoute rien, elle avale une gorgée de thé et attend comme toujours
que je me livre de moi-même.
— C'est vraiment compliqué depuis quelques temps. Je suis fatiguée d'être
seule, à l'attendre constamment et de passer après son boulot. Je sais bien qu'il
fait tout ça pour nous et que plus vite il atteindra la place qu'il vise, plus vite
nous pourrons commencer la vie que nous nous sommes promis. Mais en
attendant, les mois passent et nous nous éloignons.
— Vous en avez discuté ?
— Non, mais il le sait. Il me connaît. Et cette grossesse qui ne vient pas...
Je termine ma phrase la gorge nouée et Émilie me prend dans ses bras.
— Hé, ça va marcher, me réconforte-t-elle comme elle peut. Un jour ou l'autre
tu seras mère. Une formidable mère même. Je le sais.
Je ne lui dis pas que je n'y crois plus et que je commence à me demander si
c'est réellement ce que je souhaite en fin de compte. Je me contente de lui
sourire, timidement.
— Ça fait longtemps qu'on s'est pas fait une soirée entre filles, change-t-elle
de sujet. Et je pense que tu en as plus que besoin !
— Tu crois ça ? je lui réponds, pas vraiment convaincue. Ce n'est pas que j'y
mets de la mauvaise volonté mais je me demande en quoi se retrouver entre
copines au bar va m'aider à avancer ?
— J'en suis sûre. Allez, va chercher un calendrier qu'on fixe quelque chose !

*
* *

Maxime rentra à la maison à une heure avancée dans la nuit. J'étais endormie
depuis plusieurs heures déjà et assez en colère d'avoir passé une nouvelle soirée
toute seule, sans nouvelles. Alors quand il se glissa dans le lit, je fis semblant de
dormir profondément pour éviter une nouvelle dispute, surtout à cette heure
avancée de la nuit. Cela pourrait bien attendre le lendemain. Et puis, à quoi bon
se torturer l'esprit à vouloir être honnête avec un homme dont je me sens de
moins en moins considérée ?

9

« Si la matière grise était plus rose,
le monde aurait moins les idées noires. »
Pierre Dac


Grégoire

Ce week-end, je dois changer les idées à Constance. Depuis jeudi, et notre
rupture officielle, elle s'est renfermée sur elle-même et broie du noir. Je suis resté
en retrait jusque-là, fuyant au Domaine dès que possible mais je ne vais pas
supporter plus longtemps qu’elle squatte mon appartement pour déprimer. Même
si je peux concevoir que cette séparation soit une épreuve difficilement
surmontable pour elle au regard du cocon dans lequel ses vieux l’ont
emmaillotée toutes ces années, j’ai besoin qu’elle se bouge.
Elle a choisi de rester dans la région quelques jours car elle ne se sentait pas la
force d'affronter ses parents en leur annonçant notre séparation. Ces derniers,
assez traditionnels selon leur fille - opportunistes si vous voulez plutôt mon avis
- avaient déjà apparenté ma présentation à des fiançailles officielles. Juste de
quoi me conforter dans ma décision de m'éloigner de ces gens.
Alors, partagé entre la culpabilité que je ressens de la voir dans cet état à
cause de moi et l’envie de lui gueuler dessus pour qu’elle se réveille, j’ai décidé
de faire preuve d’empathie et de mettre mes projets de côté aujourd’hui pour lui
faire prendre l’air.
Habitant depuis toujours en Ardèche, Constance n’a pas ce privilège de
profiter à volonté de la mer, notre point de chute pour la journée sera donc
l’incontournable ville d’Étretat.
Après s'être promenés dans les ruelles du centre-ville à la découverte des
boutiques de souvenirs, épiceries fines ou autres galeries d'art, nous longeons le
bord de mer, marchant sur les fameux galets arrondis, encerclés de part et d’autre
par les célèbres falaises de craie. Constance s'émerveille du bruit des vagues
venant s'échouer à quelques centimètres de nos pieds tandis que je redécouvre
les cris perçants des goélands.
Grisée par l’air marin, elle me met au défi d'arriver le premier au sommet de la
falaise. Sans lui révéler le détail que cette ascension nécessite de devoir gravir
pas moins de cent quatre-vingts marches, je relève le challenge avec amusement.
Et bien évidemment, après l’avoir distancée dès la dixième marche, j'arrive
triomphant en haut de la falaise.
Constance me rejoint une dizaine de minutes plus tard, les joues rougies par
l'effort et le souffle coupé par l'imprenable vue sur la mythique Aiguille Creuse.
Elle n'en revient pas que ce panorama ait pu devenir pour moi quelque chose de
banal, tellement elle le trouve magnifique. Je lui avoue alors que c'est seulement
quelques mois après mon arrivée dans le sud du pays, que j'ai réalisé que la mer
me manquait et que j'ai su que je reviendrais vivre ici un jour, en partie pour ce
paysage. C'est d'ailleurs pourquoi, sur la route me ramenant en Haute-
Normandie une semaine plus tôt, je me suis fait la promesse de venir le
contempler beaucoup plus souvent. Et je compte bien m'y tenir.

*
* *

La visite de chaque recoin de la cité touristique nous ayant accaparés une
bonne partie de la journée, je décide de nous emmener dîner dans un restaurant
offrant une cuisine raffinée mais aussi et surtout une vue incroyable sur le front
de mer.
Une fois la commande passée auprès du serveur, Constance se détourne de
moi, le regard perdu dans la contemplation du soleil qui se couche au loin. Je
l’observe sans qu’elle ne s’en aperçoive, comme je l'ai fait à plusieurs reprises
dans la journée. Et si elle m'a semblé plutôt enjouée du temps que nous avons
passé ensemble jusqu'à maintenant, je devine à son air lointain que quelque
chose la tracasse. Je suppose que le responsable n'est autre que moi et je me sens
dans l'obligation d'intervenir.
— La vue est magnifique, tu ne trouves pas ?
— Oh oui, tu as raison, concède-t-elle en m'accordant de nouveau son
attention. D'ailleurs je voulais te remercier pour cette journée Grégoire. C'était
chouette. Moi qui visualisais la Normandie à travers les champs minés de bouses
de vaches et le ciel gris chargé de pluie, je suis forcée d'avouer que je me suis
trompée, c'est une très belle région. Les couleurs sont différentes de chez nous,
bien plus contrastées. Et je comprends que tu sois attaché à cet endroit et
pourquoi tant de touristes viennent le visiter. Ton projet pour le Domaine a toutes
ses chances de fonctionner.
Je ne relève pas le « nous » qu’elle continue d’employer pour me relier à elle à
travers l’Ardèche, trop craintif de gâcher cette fin de journée en lui annonçant
que je ne rentrerai peut-être jamais. À la place, je préfère me centrer sur les
conseils qu’elle pourrait m’apporter.
— Je l'espère bien mais tu sais la concurrence est rude car même si les
visiteurs sont nombreux, les lieux d’hébergement le sont également et ils sont
bien implantés surtout.
— Mais ton offre est différente. Positionnée dans le haut de gamme pour le
Domaine en lui-même mais avec des tarifs accessibles pour le touriste lambda.
Cela t'évitera aussi toute la clientèle bourgeoise, très exigeante mais pas
forcément plus respectueuse.
— Tu en sais quelque chose ? je pose la question en devinant à l’avance la
teneur de sa réponse.
— Je suis souvent partie en vacances avec mes parents qui ont toujours pensé
que leur statut social leur conférait de fait un service irréprochable. Et crois-moi,
j'ai parfois eu honte de leurs réclamations...
Comme cela m’étonne….
— J'imagine. Mais tu sais, la location aux touristes est une option que je
n'écarte pas, c'est certain, pourtant plus j'avance dans mes réflexions, plus je me
dis que je devrais cibler avant tout sur la location du Domaine pour
l'événementiel, comme les mariages et autres fêtes de famille, les séminaires
d'entreprise... Je commence tout juste mon étude de marché mais c'est ce que
j'envisage vraiment je crois.
— Et c'est une excellente idée ! Tu pourrais même cumuler les deux si tu veux
mon avis. As-tu pris le temps de rencontrer d'autres professionnels du secteur ou
des spécialistes dans ce domaine ?
— Non, pas encore. Je pensais justement me faire passer pour un client
potentiel afin de visiter certains lieux incognito.
— N'hésite pas à profiter de ma présence ici pour nous faire passer pour un
couple d'amoureux transis à la recherche du lieu de leurs rêves pour leur mariage
hors de prix !
J'apprécie sa proposition et pour être honnête j'y ai songé plus tôt dans la
journée mais je me suis freiné, pas vraiment sûr que cela soit une bonne idée.
— Pourquoi pas, je réponds, évasif.
— Je suis sérieuse Grégoire, n’hésite pas ! On ne se connaît pas depuis très
longtemps c'est vrai, mais tu as pris une place assez importante dans ma vie et
j’aimerais que puissions rester amis malgré tout.
En est-elle seulement capable ?
— Si tu m’assures pouvoir te limiter à ce genre de relations entre nous, je n’ai
rien contre Constance. Au contraire.
— Alors, allons-y pour l’amitié, conclut-elle tout sourire en tendant vers moi
sa main pour que je la serre.
— Allons-y pour l’amitié, je répète, joignant le geste à la parole en
empoignant sa main pour sceller notre pacte. Même si je me montre nettement
moins enthousiaste qu’elle, j’attends d’abord de voir comment elle va se
comporter dans les jours prochains. Et aussi, très égoïstement de savoir si sa
position de professionnelle de l’immobilier pourrait m’aider.
— Et ma première action en tant qu’amie, sera de t’aider pour le Domaine ! Je
vais contacter tous les établissements qui gèrent de l’événementiel dans le coin
et nous allons jeter un œil à ce qu’ils proposent ! Je vais te faire une étude
comparative des prix, des prestations, des retours clients…
— Doucement Constance, je l’arrête en apposant ma main face à elle. Je sais
que tu penses bien faire, mais je n’apprécierai ton aide et ton amitié que si elles
sont maîtrisées. D’accord ?
— D’accord, acquiesce-t-elle d’un léger mouvement de tête. Tu sais comment
je suis, je m’emballe toujours trop vite !
— Oui, je sais mais j’ai d’autres préoccupations que le Domaine et je veux y
aller mollo, faire les choses dans l’ordre. Tu vois ?
— Je vois. Et je comprends aussi, tu as une vie à côté...
Je ne suis pas certain de saisir le sens de sa remarque mais je ne relève pas,
cela ne la regarde pas. D’autant plus qu’elle n’est pas si éloignée de la vérité que
ça, car depuis jeudi soir, je ne cesse de penser à Éloïse. J’essaye de me raisonner,
me rappelant que cette histoire est vieille de quinze ans, qu’elle s'est depuis
construit une vie dans laquelle je n’ai pas ma place, qu’elle est mariée, peut-être
même maman. Mais énumérer tous les arguments qui devraient me tenir éloigné
ne suffit pas. Il me reste un goût d’inachevé que je ne parviens pas à mettre de
côté. Alors ok, elle était distante avec moi lundi mais je mise volontiers sur
l'effet de surprise de me revoir. Et puis, quand nous nous sommes vus jeudi, elle
était différente alors qu'elle ne s'attendait pas à tomber sur moi non plus. Elle a
d’ailleurs accepté mon invitation à déjeuner, même si l’idiot que je n’arrive pas à
m’empêcher d’être les trois quarts du temps, l’a aussitôt annulée. De toute façon,
je vais vite être fixé puisque je compte bien me rattraper en…
— Ouh, ouh. La Terre appelle Grégoire !
Je relève le nez de mon assiette pour voir Constance qui claque des doigts
devant mon visage.
— Aurais-tu déjà quelqu'un en vue par hasard ? m’interroge-t-elle la tête
légèrement penchée sur le côté comme pour m’amadouer.
Si tu savais...
— Pas du tout, je mens consciemment. Je repensais à toutes ces démarches.
Ça m'accapare tellement l'esprit.
Et bien plus encore...
— D'ailleurs, tu parlais de spécialistes tout à l'heure, je reprends le train en
marche pour noyer le poisson. J'ai rendez-vous avec une société de gestion de
biens lundi. Je voudrais leur présenter mon projet et obtenir deux/trois conseils
avisés. Je connais tes compétences dans le domaine et je pense qu'il serait
intéressant que tu te joignes à moi. Qu'en dis-tu ?
— Avec plaisir Grégoire. Je comptais justement prolonger mon séjour de
quelques jours si cela ne te dérange pas bien sûr... J'ai posé trois semaines de
vacances avant de partir alors je me disais que mes petits bras musclés
pourraient peut-être t'aider à détruire d'autres murs ?
Mes lèvres se tordent dans un rire moqueur. Je n'imagine pas un seul instant
Constance, en tenue de chantier, travailler au milieu du bruit et de la poussière.
Elle qui met des heures à s'en remettre quand elle se casse un ongle…
— Ne te fatigue pas à prendre part activement au chantier. Je me débrouille
avec ça. Et oui, tu peux rester, « mi casa es tu casa ».
— Muchas gracias señor ! reprend-elle à ma suite la langue espagnole,
amusée.
— Cela te laissera le temps de programmer quelques, et j’insiste sur le
quelques, visites de salles de réception.
— J’ai pigé le truc rassure-toi, je n’ai pas l’intention de t’étouffer.
— J’apprécierais assez, merci, je lui réponds alors, même si je reste mitigé sur
sa capacité à mettre en acte ses mots.
Mais je me dois de lui laisser le bénéfice du doute, en tant qu’ami.

10

« Qui ne voit pas la mort en rose
est affecté d'un daltonisme du cœur. »
Emil Michel Corian

Dimanche 16 octobre 2016

Éloïse

Quand j'ai connu Maxime, il exerçait depuis peu en tant qu'agent immobilier.
Bien que jeune professionnel, il montrait déjà beaucoup de compétences et de
motivation, ce qui lui valut de devoir former un apprenti stagiaire qui n'était
autre que mon faux-jumeau, Timothée. Malgré son expérience professionnelle
assez restreinte, Maxime réussit à faire de mon frère un agent immobilier plein
d'avenir, c'est dire comme il était doué ! Il devint ainsi plus que son mentor, son
meilleur ami.
Voilà comment mon mari est entré dans ma vie, se faisant très vite une place
de choix dans la famille.
J'ai su dès notre première rencontre, un vendredi soir lors d'une soirée
improvisée par mon frère à la maison, que je lui plaisais. Grand, blond, je l'ai
tout de suite trouvé très beau et d'une gentillesse remarquable, même s'il m'est
apparu un tantinet trop arrogant tant il paraissait sûr de lui, chose
incompréhensible pour moi qui n'ai jamais eu la moindre confiance en moi-
même. Bravant ma dévotion pour Grégoire, encore solide malgré tout à cette
période, j'ai accepté son invitation à dîner, à la plus grande joie de mon
entourage, certain que je ne serais jamais capable de passer à autre chose.
Après deux rendez-vous « galants » et quelques échanges de baisers plutôt
chastes, il a affronté la légendaire surprotection de Timothée à mon égard en lui
annonçant qu'ils devaient se préparer à devenir beaux-frères car il comptait bien
m'épouser et me faire tout une tripotée d'enfants.
Treize ans plus tard, effectivement marié avec moi et affublé du titre de
« meilleur beau-frère de tous les temps », Maxime est devenu un administrateur
de biens, connu et reconnu, en passe d'ouvrir son propre cabinet de conseil en
gestion du patrimoine.
Sa motivation est sans faille et pour parvenir à son but, il ne compte pas les
heures de travail, délaissant de fait de plus en plus notre foyer. Je ne peux bien
sûr pas l'en blâmer. Depuis le début de notre relation, nous nous étions promis de
construire un avenir à l'abri des soucis financiers pour protéger nos futurs enfants
et leur offrir toutes les possibilités que nous n'avons pas eues nous-mêmes, plus
jeunes. Mais aujourd'hui, après pratiquement cinq années passées à attendre que
ces enfants ne viennent, je me sens de plus en plus seule. Nous traversons cette
épreuve tous les deux, c'est indéniable, mais notre couple se fatigue au fur et à
mesure des espoirs déçus. Et comme de nombreux autres, nous n'avons pas su
échapper à la crise conjugale allant de pair avec l'infertilité.
Espérer chaque mois que ces fichues règles n'arrivent pas et ne pas réussir à
retenir ses larmes quand elles surgissent pourtant. Suivre au jour le jour son
cycle et programmer ses rapports pour s'offrir les meilleures chances. Enchaîner
les rendez-vous médicaux avec divers spécialistes, en exposant sa situation de
façon si répétitive qu'elle devient mécanique. Passer des examens (je vous passe
les noms, le nombre et les détails...) et attendre des réponses qui n'en sont
finalement pas. Voilà quels sont aujourd'hui nos plus grands moments de
partages. Pas des plus propices à attiser la passion.
Le diagnostic est pour l'heure le suivant : « stérilité psychogène ». Comprenez
« il n'y a aucune raison médicale justifiant votre impossibilité à concevoir
Madame. Mais après ces années de tentatives infructueuses, nous allons
envisager les techniques médicalisées ».
Résultat du deuxième essai de FIV : négatif.
Maxime s'est plongé dans sa carrière professionnelle pour éviter de faire face
à tout ça. Et moi, à côté, je reste là, à tenir mon rôle de petite femme d'intérieur
parfaite mais qui attend chaque jour de moins en moins le retour de son mari et
qui flirte dangereusement avec la dépression. Effondrée à l'idée de ne jamais
sentir la vie en moi, persuadée de ne pas être capable de remplir mon devoir
d'épouse envers mon mari et de retenir prisonnier un homme, trop loyal pour me
quitter alors qu'il serait bien plus épanoui en devenant enfin le père fantastique
qu'il serait et qu'il rêve tant d'être.
J'ai toujours pensé aimer Maxime plus que tout. Il est celui qui m'a donné la
force de me reconstruire après le passage de la tornade Grégoire. Mais je sens
que nous vivons désormais l'un à côté de l'autre plutôt que l'un pour l'autre. Nous
avons aujourd'hui deux vies différentes et plus vraiment l'envie de les partager.
Si bien que lors des rares fois où nous arrivons à nous retrouver tous les deux,
nous nous évitons, chacun se concentrant sur ses tâches respectives – moi, la
maison, lui, ses dossiers – trop craintifs de s'avouer que nous n'échangeons plus
grand-chose. Certains appelleront ça la routine, le quotidien, ou encore « le cap
des x années » mais je sens au fond de moi que la crise est plus ancrée qu'il n'y
paraît. Et je ne sais pas si c'est le retour de Grégoire qui impulse cette envie mais
je voudrais aujourd'hui retrouver un peu de passion, de spontanéité, de légèreté.
J'ai envie de me sentir aimée et désirée. Vivante.
Mais entre les examens médicaux, les recommandations des médecins et ma
saleté de conscience personnelle qui n'est pas décidée à me foutre la paix, voilà
ce qu'est devenue mon hygiène de vie :
* Prohiber tout alcool. Je n'ai déjà pas beaucoup de copines alors tourner au
jus de fruit pendant que les autres trinquent au Mojito, ça n'aide pas vraiment à
garder le peu que j'ai par miracle réussi à me faire.
* Manger sainement. Adieu le gras des frites, les plateaux
fromage/charcuterie, les biscuits, la vie quoi. Et bonjour les recettes ultra
équilibrées à base de légumes oubliés que personne ne connaît.
* Avaler beaucoup trop de comprimés et s'automutiler de multiples injections
- ou comment se sentir malade alors que l'on essaye pourtant de porter la vie.
* Dormir au moins huit heures par nuit. Et se coucher à l'heure des poules à
quel âge déjà ? Oui, c'est bien ça, à peine trente ans.
J'arrête là, l'idée générale est passée je crois. Je suis devenue ennuyeuse à
mourir.
Alors, quand ce soir Maxime est présent à mes côtés de façon aussi rare
qu'exceptionnelle, j'y vois là l'occasion idéale de sortir s'aérer un peu et de
partager un moment agréable tous les deux.
Nous sommes assis dans le canapé, à chaque extrémité - on ne sait jamais, des
fois que la fougue de nos débuts refasse surface, il ne faudrait pas y jouer.
Maxime zappe de chaîne en chaîne à la recherche d'un programme intéressant.
Ses recherches ne sont pour l'heure pas très fructueuses. J'en profite et tente le
tout pour le tout.
— Ça te dit de faire quelque chose ce soir ?
Son regard ne quitte pas l'écran de télévision.
— Tu sais, j'ai passé la journée à étudier le dossier de copropriété de Monsieur
Laine - son plus gros client - et j'ai un mal de tête pas possible. Je n'ai qu'une
envie, c'est de passer une soirée tranquille, à la maison. Pourquoi, tu voulais
sortir ?
Oui. En fait, j'aimerais enfiler une jolie robe et que tu m'emmènes dîner
dehors. Et entre deux bouchées de ma pizza aux quinze fromages et cinquante
mille calories, je t'avouerais que je ne porte pas de sous-vêtements. Et alors tes
yeux, soudainement libidineux, se poseraient sur mes lèvres puis sur mon
décolleté plongeant. Tu demanderais aussitôt l'addition au serveur pour rentrer le
plus vite possible à la maison. À peine franchi le seuil de celle-ci, tu
commencerais à me faire l'amour. La première fois uniquement avec ta bouche,
partout sur mon corps, fou de désir après m'avoir vue retirer mes bas de soie. La
suivante, dans l’escalier menant à notre chambre, incapable de résister à la vue
du satin de mon déshabillé glissant sur mes fesses à chaque montée d'une
nouvelle marche. Tu me plaquerais alors contre la rambarde et ce serait rapide et
brutal. Et enfin, une troisième fois, très tendrement et amoureusement, dans
notre lit, juste pour me rappeler à quel point tu m'aimes et combien ce sentiment
est plus fort que tout.
Voilà quelle est mon envie pour cette soirée. Et c'est ce que j'aurais
probablement répondu si nous étions dans un film ou dans un livre. Ou même
dans notre quotidien d'il y a quelques années. Mais non, nous sommes dans la
vraie vie d'aujourd'hui, celle où nous ne nous autorisons plus ce genre de folie.
Alors je me contente de répondre en adéquation avec cette réalité.
— Non, laisse tomber, tu es crevé ! Je vais aller faire un peu de sport et après
je nous préparerai un truc à grignoter pour que tu puisses te reposer.
Sans attendre sa réponse, je me lève du canapé et pars m'isoler dans ma salle
de gym improvisée pour tenter d'évacuer le trop-plein d'émotions que je contiens
en moi. Je mets en route ma playlist, ajuste mes écouteurs et commence à courir
sur le tapis. Mais je suis très vite stoppée par une nouvelle crise de larmes que je
n'arrive pas à contenir, j'ai trop de choses à lui dire. Que je me sens seule en
premier lieu, que je comprends et encourage son ambition mais que je n'y arrive
plus. Que j'ai besoin de retrouver mon partenaire de vie, avant qu'il ne soit trop
tard. Mais je n'ose pas. Il me suffirait de sortir d'ici maintenant et d'aller tout lui
déballer. Mais j'ai peur. Peur que sa réponse ne soit pas celle que j'attends. Peur
de mettre fin à quelque chose sans savoir si c'est ce que je veux réellement. Mais
avant tout, j'ai peur qu'il comprenne dans quel état de détresse je me trouve.
Maxime possède une force de caractère impressionnante et de plus en plus
prononcée avec l'âge. Il conçoit difficilement la fragilité chez l'être humain qu'il
associe au fait de laisser ses faiblesses prendre le dessus sur le reste. C'est ce qui
m'a aidée à me relever quand je l'ai connu. Mais aujourd'hui, je crains qu'il ne
découvre une facette de ma personnalité qu'il ne supporterait pas. Et je préfère
continuer à me cacher de lui plutôt que de risquer de le décevoir. Lui aussi.
Ma séance de sport censée me vider l'esprit, fit donc tout le contraire. Et
quand quelques instants plus tard, je décide de sortir de cette pièce, les yeux
rougis par ma crise, Maxime m'interpelle.
— Éloïse ! Ça ne va pas ?
— Si, si. Je suis un peu fatiguée moi aussi tu vois. J'ai trop forcé. Je vais aller
me reposer et ça ira mieux après.
Devant ma mine contrite, ce dernier n'insiste pas et part s'enfermer dans son
bureau pour travailler toute la soirée, me laissant seule à ressasser sur le désastre
de ma vie.

11

« Chacun a sa façon d'interpréter les choses.
Les sots en leur chemin ne trouvent que des roses. »
Jacques Du Lorens


Grégoire

Il est plus de minuit. J'ai passé la journée à divertir Constance et le sommeil
me manque. Je tourne dans mon lit depuis des heures. Mes pensées se mélangent
entre Éloïse, le Domaine, Éloïse, l'appartement, Éloïse et Éloïse.
Argh, je ne vais jamais réussir à dormir.
Mon père saurait me dire quoi faire s'il était là. Mais non, la vie en a décidé
autrement et je dois affronter ça tout seul.
Je me retourne encore pendant une vingtaine de minutes, avant de finir par
abdiquer et venir m’asseoir sur le bord de mon lit. Je pose mes coudes sur mes
cuisses nues, appuie ma tête sur mes poings serrés et pousse un long souffle ; je
n’arriverai pas à fermer l’œil alors autant me lever. Je récupère mon bas de
survêt’ et mon tee-shirt abandonnés au pied du lit quelques heures plus tôt, et les
enfile avant de sortir de ma chambre. Je n’ai pas vraiment envie que Constance
tombe sur moi et mon boxer pour seul vêtement, cela pourrait lui donner des
idées que je serais forcé de repousser.
Je sors de ma chambre et me dirige vers mon bureau. J'allume la lampe,
m'assois sur le fauteuil et ouvre le premier tiroir sur ma gauche. J'en sors une
enveloppe abîmée. Celle-ci contient le plus important échange que j’ai jamais eu
avec mon paternel et que j'aurai jamais. Une lettre qu'il a écrite de son vivant et
transmise au notaire juste après la donation, « au cas où » selon les mots du
testament. Depuis, je voue une haine féroce envers cette stupide expression.
Un morceau de papier que j'ai détesté, insulté, froissé, mis à la poubelle je ne
sais combien de fois mais vers lequel je reviens toujours.
Et ce soir, j'espère trouver entre les lignes une aide, un conseil, quelque chose
qui puisse me faire avancer.

Mon garçon,

Quand tu liras ce bout de papier, c'est que je ne serai plus là pour veiller sur
toi, et j'en suis désolé. Je sais d'expérience que les mois qui s'annoncent seront
difficiles mais j'ai confiance, je suis convaincu que tu les surmonteras et que tu
réussiras quoi que tu décides d'entreprendre. Tu as cette force de caractère que
possédait ta mère et contre laquelle il est impossible de lutter.
Je ne te l'ai pas dit assez souvent mais je suis très fier de toi mon fiston. Du
petit garçon insouciant que tu étais, de l'adolescent casse-pieds qui nous a si
souvent énervés et de l'adulte que tu es devenu : responsable, respectueux des
autres et travailleur.
La vie te réserve encore bien des surprises et j'espère que ta mère et moi
t'auront donné assez de courage et de bon sens pour que tu t'en sortes et que tu
deviennes l'homme que nous avons toujours vu en toi.
J'espère aussi que tu pourras nous pardonner un jour nos erreurs, peut-être
quand tu seras toi-même père. Car oui, ta mère et moi n'avons pas toujours fait
les choix les plus sensés mais ceux que nous jugions nécessaires et qui venaient
de notre cœur. Ce que je m'apprête à te révéler changera probablement à jamais
ta vision de nous-mêmes. Mais je te sais aujourd'hui assez réfléchi pour
l'assumer et peut-être, comme je l'espère tant, nous pardonner.
Tu sais déjà que j'ai rencontré et charmé ta mère alors qu'elle était promise à
un autre. Ta regrettée mère a alors eu le courage et la force d'assumer ses
sentiments, quitte à payer le prix de l'abandon des siens pour le restant de ses
jours. Et c'est bien ce qui s'est produit. La faute qu'elle avait osé commettre,
celle de choisir de vivre un amour sincère et passionné plutôt qu'un mariage
contraint, n'a jamais pu lui être pardonnée. Ta mère et moi nous sommes alors
retrouvés seuls face à nos familles respectives. Mais ceci n'était rien. Nous
t'avions toi, résultat de notre amour, grandissant chaque jour, un peu trop vite
certes, mais remplissant notre vie de sens et de bonheur.
Quelques années après ton arrivée, nous avons souhaité agrandir notre
famille et t'offrir un petit frère ou une petite sœur, mais nous n'avons jamais eu la
chance de voir nos espoirs aboutir. Effondrés et stupéfaits d'apprendre qu'il
m'était impossible de devenir père, ta mère et moi avons dû subir l'affront de
découvrir quelques mois plus tard que l'homme à qui ta mère était destinée était
ton véritable parent, génétiquement parlant. Cette découverte n'a changé en rien
l'amour que nous te portions, je dirais même qu'il l’a renforcé. Pour nous, tu
étais et resterais à jamais l'aboutissement de notre union, la famille pour
laquelle nous devions être forts au quotidien.
Tu es mon fils Grégoire. Je ne t'ai peut-être pas donné la vie mais je t'ai vu
naître. Je t'ai appris à marcher, à parler. J'ai séché tes larmes et pansé tes plaies
lorsque tu étais blessé. J'ai été ton « papou » puis ton « papounet » avant de
finalement devenir ton « p’pa ».
Sache que ton père biologique a été informé de cette nouvelle dès que nous en
avons eu connaissance. Celui-ci n'a pas souhaité entrer en contact avec toi, non
pas par volonté de t'exclure de sa vie mais plutôt par crainte de ne pas trouver
sa place dans la tienne. Il n'a jamais tiré aucune rancœur de l'humiliation que
nous lui avions pourtant infligée, une première fois quelques semaines avant de
devoir s'unir avec ta mère puis une seconde quand nous lui avons appris, cinq
ans après ta naissance, qu'il était ton père. Je crois quelque part qu'il a voulu
nous épargner à tous les conséquences d'une telle révélation.
Cet homme, aussi respectable que surprenant, nous a remerciés de t'aimer
comme nous le faisions et de t'apporter tout ce dont tu avais besoin. Il nous a
fait promettre de lui donner régulièrement de tes nouvelles et de continuer à
prendre soin de toi. Nous avons tenu cette promesse jour après jour. Mais quand
ta mère nous a quittés, la peur que la vérité n'éclate au grand jour et que tes
grands-parents ne s'en saisissent pour satisfaire leur vénalité, m'a poussé à
quitter subitement la Normandie. J'en suis désolé. Je sais que ce déménagement
précipité t'a davantage perturbé et je te remercie des efforts que tu as déployés
pour faciliter notre nouvelle vie à deux.
J'ai continué à informer régulièrement ton père de ton évolution, fier de lui
apprendre que tu devenais de jour en jour un excellent menuisier.
Et puis, en novembre 2010, j'ai été contacté par un notaire normand,
m'informant de l'état de santé très dégradé de celui-ci. Atteint d'une maladie de
cœur et ayant miraculeusement survécu à un infarctus, il souffrait de graves
complications cardiaques et les médecins envisageaient le pire. Ne possédant
plus que toi comme unique famille, il m'a légué l'ensemble de sa propriété pour
qu'elle te revienne de droit quand je te jugerais apte à la gérer et à connaître la
vérité. Tu es, depuis plusieurs années déjà, capable de relever ce défi. Moi en
revanche, je n'étais pas prêt à tout te confier et surtout à te voir partir. J'ai bien
conscience que ce silence était lâche et égoïste. Il a été pour moi comme une
épée de Damoclès au-dessus de ma tête chaque jour, un secret omniprésent,
pouvant éclater à tout moment et t'enlever à moi en un instant. Mais je ne
m'attends pas à ce que tu compatisses, j'ose juste espérer que tu me
comprennes.
Tous les papiers de ce « Domaine aux Roses » sont désormais à ton nom et il
t'appartient aujourd'hui d'en faire ce que tu désires. J'espère que la transmission
de mes connaissances et de mon expérience t'aidera dans cette acquisition. Je te
connais, tu vas sans doute penser ne pas le mériter mais je crois au contraire
qu'elle te revient de droit. Tu as été privé bien trop tôt de ta mère et tu viens
d'apprendre que l'homme que tu as aimé et détesté pendant toutes ces années,
comme on aime et déteste un père, n'était pas ton véritable parent.
J'espère que cette nouvelle vie qui s'offre à toi saura te rendre heureux, serein,
même si je te devine inquiet et attristé. Et sache que s'il m'était donné la
possibilité de tout recommencer, je ferais en sorte que ta mère et moi soyons
auprès de toi plus longtemps pour alléger cette peine que nous t'avons malgré
nous causée.
Sache aussi que le véritable amour est rare, précieux et surtout unique. J'ai eu
le privilège de le vivre avec ta mère et j'espère que tu pourras le connaître toi
aussi. La famille est ce qu'il y a de plus essentiel mon garçon. C'est éprouvant
souvent, incertain parfois, mais tellement essentiel. Ne passe pas à côté de ça.
Je suis maintenant parti retrouver ta mère mais je continuerai à veiller sur toi
chaque jour depuis là-haut. Alors n'oublie pas de lever les yeux vers le ciel de
temps à autre, juste pour te rappeler que tes parents sont là, quelque part, qu'ils
veillent sur toi et surtout qu'ils sont fiers de toi.
Pardonne-nous,
Nous t'aimons.
Je t'aime mon fils.
Ton p’pa.

Je froisse une énième fois cette maudite lettre dans mon poing droit avant de la balancer de toutes mes
forces à travers ma chambre, puis je retourne dans mon lit pour enfouir ma tête dans l'oreiller et hurler ma
colère contre moi-même de m’infliger une nouvelle fois ça.
Pourquoi ai-je pensé que ce papier pourrait aujourd'hui subitement m'aider ?
Il ne l'a jamais fait et ne le fera jamais.
Comment a-t-il pu croire qu’il le ferait ?

12

« La notion de péché est en complet désaccord
avec la rose des vents. »
Jean Gonio

Lundi 17 octobre 2016

Éloïse

J'arrive à l'agence le lundi matin, bien trop contente de pouvoir m'occuper
l'esprit à autre chose que ruminer sur le désastre de ma vie conjugale.
Je n'ai quasiment pas dormi de la nuit et malgré les deux épaisses couches de
fond de teint qui camouflent ma pâleur, mes cernes font encore peur à voir.
Avec ce dimanche catastrophique, j'ai beaucoup pensé à Grégoire, beaucoup
trop, et je sais que je vais devoir me replonger tout de suite dans son dossier pour
faire avec Monsieur Robert le débrief du rendez-vous de la semaine passée.
D'ailleurs, j'ai à peine posé mes affaires sur mon bureau que celui-ci arrive.
C'est la deuxième fois en une semaine qu'il débute sa journée de bonne heure, je
vais finir par croire que c'est une nouvelle habitude chez lui.
— Monsieur Robert bonjour. Comment allez-vous ?
— Bonjour Éloïse. Ça va bien, merci. Et vous ? Vous avez une mine fatiguée,
m'interroge-t-il du regard en me serrant la main.
Ok, c'est officiel, j'ai vraiment une sale tronche. Note à moi-même : ne plus
jamais acheter de fond de teint. Ça coûte une blinde et ça ne sert à rien.
— Ça va. Merci. J'ai eu du mal à trouver le sommeil cette nuit. La pleine lune
sans doute.
Vous savez, la combinaison du premier croissant Grégoire, du dernier
croissant Maxime et des deux quartiers emmerdes !
— Ne m'en parlez pas. Ma femme a tourné dans le lit toute la nuit ! Enfin,
ajoute-t-il en soufflant, nous dormirons mieux ce soir je suppose ! Bon, je prends
cinq minutes pour m'installer et on se voit pour faire le point ?
— Ça marche.
Cinq minutes plus tard, montre en main, j'entre dans son bureau accompagnée
d'une tasse de café fumant que je dépose à côté de ses dossiers.
— Tenez.
— Oh, merci Éloïse. Vous n'étiez pas obligée.
Je sais mais j'ai besoin de m'occuper l'esprit avec des tâches basiques et
mécaniques.
— Alors, dites-moi comment était-ce ?
Je m'installe dans le siège qui fait face à son bureau pendant que mon patron
débute son récit.
— Intéressant. Beaucoup de réunions, de conférences, de dîners. Mais votre
travail m'a bien aidé et il a fait mouche surtout. Le directeur général en était ravi.
Il souhaite d'ailleurs l'inclure en partie dans la partie présentation de la société
des futurs catalogues.
— Oh ! je lâche sans m'en rendre compte sous l'effet de surprise.
— Qu'en dites-vous ? Vous seriez d'accord ?
— Euh... Eh bien...
— Je lui ai donné un accord de principe, en précisant que je devais bien
évidemment vous concerter au préalable. Et je me suis aussi permis de lui
rappeler que tout travail méritait salaire...
— Salaire ? je répète en souriant timidement. Et qu'entendez-vous par
« salaire » ?
— Il m'a assuré qu'une prime pourrait vous être versée pour votre analyse
pertinente, me précisant que sa propre assistante, qui réalise les bilans d'activité
chaque année, n'a jamais réussi à faire aussi bien parler les chiffres. Un peu plus
et il proposait de vous débaucher !
Il secoue la tête en réaction à ses propres paroles, comme s'il était impossible
que je quitte un jour la menuiserie, et reprend aussitôt.
— Enfin ! Je dois lui donner votre accord rapidement car le montage des
nouveaux catalogues est en cours de finalisation.
— Oui, bien-sûr, vous l'avez. C'est d'accord.
Je reste calme en apparence mais je vous assure que je me maîtrise
sérieusement car je n'ai qu'une envie : me lever et danser comme une tarée, là,
comme ça, devant mon chef ! Cela peut sembler exagéré et je pense que peu de
personnes comprendraient mais c'est la chose la plus gratifiante qui me soit
arrivée au boulot ces dernières années. Mon travail a été remarqué par les grands
patrons et va être diffusé dans tout le pays à travers les catalogues ! Wouhou ! La
partie financière ne m'intéresse même pas tellement la reconnaissance est
importante à mes yeux.
Et j'interdis quiconque de venir saper ma bonne humeur en me rappelant
péniblement que personne ne lis jamais ces pages ennuyeuses à souhait. Je le
sais déjà. Et je m'en fous.
— Très bien.
Il porte sa tasse de café à sa bouche puis continue.
— Bon, maintenant, expliquez-moi comment s'est déroulée la fin de semaine
pour vous ?
— Bien - mal. Sans souci particulier - je vais au devant de problèmes sans
nom. Je vous ai laissé dans cette pochette une copie de tous les documents reçus
et envoyés, ainsi que de tous les appels que nous avons eus pour vous - et je vous
en conjure, par pitié, ne me demandez plus jamais de vous remplacer sur un
chantier.
Je fais taire comme je peux ma conscience qui me martèle la vérité et passe en
revue les éléments les plus importants. Nous en venons rapidement au rendez-
vous pour le Domaine aux Roses et je sens mon cœur pulser dans tout mon
corps. Je m'efforce tant bien que mal de me concentrer mais c'est plus fort que
moi, j'ai l'impression qu'il est écrit sur mon front « faute professionnelle : est
dangereusement attirée par le client, a déjà couché avec ».
— ... Toutes les cotes sont prises, je vais m'atteler à faire la proposition de
tarif dès ce matin.
— Bien. Un second rendez-vous a été planifié ?
— Euh ... non.
Mince, je n'y ai même pas pensé.
— Je ne savais pas qu'il fallait en proposer un, j'avoue honteusement.
— C'est la procédure habituelle pour les chantiers importants mais ne vous
tracassez pas Éloïse, je ne vous ai laissé que peu d'instructions et je vous rappelle
que ce n'est pas votre métier. Dès que le devis sera prêt, amenez-le-moi, je
prendrai contact avec Monsieur Legrand pour caler une date avec lui.
— Très bien.
Soulagée qu'il ne m'ait pas associée à ce prochain rendez-vous, je retourne
dans mon bureau et me penche de nouveau sur le dossier de mon client détesté.
Concentrée sur la réalisation du devis en question, j'entends vaguement
Alexandra faire son entrée dans l'agence. Je la salue sans même lever les yeux de
mon écran d'ordinateur, lui demandant comment elle va. Je sens alors mon corps
entier se crisper au son de la voix qui répond à ma question et qui n'est pas celle
de ma collègue.
— Très bien Éloïse. Et toi ?
Je ferme les yeux, tente d'ignorer le pincement qui m'étreint la poitrine et
inspire profondément.
Ça va aller Éloïse. Tout est sous contrôle. Tout va bien se passer.
Je relève la tête cette fois-ci et lui réponds.
— Grégoire ! Il ... il est tôt ! Je pensais que je m'adressais à ma collègue qui
arrivait. Mais je suis ravie de savoir que tu vas bien !
J'ai conscience de ne pas être des plus agréables mais il m'a plantée comme
une idiote la semaine dernière, il ne croit tout de même pas que je vais être
chaleureuse avec lui !
— Merci. Mais tu n'as pas répondu à ma question. Comment vas-tu toi ?
L'expression sincère que renvoie son visage mêlée à son insistance me donne
l'étrange impression que ma réponse l'importe vraiment.
À moins que ma tête à faire fuir un vampire soit encore plus affreuse que je
l'imaginais, au point qu'il me soit impossible d'aller bien.
— Ça va, merci. Je commençais justement à travailler sur ton devis pour le
Domaine. Mais dis-moi, que puis-je faire pour toi ?
Je l'entends me répondre quelque chose mais à vrai dire je ne l'écoute pas.
C'est comme si mon cerveau s'était soudainement mis sur un mode pause et que
je n'étais plus capable de faire autre chose que de le contempler. Ma réaction est
désespérante et irrationnelle, notamment parce que je suis toujours en colère
contre lui, mais je n'arrive pas à faire autrement. Je suis fascinée par la beauté de
ce mec. Par ses cheveux ébouriffés qui partent dans tous les sens ce matin, par sa
barbe naissante, sa veste en cuir sombre entrouverte sur un tee-shirt blanc, tout
ce qu'il y a de plus basique, mais suffisamment ajusté pour dessiner discrètement
ses pectoraux. Accoudé sur le comptoir, il ne me laisse pas la possibilité de voir
ce qu'il porte en dessous de la ceinture mais je l'imagine pourtant dans un Levi's
bleu ciel moulant à la perfection son sublime fessier. Et là, maintenant, à 9h07
exactement, en ce lundi matin déjà bien compliqué, je n'ai qu'une envie : me
jeter sur lui. Je m'imagine glisser mes mains sous ce tee-shirt pour caresser sa
peau du bout des doigts. Fourrer mon nez dans son cou pour m'enivrer de son
odeur. Mordiller cette barbe si sexy jusqu'à atteindre ses lèvres qui dessinent
parfaitement son merveilleux sourire. Son sourire ? Mais attends, il se moque de
moi ? J'abandonne mon fantasme et reviens à la réalité pour réaliser qu'il est en
effet pleinement conscient que je suis en train de le mater. Et il s'amuse plutôt
bien de la situation a priori.
Je me déteste, je me déteste, je me déteste....
— Pardon, tu ... tu disais ? j'essaie de reprendre comme si de rien n'était. Mais
cet arrogant me répond dans un sourire satisfait.
— Tu es distraite aujourd'hui Éloïse. On se demande bien pourquoi !
Je n'ai pas le temps de réagir, nous sommes interrompus par Monsieur Robert
qui entre dans mon bureau, concentré sur les papiers qu'il tient entre ses mains.
Argh, frustration bonjour !
— Bonjour Monsieur. Éloïse, pourriez-vous me donner le dossier Legrand ?
J'aimerais vérifier quelque chose.
— Bien-sûr Monsieur. Le voici.
Je lui tends la chemise et reporte mon attention sur Grégoire qui, de plus en
plus amusé par la situation, attend la suite sans dire un mot.
— Justement Monsieur Robert, je vous présente Monsieur Legrand. En
personne !
Mon boss relève la tête et affiche en un quart de seconde son sourire de
commercial. J'ai l'impression de voir oncle Picsou et des dollars apparaître dans
la rétine de ses yeux. Ce n'est rien d'autre qu'un réflexe de commercial mais je
trouve cela consternant. Voilà bien une raison supplémentaire qui me confirme
que je ne suis pas faite pour ce drôle de métier.
— Monsieur Legrand, c'est un plaisir de vous rencontrer enfin. Je suis
Monsieur Robert, le directeur d'agence. Je m'excuse pour notre rendez-vous la
semaine passée mais j'ai été retenu sur d'autres obligations dont je n'ai pas pu me
défaire. Voyez-vous, je cherchais justement vos coordonnées pour vous appeler
mais maintenant que vous êtes ici, peut-être pourriez-vous m'accorder quelques
minutes ?
— Oui. Bien sûr.
— C’est parfait ! Allons-y, suivez-moi.
Avant de disparaître de mon champ de vision, Grégoire se tourne vers moi et
affiche une moue désolée, comme s'il s'excusait de devoir me laisser. J'en suis
pourtant plutôt soulagée, je vais enfin pouvoir respirer !
Et alors qu'il emprunte le couloir pour suivre mon chef jusque dans son
bureau, je m'interdis formellement de me retourner sur son passage pour vérifier
si mon hypothèse est exacte mais...
Satané jean bleu ciel ....

*
* *

Durant les trente minutes qui suivent, mon système nerveux est mis à rude
épreuve. Il oscille entre la colère envers moi-même et mon stupide
comportement d'adolescente à chaque fois que je me retrouve face à cet homme,
l'angoisse et l'appréhension de le savoir ici et d'imaginer ce qu'il se dit entre ses
murs, et finalement, le soulagement quand j'entends la porte du fond s'ouvrir et
Grégoire prendre congé de mon patron.
Je fais semblant d'être absorbée par ma tâche quand celui-ci s'appuie sur le
comptoir d'accueil.
— À très bientôt Éloïse, me lâche-t-il, le marron de ses iris venant s’ancrer
aux miens avec une intensité qui me désarme totalement.
Bien qu'Alexandra, arrivée entre temps, soit présente à mes côtés, il l'ignore
royalement. Il ne regarde que moi, droit dans les yeux, et la température de mon
corps grimpe en flèche. Cet échange se prolonge de trop longues secondes avant
qu'il ne rompe notre lien par un clin d'œil et que lui et son fess... jean bleu ciel
quittent l'agence.
La mâchoire m'en tombe. Et ma colère envers lui redouble.
J'ose un regard vers Alexandra qui paraît encore plus choquée que moi je crois
bien.
— Il sait que t'es mariée lui ?
Je soupire en guise de réponse. Je sens que je suis rouge écarlate et la pancarte
« faute professionnelle » vient de refaire son apparition officielle au-dessus de
ma tête.
Mais une nouvelle fois, je n'ai pas le temps de cogiter davantage car Monsieur
Robert m'interpelle depuis son bureau.
— Éloïse, vous pouvez venir s'il vous plaît ?
Argh !!! Mais que se passe-t-il aujourd'hui bon sang ? Je ne vais jamais tenir
toute la journée à ce rythme-là et j'en viendrais presque à regretter l'ambiance si
conviviale de la maison ! C'est dire !
Je me lève et me dirige vers le fond du couloir avec le pressentiment que cet
entretien ne va pas me plaire du tout.
— Asseyez-vous Éloïse. Je voudrais vous parler de mon rendez-vous avec
Monsieur Legrand.
Comme c'est étonnant...
Telle une petite fille qui serait convoquée dans le bureau du directeur d'école,
je m'exécute sagement.
— Celui-ci vient de me donner son accord pour le devis que vous lui avez
adressé la semaine passée pour son appartement. Je suppose que vous n'avez pas
eu le temps de m'en parler ?
Le salaud !
— Euh... oui. Pardonnez-moi. Monsieur Legrand est en effet passé à l'agence
lundi dernier, demandant une proposition de prix pour des menuiseries dans le
cadre d'une restauration d'appartement. Ne sachant pas que vous seriez absent en
fin de semaine, je m'étais engagée à lui fournir le devis dans la semaine. C'est
donc Thierry qui l'a validé avant que je ne lui envoie. Mais vous en avez une
copie dans la pochette des documents traités durant votre absence. Ainsi que
dans le dossier de Monsieur Legrand.
Ça se voit que je me raccroche aux branches ?
— Bien !
Son ton reste sévère mais son front se déride un peu.
— Je vais l'étudier pour voir quel tarif vous avez appliqué.
— Eh bien ... en fait, je n'ai accordé aucune remise.
Il me regarde en fronçant les sourcils de plus belle mais cette fois je ne saurais
dire s'il est fâché ou étonné.
— Aucune ?
— Aucune, je confirme en secouant la tête.
Il réfléchit un instant, sa main droite venant jouer avec sa barbe. Il n’a pas
l’air de comprendre.
— Étrange. Il n'a rien négocié du tout.
Je ne réponds pas et baisse les yeux. Après le rendez-vous de jeudi dernier au
château, il m'est effectivement venu à l'esprit que Grégoire avait choisi notre
enseigne pour moi. Hypothèse que j'ai aussitôt réfutée tellement elle m'a
effrayée. Car dans tous les cas, cela n'augure rien de bon. S'il veut me torturer de
nouveau, il y parviendra sans problème et je me retrouverai piégée, sans pouvoir
rien faire, car contrainte professionnellement. Quant au deuxième cas de figure,
celui qui me terrifie le plus, je n'ose même pas y penser et je serais tout autant
coincée.
— Il m'a précisé que vous étiez des anciens camarades de lycée et qu'il était
très satisfait de votre intervention jeudi. Il a d'ailleurs demandé à ce que vous
soyez la référente de son dossier.
Oh putain ! Ma pancarte vient de se mettre à clignoter !
Je ne sais pas si mon patron émet la même hypothèse que moi, mais je compte
bien remettre les choses dans l'ordre.
Des camarades de lycée ? Je n'en reviens pas qu'il ait osé !
— Nous fréquentions effectivement le même établissement mais j'ignorais
totalement qu'il était devenu le propriétaire du Domaine. Je l'ai découvert à mon
arrivée au château pour le rendez-vous jeudi dernier. Et je ne suis pas sûre de
pouvoir traiter ce dossier Monsieur. Je veux dire, pour un premier chantier, c'est
peut-être un peu trop... dangereux ? imprudent ?... important pour moi ? J'ai bien
peur de ne pas être à la hauteur.
— Ne dites pas de bêtise Éloïse. Vous en avez tout à fait la capacité, et de
toute façon, vu l'insistance du client, je ne vous laisse pas le choix. Votre priorité
à compter de maintenant répond au nom de Monsieur Legrand.
Je me laisse choir dans le fond de ma chaise, ayant le sentiment d’appliquer au
sens premier du terme l’expression « les bras m’en tombent « . Et si mes bras
sont toujours intacts, mon mental en est tout autre. Il ne peut s’empêcher de
constater qu’avec une seule phrase, parfaitement innocente pour son orateur,
dévastatrice au possible pour moi, me voilà revenue quinze ans en arrière.
— Je vous confie la gestion du dossier mais vous me ferez des points
d'informations réguliers sur son avancement et je validerai moi-même toutes les
propositions qui lui seront faites.
— Bien Monsieur.
J'ai envie de pleurer.
— Et notez dans votre emploi du temps que nous avons rendez-vous avec lui
jeudi midi, lors d'un déjeuner, pour lui faire une première proposition de tarif. Le
devis devra donc être bien avancé d'ici là. Cela est-il jouable pour vous ?
— Oh, euh, ce jeudi, je répète machinalement, essayant tant bien que mal de
me concentrer et d’être cohérente. J'ai des demandes de tarifs à préparer pour
d'autres clients et je dois aussi m'occuper de notre parc automobile pour la
révision du contrat.
— Je vais demander à Alexandra de vous prêter main forte sur les deux jours
à venir car je tiens vraiment à ce que le devis soit prêt pour ce déjeuner.
— Dans ce cas, il le sera Monsieur.
Vous me ramasserez peut-être à la petite cuillère mais il le sera.
Sur ces mots, je retourne à mon poste de travail pour avancer au plus vite sur
ce devis que je maudis, luttant contre moi-même de longues minutes pour ne pas
laisser mes larmes couler.
Quand arrive enfin midi, je suis capable de citer au moins une vingtaine de
synonymes du mot enfoiré mais en revanche, je n'ai que peu avancé sur le
dossier. Il me faut de la distance. Et de l'air.
J'indique à Alexandra que je vais déjeuner à l'extérieur et je quitte l'agence.
Je me rends dans le parc situé à quelques mètres de là et je m'assois sur le
premier banc trouvé. Il fait beau aujourd'hui et relativement doux pour la saison.
J'observe les nombreux joggeurs qui, concentrés sur leurs parcours, profitent de
leur pause pour s'aérer l'esprit. J'aurais dû faire de même : enfiler mes baskets
pour extérioriser l’angoisse qui monte et que je ne parviens pas à gérer. Au lieu
de quoi, je suis là, les jambes croisées, à jouer avec le talon des mes chaussures
que j’enlève et remets nerveusement à l’aide de mes pieds, tout en mordillant le
peu d’ongles qu’il me reste. Bon sang, je dois me calmer ! Mais je n'y arrive pas,
la visite matinale de Grégoire me hante et l'inquiétude pour la suite du chantier
grandit en moi.
J'attrape mon téléphone – Émilie – j'ai besoin que son cerveau prenne le relais
du mien, incapable de m'aider quand il s'agit de Lui.
Je lui explique ma matinée quand elle s'insurge rapidement.
— Comment ça ta priorité ? Il est sérieux ?
— A priori.
— Putain !
— Arrête de jurer Émilie.
— Non ! Bien sûr que non, je n'arrête pas de jurer Éloïse. Putain ! Tu ne peux
pas ! Dis-lui que ce n'est pas possible !
Je ris jaune en secouant la tête.
— Et comment veux-tu que je présente ça : « Excusez-moi Monsieur Robert
mais je ne peux pas m'occuper du dossier Legrand. Je refuse que mon obsession
d'adolescente qui m'a pourri la vie pendant des années, devienne, même le temps
de quelques semaines, ma priorité. Je refuse de croiser son regard qui me fait
rougir et bégayer instantanément, de lui serrer la main car le plus petit contact
avec lui me met dans des états inimaginables, de lui adresser la parole car j'ai
terriblement peur de retomber amoureuse de lui, et que je suis encore plus
terrorisée parce que je sens qu'il est aujourd'hui réceptif à tout ça. Lui qui m'a
« aimée » pour mieux me jeter aussitôt, qui désormais me sourit, me regarde
comme aucun homme ne m'a jamais regardée, m'invite à déjeuner et demande à
n'avoir affaire qu'à moi. Et que ce qui m'effraie par-dessus tout c'est que j'aime
ça. »
— Oh, Éloooïsee !
Même si nous sommes au téléphone, je devine parfaitement ses réactions et je
sais qu'elle ferme les yeux de désolation.
— Je savais bien que tu ne m'avais pas tout dit samedi.
— Si, je t'ai tout dit Émilie. Regarde, je t'appelle ce midi pour t'expliquer ce
qu'il s'est passé il y a moins de trois heures. Je te dis tout Émilie et c'est en te
racontant tout ça que je prends conscience de ce que cela représente vraiment.
— Alors dis-moi que tu en as parlé à Maxime ?
Je laisse le silence répondre à ma place tandis que j'entends mon amie
grogner.
— Écoute, nous avons passé un dimanche compliqué et je n'ai pas réussi.
Mais vu la tournure des événements de ce matin, je vais avoir plus de boulot et il
va bien falloir que je lui explique la raison pour laquelle je vais devoir faire des
heures à gogo.
— C'est sûr. Tu ne peux vraiment pas refuser ? Prendre une ou deux semaines
de congés par exemple ?
— Non, Émilie, je ne peux pas. Au-delà du fait que le client soit Grégoire, ça
fait des années que je demande à avoir plus de responsabilités et ce chantier est
clairement ma chance de prouver que j'en suis capable. J'ai envie et besoin de
réussir, tu comprends ?
— Oui bien sûr. Je suis juste inquiète c'est tout.
— Et moi donc ! En tout cas, merci d'être là pour moi, je lui réponds en
souriant faiblement.
— Oh, tu ne me remercieras peut-être plus quand je lui aurais botté les fesses
à ton Grégoire !
— Mon Grégoire !?
— Oui, bon, t’as compris ! Faut que j’te laisse. Il y a du monde et mon
responsable commence à râler.
Toute seule sur mon banc, le téléphone vissé sur l'oreille, je me marre
franchement devant l’individualité d’Émilie capable de planter son boulot de
serveuse en plein rush du midi juste pour répondre à l'appel de détresse de sa
copine. « Il y a des urgences » comme elle dit souvent.
— À plus !
— À plus !
En raccrochant, je ne me sens pas plus avancée, bien au contraire. Je réalise
que les peurs de ma meilleure amie sont fondées, je suis encore irrésistiblement
attirée par Grégoire et c'est dangereux. Je ne sais pas dans quel merdier je suis en
train de me fourrer, mais je sais que j'y vais et que je n'en sortirai pas indemne.
Je pose mon téléphone sur mes lèvres, ferme les paupières et, voulant croire
naïvement que cela pourrait m’aider, je me répète plusieurs fois : « Il a
quelqu'un dans sa vie. Toi aussi. Tu aimes Maxime et tu es incapable de lui faire
ça ». Ces mots vont devenir mon nouveau mantra. Je ne peux pas éprouver ce
genre d'incertitude, Maxime ne se l'autoriserait jamais, j'en suis certaine. Et il
supporterait encore moins de savoir ce qui se passe actuellement dans ma tête,
même si je suis moi-même incapable de dire ce qui s'y trame réellement. Mais
une chose est sûre, ce soir Maxime et moi allons parler.

13

« C'est une folie de haïr toutes les roses
parce qu'une épine vous a piqué… »
Antoine de Saint Exupéry


Grégoire

Il est seize heures. Constance et moi nous rendons dans les bureaux de SNAB,
la Société Normande d'Administration de Biens avec laquelle j'ai pris rendez-
vous pour le Domaine. La secrétaire, une petite rousse au tailleur ajusté et au
sourire blasé, nous accueille en nous installant directement dans le bureau du
conseiller qui nous doit nous recevoir, le temps que celui-ci revienne de son
précédent rendez-vous.
Mon ex, mon amie, ma notaire, ma conseillère, j'ai encore du mal à trouver le
titre qui la qualifie le mieux, prend place sur l'un des deux sièges présents,
détaillant du regard la pièce qui nous entoure. Mélange de moderne et
d'authenticité - mur de briques rouges, mobilier fait de bois et de métal, fauteuil
club en cuir brun - le bureau renvoie de façon assez surprenante l'image d'un
homme de goût. Et lorsque l'occupant des lieux fait son apparition, je suis
aussitôt convaincu par l'assurance et le naturel que dégage ce mec. La trentaine,
look chic mais allure décontractée, sourire affable qui ne semble pas pour autant
forcé, et surtout, il a politesse de s’excuser platement pour son retard.
Je suppose que Constance est sur la même longueur d'onde puisqu'elle se lève
de son siège pour lui serrer la main.
— Je vous présente Constance Maillard, dis-je, amie et notaire en Ardèche,
qui est venue me rendre visite en Normandie et qui m'est d'une grande aide dans
la réalisation de mon projet.
— Enchanté Madame Maillard.
— Mademoiselle, le reprend aussitôt celle-ci.
Surpris, le conseiller marque un temps d'arrêt sur mon amie qui, de sa tête
inclinée, lui sourit timidement.
Sans rompre la poignée de main qu'ils échangent toujours, ce dernier corrige
ses mots.
— Mademoiselle Maillard, pardon. Je vous prie de m'excuser.
— C’est inutile, il n’y a pas de mal, rajoute Constance en le dévorant des
yeux.
J'ai comme le sentiment d'être de trop là les gars...
On dirait bien que mon ex vient de trouver une bonne raison de passer à autre
chose et j'en suis assez étonné. Ladite « bonne raison » ne paraît d'ailleurs pas
totalement insensible non plus, puisqu'il esquisse à son tour un sourire gêné.
Alors, avant que je ne finisse par tenir la chandelle entre les deux, je décide
d'intervenir.
— Je suis Monsieur Legrand et je me présente à vous aujourd'hui afin
d'obtenir des renseignements et des conseils sur la gestion d'un immeuble à
destination locative.
Ma prise de parole fait redescendre tout ce beau p’tit monde sur terre et le
conseiller s'avance vers moi pour me serrer la main avant de s'installer à son
bureau.
— En effet, Monsieur Legrand. Je suis ravi de vous rencontrer et de vous
présenter la SNAB, qui, je l'espère, saura répondre à toutes les questions que
vous vous posez.
Il marque une pause, le temps de se dégager de ses affaires et d'ouvrir le
dossier sur lequel figure déjà mon nom.
— Bien. Allons-y ! Donc vous possédez un immeuble de centre-ville que vous
réhabilitez vous-même afin de créer un lot de plusieurs appartements. C'est bien
ça ?
— Tout à fait. À terme quatre appartements seront disponibles à la location. Et
je m'interroge sur la gestion courante de ces locations.
— Vous avez frappé à la bonne porte alors Monsieur Legrand. La SNAB peut
effectuer pour votre compte l'ensemble des démarches inhérentes à la gestion
locative : la perception des loyers, la rédaction des baux, des quittances, la
régularisation des charges et l'indexation du loyer, l'intervention en justice en cas
d'incident, et caetera et caetera. Nous pouvons aussi vous assurer au titre des
pertes de loyers ou de dégradation du bien. Concrètement, la SNAB, vous
apportera la tranquillité dans la gestion quotidienne ainsi que pour tous les
aspects juridiques et financiers.
Ok, c'est plutôt clair et concis. Ça me va bien.
— Justement, puisque vous évoquez l'aspect financier, pouvez-vous
m'expliquer quel est votre mode de fonctionnement ?
— La SNAB sera bien évidemment rémunérée…, commence-t-il à me
répondre dans un monologue certes utile mais nettement moins succinct.
Disons-le même, tellement chiant que j’ai bien du mal à écouter.
Il faut savoir que d’emblée, je déteste les commerciaux et leur baratin à trois
francs six sous destiné à berner tout le monde juste pour soutirer leur misérable
comm'. Mais pour le coup, ce mec me paraît fiable, il a l'air de maîtriser ce dont
il parle.
— Très bien. Je ne sais pas encore précisément quand les appartements
pourront être mis en location. J'espère sur le premier trimestre de l'année
prochaine. Si je décide de faire appel à vos services, quand devrais-je vous
recontacter pour formaliser les choses ?
— Je dirais dès que vous êtes prêt. Je vais vous laisser mes coordonnées ainsi
qu'une plaquette qui reprend plus largement l'échange que nous venons d'avoir.
Mais ne tardez pas trop, il serait dommage de perdre des mois de loyers.
— Je vous rejoins parfaitement sur ce point mais je dois m'occuper d'un
second projet qui va me prendre pas mal de temps et j'espère pouvoir tenir mes
délais.
— Je peux peut-être vous y aider ?
— Je ne suis pas sûre, répond à ma place Constance. Sans vouloir vous
offenser, je pense que ce projet requiert davantage les connaissances d'un
gestionnaire de patrimoine que celles d'un administrateur de biens.
Constance et moi échangeons un regard complice car elle sait que le futur du
Domaine est encore flou dans mon esprit et que je ne souhaite pas divulguer mes
ambitions pour le moment. Elle pense ainsi écarter le conseiller du sujet mais
c'est malheureusement le contraire qui se produit puisque celui-ci insiste.
— Vous m'intriguez là... Je suis certes administrateur de biens de métier mais
je possède de solides connaissances dans le domaine de l'investissement,
notamment immobilier, et je serais ravi de vous en faire profiter. Si nous devons
établir une relation contractuelle pour vos appartements, je pourrais tout aussi
bien vous conseiller pour d'autres projets.
Il n'a pas tort, son argumentaire tient la route en tout cas. Je dois me décider si
je veux avancer et je ne compte certainement pas multiplier les rendez-vous de
ce genre. J'ai bien d'autres choses à faire. Alors, sans faire cas de Constance, je
me lance et explique grosso-modo ma situation.
— Je viens d'acquérir un château qui nécessite de gros travaux de restauration
et je suis en pleine réflexion sur les orientations à donner à ce projet et sur les
investissements financiers à y consacrer.
Je n'en dis pas plus mais c'est suffisant. À peine le mot « château » est-il sorti
de ma bouche que l'interlocuteur en face de moi fait tomber son masque
professionnel. Et c'est en refermant mon dossier pour poser ses coudes dessus
que celui-ci poursuit son inquisition.
— Je pense que nous allons vraiment bien nous entendre Monsieur Legrand.
Je suis titulaire d'un master en gestion de patrimoine et sur le point d'ouvrir mon
cabinet conseil sur la région. Je serais ravi de vous compter parmi mes premiers
clients et de vous guider dans vos choix. Dites-moi ce qui vous questionne le
plus aujourd'hui ?
Je ne serais pas foutu d'expliquer pourquoi mais j'ai envie de faire confiance à
ce mec. Avant d'être un commercial dans l'âme, il me semble passionné par son
métier et je suis certain qu'il va me fournir une aide précieuse.
— Il s'agit du Domaine aux Roses.
Son haussement de sourcil mêlé à son « oh » de stupéfaction traduit
l'étonnement et le respect que cela suscite chez lui.
— Je vois que vous connaissez....
— Oui. Évidemment. C'est un très beau Domaine, je vous en félicite. Les
spéculations pour son rachat ont fait grand bruit.
— Il paraît.
Toujours mal à l'aise avec le fait d'avoir hérité de cette propriété et d'un
« père » que je ne connaîtrai jamais, je passe volontiers ce détail, m'évitant ainsi
d'être vu comme un gosse de riche à qui tout est tombé tout cuit directement
dans le bec. Je suis conscient que ce genre d'individu doit constituer l'essentiel
de sa clientèle mais je n'en serai pas un. Je le refuse catégoriquement.
— La propriété a vraiment pâti d'un manque d'entretien, elle est quasiment à
l'état d'abandon. J'ai commencé moi-même quelques travaux mais je dois
aujourd'hui me décider sur ce que je souhaite en faire réellement : une résidence
hôtelière, un espace dédié à l'événementiel ou bien même le restaurer dans le but
d’une revente.
— Je me répète sans doute mais je vous assure que je pourrais vous aider
Monsieur Legrand. Dans le cadre d'un contrat d'accompagnement, je pourrais
réaliser une étude personnalisée comprenant une analyse de marché et de
rentabilité des différentes options que vous envisagez. Je pourrais également
vous guider sur le plan financier : prêts, fiscalité, protection de vos actifs... Si
vous voulez faire de vos projets un véritable investissement profitable pour vous,
vous devez absolument être accompagné. Et croyez-moi Monsieur Legrand, les
chiffres c'est mon domaine.
Ce mec est vraiment passionné par son métier. J'ai l'impression qu'il pourrait
en parler pendant des heures.
— Vous connaissez Le Moulin des Mariages ? continue-t-il.
— Non. Je devrais ?
— Si vous souhaitez vous lancer dans l'événementiel, oui. C'est
l'établissement le plus prisé de la région.
— Constance, à qui je lance un regard en coin, et moi comptions justement
jouer les futurs mariés et visiter les sites du coin.
— Eh bien, je vous invite à vous y rendre dès que possible. C'est un endroit
vraiment magnifique et je ne dis pas ça parce que je suis le conseiller privé de la
propriétaire des lieux, ajoute-t-il en souriant. Je vais vous montrer leur site
Internet et vous allez comprendre.
Et tandis qu'il tourne vers nous l'écran de son ordinateur pour nous montrer
fièrement le site en question, je suis immédiatement attiré par l'image qui
apparaît dans le coin droit de son écran. Un cadre photo l’affichant lui-même en
train d'enlacer une femme. Une femme que je reconnais aussitôt puisqu'elle n'est
autre qu'Éloïse ! Mon Éloïse...
Je me recule légèrement, choqué, essayant malgré tout de faire comme si de
rien n’était mais je ne suis pas certain d’y parvenir vraiment.
Je m'attendais à tout sauf à ça et je n'arrive pas à détacher mes yeux de ce
fichu cliché, exhibant celle qui hante chaque jour un peu plus mes pensées,
accrochée au bras de l’homme qui se tient en face de moi. Tous deux se
regardent amoureusement et échangent un sourire confiant. Éloïse est
magnifique, comme toujours, et elle paraît heureuse.
Est-ce la photo de leur mariage ? Probablement. Lui est en costume, orné
d'une fleur blanche sur la pochette avant. Quant à Éloïse, elle est vêtue de ce qui
semble être un tailleur blanc et coiffée d'un chignon d'où s'échappent des fleurs
similaires. Mais ce qui manque de me faire gerber, c'est d'apercevoir briller à son
annulaire gauche, ce même anneau de diamant que j'ai découvert à son doigt il y
a tout juste huit jours.
— Vous connaissez ma femme ?
Le conseiller qui m'interpelle, me forçant à détourner les yeux de cette image
répugnante, a bien sûr remarqué mon intérêt pour la photo.
Pourtant, incapable d'affronter son visage qui je sais d'avance va me dégoûter,
je baisse la tête et jette un regard à la carte de visite qu'il m'a remise quelques
instants plus tôt. Je lis et relis ce nom. Dupin. Monsieur Maxime Dupin. J'ai
toujours connu Éloïse sous son nom de jeune fille, Chrétien, et je n'avais pas fait
le rapprochement avec son adresse mail professionnelle lorsqu'elle m'a envoyé
mon devis. Pourtant celle-ci me revient clairement en mémoire maintenant :
eloisedupin@lamenuiseriegenerale.fr
Je sens le regard insistant du conseiller sur moi, tout comme celui de
Constance, et je me trouve totalement pris au dépourvu.
— Votre femme ?
Que ces mots sont durs à prononcer bon sang !
— Oui, Éloïse, mon épouse. J'ai l'impression que la photo de notre mariage
vous questionne.
J'ai ma réponse.
— Oh ! Non. Enfin oui. Enfin, je ne connais pas intimement votre femme
mais je crois que nous partagions le même lycée.
Bravo Grégoire. Super choix de vocabulaire !
— Je connaissais surtout son frère.
C'est un pur mensonge. Je n'ai jamais parlé à ce mec mais il était connu pour
se bastonner souvent, notamment pour défendre sa sœur des paroles parfois
crues de certains crétins en rut. Donc, rien que pour ça, il avait ma sympathie et
mon respect. Mais non seulement d'être un pur mensonge, mon excuse bidon est
totalement idiote car s'il est effectivement marié avec Éloïse, je suis en train de
parler de son beau-frère ! J'ai envie de me frapper moi-même tellement je suis
pathétique.
— Ah ! Vous parlez de Timothée ! Il était réputé pour être très protecteur
envers sa sœur en effet. Mais croyez-moi, elle en avait bien besoin. Elle n'a pas
croisé que des hommes honorables. Heureusement pour moi, j'ai eu la chance de
devenir son meilleur ami avant de rencontrer sa sœur.
Des hommes honorables ? Je rêve ou cette pique m'est destinée ? Je deviens
parano je crois, je ne vois pas comment ce mec serait au courant pour Éloïse et
moi. Et pour changer de sujet au plus vite, je réponds par un sourire des plus
hypocrites car croyez-moi je m'en balance royalement du moulin des machins
choses.
— Alors, ce site Internet. Montrez-moi ça.

*
* *

Après une vingtaine de minutes d'échange sur les potentialités de
développement du Domaine durant lesquelles Monsieur Dupin m'est bizarrement
apparu beaucoup moins sympathique, ce dernier conclut enfin notre entretien.
— Je vais devoir mettre fin à ce rendez-vous car je dois me rendre chez un
client à l'autre bout de la ville. Je pense toutefois que nous avons encore besoin
de discuter à la fois sur la gestion de vos appartements mais aussi sur celle du
Domaine. Que diriez-vous de se revoir autour d'un dîner ?
Tu peux rêver mon gars !
Je suis resté poli avec lui jusque-là car pas vraiment en position de force, mais
la question d'en faire mon conseiller privé se pose désormais sous un tout autre
angle. Pourtant, Constance qui me prend une nouvelle fois de court, tranche pour
moi.
— Excellente idée ! Grégoire a déjà vos coordonnées, je me charge de vous
contacter et d'organiser cela.
Elle commence à m'agacer sérieusement celle-là. Je n'ai aucune envie de
revoir ce mec moi, il est celui qui couche avec Éloïse bordel !
— Parfait, lui répond ce dernier tout sourire.
Heureusement que l'entretien prend fin car je ne pourrais pas me contenir plus
longtemps. D'ailleurs je me lève et le salue sans plus de formalités, et je quitte
les bureaux de la SNAB sans attendre Constance.
— Cela ne t'a pas échappé qu'il était marié ? j'agresse mon ex-copine à peine
m'a-t-elle rejoint.
— Je te retourne la question, riposte-elle sans se démonter.
— Qu'entends-tu par-là ?
— Le frère ?
Elle me regarde avec un rire amusé.
— Bah quoi le frère ?
— Il ne t'a pas cru non plus tu sais. Et je suis prête à parier que sa femme sera
présente lors de notre dîner.
— Raison de plus pour refuser.
— Ah, j'en étais sûre, tu la connais ! pointe-t-elle son index vers moi comme
pour me mettre face à mes mensonges.
— Ça ne te regarde pas.
C'est vrai après tout, nous étions amants il y a encore dix jours Constance et
moi et je devrais aujourd'hui lui avouer que oui je connais bien cette femme et
que j'ai même été le premier homme à la connaître réellement.
— Ok. Prends-le comme ça ! Mais tu vas venir avec moi à ce dîner.
— Dis donc, on dirait que toi aussi tu essaies de cacher des choses ? Pourquoi
ce dîner semble si important pour toi ?
— Tu sais quoi Grégoire : ça ne te regarde pas !
Bien envoyé.
Je souris car elle a raison. Je ne vais pas me mêler de ses histoires. Constance
est assez grande et je l'ai quittée en lui accordant de conserver avec elle une
relation amicale. Je ne vais donc pas m'immiscer dans sa vie amoureuse alors
que j'ai demandé à en sortir. Et encore moins si elle souhaite mettre un peu de
bordel dans le mariage d'Éloïse. Au contraire !

14

« La rose a la couleur de la pudeur
mais elle a aussi celle du mensonge. »
Jules Renard


Éloïse

Ma journée de travail est terminée, je suis rentrée à la maison.
Je prépare le repas tout en réfléchissant à la manière dont je vais pouvoir
aborder le sujet « Grégoire » avec Maxime.
J'y ai songé sans cesse depuis mon appel à Émilie ce midi et je ne suis pas
plus avancée. J'ai tourné et retourné le scénario dans tous les sens mais je suis
toujours bloquée. J'ai même sérieusement envisagé de faire des recherches
Internet afin de trouver un numéro de centre d'appels pour femmes en détresse,
c'est vous dire... Et, à quelques minutes du retour de Maxime, je ne sais toujours
pas comment lui annoncer.
En m'excusant ? Mais de quoi réellement ? De devoir m'occuper d'un nouveau
client ?
En minimisant les faits ? Mais on parle de Grégoire Legrand là... Et Maxime
comprendra vite que notre première rencontre remonte à plus d'une semaine déjà
et que je l'ai vu revu deux fois depuis, sans rien avouer.
Et en restant indifférente ? Tu parles, j'imagine bien qu'il puisse prendre ça
pour une chose banale : « Tiens au fait, jeudi midi, je déjeune avec Grégoire
Legrand. Oui, tu as bien compris, je parle du mec qui m'a dépucelée et qui s'est
ensuite barré faisant de moi la risée du lycée. Celui-là même dont j'ai été
déraisonnablement amoureuse pendant plus de quatre ans et avec qui j'étais
persuadée de finir ma vie ! Mais ne t'inquiète pas chéri, il me drague
ouvertement, il est toujours aussi beau et bien plus sexy qu'avant, il est aussi
riche que Bill Gates et vit désormais à Versailles, mais c'est juste pour le boulot,
uniquement professionnel. Et toi, ta journée ? ».
Je souffle.
J'aurais beau utiliser n'importe quelle manœuvre possible et imaginable, cela
ne changera rien. Car dans le fond, lui dire est une chose, plutôt facile même
quand on y réfléchit bien, mais ce que j'appréhende réellement c'est ce qui suivra
mon aveu. J'ai beau connaître Maxime depuis treize ans, je suis incapable de
prédire quelle sera sa réaction. Et au-delà des mots ou de la tension qu'il y aura
entre nous, ce que je redoute le plus, c'est de voir de l'appréhension durcir les
traits de son visage, de la résignation comme si la suite était déjà jouée d'avance
ou pire encore, de la déception.
J'entends sa voiture se garer dans l'allée. Assez réfléchi, il est temps de prendre
son courage à deux mains Éloïse. Après tout, peut-être que mon appréhension
me fait dramatiser la situation.
Mais j’ai beau tenter de relativiser les faits, le repas ne passe pas. J'ai le ventre
noué, je n'arrive pas à avaler la moindre bouchée. Avant qu'il ne finisse par le
remarquer, j'expire discrètement, c'est le moment de me lancer.
— Tiens, devine quoi ? Je sais qui est le nouveau propriétaire du Domaine aux
Roses.
Je m'attends à ce qu'il me pose des questions ou même me fasse des
propositions, mais certainement pas à ce qu'il me répond.
— Moi aussi chérie. C'est Monsieur Legrand ! Figure-toi que je l'ai rencontré
cet après-midi pour la location à venir de plusieurs biens et il m'a présenté son
projet pour le château...
Premier coup de massue.
—... Je lui ai parlé de l'ouverture du cabinet et il avait l'air assez enthousiaste.
Il m'a tout l'air d'être un homme posé et réfléchi et je pense que nous pourrons
vraiment bien travailler ensemble...
Deuxième coup de massue.
—... Et puis, tu imagines si le propriétaire du Domaine aux Roses devenait un
de mes premiers clients ? Non seulement cela m'assurerait un rendement
financier dès les premiers mois d'activité mais ce serait en plus une véritable
publicité pour le cabinet.
Troisième et dernier coup de massue.
J'ai l'impression d'être Nicky Larson, complètement assommé par les coups
démesurés de sa copine cinglée.
— Et toi, comment le connais-tu ?
Maxime redescend doucement de son petit nuage, un sourire inconscient aux
lèvres, attendant que je lui réponde.
S'il savait que dans mon corps se joue un phénomène tout inverse.
— Oh... euh... moi... Je l'ai rencontré il y a quelques jours. Il a choisi l'agence
pour les menuiseries du Domaine.
Il paraît tellement heureux que je ne peux pas. Il travaille si dur, depuis tant
d'années et son rêve est sur le point de se réaliser. Je ne peux pas lui avouer que
celui qu'il voit comme le client parfait est en fait le fantôme de mon passé. Celui
qu'il hait pour m'avoir fait tant souffrir et contre lequel il s'est senti bien des
années en rivalité.
— C'est super ça ! C'est un sacré contrat dis donc.
On peut dire ça en effet, Grégoire est à lui seul une véritable convention !
— Oui, et comme Monsieur Robert était en déplacement la semaine passée,
j'ai pris son relais pour la visite de chantier jeudi dernier. Du coup, j'ai hérité de
la gestion entière du dossier.
— Tu as visité le Domaine aux Roses jeudi dernier et tu ne m'en as pas
parlé ?
— Oui mais...
Je n'ai pas le temps de m'expliquer qu'il enchaîne sur une autre remarque.
— Et puis c'est étonnant que ce ne soit pas un maître d'œuvre qui gère ce
point-là. Remarque, après l'avoir rencontré, cela ne me surprend pas plus que ça
qu'il soit le commanditaire de l'ensemble des travaux.
Je ne dis rien. Que puis-je répondre de toute façon ?
Un silence s'installe entre nous et il voit que je suis gênée.
— Ça va Éloïse ? Tu as l'air stressée. Si c'est pour la gestion de ce chantier, je
suis absolument certain que tu seras à la hauteur. Aie juste un peu confiance en
toi pour une fois et tu comprendras que tu es capable de réaliser de grandes
choses.
Je lui réponds par un sourire discret. Sa croyance en moi me touche
réellement. Tout comme cette lueur que je perçois au fond de ses yeux, reflet de
sa fierté et de son admiration pour moi. Cette étincelle qui s'est éteinte petit à
petit, au fil des années, laissant place à un regard plein de tendresse et d'affection
certes, mais plus vraiment nourri par la passion.
Le repas se termine, accompagné par le son de la télévision, et bientôt
Maxime se lève de table, dépose son assiette dans la cuisine et part s'enfermer
dans son bureau, probablement la tête remplie de nouveaux rêves venus avec ce
client inattendu. Ce client qui va assurément faire décoller sa carrière
professionnelle mais qui risque cependant de faire exploser sa vie personnelle.
Je reste assise quelques instants, le regard dans le vide et le cerveau fatigué.
J'ai échoué, lamentablement, et sans même avoir réellement essayé. J'ai beau me
rassurer en me disant que je lui ai dit la vérité - le nouveau chantier, la visite du
Domaine et la gestion entière du dossier - je sais au fond de moi que j'ai
volontairement dissimulé l'identité réelle de Monsieur Legrand. Résultat, je vais
me coucher une nuit de plus à côté de cet homme à qui j'ai l'impression de
cacher un lourd secret. Et je me déteste pour ça.
Je me lève à mon tour, cette fois dans tous mes états. J'essaye de ranger la
cuisine mais je tourne en rond. Je me dirige à plusieurs reprises vers le bureau de
Maxime, pleine de détermination, mais ma main s'arrête à chaque fois à quelques
millimètres de la poignée.
Si je continue comme ça, je vais finir chez le toubib avec une prescription de
dix anxiolytiques par jour à prendre à intervalles réguliers. Je refuse cette
hypothèse.
Je ne sais pas comment font les femmes qui mènent une double vie mais il est
certain que ce n'est pas pour moi. Une simple information gardée secrète
quelques jours m'empêche de me regarder de façon sereine dans le miroir alors
une trahison quotidienne, c'est la corde assurée.
Alors je décide de m'installer dans le canapé, devant la télé, pour attendre que
Maxime finisse de travailler et peut-être, enfin, pouvoir tout lui raconter. Sauf
que lorsque ce dernier vient effectivement me rejoindre, c'est pour me porter
jusqu'à notre chambre à coucher. Il n'est pas moins de deux heures du matin et je
me suis endormie, épuisée par cette assommante journée.


15

« Marbre, perle, rose, colombe,
Tout se dissout, tout se détruit ;
La perle fond, le marbre tombe,
La fleur se fane et l'oiseau fuit. »
Théophile Gautier


Mardi 18 octobre 2016

Grégoire

Cette rencontre avec Maxime Dupin m'a perturbé. Je suis énervé. J'ai mal
dormi et je me suis réveillé de mauvais poil. Je savais qu'Éloïse était mariée mais
jusqu’à hier je ne connaissais pas son imbécile de mari, qui est loin d'en être un
d'ailleurs, et cela m'allait très bien. Aujourd'hui, non seulement je l'ai rencontré
mais en plus je sais que c'est un mec intelligent et dont je vais avoir besoin pour
mon projet. Alors ouais, je suis énervé.
Constance me gonfle aussi. Elle n'a rien fait, je sais, mais elle est là, du coup
c'est elle qui trinque.
— J'ai appelé le Clos Masure et ils acceptent de nous faire visiter les lieux
demain après-midi. C'est ok pour toi ? me demande-t-elle alors que nous
sommes en train de prendre le petit-déjeuner.
— Fais comme tu veux !
— Dis donc, il fallait rester au lit Monsieur Grincheux si c'était pour râler
comme ça pour tout et après tout le monde !
— Ne t'inquiète pas, je m'en vais. Et ne m'attends pas, je passe la journée à
l'extérieur.
Je sors avant qu'elle n'ait eu le temps de protester. Tant pis pour les croissants
frais.
Je réagis vraiment comme un gamin mais je n'arrive pas à faire autrement ce
matin. J'ai l'impression de me revoir au lycée quand mes parents me bassinaient
pour que j'aille en cours. Est-ce le fait de revoir Éloïse qui me rend aussi con que
je ne l'étais à l'époque ? Pourtant, je devrais savoir que ce comportement ne m'a
aidé en rien. Si seulement j'avais bossé plus sérieusement, ma grand-mère
n'aurait peut-être pas jugé bon de s'en mêler et mon père ne nous aurait pas fait
traverser la France pour la fuir. J'aurais peut-être encore Éloïse pour moi...
Stop ! Je dois remettre de l'ordre dans mes idées et me recentrer sur l'essentiel,
à commencer par réfléchir à quelle orientation je vais choisir définitivement pour
le Domaine. Je penche de plus en plus pour l'événementiel. Le concept de
l'hébergement touristique me plaît mais il me demanderait trop de présence et
d'investissement personnel. Je veux me lancer dans quelque chose qui me
convienne aujourd'hui et que je serai encore disposé à faire dans quinze ou vingt
ans. J'ai plein d'idées d'agencement qui me viennent en tête : une grande salle de
réception habillée de murs en pierre naturelle avec de grandes ouvertures vitrées.
D'autres salles plus « intimes » à la décoration raffinée, dans le style industriel,
campagne chic ou même baroque. Des chambres équipées de tout le confort
nécessaire pour les hébergements lors des grandes réceptions d'affaires ou de
familles. Des prestations annexes : piscine, spa, terrain de tennis, peut-être même
un golf, un espace de jeu dédié aux enfants...
Les idées fusent ainsi durant tout le trajet qui me mène jusqu'au château. Et je
crois que quand j'arrive à destination vingt minutes plus tard, j'ai
inconsciemment et définitivement déterminé mon choix d'activité.
Je file dans la cuisine pour récupérer les plans du Domaine et les travailler
suite à l'inspiration qui m'est venue. Je vais ainsi arpenter le château pièce par
pièce en y griffonnant mes idées. Malheureusement, je suis rapidement
interrompu par la visite d'une personne dont je me souviens très bien. Il s'agit de
cette fille qui suivait toujours Éloïse comme un petit chien et qui me regardait à
chaque fois comme si j'étais le diable en personne.
Génial ! Il ne manquait plus qu’elle !
— Bonjour Grégoire. T'as cinq minutes ?
— Tu n'as pas vu le panneau sur le portail indiquant que cette propriété est
privée ? je l’apostrophe sans même essayer de masquer ma mauvaise humeur
qu’elle ne va certainement pas arranger.
— Si, si. Je sais encore lire merci, me répond-elle sans se démonter. Mais j'ai
à te parler.
C’est bien sauf que moi je dois bosser !
— Ok. Dans ce cas-là, tu demandes à Éloïse mes coordonnées et tu t'en sers
pour qu'on se prévoie un rendez-vous, je lui ordonne passablement agacé. Ça n'a
pas l'air de te poser de soucis de t'immiscer dans la vie des gens, alors tu devrais
y arriver.
Pensant que mon antipathie volontairement exagérée suffira à lui faire
comprendre qu'elle peut s'en aller, la conversation étant terminée, je me penche
sur mes plans sans lui accorder la moindre attention. Sauf que bien évidement,
miss casse-couilles reste plantée là, m'obligeant à m’arrêter de nouveau.
— Je suis un peu occupé là, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué. Donc si ça
ne te dérange pas, j'aimerais que tu te casses et que tu me foutes la paix !
Cette fois, je ne mâche pas mes mots. Mais merde à la fin, elle l’a cherché !
— Ce sont des excuses qu'il te faut ? C'est ça ?
Ça et que tu te barres d'ici car je sais très bien que tu vas me faire chier. T’as
déjà bien commencé à me les briser.
— Bien. Alors ok, excuse-moi. Je n'aurais pas dû débarquer comme ça. Mais
j'ai besoin de te parler d'Éloïse, c'est vraiment important. Aurais-tu quelques
minutes à m'accorder s'il te plaît ?
Elle me lance un sourire si forcé que je dois faire appel à tout mon self-control
pour ne pas l'envoyer chier comme elle le mérite pourtant en la traînant par le
bras pour la foutre moi-même dehors. Mais je me résigne, l’attaque frontale ne
fonctionne a priori pas avec elle. Et puis je devine qu'elle ne va pas lâcher
l'affaire comme ça, alors autant en finir tout de suite sinon elle serait capable de
se pointer ici tous les jours jusqu’à ce que j’écoute son sermon de merde.
Je me redresse, croise les bras sur ma poitrine et me prépare pour le mal de
crâne du siècle.
— Bien, je t'écoute.
— On peut aller s'asseoir quelque part ? Je ne sais pas, sur la terrasse peut-
être ? Il fait beau aujourd'hui.
Je souffle longuement.
Mais bon sang, comment Éloïse fait-elle pour la supporter sérieux ? C’est
juste mission impossible !
Je lui adresse à mon tour un sourire contraint, histoire de bien lui faire
comprendre qu'ELLE ME GONFLE, puis je l'emmène dans la cuisine pour y
ranger mes plans et me faire du café avant d'aller dehors. Je vais avoir besoin
d’un stimulant pour tenir.
— C'est ça que t’appelles une terrasse ?
— T'es toujours aussi chiante dis-moi ? Je comptais juste nous préparer un
café avant de nous installer dehors. Mais c’est peut-être trop chaleureux pour
toi ?
Elle ne répond pas à mon sarcasme mais ne paraît pas vexée pour autant, alors
je fais chauffer l'eau.
— Je n'ai que de l'instantané, j'espère que cela te conviendra.
C'est faux mais elle ne mérite pas l'effort que j'en prépare du vrai juste pour
elle.
— C'est buvable, objecte-t-elle.
Je vois que les choses sont claires : je ne l'aime pas, elle ne m'aime pas. Au
moins, c'est réciproque et on ne fait pas semblant.
Une fois installés en terrasse, et avant qu'elle ne commence son speech dont je
devine déjà le contenu, je lui demande de me rappeler son prénom.
— Émilie. Ça devrait aller, il est plutôt courant. Et ça commence comme
Éloïse, tu devrais pouvoir t'en rappeler.
Sa réplique m’arrache un ricanement éraillé. Cette fille est vraiment une petite
peste insupportable qui mériterait d'être remise à sa place comme il faut. Mais je
me tais et prends sur moi, le message est déjà passé je crois. Et plus vite elle aura
débité ses conneries, plus vite elle sera partie d’ici.
— Bon maintenant que nous sommes là, je t’écoute É-MI-LIE, j’articule
exagérément chaque syllabe de son prénom dans le but de me rendre plus
détestable encore ; au moins autant qu’elle. Vas-y !
— Si j'ai insisté pour te parler Grégoire c'est parce que je suis la meilleure
amie d'Éloïse depuis tellement d'années que je la connais par cœur. Et que je dois
la protéger.
— La protéger de quoi ? De moi ? je réplique aussitôt en riant face à
l’absurdité des accusations que je pressentais.
— Oui, de toi.
Elle est vraiment venue jusqu'ici pour ça alors !
— Ok, je laisse échapper dans un grincement de dents, excédé de perdre du
temps inutilement pour des conneries pareilles.
— Écoute Grégoire, je l'ai vue tomber amoureuse de toi au lycée et passer
toutes ces années à n'en voir que par toi. Certes son frère veillait au grain et peu
de garçons osaient s'en approcher mais elle n'a jamais été attirée par quelqu'un
d'autre que toi. Sais-tu seulement qu'elle ne venait pas aux fêtes par peur de t'y
trouver avec ta conquête du soir ? me demande-t-elle en appuyant mon regard
comme si elle y cherchait de la culpabilité.
Oui, je sais. Et je me demande bien en quoi tout cela te regarde.
— Qu'elle ne m'a même jamais parlé de quelqu'un d'autre que toi ? Jamais.
Juste toi. Avant de rencontrer Maxime, elle n'avait laissé aucun autre homme
s'approcher d'elle. Elle était jeune et plutôt jolie...
Ça aussi je le sais. Je me souviens bien de cette Éloïse, pas besoin de
gaspiller ta salive à me le rappeler, je continue de râler en moi-même.
— ... elle aurait dû s'amuser comme on le faisait tous. Mais rien ni personne
ne pouvait la raisonner. Elle était persuadée que vous étiez faits l'un pour l'autre
et disait juste attendre que tu le comprennes.
Émilie s'arrête un instant, perdue dans ses souvenirs de lycéenne qui semblent
encore aujourd’hui l’affecter. Et loin de me soulager, cela m’interpelle. Car bien
qu’elle soit là, avec moi, ses yeux sont absents, comme voilés par une
mélancolie qu’elle ne semble pas pouvoir surmonter. Alors j’attends en silence,
laissant l’inquiétude de ce qu’elle va bien pouvoir me sortir prendre le pas sur la
contrariété. Car j’ai beau faire le fier devant elle et jouer l’exécrable pour
esquiver, je n’ai aucune envie d’entendre le mal que j’ai pu faire à Éloïse. Je sais
que ne saurai pas le supporter. Je connais trop bien la douleur de la solitude et du
rejet pour être capable d’admettre que j’ai pu en être à l’origine. Surtout chez
Éloïse qui est la pureté incarnée.
— Et puis, il y a eu cette soirée, reprend Émilie d’une voix plus affectée. Elle
m'a appelée le dimanche matin après que tu l'aies déposée chez elle. Elle était
tellement heureuse qu'elle n'y croyait pas elle-même, sourit-elle aussi tristement
qu’inconsciemment à ce souvenir. Mais bien entendu, elle a vite déchanté. Une
fois passée l'angoisse des premiers jours à attendre que tu pointes le bout de ton
nez, elle s'est rendue chez toi pour essayer de comprendre, de te parler. Elle est
alors tombée sur un agent immobilier qui faisait visiter la maison à de potentiels
acquéreurs. Tu imagines un peu la douche froide ?
Non, justement. Je n'ai jamais voulu réfléchir à la réaction d'Éloïse par pure
lâcheté, même si je la pressentais un peu comme ça à dire vrai. Et ça me fait
chier de laisser ce genre d'image se frayer un chemin dans mon esprit. J’enrage
déjà rien qu’à l’idée de l’imaginer pleurer des jours entiers sur le mal que le petit
queutard que j’étais lui a causé juste parce qu’il n’a pas su se contrôler.
— Elle s'est réfugiée chez moi le soir même. Elle ne voulait pas que ses
parents ou son frère la voient dans cet état. Elle a commencé à ne plus vraiment
s'alimenter mais sur le coup personne ne s'est inquiété, ils pensaient tous que le
chagrin allait finir par passer, hausse-t-elle des épaules pour résumer
l’impuissance qui semblait la dépasser. Puis la rumeur de ton départ s'est
répandue au lycée et les gens ont commencé à chercher pourquoi tu étais parti si
soudainement. Et, un matin, le cauchemar a commencé...
Le cauchemar ? Je sens mon front se plisser davantage et l’appréhension
monter d’un cran supplémentaire. De quoi parle-t-elle bon sang ?
— ... Ta copine Amanda...
Je la coupe sèchement.
— Ça n'a jamais été ma copine.
Elle n'a pas l'air convaincue mais j'insiste en secouant la tête.
— Amanda donc, et Damien ?
Elle me regarde, attendant ma réponse. Mais ça ne va pas la tête. Elle est
tarée ! Ce n'est pas parce que je les fréquentais au lycée qu'ils étaient mes amis.
Même pas des potes. Juste des crétins. De base qui plus est.
— Non plus ! je réponds sans masquer mon agacement.
— Appelle-les comme tu veux, ça m’est bien égal lève-t-elle les yeux au ciel,
mais toujours est-il qu'ils se sont pointés à la cafét' et ont commencé à lui
balancer des saloperies. Qu'elle n’était qu’un pari, qu’elle t'avait fait fuir parce
qu'elle était un travelo, malformée, le pire coup du siècle, qu'elle t'avait refilé
une MST... Il y avait une nouvelle saloperie de ce genre chaque semaine.
Je reste concentré sur le visage d'Émilie, attendant qu'elle craque et se mette à
rire car il ne peut s'agir que d'une blague ; certes mauvaise, mais une blague
quand même. Sauf qu’elle ne le fait pas, son visage affiche au contraire un
dégoût profond qu’elle ne cherche pas à dissimuler.
Et moi je n'arrive tout simplement pas à réagir tellement je suis sidéré par ce
que j'apprends et que j'encaisse difficilement. Ou peut-être bien que j'empêche
mon cerveau de réagir car mon corps, lui, manifeste déjà des signes
d'énervement. Mes jambes commencent à remuer sans que je ne les maîtrise. Ma
mâchoire se contracte et mes poings se referment en réponse à ma colère.
— Son frère se battait tout le temps pour les faire taire mais la rumeur se
propageait d'autant plus. Et il a fini par se faire virer du lycée pour son
comportement jugé intolérable.
Elle laisse échapper un rire acerbe devant l’absurdité de ses paroles et si j'étais
capable de bouger les lèvres, j'en ferais autant.
— Mais tous ont continué à se moquer d'Éloïse ainsi pendant deux ou trois
mois. Et elle est venue chaque jour en cours et a fait face à toutes ces conneries.
Jusqu'au jour où une vidéo a commencé à tourner. Le soi-disant film de vos
ébats !
— Oh putain ! je la coupe sans même m’en rendre compte. Mais je parviens
difficilement à me maîtriser. Mon rythme cardiaque s’emballe et ma main droite
toujours serrée en poing, vient se plaquer sur mes lèvres pour m’empêcher de
cracher la haine qui est en train de me dominer.
— Un pur montage bien-sûr mais qu'est-ce qu'ils en avaient à foutre ?
L'important était de la détruire un peu plus. Pourtant, elle avait réussi à ne pas
pleurer une seule fois avant ce jour, secoue-t-elle sa tête pour marquer son
admiration face au courage d’Éloïse ; pas devant eux en tout cas. J'ai essayé de
démontrer que ce film était une nouvelle fois un pur mensonge mais personne ne
m'écoutait, lâche-t-elle écœurée. Penses-tu, c'était bien plus drôle de se moquer
de la pauvre petite Éloïse, l'amoureuse transie devenue la risée du lycée !
Émilie arrête là son récit et bien que je sois soulagé que ce soit fini, je ne
parviens pas à me calmer pour autant. Une douleur sourde s’est immiscée au
creux de ma poitrine et mon cerveau part dans tous les sens.
J'ignorais tout. Et l'image de ces enfoirés se défoulant sur elle au lycée me file
clairement la rage. Si j'en croise un seul, je jure que... Que quoi d'ailleurs ? Je
suis loin d'être innocent dans toute cette histoire et je suis là à vouloir réclamer
justice pour Éloïse alors je ne vaux pas mieux que les autres ! Comment ai-je pu
la laisser affronter ça toute seule bon sang ? Je ne me le pardonnerai jamais.
Émilie a raison. Ce n'est qu'un cauchemar. Un cauchemar dont je vais me
réveiller et rien de tout ça ne sera arrivé. Jamais. Pourtant, la voix qui est en face
de moi et qui reprend son récit que je croyais terminé, me rappelle avec aigreur
que je suis déjà réveillé.
— Et un soir, un groupe de mecs est venu l'accoster alors qu'elle rentrait chez
elle. Ils ont commencé à la peloter, à lui dire de ne pas faire sa mijaurée, qu'ils
l'avait vue à l'œuvre dans la vidéo...
Non, non, non, non... Je ne peux entendre ça. Je ne le supporterai pas.
— Dis-moi qu'ils n'ont pas..., je la coupe, le souffle coupé par l’appréhension
de l’horreur.
— Non. Je suis arrivée à temps Grégoire. Quelques minutes plus tard et cela
aurait fini autrement.
Je recule et pousse un long soupir de soulagement qui ne dure qu’un bref
instant. Car je me sens con. Tellement con. J’arrive à être rassuré qu'ils n'aient
pas pu aller jusqu'au bout de leurs sales intentions, qu'au moins cela ait pu lui
être épargné, mais ils lui ont fait tellement de mal, tous... par ma faute... je n'ai
pas le droit de me sentir soulagé. Non, je ne peux pas. Je dois garder cette colère
me pourrir et me punir. Je dois me rappeler tous les jours que je savais très bien
dans quoi je m’embarquais quand je suis allé la trouver cette soirée-là. Et je dois
m’en servir pour retrouver tous ces fils de pute les uns après les autres et leur
faire payer ce qu’ils lui ont fait. Qu’ils viennent s’excuser en rampant à ses
pieds, la suppliant comme les chiens qu’ils sont de leur pardonner.
— C'était l'humiliation de trop, m’interrompt Émilie dans ma rage de
vengeance. Après ça, elle n'est plus retournée au lycée. Ils avaient gagné.
Elle baisse la tête et j’ai l’impression que son timbre de voix se fait plus
éraillé encore, comme si raconter cette sordide histoire était une nouvelle défaite
pour elle. Et je réalise alors à quel point tout ceci l’a également affectée. Elle a
dû se battre tous les jours pour défendre sa meilleure amie à cause de moi. Elle a
pris ce rôle que je n’ai pas tenu.
— Ses parents, qui jusque-là pensaient que « ces idioties d'ados »
s'arrêteraient, ont enfin compris le calvaire qu'elle endurait et l'ont changée
d'établissement. Quelques mois de répit seulement car la famille est vite devenue
la paria de la ville. Les gens ont commencé à les regarder de haut et à les insulter
tout bas. « Regardez, voilà la traînée qui couche avec tout le lycée et qui refile
des saloperies à nos garçons. Et la mère, vous parlez d'une mère ! Quel genre de
femme élève sa fille pour qu'elle devienne pareille catin ... » Tu as compris,
j’arrête là les exemples pour aujourd’hui, me crache-t-elle dégoûtée. Des
courriers d'insultes et de menaces étaient sans cesse déposés dans leur boîte aux
lettres. Sa mère, trop fragile pour supporter tout ça, est tombée en dépression.
Ses deux enfants étaient partis la semaine en internat loin du domicile et elle
devait affronter à son tour les moqueries des autres quand elle allait à la
boulangerie, chez le coiffeur, le boucher... Quant à son père, il n'a jamais
pardonné à sa fille de s'être mise dans une telle situation et d'avoir engendré tout
ça. Tu comprends, lâche-t-elle en marquant une nouvelle son visage de tout son
dégoût, il était le garagiste du village et les clients ne voulaient plus entendre
parler de lui...
Elle souffle et ferme les yeux comme pour s’encourager à laisser ses ressentis
de côtés, tout ceci étant de l’histoire passée.
Moi j'en suis bien incapable. J’ai envie de hurler, de gueuler, d’insulter, de
frapper.
— Bref. Ses parents qui ne s'entendaient déjà plus très bien, s'engueulaient de
plus en plus. Si bien qu'ils ont fini par se séparer. Et puis un matin, soupire-t-elle,
l'hôpital les a appelés. Leur fille venait de faire un malaise en cours. Éloïse ne
s'alimentait plus du tout. Elle pesait alors moins de quarante kilos, soit le poids
d'une fillette de douze ans. Les services sociaux ont commencé à enquêter sur la
famille. À vouloir comprendre pourquoi et comment ils en étaient arrivés là. Et
c'est au final la meilleure chose qu'il leur soit arrivé. Timothée a été accompagné
dans son orientation professionnelle. Les parents ont entamé une thérapie de
couple et se sont réconciliés, pour de bon. Quant à Éloïse, elle a séjourné
quelques semaines dans un établissement spécialisé pour les troubles du
comportement alimentaire. Elle a repris du poids, ses cours et le déroulement de
sa vie.
Émilie relève la tête pour de bon. Cette fois, c’est fini. L’horreur que je
découvre bien trop tard est finie. Mais si elle en a terminé avec l’évocation du
passé, elle semble désormais vouloir en découdre avec moi. Enfin c’est que j’en
comprends quand son regard assassin se fixe sur moi, attendant sans doute que je
lui balance quelque chose. Sauf que j'en suis bien incapable. Que dire à
quelqu'un quand on apprend qu'on a pourri la vie de sa meilleure amie ; même
malgré soi ?
— Je ne sais pas quoi te dire Émilie. Je suis choqué, et bien au-delà encore :
furieux, enragé.
C'est vrai. Je n'ai jamais voulu tout ça mais c'est arrivé parce que je suis parti.
Et moi qui pensais avoir été le plus malheureux dans l'histoire car j'avais tout
quitté : la maison, le lycée... Je me doutais qu'Éloïse devait être triste et en colère
mais je me rassurais en pensant qu'elle avait son entourage pour l'aider à s'en
remettre et qu'elle trouverait vite quelqu'un d'autre que moi pour passer à autre
chose. Mais non, j'ai tout fait exploser. Tout. Elle, son frère, ses parents. Sa vie.
Juste parce que je n'ai pas réussi à me tenir à l'écart durant une soirée. Il suffisait
pourtant que je résiste une seule putain de soirée.
— Je ne pensais pas qu'il était possible de faire autant de mal à quelqu'un,
sans même le vouloir, me sens-je dans l'obligation de me justifier. Je t'assure que
je n'ai jamais souhaité ça. Je ne l'avais même pas imaginé.
— Rien ne lui a été épargné tu sais Grégoire, me rappelle-t-elle en
s’approchant de moi comme pour être certaine que j’ai bien pris la mesure du
calvaire d’Éloïse.
— Maintenant oui je sais. Mais je t'assure que je n'étais pas au courant. Je ne
l'aurais jamais permis si ça avait été le cas.
Elle ne me répond pas. J'ai besoin qu'elle le fasse pourtant.
— Dis-moi que tu me crois ? j’insiste à mon tour sans quitter son regard, prêt
à tout faire exploser si elle ne me répond pas par l’affirmative.
— Je ne sais pas Grégoire. Comment ont-ils su alors pour vous deux ?
— Je n'en sais rien et je me fous royalement de savoir comment ils l'ont su !
Je gueule et je dois me calmer. Émilie n'y est pour rien dans toute cette
histoire. Le seul fautif là-dedans c'est moi. Et ces connards du lycée. Je jure que
je vais tous les retrouver et la venger. Mais pour le moment, je dois me
concentrer sur Éloïse, seule elle compte. D’ailleurs…
— Si tu m'en crois responsable, toi, qu'en pense Éloïse alors ?
Mais Émilie laisse le silence me répondre une nouvelle fois.
Oh non pas ça ! Certainement pas ça ! J'accepte qu'elle pense que je ne suis
qu'un crétin qui l'a laissée tomber mais certainement pas que je suis un gros
connard qui s'est servi d'elle.
— Je vais lui parler.
Hors de moi, je me lève et traverse le château pour rejoindre ma voiture avec
la ferme intention de débouler à son bureau et de tout déballer devant tout le
monde. Je n'en ai rien à foutre de ce que les autres pensent. L'important est que
ELLE, elle sache que je n'ai rien à voir avec toute cette merde. Que je n'ai jamais
pensé une seule des horreurs qu'elle a bien pu entendre. Et plus que tout, je veux
la rassurer et lui dire que cette nuit-là a été de loin la plus merveilleuse que j'ai
jamais vécue. Et que je suis furieux qu'elle ait pu être à ce point gâchée.
— Ne fais pas ça Grégoire ! m'interpelle Émilie en me courant après.
— Je te conseille de ne pas t'en mêler, grondé-je.
— Arrête je te dis et écoute-moi !
Elle continue à me poursuivre et à me donner des ordres. Si elle pense que
cela va me stopper, elle se fourre le doigt là où je pense ; et bien profond.
— C'est pas vrai. Tu vas te comporter en adulte un jour ?
Je m'arrête. Elle a réussi à m'énerver encore plus que je ne l'étais déjà, chose
improbable. Je me retourne, attendant qu'elle me rejoigne et je m'adresse à elle
en empruntant ce même ton autoritaire qu'elle vient d’utiliser avec moi.
— C'est bien ce que je suis en train de faire figure-toi ! Et en tant que tel, je
vais réparer mes conneries et rétablir la vérité surtout. Je veux qu'elle sache ce
qu'il en est.
— T'as raison. Vas-y ! C'est très adulte de réagir comme ça, au quart de tour et
sous le coup de l'impulsion ! Elle va vraiment t'écouter, au bureau, devant son
patron et ses collègues !
Je grogne car elle a raison. Elle est exaspérante au possible mais elle a raison.
Pourtant je ne peux pas rester sans rien faire. Mon corps est en lutte, j'ai
besoin de bouger. De faire quelque chose, même n’importe quoi, car j’ai envie
de frapper. Je hais la violence et je n’ai jamais compris le besoin de devoir
cogner quelqu’un ou quelque chose pour parvenir à se calmer mais j’ai le
sentiment que c’est la seule chose qui parviendra à me faire redescendre
maintenant. Alors, en attendant que cette douleur aussi bien mentale que
physique ne s’estompe, je tourne en rond, tirant sur mes cheveux et râlant haut et
fort tour à tour.
— Viens t'asseoir et écoute-moi, tente alors de me ramener à la raison Émilie.
Sauf que je n'ai pas envie d’être raisonnable moi, ni même de l'écouter
d’ailleurs. Alors je continue de m’agiter, debout dans l'entrée du château,
pendant quelques minutes encore, le cerveau en surchauffe à chaque nouvelle
vision d'Éloïse humiliée au beau milieu du lycée devant les rires de tous ces
enfoirés. J’envisage sérieusement de taper dans les murs autant pour passer ma
colère que pour me punir moi-même. Mieux, je m'imagine en train de frapper le
visage de Damien jusqu'à ce qu'il en perde connaissance. Oh oui, je voudrais
voir sa sale petite gueule de bâtard s'abîmer au fur et à mesure de mes coups. Et
l'entendre me supplier d'arrêter en pleurant de lâcheté. Mais je sais qu'Éloïse ne
voudrait pas ça. Elle est bien trop gentille pour souhaiter ça à quiconque, même
aux personnes qui lui ont fait vivre un véritable l'enfer. J'essaye alors de me
concentrer sur elle, sur ce qu'elle a subi sans jamais se révolter, attendant que les
gens se lassent et que vienne le tour de quelqu'un d'autre. Et je finis par rejoindre
Émilie.
— Je savais au fond de moi que cela ne venait pas de toi. Tu n'as jamais
regardé Éloïse comme tu regardais les autres filles et je t'ai entendu prendre sa
défense une fois ou deux à la cafét'.
Elle me sourit, sans doute sa manière à elle de s'excuser de m'avoir mis dans
tous mes états. C’est un peu tard pour ça.
— Mais Grégoire, même si tu n'es pas responsable de ce qui s'est passé, tu en
es l'origine. Et tu l'as tout de même laissée tomber comme une moins que rien,
non ?
— Ouais, c'est bon. Je sais.
Elle devine au regard sombre que je lui lance qu'elle va relancer la machine si
elle continue, alors elle se justifie.
— Ne prends pas mal ce que je te dis s'il te plaît.
— Alors arrête de dire des conneries !
— Je ne suis pas là pour te faire chier, j'ai d'autres choses à faire crois-moi. Je
veux juste protéger mon amie. La dernière fois que tu t'es approché d'elle, tout
s'est écroulé après, alors... je veux seulement éviter que cela ne recommence. Tu
comprends ?
— Ouais, je peux comprendre, j'acquiesce du bout des lèvres.
— Tu es revenu et toute cette histoire est en train de remonter à la surface.
Elle a mis du temps à se reconstruire. Beaucoup de temps. Elle a fait sa vie sans
toi et malgré tout ça. Elle est aujourd'hui mariée à un homme formidable qui
l'aime vraiment Grégoire.
Je ne réponds pas. J'ai l'image de cette fichue photo du couple parfait qui me
revient en mémoire, toujours accompagnée de la même envie de gerber.
— Vous avez besoin de parler, c'est certain. Elle cherche toujours des réponses
à ses questions et elle a besoin de les entendre. Et toi tu n'as visiblement pas tiré
un trait sur elle non plus, sinon tu ne réagirais pas comme ça. Alors, oui, parlez-
vous. Mettez ça au clair. Mais comme des adultes, qui ont grandi et évolué en
quinze ans. N'essayez pas de redevenir les ados que vous étiez. C'est impossible
et ça ne vous mènera à rien.
Elle attend sans doute que je prenne la parole mais je n'ai à rajouter. Alors,
elle insiste.
— Ok ?
— Ok ! je réponds aussi renfrogné qu’un gamin qui viendrait de se faire
engueuler.
— Bon, dit-elle en soupirant, maintenant qu'on s'est tout dit, on pourrait peut-
être essayer de s'apprécier ? Ou de se tolérer au moins ?
— Je sais pas si j'en suis capable. Ni même si j'en ai envie d'ailleurs !
Elle secoue la tête et sa réaction parvient finalement à m'arracher un timide
sourire.
— J'ai toujours dit que tu étais un crétin....

*
* *

Émilie a fini par me foutre la paix et s'en aller quelques minutes après, me
faisant promettre de lui faire visiter le Domaine lors de sa prochaine venue. J'ai
cédé, bien évidemment !
Mais, après cette conversation, je me sens incapable de retrouver assez de
concentration pour continuer ce que je faisais avant de savoir tout cela. C’est
impossible. Alors, je ferme le Domaine pour aujourd'hui et je regagne ma
voiture. Mais hors de question de rentrer et encore moins de tomber sur
Constance. J'ai besoin de l'air marin pour m'apaiser. Je décide ainsi de rouler
jusqu'à la mer. Je vais m'assoir sur les galets et réfléchir à ce que je vais bien
pouvoir dire à Éloïse la prochaine que je la verrai, bien que cela me semble
insensé. Car aucun mot n’aura jamais la force d’effacer le mal qui lui a été causé.

16

« Le cèdre ne sent pas une rose à sa base.
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds. »
Victor Hugo

Mercredi 19 octobre 2016

Éloïse

Nous sommes mercredi et je rentre enfin à la maison après une nouvelle
journée bien remplie à la menuiserie.
Le devis pour le Domaine est en passe d'être bouclé pour le déjeuner de
demain midi, et si je n'étais pas aussi anxieuse à l'idée de le revoir, j'aurais
presque hâte d'y être car je commence à être fatiguée que toutes mes journées de
travail tournent autour de Grégoire Legrand. Je n'arrive plus à me concentrer sur
mon boulot comme je devrais et me remémorer sans cesse notre rendez-vous au
château ne m'aide en rien à l'oublier le reste du temps. Du coup, mon humeur
oscille entre le stress de parvenir à tout terminer et l'appréhension de ce déjeuner.
J'envoie sans cesse promener Alexandra et les gars de l'atelier alors même que
j'ai conscience que c'est injustifié. Ce qui ne m’aide pas à me calmer d’ailleurs.
Mais depuis lundi soir, et ma réaction de stupeur quand j'ai appris que
Grégoire allait devenir un client de Maxime, et l'un des plus importants, je suis
furieuse. Contre lui. Je reste persuadée qu'il n'a pas pu choisir mon mari par
hasard. D'une, parce que je n'ai jamais cru aux coïncidences, le hasard n’existe
pas quand il s’agit de Grégoire. Et de deux, parce qu'il y a bien d'autres
conseillers que lui dans le secteur. Alors si cela avait vraiment été une
coïncidence, il aurait pu en changer sans problème. Mais non… Accaparer mon
esprit et ma vie professionnelle n'était pas suffisant, il fallait aussi qu'il s'immisce
dans celle de mon mari. Et je trouve ça déloyal, une nouvelle fois.
À la maison, à l’opposé du triste dicton, les soirées se suivent et se
ressemblent. Maxime est resté tard au bureau hier soir et je n'ai pas eu de ses
nouvelles de la journée. J'ai l'impression qu'il m'évite plus encore que d'habitude,
alors même que je ne pensais pas cela possible. Certes, notre relation est assez
tendue depuis plusieurs mois maintenant mais je n'avais jusqu'alors jamais
éprouvé ce sentiment. Il ne s'agit plus seulement d'un éloignement en lien avec le
boulot ou le projet bébé. Il semble inquiet, anxieux. Et moi, de mon côté, je me
sens tout autant nerveuse car je ne sais pas réellement pourquoi.
Je n'ai toujours pas réussi à lui parler de Grégoire et je dois également amorcer
le sujet du prochain rendez-vous à programmer avec la clinique. Mais quelque
chose m'en empêche, je n'arrive pas à tout comprendre là non plus. Si ce qui le
tracasse est aussi important qu'il y paraît, il devrait m'en parler avant que nous
relancions le processus pour le nouvel essai ?
Je souffle et peste tout haut devant toutes ces questions pour lesquelles je ne
trouve pas de réponses.
À mon grand désarroi, je n'ai pas de punching-ball pour me défouler. Sinon j'y
aurais volontiers collé la photo d'un certain mec brun pour taper dessus jusqu'à
épuisement. À la place, je fais avec les moyens du bord et me rabats sur une
petite séance de gym maison.
J’enfile mon legging noir, ma brassière de la même teinte et remonte mes
cheveux en une queue haute. Je m'installe sur mon tapis en mousse et choisis les
exercices qui me feront le plus transpirer. J'ai toujours été convaincue qu'il n'y
avait pas que les calories qui s'éliminaient avec la sueur, les soucis aussi, au
moins quelques instants. Mais alors que je m'apprête à lancer ma musique sur
l'application de mon téléphone, ce dernier se met à sonner. Ma mère m'appelle.
Oh non maman. Pas maintenant.
Les échanges avec ma maternel ont souvent le don de me mettre hors de moi
plus qu'autre chose, alors il est tout sauf judicieux de lui répondre tout de suite.
Je compte esquiver l'appel, sans scrupule aucun, mais c'est me surestimer car
bien sûr j'appuie sur le mauvais bouton et je décroche.
Eh merde !
— Allô ? Allô ? je l'entends déjà me parler depuis l'appareil.
Je suis une quiche.
Je sais qu'il va falloir que je me maîtrise doublement pour ne pas l'envoyer
promener elle aussi et je ne suis pas certaine d'en être capable. Pas avec elle.
— Maman, bonjour.
— Bonjour ma chérie. Tu vas bien ?
— Ça va et toi ?
Même si elle ne peut pas me voir à travers le téléphone, je me force à sourire
pour atténuer mon énervement. J'ai besoin de me donner de la contenance.
— Oui. Très bien merci. Je t'appelle car ta belle-sœur et ta nièce viennent nous
rendre visite ce soir et je me demandais si tu voulais venir manger un bout avec
nous ?
— C'est gentil maman mais Maxime devrait rentrer d'une minute à l'autre,
alors...
— T’es sûre ? m'interroge-t-elle. Timothée part à l'instant de la maison et j'ai
cru comprendre qu'ils passaient la soirée ensemble.
— Avec Timothée ? Non. Il me l'aurait dit.
Enfin, je pense qu'il me l'aurait dit.
— Pourtant je t'assure que ton frère vient de quitter la maison, expliquant qu'il
devait se dépêcher de rentrer chez lui pour ne pas le faire attendre. J'ai cru
comprendre qu'ils se faisaient une sortie foot ! Il y a un match ce soir
apparemment.
— Un match ?
Je réfléchis un instant. Nous sommes mercredi, il y a effectivement du foot.
— C'est ce que j'ai compris.
— Ah, bon. Bah ... j'ai dû oublier.
Génial ! Comment mieux éviter le sujet du couple en péril avec ses parents
que comme ça ! J'ai tellement honte que je ne pense même pas à être en colère
contre mon mari. Enfin, pas encore. À la place, je ressens le besoin de me
justifier.
— J'ai tellement de boulot en ce moment que je suis dispersée !
— Justement, viens passer la soirée avec tes vieux parents. Ça te fera du bien.
Moi, mes parents et le mot « bien » dans la même phrase ? Voilà une
combinaison dont je ne suis pas certaine du résultat.
— J'aurais bien aimé maman mais ....
— Qu'est-ce qu'il y a Éloïse ? Dis-moi.
— Rien d'important, ne t'inquiète pas. C'est juste que je suis super fatiguée et
que je voudrais me reposer. Le prochain essai devrait bientôt être lancé alors...
Je n'ai pas besoin de préciser de quel essai il s'agit, ma mère sait de quoi je
suis en train de parler. Et comme la communication entre mes parents et moi
n'est pas des plus aisées, il y a des sujets, trop lourds, que l'on évite tout
simplement d'aborder. De toute façon, malgré la crise familiale que nous avons
traversée il y a plusieurs années, mon frère jumeau est resté très proche de mes
parents, lui. Peut-être même plus qu'avant. Et comme il est indissociable de mon
mari, l'intégralité de la famille est au courant de tout ce qui se passe dans ma vie
comme dans mon couple. Si bien que j'ai fini par plus ou moins accepter l'idée
que nous ne faisions pas ménage à deux mais à sept quand on y ajoute mes
parents, mon frère, sa femme et même sa fille. Alors, pourquoi se faire du mal à
parler de choses douloureuses quand je sais que ma mère les connaît déjà ?
— Tu me le dirais si quelque chose d'important était arrivé, n'est-ce pas ?
Une bombe du genre Grégoire Legrand est de retour ? Bien sûr maman. Tu es
la première personne que j'appellerais !
— Mais oui maman. Arrête de te tracasser.
— Bon, je te laisse te reposer dans ce cas. Mais promets-moi de passer me
voir la semaine prochaine. S'il te plaît ?
— D'accord maman, je passerai.
— Avec Maxime ?
— Je sais pas maman ! je réponds, agacée.
Le voilà le moment où le naturel reprend le dessus. Il finit toujours par arriver
quand nous nous parlons toutes les deux. Elle ne mérite peut-être pas que je lui
réponde comme ça mais merde à la fin ! Même si elle est inquiète et ne veut que
mon bien, elle me fatigue. Elle me connaît assez pour savoir que je ne parle pas
de ces choses-là avec elle. Et que ce n’est pas prêt de changer.
— Ok... Bon, je t'embrasse ma chérie.
Vient donc la fuite. C'est comme ça que se terminent les trois quarts de nos
conversations. Quand elle voit qu'elle est allée trop loin, elle bat en retraite.
Dommage qu'elle n'en soit pas capable avant.
— Moi aussi. Bonne soirée maman.
Je raccroche, excédée.
J'essaye de démarrer ma session d'abdominaux mais je n'arrive pas à me
concentrer, l'énervement me ronge. La « soirée foot » me reste en travers de la
gorge. Ou plutôt, l’oubli de considération envers moi concernant la soirée foot.
Toujours allongée à même le sol, je rumine pendant de longues minutes ma
colère et ma déception. Et je crois que je deviens bonne pour la camisole quand
je commence à parler toute seule. Comme s’il me fallait sortir ces mots tout haut
pour avoir le droit de me mettre dans ces états.
— Quand je pense qu'il a planifié sa petite soirée sans même m'en parler. Je
devrais l'ignorer, c'est tout ce qu'il mérite !
Mais j'en suis incapable. Je ne peux pas rester là, sans rien faire. J'ai besoin
qu'il comprenne que ce qu'il fait n'est pas acceptable à mes yeux, qu'il ne peut
pas se soucier si peu de moi. Que je passe après le boulot est une chose, mais
que je sois relayée au second plan pendant une soirée divertissement qu'il
s'accorde en cachette en est une autre. Bien différente. Et même si j'ai toujours
détesté le ballon rond, j'aurais volontiers joué les supporters juste pour passer du
temps avec lui. Mais force est de constater que cette envie n'est pas réciproque.
Incapable d'attendre cette fois bien sagement qu'il rentre pour essayer de
discuter avec lui, je finis par me relever et déverser ma colère sur le premier truc
qui me tombe sous la main, les touches de mon téléphone.

[Moi : Merci de m'avoir prévenue ! Bonne soirée !]

Mais ça ne va pas, j’efface tout. Ce message est trop direct et franchement
puéril. Je le connais assez pour savoir qu'il ne répondra pas à ça. Il ne s'y
abaissera pas, lui, l'adulte.
— Tu parles d'un comportement adulte oui !
Cela fait deux fois en quelques jours qu'il me laisse sans aucune nouvelle et
avec le coup de fil de ma mère, j'en viens à imaginer qu'il n'était peut-être pas en
train de bosser durant ce nombre incalculable de soirées que j'ai passées seule à
l'attendre. C'est pathétique ! Est-ce une façon normale de communiquer entre
deux époux ? En tout cas, ça n'avait jamais été la nôtre.
Alors que je commence à abandonner l'idée même de le contacter pour filer
chez Décathlon me l'acheter ce punching-ball en choisissant le plus gros modèle
qu'ils aient en rayon, mon cerveau m'envoie ce qu'il croit être l'idée du siècle :
mon frère jumeau ! Je vais passer par Timothée pour qu'il lui transmette le
message. Après tout, si Maxime est parti se réfugier chez lui sans repasser par la
maison pour me voir avant son match, c'est que ce dernier est au courant de notre
situation.
Je fais défiler mes contacts sur mon téléphone jusqu'au profil enregistré sous
le nom « P'ti frère », Timothée étant de quelques minutes mon cadet, puis je
pianote sur mon clavier plusieurs essais avant de trouver le texto idéal.

[Moi : La prochaine fois, j'aimerais l'apprendre par l'un de vous deux plutôt
que de passer pour une idiote devant maman! Bon match !]

Cette fois, je suis satisfaite. Utiliser ma mère le fera culpabiliser et comme elle
est maintenant au courant que moi je ne le suis pas, autant que cela serve à
quelque chose.
Maxime me connaît assez pour interpréter ce que ce message sous-entend :
« Je suis furieuse et on va en rediscuter, mais vas-y, fais ta vie, je ne vais passer
la soirée à me morfondre ».
Même si c'est ce que je fais. Et qu'il le sait.
J'appuie sur « envoyer » et, fière de ne pas m'être laissé marcher dessus - on se
console comme on peut - je me lance enfin dans ma séance de gym.

*
* *

Une heure et demie plus tard, je suis installée dans le canapé en mode pyjama,
grosse couverture polaire, pot de glace ... et Bridget Jones, la seule personne qui
puisse me réconforter ce soir. Il ne manque plus que le ronron du chat angora et
je rentre pile-poil dans le cliché de la parfaite déprimée.
Nouvelle note à moi-même : filer à la SPA ce week-end pour adopter un chat.
Angora.
J'essaye de me concentrer sur l'écran de télévision mais je n'y arrive pas, mes
yeux vont sans cesse se poser sur mon téléphone et son cruel silence. Je me
répète en boucle que je n'aurais jamais dû envoyer ce fichu texto. Trop tard…
Je disais quoi tout à l'heure, une idée de génie, c'est ça ?
Mais bon sang, pourquoi est-il si difficile de communiquer parfois, même
avec la personne que l'on connaît le plus au monde ?
Et ce n’est pas Bridget qui va m’y aider quand je la vois se débattre avec son
Darcy pour lui avouer ses sentiments.

*
* *

Je me réveille en sursaut quelques heures plus tard. Je me suis de nouveau
assoupie dans le canapé. La télévision est éteinte, le film est terminé. Je n'ai pas
réussi à rester éveillée jusqu'à la fin. Sans doute mon Daniel Cleaver à moi me
met-il à rude épreuve tout comme l'original le fait avec Bridget ?
Je me frotte les yeux, m'ordonnant d'arrêter ces stupides comparaisons, et je
monte me coucher.
Je pousse la porte de ma chambre. Pas de Maxime.
Je me risque à un coup d'œil sur mon téléphone et découvre qu'il m'a envoyé
un message à vingt-trois heures.

[Maxime : Ne m'attends pas, je reste dormir chez ton frère.]

Je vais défaillir, j’ai besoin de mon lit pour me soutenir.
Je m’assieds sur le bord de la couette pour relire ce texto, me sentant autant
malmenée que sans défense. Et les larmes montent sans que je ne puisse les
contrôler car j’ai le sentiment qu’il ne me reste plus que ça, mes yeux pour
pleurer. Impuissante, j’attrape un mouchoir sur ma table de chevet avant de me
pencher sur le deuxième message que j’ai reçu, celui-ci provenant d'Émilie. Il
clôt les échanges que nous avons eus plus tôt dans la soirée quand j'ai eu besoin
de me déverser sur le comportement de mon mari.

[Émilie : Ah les hommes... Vengeance ! Samedi girly avec virée shopping et
fiesta jusqu’au bout de la nuit, on déboule entre gonz'... C’est non négociable, je
t’embarque de force !]

Je n’en ai aucune envie. Je préfère encore me faire tous les refuges pour
animaux du coin qui grouillent de puces pour me trouver un chat.
Je vérifie l'heure, il est trois heures du matin, je lui répondrai demain.
En attendant, je me glisse sous la couette et commence ma longue
contemplation du plafond. Il me reste plus de trois heures avant de me préparer
pour aller bosser. Trois interminables heures durant lesquelles je vais cogiter sur
l’effondrement de mon mariage que je peine à stopper au moins autant que sur
ce qu'il va se passer dans une dizaine d'heures, quand je me retrouverai de
nouveau face à celui qui est loin de m’aider.

17

« Il y a des gens qui vous laissent tomber
un pot de fleurs d'un cinquième étage
et qui vous disent : je vous offre ces roses. »
Victor Hugo

Grégoire

Installé sur la table basse du salon, les Twenty One Pilots en fond sonore,
j’essaye de bosser sur mes plans pour le Domaine en prévision du rendez-vous
de demain midi avec Éloïse et son boss. Sauf que je peine à avancer, je ne suis
plus sûr de vouloir passer par cette boîte. Maintenant que je suis au courant de
cette sordide histoire, je me demande si je ne ferais pas mieux de sortir de sa vie,
définitivement.
Depuis hier, et la visite d'Émilie, je tourne ça dans tous les sens mais je ne
trouve pas de réponse. Enfin si, je la connais la réponse, mais l'égoïste que je
suis refuse de s'y résoudre et préfère se cacher derrière le prétexte de devoir lui
parler avant de prendre une décision.
Je n'ai aucune idée de comment aborder le sujet avec elle, le simple fait qu'elle
ne m'ait pas envoyé me faire foutre les fois où nous nous sommes rencontrés
m'étonne encore, alors... En même temps, je n'imagine pas Éloïse capable de
faire une chose pareille, elle qui est toujours si calme et si douce.
Pourtant je ne comprends pas pourquoi elle ne me hait pas. C'est vrai, je lui ai
volé une partie de sa vie qu'elle ne retrouvera jamais. Elle avait droit à ses
années d'insouciance comme tout le monde, mais elles se sont trouvées gâchées
parce que je me suis approché. Alors même que je me répétais depuis des mois
que je devais rester éloigné.
Malgré cela, elle s'est offerte à moi. Je n'ai pas réfléchi. Pas avec le bon
organe en tout cas. Résultat, moi qui pensais l'avoir « seulement » lâchement
quittée, je sais maintenant que je l'ai humiliée. Je n'ose pas imaginer le nombre
de fois où elle a dû me maudire dans sa chambre, le soir, en cherchant le
sommeil. Ni même combien de fois elle a dû se demander pourquoi elle était
tombée amoureuse d'un connard pareil plutôt que d'un mec bien, respectueux. Si
nous inversions les rôles, je ne sais pas comment j'aurais surmonté ça ni quelle
aurait été ma réaction à ce retour. Quand je pense que j'ai demandé à son patron
qu'elle prenne en charge la gestion de mon dossier dans le but de passer le plus
de temps possible avec elle...
Et le pire, c'est que je compte me servir de cet argument demain pour
organiser une rencontre, seul à seule avec elle, juste nous deux, pas de Monsieur
Robert dans les parages. Il n'a pas à connaître toute cette histoire, ni ce qui nous
lie Éloïse et moi. Et puis, j'imagine bien que la décision de rester client de la
Menuiserie Générale ne m'appartiendrait plus vraiment s'il venait à découvrir
tout ça.
Non, il faut que mon attention toute entière soit portée sur Éloïse. Je vais en
avoir besoin pour m'excuser comme il se doit et comprendre ce qui se trame dans
sa si jolie petite tête blonde.
Mais je verrai tout ça demain car pour l'heure, Constance rentre dans
l'appartement, les bras chargés de paquets.
— Salut toi ! me lance-t-elle.
Je lui retourne son bonjour tandis que je me lève pour aller l’aider.
— Vu le vide dans tes placards et la quantité de nourriture que tu engloutis, je
me suis dit qu'il fallait réapprovisionner sinon tu allais mourir de faim sous peu !
— Ça c'est cool, je lui réponds en me dirigeant vers la cuisine pour l'aider à
ranger les courses.
— Ouais. Mais n'en prends pas trop l'habitude car je déteste les supermarchés.
Alors la prochaine fois, c'est toi qui t'y colles !
Elle me fait un clin d'œil auquel je souris timidement. Depuis dimanche, j'ai
l'impression de découvrir une autre Constance. La vraie Constance je pense.
Beaucoup plus détendue, et plus drôle aussi. Un peu comme un pote mais au
féminin ! Cependant, je reste sur mes gardes. Déjà parce que je ne suis pas
partisan de l’amitié homme-femme - pour moi ça foire toujours à un moment ou
un autre - et puis aussi parce que j’ai accepté de l’héberger en échange de son
aide pour le Domaine. Alors j’espère qu’elle ne joue pas la comédie car je
n’hésiterais pas à la virer de chez moi.
— Si tu veux. Tu m'as pris mes gâteaux préférés au moins ?
— Bien sûr ! J'y suis allée essentiellement pour ça ! Trois paquets, ça devrait
te permettre de tenir au moins... trois heures ?
Elle se moque de moi et ça me fait rire. Mais ce n'est pas tant la blague qui me
fait réagir que le fait qu'elle commence à bien me connaître. Car oui, j'avoue,
j'adore les cookies. Ma mère faisait les meilleurs du monde et j'y avais droit tous
les mercredis après-midi en rentrant de mon entraînement de basket. Je crois que
c'est pour me rappeler à son bon souvenir que j'ai développé une véritable
addiction pour ces gâteaux. Et je ne plaisante pas quand je parle de dépendance.
Lorsque je commence un paquet, il m'est quasiment impossible de m'arrêter. Et,
tel un rituel immuable, avant d'avaler le premier, je me répète toujours les mots
de maman quand elle m’en donnait : « les cookies c'est la vie ».
La vie qui continue sans toi maman.
Je ravale mes souvenirs et reviens à Constance. Elle est censée être en
vacances chez moi et non s’occuper de mes corvées, alors la voir ranger toute
cette bouffe me donne envie de la soulager un peu. Et puis, j’ai envie de sortir ce
soir, j’en ai marre d’être constamment le nez dans mes plans, j’ai besoin de voir
autre chose. C’est pourquoi je lui propose :
— Ça te dit un p'tit resto ? Ou tu as déjà prévu quelque chose pour le repas ?
— J'ai effectivement prévu quelque chose mais je n'ai pas vraiment envie de
cuisiner, alors je me laisserais bien tenter. On mangera ce qui était au programme
demain dans ce cas-là !
— Cool ! Une pizzeria ?
— Ouais, ça me botte assez !
— J'm'en occupe.
J'attrape mon téléphone et fais une recherche internet pour la réservation mais
Constance me coupe dans mon élan tandis qu'elle vient de recevoir un texto.
— Attends avant de réserver !
— Pourquoi ? je lui demande en la regardant bêtement.
Il y a deux secondes elle était d'accord.
— Ça te dérange si on se fait ça vendredi soir plutôt ?
— Non. Pas du tout.
Je ne comprends pas pourquoi mais ça ne me dérange pas pour autant. Je n'ai
pas vraiment cherché à reprendre contact avec quiconque depuis que je suis
revenu par ici, trop d’années se sont écoulées pour que je me sente à l’aise avec
des gars que je n’appréciais déjà pas plus que ça au lycée. Et puis, il y a des
choses que je préfère garder pour moi, alors autant esquiver tout de suite les
fausses amitiés. Je n’ai pas besoin de ça pour exister. Je ne peux donc pas dire
que je jouisse d'une vie sociale débordante, et que le restau se fasse ce soir ou
vendredi, ça ne change rien pour moi.
— Tu as d'autres projets pour ce soir ? je me permets toutefois de lui
demander.
Ça ne me regarde absolument pas mais ça m'intrigue. Constance ne connaît
personne dans le coin alors je me demande ce qu'elle peut bien vouloir faire ce
soir et surtout avec qui. Elle me l'aurait dit si elle avait rencontré quelqu'un.
Enfin je crois.
— Non, mais à bien y réfléchir, je ne pense pas que le saumon supportera
d'attendre une journée de plus pour être mangé et je ne voudrais pas que tu sois
malade à cause de ça. Et puis, si nous y allons vendredi ce sera plus sympa, on
trinquera au week-end !
— Comme tu veux, je réponds sans insister.
Je ne suis convaincu par aucun de deux arguments qu'elle avance et je sens
bien qu'elle me ment mais je ne dis rien. Je découvrirai ses vraies raisons en
temps voulu.
Constance recevra d’ailleurs d'autres messages durant la soirée. Ce n'est pas
un souci, elle fait sa vie, mais son attitude m’a conforté dans mon impression
qu’elle me cache quelque chose. Elle se précipitait sur son téléphone à chaque
message comme si elle attendait après ou qu'elle ne voulait pas que je les lise, ce
qui est idiot car je ne me serais jamais permis de faire un truc pareil.
Je n'ai pas voulu jouer au grand-frère moralisateur et rabat-joie, c'est pourquoi
j'ai fermé ma bouche et mis ça dans un coin de ma tête pour plus tard. J’espère
juste qu’elle ne fait pas de conneries.

18

« De mémoire de rose,
il n'y a qu'un jardinier au monde. »
Bernard Le Bovier de Fontenelle

Jeudi 20 octobre 2016

Éloïse

Je n'aurais jamais dû venir travailler. Non, j'aurais dû rester chez moi, à
m'occuper l'esprit à tout autre chose, et me faire porter pâle. Ça ne m'est jamais
arrivé depuis que je bosse à la menuiserie alors personne n'aurait décelé mon
mensonge. Mais je regrette car concrètement, ce matin, je ne sers à rien. J’ai mis
près d’une heure à essayer des dizaines de tenues plus avantageuses les unes que
les autres pour finalement revenir sur la première. Puis, une fois que ma jupe
crayon grise et mon chemisier en mousseline blanc furent validés, l’étape du
maquillage est venue, se révélant plus catastrophique encore. Et je jure que si,
par je ne sais quel miracle, j’ai un jour la chance d’avoir une fille, je lui
apprendrai en temps voulu les rudiments de l’eye-liner. Parce que s’acharner à
vouloir se dessiner des yeux de biche en dix minutes, sans aucune expérience et
avec des mains tremblantes, relève du génie. Sauf que je ne suis clairement pas
née avec des aptitudes plus élevées que la moyenne. Alors, mes yeux rougis par
le coton et le démaquillant m’ont convaincue d’abandonner et d’assumer mon
physique quelconque. « Après tout, je n’ai rien à lui prouver », ai-je fini par
conclure pour ne pas me mettre plus en retard encore. Et enfin, alors que je
croyais avoir atteint mon quota de galère pour le matin, j’ai craqué ma paire de
collants en enfilant mes bottines trop rapidement. Je me suis donc rabattue sur
mes escarpins noirs qui n’ont rien de sexy aujourd’hui puisqu’ils n’aident pas
vraiment à minimiser le tremblement de mes jambes.
Et maintenant que je suis au bureau, ce n’est pas vraiment mieux. Je ne suis
absolument pas concentrée et plus l'heure du déjeuner approche, plus je me sens
angoissée. Les minutes deviennent des heures et j'ai la stupide impression que
chaque mouvement circulaire des aiguilles de l'horloge me nargue ouvertement.
Si bien que lorsque Monsieur Robert se présente à moi, ses clés de voiture en
main et sa veste sur le dos, je me surprends à défier des yeux cette fichue
pendule et lui promettre silencieusement de la laisser lentement agoniser le
moment venu où ses piles commenceront à rendre l'âme.
Pathétique...
Et inutile surtout, car m'en prendre aux horloges ne m'aide en rien à me
détendre. Pour preuve, quand quelques minutes plus tard, la berline noire du
patron se gare sur le parking du restaurant, mes mains se font moites et mon
cœur tambourine si fort que je jurerais qu'il est remonté jusque dans ma gorge.
Et plus j'avance vers l'entrée de l'établissement, plus je sens mes jambes devenir
frêles, au point qu'elles ne pourront plus me supporter bien longtemps. Le seul
soulagement que je ressens est de découvrir que Grégoire n'est pas encore là.
Cela me laisse quelques minutes de répit.
Alors que nous prenons place autour de la table en attendant son arrivée, et
que j'en profite pour absorber tout l'air que je serai incapable d'inspirer après,
Monsieur Robert m'interroge.
— Vous paraissez inquiète Éloïse ? Je comprends que vous ne soyez pas
familière avec l'exercice mais un déjeuner d'affaires n'a aucune raison de vous
mettre dans cet état. Nous allons simplement faire un point sur l’avancement du
dossier et surtout, nous assurer que ce contrat ne nous échappe pas ! D'ailleurs,
voici notre client.
J'aimerais lui dire que Grégoire Legrand s'échappe toujours à un moment ou
un autre mais je n'en fais rien. À la place, je tourne la tête pour apercevoir celui-
ci franchir la porte d'entrée du restaurant.
Et mon cœur remonte d'un cran.
Il se dirige vers nous, avançant sans se détourner un instant de moi.
Je suis incapable d'en faire autant, j'ai trop peur de finir par réellement
expulser le contenu mon estomac. Alors, je baisse les yeux sur son corps, me
contentant comme toujours de le contempler de la tête au pied. Il porte
aujourd'hui un pantalon de complet noir et une chemise blanche dont il a relevé
les manches jusqu'aux coudes. Et je sais d'ores et déjà que c'est foutu pour moi, il
me sera impossible de me concentrer.
Grégoire possède un corps parfait. Tout le monde le sait et je crois l'avoir déjà
assez détaillé : un visage diabolique, un torse athlétique et un fessier magnifique.
Tout chez lui me renvoie à un seul mot, pas très loin de celui qui finit en « ique »
aussi. Ce que beaucoup ignorent en revanche, c'est que je suis irrésistiblement
attirée par une partie du corps de l'homme en particulier, les avant-bras. Je n'ai
jamais su me l'expliquer vraiment mais je perds facilement tout contrôle devant
ce membre aux lignes ondulées qui serpentent depuis le biceps jusque sur la
paume de la main. Et, c'est seulement aujourd'hui, au moment où je ferme
instinctivement les yeux pour me remémorer les sensations que j'ai éprouvées, il
y a quinze ans, lorsque j'ai caressé du bout des doigts le chemin zigzagué formé
par ces veines, que je réalise que je n'aime pas les avant-bras des hommes mais
que c'est un homme qui m'a fait aimer les avant-bras. Ses avant-bras.
Je déglutis, rouvre les paupières et aperçois Grégoire se tenir devant moi. Il
tend son bras vers Monsieur Robert pour lui serrer la main et je ne peux
empêcher mes yeux d'admirer ce morceau de chair bien trop érotique à mon
goût. J'essaye de masquer mon trouble et me lève pour le saluer à mon tour,
appréhendant de devoir entrer en contact avec ce bras puissant mais Grégoire ne
m’en laisse pas la possibilité. Il me prend au dépourvu en se penchant vers moi
pour venir m'embrasser les joues.
Et c'est bien pire.
Il dépose un premier baiser furtif sur ma pommette gauche, puis il vient
appuyer plus longuement ses lèvres sur celle de droite. Mes yeux se ferment de
nouveau, naturellement, laissant mon corps entier se concentrer sur son souffle
chaud qui caresse ma peau. Je me perds à imaginer ces mêmes lèvres déraper
jusqu'aux miennes, dans mon cou puis bien plus bas, comme autrefois. Et j'ai
chaud, beaucoup trop et aux endroits où je ne devrais pas.
Je devine mes joues empourprées et les visages des clients du restaurant outrés
par le spectacle que nous venons de leur affliger. Mais un rapide regard alentour
me rassure, personne ne nous prête attention, pas même mon responsable dont
l'intérêt est porté sur le téléphone qui vibre entre ses mains.
— Je suis désolé mais je dois répondre, nous explique-t-il, les sourcils froncés
d’inquiétude, avant de sortir du restaurant.
Et voilà comment « le déjeuner d'affaires qui n'a aucune raison de me mettre
dans tous mes états », me met précisément dans tous mes états. Je suis seule avec
Grégoire, incapable de contrôler mon corps et mes émotions.
Je me rassois et retire ma veste doucement, plus vraiment confiante de la
coordination qui se fait entre mon cerveau et mes mouvements hésitants.
Et tandis que Grégoire prend place en face de moi, je profite de l’absence de
Monsieur Robert pour lui faire part de mon mécontentement, de façon
totalement non professionnelle et sans politesse aucune.
— Alors... comme ça… tu as demandé à ce que je sois ton référent direct pour
le Domaine ?
Un sourire espiègle incurve le coin de ses lèvres. Je le déteste.
— Je pensais que cela te flatterait que je mette en avant tes compétences
devant ton responsable.
Ce mec est impossible, il a réponse à tout.
— Là n'est pas la question Grégoire. Tu ne peux pas jouer à ça, pas avec...
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase, nous sommes interrompus par le
retour du responsable en question.
— Mon fils a eu un accident au lycée, nous informe-t-il sans s’assoir autour
de la table. Ma femme est injoignable - forcément - je dois donc aller le
récupérer pour le conduire à l'hôpital.
— Oh ! Rien de grave j'espère ? je l'interroge, inquiète.
— A priori non, rassurez-vous Éloïse. Il s'est blessé au bras durant son cours
de sport. Ça sent le plâtre et l'après-midi aux urgences à plein nez ! Je suis donc
contraint et ennuyé de devoir vous abandonner Monsieur Legrand.
— Ne le soyez pas, je comprends tout à fait. Les enfants passent avant tout.
— Vous ne croyez pas si bien dire, lui répond-il sans cacher son épuisement.
Nous pouvons peut-être reporter ce déjeuner sur un jour de la semaine
prochaine ?
— Oui. Bien sûr.
— C'est entendu. Je vous appelle dans ce cas.
Je me lève et attrape ma veste pour rejoindre Monsieur Robert mais a priori
Grégoire en a décidé autrement.
— Je peux me charger de redéposer Madame Dupin au bureau si vous le
voulez ?
Madame Dupin ? Tiens donc !
— Cela vous évitera de perdre plus de temps encore sur la route, précise-t-il.
Quelle sollicitude ! Je manque de lever les yeux au ciel !
— Vous feriez cela ? C'est très aimable à vous, s’enthousiasme mon chef. Et je
ne vous cache pas que cela m'arrange ! Merci infiniment. Éloïse, je vous laisse
caler une nouvelle date de rendez-vous avec Monsieur Legrand, m’impose-t-il
en se tournant vers moi. À plus tard.
Je n’ai même pas eu le temps d’ouvrir la bouche, il est déjà sorti du
restaurant.
Dépitée, je me rassois, refusant de répondre au sourire satisfait du traître qui
se tient devant moi.
— Vu l'expression de ton visage, je vais finir par croire que tu n'apprécies pas
vraiment ma compagnie...
— C'est surtout que j'aurais apprécié que l'on me demande mon avis. Mais
comme depuis le début dans ce dossier, tout le monde semble disposé à décider
des choses pour moi. Je vais devoir m'y habituer je suppose... Bon, quand es-tu
disponible ? je l’interroge tandis que j’attrape mon agenda dans mon sac à main.
Mais il ne répond pas à ma question et lève le bras pour interpeller le serveur
qui se dirige aussitôt vers nous.
— Vous désirez Monsieur ?
— Je vais prendre un coca et Madame un jus d'abricot, s'il vous plaît.
Bon sang, je vais péter les plombs !
J’attends que le serveur tourne des talons et je m'insurge. C'est trop.
— Tu n'as pas écouté un seul mot de ce que je viens de te dire ?
— Au contraire Éloïse… Si je me souviens bien, tu commençais chacune de
tes journées de cours par un jus d’abricot frais, m’invite-t-il à le contredire en
soutenant mon regard.
— Pour le reste, je sais que tu es en colère, nerveuse et inquiète et je sais que
c'est à cause de moi. Mais s’il te plaît, ne te méprends pas sur mes intentions
aujourd’hui, je voudrais seulement apaiser les choses et discuter un peu, si tu en
es d'accord bien sûr.
Je me cale au fond de ma chaise en expirant longuement. Ça y est, c'est le
moment ? Cette conversation que j'attends depuis tout ce temps est vraiment sur
le point de se dérouler ? Je dois avoir l'air totalement sceptique tant j'ai
l'impression que c'est irréel. Mais depuis qu’il m’a jetée comme une moins que
rien, je me suis formellement interdit de repenser à la nuit que nous avons
partagée lui et moi. Du moins à la partie charnelle de celle-ci, préférant croire ce
que j'entendais chaque jour sur mon compte pour me convaincre que cet homme
ne s'était jamais intéressé et ne s'intéresserait jamais à moi. J’ai mis sous clé la
perte de ma virginité, comme si elle n'avait pas eu lieu, pas ce soir-là en tout cas,
bien aidée par une des tirades très poétiques d'Amanda qui, je ne m'en souviens
que trop bien, avait déclenché l'hilarité de la cantine ce lundi du mois de janvier :
« Tu as cru être un coup de foudre pour lui mais tu n'as été qu'un coup de rein.
Et pas le meilleur a priori ».
Voilà ce que je suis restée depuis : un coup de rein pourri qui s’est construit
selon ce que tout le monde lui dit.
Et voilà pourquoi je ne suis pas sûre d'être prête à entendre sa vérité. Ni
aujourd'hui, ni dans quinze autres années. Pourtant, j’opine doucement du chef,
il est temps de laisser Grégoire s’exprimer, je l'ai trop espéré pour le refuser.
— Donc, tu es gênée de prendre mon dossier en main si je comprends bien ?
— Un peu... oui, je hausse timidement des épaules.
— Je pense pourtant que tu as toutes les compétences pour. J'en parlerai avec
Monsieur Robert si c'est ce que tu souhaites mais il m'a semblé qu'il te faisait
assez confiance lui aussi.
— Le problème n'est pas là Grégoire. Bien sûr que je suis ravie de pouvoir
enfin faire mes preuves sur un chantier complet et qui plus est, sur un projet de
cette envergure. C'est une vraie chance. Mais ...
— Mais le problème c'est moi, termine-t-il ma phrase à ma place.
Je souffle du bout des lèvres, la nausée refait son apparition mais plus
vraiment pour les mêmes raisons.
— Oui, c'est toi Grégoire.
Je marque une pause à la fois pour me calmer et me donner du courage. J'ai
imaginé bien des fois cette conversation mais pourtant cela ne m'aide pas à
m'exprimer comme je le voudrais aujourd'hui.
— Tu sais... après cette nuit, chez Nicolas...
Je baisse les yeux sur mes doigts que je remue nerveusement. Je ne veux pas
avoir à affronter son regard que je devine déjà blasé, quand il comprendra que
j'étais la même bécasse que toutes les autres à espérer de lui bien plus qu'une
nuit.
— Je sais Éloïse, me coupe-t-il sans attendre que je ne me ridiculise
davantage. Émilie est venue me voir au Domaine mardi et elle m'a tout expliqué.
Ma tête se redresse automatiquement. Ma main se pose sur mes lèvres pour
retenir ce qui va finir par arriver pour de bon, je vais gerber !
Je me sens bête, prise au dépourvu, ne sachant pas quoi dire. Que lui a-t-elle
raconté au juste ? Et pourquoi ne s'est-elle pas mêlée de ses affaires à elle pour
une fois ?
— Les injures, les moqueries, l'humiliation. Et j'en suis profondément désolé,
crois-moi, accentue-t-il ses paroles en rivant ses yeux aux miens pour que j’y
décèle toute sa sincérité. Je te jure que je ne savais rien de tout ça. Et si je
pouvais, je reviendrais en arrière et je t'éviterais ça. Je me pointerais avec toi au
lycée et je leur ferais fermer leur gueule à tous ces enfoirés ! commence-t-il à
durcir le ton en même temps que se tendent les muscles de son visage.
Ses mots sont durs et l'on pourrait croire qu'il vocifère sous le coup de
l'énervement. Mais non, il parle lentement, posément. Il pense chacun de ses
mots. Mes sourcils se froncent en réaction, car à moins qu'il n'ait changé entre
temps, mais dans mes souvenirs Grégoire n'a jamais été un garçon violent.
— ... Mais c'est impossible, continue-t-il de plus en plus affecté. Alors, la
seule chose que je puisse faire aujourd'hui, c'est de m'excuser.
Il attrape ainsi ma main avec les deux siennes pour les poser ensemble sur la
table, entrelaçant fermement nos doigts, comme s’il craignait qu’ils ne puissent
lui échapper. Son regard est loin d'être désabusé comme je le pensais. Il est
blessé, déstabilisé. Et si je n'étais pas sur le point d'éclater en sanglots, je
prendrais immédiatement la parole pour le rassurer.
— Je suis sincèrement désolé Éloïse. Je n'ai jamais voulu tout ça, je t'assure.
J'ai merdé en partant c'est certain et crois-moi j'en prends davantage conscience
maintenant, mais je n'ai rien révélé de ce qu'il s'est passé entre nous, à personne.
Je n'aurais jamais fait ça. Cette nuit était tellement... parfaite. Pour rien au monde
je ne l'aurais partagée avec quelqu'un d'autre. Mais ils l'ont salie ! Tout comme
ils t'ont salie toi, ajoute-t-il sans pouvoir masquer la colère qui le ronge
manifestement. Depuis mardi, je ressasse tout cette histoire et je ne sais pas quoi
faire.
Peut-être parce qu'il n'y a plus rien à faire.
— Je m'estime heureux que tu acceptes encore de me parler aujourd'hui. Ça
prouve à quel point tu es bien plus forte que tout ça.
Ses doigts se resserrent un peu plus autour de mes miens et je décide
d'intervenir. Avec toutes ces années de thérapie, j'ai au moins compris une chose,
c'est qu'il est inutile de ressasser le passé. Nous vivons de souvenirs c'est un fait,
mais pas pour les souvenirs, qu’ils soient bons ou mauvais. L'important est
d'aller de l'avant. De la meilleure façon possible.
— Ce n'est pas toi qui m’as balancé toutes ces conneries, j’essaie de
dédramatiser les faits d’un bref haussement d’épaules.
— Je sais. Elles te visaient directement mais la vraie cible derrière tout ça
c'était moi ! Ils voulaient m'atteindre moi. Et j’aurais dû le prévoir. Ce fils de
pute de Damien avait bien repéré que tu me plaisais et déjà avant que je ne parte,
il commençait à me faire chier en balançant à qui voulait bien l’entendre qu'il
comptait te choper, pour rester poli. Quant à cette peste d'Amanda, crache-t-il
son prénom, je préfère ne pas y penser et je suis heureux d'avoir refusé je ne sais
combien de fois ses avances. Même si elle t'aurait sans doute épargnée si elle
n'avait pas été aussi jalouse.
Il lâche ma main, se recule dans le fond de sa chaise sans se détourner de mon
regard. Son visage est fermé, son front plissé et j’aperçois ses genoux s’agiter
nerveusement en dessous de la table. Je sais qu’il est contrarié mais j’aimerais
qu’il arrête de prendre toute cette merde autant à cœur. Elle appartient au passée,
il est inutile de la remuer.
— Je ne sais pas comment tu as fait pour survivre à tout ça, lâche-t-il, dépité.
— Il m'a fallu du temps...
Près de cinq ans de thérapie.
— ... et beaucoup de réconfort de ma meilleure amie. Elle me répétait sans
cesse que ces rumeurs ne me définissaient pas. Que tous ces gens ne savaient
rien de moi et que s'ils perdaient du temps à écouter et propager ces saletés
plutôt que de connaître la vérité, c'est qu'ils n'en valaient pas la peine. C'était dur
et bien plus qu'humiliant, mais avec Émilie à mes côtés, j'ai réussi à faire face
quelques temps et à leur faire croire que ce n'était pas si important que ce qu'ils
voulaient.
Ne pas laisser voir que ses paroles résonnaient en moi bien plus que je ne le
voulais.
— Émilie t'a parlé de quoi exactement ? je reprends rapidement.
J'ai besoin de savoir jusqu'où elle est allée pour ne pas en révéler davantage et
le rendre encore plus touché qu'il ne l'est et moi plus honteuse que jamais.
— Je crois qu'elle m'a tout raconté. De toute façon je n'imagine pas ce qu'ils
auraient pu te faire de plus.
— Oh, crois-moi, en termes de saloperies j'ai appris que l'humain pouvait être
très inventif quand il le voulait bien.
Il me répond d’un sourire discret qui ne relève que la commissure droite de
ses lèvres mais cela suffit à me soulager. C'est idiot car c'est moi qui ai vécu
toute cette galère mais je refuse que cela l'affecte à ce point. Tout ça est loin
derrière moi et je n'en souffre plus aujourd'hui. Enfin, je n'en souffrais plus
jusqu'à ce qu'ils reviennent, lui et ces affreux souvenirs.
— Elle m'a parlé des insultes et des moqueries, de la vidéo, de ces mecs qui
ont essayé d'abuser de toi aussi, lâche-t-il en inspirant fortement, du renvoi de
ton frère et des disputes de tes parents et enfin de ton séjour en centre suite à ton
malaise.
Bon, elle a en effet tout raconté.
Mais étrangement, alors que j'attendais depuis tellement de temps de savoir
quelle serait sa réaction face à tout ça, je ne me sens pas soulagée comme je
l'imaginais. Cela l'affecte, c'est évident et il me le montre clairement Mais je
viens de réaliser que je ne lui en voulais pas. Enfin oui, bien sûr que oui, mais
pas pour ça. J'ai été très en colère et je le suis toujours mais cette rancœur n'est
pas liée à ces conneries. J'ai toujours su au fond de moi qu'il n'en était pas à
l'origine. Et je voudrais trouver le courage de lui dire que si je suis encore si
meurtrie aujourd'hui, c'est à cause de lui. Pas parce que je le tiens pour
responsable du pire cauchemar de ma vie mais parce qu'il est parti du jour au
lendemain, comme quelqu'un de passage, sans attache ni perspective de retour.
Parce qu'il est parti avec un morceau de mon cœur et les espoirs d'avenir qu'il
venait tout juste de m'offrir.
— Je n'ai jamais pensé ou raconté une seule de ces saloperies tu
sais ? s’avance-t-il de nouveau vers moi pour appuyer ses paroles.
— Oui, je sais bien. Je l'ai toujours su même s'il est vrai que j'ai douté une
fois, une seule fois. Le jour où la photo de mon tatouage a commencé à circuler.
Mais j'ai vite compris en y regardant de plus près qu'elle avait été prise dans les
vestiaires du gymnase et non ce soir-là chez Nicolas.
— Bon sang, grogne-t-il en laissant son poing retomber sur la table.
— Émilie avait oublié de te parler de ce détail je suppose...
Il inspire fortement puis se mure dans le silence, la tête vissée sur le côté,
l’esprit vraisemblablement focalisé sur le dernier exemple que je n’aurais pas dû
évoquer.
Je voudrais intervenir, le supplier de me regarder, d’oublier toutes ces
conneries passées, mais je sais que je dois le laisser encaisser, l’expérience m’a
appris qu’il fallait du temps pour digérer. Alors j’attends patiemment qu’il
finisse par se calmer. Et il y arrive. Il m’accorde de nouveau toute son attention,
rattrapant mes mains à l’aide des siennes pour nous lier par un contact physique.
L’iris de ses yeux bruns, empli d’une douleur qu’il lui est impossible de cacher,
vient alors à la rencontre des miens et je comprends qu’il va parler. Je n'ai
aucune idée de ce qu'il s'apprête à me dire mais je sais que cela me fera souffrir.
Je le sais car je réalise à cet instant précis que j'aime toujours Grégoire Legrand.
J'aime Grégoire Legrand et les papillons qui tourbillonnent dans mon ventre
depuis qu'il a franchi les portes de ce restaurant. J'aime Grégoire Legrand et les
frissons qui parcourent mon corps depuis qu'il a posé ses lèvres sur ma peau.
J'aime Grégoire Legrand et les battements déraisonnés de mon cœur quand il
tient mes mains, comme ça, entre les siennes.
J'aime Grégoire Legrand, je l'ai toujours aimé et je l'aimerai toujours. C'est
indéniable. Et, de la même façon que je sais que la terre continuera de tourner
pendant mon sommeil, que les abeilles continueront de butiner les fleurs à
chaque printemps pour créer leur miel, ou encore que la pluie tombera toujours
abondamment en Normandie, je sais aujourd'hui que j'aimerai Grégoire Legrand
toute ma vie.
— C'est très égoïste ce que je vais te demander Éloïse mais j'ai besoin de
savoir. Ça me tracasse depuis que je suis au courant de tout ça. Alors, il faut que
je sache.
Il marque une pause avant de trouver le courage de se lancer et je commence à
m’inquiéter.
— Dis-moi s'il te plaît que tu ne regrettes pas ce qu'il s’est passé entre nous
cette nuit-là.
Mon cœur vient de se fissurer.
J’aime Grégoire Legrand et il ne le comprendra jamais.
Je ne peux pas croire qu'il vienne de me poser cette question. Qu'il ait osé me
faire ça, maintenant. Et alors que je priais intérieurement pour qu'il ne lâche plus
jamais mes mains il y a quelques secondes encore, je me recule et résiste de
toutes mes forces pour ne pas me lever de cette chaise et quitter les lieux, en le
laissant là, seul avec ses stupides questions et son jus d’abricot frais dégoulinant
sur son visage.
Mais merde quoi ! Il ne comprend vraiment rien !
— Non, Grégoire. Je ne regrette pas. Mais si c'était à refaire, je ne suis pas
sûre que je te suivrais dans cette cabane. Pas par manque d'envie. Mais pour
éviter le mal que ton départ m'a causé.
Et toute la peine du monde que j'ai eue à m'en relever. À admettre que cette
nuit n’aurait lieu qu’une fois.
Voilà, c'est sorti. Cinq années de thérapie, cinq années de tentative d'oubli et
cinq autres années à m'interroger sur le sens de ma vie, et ce qui me ronge depuis
tout ce temps est enfin sorti.
Je ne sais quelle expression mon visage peut lui renvoyer mais le sien s’est
métamorphosé. Cette conversation prend visiblement une direction qui ne lui
plaît pas, mais je m'en contrefous. Il peut bien supporter ça pour moi en
comparaison à ce que j'ai vécu pour lui.
— Je n'ai pas eu le choix Éloïse.
— On a toujours le choix Grégoire, je rétorque aussitôt bien décidée à le
mettre cette fois face à ses responsabilités.
Mon portable sonne, c'est Alexandra. Elle ne pouvait pas choisir plus mauvais
moment !
Je ne réponds pas, elle va laisser un message. De toute façon, je serais
incapable d'être aimable tellement je lui en veux d'avoir interrompu notre
échange, surtout à cet instant précis.
Grégoire fixe mon téléphone et reste silencieux. J'en fais autant. J'attends ses
explications et je ne lâcherai pas. Pas maintenant que je me suis livrée comme
ça. Mais c'est sans compter sur ma collègue qui se montre aussi têtue que moi
puisqu'elle insiste et rappelle une seconde fois.
— Je crois que je vais devoir décrocher.
S'il s'agit de quelque chose de grave je m'en voudrais de l'avoir ignorée.
Grégoire se contente de hocher la tête et moi de souffler. On dirait bien que les
réponses ne sont pas encore pour aujourd'hui.
— Alexandra ?
— Ah Éloïse ! Je suis rassurée de t'entendre. Monsieur Robert vient d'appeler
à l'agence, il voulait te parler. Quand je lui ai répondu que tu n'étais pas là, il m'a
expliqué que Monsieur Legrand aurait déjà dû te raccompagner. Il m'a fait
paniquer en me disant qu'il espérait qu'il ne vous soit rien arrivé....
Je regarde ma montre, il est presque une heure. Nous étions partis si loin dans
le passé que nous en avons totalement oublié le présent.
— .... alors j'ai préféré t'appeler.
— Tu as bien fait.
C'est faux.
— De toute façon nous partions.
C'est encore faux.
— OK. À tout de suite alors. Et excuse-moi de t'avoir dérangée.
— Ne t'excuse pas, tu n'as rien dérangé du tout, je lui réponds en rivant mes
yeux à ceux de Grégoire qui pince des lèvres en réaction à mes paroles
volontairement tranchantes.
C'est bien. Je ne vois pas pourquoi je serais la seule à demeurer en colère.
Je raccroche et me redresse aussitôt. Il est inutile de rester ici plus longtemps.
Nos consommations n'ont pas été entamées mais je m'en fiche. Je ne me
souviens même plus du moment où le serveur nous les a apportées. Je ne me
souviens que d’une chose : je m’étais juré de rester éloignée, pensant mes
remparts solides car fortifiés par cet amas de colère. Mais ils ont encore une fois
cédé au tsunami émotionnel qui est en train de me ravager et que je ne suis pas
sûre de pouvoir gérer.

19

« C'est dans la rosée des petites choses
que le cœur trouve son matin et se rafraîchit. »
Khalil Gibran

Grégoire

Je viens de rentrer à l'appartement après avoir déposé Éloïse à son boulot et ça
me fait chier ! La tension que je ressens depuis mardi et que je pensais calmer en
discutant avec elle aujourd’hui ne s’est pas atténuée, bien au contraire. Je suis
tout sauf satisfait de la façon dont cet échange s’est terminé. Car à peine avait-
elle raccroché de son coup de fil au restaurant, qu'elle s'est levée en direction de
la sortie et ne s'est arrêtée qu'une fois devant mon pick-up.
Je l'ai suivie, sans discuter, au fond bien trop soulagé de ne pas avoir à
m'expliquer sur ma pitoyable lâcheté. Pourtant, maintenant que je suis tout seul
dans ma cuisine, à repenser à ce déjeuner, je ne peux m'empêcher de me sentir
minable de ne pas avoir pu lui donner les réponses qu'elle attendait. Elle en avait
besoin, je le savais. Émilie me l'a dit mardi et je l'ai vu sur son visage crispé
aujourd'hui. Elle m'a tendu la plus belle des perches que je n’aurai jamais et je
l'ai laissée passer. Je n'étais pas prêt. Résultat des courses, moi qui n'avais qu'une
seule et même question en tête ces dernières quarante-huit heures, je vais
maintenant passer les prochains jours préoccupé car je ne sais pas quand je la
reverrai, ce que je lui dirai ni même si elle sera disposée à m'écouter.
En revanche, j'ai une véritable certitude, celle que je ne laisse toujours pas
indifférente la charmante Éloïse Chrétien. Enfin, Dupin. Je souris tout seul,
comme un idiot, la tête dans le frigo à la recherche de quoi me détendre un peu.
Même si son changement de nom m'est difficile à accepter, je suis forcé de
constater qu'il est beaucoup plus adapté, notamment au vu de toutes les images
qui me sont venues à l'esprit ce midi et qui ne sont pas vraiment catholiques.
Mais je n’arrive pas à rester de marbre devant cette fille que je trouve sublime,
vraiment. Et je donnerais cher pour prendre la place de son mari une seule nuit.
Je lui ferai toutes ces choses qu'une certaine partie de mon anatomie réclame,
c'est indéniable. Pourtant, si je vise cette éventualité, c'est aussi pour avoir la
chance de me réveiller à ses côtés. Je fantasme de la voir au naturel, me faire sa
petite grimace du nez, ses cheveux emmêlés partant dans tous les sens sur
l’oreiller. Et je vous jure que je prierais à mon tour volontiers Lucifer de me
laisser glisser mes doigts dans les cheveux de mon Esméralda.
J'attrape une bière en me marrant tout seul. Mais en même temps il y a de quoi
non ? Me voyez-vous ? Moi, Grégoire Legrand, l'ancienne star de l'équipe de
basket du lycée, le playboy adulé par ces demoiselles, qui se prend pour
Quasimodo à réciter les paroles de cette stupide chanson... Je vous assure que
beaucoup ne s'en remettraient pas de savoir ça ! J'ai moi-même même du mal à
me reconnaître. Mais Éloïse fait naître en moi des réactions que je ne maîtrise
pas. Je reste le même, et pour rien au monde je ne compte changer, mais je me
sens différent. Et quelque part je suis différent.
Pour preuve, j'ai résisté à mon irrépressible envie de l'embrasser devant tout le
monde dans ce restaurant, malgré cette jupe ajustée dont je me souviendrai
longtemps et qu'elle avait, j'en suis sûr, sciemment choisie dans l'unique but de
me torturer. Mais j'ai tenu bon. Je n'ai pas cédé non plus à ses yeux qui me
regardaient avec envie et qui n'ont fait qu'accentuer mes délires lubriques. J'ai
réussi à ignorer les frissons qui ont parcouru sa peau quand je me suis limité à ne
baiser que ses joues rougies. Et surtout, j'ai mis de côté la réaction de mon corps
au contact du sien. Primaire et physique bien entendu, mais émotionnelle surtout.
Voilà pourquoi, il est désormais hors de question que je choisisse une autre
menuiserie, et comment, sur la route la ramenant à son bureau, j'ai réussi à la
convaincre de garder la gestion de mon dossier, invoquant pitoyablement le fait
que si mon départ lui avait causé autant de torts, mon retour pouvait bien lui
apporter enfin quelque chose de positif. Du pur égoïsme, une fois encore. Mais
maintenant que je sais qu'elle ne regrette pas notre étreinte passée, je suis encore
moins enclin à la laisser de côté, et ce, même si mon esprit s'amuse à me rappeler
sans cesse qu'Éloïse est engagée.
Mon téléphone sonne, me sortant à contrecœur de mes divagations de dépravé
qui court après une femme mariée. J'y jette un coup d'œil, c'est Marius, l'homme
à qui j'ai confié la gestion de l'entreprise de mon père - enfin mon entreprise - le
temps que j'y voie un peu plus clair ici. Il m'appelle tous les jours pour me faire
un retour sur ce qu'il se passe là-bas. Et j'attends avec impatience ces coups de
fil. Car au-delà de la nécessité pour moi de m'assurer que l'œuvre de mon père
n'est pas en train de couler, j'ai à chaque fois l'impression de retrouver un peu de
chaleur familiale dès l'instant où j'entends cet accent du sud avec lequel j'ai
l'impression d'avoir grandi.
Alors je pose ma bière sur le plan de travail, je la boirai après. Le business
passe avant la détente.
— Marius ! Comment vas-tu ?
— Ça va et toi ?
— Bien, merci. Alors, dis-moi comment se portent nos affaires ?
Marius était un très proche ami de mon père. Il fait, depuis plus de dix ans
maintenant, partie intégrante de ma vie et je le considère un peu comme le
tonton que je n'ai jamais eu. Sa femme, Mila, qui gère tous les aspects
administratifs et comptables de la société depuis sa création, porte à merveille
son prénom, raccourci de l'espagnol milagro, car elle a été un véritable miracle
pour moi, comme une mère de substitution. Alors, c'est tout naturellement que je
les ai mis au courant de mon histoire familiale et qu'ils ont été les premiers à
m'encourager à revenir en Normandie.
— Il y a quelques complications on va dire.
— Des complications ? Comment ça ? je lui demande en revenant finalement
sur ma bière.
— Teddy est en arrêt depuis ce matin pour quinze jours.
— Ok, je lâche en ouvrant le tiroir pour y attraper un décapsuleur.
J'attends la suite pour en demander plus car je sens qu'il y a un « et » ...
— Et les gars sont venus me rapporter qu'il n'avait pas vraiment l'intention de
revenir travailler.
— Tiens donc !
Je ne suis qu'à moitié surpris par ce comportement. Teddy et moi ne nous
sommes jamais entendus, ni même appréciés. Avant même que je n'aie eu
l'occasion de faire mes preuves dans la société, mon charmant collègue avait
décidé que je n'étais qu'un fils à papa n'ayant aucune compétence et donc aucune
légitimité à exercer ce métier. Vous imaginez alors sa réaction quand il a fallu
que j'annonce moi-même à mes collègues quelques jours après son décès, que du
haut de mes trente petites années, j'allais prendre le relais de mon père, chef
d'entreprise aimé et respecté... Je savais bien qu'il ne me faciliterait pas la tâche
mais j'aurais cru qu'il choisirait l'affrontement plutôt que de se cacher derrière la
connivence de son médecin et de feindre la maladie. Mais quelque part, j'en suis
soulagé. Cela évite à tout le monde de devoir supporter sa mauvaise humeur.
— Nous sommes partis pour des arrêts à répétition si je comprends bien ?
— Je crois, oui.
— Fait chier ! je râle tout haut.
Ça me gonfle. Ce petit crétin a réussi à m'énerver davantage.
Je coince le téléphone contre mon épaule et m’occupe d’ouvrir ma bière,
appuyant chacun de mes gestes comme si je tenais cet imbécile au bout de
l’ouvre-bouteille et non une pauvre capsule innocente.
— Tu peux tenir les chantiers avec un gars en moins ?
— Ouais, quelques temps. Mais ça ne pourra pas durer.
— Bon écoute, je te propose qu'on se laisse le temps de réfléchir à tout ça
chacun de notre côté et on se rappelle demain ?
— Ok.
— À demain alors Marius. Merci d'avoir appelé et embrasse Mila pour moi
s’il te plaît.
— À demain mon grand.
Je raccroche.
Et voilà comment revenir à la réalité de ce qu'est désormais ma vie en un
instant. Je savais pertinemment que je ne pourrais pas gérer de façon éternelle la
menuiserie à distance, mais ça m'emmerde franchement parce que je ne suis pas
encore prêt à retraverser la France pour rentrer. J'ai encore trop de choses à
régler ici pour les appartements, le Domaine, sans parler d'Éloïse. Et il va falloir
que je prenne maintenant le temps de réfléchir aux moyens de pallier cette
absence et d'aider mes collègues avant qu'un climat pourri ne s'installe et ne
vienne tout bousiller.
Comment mon père a-t-il pu penser un seul instant que je serais capable de
gérer tout ça ? Bon sang que c'est difficile !
Constance revient à l'instant même où je me pose dans le canapé, laissant mes
pieds retomber sur la table basse et savourant enfin une gorgée de ma bière.
— Tu déjà à l’apéro à cette heure-là ?
— Nan, j'étais au Domaine et parti dans mes plans, je n'ai pas vu l'heure
passer. Je viens à l’instant de rentrer, je n’ai pas encore mangé.
— Tu étais au Domaine ? Habillé de la sorte ?
Merde ! Je ne me souvenais plus que j'avais enfilé un pantalon de costard et
une chemise dans le seul but de faire mon beau devant Éloïse. Et je ne regrette
pas car je suis convaincu que ça a fonctionné d'ailleurs.
— Je pensais que j'avais rendez-vous à la banque ce matin pour mon prêt mais
je me suis planté, c'est la semaine prochaine !
Je ne sais pas pourquoi je lui mens effrontément. Enfin si, je sais. Je suis
surtout surpris par le fait que cela soit devenu si vite et si facilement un réflexe.
Mais Constance est loin d'être bête. Elle a bien compris lundi qu'il y avait un truc
entre Éloïse et moi et je n'ai pas envie qu'elle me pose des questions, il y en a
déjà beaucoup trop qui s’agitent là-haut.
— Bon, t'es prêt ?
— Prêt pour quoi ?
— Pour notre rendez-vous au Clos Masure !
Elle doit voir à ma tête que je suis quelque peu largué car elle ajoute aussitôt :
— Des fois je me demande pourquoi je fais tout ça. Je t'en ai parlé l'autre soir
pendant le repas mais tu devais encore être sur la lune à rêver d'on ne sait qui....
Je ne relève pas. Il ne vaut mieux pas.
— ... Bref, on doit y être dans une demi-heure alors bouge tes fesses, attrape
une veste et suis-moi dans la voiture car nous avons de la route et je ne supporte
pas d’être en retard.
— Je viens de te dire que je n’avais même pas mangé, tu ne veux pas y aller
toute seule ou reporter à un autre jour ? Car là, clairement, ça me gonfle.
Et c’est vrai, j’aimerais rester tranquille dans mon canap’ et finir ma bière sans
me prendre la tête à réfléchir à d’autres choses que celles qui ont déjà bien pourri
ma journée.
— Mais bien-sûr, me répond-elle en levant les yeux au ciel avant de se diriger
vers la cuisine et de revenir avec un paquet de cookies en main. Voilà, conclut-
elle en posant la boîte cartonnée sur mon torse. Puis elle attrape ma bière qu’elle
pose sur la table basse et m’ordonne de me lever.
— C’est bon, tu as de quoi te remplir l’estomac maintenant alors tu arrêtes de
râler et tu me suis !
J'obéis en râlant comme l’ado immature que je suis encore capable d’être à trente
balais et je la suis jusque dans son 4*4, le paquet de gâteaux que je ne mangerai
pas toujours entre les mains.


20

« Y a-t-il une oreille assez fine
pour entendre le soupir des roses qui fanent. »
Arthur Schnitzler

Vendredi 21 octobre 2016

Éloïse

Maxime est rentré en fin de soirée hier. Bien sûr, je dormais déjà et nous
n'avons pas pu parler de sa désertion de la veille. Et si j'avais jusqu'alors encore
un doute sur le fait qu'il m'évite, j'en suis maintenant certaine car il est de
nouveau parti aux aurores ce matin, sans qu'un seul mot ne soit échangé entre
nous.
Il est dix-huit heures, je rentre du travail et je n'ai toujours pas de ses
nouvelles. Nous sommes vendredi, cela fait donc plus de quarante-huit heures
que nous ne nous sommes pas vus ni parlés. Et il faut croire que la perspective
de se retrouver en tête à tête à la maison ce soir l'effraie tout autant que moi
puisqu'à peine rentré, celui-ci me propose d'aller dîner à l'extérieur. Je me
contente d'accepter son invitation par un « si tu veux » des plus enthousiastes et
je vais me préparer sans poser plus de questions, nous avons toute la soirée pour
amorcer la discussion.
Un silence pesant règne dans la voiture le long du trajet, uniquement
interrompu lorsque Maxime me suggère d'opter pour le dernier restaurant à la
mode. J'acquiesce, priant en mon for intérieur pour que ce calme ne soit pas celui
qui augure la tempête.
L'endroit choisi par mon mari est très agréable. Moderne et branché de par sa
décoration faite de matériaux de récup', l'ambiance qui s'en dégage est aussi
conviviale qu'intimiste. C'est peut-être bien le lieu idéal pour que Maxime et moi
puissions enfin nous parler comme je l'espère tant.
L'hôtesse qui nous accueille nous conduit jusqu'à une table excentrée de
l'entrée puis elle prend nos commandes d'apéritif. Maxime, toujours très classe,
opte pour un verre de Chardonnay tandis que j'arrête mon choix sur quelque
chose de plus fort, un mojito ! Mon époux me regarde, surpris, mais je ne relève
pas. Pas besoin, je l'entends aussi mon Jiminy Criket à moi me murmurer
qu'alcool et bébé ne font pas bon ménage. Mais :
1. je ne suis pas enceinte et je ne le serai sans doute jamais,
2. j'ai VRAIMENT besoin de me détendre, et surtout, surtout,
3. je ne suis pas d'humeur à faire preuve de sagesse ce soir. Pas quand mon
couple part à la dérive et que je regarde, impuissante, le bateau s'éloigner du
quai. Alors qu'ils aillent tous se faire voir loin de moi, ma conscience, les
criquets et Pinocchio aussi tant qu'on y est.
Le temps que nos verres arrivent, Maxime me demande comment s'est passée
ma journée.
Les banalités.
Je joue le jeu.
J'évoque les retombées positives du déplacement de Monsieur Robert pour la
promotion de l'agence, en lui expliquant que le directeur général de l'enseigne
nous a gracieusement alloué un budget communication supplémentaire. Je dois
donc aujourd'hui travailler sur la réalisation de nouveaux flyers et sur le texte
d'une annonce pour la radio régionale se voulant à la fois légère, drôle et
efficace. Avec mon sens de la créativité inné, il n'y a pas de doute, ce travail est
fait pour moi ! J'évite toutefois de faire part de mes remarques sarcastiques à
mon mari, l'humour n'a pas sa place ce soir, et me réjouis de voir nos boissons
arriver. Mais à peine avons-nous trinqué que je sens l'attention de Maxime
accaparée par tout autre chose que le récit pourtant passionnant de mes nouvelles
tâches.
Je me retourne pour voir ce qui attire ainsi son regard et je vous le donne en
mille... Grégoire Legrand !
Je ferme les yeux un instant. Cet homme me poursuit, ce n'est pas possible
autrement. Il y a des dizaines de restaurants dans cette ville et il choisit celui-ci,
aujourd'hui. Alors ne me parlez pas de concours de circonstances, je n’y croirai
pas. Et dès demain, je vais faire vérifier mon téléphone pour être sûre qu'aucun
traceur GPS n'y soit implanté.
Je me repositionne face à Maxime, pensant réussir à éviter ce qui se prépare
mais c'est sans compter sur mon cher époux qui lève sa main droite en direction
de Grégoire et de celle qui s'accroche à son bras comme si elle avait décroché la
huitième merveille du monde. Je la reconnais, c'est « Blanche Neige », la femme
pour laquelle il m'a plantée l'autre jour au Domaine.
Génial !
Je prends une légère inspiration pour essayer de retrouver un peu de
contenance devant mon mari, mais c'est peine perdue. Il a deviné et ses paroles
me déstabilisent au plus haut point.
— Regarde, ton client préféré vient de faire son entrée dans le restaurant !
Comme le monde est petit...
Surprise par ces mots et le ton plein de sous-entendus qu'il emploie, je ravale
mon envie de lui répondre bien poliment, préférant feindre l'ignorance pour
éviter de me disputer avec lui. Surtout là, maintenant.
— Nous pouvons peut-être les inviter à prendre un verre avec nous ? me
demande-t-il.
Mais la question de Maxime n'en est pas une, puisque sans attendre ma
réponse, il élève la voix pour les saluer à travers le restaurant.
— Monsieur Legrand, Constance. Quelle coïncidence !
Constance ? Maxime connaît donc Blanche Neige ?
Cette soirée prend de toute évidence une tournure qui ne me plaît pas et je
commence à regretter de ne pas avoir choisi de rester à la maison à me battre en
silence avec lui.
Les deux amants se dirigent vers nous sous le regard furieux de Maxime, qui,
je le sais, m'est destiné. Gênée, je choisis de l'ignorer et de reporter mon
attention sur nos nouveaux invités.
Constance prend rapidement place aux côtés de mon mari, ne laissant pas
d'autre possibilité à Grégoire que de s'installer à ma gauche. Et, quand les
effluves de son parfum viennent me chatouiller le nez, j'efface aussi vite que
possible de mon esprit l'image de cet homme, sortant de la douche, une serviette
blanche nouée autour de la taille pour unique vêtement, en train de vaporiser
quelques gouttes de ce parfum sur son cou mal rasé. Il ne manquerait plus que
j'en vienne à fantasmer sur ce mec en présence de Maxime pour perdre
définitivement toute raison.
L’asile te guette ma pauvre Éloïse !
Sa copine me regarde, un sourire en permanence collé sur les lèvres. Je ne la
connais pas mais je sais que je ne l'aime pas et que je ne n'ai aucune envie de
changer ça. Encore plus quand je suis obligée de reconnaître qu'elle est plus que
jolie. Elle possède de beaux yeux marron clair, des lèvres charnues et un grain de
peau parfait, le tout mis en avant par les fines boucles brunes qui encadrent
harmonieusement son visage. Son style et son élégance naturelle lui donnent une
classe incomparable et imposent le respect - ou dans mon langage de fille
lambda, la jalousie, pour rester polie. Le couple qu'elle forme avec Grégoire
paraît idyllique et ne fait que renforcer mon envie de la détester.
— Bonjour ! Moi c'est Constance. Je suis une amie de Grégoire...
Une amie ?
— ... et j'ai eu la chance de rencontrer Maxime la semaine passée.
La chance de rencontrer « Maxime » ? Qu’elle brûle en enfer toute blanche
comme neige soit-elle !
— Moi c'est Éloïse. Et j'ai rencontré Monsieur Legrand la semaine passée
également !
— Ou au lycée, il y a quinze ans, ajoute mon mari d'un ton sec et détaché.
Mes yeux font le chemin jusqu'aux siens à une vitesse plus rapide encore que
celle de l'éclair je crois bien mais je suis estomaquée par cette intervention.
Comment sait-il cela ? Et depuis quand surtout ? Nous avons parlé de Grégoire
en tant que client de l'agence et potentiel futur client de son cabinet mais je
n'avais pas encore eu le cran de lui dire qui il était vraiment. Apparemment, il
n'était pas nécessaire de me ronger les sangs puisqu'il a fait lui-même le
rapprochement.
« Son amie », qui paraît être la seule à ne pas avoir remarqué le malaise qui
vient de s'installer, ne relève pas la pique de Maxime et me demande ce que j'ai
commandé en me gratifiant d'un large sourire.
— Un mojito.
— Il a l'air délicieux.
— Ce n'est pas mauvais en effet.
— Je vais prendre la même chose alors !
De la classe peut-être mais aucune personnalité...
Je réponds du mieux que je peux à son sourire mais l'ambiance à table reste
tendue. Maxime regarde partout sauf dans ma direction, Grégoire garde le nez
plongé dans la carte du restaurant, feignant de chercher ce qu'il désire
commander et Constance, eh bien elle sourit toujours ! Et en attendant que la
serveuse ne revienne à notre table, elle essaie de lancer la conversation.
— Alors, comment vous êtes-vous rencontrés Grégoire et vous ?
Cette semaine ? Au lycée ? Parce que si tu veux tout savoir, il m'a dépucelée il
y a bien longtemps puis il s'est barré. Silence radio jusqu'à la semaine passée !
Mes joues et mon cerveau chauffent et je prends une gorgée de mojito pour
me calmer.
— Il .. a fait appel à la société qui m'emploie pour les menuiseries du
Domaine et de ses appartements.
— C’est amusant dis donc que Grégoire ait fait appel à vous deux sans le
savoir !
Maxime, qui a l'air de trouver ça beaucoup moins drôle, décide de garder son
ton revêche pour la reprendre.
— Qu'est ce qui est amusant ?
— Que Grégoire ait choisi par hasard deux professionnels qui forment un
couple !
Il secoue la tête et rit nerveusement.
— Je ne crois pas au hasard. Et il se trouve qu'il n'y a pas beaucoup
d'administrateurs de biens dans le secteur. Pour ce qui est des menuiseries en
revanche....
Bon ok, il a décidé de jouer au gros con. Je ne connais pas cet aspect de la
personnalité de mon mari et je n'en suis que davantage troublée. J'ai beau essayer
d'attirer son regard pour lui demander silencieusement de se calmer, celui-ci
évite soigneusement de poser ses yeux sur moi.
Même si elle n'a pas pu passer à côté de la gêne qui s'est confortablement
installée, Constance n'en dit toujours rien et poursuit même avec répartie.
— Eh bien, cela t'offre donc de réelles chances pour réussir à t'implanter !
J'essaye de ne pas relever le fait que ces deux-là, censés être de parfaits
inconnus, se tutoient car malgré toutes mes raisons de la détester, cette fille fait
de véritables efforts pour rendre l'atmosphère supportable. C'est d'ailleurs la
seule raison qui me pousse à ne pas m'insurger lorsqu'elle termine sa phrase en
offrant son énième large sourire à Maxime. Je n'aime pas franchement le fait que
cela fonctionne et encore moins la façon dont ils sont en train de se regarder,
mais elle a au moins réussi à l'apaiser suffisamment pour qu'il lui retourne, les
coins de ses lèvres relevés, qu'il l'espère bien.
La serveuse arrive au moment où Maxime annonce qu'il sort pour fumer.
Constance lui indique qu'elle le rejoint tout de suite après avoir passé sa
commande. Et, une fois son verre de mojito demandé, elle vide le contenu de son
sac à main sur la table, à la recherche de son paquet de cigarettes.
— Tu vois que tu n'aurais pas dû reprendre, tu perds déjà la tête, lui lance
Grégoire de façon amusée.
Pour réponse, elle lui renvoie une vilaine grimace avec sa langue.
Punaise, y a-t-il seulement une justice dans ce monde ? Car même quand elle
tord son visage de façon improbable, cette fille reste magnifique.
Si elle continue comme ça, je jure que je vais devenir vulgaire, et je me sens
soulagée quand elle quitte la table pour partir à la recherche d'un briquet, laissant
la moitié de son bazar sur la table.
— Quel personnage ! je m'exclame en la regardant se diriger vers le comptoir
du restaurant.
— Tu l'as dit ! Constance est plutôt divertissante !
J’aurais choisi un autre terme mais bon, passons…
— Vous vous connaissez depuis longtemps ?
— Non, quelques mois seulement. Elle est notaire et s'est occupée de la
succession à la mort de mon père.
Quoi, son père est mort ? Bravo Éloïse…
— Oh. Je suis désolée, je ne savais pas que...
— Ne t'en fais pas pour ça, m'interrompt-il aussitôt.
Tout comme l'autre jour au Domaine, Grégoire coupe court à la discussion. Je
n'ose pas le regarder, j'ai toujours l'impression de renvoyer de la pitié aux gens
quand je me retrouve dans ce genre de situation. À la place, je baisse les yeux
sur mon verre, y plaçant mes mains tout autour et je reprends mon interrogatoire
sur sa relation amoureuse.
— En tout cas, tu as l'air de beaucoup l'apprécier.
— Elle m’aide pour le Domaine, répond-il en haussant des épaules.
Ah… Ne pose pas la question Eloïse, ne fais pas ça.
— Et vous formez un joli couple.
Tuez-moi…
— Nous n’en sommes pourtant pas un, se contente-t-il de me renvoyer sans
me donner plus de détails.
Et je m’en fiche, je n’en ai pas besoin. J’ai eu l’information que je
recherchais.
Le portable de la « non petite-copine que je vais peut-être pouvoir apprécier
alors » se met à vibrer sur la table et nos regards se portent instinctivement sur
l'écran qui s'est allumé. À ma grande surprise, le nom de Maxime Dupin
s'affiche. Un coup d'œil en direction de mon voisin m’apprend qu'il semble tout
autant étonné que moi puisqu'il fronce des sourcils. Cependant il se trompe, il ne
peut s'agir que d'une coïncidence et d'un homonyme. Après tout, c'est courant
comme nom de famille Dupin, non ?
Je me redresse pour tenter de lire le contenu du message et ranger aux
oubliettes cette hypothèse débile, mais je constate avec aigreur que non, c'est
bien mon Maxime Dupin qui lui a écrit et qui lui demande ce qu'elle fait car il a
froid à l'attendre dehors.
Je cherche des yeux les deux coupables à travers le restaurant : Maxime est
toujours à l'extérieur à se peler les miches pour rien puisque Constance semble
avoir dévié ses recherches sur autre chose étant donné qu’elle est accoudée au
comptoir, à rire niaisement devant le barman.
Mon visage doit être devenu aussi blanc que celui d'un fantôme alors même
que j'ai cette douloureuse sensation d'avoir reçu une énorme claque. Mon
cerveau bout, hésitant entre m’ordonner de me lever et d’éclater dans une crise
de jalousie monstre, ou partir d'ici tout de suite, laissant ces deux traîtres se jouer
de moi loin de moi. Mais je réussis je ne sais comment à faire preuve de
discernement, sans doute parce que Grégoire est assis à mes côtés. J’essaye de
me convaincre de ne pas tirer de conclusions hâtives, car ce n'est pas parce que
je découvre que mon mari, qui a clairement l'air d'avoir perdu mon numéro de
téléphone ces derniers jours, échange des messages avec une autre, que cela
signifie qu'il me trompe.
— Ton mari et Constance se sont échangé leur numéro cette semaine pour
fixer un déjeuner d'affaires. Pour le Domaine, tente de me rassurer Grégoire, en
vain.
Je ne lui réponds pas. Je préfère me mordre l'intérieur des joues jusqu’à en
saigner pour me retenir de lui balancer que cette excuse est loin d'en être une.
Je ne peux quitter des yeux cette pétasse de Constance tandis qu’elle revient
vers nous, sûre d’elle comme jamais. Et lorsque Grégoire lui indique que son
portable a sonné, elle le rallume pour l’éteindre aussitôt, levant ses yeux inquiets
vers les miens puis vers ceux de Grégoire.
Bien joué sorcière, tu es démasquée. La pomme a été croquée, le venin fait
déjà effet.
Et comme pour s'échapper au plus vite de la situation, elle nous annonce
qu'elle sort « enfin » fumer sa cigarette.
C’est ça, vas-y. Maxime a eu le temps d’en griller au moins deux déjà.
Je ne réalise toujours pas ce qu'il vient de se passer, pourtant les faits sont bien
là et Grégoire peut en attester. Je suis en rogne et j'ai honte. Honte de la façon
dont Maxime a parlé. Honte de la façon dont il est en train de me traiter. Honte
au point de me sentir obligée de dédramatiser.
— Étrange situation, non ?
— Ouais, un peu, me répond-il timidement. J’sais pas trop ce qui se passe
mais il doit y avoir une explication logique à tout ça.
— Sûrement.
Et je peux t'assurer que je l'aurai d'ici la fin de la soirée !
— Que lui as-tu raconté sur nous ? je me permets de lui demander maintenant
que je ne suis plus à une humiliation près.
— À Constance ? Pas grand-chose. Quand je t'ai reconnue sur la photo du
bureau de ton mari l'autre jour, j'ai marqué un temps d'arrêt. Elle a voulu savoir
pourquoi. Je lui ai expliqué que nous fréquentions le même lycée.
La photo ! Bien sûr, c'est comme ça que Maxime a su. Mais attends, nous
sommes vendredi, ce rendez-vous a eu lieu lundi dernier si je me souviens bien.
Cela veut dire qu'il rumine cette histoire depuis cinq jours. La rage envers lui
m’envahit doublement. Mes mains se détachent de mon verre tandis que je me
cale au fond de mon siège et porte mes doigts à ma bouche pour me ronger les
ongles. Je commence seulement à comprendre la raison de son étrange
comportement tout ce temps.
Je suis une idiote, c'est indéniable et je pense quelque part mériter ce qu'il
m'arrive. Pourtant je ne suis pas bête au point d'excuser son attitude, ça non.
— Constance est bavarde, continue Grégoire sans se douter des rouages qui
s’enclenchent dans ma tête. Et spontanée. Si je lui avais donné plus de détails,
elle aurait été capable de te sortir une connerie du genre « alors, tu le trouves
toujours aussi irrésistible ? »
— Ouais, je lui réponds par politesse tant je suis absorbée par mes pensées.
— Ouais « ok » ou ouais « j'suis toujours beau gosse» ?
Ses yeux bruns me regardent avec malice et j'apprécie ses efforts. Son sourire
est contagieux et j'aime qu'il me taquine de la sorte, même si ce n'est pas le
moment. Alors je mets de côté ma colère qui pour une fois ne lui est pas destinée
et je joue le jeu du mieux que je peux, en lui renvoyant un léger coup d'épaule.
Mais cette réponse ne le satisfait pas, et après avoir avalé une gorgée de la bière
que la serveuse vient de lui déposer, il revient à la charge.
— Tu ne réponds pas à ma question...
Je crois bien que le sang retrouve subitement le chemin de mes joues et,
gênée, je lui réponds par un sourire étouffé.
— Bon, j'arrête de t'embêter. De toute façon ta timidité t'a trahie, comme
toujours. À moins que ça ne soit le rhum qui te fasse rougir ainsi !
— T'es toujours aussi prétentieux qu’au lycée, tu sais ça ?
— Quoi ? Moi ? Prétentieux ? joue-t-il l'offusqué en pointant son index vers
son torse.
— Tout à fait.
— Ça n'est pas de ma faute si je suis bâti comme un dieu grec !
Cette fois, je ris franchement et il me rejoint.
— Ah ! La vie est vraiment injuste avec toi mon pauvre Apollon...
— Apollon ? Comme le dieu de l'amour ?
— Plutôt comme le représentant de la beauté masculine, je le reprends.
— Oh !
Il essaye de rester sérieux un instant mais il échoue tout aussi vite et se met à
pouffer de rire.
— Et quelle déesse es-tu alors si je suis ton Apollon ?
MON Apollon...
Je hausse des sourcils, passant sous silence ma surprise.
— Aucune j'espère. En fait, Apollon était malheureux en amour. Il a eu de
nombreuses maîtresses mais jamais de véritables relations.
— Espèce d'intello.
— Hé ! Tu deviens grossier !
— Je sais. Et je parie que tu sais comment s'appelle la déesse des intellos ?
— Athéna.
— A-thé-na, répète-t-il lentement avant de porter une nouvelle fois sa
bouteille de bière à sa bouche, le tout sans me quitter des yeux.
Punaise, c'est moi ou il fait chaud d'un coup ?
— De quoi parlez-vous ?
Je lève les yeux, les deux félons sont de retour et l'ambiance légère et
détendue qui régnait entre Grégoire et moi s'évapore d'un coup.
— De mythologie grecque !
Grégoire en paraît encore étonné.
— Ah oui, c'est vrai. Éloïse aime étaler sa culture, répond Maxime d'un air
las.
— C'était plutôt amusant en fait, réplique Grégoire sans même le regarder.
Je ne prends pas le risque de le remercier de m'avoir défendue contre mon
mari bien que j’apprécie sincèrement son geste, et je me contente de lui rappeler
:
— Tu m'as traitée d'intello.
— Tu es une intello. Tu l'étais déjà au lycée. Toujours avec un bouquin dans
les mains mais jamais dans les soirées ou avec les autres élèves abonnés aux
heures de colle du mercredi après-midi.
C'est vrai, j'adorais l'école et j'étudiais sans cesse. Je n'aurais jamais supporté
le fait d'être collée. Et pour ce qui concerne les soirées...
Maxime, pas plus détendu qu'avant sa pause clope, coupe court à nos partages
de souvenirs.
— Constance et moi avons convenu de déjeuner ensemble mercredi prochain.
Qu'en dites-vous Monsieur Legrand ? lui demande-t-il sans même le regarder.
Il est exécrable au possible et j’ai terriblement honte.
— Mercredi prochain ? Ouais, c’est bon pour moi.
— Bien.
Après un silence assez gênant où aucun d’entre nous n’est assez audacieux
pour relancer la conversation, Maxime me regarde pour la première fois depuis
longtemps mais ce n'est malheureusement pas pour être davantage courtois avec
moi.
— Si tu as fini ton verre, nous pouvons peut-être y aller ? m’interroge-t-il
sèchement sans vraiment me laisser d’autre choix que d’acquiescer.
Mes yeux se posent sur lui, il est agacé. Ça ne sert à rien d’insister, mieux vaut
rentrer.
— Non, restez là, répond à ma place Constance. Nous allions partir de toute
façon. Nous ne voudrions pas gâcher votre soirée en amoureux.
Mais ne t’inquiète pas, tu n’as rien gâché du tout aurais-je envie de lui
répondre. Sauf que je suis incapable de prédire la réaction de mon mari si je
prends la parole. Et j’ai eu ma dose d’humiliation pour la soirée. Pas besoin de
s’y risquer davantage.
Constance se lève et enjoint Grégoire d'en faire autant. Mais à ma grande
surprise, c'est Maxime qui est debout en premier et qui vient se placer à ses
côtés, posant sa main gauche dans le bas de son dos pour la guider vers la sortie
de sa main droite. Je les regarde tous les deux, sidérée de continuer à être ainsi
ignorée. Et je crois que je ne suis pas la seule car un regard vers Grégoire
m’apprend qu’il est aussi consterné que moi ; ses yeux sont grands ouverts,
semblant lui aussi se demander si nous sommes toujours dans la réalité. Et je le
comprends. Tout ceci est tellement irréel que je me demande un moment si je ne
suis pas la victime d’une caméra cachée. Mais non, les deux nouveaux meilleurs
« amis » du monde quittent le restaurant sans se soucier davantage de nous et
personne ne surgit de derrière le décor pour stopper le carnage.
— Bon, le moins que l'on puisse dire c'est que ce fut une rencontre
intéressante ! conclut Grégoire avant de vider d’un trait le restant de sa bière.
— Tu as raison mais je ne sais pas dans quel sens, je lui réponds en quittant
ma chaise. C'est de ma faute, je lui confesse alors. J'aurais dû lui parler de toi, lui
dire que tu étais revenu dans la région.
— De moi ? Parce qu'il y a un moi ?
— Tu le sais bien Grégoire.
— Non, je ne sais pas Éloïse, me répond-il en se redressant pour se placer
bien trop près de moi. Mais je suppose qu'avec toute cette histoire, il doit
effectivement y avoir un moi, ajoute-t-il en calant une mèche de mes cheveux
derrière mon oreille.
Interdite, je reste un instant aussi bref qu’une inspiration à me perdre dans ses
yeux, prête à craquer, incapable de résister à cet élan de tendresse qui contraste
nettement avec les tensions de cette soirée. Mais je me souviens que je suis
attendue et que je dois m’éloigner.
— Ils nous attendent, je parviens à lâcher en me dirigeant à mon tour vers la
sortie.
Sans même saluer Grégoire, Maxime s'installe au volant et démarre la voiture.
Ne voulant pas l'énerver plus qu'il ne l'est déjà, je fais de même et viens
m'asseoir sur le siège passager.
Ma ceinture est à peine bouclée que ce dernier commence à m'assaillir de
questions.
— Tu comptais me le dire quand ?
Je ne réponds pas.
— Tu croyais vraiment que je ne comprendrais pas ?
Je ferme les yeux et me mure dans le silence, je suis bien trop chamboulée par
cette soirée pour m’exprimer correctement. Je voudrais fuir. Me retrouver seule,
dans le noir, au fond de mon lit et avoir déposé toute cette merde au pied de mon
chevet. Je pourrais dormir de longues heures, rêver de futilités et ne rouvrir les
yeux que demain matin, quand je me sentirais plus apte à l’affronter. J'attends
cette discussion depuis des semaines maintenant, mais ce soir je sens surtout
venir la dispute bien plus que la communication. Et je n’aime pas ça. Que lui
répondre de toute façon ? Je ne sais pas moi-même ce qui se trame dans ce fichu
machin qui me sert lamentablement de cerveau et qui joue les ascenseurs
émotionnels, oscillant entre colère, désir, dégoût, fatigue… Mais la réalité vient
de me rattraper et je ne peux lui échapper. Je fais souffrir mon mari, tout comme
il me fait souffrir lui aussi.
— Éloïse ? insiste-t-il. Tu comptais m'en parler ?
— Oui, bien sûr que oui. J'ai essayé d'aborder le sujet l'autre jour mais quand
tu m'as expliqué qu'il allait probablement devenir ton plus gros client....
— Eh ben quoi ?
— Je n'ai pas pu Maxime. Je savais que cette nouvelle allait t'inquiéter et je ne
voulais pas gâcher tes projets. Tu travailles tellement dur.
Maxime ne me répond rien et se concentre sur la route. Je devine à sa
mâchoire serrée qu'il est en colère, à juste titre.
— Je l'ai su quand il est venu dans mon bureau l'autre jour, m’explique-t-il. Il
s'est figé quand il a vu la photo de notre mariage. J'ai fait l'association quand il a
parlé du lycée mais je voulais encore croire que je me trompais. Et puis j'ai vu
sur ton visage que quelque chose clochait quand nous en avons parlé ce soir-là.
Il est donc bien au courant depuis lundi.
— C'est pour ça alors toute cette mise en scène ce soir ? je lui demande,
encore sous le coup de la surprise. Et ce comportement depuis plusieurs jours ?
— Quelle mise en scène ?
— Arrête Maxime ! Ne me dis pas que tout ceci est dû au hasard. Nous ne
sortons jamais et ce soir tu décides subitement de m'emmener au restaurant.
Bizarrement, le restaurant où nous croisons Grégoire et son amie. Amie que tu as
déjà l'air de bien connaître, soit dit en passant.
— Tu insinues quoi là ?
— Rien du tout, je ne fais que constater.
— Ne joue pas à ce jeu-là Éloïse ! m’avertit-il de sa voix sévère que je n’ai
pas souvent rencontrée.
La voilà donc la dispute...
— Très bien ! J’insinue que tu appelles cette fille par son prénom et que tu la
tutoies alors que vous êtes censés ne partager que des relations professionnelles.
Tu lui envoies des textos, donc c'est que tu as déjà son numéro ! Et vu le ton du
message de ce soir, je sais pertinemment que ce n'était pas votre premier
échange, je continue en appuyant chacun de mes mots. Tu es agressif avec tout le
monde sauf avec cette sorcière …
— Cette sorcière, me coupe-t-il en ricanant pour souligner mes mots plein
d’aigreur.
Mais je ne m’abaisse pas à me justifier. Tout comme je refuse de me calmer. Il
est hors de question que les choses restent tues et qu’elles me pourrissent l’esprit
plus longtemps encore.
— Nous ne mangeons finalement pas au restaurant. Pourquoi ? Je te le
demande. Et au moment de partir, tu escortes gentiment ta nouvelle copine
jusqu'à la sortie. Excuse-moi d'oser dire n'importe quoi après ça !
— Serais-tu jalouse ? se moque-t-il avec ironie, comme s’il était parfaitement
ridicule que ce soit moi la jalouse entre nous deux.
Je ne réponds pas. Je ne sais pas si je suis jalouse, blessée ou si c'est le
sentiment d'humiliation qui prédomine. À la place, je tourne mon visage vers la
vitre pour regarder défiler le paysage, bien qu'il fasse nuit.
— Imagine alors un peu mon degré d'inquiétude quand je découvre que ton
amour d'adolescente revient dans le coin et qu'il va passer du temps avec toi,
continue de m’accabler Maxime. Certes pour des raisons professionnelles, mais
du temps exclusivement avec toi, puisque ton super patron décide comme par
hasard maintenant qu'il est enfin temps de te faire évoluer, souligne-t-il,
caustique comme jamais. Non pas que tu n'en sois pas capable, bien au contraire,
mais ça fait des années qu'il aurait dû agir de la sorte. Et tu aurais pu prendre tes
marques tout doucement avant de gérer CE chantier au complet. Car je te
connais assez pour savoir que pour prouver à tout le monde que tu en es capable,
tu vas doubler ton temps de travail, donc doubler ton temps avec lui, conclut-il
visiblement excédé.
Il a encore des choses à me dire, je le sens et il agite ses mains comme pour
commencer une nouvelle phrase mais il s'arrête avant même de l'avoir débutée. Il
pousse un profond soupir et se concentre de nouveau sur la route. Mais ce qu'il a
à me dire doit réellement le démanger puisqu'il reprend la parole au bout de
quelques secondes.
— Enfin merde Éloïse ! J'ai vu dans quel état ce mec est capable de te mettre.
Je t'ai connue à la sortie de la clinique je te rappelle.
— Ce n'est pas lui qui m'a mise dans cet état. C'est moi toute seule, je lui
rappelle, lasse d’en revenir toujours à ce point.
— Tu sais très bien que c'est faux. Ce qui est vrai en revanche c'est que tu ne
m'as pas dit la vérité. Tu m'as caché son retour. Et ça me fait peur. Tu t'éloignes
de moi Éloïse, de plus en plus. Et ne crois pas que je ne m'en aperçois pas. Tu
sais, je t'entends pleurer quand tu prétends faire ton sport, regarder la télé ou
aller te coucher. Je vois bien à quel point c'est difficile pour toi d'avaler quoi que
ce soit ces derniers temps. Je sais ce qu'il en est.
— Grégoire n'y est pour rien, je persiste. J'ai perdu l'appétit depuis des mois
maintenant et tu en connais les raisons. Ce sont celles qui font que tu t'éloignes
toi aussi de moi, Maxime, je termine en laissant la tristesse me nouer
douloureusement la gorge.
Il ne répond pas. Mais maintenant que le sujet est lancé, je ne veux pas
m'arrêter là. Nous ne faisons qu'esquiver cette conversation depuis trop
longtemps. Alors, j'y vais, je me lance et lui balance ce qui me pèse sur le cœur
depuis plusieurs semaines maintenant, en étant certaine que je vais le regretter
aussitôt. Mais tant pis, il le faut.
— Tu sais, lors de mon dernier rendez-vous avec la psy de la clinique, celle-ci
m'a dit : « Ce n'est pas parce que vous voulez un enfant que vous le désirez
Éloïse ». Je suis repartie avec ça, sans trop comprendre sur le coup, mais j'y
réfléchis sans cesse depuis. Je crois aujourd'hui qu'elle a raison Maxime, avoir
un enfant est devenu une obligation, une question de survie pour notre couple et
non plus la suite logique de notre relation.
Un silence de plomb s'abat dans l'habitacle, Maxime n’ayant visiblement
aucune réponse à m’apporter.
Ma tête est toujours tournée vers la vitre, si bien que je ne vois sa réaction, et
je ne suis pas sûre de vouloir la connaître de toute façon. J'ai l'horrible sentiment
d'avoir fait sonner le glas de notre mariage. Je prie pour qu’il ait une réaction.
Des pleurs, des cris, des insultes même, mais quelque chose d’autre que son
putain de légendaire silence qui me laisse seule face à toutes ces éventualités.
Quelque chose qui me montre qu’il veut se battre, que nous pouvons y arriver.
Quelque chose auquel me raccrocher. Mais mon mari est et restera un guerrier. Il
se contente d'encaisser et de rester debout malgré tout. J'ai toujours admiré ce
côté protecteur et rassurant chez lui. Mais une fois de temps en temps, ce soir
notamment, j'aimerais qu'il dépose les armes et qu'il me dise simplement ce qu'il
ressent. Car pour le coup, je suis loin de me sentier protégée car je suis incapable
de dire si cet homme sera encore à mes côtés à mon réveil demain matin.

21

« C'est le Roman de la rose,
où tout l'art de l'Amour est enclos. »
Guillaume de Lorris

Samedi 22 octobre 2016

Grégoire

Il est à peine dix heures et j'ai déjà enchaîné quinze bornes de course à pied
avec une centaine de pompes et d'abdos, bien boosté par mon ressentiment
envers ce Maxime que je ne trouve plus si intelligent que ça finalement. J'ai
détesté la façon qu'il avait de me regarder hier soir, au moins autant que celle
dont il s'est comporté avec Éloïse. J'ai fermé ma gueule au prix d'un effort
surhumain mais ce matin, une question me revient sans cesse : quel mari
traiterait sa femme comme ça franchement ? Lui qui se vantait d'être l'ami de son
frère l'autre jour, je serais curieux de savoir ce que ce dernier penserait de son
super beau-frère s'il avait vu ça. Est-ce qu'il se battrait de nouveau pour défendre
sa sœur comme à l'époque du lycée ? Je suis prêt à parier que non. Pourtant, à
mes yeux, Éloïse s'est bel et bien faite humiliée. Peut-être pas devant tout le
lycée mais par son mari, ce qui est bien pire. Alors oui, peut-être est-ce ma
propre culpabilité qui ne fait qu'augmenter ma colère mais je suis en train de me
découvrir une nouvelle fois des pulsions violentes car j'envisage de façon très
sérieuse de remettre ce mec à sa place dès que possible.
Et Constance ? Elle ne valait pas mieux je crois. Que lui a-t-il pris de rentrer
dans ce jeu minable destiné à rendre Éloïse jalouse ? Je veux bien comprendre
qu'elle soit attirée par ce mec - enfin non, depuis une douzaine d'heures, je ne
peux plus comprendre - mais pourquoi s'est-elle comportée comme ça ? Que
cherche-t-elle ?
Je ne vais pas tarder à le savoir car celle-ci me rejoint. Elle vient de se lever,
elle est encore dans le gaz et elle se sert une tasse de café, baillant comme une
carpe. Pas de chance pour elle car avec tout ce sport, je me sens en pleine forme.
Ce n'est peut-être pas très malin de l'attaquer dès son réveil mais je lui ai foutu la
paix hier soir alors ce matin, elle ne va pas y échapper.
— Alors comme ça tu textotes avec Monsieur Dupin ?
— J'te remercie, oui j'ai très bien dormi !
Elle roule des yeux en reposant la cafetière.
Je ne réponds pas. Elle m'a déjà fait ce coup-là au Domaine la dernière fois
mais aujourd'hui ça ne prendra pas.
— Bon si tu veux allons-y, renchérit-elle. Partons sur ce terrain et parlons de
ta façon de draguer Madame Dupin.
— C'est faux. Et il est marié je te rappelle.
— C'est vrai. Et elle aussi est mariée si je me souviens bien, riposte-t-elle en
venant s'installer à table face à moi.
Surpris qu'elle ait autant de répartie à peine réveillée, j’abandonne mon
téléphone pour lui accorder toute mon attention, mes amis virtuels pouvant bien
continuer leur vie trépidante sans moi.
— On peut jouer à ce jeu-là longtemps tu sais ! Et qu'est-ce qui est vrai ?
— Que tu fais du rentre-dedans à Madame « je -ne-sais-pas-ce-que-je-veux ».
— Qu'est-ce que tu racontes ?
Je secoue la tête, elle reprend.
— Je te croyais plus à principe que ça !
Oh, elle va trop loin là. On ne m'attaque pas sur mes valeurs. Surtout quand on
ne peut pas se vanter d’être soi-même irréprochable.
— Ne t'avise pas de me faire la morale, toi qui textotes avec un homme marié
depuis plusieurs jours.
Elle relève les yeux de sa tasse et me regarde d'un air ahuri, alors je
m'explique.
— Tu crois que je n'avais pas repéré ton petit manège ? Je savais bien que ton
excuse pour décaler notre sortie à vendredi ne tenait pas la route. Par contre,
j'étais loin de me douter que c'était avec ce mec que tu échangeais. Et tu vois, ce
qui me dérange le plus dans cette histoire ce n'est pas que tu fricotes avec lui par
téléphone, tu es grande, tu fais ce que tu veux après tout. Non, ce que je trouve
gênant, c'est ton attitude d'hier soir avec lui, devant sa femme. C'était
franchement déplacé.
Vexée par mes paroles, Constance s'insurge à son tour.
— Tu rigoles j'espère ?
— Non, pas vraiment.
— Tu veux me reprocher MON attitude d'hier soir ? À MOI ?
— Oui ! À toi ! j’insiste.
— Arrête s'il te plaît ! Tu crois qu'on ne vous voyait pas depuis l'extérieur du
restaurant pendant qu'on fumait ?
Elle pose avec énergie sa tasse sur la table, se redresse et secoue légèrement la
tête de gauche à droite en agitant les mains et en empruntant une voix aigüe se
voulant moqueuse.
— Et vas-y que je te fais mon plus beau sourire, qu'on se taquine et qu'on
rigole comme deux adolescents ! Pfff...
Je ne lui réponds pas car elle n'a pas tout à fait tort. L'espace d'un instant, je
me suis senti vraiment proche d'Éloïse, au point que je nous croyais seuls, dans
ce restaurant. J'ai adoré la taquiner et encore plus qu'elle en fasse autant.
Constance retrouve une posture et une intonation normales, puis elle
continue.
— Mais à part ça, c'est moi qui ai eu une attitude déplacée. Et figure-toi que
moi aussi j'ai eu mal pour son mari. Je peux te dire que je ne me sentais pas très
à l'aise à ses côtés, à le voir ruminer sa colère alors que j'essayais tant bien que
mal de le distraire pour détourner son regard du spectacle affligeant que vous
offriez... Enfin merde Grégoire ! Tu joues à quoi là ? Tu vas m'expliquer ce qui
se passe avec cette fille ?
— Je te l'ai déjà dit, ça ne te regarde pas. Je ne rigolais pas.
— Je suis désolée Grégoire mais à partir du moment où je me retrouve au
milieu de tout ça, oui, j'estime que cela me regarde un peu.
— Tu te retrouves au milieu de tout ça parce que tu le veux bien ! Personne ne
t’a forcée à prendre le numéro de ce mec et à l’utiliser. Et toi qui me jouais la
carte de l’amitié l’autre jour, je peux t’assurer que je n’aurais aucun scrupule à te
foutre dehors si j’apprends que tu t’es amusée à ce p’tit jeu de nouveau.
Elle ne renchérit pas, pas tout de suite en tout cas, alors je reporte mon
attention sur mon portable. Je me fiche royalement de l’avoir blessée avec mes
paroles, je n’ai pas besoin d’elle pour continuer ma vie. Et si elle ne se reprend
pas rapidement, elle n’aura qu’à faire le chemin en sens retour et aller se
débrouiller avec ses parents. Au moins maintenant, elle est prévenue.
Il se passe ensuite un court laps de temps durant lequel chacun de nous reste
silencieux. Et au moment où je m’apprête à me lever, résigné à laisser mes amis
virtuels continuer à se vanter d’avoir une vie, Constance rompt finalement le
silence
— Tu as raison Grégoire, je m’excuse. Je pensais t’aider en agissant ainsi.
Je la regarde, perplexe.
— Il va falloir que tu développes un peu parce que je ne vois pas en quoi me
mettre mal vis-à-vis de ce mec et plus encore avec sa femme pourrait m’aider.
— J’ai bien vu que cette fille te plaisait. Tout comme j’ai vu que son mari
n’avait pas l’air des plus fidèles. Alors, je me suis dit que je pouvais mettre mon
petit grain de sel et te faciliter les choses.
— Constance, bon sang !
— Arrête de me disputer s’il te plaît. Je t’assure que je voulais seulement
t’aider. Je te l’ai dit l’autre jour, je cherche juste à être ton amie, m’avoue-t-elle
la tête baissée.
Waouh ! J’ai l’impression d’être face à une fillette de dix ans qui n’aurait pas
tout compris encore aux interactions avec les autres et qui se serait embarquée
toute seule dans des histoires rocambolesques pour ne pas être rejetée. Et si
j’avais déjà perçu Constance fragile derrière cette force qu’elle s’évertue à
démontrer en permanence, je dois dire que j’avais minimisé sa vulnérabilité.
— Alors je n’ai sans doute pas utilisé le bon moyen, continue-t-elle face à
mon absence de réponse, mais j’aimerais vraiment t’aider ; si tu me le permets
toujours.
— Ce qui m’aiderait c’est que tu ne t’immisces plus dans mes affaires, ok ?
— Ok. Mais rappelle-toi que je suis une fille et qu’à ce titre, je peux t’être
utile. Je sais comment fonctionne le cerveau féminin.
— Constaannce, je la gronde gentiment en lui faisant les gros yeux.
— C’est bon, feint-elle de capituler. Je dis juste que j’ai certaines clés que tu
n’es pas prêt de trouver.
— Et qu’est-ce que je dois en comprendre ?
— Que tu n’es pas le plus doué pour les relations avec les autres Grégoire !
Je rigole pour esquiver mais merde, elle a raison. J’ai toujours été en marge
des autres, préférant, au contraire de Constance, être seul que devoir me forcer.
Je crois que j’ai hérité de ce trait de caractère particulier de mon père qui ne
devait sa vie sociale qu’à la gentillesse et la bienveillance de ma mère. Alors
quand elle s’en est allée, elle a emporté avec elle bien plus que son envie, sa
capacité à se faire de nouveaux amis dans cette région qu’il ne connaissait pas,
m’imposant de fait une présence accrue à ses côtés et la même difficulté que lui
à m’intégrer.
— Alors si je te propose un coup de main, ce n’est pas par curiosité mal
placée mais uniquement pour t’aider, comme je l’ai toujours fait depuis qu’on se
connaît.
Je ne sais pas si elle joue sur la corde sensible mais il m’est impossible de nier
qu’elle a fait beaucoup pour moi ces derniers mois. Et si je prends un minimum
de recul sur la situation et que je parviens à mettre à l’écart la misanthropie qui
me définit en premier lieu, je réalise que je me dois de lui accorder le bénéfice
du doute.
— Éloïse et moi nous sommes connus au lycée il y a une quinzaine d'années,
je lâche alors.
Elle me regarde, d’abord surprise par mon action, avant de me faire
comprendre qu’elle en attend davantage.
— Ça, je l'avais compris, précise-t-elle d’ailleurs.
Sauf que les mots ont vraiment du mal à sortir. Je n’ai pas envie qu'elle prenne
Éloïse en pitié, et encore moins qu’elle découvre quel pauvre mec je suis en
réalité quand elle sera au courant de toute l'histoire. Pourtant, ça me ferait du
bien de relâcher la pression.
— J'étais en première et Éloïse en classe de seconde, je commence alors à tout
lui révéler. Elle passait ses journées à me reluquer comme beaucoup d'autres
filles à l'époque mais bizarrement avec elle, cela était loin de me déranger. J'ai
même fini par attendre chaque jour ces échanges de regard. Je crois que quelque
part, ça me flattait de plaire à quelqu'un comme elle. Je veux dire, une fille
intéressée par moi, pour moi, et non pas uniquement dans le but de devenir la
nouvelle star du lycée. Une nana plutôt mignonne, intelligente et sérieuse, moi
qui n'étais pas vraiment réputé pour être le premier de la classe, dis-je en
baissant les yeux, quelque peu honteux. Bref, après plusieurs mois passés à la
laisser me mater tout en jouant les indifférents, je l'ai croisée à une soirée. Mes
potes ont commencé à vouloir me faire chier avec ça et à dire qu'ils allaient la
choper avant moi. Et comme ce n'était pas franchement le genre de fille à venir
aux fêtes du lycée mais plutôt à passer ses soirées à étudier...
— … Hé ! J'étais ce genre de fille aussi tu sais ! me coupe Constance, jouant
les offusquées.
J'ai dû lever les yeux au ciel sans même m'en rendre compte.
— Alors ravale ton air supérieur quand tu dis ça s'il te plaît.
Nous échangeons un sourire amusé tandis qu'elle secoue la tête.
— ... Donc je disais, comme elle AVAIT RAISON de ne jamais venir aux
soirées, j'ai pris les devants sur les autres mecs et je suis allé la voir. Nous avons
discuté longtemps... puis nous nous sommes embrassés encore plus longtemps...
et nous avons fini par coucher ensemble.
— Ok, répond-elle simplement, visiblement étonnée par le manque de
tragique dans ma révélation. Mais jusque-là, il n'y a rien d'extraordinaire. Juste
deux ados qui se plaisaient et qui ont fait ce qu'ils avaient envie de faire.
— Tu as raison mais l'histoire ne s'arrête pas là, malheureusement. Je l'ai
déposée chez elle après la soirée et je suis rentré à la maison, pensant la
retrouver dès le lendemain. Mais mon père en avait décidé autrement. Il avait
mis toutes nos affaires dans un camion de déménagement et n'attendait plus que
mon retour pour nous faire traverser la France et nous installer en Ardèche.
Je me visualise encore dans ce camion à regarder les panneaux d'autoroute
défiler sous mes yeux sans rien dire, ni même répondre aux tentatives de
communication plus que maladroites de mon paternel. Pour avoir tenu bon, je
peux jurer que c'est long, douze heures à partager l’habitacle avec quelqu'un sans
lui adresser le moindre mot.
— Je n'avais jamais revu Éloïse avant de tomber par hasard sur elle il y a
quinze jours. Je n'avais aucun moyen de la joindre. Et même si je réussissais à le
faire, cela aurait servi à quoi ? J’étais parti, mille bornes nous séparaient.
Et je reste aujourd'hui convaincu que j'ai bien fait. Avec la distance, notre
histoire qui n’en était pas encore une, était vouée à l'échec. Alors pourquoi la
laisser s'accrocher à un faux espoir et lui faire perdre son temps dans une relation
qui se serait terminée au final bien assez vite ? Voilà pourquoi, j'ai préféré jouer
le rôle du mec lâche, au risque d'endosser aussi celui du salaud qui voulait juste
en profiter. Même si Constance a une tout autre lecture de l'histoire.
— C'est donc l'histoire non achevée de ton premier amour.
— Pas que malheureusement, je reprends en balayant volontiers les mots
qu'elle vient d'employer. J'ai appris mardi dernier qu'à la suite de mon
déménagement, les gens ont su ce qu'il s'était passé entre nous et s'en sont servi
pour se moquer d'elle. Tu penses bien, la fille coincée qui s'amourache d’un des
plus gros branleurs du lycée, forcément, ça fait jaser ! Elle s'est fait insulter et
humilier par les autres, devenant à tour de rôle la fille à fuir à tout prix car
atteinte d'une MST, la nana facile que tout le monde pouvait se taper et ainsi de
suite. À tel point qu'elle a dû changer de lycée tellement la situation était
devenue invivable pour elle. Et ceci entraînant cela, toute sa vie est partie en
vrille petit à petit : exclusion de son frère, disputes entre les parents, et je t'en
passe, jusqu'à ce qu'elle tombe dans la dépression et qu'elle finisse hospitalisée.
Constance reste figée, sa tasse de café dans les mains, à mi-chemin entre ses
lèvres et la table de cuisine.
— Wouah ! Quelle histoire sordide!
Je hoche la tête, tristement. Et je crois que j'aurais beau raconter cette histoire
des centaines fois pour essayer d'exorciser le passé, rien n'y fera. Je serai toute
ma vie affecté par le dommage collatéral que j'ai moi-même engendré.
Quant à Constance, je m'en doutais. Je savais qu'elle ne pourrait pas réagir
autrement. Le compte en banque bien fourni de ses parents lui a toujours permis
d’être protégée de ce genre de conneries alors bien sûr, elle ne peut pas
comprendre. Voilà pourquoi je craignais qu'elle ne s'apitoie sur le sort de la
pauvre petite Éloïse.
— Tu as détruit sa vie.
Je sais ...
— Mais comment fait-elle pour ne pas te détester ?
Je lâche un rire nerveux car ça en revanche, je n'en sais rien.
— Je ne sais pas mais je pense pourtant que cela aurait été plus simple pour
nous deux.
Je serais sorti de cette menuiserie, ce fameux lundi, quelque peu troublé par
cette rencontre fortuite, et j'aurais repris le plus banalement du monde le cours
de ma vie.
— Mais non, je lui ai moi-même posé la question. Figure-toi qu'elle m'a
assuré qu'elle ne m'en voulait pas, qu'elle ne me tenait pas pour responsable de
ce qu'il s'est passé.
Même en le disant à voix haute, je ne comprends toujours pas.
— C'est elle qui t'a raconté tout ça ?
— Non. C'est sa meilleure amie qui est venue me rendre une petite visite au
Domaine mardi.
— Et comment t’as réagi quand tu l'as appris ?
— J'ai d'abord voulu aller régler leur compte à tous ces enfoirés qui lui ont fait
du mal. J'étais hors de moi je t'assure. Je n'avais ressenti ça...
Et pourtant, j'ai déjà eu l'occasion d'éprouver de la colère extrême. Comme le
jour où je me suis retenu d'envoyer chier tous ces connards qui me regardaient
avec pitié au cimetière alors que ce n'était pas eux qui venaient d'enterrer leur
mère. Ou celui où j'ai dû affronter le regard de cet alcoolique qui, encore trop
bourré, ne comprenait pas qu'il venait de tuer mon dernier parent vivant. Mais
rien de comparable à cette envie de vengeance qui ne me ressemble pas et que je
contiens depuis mardi.
— ... Et puis je me suis calmé. J'ai écouté sa copine quand elle m'a rappelé
que cette histoire remontait à quinze ans maintenant et que nous étions devenus
des adultes entre-temps.
— Mais, rassure-moi, tu n'y es pour rien au moins ?
Et voilà, mon second pressentiment est sur le point de se confirmer. Constance
est en train d'ouvrir les yeux sur l’homme que je suis en réalité.
— Je n'ai jamais rien raconté de cette nuit à personne mais si, bien sûr que j'en
suis responsable. J'aurais dû la laisser tranquille et rien de tout ça ne serait arrivé.
Les autres auraient continué de l'ignorer comme ils le faisaient jusqu'alors et elle
aurait connu ses premières expériences avec un mec qui ne se serait pas barré !
Un mec qui l'aurait respectée !
Constance écarquille les yeux en même temps qu’elle ouvre grand la bouche.
— Ses premières expériences ? Parce qu'elle était vierge ?
Je lui réponds une nouvelle fois en hochant la tête, détournant les yeux pour
ne pas voir dans les siens ce choc que je ne pourrai pas supporter.
— Waouh, cette fille devait être sacrément amoureuse pour se donner à toi dès
le premier soir...
J'avale la bile qui me monte à la gorge.
— Ouais, elle était. Et je connaissais ses sentiments.
— Alors pourquoi ne lui as-tu pas dit que tu allais partir ?
— Parce que je n'en savais rien !
Je souffle fort, bascule ma tête en arrière et y plaque mes mains de chaque
côté.
Quelqu'un va-t-il enfin comprendre que je n'ai pas eu mon mot à dire là-
dedans ! Je n'ai jamais eu mon mot à dire !
— Cette soirée s'est déroulée trois jours après l'enterrement de ma mère, je
m’explique en parlant trop vite tellement je suis excédé. Mon père n'a pas jugé
qu'il était utile de m'informer de son projet. Tu penses bien que je n'aurais jamais
été d'accord sinon. Non, il valait mieux tout préparer dans mon dos et me mettre
au pied du mur !
Ok on se calme Grégoire, ce n'est pas la peine de gueuler ! Constance n'y
pour rien.
D'autant plus qu'il est inutile de déblatérer sur mon passé maintenant, je suis
bien trop énervé pour que quelque chose de positif n'en ressorte.
Mais bien évidemment, c'est sur ça que Constance choisit de rebondir.
— Tu es en colère contre lui depuis tout ce temps ?
Je ne sais pas si ses paroles forment une question ou une affirmation, et de
toute façon je ne suis pas en capacité de lui répondre. Mon père et moi
partagions une relation bien singulière. En nous installant dans une région
inconnue, nous avons vite compris que nous ne pouvions compter que l'un sur
l'autre et cela nous rapprochait énormément. Mais, après plusieurs années de
tension, crise d'adolescence puissance dix oblige, il était trop tard pour construire
un lien vraiment solide entre nous. Et il est vrai que ce départ précipité ne nous a
pas vraiment aidés et qu'il a été difficile à avaler. Pas seulement parce qu'il
m'éloignait d'Éloïse mais aussi et surtout parce qu'il représentait à mes yeux la
vraie perte de ma mère.
Que mon père ait eu besoin de s'éloigner après son décès est une chose que je
comprends parfaitement, mais moi, du haut de mes dix-huit ans, je voulais plus
de temps. J'avais besoin de continuer à vivre au milieu des souvenirs, des odeurs,
des photos. J'avais besoin de me rendre sur sa tombe pour lui parler, lui raconter
ce qui faisait mes journées et lui rappeler à quel point elle me manquait. Alors
oui, je pense que j'en veux effectivement à mon père de m'avoir privé du dernier
lien qui m'unissait encore à ma mère. Mais je ne peux pas dire tout ça à
Constance, je n'en ai pas envie. Et la seule fois où je me suis livré à quelqu'un
sur mes ressentis, c'était à Éloïse. Je venais d'enterrer ma mère, j'étais paumé et
je m'apprêtais à foutre en l'air sa vie. C’est pourquoi je me contente de lui
répondre :
— Oui et non. J'ai toujours regretté d'avoir fait souffrir Éloïse en partant sans
la prévenir. Mais j'étais jeune et je ne pouvais pas présumer de ce qui allait se
passer.
Je lui ai bien évidemment présenté mes excuses quand je l'ai vue jeudi mais ça
ne suffira jamais à réparer le mal que je lui ai fait. Deux ou trois pauvres phrases
préparées face à des années de calvaire, c'est trop facile. Depuis, je réfléchis
mais je ne vois pas ce que je peux faire de plus. Et, surtout, je ne veux pas qu'elle
sorte de ma vie. Pas maintenant qu'elle y est revenue.
— Es-tu au moins conscient que cette fille t'aime encore Grégoire ? me
demande Constance comme si ce fait était évident aux yeux de tous.
La seule réponse que je suis capable de lui apporter est un rire incrédule,
accompagné d'un mouvement de tête linéaire.
— C'est évident je t'assure. J'ai bien vu hier soir qu'il y avait quelque chose de
particulier entre vous. Et malgré mes tentatives pour la rendre jalouse en
approchant d'un peu trop près son mari, elle n'a pas réagi comme une épouse qui
marque son territoire le ferait. Elle était agacée par mon comportement c'est
certain, mais il lui était impossible de se détourner totalement de toi. Et, quand je
vous regardais par la fenêtre, j'ai compris que vous partagiez quelque chose. Vos
regards, vos sourires l'un envers l'autre. Vous n'en êtes mêmes pas conscients
vous-mêmes mais je peux te dire que pour ceux qui gravitent autour de vous,
c'est indéniable, vous êtes liés.
Nous sommes liés.
Nous sommes liés, je me plais à répéter.
— Peut-être. Mais elle mariée aujourd'hui et je ne peux pas continuer à mettre
le bazar dans sa vie. Je dois stopper ça. Je l'ai déjà laissé tomber une fois alors je
me dis que je devrais peut-être recommencer avant que les choses n'aillent plus
loin ?
— Je pense surtout que tu dois la laisser prendre ses décisions toute seule et
lui accorder du temps pour réfléchir à tout ça. Ça doit se bousculer dans sa p'tite
tête aussi tu sais. Mais si je peux me permettre un seul conseil Grégoire : sois sûr
que tu ressens de véritables sentiments pour elle, et non juste une nostalgie, un
sentiment d'inachevé ou de culpabilité. Demande-toi si ça vaut vraiment le coup
de briser un mariage ? Si tu es sûr qu'elle est la bonne personne ? Et si, une fois
qu'elle aura de nouveau cédé, tu resteras auprès d'elle cette fois-ci au lieu de
t'enfuir de nouveau ? Car crois-moi, elle se pose toutes ces questions et tu devras
y répondre si tu veux qu'elle t'accorde une nouvelle fois sa confiance, si tant est
qu'elle soit capable d'y arriver.
Du fond de ma gorge, je me contente d’émettre un vague son se voulant
preuve de validation car je suis bien incapable de lui apporter une autre réponse.
Constance se lève alors, dépose sa tasse dans l'évier et m'indique qu'elle prend
la salle de bain, me laissant seul avec mes réflexions. Je souffle, sentant d’un
coup un poids supplémentaire me tomber sur les épaules. Car elle dit vrai, je suis
peut-être bien en train de provoquer un divorce.

22

« De temps en temps,
elle frisottait du bout des doigts
la rose en papier de son corsage. »
Jean Giono

Éloïse

Je coupe le moteur de la voiture et me gare dans l'allée de la maison, bien
contente de rentrer plus tôt de ma journée de travail. J'ai pris mon après-midi et,
sur les conseils d'Émilie, je vais le passer à prendre soin de moi.
Je referme la porte d'entrée et me dirige vers la salle de bain, pensant avec
hâte au merveilleux bain relaxant que je vais me faire couler.
Chantonnant, je commence à me déshabiller à mesure que j'avance dans le
couloir mais je freine vite le rythme de mes pas et m'arrête devant la porte close,
intriguée par la voix féminine que j'entends depuis l'autre côté. L'oreille collée au
bois, j'essaie de faire taire mon cœur tambourinant pour me concentrer sur les
murmures qui s'en échappent mais je ne distingue que d'étranges sons,
impossibles à identifier. L'inquiétude me faisant oublier que je suis à moitié
dévêtue, j'ouvre d'un coup franc la porte qui vient cogner violemment contre le
mur carrelé. Et là, s'offre à moi l'image d'une paire de jambes interminables,
perchées sur des talons aiguilles vertigineux et habillées de bas-résille qui
remontent en direction d'un fessier dénudé, le tout en train de se déhancher de
façon très suggestive sur le rythme d'une musique saccadée. Derrière le corset en
cuir noir et la crinière de boucles brunes qui se déchaînent, j'aperçois la
silhouette de mon mari, allongé dans la baignoire, le corps recouvert de mousse.
Son visage est paré d'un sourire lubrique à faire vomir et ses yeux graveleux me
font grimacer de dégoût.
Aucun des deux ignobles traîtres n'a entendu le vacarme provoqué par mon
entrée et la débauchée que je reconnais amèrement, continue son show.
Réprimant le goût acerbe qui me recouvre le fond de la gorge, je rassemble
toute l'énergie dont mon corps est encore capable pour crier. J'hurle, un son aigu,
perçant, strident. Mais rien n'y fait. Ils ne me voient pas, ne m'entendent pas. La
musique s'arrête sans être terminée mais Constance poursuit lascivement son
effeuillage pour le plus grand plaisir de mon mari, qui, excité comme jamais,
pose ses deux mains autour de son sexe et commence à se caresser. Ma main
gauche vient se plaquer contre ma bouche pour étouffer un violent haut-le-cœur.
J'aimerais m'en aller mais je n'y arrive pas, mes pieds sont collés au sol et mes
yeux incapables de se détourner de ce spectacle écœurant. Alors je reste là et je
regarde, impuissante, mon mari et sa maîtresse m'humilier. Et, quand la musique
reprend, le visage de la diablesse se tourne vers moi, le regard rempli de haine.
De ses lèvres peinturlurées de rouge, elle emprunte l'infâme voix de mon
bourreau du lycée, Amanda, et me lance : « Une femme, pas une fillette. Voilà ce
qu'il faut réellement aux hommes qui t'ont baisée ». Les deux amants partent
dans un éclat de rire profond et, abattue, je ferme les yeux et laisse les larmes
couler sur mes joues.
J'ouvre les yeux, plus rien, le blanc, tout a disparu. Je suis dans mon lit, le
regard fixé sur le plafond de ma chambre.
Un coup d'œil tout autour de moi me permet de réaliser que je viens de rêver,
enfin de cauchemarder plus exactement. Pourtant, cette même musique résonne
toujours en arrière-plan et il faut plusieurs secondes à mon cerveau assommé
pour reconnaître la sonnerie de mon téléphone portable.
Je me redresse d'un coup et cours vers la cuisine, là où je me souviens avoir
laissé l'appareil hier soir après le restaurant.
Je décroche, essoufflée, sans avoir pris le temps de regarder qui m'appelait.
— Allô ?
— Coucou ma jolie ! T'es prête pour ta journée girly ?
Émilie...
Je me pince l'arête du nez, ferme les yeux et, au prix d'un grand effort de
concentration, je parviens à mettre de côté les images de cet horrible cauchemar
pour faire fonctionner mes neurones. Nous sommes samedi, c'est notre fameuse
journée entre filles.
— Absolument ! je mens pour lui éviter de me sermonner.
— Tant mieux ! Parce que je passe te prendre dans une demi-heure !
— Une demi-heure ?
Je baisse la tête en direction de mon pyjama et essaye d'imaginer l'état de mon
visage et de mes cheveux. C'est impossible, je ne serai jamais prête.
— C'est parfait ! je continue de mentir sciemment.
Tant pis, elle m'attendra.
— Bien ! À tout'.
Je m'apprête à raccrocher quand j'entends Émilie insister.
— Oui Émilie ?
— Quand je disais prête, je voulais dire prête/prête. Partout. Sur tout le corps.
— Serais-tu en train de me demander si je suis épilée Émilie ?
— À toi de me dire ?
— Je raccroche Émilie. À tout de suite !
— À tout' !
Ma meilleure amie a réussi à me faire rire. C'est agréable mais ce n'est pas
suffisant. Je pose mon mobile sur le plan de travail et porte mes mains sur
chacune de mes tempes. Le mal de tête apparaît et j'ai l'impression de ne pas
avoir dormi. Je regarde l'heure indiquée par mon téléphone, il est presque neuf
heures. J'ai donc fermé l'œil... trois heures. Super moyenne ! Je devrais filer me
préparer car je vais être en retard et je sais qu'Émilie va râler mais j'ai besoin de
cinq minutes pour achever de me réveiller.
Je n'ai pas d'appétit. Alors, en guise de petit-déjeuner, je glisse une pastille
d'efferalgan dans un verre d'eau et je contemple d'un regard inanimé la
dissolution du comprimé, la seule vision me venant réellement étant celle de
mon mari pris en flagrant délit de luxure. J'en ai la nausée. J'ai un poids qui me
reste sur l'estomac, une sorte de mauvais pressentiment. Comme si au-delà du
rêve effrayant ou angoissant, je devais y voir une prémonition de ce qu'est en
train de devenir ma vie. Un grotesque mensonge.
Le bip de mon téléphone me sort une nouvelle fois de ma léthargie et je lis,
amusée, la boutade de ma meilleure amie.

[Émilie : plus que 25 minutes Chewbacca...]

Je souris, prenant une nouvelle fois conscience que j’ai de la chance d'avoir
cette fille dans ma vie.
Je garde mon téléphone en main, je dois prévenir Maxime de mon absence. Il
a de nouveau pris la poudre d'escampette ce matin puisque le lit était vide quand
je l'ai quitté et le silence qui règne dans la maison m'incite à croire que celle-ci
l'est également. Mais même s'il a décidé d'agir comme si je n'existais plus, je
refuse d'en faire autant. Je ne veux pas m'abaisser à ça. Je lui envoie donc un
message bref et concis car si je commence à réfléchir maintenant, dans une heure
j'y suis encore. J’ai trop mal au crâne pour ça et surtout Émilie risque de
vraiment me le faire regretter.

[Éloïse : Je passe la journée avec Émilie. Je risque de rentrer tard ce soir, ne
m'attends pas.]

Pas de « bisous » ni de « je t'aime » ou autre. Certainement pas après sa
trahison, même imaginée, dans MA propre salle de bain.
J'avale non sans grimacer l'affreux médicament, je dépose le verre dans l'évier
et je me précipite sous la douche, l'option du bain n'étant plus vraiment
envisageable ce matin.
En me savonnant, je ne peux m'empêcher de repenser à cette soirée
catastrophique. Je me désole que Maxime m'ait lâchement fuie hier soir pour
aller s'enfermer dans son bureau, laissant cette conversation inachevée. Mais, à
mon plus grand désarroi, en plus d'être devenu un fantôme, mon mari s'est
réfugié dans le mutisme en ce qui concerne ses émotions. Et je ne sais pas si je
dois être en colère, découragée, ou les deux à la fois.
Je suis en colère, c'est certain, parce j'ai le sentiment qu'il m'a abandonnée. Pas
seulement mercredi soir en allant au match avec mon frère sans me prévenir ou
parce qu'il passe son temps à travailler. Non, il a abandonné notre couple, se
confortant derrière l'idée que pour nous construire un avenir, il nous fallait faire
des concessions maintenant. Mais à tellement se focaliser sur le lendemain, il a
oublié de penser au présent, et je ne vois pas comment il nous serait possible de
partager un futur s'il n'y a déjà plus de présent ?
Mais je suis découragée aussi parce que j'ai toujours pensé que notre histoire
était plus forte que celle des autres. Après tout, Maxime est celui qui m'a sortie
de la dépression dans laquelle j'étais enfoncée et il m'a redonné l'envie de rire, de
sortir, de faire confiance, assez pour tomber amoureuse de nouveau. Il m'aime, je
le sais, mais aujourd'hui j'attends bien plus qu'une confirmation de ses
sentiments. J'ai besoin qu'il me prouve qu'il tient à moi par des mots ou des
actes, même simples, si verbaliser est trop difficile pour lui. J'ai juste envie que
notre couple se réveille, que les émotions qui prennent vie au moindre regard de
Grégoire, s'éveillent aussi pour l'homme à qui j'ai dit oui. Je veux ne plus avoir
de doutes. Je suis fatiguée de me demander sans cesse ce que je ressens vraiment
pour lui. De la tendresse ? De l'affection ? De l'attachement ? Surtout quand je
sais éprouver un désir ardent pour un autre alors que je ne devrais pas.
Et tandis que j'enfile mes vêtements, j'en suis toujours au même constat et j'ai
l'impression de rester enlisée dans ce combat que je pense mener seule. Je me
dirige vers la cuisine pour attraper la boîte d'efferalgan et essayer de calmer enfin
cet affreux mal de tête qui ne passe pas. Mais je n'ai pas le temps de prendre un
nouveau cachet car, exactement vingt-cinq minutes après qu'elle me l'ait promis,
Émilie frappe à ma porte. Je suis fin prête et je souris. Une journée entière à se la
jouer fille avec ma meilleure amie, pour oublier quelques heures les tourments
de ma vie, ça ne pouvait pas mieux tomber. J'enfile ma veste, rejoins mon amie
et claque la porte d'entrée, laissant enfermés mes soucis pour quelques heures de
tranquillité.

*
* *

Après deux longues heures de prélassage complet, alternées entre le hammam,
le sauna, et un véritable moment orgasmique lors d'un massage divin au miel
chocolaté, Émilie et moi partons déjeuner plus détendues que jamais.
— Merci pour cette matinée Émilie. J'avais vraiment besoin de me faire
chouchouter, je lui avoue tandis que nous marchons côte à côte dans la rue.
Radieuse, elle m'adresse un franc sourire à son tour avant de me répondre :
— Je sais bien. Et ça faisait un bail qu'on ne s'était pas fait ça !
— C'est vrai.
C'est triste à dire mais elle a raison. Comme la pauvre femme dépressive que
je suis redevenue, je passe le plus clair de mon temps libre à faire du sport dans
l'idéal d'un corps parfait que je n'atteindrai jamais, ou à récurer ma maison
visualisant cette tâche comme mon devoir et non comme une nécessité. C'est
navrant, je sais. Et je suis persuadée que je me suis enfermée dans cette triste
routine pour ne pas voir les problèmes, les vrais. Mais je n'ai pas encore trouvé
assez de courage pour les affronter. Alors en attendant que ce jour vienne, je fais
aller. Et j'ai ma meilleure amie pour m'y aider.
— On continue en douceur ? me demande justement Émilie, sa question
coupant court à mes sombres pensées.
— Ça dépend, tu proposes quoi ?
Je la vois alors s'arrêter net et pointer du doigt la façade qui se trouve en face
de nous, sur le trottoir opposé.
— Un bon gros burger et un énorme macaron, ça te dit ?
— Toi, tu as toujours su comment me parler…
Et au-delà de la plaisanterie c'est vrai. Car pour la première fois depuis des
jours j'ai faim, vraiment faim.
Nous nous installons dans la brasserie et Émilie entreprend de m'expliquer ce
qu'elle m'a préparé pour la soirée.
— Je pensais t'emmener au Folie's, c'est soirée cubaine ? Danse latine et
mojito au programme !
Mojito deux soirs de suite, est-ce vraiment raisonnable Éloïse ?
J'ignore Jiminy qui a décidé de jouer les trouble-fête et je valide la proposition
d'Émilie.
— Heureusement que tu as prévu une séance shopping cet après-midi car il va
falloir me rhabiller pour coller au thème ! Et peut-être aussi aller prendre
quelques cours de danse au passage !
— C'est prévu. Enfin pour le shopping ! En ce qui concerne la salsa, pas
besoin, j'ai déjà un déhanché à faire pâlir de jalousie Shakira !
Je pouffe de rire car nous avons eu l'occasion de danser ensemble plus d'une
fois et je sais, pour l'avoir moi-même constaté, qu'Émilie est aussi raide qu'un
piquet quand il s'agit de remuer le popotin.
— Eh, te moque pas ! T'es pas mieux que moi !
Ce n'est pas faux. Mais je n'ai pas le temps de lui dire, qu'elle enchaîne déjà
sur la suite de son plan.
— Mais dis-moi, tu ne veux pas inviter ta collègue à venir danser avec nous ?
— Alexandra ? je lui demande pour être sûre que nous parlons bien de la
même personne.
Je n'ai qu'une collègue fille en même temps, il ne peut donc s'agir que d'elle,
mais je ne suis pas sûre que ce type de soirée soit vraiment son genre. D'ailleurs,
je lui fais remarquer.
— Je l'imagine mal à son aise dans cette ambiance.
— Envoie-lui un message, ça ne coûte rien. Elle est gentille. Et plus on est de
folles, plus on rit !
— Ok, j’obéis sans la contredire.
C'est inutile, je la connais assez pour savoir qu'elle va insister. Et puis, la
présence d'Alexandra ne me gêne en rien. Pourtant, je ne peux m'empêcher de
trouver cela étrange que ma meilleure amie, un peu fofolle sur les bords - il faut
dire ce qui est - souhaite passer la soirée avec ma collègue de bureau qu'elle
connaît à peine et qui n'est pas des plus fun, enfin qui est autant fun que peut
l'être une comptable dont la plus grande passion est son boulot. Mais je n'insiste
pas et j'attrape mon portable pour faire partir l'invitation.
Le massage de ce matin m'a définitivement dénoué l'estomac et je suis
affamée. Et après le burger conséquent que je viens de m'enfiler, je suis surprise
de constater qu'il me reste encore de l'appétit. Même si, lorsqu'il s'agit de
chocolat, la régulation cerveau-estomac perd clairement de sa fiabilité. C'est
scientifiquement prouvé.
— Bon explique-moi un peu pourquoi tu avais tant besoin de te faire
chouchouter ce matin ?
Je reconnais bien là toute la malice de ma meilleure amie qui a attendu que je
sois en extase devant cette montagne de chocolat pour me poser la question qui
fâche. Je me laisse le temps de finir ma première bouchée, histoire de l'apprécier
à sa juste valeur, avant de lui répondre.
— Maxime et moi nous sommes pris le chou hier soir.
— Ah ?
Et sans la faire attendre, je lui raconte tout. Depuis l'ambiance générale à la
maison ces derniers temps, jusqu'au fait étrange que Maxime rentre du travail
plus tôt que d'habitude hier soir et m'invite au restaurant, me faisant à moi-même
la propre réflexion que ce seul détail aurait dû suffire à me mettre la puce à
l'oreille. Passons... Et j'en viens à la rencontre de Grégoire et son horrible
sorcière.
— Oh la poisse !
— Tu l'as dit ! Et mon mari adoré, qui a eu l'occasion de les rencontrer cette
semaine dans le cadre de son boulot, les a invités à se joindre à nous, bien
évidemment.
— Nan ! C'est pas vrai !
— Attends, dis-je en levant vers elle la paume de ma main droite pour lui
signifier que ce n'est malheureusement pas tout. Blanche Neige, qui est en fait la
sorcière de l’histoire et qui répond au doux prénom de « Constance », et Maxime
commencent de suite à se tutoyer. Puis ils en viennent quelques minutes plus tard
à s'envoyer des textos, avant de finir par devenir tactiles, devant moi, devant
Grégoire, comme s'ils se connaissaient plus intimement qu'ils ne le devraient.
— Oh la vache ! T'as réagi comment ?
— Comment voulais-tu que je réagisse ? je lui retourne sa question dans un
haussement d'épaule résigné. Je me suis tue. Ce n'est pas dans mes habitudes de
m'étaler en public.
— Je sais bien mais il y a des limites, non ?
— Il faut croire que nous n'avons pas tous les mêmes... Mais Grégoire n'était
pas plus à l'aise que moi tu sais. Il a aussitôt essayé de me rassurer, invoquant
l'organisation d'un repas d'affaires pour justifier de leur soudaine proximité. Mais
je ne suis pas dupe, j'ai bien vu qu'il se tramait quelque chose.
— Quelque chose ? Comme quoi ?
— Je n'en sais rien. Je crois surtout que Maxime avait préparé son coup et
qu'il est entré en contact avec cette fille pour me mettre face à mes mensonges.
Je vois alors Émilie me faire les gros yeux.
— Parce que tu ne lui avais pas encore dit ?
— Non, j'avoue, honteusement. Je n'ai pas trouvé le courage.
Elle secoue la tête et m'offre une vilaine moue de désapprobation.
— Éloïse.... Tu n'as que ce que tu mérites et tu le sais !
— Je sais, oui, je confirme d'une petite voix.
Je suis parfaitement consciente du fait que c'est moi qui ai provoqué ce qu'il
s'est passé. Maxime n'aurait jamais cherché à me mettre ainsi en difficulté si je
ne lui avais pas donné des raisons de le faire. Il a voulu me rappeler qu'il était
loin d'être un idiot et que je ne pouvais pas le traiter ainsi. C'est vraiment nul
quand on y pense. Nous nous faisons du mal mutuellement et je ne comprends
pas pourquoi nous ne parvenons pas à faire autrement. Cherchons-nous à faire
réagir l'autre en l'offensant ainsi ? Je n'ai pas de réponse à ces questions. Maxime
et moi ne nous disputons jamais. Il y a bien des petits coups de mou de temps en
temps où chacun fait la tête dans son coin en fonction de son humeur passagère
mais il n'y a jamais d'engueulades marquantes, de vaisselle qui casse et de portes
qui claquent, d'insultes qui sortent sur le coup de la colère, de chagrin noyé dans
l'alcool ou oublié dans le désir sauvage de l'amour réconciliation. Et j'en viens
presque à le regretter. Sans aller si loin peut-être mais je me dis que s'il restait
encore un peu de passion entre nous, une bonne grosse scène de ménage ferait
passer tout ça et nous ne serions probablement pas dans l'impasse que nous
connaissons aujourd'hui.
Le repas se termine ainsi dans la morosité, Émilie ayant pour la première fois
pris toute la mesure du réel danger dans lequel se trouve mon couple. Et je
pourrais sans doute paraître moins affectée si seulement Maxime se donnait la
peine de me rassurer et de répondre à mon message de ce matin. Mais non, une
nouvelle fois non.
C'est d'ailleurs pour cette raison que je crois faussement revivre dans le milieu
de l'après-midi, quand j'entends mon téléphone vibrer depuis mon sac à main. Je
suis nue comme un ver dans la cabine d'essayage du magasin de lingerie dans
lequel Émilie a réussi à me traîner, car Dieu sait que la dernière chose dont j'ai
envie pour ce soir est de me sentir belle et sexy jusque dans mes sous-vêtements,
mais Émilie peut être si insistante parfois que j'ai cédé. Et je lui dois bien ça
après tout, je lui sers une tête de déprimée depuis le déjeuner alors qu'elle s'est
donné beaucoup de mal pour me distraire jusqu'alors. Mais je ne parviens pas à
faire autrement. Et cela ne risque pas de changer car mon petit cœur se trouve
une nouvelle fois blessé, quand je réalise que c'est Alexandra qui me répond
qu'elle sera des nôtres ce soir. Décidément, tout mon petit monde part en vrille et
je ne reconnais plus personne : Grégoire qui a admis que j’existais, Maxime qui
lui l’a clairement oublié et maintenant ma collègue, plutôt coincée, qui accepte
de venir s'amuser avec nous. La soirée risque en effet d'être mémorable mais
d'ennui tellement les deux filles qui vont m'entourer sont différentes.
Tant pis, je verrai bien, me dis-je en me contemplant dans le miroir ; peut-être
que je suis moi aussi en train de changer après tout ?

23

« Il ne faut pas refuser secours à la ronce
qui veut devenir rose. »
Paul Claudel

Grégoire

Mon téléphone vibre depuis la poche avant de ma salopette de chantier.
— Allô ?
— Bonsoir mon grand !
— Marius ! Comment vas-tu ?
Je pose mon morceau de bois, mon pistolet à colle et lui accorde toute mon
attention.
— Bien mon bonhomme. Je ne te dérange pas longtemps, je voulais juste te
dire que j'ai fait des recherches concernant les procédures de licenciement dont
nous avons parlé hier et j'ai trouvé des choses intéressantes...
— Marius, j'interviens tout de suite en lui coupant la parole. Nous sommes
samedi, il est dix-neuf heures et tu m'appelles pour me parler de l'entreprise !
J'apprécie vraiment ton implication, je t'assure, mais il faut que tu décroches un
peu là, tu ne crois pas ?
— Je ne te retiens pas longtemps. Je voulais juste te dire de penser à regarder
tes mails. Je t'ai envoyé des liens vers des sites auxquels tu devrais aller jeter un
coup d'œil.
— J'irai, c'est promis, mais demain. Pour ce soir on laisse tomber ok ?
— Comme tu veux ! C'est toi le boss après tout !
J'entends déjà son sourire dans sa voix, il me charrie. Jusqu'à la mort brutale
de mon père, Marius était chef d'équipe dans l'entreprise. Je bossais donc
officiellement sous ses ordres et j'avais l'habitude de lui répondre ce truc qu'il
détestait, justement parce qu'il le détestait. Je comprends un peu mieux pourquoi
aujourd'hui.
— Et c'est à ce titre que je te demande de prendre du recul et de profiter de ton
week-end plutôt que de le passer à la menuiserie. Dis-moi plutôt comment va
Mila tiens ?
— Elle est un peu fatiguée. Tu sais, avec toute la paperasse qui s'entasse au
bureau, elle a du mal à en voir le bout.
Bon, il n'est visiblement pas capable de parler d'autre chose que de la boîte.
Alors je vais l'écouter, sans rien dire cette fois-ci. C'est ce qu'aurait fait mon père
je suppose.
— Et pourquoi ne m'envoie-t-elle pas certains dossiers par mail, que je la
soulage un peu ?
— Je vais lui en parler. Elle n'est pas encore rentrée, elle ne devrait plus tarder.
Mais tu la connais...
— Ne me dis pas qu'elle est encore au bureau ?
— Bon... je ne te le dis pas alors !
Ça, ça ne me plaît pas, mais alors pas du tout !
— Bon, demande-lui de m'appeler demain qu'on en discute tous les deux.
C'est impossible que cela continue comme ça. Même si je sais que vous le faites
pour moi, vous n'avez pas à passer tout votre temps à gérer la boîte de papa.
J'ai bien conscience que je devrais arrêter de l'appeler comme ça car cela ne
m'aide pas à accepter les choses, mais dans mon esprit, cette entreprise restera
toujours l'œuvre de mon père et non la mienne.
— N'exagère pas. Mila a juste pris du retard qu'elle ne veut pas laisser
s'accumuler. Rien de plus.
— Si, je compte bien exagérer et nous en parlerons demain. Il n'est pas normal
d'être encore au bureau un samedi à dix-neuf heures. En attendant que je voie ça
avec elle, tu l'appelles pour lui dire de rentrer.
— Ok.
— Je ne plaisante pas Marius. Si tu ne le fais pas, j'appelle moi-même au
bureau et tu nous connais, on va finir par se disputer.
— C'est bon, je m'en occupe.
Je le savais. Cet argument allait forcément faire mouche. Mais si jamais il lui
arrivait quelque chose, je ne m'en remettrais, pas alors je me fiche pas mal d'être
un peu directif pour le coup.
— Bien ! Et promettez-moi de passer la soirée sans parler du boulot ni l'un ni
l'autre, s'il vous plaît.
— Oui mon grand, me répond Marius que j'entends de nouveau sourire à
travers le combiné. Passe une bonne soirée.
— Elle ne sera bonne que si je vous sais loin du bureau.
— J'ai compris. Nous n'y mettons plus les pieds avant lundi. Tu as ma parole.
— Dans ce cas, je te souhaite une bonne soirée à toi aussi Marius. Et embrasse
Mila pour moi.
— Ce sera fait ! Ciao bonhomme.
Je raccroche en soufflant, exaspéré, et vais allumer mon poste de chantier. La
musique m'a toujours aidé et ce soir je compte sur Muse pour me canaliser car je
sais pertinemment que je ne vais pas passer une bonne soirée. Parce qu'à partir
de maintenant, je vais ressasser le fait que Marius et Mila se retrouvent à devoir
assumer des problèmes que je devrais moi-même régler. Et tout ça, uniquement
parce que je suis parti le plus égoïstement du monde pour me créer une situation
des plus avantageuses ici, les laissant assumer mes responsabilités.
Je n'ai pensé qu'à moi. Je voulais m'éloigner quelques temps et mettre un peu
de distance avec la disparition de mon père en me concentrant sur autre chose.
Mais je n'avais pas imaginé que je mettrais en difficulté les seules personnes qui
comptent pour moi. Et j'ai l'impression d'être en train de tout foirer. Je ne peux
pas fermer les yeux et les laisser tenir cette obligation qu'ils se sont donnée de
devoir me soutenir à tout prix, au risque de mettre à mal leur propre santé. Car je
connais Marius et j'imagine très bien ses nuits troublées par la gestion des
chantiers depuis l'arrêt de Teddy. Je sais aussi que Mila doit se coller une
pression de malade tout au long de la journée pour être dans les clous. J'ai besoin
de leur aide c'est un fait et je suis bien conscient que mon âge et mon
inexpérience ne me permettent pas de gérer toutes ces questions seul, mais pas
comme ça. Pas en me défaussant de mon devoir. Mon père attendait beaucoup
plus de moi et il n'aimerait pas savoir ça. Je vais devoir reprendre les rênes plus
vite que prévu et arrêter de me reposer entièrement sur eux comme je le fais
depuis un mois.
Et puis, de toute façon, à quoi me mène ce retour aux sources à part à
m'obliger à affronter d'autres démons. Car oui, malgré son visage aux apparences
angéliques, je peux attester qu'Éloïse Chrétien est en réalité une créature
démoniaque. Sinon, comment pourrait-elle me hanter au point de me détourner
de toute autre chose ?
J'ai passé la majeure partie de la journée au Domaine à essayer de mettre ma
discussion de ce matin avec Constance de côté, pensant mettre K.O. mon
énervement à coups de marteau dans le plâtre ou de brouettes de gravats ultra
chargées. Mais, force est de constater que ces efforts physiques ne m'aidaient en
rien, j'ai abandonné et me suis rapatrié sur les appartements de mon père pour
finaliser les derniers travaux qui m'attendaient. Mais là non plus, la
concentration n'est pas de mise et au final, je me retrouve à devoir aller racheter
des plinthes dès lundi matin car toutes mes découpes sont foirées.
— Argh ! je grogne en lançant à travers la pièce le morceau de médium aux
coins irréguliers.
Il faut vraiment que j'agisse car je ne vais pas pouvoir tenir ce rythme-là bien
longtemps. Depuis mardi, je suis en permanence énervé, et cela ne me ressemble
pas. Je deviens même agressif ; pour preuve mon comportement avec Constance
ce matin et l'autre jour aussi. Et ce qui ne m'aide pas vraiment à m'apaiser, c'est
la tension extrême que je sens dans tout mon corps. Je sais ce qui m'aiderait à
résoudre ce problème mais ça n'arrivera pas alors il faut que je trouve très vite un
moyen d'évacuer autrement.
Je m'assois par terre, au milieu de cette chambre vide, pour me calmer un
instant. J'imagine mon père en avoir fait autant le jour où il a acheté ses
appartements, dans le but de nous assurer une sécurité financière de plus.
Quelles pensées traversaient son esprit à ce moment ? Était-il aussi torturé que je
le suis maintenant ? Savait-il déjà que ma mère était condamnée ? Qu'il allait
devoir affronter le reste de ses jours seul, un ado insupportable sur les bras ? En
tout cas, une chose est sûre, c'est qu'il a su dès le premier regard que ma mère
était la seule et unique femme qu'il aimerait, ce que je suis incapable d'affirmer
aujourd'hui.
Depuis les missives de Constance ce matin sur mes intentions envers Éloïse,
je n'ai pas vraiment avancé dans mes réflexions. Je pensais que m'isoler
m'aiderait à y voir plus clair mais c'est tout le contraire, comme si je n'avais pas
encore compris que fuir n'arrangeait jamais les choses... Et sa remarque, « sois
sûr qu'elle est la bonne personne », qui tient plutôt lieu d'avertissement, me
revient constamment en tête. Et je ne vois pas comment je pourrais être sûr de
cela ? Je suis attiré par Éloïse c'est indéniable et ce serait beaucoup plus simple
si je ne l'étais que par son corps. Mais non, le magnétisme que cette fille exerce
sur moi va au-delà. J'aime son caractère docile en apparence mais que je sais
plein de mordant en réalité ; son gloussement à mes blagues idiotes complété par
ces deux jolis creux qui apparaissent sur ses joues quand elle sourit ; sa façon de
se triturer les doigts quand elle est nerveuse, ou encore la petite grimace qui lui
fait remonter son nez quand elle est gênée. Je veux bien plus qu'apprendre
comment lui faire l'amour ; je me prends à rêver de partager son quotidien pour
appréhender toutes les facettes de sa personnalité. Anticiper ce qui la fera rire,
s'émouvoir ou entrer dans une rage folle. Découvrir quel film la fait pleurer,
quelles sont ses fleurs préférées ou de quel côté elle s'endort dans le lit.
Mais Constance a raison, une fois l'étape de la découverte passée,
qu'adviendra-t-il ? Si je suis conscient qu'Éloïse représente pour moi bien plus
qu'un défi, qu'en est-il pour elle ? A-t-elle simplement envie de plus que ça, avec
moi ? A-t-elle seulement envisagé de briser une vie stable et construite avec son
mari pour se lancer dans l'inconnu avec celui qui l'a laissée le cœur brisé ?
Je suis là, à m'inventer un futur hypothétique avec une femme qui est mariée.
Mon père en rigolerait. Et mon esprit farfelu continue de l'imaginer là, assis par
terre à mes côtés, le sourire aux lèvres, à me raconter son expérience passée, lui
qui a volé à un autre la femme qui lui était destinée. Décidément, il doit y avoir
une prédisposition génétique chez les Legrand à ne vouloir que ce qui leur est
interdit.
C'est insensé, en seulement deux semaines, cette femme a réussi à s'introduire
suffisamment dans mon esprit pour que je sois en train de réaliser que je n'ai
jamais autant désiré quelqu'un aussi fort qu'elle. Et ce constat ne me plaît pas. Je
n'ai jamais été du genre à attendre sagement qu'une femme daigne s'intéresser à
moi et je dois réagir rapidement avant que mon cerveau ne soit entièrement
lobotomisé. D’autant plus que la perspective de rentrer à l'appart’ et d'affronter
les remarques de Constance ne m'enthousiasme pas vraiment. Non, ce soir, j'ai
besoin d'autre chose. Comme deux ou trois bières par exemple.
Je coupe la musique et reprends mon téléphone pour composer son numéro. Je
vais l'appeler pour la prévenir de ne pas m'attendre.
— Constance, tout va bien ?
— Oui, me retourne-t-elle d'un ton distant.
— T'es sûre ? Ça n'a pas l'air.
— Oui, j'te dis.
— Ok, ok! Excuse-moi. Je n'insiste pas. Je voulais juste t'informer que je vais
sortir un peu ce soir alors ne m'attends pas.
— Parce que tu crois que c'est ce que je prévoyais de faire ? ricane-t-elle de
façon blessante devant l’attention que je tentais de lui accorder.
— Bah ... je sais pas. Je voulais simplement être poli, c'est tout.
— Bon c'est fait, on se dit à demain alors ?
Mais qu'est-ce qu'il lui prend ? Je ne comprends pas bien la raison de ce ton
méprisant avec moi et j'ai l'impression qu'elle essaye de couper court à notre
conversation. Je m'apprête à lui demander une troisième fois si tout va bien
quand j'entends quelqu'un parler à ses côtés. Constance n'est donc pas seule.
— T'es à l'appart ?
— Non pourquoi ?
— Pour rien, j'ai entendu une voix derrière toi.
Il ne manquerait plus qu'elle ait fait entrer n'importe qui chez moi pour me
mettre définitivement hors de moi.
— Ne t'inquiète pas, je n'ai invité personne dans TON appart’ si c'est ce que tu
sous-entends. Et je vais bientôt te le rendre TON appart’ de toute façon !
— Bon écoute Constance, tu n’es visiblement pas dans ton état normal alors je
vais raccrocher. Où que tu sois, fais attention à toi et garde mon numéro sur le
coude, on ne sait jamais. Tu ne connais personne dans la région à part… Non,
mais attends, tu es avec Maxime Dupin c'est ça ?
Ça ne peut être que lui.
D'ailleurs Constance ne prend pas la peine de confirmer, son silence le fait
pour elle.
— J'y crois pas ! On en a discuté ce matin Constance ! Elles sont belles tes
leçons de morale tiens ! Que fais-tu de tes « sois sûr avant de briser un
ménage » ? Ce mec est marié et peut-être même père de famille !
— Arrête de me parler comme si j'étais une gamine que tu pouvais engueuler
à ta guise, riposte-t-elle d'une voix appuyée qui m'indique qu'elle a les dents
serrées. Et ne joue pas au mec qui est en dehors de tout ça. Tu sais aussi bien que
moi qu'il n'y a pas d'enfant là-dedans, comme tu sais parfaitement que ce n'est
pas moi qui suis en train de briser ce ménage. Alors arrête tes mensonges, ils
sont inutiles avec moi. Et ne nie pas non plus ton intention d'aller rejoindre ta
nouvelle copine ce soir.
Mais cette fille est folle ! Ou sous l'emprise de substances ! Quoi qu'il en soit,
je ne comprends plus rien.
— Je ne sais pas comment ni pourquoi tu t'es mis cette idée en tête mais j’ai
bien l’intention de passer la soirée seul !
— Ouais, ouais !
Je souffle tant elle est insupportable ! Je ne vois pas ce qui peut la persuader
ainsi du fait que je sois avec Éloïse. Et puis, si elle en est elle-même si
convaincue, le crétin qui l'accompagne doit en penser autant. J'imagine alors
qu'il croit sa femme en train de le faire cocu dès qu'il a le dos tourné. Quelque
part, j'aimerais que cela soit le cas, juste pour le mettre dans tous ses états lui
aussi, mais je me dois de rétablir la vérité, ne serait-ce que pour sauver l'honneur
d'Éloïse.
— Je te dis que je ne passe pas la soirée avec Éloïse ! je répète, hors de moi.
— Ok, j'ai compris ! me retourne Constance, empruntant à son tour mon ton
docile. Ce n'est pas la peine de crier. Mais c'est dommage pour toi car elle n'est
pas avec son mari ce soir ! Allez, j'te laisse, salut !
Et elle raccroche !
Ouh, la garce... Elle va me le payer ! Et si elle n’a pas pris mes menaces au
sérieux ce matin, je vais lui montrer que je ne plaisantais. Elle peut d’ores et déjà
reprendre ses affaires, elle dégage de chez moi !
Pressé d'aller prendre l'air après cette conversation surréaliste, je remets mon
téléphone dans sa poche. Je range les derniers outils qui traînent sur le sol et
j'éteins toutes les lumières avant de quitter l'appartement.
Quelle journée merdique ! Quelle semaine merdique ! Quelle vie merdique !
Je m'installe derrière le volant de ma voiture et démarre le moteur. Je n'arrive
pas à me sortir de la tête la conversation que je viens d'avoir avec Constance, en
particulier le passage où elle m'a appris qu'Éloïse était toute seule ce soir. Enfin,
pas avec son mari en tout cas. Si seulement je connaissais son adresse, je me
paierais bien le culot d'aller frapper à sa porte et, dans mon état de nerfs actuel,
je lui sauterais dessus sans lui laisser le temps de réagir. Et croyez-moi je ne me
contenterais pas d'un simple baiser. Mais je ne sais pas où elle habite, je n'ai
même pas son numéro. Et puis, ce serait mentir aussi que de prétendre que son
mari n’y est pour rien dans mon envie de débarquer à l’improviste pour prendre
ce que lui ne veut plus.
Je remballe ainsi mes ardeurs, décidant de me rabattre sur l'alcool. Je parcours
les rues alentour mais il n'y a pas vraiment profusion de rades dans cette ville
paumée. Alors je viens m'arrêter sur le parking du premier troquet trouvé. Je
m'installe au comptoir et commande un verre de whisky, vite rejoint par un
deuxième puis un troisième. Tandis que j'entame allègrement mon quatrième, le
regard et les pensées perdus dans le liquide ambré, je sens une main se poser
délicatement sur ma cuisse et commencer doucement à la caresser. Je me tourne
vers sa propriétaire et je suis surpris de découvrir une femme aux traits plutôt
agréables, si tant est que mon cerveau soit encore capable d'un peu de lucidité.
Enfin, mes méninges fonctionnent encore assez pour déceler l'invitation au sexe
que ce regard lubrique me renvoie.
Le voici donc l'exutoire que je cherchais tout à l'heure.
Je sens que je vais agir comme un crétin. Plus que de le pressentir, je le sais.
Mais après tout, Éloïse est tombée amoureuse de moi alors que j'étais le plus
gros connard du lycée, enfin après ce fils de pute de Damien, et que je me tapais
toutes les filles que je voulais, bien plus que cet enfoiré d'ailleurs. Alors qui sait,
peut-être que cela la rapprochera un peu plus de moi ?

24

« ... and if you don't like me, as I do you; I understand.
Because who would really choose a daisy in a field of roses. »
Julie Martinez

Éloïse

Une fois que je suis fin prête pour notre petite sortie, je sors de la salle de bain
et file rejoindre Émilie qui m'attend dans son salon, son manteau sur le dos. Elle
m'a confisqué mon téléphone plus tôt dans l'après-midi tellement elle était
exaspérée de me voir le vérifier tous les quarts d'heure dans l'attente des
nouvelles de Maxime, qui ne sont toujours pas arrivées d'ailleurs. Enfin, je
suppose que non, sinon mon portable me serait revenu.
— Waouh! Tu as l'intention de me voler la vedette ou quoi ?
Il faut dire qu'après la séance « essayage de sous-vêtements sexys », j'ai eu le
droit aux tenues dignes des tapis rouges. Résultat, je me retrouve avec une robe
patineuse en dentelle et tulle noire qui se termine à mi-cuisses et qui est plutôt
ajustée au niveau du décolleté. Avec mes talons, mon chignon haut et mon
maquillage léger, il ne manque plus que le cul rebondi ou le teint halé et J. Lo n'a
plus qu'à aller se rhabiller.
— Et pourquoi pas ? Après tout, si mon mari ne semble plus prendre notre
mariage au sérieux, je peux peut-être moi aussi m'essayer à la débauche !
— Mais bien sûr, me retourne Émilie en roulant des yeux, peu convaincue par
ma tirade. Tu sais que si ta collègue nous fait faux bond comme j'en ai
l'impression, t'es pas prête de l'avoir ta soirée de dévergondée.
— N'exagère pas Émilie, lui dis-je en enfilant ma veste et mon foulard à mon
tour. Elle n'a même pas dix minutes de retard.
— C'est déjà dix minutes de trop !
— Je te rappelle que c'est toi qui as voulu que je l'invite.
— Ouais et je me demande bien ce qu'il m'est passé par la tête.
— Moi aussi figure-toi...
— Ah, désolé. Je n'ai pas le temps de t'expliquer, la voilà ! Pile poil en même
temps que le taxi ! C'est parfait !
À mon plus grand étonnement, mes deux amies se saluent alors que je ne me
souviens pas les avoir déjà présentées, mais Émilie ne me laisse pas le temps de
réagir et nous presse dans le taxi.
Direction la sortie de l'année !

*
* *

Il est vingt-trois heures bien tassé quand nous arrivons dans le dernier bar-club
à la mode en ville. Et le seul surtout. Après toutes ces années de mariage et de
vie plus que casanière, j'ai quelque peu perdu l'habitude de sortir, si bien que j'ai
l'impression que tout me dépasse : la foule étouffante et l'odeur suffocante de
transpiration qui l'accompagne, les tenues ultra courtes de gamines à peine
majeures qui se déchaînent sans retenue quand elles ne sont obsédées par leurs
selfies jusque dans les toilettes...
Mon Dieu, ça y est, c'est officiel, je suis vieille !
Heureusement, Émilie est connue comme le loup blanc ici et, telles des VIP,
nous sommes rapidement placées sur une des tables suffisamment en retrait de la
piste de danse pour pouvoir se parler sans crier. Alléluia ! Un verre nous est
même généreusement offert par le serveur. Enfin, généreusement si on oublie le
clin d'œil assez suggestif que ma meilleure amie échange avec la réplique
parfaite d'Owen, son homologue des Frères Scott. Il y en a au moins une qui ne
vit pas ses trente ans aussi douloureusement que moi ce soir !
Nous nous faisons toutes les trois face autour de la table ronde et levons nos
verres pour trinquer à cette « folle soirée », selon les mots de ma meilleure amie.
Tout en goûtant aux saveurs réconfortantes du rhum mentholé, paille à l'appui,
j'observe le lieu dans lequel Émilie nous a traînées. Le décor est plutôt chouette,
dans les tons rouges, chauds et pénétrants. Les moquettes, banquettes, ou encore
tapisseries s'harmonisent parfaitement avec les meubles de bois foncé. L'endroit
est agréable. Émilie me l'a souvent répété dans le seul but de m'y emmener mais
je peux désormais en attester.
Alexandra en fait tout autant, attendant sans doute que l'une d'entre nous lance
la conversation. Et c'est moi qui m'y colle quand je sens qu'Émilie me toise du
regard.
— Quoi ?
— Mais vas-tu réussir à te détendre un peu ? On est là pour s'amuser, je te
rappelle. Oublier toutes ces histoires de mecs et se saouler jusqu'à en perdre
connaissance, et si possible dans les bras d'un bel inconnu...
— Tant qu'il se protège, moi ça m’va ! répond à ma place Alexandra.
Je suis choquée par la réplique de ma collègue qui est visiblement beaucoup
moins coincée que je ne le croyais ! Émilie, voyant ma stupeur, éclate de rire et
mes deux amies se lancent dans une discussion animée, comparant leurs
souvenirs de soirées arrosées et de réveils dans le lit d'un parfait étranger.
N'ayant aucune anecdote de la sorte à partager, je les laisse faire plus ample
connaissance et me concentre sur la piste de danse, tout en gardant une oreille
attentive à leurs échanges. Ça peut être utile d’avoir quelques dossiers contre
Alexandra, on ne sait jamais. Je n'arrive d’ailleurs pas à croire qu'elle ait pu
vivre ce genre de soirées. Moi qui pensais qu'elle se réservait pour l'homme
parfait, je me suis bien trompée ! Mais après tout, je me suis moi aussi déjà
laissée aller avec un homme dont je ne connaissais au final que le nom et la
réputation. Pourtant, à l'inverse de mes copines, cette nuit n'a jamais été pour
moi qu'un plan cul et celui à qui je me suis donnée représentait beaucoup plus
qu'un inconnu. Dommage que ce sentiment n'ait pas été partagé.
Au bout de quelques minutes, quand je commence à bailler et à rêver du lit
vide qui m'attend à la maison, mes amies se souviennent que je les accompagne
et me tirent de mes pensées.
— On va danser Éloïse, m'interroge Alexandra ?
— Ah bah quand même ! Vous vous souvenez que j'existe, je réplique avec
humour pour chasser mon sommeil. Je vous rappelle qu'on est ici pour me
changer les idées !
— Oh ça va la rabat-joie, intervient Émilie ! Arrête un peu ta crise
existentielle !
— Et pourquoi faut-il te changer les idées ? s'inquiète soudainement
Alexandra.
— Ah, tu n'es pas au courant ?
Émilie exulte malgré les gros yeux que je lui adresse pour la contraindre à se
taire. Mais c'est mal connaître mon amie et je viens enfin de comprendre
pourquoi celle-ci a insisté pour que ma collègue soit avec nous ce soir. Elle
connaît, à travers mes récits, les valeurs que véhicule Alexandra tout comme son
légendaire franc parler. Elle sait donc pertinemment que cette dernière va me
faire la morale quand elle connaîtra toute l'histoire.
— Au courant de quoi ? demande-t-elle d'ailleurs naïvement.
— Allez, Éloïse ! Raconte à ta collègue ce qui se passe avec ton client préféré,
insiste Émilie.
Je serre les dents pour me maîtriser devant cette réplique que je trouve
particulièrement piquante, sans doute parce qu'elle vient de la fille à qui je fais le
plus confiance. Et, là tout de suite, je vous assure que si elle n'était pas une des
personnes les plus importantes à mes yeux, je céderais bien à mon envie de lui
coller une gifle dont elle se souviendrait longtemps ! Mais lutter contre Émilie
est peine perdue, surtout ce soir. Alors je prends sur moi et m'apprête à révéler à
Alexandra qui est vraiment Grégoire Legrand pour moi.
— Je connais Monsieur Legrand.
— Monsieur Legrand du Domaine aux Roses ?
— Celui-là même, répond à ma place Émilie.
— Tu peux au moins me laisser raconter l'histoire s'il te plaît ? je la reprends
en la gratifiant d'un nouveau regard noir.
— Ok, ok, se renfrogne-t-elle en se calant au fond de la banquette, sans
pouvoir retenir plus longtemps sa jubilation.
Un pot de pop corn peut-être ? je me retiens difficilement de lui proposer.
Alexandra, qui ne semble pas avoir tout compris des insinuations de mon
acolyte, s'étonne.
— Et... ? Pourquoi me dis-tu que tu connais Monsieur Legrand ? Je le sais,
nous travaillons ensemble je te rappelle.
— Parce que je le connais... intimement, j'explique les yeux rivés sur mon
verre dont je remue le contenu dans tous les sens à l'aide de ma paille.
Ça y est, c'est sorti, et plus facilement que je ne le pensais. J'essaye de cacher
ça au boulot depuis deux semaines maintenant, m'en faisant tout une montagne.
Pour rien, ce n'était finalement pas si dur que ça.
Alexandra en reste interdite quelques secondes et je vois qu'elle commence à
réfléchir sur ce que je viens d'avouer.
— Tu veux dire intimement comme... un amant ?
Émilie part dans un éclat de rire monstre et je dois dire que si je n'étais pas le
personnage principal de l'intrigue, je rigolerais de concert aussi. Mais non, celle-
ci se joue bel et bien à mes dépens et je dois clarifier les choses tout de suite. Je
ne suis pas ce genre de personne. Enfin, j'essaye de ne pas l'être en tout cas.
— Non, non. Pas du tout. J'ai connu intimement Grégoire pour être plus
précise. Nous avons eu une aventure quand nous étions au lycée.
— Ah ! C'est donc ça ! s'exclame-t-elle en hochant lentement la tête. Je savais
bien qu'il y avait quelque chose entre vous. Mais tu vois, je croyais qu'il voulait
juste te draguer et que toi, de ton côté, tu n’étais pas insensible à son charme.
— Mais c'est bien ce qu'il se passe en réalité. Tu ne te trompes pas du tout,
répond à ma place celle qui est en train de perdre officiellement le titre de
meilleure amie.
— Arrête Émilie. Grégoire ne me drague pas !
— Oh que si !
Elles ont répondu toutes les deux en même temps. Je ne peux pas lutter.
Je souffle, lâche la paille et me laisse aller au fond de la banquette moi aussi.
J'ai l'impression d'être tombée dans un traquenard et ça m'agace. Ça m'agace
parce qu'elles ne vont pas me louper.
— Bon ok. Peut-être qu'il me drague un peu alors.
— Tu veux rire ? persiste Alexandra. As-tu vu la façon dont il te regarde ? Et
dont il te sourit ? Il joue à fond au séducteur dès qu'il est devant toi et c'est
évident qu'il aimerait aller plus loin que la simple relation de travail, si tu vois ce
que je veux dire... Même Monsieur Robert m'en a parlé l'autre jour.
Oh bordel, non !
— Arrête ! Ne me dis pas ça ?
— À ton avis, pourquoi a-t-il appelé au bureau la semaine passée pour savoir
si tu étais bien rentrée de votre déjeuner d'affaires ?
Je ne réponds pas, je suis bien trop mortifiée pour ça. À la place, j'attrape mon
verre de mojito, place la paille dans ma bouche et en vide le contenu d'un trait.
— Eh doucement ma chérie !
Mais non, c’est trop cette fois. Je repose le verre avec force sur la table et
prends la parole pour enfin dire tout haut ce que je contiens tout bas depuis des
jours maintenant.
— Doucement ? Mais comment veux-tu que j'aille doucement Émilie alors
que ma vie est en train de partir en lambeaux ? Comment veux-tu que je reste
stoïque quand j'apprends que mes collègues de travail se sont aperçu de ce que
j'essaye de cacher à tout le monde, y compris à moi-même, et que je réalise ce
que cela implique réellement ? Tu as pensé à Maxime ? Car moi oui, j'y pense
constamment figure-toi ! Et je n'ai pas l'impression d'être si différente de ces
femmes qui trompent leur mari au vu et au su de tous, là tu vois !
— Ne dis pas des choses pareilles Éloïse. Tu sais bien qu'elles ne sont pas
vraies !
Même si j'apprécie son effort et sa croyance sincère en moi, je sais que je ne
fais qu'énoncer la réalité.
— Parce que tu crois que ce n'est pas la triste vérité quand je parle de cette
façon de mon mari que je sais ne plus mériter. Cet homme dont j'ai bien
conscience que si je l'aimais vraiment, je n'éprouverais pas ce que je ressens
pour un autre.
Ce truc inexplicable, autant sensationnel que méprisable. Cette chaleur qui
m'envahit quand il est près de moi, ce cœur qui s'emballe pour un simple regard,
et ce besoin de le voir, de savoir ce qu'il fait, avec qui il est et s'il pense à moi,
comme moi je pense à lui. Ces questions incessantes qui m'empêchent de dormir
la nuit et de me concentrer la journée : dois-je agir ? Laisser la situation pourrir ?
Et si je décide de réagir, dans un sens comme dans l'autre, que deviendra ma
vie ? Serai-je capable de vivre sans Maxime ? De supporter cette culpabilité
d'avoir fait souffrir un homme formidable qui n'a rien demandé. De l'avoir privé
trop longtemps et pour rien du bébé que je n'arrive pas à lui donner ? Capable
d'assumer ce dégoût de moi-même à chaque fois que je repenserai à tout ce que
nous avons traversé ? Ne vais-je pas tout abandonner pour un homme qui ne sera
toujours pas capable de m'aimer et de me respecter ? Qui prendra la fuite au
premier obstacle survenu et qui me rejettera alors aussi facilement que la gamine
qu'il a laissée au lycée ? Parce que la seule certitude que j'ai pour le moment c'est
bien celle-là, je ne le surmonterai pas une deuxième fois.
Toutes ces pensées se bousculent et je sens mes yeux se remplir de larmes. Si
bien qu'Émilie se précipite à mes côtés pour me serrer dans ses bras.
Je me laisse aller à cette étreinte réconfortante, même si j'ai la désagréable
sensation de faire un flash-back de quinze ans en arrière et de me revoir
adolescente quand je venais me réfugier chez elle après les cours pour pleurer
sur les horreurs dont j'avais été accablée dans la journée. Mais comment se fait-il
que ma vie soit dans la même impasse quinze ans plus tard ? Que me manque-t-
il pour enfin réussir à aller de l'avant ?
Je fais part de cette réflexion à Émilie qui me répond dans un triste sourire.
— Si j'avais trouvé la solution depuis tout ce temps, tu penses bien que je
l'aurais déjà appliquée !
Émilie... parfois je me dis que nous ne nous sommes pas trouvées pour rien
elle et moi.
Alexandra, que j'avais presque oubliée dans la tragédie de ma déclaration,
semble toute confuse à la suite de mes révélations.
— Bah mince alors Éloïse. Je ne m'étais pas rendu compte que la situation
avec Maxime était à ce point compliquée. Je ne savais même pas que vous
essayiez d'avoir un enfant c'est pour dire. Je voyais bien que tu n'étais plus aussi
joyeuse ces derniers temps mais je me disais que tu étais trop prise dans ta
routine pour t'apercevoir de la chance que tu as d'avoir dans ta vie un homme qui
t'aime et qui ferait tout pour te rendre heureuse. Mais tu vois, je n'avais pas
imaginé un seul instant qu'un autre homme pourrait en être la cause.
Oh mon Dieu. Elle vient d'assener le coup de grâce. Et je suis sûre que je ne
pourrai jamais me sortir de l'esprit cette horrible phrase « tu as dans ta vie un
homme qui t'aime et qui ferait tout pour te rendre heureuse ». Je me dégoûte
comme jamais.
Trop abattue pour pouvoir répliquer, je préfère regarder Émilie pour l'implorer
silencieusement de le faire pour moi. Mais tout ce que je lis dans ses yeux est la
désolation d'avoir convié ma collègue à cette soirée qui est en train de sombrer.
Pourtant, combative comme elle l'est, elle refuse de se laisser couler.
— Tu n'es pas vraiment en train de l'aider là. Elle est paumée et tu ne fais que
la culpabiliser davantage tu sais.
— Mon intention n'est pas de la juger, se défend-elle auprès de mon amie. Je
connais suffisamment Éloïse pour savoir qu'elle a grandi avec cet idéal de contes
de fées mais ce sont des foutaises tout ça.
Alexandra est le bon sens incarné, comment ai-je pu croire un seul instant
qu'elle comprendrait quelque chose à ce que je ressens ? Pourtant, face à ces
accusations, je ne peux me taire. Elle ne sait pas ce qu'est mon quotidien, elle ne
peut pas parler à ma place.
— Tu sais Alexandra, tu ne vois de mon couple que ce que je veux bien en
montrer. Et je suis désolée de te l’apprendre mais Maxime et moi ne partageons
plus grand-chose, il ne se passe plus rien et...
— Je pense que tu as surtout besoin de prendre du recul Éloïse, me coupe-t-
elle sans scrupule. Arrête de te torturer de la sorte. Tu ne vois plus la vraie valeur
de ton mariage, c'est tout. Je suis persuadée que ce n'est pas Monsieur Legrand
que tu veux en réalité, mais toutes ces sensations qu'il provoque en toi.
Émilie, qui n'a quasiment pas fermé la bouche d'étonnement depuis
l'intervention d'Alexandra, vient une nouvelle fois à mon secours.
— Wouah, t'es flippante en fait comme nana. Ce n'est pas moi qui suis dans
cette situation mais je me sens pourtant coupable. Éloïse, ajoute-t-elle en se
tournant vers moi, rappelle-moi de ne jamais faire appel à ta collègue pour être
consolée ! Sauf si je suis sûre d’avoir déjà passé la corde autour de mon cou !
Je n'arrive même pas à lui sourire car comme elle, un poids vient de me
tomber sur les épaules. Je suis incapable de répondre à tout ce que je viens
d'encaisser et je ressens le besoin de me retrouver seule pour y réfléchir.
D’ailleurs, j’ai repris ma paille pour jouer nerveusement avec et je regarde
partout sauf dans la direction d’Alexandra.
Moi qui craignais que cette soirée soit ennuyeuse à mourir, je crois au final
que j'aurais largement préféré me faire chier ! On peut difficilement faire pire et
je suis sûre que nous nous accorderons volontiers toutes les trois pour ne jamais
retenter l'expérience.
En parlant d'expérience, mon corps se crispe encore plus qu'il ne l'est déjà
lorsque que mon regard s'arrête sur une silhouette masculine assise plus loin, au
comptoir. Mes yeux et mon front se plissent, ma tête avance instinctivement.
C'est bien la première fois de toute ma vie que je regrette de pas avoir mis mes
lunettes. Par pure coquetterie, je ne porte jamais ces loupes affreuses, et encore
moins quand je veux me la jouer femme fatale comme ce soir, mais là tout de
suite, je me sens terriblement bête car je me fiche pas mal d'être jolie. Ce dont
j'ai besoin, c'est d'être sûre que ce soit bien lui. Ou plutôt que ce soit n'importe
qui mais pas lui.
Cheveux désordonnés, mâchoire dessinée d'une barbe mal rasée, avant-bras à
se damner. Même de profil, de loin et sous la lumière tamisée, il n'y a que peu de
doutes. Il est là, une nouvelle fois. Et si mes yeux me trahissent un peu, le reste
de mon corps sait très bien ce qu'il en est et me rappelle la vérité. Et quelle
cruelle vérité, celle que malgré mes espoirs, Grégoire Legrand reste bien
Grégoire Legrand, comme le montre l'espèce de brune défraîchie, bien trop
vieille pour fréquenter ce type d'endroit et se dandiner devant ce type d'homme,
mon type d'homme, comme elle le fait.
Je les observe quelques instants se parler tous les deux, se sourire, enfin elle
surtout. Et quand elle pose un baiser sa joue, je comprends vite quelle sera la
suite de leur soirée.
Écœurée, je ferme les yeux et me tourne vers mes copines, pensant les
interpeller. Mais je me freine dans mon élan. Avec la discussion que nous venons
d'avoir, quelle réaction autre que la pitié je pourrais bien leur inspirer ? Le mec à
cause de qui tout dans ma vie fout le camp, est en train de prendre du bon temps
avec une autre, là, sous mes yeux. Alexandra qui m'a suffisamment mise à mal
pour aujourd'hui, s'en donnerait à cœur-joie.
Sauf que je ne veux pas voir ça. Je n'ai pas à m'infliger ça. Je me relève dans
le but de me réfugier dans les toilettes, jetant de façon incontrôlable un dernier
coup d'œil vers le comptoir. Erreur monumentale. Deux prunelles marrons que je
ne connais que trop bien s'accrochent aux miennes. Grégoire s'est également levé
et il s'apprête à partir, sa pétasse de couguar accrochée telle une sangsue à son
bras.
Nous sommes tous les deux figés, debout dans cette boîte, à nous regarder
silencieusement, séparés par quelques mètres et une foule de gens inconscients,
mais tout ce qui nous entoure a disparu. Plus de copines qui boudent dans leur
coin, plus de danseurs qui se déchaînent, ni de serveuses qui déambulent entre
les tables. Juste lui, moi et cette douleur. Douleur de lire dans ses yeux de la
stupeur et de la désolation. Douleur d'être frappée de plein de fouet par la réalité
des faits et de voir mes espoirs s'envoler. Douleur de sentir une nouvelle fois
mon cœur se briser. Et je jurerais que ce n'est pas sur le dernier mix de Guetta
que tous ces corps bougent à l'unisson mais plutôt au rythme du bruit provoqué
par la déchirure effroyable de ce cœur, mon cœur, qui implose à l'intérieur.
Je détourne les yeux la première et baisse la tête avant qu'il ne voie les larmes
s'écouler. Je suis suffisamment humiliée comme ça pour ne pas lui offrir en plus
cette satisfaction de constater qu'il peut encore m'atteindre si facilement
aujourd'hui.
Le rythme saccadé de la musique crachée par les gigantesques enceintes
revient progressivement jusqu'à mes tympans, pourtant, je suis certaine de
pouvoir l'entendre prononcer mon prénom. Mais je n'ai pas la force de le
regarder de nouveau. Je fonce vers les toilettes, faisant fi de l'immense queue et
des injures copieuses de celles que je dépasse.
Retournez à vos selfies les filles et foutez-moi la paix.
Je pénètre rapidement dans un toilette, referme la porte encore plus vite et
colle mon dos à celle-ci. Je reprends ma respiration, constatant avec désarroi que
cette douleur profonde et familière a fait son retour au sein de ma poitrine. Je
lève la tête et les yeux vers le plafond pour effacer cette image. Mais rien n'y
fait, elle reste là, gravée. Et cette fois, je n'essaye même pas de retenir les
spasmes qui me viennent. Je lâche prise et je vomis violemment, déversant toute
ma peine dans la cuvette de ces toilettes miteuses.
Il me faut une bonne dizaine de minutes pour retrouver mes esprits et réussir à
rouvrir la porte. Je ne prête aucune attention aux regards mélangés de pitié et de
haine qui me sont adressés quand je sors, et je me dirige vers le lavabo pour me
redonner un minimum de contenance. Je rejoins les filles, constatant au passage
que ce lâche a encore une fois disparu. Quand j'arrive au niveau de notre table, je
ne prends pas la peine de m'asseoir et annonce que, trop fatiguée, j'appelle le
chauffeur pour rentrer me coucher.
Je quitte cette boîte affreuse et entre dans le taxi qui me ramène à la maison.
Je me cale sur le siège arrière, me laisse aller sur l'appuie-tête et pousse un long
souffle. Seule, vraiment seule, je peux enfin respirer. Bien sûr, les paroles
d'Alexandra me reviennent en tête et après ce que je viens de voir, elles ne
peuvent pas être plus criantes de vérité.
Jusqu'à aujourd'hui, j'ai toujours pensé être quelqu'un de pragmatique.
Chacune de mes décisions est longuement réfléchie, mesurée et remise en
question avant d'être validée. Pourtant, après la soirée que je viens de passer, je
ne me comprends plus. Comment ai-je pu être encore une fois assez bête pour ne
pas voir qu'il ne s'agissait que d'un jeu ? Encore et toujours ce même jeu ? Même
mes collègues de travail l'avaient deviné. Et moi qui me torturais jusqu'à
envisager de quitter mon mari pour lui... Voilà que je me retrouve à pleurer un
homme qui ne le mérite pas, qui ne me mérite pas, tout ça parce que dès qu'il a le
malheur de poser ses yeux sur moi, je ne suis plus capable de raisonner.
Quelques minutes plus tard, le taxi me dépose devant ma porte. Je rentre, me
brosse les dents et, faisant l’impasse sur le démaquillage, je me précipite dans
mon lit en prenant bien soin de ne pas réveiller Maxime qui s'est endormi, la télé
encore allumée. Je suis surprise de le trouver là et j’aurais presque envie de le
secouer pour créer une nouvelle dispute et décharger cette colère contre moi-
même qui me ronge. À la place, je tourne et retourne dans tous les sens pendant
une heure mais je n'arrive pas à trouver le sommeil. Et si les ennuyeux
programmes nocturnes ne parviennent pas à me faire fermer l'œil, autant les
arrêter tout de suite. Ne sachant pas où se trouve la télécommande, je me lève
pour éteindre l'écran. Mais je sursaute en entendant la voix de Maxime me
reprendre.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Je lâche un cri de surprise, j'étais persuadée qu'il était endormi.
— J'ai eu peur, je lui réponds une main posée sur ma poitrine. Je pensais que
tu dormais alors j'ai éteint la télé.
— Non, je n'arrive pas à m'endormir, se justifie-t-il d'un ton froid et dur.
— Ah, excuse-moi. Tu veux que je rallume ?
— Non, c'est bon.
Je viens me rallonger sans rien ajouter et je lui tourne le dos, quelque peu mal
à l'aise de cet échange si tendu. Mais Maxime ne l'entend pas de cette oreille et
me prend totalement au dépourvu en m'attrapant fermement par la taille pour
m'amener contre son torse. Je me laisse faire sans résister même si je sens
chaque partie de mon corps se crisper. Et quand il pose ses mains au niveau de
mes hanches, je comprends tout de suite ce dont il a envie. Il s’arrête là, me
laissant la décision finale, mais après ces deux horribles soirées et ces dix
derniers jours sans se toucher ni même réellement se parler, ce contact me paraît
bien trop étrange pour céder si vite. Pourtant, je suis incapable de laisser sa
démarche de réconciliation rester vaine quand il tente sa chance une deuxième
fois quelques minutes plus tard. Il réduit alors le minuscule espace existant
encore entre nous, collant ainsi nos corps l'un à l'autre. Notre dernier rapport
remonte à si longtemps que j'ai le sentiment de ne plus reconnaître son
anatomie.
Je ne sais pas si ce sentiment est partagé mais les mains de Maxime trouvent
vite leur chemin jusqu’à mon entrejambe qu’il caresse à travers le tissu de mon
pyjama. Sauf qu’avant d'aller plus loin, je me retourne pour lui faire face et voir
quelles sont les expressions qui traversent son visage, je veux savoir ce qu’il
ressent vraiment. Mais il ne me laisse pas faire et se saisit aussitôt de ma bouche
pour m'embrasser impatiemment. Sans lâcher un seul instant mes lèvres, il
supprime la barrière formée par mes vêtements pour glisser ses doigts en moi.
De son autre main, il attrape mes deux poignets qu'il joint au-dessus de ma tête,
m'empêchant alors de pouvoir le toucher en retour.
En treize années de rapports intimes avec lui, Maxime n'avait jamais pris le
contrôle de la sorte. Je découvre ce soir un autre homme, un amant avide de mon
corps, sans brutalité aucune, mais tel un dominant, sûr de lui et de l'effet que ses
caresses produisent sur moi. Ne pouvant réprimer ma satisfaction physique, je le
laisse littéralement prendre le contrôle qu'il réclame, surprise de découvrir que
j'aime ça. Oui, j'aime que mon mari me montre enfin qu'au-delà du respect et de
la douceur qu'il me prodigue habituellement, il est aussi un Homme qui possède
des fantasmes et des besoins qu'il peut assouvir avec moi, sa femme. Qu'il me
fait assez confiance pour ça.
Et pendant que je m'extasie devant mon nouvel amant, celui-ci poursuit son
assaut et vient me couvrir de baisers affamés dans le creux de mon cou, sur ma
poitrine dressée, mon ventre à la peau hérissée, poursuivant ainsi jusqu'à mon
intimité qu'il goûte à pleine bouche sans hésiter. Je ne comprends vraiment pas
comment ni pourquoi est survenu ce changement mais je l'accepte volontiers et
en redemande. Il me touche depuis quelques minutes seulement mais je suis déjà
au bord de l'explosion. Maxime le sent d'ailleurs rapidement et y voit là
l'invitation à venir en moi.
La suite est un enchaînement de mouvements assurés et de sensations
merveilleuses jusqu'à ce que nous arrivions à la jouissance et qu'il se déverse en
moi, les yeux clos.
Quand il les rouvre quelques instants plus tard et qu'il se détache de moi, son
visage se pare de nouveau de ce masque impénétrable, froid et distant que je
connais tant. J'ai l'impression de faire une chute vertigineuse dans l'ascenseur
émotionnel qu'est devenue ma vie et je me sens quelque peu salie. Je sais qu'il
nous reste beaucoup de choses à éclaircir et que nos difficultés sont loin d'être
surmontées, mais je ne veux pas gâcher l'instant que nous venons de partager
avec une discussion trop longue et trop difficile pour une heure si tardive et
après un moment comme celui-ci.
Maxime doit en venir à la même conclusion que moi car il s'approche de mon
visage, me regarde longuement avant de me dire qu'il m'aime et de m'embrasser
désespérément. Comme s'il devait nous le prouver.
Puis il se rallonge à mes côtés et me tire de nouveau vers lui pour que nous
nous endormions, lovés et nus, dans les bras l'un de l'autre.
Je ne peux me laisser aller au sommeil sans que les mots d'Alexandra ne
résonnent une dernière fois en moi. Et je céderais volontiers à l'envie de la croire
car après ce que nous venons de partager, je ne peux qu'en être persuadée,
Maxime m'aime. Et il ferait tout pour me rendre heureuse.

25

« Une couronne d'épines, ce n'est qu'une couronne de roses d'où les roses sont tombées. »
Robert de Flers

Dimanche 23 octobre 2016

Grégoire

J'ouvre les yeux, un par un, lentement, très lentement. Je ne sais plus où je suis
et il faut quelques secondes à mon cerveau embrumé pour reconnaître les lieux.
Les paquets de clopes de ma coloc’ qui traînent sur la table basse, au milieu de
ses vernis et de plusieurs cannettes de soda vides, me le confirment vite. Je suis
dans mon salon.
Je redresse la tête, laisse s'échapper un râle plaintif et la repose aussitôt. Mon
crâne a décidé de me faire payer les excès de la veille. Dire que je suis dans le
gaz est un euphémisme. J'ai la gueule de bois, la vraie. Et une des plus
impressionnantes que j’ai jamais eue je crois. Ma bouche est pâteuse, mon
haleine abominable et je sais déjà que mon estomac ne supportera rien d'autre
que l'aspirine aujourd'hui.
Mais bon sang, comment ai-je pu oublier ce qui venait toujours derrière
l'alcool ?
Je tente un deuxième essai et m'efforce de décoller entièrement la tête du
canapé, mais la migraine qui s'intensifie de part et d'autre de mes tempes m'en
décourage aussi vite.
Dans un mouvement de bras lent et gauche, j'attrape mon portable abandonné
au milieu de tout ce bazar pour constater que la loque humaine que je suis a
dormi jusqu’à trois heures de l'après-midi. Blasé, je laisse retomber le téléphone
en même temps que ma tête replonge dans le trou douillet creusé par mon poids
dans l'accoudoir du canapé. Et je réfléchis. J'essaye de remettre de l'ordre dans
mes idées.
Bon, j'ai a priori bu bien plus que je n'aurais dû hier soir. Et au-delà d'avoir
mal aux cheveux, je suis surtout inquiet car je ne me souviens plus de grand-
chose. J'ignore comment je suis rentré jusqu'à chez moi cette nuit. Je me connais
assez pour savoir que je n'aurais jamais pris le risque de conduire dans cet état,
c'est donc bien que quelqu'un était avec moi. J'essaie tant bien que mal de
remettre les choses dans l'ordre mais rien ne vient. Je ne sais plus, le trou noir.
Je me souviens être entré dans ce bar bruyant après avoir quitté les
appartements, mais absolument pas de comment j'en suis sorti, ni même avec
qui.
Je me revois m'asseoir au comptoir et commander un premier verre de whisky
mais je perds le fil après le deuxième. Je ne bois jamais, j’ai été incapable de
tenir le choc.
Je creuse au fond de ma boîte crânienne, à la recherche d'un détail, d'une
image qui m'aiderait, quitte à accentuer ma migraine. Et les souvenirs
commencent à affluer par brides : un maquillage beaucoup trop épais, un rire
exagéré et une main aux ongles rouge vif que je laisse me toucher. Je sais avec
qui j’ai fini la soirée.
Je creuse encore pour tenter de me rappeler ce que j’ai pu faire avec cette fille
mais je la perds de ma mémoire au moment où je me lève du bar parce qu’un
autre souvenir surgit, celui de ces yeux que je reconnais.
C'est pas vrai...
Je me retourne, dégage la couverture qui me donne trop chaud, et m'allonge
sur le dos. Je ferme les yeux et me pince l'arête du nez.
Éloïse était là.
Je revois ses deux prunelles à la couleur noisette qui me fixent avec dégoût et
consternation. Ces petites orbites que je passe mon temps à essayer d'attirer mais
que j'aurais préféré éviter hier soir. Ces billes, qui ressemblent plutôt à deux
amandes d'ailleurs, souffrant de voir le bras d'une autre s'accrocher lourdement
au mien et d'en tirer des conclusions logiques sur ce que serait la fin de ma
soirée. Ce regard triste, blessé, que je pense avoir malheureusement engendré
plus d'une fois car même quand j'essaye de faire de mon mieux, ces yeux ne
voient que le pire de moi.
Je libère mon nez et relève les paupières.
L'alcool m'ayant complètement lobotomisé, j'ai été incapable de lui courir
après. Je me souviens à peine avoir murmuré son prénom, au fond de moi-même
plus pour m'excuser que pour tenter de la rattraper.
Puis après ça, nouveau trou noir.
Génial ! J'ai donc passé la soirée dans un bar à boire avec une parfaite
inconnue sous les yeux d'Éloïse.
Au top Grégoire !
Je râle tout seul dans mon salon en donnant un coup de poing ridicule dans le
simili cuir noir. C'est sur moi-même que je devrais frapper ! Comment ai-je pu
être aussi con bon sang ? Se saouler la tronche avec une pétasse pour oublier un
instant celle qui me hante nuit et jour, le tout devant celle qui me hante nuit et
jour. Moi qui essaie de me convaincre que les choses ont changé, que j'ai changé,
je suis toujours très loin de la mériter.
Et le pire dans tout ça, c'est que je ne suis pas du tout plus détendu qu'hier,
bien au contraire. Même cette liqueur à la couleur du miel consommée à trop
forte dose ne m'a pas permis d'effacer son visage de mon esprit l'espace de
quelques heures. Pourtant, je pressens qu'après cette soirée, elle, de son côté, va
très bien y arriver. Et pas qu'un instant.
— Quel connard !
J'essaye de me concentrer sur le reste de la nuit, mais aucune image ne me
revient. Je sais juste que je suis dans mon canapé, et non dans mon lit, et que j'y
suis seul, c'est déjà une bonne nouvelle. D'autant plus que je porte encore mes
vêtements de la veille. Si on suit la logique, on peut dire que je n'ai pas merdé au
point que l'on pourrait imaginer.
Trop fatigué d'essayer de me défausser de ma culpabilité, je finis par me lever,
difficilement, pour aller me chercher un médoc et faire passer cette foutue
migraine, avec la ferme intention de retourner me coucher dans la foulée. Je
manque de trébucher en me prenant les pieds dans un saladier et peste tout haut
contre cette porcherie qu'est devenu mon appart’. Il va vraiment falloir que je me
reprenne en main rapidement car cela ne me ressemble pas. Boire ne me
ressemble pas et j'ai l'impression d'être tombé bien bas.
Je passe devant la chambre de Constance. J'y jette un coup d'œil, elle n'est pas
là. J’imagine un instant qu’elle s’est barrée, déjà satisfait de ne pas être obligé de
devoir la dégager moi-même, mais non, ses affaires sont encore là, je vais devoir
me coltiner le sale boulot. Je me dirige vers la salle de bain pour vider le contenu
de ma boîte à pharmacie, me demandant où elle peut encore bien se trouver.
Notre conversation d'hier soir était tellement étrange que je me demande ce
matin si je ne l’ai pas inventée. Ça m’apprendra à vouloir « accorder le bénéfice
du doute » tiens ! Et penser au fait qu'elle ait passé la soirée avec cet enfoiré ne
m'aide pas à essayer de relativiser. Si elle ne m'avait pas autant énervé, peut-être
que j'aurais moins bu. Et si elle était restée seule hier soir, peut-être qu'Éloïse
aurait passé la soirée avec cet idiot qui lui sert de mari et qu'elle ne serait pas
venue dans ce club. Je ne serais pas en train d'essayer de reconstituer le puzzle
d'une soirée bien compliquée pour savoir jusqu'à quel point j'ai merdé alors que
je sais déjà que dans tous les cas je n'ai rien gagné.
J'avale non sans grimacer l'écœurant mélange « flotte-aspirine » tandis que ma
poche arrière vibre. Constance justement ! Je n'ai aucune envie de lui répondre et
d'entendre une nouvelle fois tout un tas de mensonges ou de reproches sous-
entendus, mon crâne ne les supportera pas. Alors, je garde le téléphone en main
sans décrocher et je retourne me coucher. Je m'écroule sur mon lit froid et
commence à fermer les yeux, essayant de réfléchir à ce que je vais bien pouvoir
faire pour rattraper ma connerie. Mais c’est sans compter sur Constance qui a
visiblement décidé de me faire chier jusqu’au bout.

[Constance : Quand tu auras envie de savoir comment tu as réussi à rentrer
chez toi hier soir, appelle-moi.]

Putain arghhh !
Sans faire cas de ma migraine douloureuse, je me redresse. J'ai plus qu'envie
de savoir, j'en ai besoin. Je la rappelle aussitôt.
— J'en étais sûre ! T’as peur d'avoir fait une connerie, n'est-ce pas ?
Pas de bonjour ou autre forme de politesse, elle m'attaque immédiatement. Je
vois qu’elle n’est pas calmée depuis hier, et cela me confirme que je n’ai rien
inventé du tout, cette fille a un souci.
— Allez, avoue ! continue-t-elle de me provoquer.
— Bon, c'est bon, t'as fini ? Parce que si c'est pour te foutre de moi, je préfère
raccrocher.
— Ok, ok. J'arrête. Mais c'est tellement drôle !
— Constance !
— OK ! C'est bon! De toute façon, je n'ai pas beaucoup de temps à te
consacrer.
— Parfait ! Va droit au but dans ce cas !
— Il devait être environ deux heures du mat' quand tu m'as appelée. Je
commençais tout juste à m'endormir et j'ai vraiment hésité à te répondre. Mais
j'ai bien fait au final car ce n'était pas toi à l'autre bout du fil mais une femme
assez effrayée qui me demandait de venir te récupérer au cimetière. Elle disait
qu'elle n'arrivait pas à t'en faire sortir et qu'elle ne voulait pas t'y laisser seul par
peur que tu fasses une connerie étant donné ton état.
— Au cimetière ? je répète pensant qu'elle se fout de moi. T'as rien trouvé
d'autre ?
— Crois-moi, j’aurais moi aussi préféré que tu trouves une autre idée ! Sauf
que c'est la vérité Grégoire, je ne te mens pas. J'ai cru moi aussi que c'était une
mauvaise blague jusqu'à ce qu'elle me dise qu'elle essayait de te faire quitter les
lieux depuis trente minutes mais que tu restais bloqué devant une tombe....
Oh non...
— ... Celle d'une dénommée Carole Legrand.
... Maman....
Constance ne jouerait pas avec ce sujet. Son souvenir m'est bien trop précieux
pour que je le tolère et elle le sait.
— Je suis venue te chercher en quatrième vitesse. Et en effet, quand je suis
arrivée, tu étais assis, tête baissée, devant sa pierre tombale. Tu pleurais et lui
demandais sans cesse pardon d'avoir tout foiré, encore une fois.
Putain.
Instinctivement, et malgré le fait que je sois seul, mes yeux se ferment de
honte et de désolation. Jamais je n'étais tombé aussi bas.
— Je me suis tournée vers celle qui t'accompagnait pour comprendre
comment tu étais arrivé là. Elle m'a raconté votre soirée, ta consommation
excessive de whisky et ton invitation pour le reste de la nuit. Sauf qu'au lieu de
la guider jusqu'à l'appartement, tu lui as indiqué la route qui menait au cimetière.
Et le temps qu'elle comprenne, tu étais déjà sorti de la voiture et tu te dirigeais
vers la tombe de ta mère.
— Woh, c'est glauque au possible...
— Tu l'as dit ! Je crois que tu n'es pas prêt de le revoir ton plan cul !
J'acquiesce par un léger « ouais » car oui, cette femme dont je ne connais
même pas le prénom et dont les traits du visage ne me sont pas bien nets, n'était
qu'un défouloir. Un vulgaire plan cul.
— C'est donc toi qui m'as ramené à la maison ?
— Oui. Et t'es sacrément lourd mon cochon ! J'ai abandonné l'idée même de te
traîner jusque dans ton lit à peine la porte d'entrée franchie. J'ai t'ai largué sur le
canapé avec une couverture et une bassine, au cas où.
D'où le saladier...
Le seul soulagement que je peux trouver dans tout ça c'est que je n'ai pas
merdé au point de sauter cette pauvre fille. Enfin, si je n'avais pas été surpris par
Éloïse, j'aurais probablement merdé au point de sauter cette pauvre fille au lieu
de venir errer entre les morts, en pleine nuit et complètement bourré, pour
pleurer ma débilité devant la stèle de ma pauvre mère.
— Je suis resté longtemps comme ça ?
— Non, j'ai réussi à te faire retrouver la raison rapidement. Et tu m'as suivie
sans discuter. Par contre...
Elle est hésitante et je n'aime pas ça. Qu'ai-je donc pu faire de pire encore ?
— Par contre quoi ?
Elle expire et reprend.
— Par contre tu lui as promis que tu reviendrais bientôt pour lui « rapporter
papa ».
Après le trou noir de tout à l'heure, c'est maintenant le blanc, le vide, le
manque de mot pour répondre à ça. Je suis gêné et mon regard se tourne
instinctivement vers la porte de ma chambre, comme si je pouvais voir à travers
les murs jusqu'à la pièce qui se trouve de l'autre côté du couloir. Constance ne le
sait pas, je ne lui ai pas dit par peur de l'effrayer, mais dans cette chambre, parmi
quelques vieux meubles et deux ou trois cartons restants à vider, se trouve l'urne
funéraire de mon père, soigneusement posée sur son ancien bureau de menuisier.
Une petite boîte en bois faite par mes propres mains, qui m'a été remise après la
crémation et qui est remplie de ses cendres. J'ai obtenu l'autorisation de
l'emmener avec moi depuis l'Ardèche, le temps que je trouve l'endroit où elle
serait la mieux placée.
Bien évidemment, mon but était de l'enterrer aux côtés de ma mère pour qu'ils
reposent enfin en paix, tous les deux, de nouveau réunis. Mais je n'ai pas trouvé
le courage d'aller jusqu'au bout de ma démarche depuis que j'ai découvert, le
matin même de mon retour, que dans ce caveau reposaient également mes
grands-parents maternels. Depuis j'y réfléchis. Je ne suis pas sûr que mon père
accepterait de passer l'éternité en leur compagnie. Alors, en attendant de prendre
la bonne décision, j'ai gardé l'urne avec moi. Mais maintenant que la promesse a
été faite à ma mère, je n'ai plus vraiment le choix.
— Constance, je...
— Ne t'en fais pas Grégoire. Vu le nombre de fois où je me suis retrouvée
seule à t'attendre dans cet appartement, j'ai eu le temps de fouiller un peu. Et tu
vois, la boîte m'a effrayée un peu au début c'est vrai, mais elle m'a aussi aidée
quelque part car c'est en la découvrant que j'ai compris que tu comptais vraiment
revenir par ici.
— Revenir, oui, bien sûr. La place de mon père a toujours été auprès de ma
mère et non au milieu de parfaits inconnus. Mais je pensais repartir.
Elle laisse échapper un rire sans joie.
— Tu pensais...
— Constance...
Eh merde ! J'entends au son étranglé de sa voix que sa gorge se noue. Je me
sens bête car je pensais qu'elle avait dépassé ça, nous en avions suffisamment
discuté pour moi. Mais je me trompais. Comme toujours. Voilà peut-être ce qui
explique son comportement étrange depuis quelques jours, cette agressivité que
je ne parviens pas à expliquer. Quand je pense qu'elle s'est retrouvée à venir me
chercher cette nuit parce que je me suis mis minable à cause d'une autre fille... Je
ne comprends décidément rien à rien, et je commence à croire que le seul
domaine dans lequel j'excelle, c'est bien celui de faire souffrir les femmes. Pour
ça, je remporte la médaille d'or, sans hésitation. Je pourrais même être classé
hors compétition. Mais Constance ne me laisse pas le temps d'en dire plus et,
comme pour mieux masquer sa gêne, elle reprend vite le dessus sur ses
émotions.
— Bon, je vais te laisser. J'ai des trucs perso à faire et je risque de m'absenter
un peu dans les jours qui suivent. Mais promis, je t'appelle pour prendre de tes
nouvelles. Et d'ici là, plus de whisky tout seul au bar, c'est compris ?
— Je vais essayer !
— T'as intérêt parce que me retrouver à traîner les cimetières à deux heures du
mat' tel un rôdeur affamé, juste pour ramasser un pauvre mec bourré, merci mais
j'ai connu des meilleurs plans. Et je crois t'avoir déjà dit que je ne lui trouvais
rien de sexy au shérif moi !
Je rigole au souvenir de ce dimanche où, telle une vraie groupie en décalage
total avec son caractère, Constance m'a forcé à passer la journée entière dans le
canapé à enchaîner les épisodes de The Walking Dead, juste parce que j'avais
commis « l'inculte » crime de ne pas connaître cette série avant qu'elle ne m'en
parle. Des heures entières d'hémoglobine et de cannibalisme, plutôt marquante la
punition.
Je m'apprête à ce titre à répliquer sur le ton de l'humour mais j'entends
quelqu'un parler derrière elle. La scène d'hier soir me revient alors en tête. Je ne
sais pas s'il s'agit encore de ce Dupin mais j'espère vivement que non. Personne
ne m'enlèvera de l'esprit que Constance passe beaucoup trop de temps avec ce
mec, plus qu’il n’en passe avec sa propre femme j'ai l'impression, pour qu'ils ne
soient que des amis. Mais après ce qu'elle a fait pour moi cette nuit, je ne peux
pas la faire chier avec ça. Alors je fais comme si je n'avais rien entendu et
poursuis la conversation.
— J'en prends bonne note.
— Bon cette fois je dois te laisser. À plus Grégoire.
— À bientôt Constance. Et merci pour cette nuit.
Je l'entends me sourire à travers le combiné avant de raccrocher. Je sais alors
que j’ai bien fait d’attendre avant de lui ordonner de venir reprendre toutes ses
affaires et de me laisser en paix. Qu’elle fasse ce qu’elle a à faire, je vais faire de
même de mon côté. Je verrai pour le reste après.
Je regarde quelques instants mon téléphone, avant de m'écrouler de nouveau
sur mon oreiller. Pour un mec qui a la gueule de bois, je suis surpris d'avoir tenu
une conversation si sérieuse. Et si je n'étais pas aussi fatigué, j'élaborerais bien
tout de suite une stratégie visant à me faire pardonner aux yeux d'Éloïse. Mais ça
attendra demain, il fera jour, dans ma tête en tout cas, et mes neurones seront
plus à même de sortir quelque chose de réaliste.

26

« ... mais la rose effeuillée simplement
on la jette au gré du vent,
une rose effeuillée sans recherche se donne
pour n'être plus ... »
Sainte Thérèse de Lisieux

Éloïse

Le vacarme d'une porte qui claque me sort avec violence de mon sommeil.
Mes yeux s'ouvrent sur toute leur grandeur ; apeurés, ils bougent dans tous les
sens. Mon cœur s'affole et mes oreilles traquent le moindre bruit suspect.
Le craquement d'une serrure qui s'enclenche vient vite me rassurer, c'est celle
de la porte d'entrée. Depuis les onze années que je l'entends chaque jour s'ouvrir
et se refermer, j'ai appris à reconnaître le bruit devenu familier. Maxime est en
train de la fermer à clé, mon corps crispé peut se relâcher.
Un silence de plomb règne dans la maison, j'en déduis qu'il vient de sortir,
sans doute pour aller travailler. Pas besoin de me tourner vers la droite du lit, je
sais que comme à l'accoutumé, il n'y a plus personne à mes côtés. Et la voiture
que j'entends démarrer puis s'éloigner me confirme que je vais passer une
nouvelle journée avec ces mêmes questions qui vont encore et toujours me
torturer.
La nuit dernière n'aura donc été qu'une courte trêve et l'armistice est loin d'être
signé.
Mon réveil m'informe qu'il est dix heures passé et j'en viens à être surprise que
Maxime ait quitté la maison si tardivement, même un dimanche. Voilà qui
explique sans doute son départ si bruyant. La tête toujours sur l'oreiller, mon
regard fixe le plafond et mes deux mains viennent se poser de part et d'autre de
mon front. Je suis désappointée et bien plus encore, mais après tout, à quoi
pouvais-je bien m'attendre ? À me réveiller pour une fois dans les bras de mon
mari juste parce que nous avons fait l'amour cette nuit ? À ce que nous
partagions notre petit déjeuner, comme le ferait n'importe quel couple,
amoureux, avant d'enchaîner sur un nouveau round passionné ?
« Tu as dans ta vie un homme qui t'aime et qui ferait tout pour te rendre
heureuse. »
Partager l'intimité du matin ne doit visiblement pas faire partie des choses qui
rendent heureux et dès demain, je compte demander quelques précisions à
Alexandra.
Je me lève, ramasse mon pyjama et mes sous-vêtements qui jonchent le sol de
la chambre depuis que Maxime me les a retirés cette nuit.
Je me rhabille et me traîne jusqu'à la cuisine.
D'un pas lourd, je remplis la bouilloire d'eau froide pour me préparer un thé.
Je n'ai pas faim, mon estomac est encore noué de ma violente crise de cette nuit
et je sens qu'il ne supportera rien d'autre. Alors je me dis que « c'est bien le thé,
ça va m'éviter de gerber ». Je souris toute seule, ironiquement. Je suis sûre que
ma mère l'adorerait celle-là !
Je chasse vite ma maternel de mes pensées et les yeux dans le vide, j'attends
devant la machine qui émet ses petits clapotis d'eau entrant en ébullition. Mon
esprit se perd alors dans le souvenir de cette nuit. J'ai bien du mal à réaliser ce
qu'il s'est passé, à tel point que j'en viens à me demander si je ne l'ai pas rêvé.
Qui sait, les nombreux fantasmes que j'ai nourris ces derniers jours m'ont peut-
être joué des tours ?
Je secoue la tête.
Je ne dois plus y penser.
Je retire la bouilloire de son socle en plastique avant même que l'ébullition ne
soit terminée et pars à la recherche de ma boîte à thé. M'activer m'empêchera
peut-être d'y songer. Car avec ce que j'ai vu hier soir, je refuse désormais de lui
accorder ne serait-ce qu'une seconde de plus de ma vie. C'est fini ! Je sais que je
fais cette promesse pour la énième fois mais j'ose croire que je serai capable de
la tenir cette fois. Grégoire Legrand ne viendra plus me hanter, Grégoire Legrand
ne viendra plus me blesser. Jamais. Fini d'écouter les stupides réactions de mon
corps à son approche. Fini d'imaginer qu'elles signifient plus qu'une simple
pulsion animale, un besoin viscéral. J'ai enfin compris ce que ce mec valait :
rien. Mes yeux n'ont pu que constater qu'il ne m'apporterait jamais rien d'autre
que cette douleur au cœur qui s'est ravivée depuis quelques heures, et qui me
perfore la poitrine plus durement encore qu'il y a quinze ans. Et puis surtout, fini
de perdre mon temps, mon mari m'attend.
Même si elle n'a pas choisi la plus douce des façons pour me faire réagir,
Alexandra n'a fait que me rappeler à la réalité hier soir. Mon mariage n'est
terminé que si je suis persuadée qu'il l'est. Je possède les cartes en mains, à moi
de choisir comment les jouer. Je dois m'en convaincre et mettre mes doutes de
côté. Car cette nuit a bien existé. Et plus que de me l'avoir dit, Maxime m'a
prouvé qu'il m'aimait.
Je sais que nous avons encore beaucoup de choses à régler et que faire
l'amour, aussi merveilleusement soit-il, ne suffit pas à effacer toutes nos
difficultés. Pourtant, aux souvenirs de certaines caresses inédites, je ne peux
empêcher le coin de mes lèvres de se relever ; moi qui rêvais de pimenter notre
vie sexuelle depuis si longtemps mais qui n'avais jamais trouvé le courage de lui
en parler. Une timide retenue que je ne saurais expliquer m'en a toujours
empêchée. Comme si discuter de notre sexualité n'était pas quelque chose de
naturel entre nous. Comme si nous ne partagions pas cette complicité et que seul
le mariage importait. Que le plaisir passait après, en dernier.
Tout en remuant le sachet qui infuse dans l'eau fumante, je réalise que cette
nuit Maxime a fait un pas vers moi. Certes, pas celui que j'attendais mais un pas
tout de même. Et je ne peux l'ignorer. C'est donc aujourd'hui à mon tour de
prendre les devants et je ne compte pas attendre. Il faut battre le fer tant qu'il est
encore chaud, pour reprendre la célèbre expression. Je décide ainsi de lui
préparer une petite surprise pour ce midi : concocter son repas préféré, des
lasagnes, que je vais apporter à son bureau pour que nous puissions déjeuner
ensemble et discuter. Enfin. Pour de bon. Nous ne pouvons pas continuer à nous
faire du mal comme ça. Nous sommes mari et femme, nous avons prêté serment
et nous nous devons d'arranger les choses si nous voulons sauver notre mariage.
Et je sais maintenant que nous pouvons le faire, ma prise de conscience
concernant Grégoire ne faisant que renforcer cette idée.

*
* *

Après avoir cuisiné farine, petits légumes et viande hachée pendant près d'une
heure, je laisse le plat refroidir et file dans la salle de bain pour me préparer.
Boostée par cette nouvelle détermination, j'étale le dentifrice sur la surface de
ma brosse à dents, anticipant de façon imaginaire la réaction de Maxime quand il
me verra débarquer. Mais, bien trop nerveuse, je suis incapable d'attendre la fin
des deux minutes réglementaires sans bouger. Je débute alors des allers-retours
devant le lavabo, m'arrête pour replacer une serviette qui n'était plus
parfaitement alignée, j'attrape ma pince à épiler qui traîne sur le meuble et ouvre
le placard pour la remettre à sa place mais un mouvement de recul vient me
freiner. Je reste interdite devant l'étagère, fermant et rouvrant les yeux plusieurs
fois pour être sûre de ce que je vois, mais le résultat est toujours le même : ses
affaires de toilette ont disparu, toutes.
La brosse qui tourne toujours de façon automatique sur mes dents m'empêche
de crier et je crois bien qu'après ce lavage, je pourrai la jeter tellement mes
gestes sont appuyés.
Je m'écarte du placard et viens me concentrer sur le miroir. Mon reflet est
inquiet. Mon cerveau échafaude des tas de scénarios, tous plus farfelus les uns
que les autres : il a changé ses affaires de place ; il est parti en voyage pour le
boulot sans m'en parler ; il a tout emporté pour se laver au bureau ce matin...
Incapable de réprimer la panique qui monte en moi, je finis par lâcher ma
brosse à dents avant le signal de fin, crachant vulgairement la mousse blanche
dans l'évier. Je ne prends pas le temps de rincer ou d'essuyer ma bouche,
j'abandonne la brosse à côté du lavabo et pars vérifier les autres placards. Mais à
chaque porte que j'ouvre, à chaque tiroir que j'amène vers moi, ma gorge se serre
un peu plus. Plus rien n'est là, il a tout emporté. Je sais déjà au fond de moi ce
qui est en train de se passer, ma raison refuse pourtant de l'avouer.
Dans un ultime espoir de croire que non, ceci n'est pas en train d’arriver, je me
précipite dans le dressing. Et cette fois, c'est le néant qui m'envahit. Dans la
penderie d'abord : les étagères sont vides, les cintres sont nus et immobiles,
parfaitement alignés, comme s'ils n'avaient jamais porté de vêtements. Et le vide
s'empare aussi de mon corps. Je sens mon sang se glacer, ma tête me lâcher et
mon estomac se retourner. Maxime est parti, il vient de me quitter. Mes genoux
n'ont plus assez de force pour me maintenir debout et ils viennent s'écrouler sur
le parquet. Mais c'est avant tout cette atroce douleur que je sens déchirer mon
cœur déjà meurtri, qui me fait réaliser la gravité de la situation. Mon mari m'a
quittée et ma putain de conscience me répète en boucle cette réalité. Mon mari
m'a quittée. Je n'ai rien vu venir, ou plutôt je n'ai pas voulu voir les choses
arriver rigole-t-elle ! Bien-sûr que la situation était trop intenable pour perdurer.
Il fallait que l'un de nous deux agisse. Mais pas comme ça ! Non, pas en fuyant !
Merde, nous sommes mariés, cela ne compte-t-il qu'à mes yeux ? Il me semblait
pourtant que nous partagions la même vision de l'engagement. Mais je n'ai pas
d'autre choix que de faire face à la réalité, Maxime est parti. Il m'a fait l'amour
comme jamais hier soir parce qu'il savait qu'il ne le ferait plus jamais. Et ce
matin, seule et impuissante, je ne peux que constater qu'il avait préparé ce départ
et que s'il a emporté l'intégralité de ses vêtements, c'est qu'il ne compte pas
revenir dans quelques jours après avoir pris un peu de distance. Il veut une
rupture, définitive.
C'est ainsi que la colère prend le pas sur la panique ou la tristesse. Une colère
monstre que je ne pourrai pas contenir cette fois. Beaucoup trop d'explications
rationnelles m'échappent pour cela. Pourquoi ne m'a-t-il pas avoué qu'il projetait
de partir ? Pour ne pas que j'essaye de le retenir ? Mais je ne vais pas le laisser
me quitter si lâchement que ça. Oh non ! Pas sans avoir eu cette conversation
que j'attends depuis trop de temps. Elle sera sans doute bien différente de ce que
projetais il y a encore un quart d'heure mais elle aura lieu, croyez-moi.
Je retourne dans la cuisine avec l'intention d'attraper mon téléphone mais mon
corps se fige devant les lasagnes qui refroidissent sur le plan de travail. Et dans
un geste totalement déraisonné, j'attrape le plat encore fumant et vient le
balancer de toutes mes forces dans l'évier. La céramique qui résiste ne fait
qu'intensifier ma rage et, puisqu'il me faut un défouloir, c'est malheureusement
elle qui va trinquer. Je reprends le plat, ce cadeau de mariage que j'ai toujours
adoré et souvent utilisé, et, vociférant, je m'acharne dessus.
— Alors comme ça, tu t'en vas ?
J'entends la faïence qui commence à céder.
— Je viens de passer une heure à cuisiner, pour rien...
Nouveau coup, des fissures apparaissent.
— ... des semaines à cogiter, pour rien, ...
La béchamel commence à se répandre dans l'évier, mêlée au rouge de la sauce
tomate et du sang de mes mains coupées.
— ... des années à tes côtés, pour rien...
Dans un dernier geste emporté, je lâche lourdement les bouts de plat fendus et
laisse mon corps glisser le long du meuble de cuisine.
— Rien, rien, rien. Voilà ce que je représente. Rien...
J'ai mal. Horriblement mal et je finis ma crise de nerfs en pleurs. De vrais et
profonds sanglots sortent et libèrent avec eux cette douleur atroce de m'être fait
une nouvelle fois lâchement quitter après m'être donnée. Sauf que cette fois-ci, je
me suis donnée au seul homme qui m'ait jamais aimée.
*
* *

Quand trente minutes plus tard je parviens à me calmer, j'ai un mal de tête
phénoménal et je dois forcer sur mes yeux gonflés pour les maintenir ouverts. De
mes doigts abîmés sur lesquels le sang a séché, je finis par attraper mon
téléphone pour composer le numéro de mon frère. Je refuse d'abandonner l'idée
de parler à Maxime, il me doit au moins ça. Et si quelqu'un sait où il est parti se
réfugier, c'est bien mon jumeau.
— Tata Loïse ? me demande la voix enfantine qui décroche.
Romane, pas maintenant mon ange...
Je ferme mes yeux douloureux et lui réponds d'une voix fragile.
— Oui, ma chérie, c'est moi. Depuis quand tu réponds au téléphone de papa
toi ?
— Bah, y'avait ta photo.
— D'accord. Et il est où papa ?
— Sais pas !
— Peux-tu me passer maman alors ?
— Pas là !
Super ! Et ça n'inquiète personne qu'une gamine de quatre ans soit tout seule
et réponde au téléphone ? Je n'ai pas le temps de m'en soucier plus que ça,
Romane a visiblement beaucoup de choses à me dire.
— Tu sais tata Loïse, la maicresse elle a dit que ma citrouille elle est crop
jolie.
— Ah oui.
Timothée, que fais-tu bon sang ?
— Et puis maman elle va acheter le déguisement reine des neiges pour
naloween.
— C'est super tout ça ma puce mais tu peux aller chercher papa s'il te plaît ?
— Oui mais Manon elle veut aussi le déguisement reine des neiges alors moi
je lui ai dit bah t'es une copiteuse.
— Une copieuse ma chérie, on dit une copieuse.
Mon ange aux boucles dorées réussit à m'arracher un sourire. C'est incroyable
le pouvoir innocent que possèdent les enfants. Et me dire qu'après cette matinée,
je suis certaine de pouvoir affirmer que je n'en aurai jamais, ne fait que remonter
les larmes aux bords de mes yeux fatigués.
— Il est là païn Macime ?
Non, pas cette question. Pas venant de toi mon ange. Et si justement tu
pouvais trouver ton père, il saurait me dire où il se cache ce lâche de « païn
Macime ».
Mais je n'ai pas le temps de lui répondre, j'entends un bruit de frottement et le
récit des péripéties de ma princesse s'arrête là. J'espère que ma chipie préférée
s'est fait prendre en flagrant délit et que son père vient enfin à ma rescousse.
— Allô, me lance une voix grave.
Alléluia, Timothée !
— C'est moi Tim'. Écoute, je sais que tu ne voudras pas mais il faut pourtant
que tu me dises où il est.
— Éloïse ? De qui me parles-tu ?
— Arrête s'il te plaît Timothée, tu vois très bien. J'ai vraiment besoin de lui
parler.
— Sans doute mais je t'assure que je ne comprends pas un traître mot de ce
que tu me racontes. Que se passe-t-il ?
Mon frère, pas au courant des projets de mon mari ? J'ai du mal à y croire. Ce
serait une première !
— Je cherche Maxime, il n'est pas à la maison. Il est... parti.
— Comment ça, il est parti ?
Parti comme un mari qui vient de quitter sa femme... C'est affreux comme
c'est humiliant et douloureux d'entendre une autre voix que celle de ma
conscience prononcer ce petit bout de phrase. Sans doute parce que cela rend la
chose réelle.
— Parti. Pendant que je dormais. Il a pris toutes ses affaires et il est parti.
— Mais qu'as-tu encore fait Éloïse ?
— Pardon ? je l’interroge, stupéfaite.
— Maxime ne serait jamais parti sans raison valable, je le sais.
En réponse à ces mots lourds de sous-entendus, mon corps se redresse et vient
s'appuyer sur le plan de travail. C'est impossible, il n'a pas pu dire ça ! Je lui
raconte que mon mari vient de me quitter sans aucune explication et forcément
je suis la fautive de l'histoire !
— Et tu peux me dire ce que tu insinues par « sans raison valable » ?
— Arrête Éloïse ! Je suis au courant que l'autre est revenu dans la région et
nous savons tous que tu n'es plus toi-même quand il est dans les parages.
L'autre ? Il parle de Grégoire sans doute.
— Même si cela ne te regarde en rien, petit frère, je t'assure que je n'ai pas
trompé Maxime, puisque c'est ce que tu prétends.
— Ouais....
— Mais arrête voyons ! Je te dis que je n'ai rien fait. Je n'ai jamais trompé et
je ne tromperai jamais Maxime. Pour qui me prends-tu enfin ?
Et lui, pour qui se prend-il à me juger de la sorte ? En même temps, je suis
encore plus bête que lui à essayer de me justifier et de me défendre d'une
« faute » que je n'ai pas commise.
— Oh et puis laisse tomber, je finis par lui répondre avant de perdre plus de
temps à m'énerver en vain contre lui. Je ne sais même pas pourquoi j'ai eu l'idée
de t'appeler. Je croyais bêtement que tu pourrais m'aider.
— Pas si bêtement que ça, me répond-il. J'ai toujours été là pour toi je te
rappelle.
— Ah oui, excuse-moi, je réplique sèchement. J'ai failli oublier que tu étais
venu à ma rescousse au lycée, toi le héros de la famille ! Tu ne me le rappelles
pas assez c'est vrai ! Mais tu sais quoi Tim' ? Ça fait quinze ans que j'entends ça
et j'en ai ma claque de devoir t'en être reconnaissante sans cesse !
— Ne t'énerve pas comme ça, me retourne-t-il d'un ton faussement offusqué.
Je constate juste que, quinze ans plus tard comme tu le soulignes si bien, tu t'es
de nouveau foutue dans un sacré pétrin et toujours pour le même mec.
Oh le salaud !
— Tu sais que si j'avais eu envie qu'on me fasse la morale, j'aurais
directement appelé maman.
— Oh mais ne t'inquiète pas, elle va très bien s'en charger quand elle
apprendra que Maxime est parti. Déjà qu'elle est dans tous ses états depuis
qu'elle sait que l'autre est revenu.
Je serre les dents.
Arrête de l'appeler « l'autre » bon sang !
— Ah, parce qu'elle est courant, bien évidemment. Remarque, depuis le
temps, je devrais être habituée à ce que tout le monde connaisse tous les détails
croustillants de ma vie privée. Qui n'a rien de privé d'ailleurs !
Je lui réponds en hurlant tellement je suis excédée par tout ça. Mais bon sang,
personne n'est capable de reconnaître que j'ai juste besoin de soutien et non pas
d'être accablée comme je le suis.
— Calme-toi enfin Éloïse. Tu dis des choses que tu ne penses pas.
Oh, ils commencent sérieusement à tous me gonfler à me demander de me
calmer sans même m'écouter !
— Et pourquoi devrais-je me calmer ? Pour que tu puisses me dire ce que je
dois faire et que j'obéisse comme un gentil p'tit toutou une fois de plus ? Mais tu
sais quoi, c'est fini ça Timothée. J'en ai marre de tous vous écouter. J'appelais
aujourd'hui pour avoir ton aide mais je vais me débrouiller toute seule. Sur ce,
merci et bonne journée.
Et je raccroche.
Je fulmine. J'ai les mains qui tremblent et je dois me contenir de toutes mes
forces pour ne pas balancer ce fichu téléphone à travers la pièce. Elle est belle la
fusion relationnelle spécifique aux jumeaux tiens ! Mais après le plat de lasagnes
qu'il me reste encore à ramasser, je vais peut-être éviter de casser tous les objets
qui me tombent sous la main. Alors, au lieu de céder à la colère, je m'adosse de
nouveau contre le meuble de la cuisine et je penche ma tête en arrière pour
soupirer longuement.
Je me sens seule comme jamais et incomprise, comme toujours. Pour la
seconde fois de ma vie, j'ai besoin du réconfort de ma famille et je me heurte à
des jugements et des reproches. Je ne vais certainement pas appeler ma mère
après ça, je ne m'en remettrais pas. Et de toute façon, je mettrais ma main à
couper que mon frère occupe déjà sa ligne en lui racontant ma stupidité.
Je ne sais pas si je pensais réellement ce que je viens de lui dire mais je
devrais sérieusement y réfléchir. Il est plus que temps que je prenne les choses
en main pour que les autres arrêtent de décider de tout pour moi. Je les ai laissés
faire trop longtemps. Je veux désormais vivre ma vie comme je l'entends,
comme j'en ai envie et non plus comme on me le dit. Fini d'appliquer à la lettre
tous ces conseils à la con pour « garder » mon mari parce que « personne d'autre
ne voudra de moi avec ma réputation ». Fini de passer après le gendre ou le
beau-frère « parfait ». Fini de vouloir un enfant parce que « à trente ans une
femme doit être maman ».
Aujourd'hui je veux vivre pour moi, faire mes propres choix. Même s'ils sont
mauvais, je les assumerai. Je veux les assumer. J'ai besoin de me prouver que
j'en suis capable. De toute façon, puis-je tomber plus bas que l'état dans lequel je
me trouve actuellement ? En boule sur le sol de ma cuisine, le pyjama sali de
projections de lasagnes, la voix cassée après ma prestation théâtrale et les yeux
bouffis d'avoir pleuré des océans. Je me fais moi-même pitié.
Et si je veux reprendre ma vie en main, je dois commencer par régler les
choses avec Maxime. Je ne peux peut-être pas le voir, mais je peux lui parler. Il
veut une rupture, ok. Mais pas sans discuter. Je rallume le téléphone que je tiens
encore dans mes mains et colle mon oreille à l'écran, le cœur tambourinant. Une
totalité, puis deux, trois et à la quatrième, je tombe sur son répondeur. Mais je ne
vais pas me défiler comme l'Éloïse que tout le monde connaît l'aurait fait, et je
lui laisse un court message, dénué de toute émotion.
« Maxime, c'est moi. Nous avons besoin de parler je crois alors s'il te plaît
rappelle-moi »
Je n'ai aucun moyen de savoir s'il le fera. Il ne me reste plus que l'attente et
l'espoir. Alors, je me lève et je vais ranger les dommages causés par ma crise de
tout à l'heure.
Et quand une heure après, enfin lavée et habillée, je tue le temps comme je
peux, assise dans mon canapé à zapper de chaîne en chaîne et que j'entends mon
portable sonner, je me précipite vers la cuisine où je l'ai volontairement laissé
pour ne pas le regarder après chaque quart d'heure passé.
J'arrive essoufflée devant le téléphone, pile au moment où la sonnerie s'arrête.
— Argh ! je peste tout haut.
Je le déverrouille en vitesse pour rappeler Maxime dans la foulée mais je
découvre que c'est Alexandra qui a cherché à me joindre et non mon mari. Déçue
et soulagée en même temps, je repose l'appareil et retourne déprimer, toute seule,
dans mon canapé. La tonalité m'indiquant l'arrivée d'un nouveau message ne me
fait même pas réagir, je sais qu'il provient d'Alex alors autant éviter un second
déplacement pour rien ; enfin, pour quelque chose qui peut attendre. Qu'elle
réfléchisse à d'autres phrases toutes faites ma très chère collègue en attendant.
J'attrape le plaid à l'autre bout du canapé et me pelotonne dedans, puis je
recommence à aller d'un programme à un autre. Mais en réalité, je passe le plus
clair de mon temps à regarder depuis la baie vitrée du salon la pluie qui tombe en
abondance sur les champs. Même la météo est d'humeur maussade aujourd'hui.
Je suis nerveuse et mon tic rassurant à moi, celui de tourner mon alliance
autour de mon doigt, ne m'aide pas vraiment car il me renvoie avec cruauté à ce
soir de décembre, il y a neuf ans, à la veille du réveillon de Noël. Et, dans mon
état de morosité prégnant, je m'interroge sur ce que serait aujourd'hui ma vie, si
seulement j'avais eu le courage d'assumer mes sentiments à ce moment.
Dans le milieu de l'après-midi, j'avais reçu un message de Maxime qui me
demandait de le rejoindre vers dix-neuf heures à l'adresse indiquée, soit celle
d'un restaurant plutôt réputé. Je me souviens avoir quitté le boulot plus tôt juste
pour aller m'acheter de quoi m'apprêter, excitée comme jamais par cette soirée
improvisée : maquillage léger, robe ajustée et lingerie osée ; à cette période, cet
effort n'en était pas encore un.
Mais je me rappelle également de ma stupeur au moment de sortir de la
maison, face à la limousine qui m'attendait. J'avais compris. L'ivresse s'était
envolée. Et la route qui m'amenait jusqu'à l'ancien pigeonnier attenant au
fameux restaurant et que Maxime avait fait privatiser pour notre soirée, m'avait
paru bien trop courte pour me préparer à ce moment que j'appréhendais depuis
plusieurs années ; depuis que Maxime était entré dans la famille en réalité.
Je me souviens de mes jambes flageolantes qui peinaient à me faire avancer
dans le chemin de gravier et du chauffeur qui avait accouru pour m'aider à me
relever. « Ce sont les talons, je n'en porte jamais » avais-je menti pour me
justifier. Et que dire de ma respiration déjà saccadée qui se bloquait davantage à
chaque enjambée ?
Mes yeux se remémorent encore aujourd'hui l'indéniable beauté de ce qu'ils
avaient pu découvrir derrière la porte d'entrée de ce pigeonnier : des bandes de
tissu blanc, entremêlées de fines guirlandes lumineuses à la chaude couleur d'or,
étaient suspendues au plafond et venaient retomber en fin voilage le long de
chaque pan de mur. Sur le point le plus haut du plafond était accroché un lustre
de pampilles et chandelles, qui descendait jusqu'au-dessus de l'unique table
centrale. Aux quatre coins de la pièce, des boules de buis étaient posées sur de
grands vases Médicis noirs et des roses blanches s'en échappaient çà et là. Une
pluie de pétales de roses rouges et de bougies recouvrait somptueusement
l'intégralité du sol bétonné. Et la table dressée au milieu de cette féerie n'avait
rien à envier à celles des plus grands mariages : bouquet de pivoines
impressionnant, nappe d'un blanc immaculé, multiples rangées de couverts
parfaitement alignés, verres à l'apparence de cristal et assiettes en porcelaine
décorées de fins filets d'or.
Maxime m'attendait au milieu de ce décor époustouflant, un genou à terre et
un écrin noir dans la paume de sa main droite d'où brillait un magnifique
solitaire. J'ai bien entendu fondu en larmes et prononcé le « oui » attendu, bien
consciente du nombre incalculable de femmes qui auraient rêvé d'être à ma
place. Et puis, je l'aimais aussi. Pourtant, je me souviens avoir aussitôt sauté
dans les bras aimants de celui qui allait devenir mon époux, avant tout pour
l'empêcher de voir ce que mon visage ne pourrait que difficilement cacher. Car
les larmes qui inondaient mes joues n'étaient pas celles de l'expression de mon
bonheur, mais bien une réaction incontrôlée face à une immense peur. Peur
d'écouter cette voix intérieure qui me hurlait trois autres lettres au sens
diamétralement opposé. Peur de continuer à penser que ma place était peut-être
ailleurs, là où Il s'était exilé, qu'il allait finir par rentrer. Peur d'aller de l'avant
et de devoir une fois pour toutes l'oublier.
Mais je me suis tue ce soir-là et tous les autres où nous avons annoncé ce
grand événement. J'ai souri à ma mère quand elle a poussé un soupir de
soulagement. J'ai laissé mon frère s'émouvoir quand son « beau-jumeau » l'a
gratifié du titre de témoin d'honneur de la cérémonie. J'ai écrit, sans rien dire, des
noms que je ne connaissais pas sur les plans de table, j'ai commandé la pièce
montée aux choux à la crème, le seul dessert au monde que je n'ai jamais aimé,
et j'ai souri sur toutes les photos ce jour-là et les autres qui ont suivi. J'ai souri
jusqu'à ce lundi, il y a quinze jours, où ma prédiction s'est réalisée : il avait fini
par rentrer.
Je disais quoi il y a deux heures de ça déjà ? « Je refuse désormais de lui
accorder ne serait-ce qu'une seconde de plus de ma vie ». Voilà bien la seule
chose que mes proches n'ont jamais réussi à m'imposer d'ailleurs : arrêter de
penser obsessionnellement à Grégoire Legrand. C'est peut-être ce qui explique
cette obsession justement.
Mes yeux humides viennent se poser de nouveau sur l'écran de la télé et ils ne
sont pas prêts de sécher puisque l'émission diffusée n'est autre qu'un reportage
sur le bonheur de jeunes mariés préparant l'arrivée de leur premier enfant.
Génial !
Le sourire radieux de la future mère qui caresse son ventre et qui s'émerveille
quand son bébé lui donne un coup, l'échographie avec les battements de cœur, la
préparation de la chambre tel un petit nid douillet... Tout ce bonheur craché aux
visages des téléspectateurs me donne envie de gerber. À croire que même la
télévision a décidé de se moquer de moi aujourd'hui. C'est tout simplement
désolant !
Alors, avant de m'enfoncer plus encore dans cet état léthargique, je préfère
éteindre cette télé et me diriger vers mon téléphone. J’y découvre que le message
qui s'affiche provenait bien de ma collègue.

[Alexandra : T'as raté le meilleur de la soirée en t'enfuyant comme ça,
dommage ! Je te raconte tout demain, promis.]

J'ai hâte...
Pas de nouvelles de Maxime.
Je n'en peux plus de rester enfermée. J'étouffe. Je tourne en rond. J'ai besoin
de prendre l'air et de sortir de cette maison qui me renvoie trop violemment le
naufrage de ma propre vie. Et comme souvent, c'est le sport qui vient à ma
rescousse. Je chausse mes baskets et envoie un message à Émilie lui indiquant
que j'arrive, le temps de faire mon footing jusqu'à chez elle.

*
* *

Dix kilomètres plus tard, complètement trempée par les averses qui n'ont pas
réussi à ébranler mon besoin absolu de me vider de tout ce dégoût de moi-même,
j'arrive enfin dans la rue où se situe l'immeuble de mon amie. Je ralentis le
rythme pour m'étirer les jambes sur les quelques mètres restants mais un déluge
de grêle s'abat soudainement sur moi. Je lève mes yeux mauvais en direction du
ciel. Pas de doute, le dimanche 23 octobre 2016 est officiellement la journée la
plus pourrie de l'année ! De la décennie peut-être même !
Je me précipite devant la porte de l'immeuble pour appuyer frénétiquement sur
l'interphone et heureusement pour moi, Émilie réagit plus que rapidement. Je
monte les marches quatre à quatre et je viens toquer avec énergie sur sa porte
d'entrée.
— Salut ma belle.
— Coucou.
— Oh, mais t'es trempée !
— Sans blague !
— Et t'es pas d'humeur non plus a priori, me dit-elle en m'ouvrant en grand la
porte. Allez, entre. Je vais te faire un bon thé bien chaud. Va te laver pendant ce
temps-là avant de finir à l'hosto avec une infection pulmonaire, rajoute-t-elle en
secouant la tête.
Je m'exécute sans broncher. Je sais pertinemment que la météo n'était pas
adaptée pour aller courir mais j'avais bien trop besoin d'évacuer pour penser à
être raisonnable.
Je jette mes vêtements trempés sur le sol de sa salle de bain et je m'accorde le
privilège de traîner un peu sous la douche, bien contente de laisser l'eau brûlante
me détendre pour la première fois de cette longue journée. Puis, séchée et
habillée de vêtements propres et chauds empruntés dans l'immense dressing que
je jalouse depuis toujours à ma copine, je rejoins celle-ci dans son salon. Je
m'installe à ses côtés, en tailleur sur son canapé et ça y est, je respire. Mon amie,
son appartement réconfortant, voilà ce dont j'avais besoin cet après-midi.
— Tu as mangé au moins aujourd'hui ?
Des lasagnes, ça oui, j'en ai mangé. Mon évier et mon pyjama peuvent en
attester !
Je ne réponds pas, elle soupire.
— Éloïse Dupin vous me fatiguez !
J'esquisse un petit sourire désolé, juste pour qu'elle arrête de me réprimander
comme une gamine de deux ans. Mais ça ne fonctionne pas, ses yeux me
grondent toujours. Je la vois alors se lever pour se diriger vers sa cuisine et
revenir les bras chargés de paquets de cookies, mes gâteaux préférés. Eh merde !
Je vais devoir puiser dans le peu d'énergie qu'il me reste pour ruser car elle ne
pourra pas me forcer à manger, pas aujourd'hui.
— Bon. Tu avales au moins deux cookies et après tu me racontes tout. Mais je
refuse d'écouter quoi que ce soit si tu ne manges pas devant moi.
— Ça s'appelle de chantage ça me semble-t-il, je proteste en haussant des
sourcils. Mais c'est inutile, je vais bien Émilie. Tu n'es pas obligée de faire ça.
— Si. Une fois pas deux. Tu manges et tu discutes pas !
Ses mots me renvoient bien évidemment des années en arrière, à ce jour où
elle a enfin eu l'autorisation de venir me rendre visite à la clinique. Nous ne nous
étions pas vues depuis plusieurs semaines alors forcément, j'avais eu le droit aux
grandes retrouvailles : pleurs, câlins, cadeaux, potins... Elle ne tenait pas en
place ! Elle m'avait apporté un livre, un magazine people et deux oursons à la
guimauve qu'elle m'avait forcée à garder pour les manger le soir même, devant la
télé, en souvenir de nos nombreux après-midi de pré-ados à se goinfrer de ces
friandises devant Dirty Dancing, Bodyguard ou autre Pretty Woman visionnés en
boucle. J'ai capitulé devant son visage larmoyant et accepté qu'elle les dépose sur
ma table de chevet. Mais elle est revenue ainsi chaque jour, semaine comme
week-end, avec un nouveau livre ou un nouveau magazine... et deux oursons à la
guimauve ! Ce qu'elle n'a jamais su, et que je ne lui dirai sans doute jamais, c'est
qu'au-delà de l'impossibilité pour moi de les manger, il était interdit d'amener ce
genre de sucrerie dans l'unité où j'étais hospitalisée, rappelons-le, pour des
troubles du comportement alimentaire.
Aujourd'hui, manifestement sur le chemin de la récidive vers la maladie, je me
trouve à émietter minutieusement ces gâteaux pour avoir à n'en avaler que
quelques bouchées. Et tandis qu'Émilie termine son récit de la soirée, une dizaine
de minutes plus tard, je n'ai finalement grignoté qu'un demi-cookie.
— ... Je crois qu'il s'appelle Gaëtan mais je n'en suis pas bien sûre. Alexandra
m'a dit qu'il devrait m'appeler aujourd'hui. Donc j'attends !
— Mais comment fais-tu pour toujours te mettre dans des situations pareilles ?
Franchement : vomir sur les chaussures du mec à qui tu demandais son numéro
de téléphone ?
— J'ai un peu abusé cette fois-ci, j'avoue, me répond-t-elle en grimaçant, pas
vraiment traumatisée par ce qu'il s'est passé. Quelque part, je lui envie cette
liberté que je ne me suis jamais autorisée.
— Tu penses vraiment qu'il va t'appeler après ça ?
— Je ne crois pas ! Ou peut-être juste pour que je lui paye de nouvelles
pompes !
Elle explose de rire et je secoue la tête.
Émilie, mon Émilie.
— Mais figure-toi que malgré mon état d'ébriété quelque peu avancé, je me
souviens parfaitement de ses boots en nubuck bleu pétrole ! Honnêtement, qui
met encore ça de nos jours ? Je suis sûre que c'est à cause de la couleur que j'ai
vomi !
— Plein d'hommes mettent encore des boots en nubuck bleu pétrole
aujourd'hui !
— Bah plus lui a fortiori !
À défaut de réussir à me faire manger, elle sera au moins parvenue à me faire
rire ! Ce qui est déjà énorme au vu du déroulé de cette journée.
— Ah Éloïse ! Tu aurais dû rester avec nous hier soir au lieu de t'enfuir
comme tu l'as fait. Ça t'aurait peut-être évité de débarquer ici en plein dimanche
après-midi avec les yeux bouffis et la tête en vrac.
— Malheureusement cela n'aurait rien changé, je lui réponds en sentant les
traits de mon visage se parer de nouveau de toute la tristesse que je porte en
moi.
— Allez, explique-moi !
Et je lui raconte : mon retour à la maison, la tête pleine de questions après les
réflexions d'Alexandra, cette nuit aussi troublante que merveilleuse avec
Maxime, et puis la douche froide, sa fuite ce matin pendant mon sommeil.
— Et tu crois qu'il va rappeler ? me questionne-t-elle.
— Je l'espère oui. Il ne peut pas me laisser comme ça. Pas lui. Je comprends
tout à fait qu'il soit en colère parce que je lui ai caché le retour de Grégoire mais
cela ne justifie pas qu'il parte ainsi. Nous avons des choses à régler, bien plus
profondes que le retour de mon ex. Et je crois bien que c'est ce qui lui fait peur ;
il a esquivé le sujet la seule fois où j'ai réussi à l'aborder, alors... Mais je le
connais, il va revenir. Maxime est trop réfléchi pour tout plaquer sur un coup de
tête. Je vais lui laisser le temps de respirer un peu et on verra.
Je mens ; la vision du dressing vide qui s'impose dans mon esprit vient me le
rappeler. Mon mariage est terminé. Mais je ne peux faire autrement. Tant qu'il ne
m'aura pas dit ces mots lui-même, je refuserai de les intégrer.
— Tu n'as vraiment aucune idée de l'endroit où il peut être ?
— À part chez mon frère, non, je ne vois pas. Il ne serait pas allé chez ses
parents, c'est certain, alors il n'a pas grand endroit où se réfugier.
Si mes relations familiales sont pour le moins complexes, Maxime a aussi
connu son lot de désaccords avec ses parents. Avec sa mère notamment, qui l'a
toujours surprotégé jusqu'à l'en étouffer. Il sait pertinemment que s'il se tourne
vers elle, il ne pourra que trop difficilement s'en défaire. Alors il ne s'y risquerait
pas.
— En parlant de ton frère, il t'a rappelée ?
— Non. Et il peut s'abstenir de le faire quelques temps. Qu'il s'occupe de son
beau-frère puisque que cela le souciait autant ce matin, et qu'il me fiche la paix.
Je t'assure que je me demande de plus en plus si nous sommes vraiment
jumeaux !
— Waouh ! Éloïse qui se rebelle ! Si tu savais depuis combien de temps
j'attends que tu réalises tout ça...
Face aux paroles de mon amie, je lâche un rire nerveux.
— J'en ai toujours été consciente tu sais. C'est juste que je croyais que cela
était mieux ainsi. Ils ont tous tellement souffert par ma faute, avec ces histoires,
que je pensais devoir me racheter auprès d'eux en faisant ce qu'ils estimaient être
le mieux ; ils n'ont jamais voulu que mon bonheur après tout. Mais aujourd'hui,
j'en ai marre de me sentir coupable et redevable. J'en peux plus. Je suis fatiguée
et j'ai besoin de vivre pour moi et non plus pour les autres. Ils sont consternés
par ma soi-disant attitude puérile, eh bien soit ! S'ils m'aiment sincèrement
comme je l'espère, ils finiront par s'y faire. Enfin, je l'espère parce que je suis
bien décidée à faire ce dont j'ai envie désormais.
— Eh bien. Qui êtes-vous Madame Dupin ? Et qu'avez-vous fait de ma
meilleure amie ?
— Attends, avec mon frère c'était assez facile. Je n'ai pas encore eu ma mère
au téléphone et ce sera une autre paire de manches avec elle, crois-moi ! On
verra après si tu la trouves toujours changée ta meilleure amie.
— En tout cas, une chose ne change pas, c'est ton appétit de moineau, ajoute-
t-elle en regardant les miettes de cookies que j'écrase nerveusement depuis tout à
l'heure.
— Oh, Émilie, s'il te plaît... Je viens de me faire larguer par mon mari alors
que je pensais que nous étions sur le point de nous réconcilier. Accorde-moi au
moins le droit d'avoir l'appétit coupé... juste aujourd'hui, je l'implore de mes
deux mains jointes et d'un autre « s'il te plaît » tout juste murmuré.
— Si tu veux. Pour aujourd'hui, précise-t-elle avant de céder définitivement.
Mais tu recommences à perdre du poids alors je m'inquiète et ça, tu ne m'en
empêcheras
pas ! D'autant plus que je ne suis pas sûre que ça soit uniquement lié à
Maxime...
Oh non, pas Grégoire... J'ai jusqu'alors réussi à esquiver la gêne de lui
raconter ce que j'ai vu hier soir et je ne suis pas sûre de pouvoir en parler sans
fléchir de nouveau, alors je préfère botter en touche.
— Honnêtement, j'ai tout sauf envie de parler de lui, là maintenant !
— OK ! On met ce sujet de côté également. Pour aujourd'hui, me retourne-t-
elle le doigt tendu vers moi. Par contre, et même si tu as déjà refusé mon idée, je
pense que ça te ferait le plus grand bien de prendre quelques jours de congés.
— Pour rester chez moi à me lamenter sur le triste sort de ma vie ? Non
merci...
— Laisse-moi finir, bon sang ! Je ne bosse pas lundi ni mardi. Alors, si ça te
dit de me tenir compagnie jusqu'à Paris, j'ai rendez-vous avec une wedding-
planneuse !
— Une wedding-planneuse ? Ça se dit ??
— Sais pas, me répond-elle en haussant des épaules.
Elle a raison, ce détail n'a aucune importance. Ce qui importe en revanche
c'est que ma meilleure amie se laisse enfin aller à croire en ses rêves. Elle me
parle de ce boulot depuis que nous sommes ados et je suis contente qu'elle ait le
courage de se lancer.
— Tu t'es enfin décidée ?
— Hum... On va dire que j'y songe de plus en plus et que je prends quelques
renseignements !
— Y'a pas que moi qui ai décidé de changer on dirait... Et je ne voudrais rater
ça pour rien au monde. Il faut juste que je voie avec mon chef s'il accepterait de
me laisser m'absenter comme ça deux jours alors que ça n'était pas vraiment
prévu.
— Mais bien sûr que oui. Tu bosses sans relâche depuis sept ans, il peut bien
t'accorder ces deux petites journées ! Et s'il refuse, je m'en occupe ! Car c'est
décidé, demain nous nous faisons une virée à Paris !
Je souris à mon amie en reprenant ses mots :
— Demain nous nous faisons une virée à Paris !

27

« … Vivez, si m'en croyez, n'attendait à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie »
Pierre de Ronsard

Dimanche 23 octobre 2016

Grégoire

C'est dans la nuit du dimanche au lundi que je décide de reprendre ma vie en
main. Certes, je n'ai déconné qu'un week-end, et encore une seule soirée dans ce
week-end, mais c'était le week-end à ne pas merder ! Le samedi soir à ne pas
merder ! Et bordel que ça me fait chier. Je me connais malheureusement assez
pour savoir qu'une partie de moi, cette partie que beaucoup ici croient être « le
vrai moi », se complaît très bien dans cette vie de débauche : alcool à outrance,
femmes à la chaîne dont je ne connais que le corps, et encore, la seule partie qui
m'est utile, journées de comateux à regretter pour finalement tout recommencer
dès le lendemain.
Mais aujourd'hui, je n'ai plus dix-huit ans. Je ne vais pas me faire sortir de
mon lit par mon père dans quelques heures pour que j'aille en cours, et je ne vais
pas passer les dix minutes d'échanges quotidiens que nous aurons à lui faire
comprendre qu'il me fait chier. Je ne vais pas entendre pour la quinzième fois du
mois ces profs me répéter que je peux faire bien mieux que ça, ni voir tous ces
idiots, à la petite vie bien parfaite, rire quand je répondrai par une remarque
déplacée. Je ne vais pas non plus sortir du bahut à la fin des cours pour passer
deux heures à l'hôpital voir ma mère lentement agoniser et puis rentrer dans cette
maison vide car mon père devra encore et toujours travailler, dans l'unique but
de m'éviter.
Non, aujourd'hui j'ai trente-deux ans. Je vais me lever, tout seul, pour assumer
mes responsabilités, tout seul. Ma vie ne m'appartient toujours pas et la façon
dont je la mène encore moins mais j'ai au moins une motivation qui me donne
assez de volonté pour résister à toutes ces tentations et prouver que je suis plus
que ça, que le Grégoire qui est revenu n'est plus cette personne-là. Je sais qu'elle
m'a connu comme ça, comme tous les autres au lycée, mais j'ai été stupide de
penser que mon comportement ne l'atteindrait pas. Ou pire encore, que moi-
même je pourrais passer au-dessus de ça. Son seul regard a suffi à me faire
regretter. Ce satané regard obsédant qui a toujours été différent, mais qui depuis
vingt-quatre heures est devenu aussi terne et blasé que tous les autres quand il
m'est destiné.
Je tourne et retourne dans mon lit depuis trop longtemps. Encore une nuit
blanche qui se profile, cela va finir par devenir une habitude. J'en ai assez. Avec
cette journée passée à cuver, je ne suis pas fatigué et si à trois heures du mat', je
suis encore éveillé, c'est que je ne dormirai jamais.
Je déambule dans l'appartement, j'ouvre le frigo, en sors une bière que je
remets aussitôt, et attrape finalement la boîte d'œufs. À défaut de boire pour
oublier, je vais manger pour compenser. Et une fois mes œufs brouillés prêts, je
vais me poser dans le salon, devant la télévision pour essayer de faire passer le
temps. Mais rien n'y fait. Je remue mes jambes sans pouvoir m'en empêcher, je
tapote nerveusement ma fourchette sur le bord de l'assiette et je ne fais que me
redresser pour m'affaler de nouveau dans le canapé puis encore me redresser, et
ainsi de suite... Trop de choses se bousculent là-haut : l'entreprise, le Domaine,
les appartements et bien évidement, en tout premier plan, Éloïse. J'ai besoin de
m'en libérer. Et si je ne peux pas lutter contre l'insomnie, alors autant qu'elle soit
productive ! J'abandonne l'assiette vide sur la table basse, me lève et vais
m'asseoir sur mon bureau pour allumer mon PC. Je vais lister tous les points qu'il
me reste à traiter et enfin avancer.
Point n°1 : Essayer d'assumer un peu mieux cette fonction de suppléant de
mon père à la tête de sa société et soulager Marius et Mila. Je me penche ainsi
pendant deux bonnes heures sur tous les points que j'ai trop vite laissés de côté et
surtout sur les démarches à réaliser pour le licenciement d'un salarié. J'ai
toujours du mal à encaisser le fait que dès mes débuts en tant que gérant, je sois
dans l'obligation de me séparer d'un des gars auxquels mon père faisait
confiance. Mais pour l'avenir de sa boîte, je n'ai pas vraiment le choix. Et plus
tôt je pourrai passer à autre chose, mieux ce sera.
Point n°2 - et non des moindres - : En venir à bout de mes réflexions
concernant l'inhumation de mon père. Si mon esprit lucide n'a pas réussi à me
faire prendre une décision, l'ivresse m'aura au moins permis d'y voir plus clair
sur celle qui s'imposait. Je farfouille dans mes papiers non classés pour remettre
la main sur son dossier funéraire. Parce que figurez-vous que le merveilleux
système administratif français impose qu'en cas de mort violente - comme l'a été
qualifiée celle de mon paternel - un juge doit autoriser la délivrance d'un
« permis d'inhumer » après rapport du médecin légiste et enquête de la police,
indispensable pour obtenir l'autorisation d'inhumation dans un cimetière. Un
« permis d'inhumer », vous rendez-vous compte ? Comme si mon père avait
délibérément choisi de se faire percuter de plein fouet par un putain d'alcoolique.
Point n°3 : Avancer sur mes projets immobiliers. Les menuiseries de
remplacement commandées par Éloïse pour les appartements vont m'être livrées
dans les jours qui viennent et je dois ensuite m'atteler aux travaux de peinture
avant de boucler toutes les petites finitions. En listant tout ce qu'il me reste à y
faire, je projette de prioriser quelques temps ce chantier pour en venir à bout et
pouvoir me consacrer ensuite entièrement au Domaine. Ce qui me laissera
également le temps de reprendre contact avec les banques pour finir de traiter
toutes les questions financières.
Le jour se lève à peine quand j'en viens au dernier mais plus important point :
« la reconquête d'Éloïse ». Je sais, ce titre est stupide et cette bataille perdue
d'avance, mais je refuse de m'avouer vaincu tant qu'elle ne m'aura pas dit elle-
même que c'était fichu.
Rester devant mon ordinateur ne m'aidera pas à échafauder un plan d'attaque
efficace alors je me dirige vers mon armoire, j'enfile un pantalon de survet’, des
baskets et j'attrape mon mp3. Le rock anglais de Muse à fond dans les oreilles, je
commence mon running dans les rues dessertes de la ville.
Il n'existe pas meilleure sensation au monde que la liberté et la maîtrise de soi
que quand on court. Enfin si, bien sûr que si il en existe une autre, bien meilleure
d'ailleurs, mais elle n'est pas vraiment à ma portée là. Pourtant le détraqué que je
suis ne parvient pas à résister bien longtemps avant que les images de cette nuit
ne se remettent à défiler. Je revois ainsi mes mains la déshabiller lentement pour
me dévoiler ce corps parfait, ma bouche affamée se poser sur chaque centimètre
de sa peau naturellement parfumée, ma langue venir délicatement titiller ses
seins si bien dessinés, et mes doigts, habiles, descendre vers son intimité jusqu'à
ce point précis que jamais personne d'autre avant moi n'avait touché.
Et voilà ! Comment avoir une érection à six heures du mat' en pleine rue et en
plein footing, ou comment passer pour le plus flippant pervers du monde ?
Super !
Même si je n'ai encore croisé personne, je relève par précaution la capuche de
mon sweat pour cacher honteusement mon visage et ne pas finir catalogué
comme le dépravé sexuel de la ville à éviter à tout prix.
Bordel, ça fait quinze ans que je n'ai pas touché cette fille et je m'en souviens
comme si c'était hier ! Sauf que non, le seul contact que j'ai échangé avec elle
depuis toutes ces années, c'est ce baiser sur la joue que je me suis autorisé à lui
donner quand je lui ai dit bonjour jeudi dernier et ses doigts que je suis venu
entrelacer aux miens pour m'excuser minablement. Et j'en crève, maintenant que
je réalise ce que j'ai gâché, je jure que j'en crève.
À tel point que j'ai l'impression de la voir partout, comme ce matin à bord de
la première voiture que je finis par rencontrer. J'aurais juré avoir reconnu ses
lèvres sensuelles que je rêve tant de dévorer, s'ouvrir en un léger O de
stupéfaction ; au point de m'arrêter dans ma course effrénée. Mais franchement
que viendrait-elle faire à cette heure si matinale dans les artères inanimées de la
ville ?
STOOOP !
Au lieu de fantasmer dans le vent, et à défaut de réussir à élaborer un plan
« reconquête » digne de ce nom, je pousse les décibels encore un peu -
pardonnez-moi mes tympans - et je reprends ma course en essayant au moins de
me concentrer sur ma performance sportive.

*
* *

Deux heures et une bonne vingtaine de bornes plus tard, je suis en nage. Je
n'ai bien évidemment pas réussi à trouver une excuse valable me permettant
d'aller l'importuner à son boulot, mais tant pis, j'improviserai sur place. Impatient
de la revoir, je file sous la douche et finis de détendre complètement mon corps
bandé par toutes ces pensées.
Quand j'arrive à « La Menuiserie Générale », il est neuf heures passé. C'est
idiot mais savoir qu'elle n'est qu'à quelques mètres de moi me fait stresser et je
commence à me dire que venir l'emmerder sur son lieu de travail n'est peut-être
pas la solution la plus adaptée. En même temps, en ai-je une autre ? Je ne
connais ni son adresse, ni son numéro de téléphone. Le seul lien qui me rattache
encore à elle c'est cette boîte alors... Tant pis si elle m'envoie bouler. D'une je
l'aurai bien mérité, et de deux, il est hors de question de faire demi-tour
maintenant, j'ai déjà perdu trop de temps.
Je sors de ma voiture et prends une courte inspiration avant d'entrer dans
l'agence. Mais je suis vite stoppé dans ma détermination par le fauteuil vide qui
m'attend dès l'entrée.
Je m'approche de la planche de bois froide qui fait office de comptoir d'accueil
et viens m'accouder dessus pour me pencher légèrement. Son bureau est
parfaitement rangé et son écran d'ordinateur n'est pas allumé. Pas besoin de
poser la question, elle n'est pas encore arrivée.
Fait chier !
Sa collègue, celle qui s'est occupée de moi la première fois, se précipite alors
vers moi. Mais à voir le regard noir qu'elle m'adresse, elle ne semble pas
particulièrement enjouée de me voir.
— Monsieur Legrand. Que puis-je faire pour
vous ?
Commencer par sourire peut-être ?
— Je venais voir Éloïse.
— Madame Dupin est absente pour le moment. Je peux peut-être vous
renseigner moi-même ?
— Non, c'est gentil, je vous remercie. J'ai besoin de revoir certains points pour
le Domaine. Je repasserai la voir plus tard dans la journée.
— C'est inutile, elle sera absente plusieurs jours. Mais je peux lui laisser un
message pour qu'elle reprenne contact avec vous dès son retour ?
Plusieurs jours ? Merde, je ne l'avais pas prévue celle-là non plus. Et j'avoue
que je trouve cela plutôt troublant quand on repense au week-end affreux qu'elle
a passé. Enfin que je l'imagine avoir passé. C'est vrai, son « super-mari-bien-
sous-tout-rapport » a tout de même passé sa soirée de samedi avec mon ex ainsi
que son dimanche après-midi. Tu parles d'un week-end pourri ! Sans parler de
mon comportement à moi aussi... J'espère juste qu'elle n'est pas en train de
déprimer suite à ça, toute seule chez elle, dans son canapé, en pyjama.
— Rien de grave j'espère ? je me risque à insister.
— Non, non. Rassurez-vous. Elle va TRÈS bien.
Et toi, tu mens TRÈS mal !
— Vous êtes sûre ? Éloïse ne m'avait pas prévenu de son absence et elle n'est
pas du genre à être malade alors je suis un peu étonné...
Je ne sais absolument pas si elle est du genre à être malade. En fait, je ne sais
rien d'elle à part le mal que je lui ai déjà beaucoup trop souvent infligé, mais qui
ne tente rien n'a rien.
— Parce que vous la connaissez assez pour savoir si elle est du genre à être
malade peut-être ?
Elle va se calmer Ugly Betty !
Décidément, toutes les nanas qui gravitent autour d'Éloïse sont vraiment
casse-couilles ! Et elle a beau me regarder avec mépris, je ne vais certainement
pas me laisser intimider par cette nénette frustrée à cause de son tour de hanche
démesuré ! Bien au contraire. J'adore jouer au jeu de celui qui aura le dernier
mot !
— C'est parce que j'aurais besoin de ses renseignements assez vite. Vous
pouvez peut-être me laisser ses coordonnées ?
— Ah mais si vous la connaissez aussi bien que ça, vous devriez les avoir, ses
coordonnées, me répond-elle en souriant fièrement de sa répartie.
Bon ok, elle n'est pas trop mauvaise à ce jeu non plus. Elle me lamine
carrément même.
— Et vous savez très bien que non, c'est impossible Monsieur Legrand. Mais
si c'est aussi urgent que vous le sous-entendez, je peux demander à Monsieur
Robert de vous recevoir. Tenez, le voilà qui arrive justement, dit-elle en pointant
du doigt son responsable qui franchit le pas de la porte d'entrée de l'agence.
De mieux en mieux.
— Monsieur Legrand bonjour, me lance ce dernier l'air surpris tandis qu'il
s'approche de moi pour me tendre sa main.
— Bonjour. Monsieur Ro... je commence avant de me faire gentiment couper
la parole par celle qui devrait sérieusement envisager de concourir pour le titre
de meilleure secrétaire de l’année.
— Monsieur Legrand aurait besoin de renseignements pour le Domaine et
Éloïse étant absente, je lui suggérais justement de voir avec vous pour que vous
puissiez prendre le relais.
Putain ! Je retire tout ce que j'ai dit sur sa copine Émilie qui est une crème à
côté. Cette fille-là est une vraie plaie !
— Éloïse est absente ? lui demande le boss les sourcils froncés.
Je me retiens de rire effrontément tout comme de lui sortir la remarque bien
acerbe qui me brûle la langue. À la place, je préfère croiser les bras pour la
regarder se dépatouiller du mensonge dans lequel elle s'est enfoncée ! Car, j'en
suis maintenant certain, c'est un mensonge, Éloïse ne va pas bien du tout.
— Oui Monsieur. Elle a appelé tout à l'heure et a laissé un message à votre
intention. Il est sur votre bureau, ajoute-t-elle, beaucoup moins sûre d'elle pour le
coup.
— Ah d'accord... Bon, euh... Je vous laisse patienter quelques minutes
Monsieur Legrand, le temps que je m'installe.
— Bien-sûr, je réponds en prenant place sur un des fauteuils de l'accueil.
— Alexandra, je peux vous voir un instant ? l'interpelle son chef avant de
disparaître.
« Alexandra », ça ne m'étonne pas vraiment. J'ai toujours détesté ce prénom.
C'est celui que portait cette fille, assise à côté de moi au collège en cours de
maths, qui m'a sauvagement planté son compas dans la cuisse droite juste parce
que je l'avais légèrement taquiné sur sa couleur de cheveux. Bon c'est vrai, j'ai
été le premier à me moquer d'elle en la surnommant « roukmoute », offrant ainsi
la possibilité aux autres de venir l'emmerder en y ajoutant tous ces horribles
préjugés sur les roux. Je me souviens avoir eu la marque rouge de l'aiguille
enfoncée dans ma chair pendant des jours ! Et comme elle me suivait dans
l'ordre alphabétique, je n'ai même pas eu le droit de changer de place. Je ne vous
explique pas comment j'ai flippé le reste de l'année dès qu'il fallait utiliser cet
objet de malheur.
C'est sans doute à cause de cette vieille rancœur que je ne peux retenir un
léger rire de contentement à l'idée que cette idiote se fasse engueuler par son
boss. Elle l'a bien cherché. Et à voir l'expression qu'elle affiche alors qu'elle me
foudroie du regard, je suis convaincu que ce sera le cas ! Et ne comptez pas sur
moi pour prendre sa défense quand je serai en face du boss en question !
Attendre sagement qu’« Alexandra » finisse de comploter sur moi auprès de
son patron me gonfle. Mes jambes remuent toutes seules et je finis par me lever
et faire les cent pas dans cette salle d'attente étouffante. J'essaye de ne pas me
faire trop de film sur ce qu'il a bien pu arriver à Éloïse pour qu'elle ne soit pas
venue travailler ce matin alors que son responsable n'en était pas informé mais je
n'arrive pas à m'en empêcher. Je suis sûr que son idiot de mari y est pour quelque
chose dans l'histoire et ça me tue.
Pour me calmer, je me rassois et feuillette les magazines laissés là à cet effet.
Et, quand je reconnais le bruit d'un portable en train de vibrer depuis le bureau
d'à côté qui est désert, je ne peux m'empêcher de penser que c'est peut-être elle
qui est à l'autre bout du fil en train d'attendre que quelqu'un vienne décrocher. Je
sais que cette possibilité est infime, que je suis pathétique et que je devrais rester
sagement là, à attendre qu'on m'invite à me lever mais je n'ai jamais été
quelqu'un de raisonnable, et je n'ai aucune prétention à le devenir, surtout si cela
concerne une certaine blonde aux yeux marron.
Je me lève et m’appuie sur le comptoir d’accueil. Le portable est là, bien en
évidence, et c'est beaucoup trop tentant pour ne pas céder. Sans réfléchir
davantage, je me dirige vers le bureau et franchis les derniers pas jusqu'à
l'appareil mais ma maladresse me devance et me fait buter dans la poubelle dont
le contenu s'étale sur toute la longueur du sol carrelé. Hé merde ! Je commence à
ramasser à toute vitesse ce que je viens de renverser mais le portable s'arrête de
vibrer. Double merde ! Je laisse tomber le ramassage des papiers et me précipite
vers le téléphone juste au moment où l'écran se met en veille. Je tapote dessus
pour le rallumer.
Un appel manqué de Maman.
Tout ça pour ça...
Je secoue la tête devant ma propre débilité et retourne ramasser les papiers.
Mais une idée bien plus brillante vient me freiner dans mon élan. On dirait bien
que je l'ai trouvé la solution pour l'avoir ce numéro...
Je reprends le portable en main et touche une nouvelle fois l'écran. Par chance,
c'est un modèle trop ancien pour être protégé par un code d'accès. Je repère vite
fait l'icône du répertoire et commence mes recherches. Bingo ! Je chope un post-
it et un stylo sur le bureau et recopie le numéro.
J'ai à peine le temps de noter le dernier chiffre que j'entends la porte du fond
s'ouvrir. Re merde ! J’abandonne le téléphone, repose le stylo en vitesse, glisse le
post-it dans la poche arrière de mon jean et me rabaisse pour ramasser les
derniers papiers juste au moment où la porte du bureau s'ouvre en grand.
J'ai eu chaud !
Bien-sûr, Alexandra s'insurge rapidement de ma présence ici.
— Que fais-tu là ? m’incrimine-t-elle.
— Ah, je vois qu'on est passé au tutoiement ! je réponds sans même me
soucier de son agacement profond.
Je relève la tête au moment où je vois la sienne se baisser et constater le bazar
que j'ai fichu dans son bureau.
— Tu n'as rien à faire ici alors sors de mon bureau tout de suite !
Je me redresse, soulagé de lui obéir.
— D'accord. Je sors.
Je comprends son exaspération mais je n'arrive pas être désolé et c'est même
pire que ça, j'ai envie d'éclater de rire. Et cela doit a priori se voir puisqu'elle me
lance, d'un ton plus qu'énervé :
— Sache que si Éloïse et Monsieur Robert sont assez diplomates pour courber
l'échine devant toi, il en est tout autre avec moi. Je vois clair dans ton jeu et dans
tes sales intentions envers Éloïse, alors méfie-toi de moi !
Je devrais lui répondre qu'elle ne me fait en aucun cas peur mais cela ne
servirait à rien et je suis sûr que mon sourire moqueur le fait pour moi de toute
façon. Et puis, j'ai eu ce que je voulais alors il est inutile de perdre mon temps à
me prendre la tête avec cette fille plus longtemps.
— Je pense que ce qu'il se passe entre Éloïse et moi ne te concerne en aucun
cas, alors je me passerai volontiers de tes remarques, je réplique en me dirigeant
vers la porte de sortie.
— Là où tu te trompes, Monsieur le play-boy, c'est que cela me concerne bien
à partir du moment où tu interfères assez dans la vie privée de mon amie pour
foutre en l'air son couple.
Je le savais ! Putain, je le savais !
Je savais bien qu'il se passait quelque chose et que je n'étais pas si parano que
ça. Pourtant, me l'entendre confirmer est loin de me soulager ou même de me
culpabiliser. Que je foute en l'air son couple ne me dérange qu'à moitié. Je suis
désolé pour elle bien évidemment mais je sais que je n'en porte pas l'entière
responsabilité. Je suis peut-être le seul à le penser mais je reste persuadé que
l'intello qui lui sert de mari et qui croit avoir tout compris de la vie, n'aura pas
attendu bien longtemps après mon retour pour aller voir ailleurs et je trouve que
ça en dit long sur la solidité de ce mariage.
— Alors si tu veux vraiment autre chose que ce que je pense, continue de me
réprimander sa collègue, et si tu as un tant soit un peu de considération pour elle,
laisse-la tranquille. S'il te plaît !
Cette fois c'est trop, je m'apprête à lui répondre et lui dire clairement d'aller se
faire foutre mais par chance pour elle, son boss qui fait son entrée dans le bureau
ne m'en laisse pas le temps.
— Monsieur Legrand, je suis à vous !
Je desserre ma mâchoire, détourne mon regard de celle avec qui je n'en ai pas
fini, et suis Monsieur Robert sans prendre la peine de ramasser les deniers
déchets qui traînent encore sur le sol.
Les quelques mètres qui m'emmènent jusqu'à son bureau sont juste suffisants
pour me répéter que c'est au patron d'Éloïse que je vais m'adresser et que pour
une fois, ça serait pas mal que je ne merde pas trop.
Je m'installe sur un des fauteuils faisant face à son bureau et le laisse prendre
la parole.
— Alors, dites-moi que puis-je faire pour vous ?
— Oh, pas grand-chose Monsieur. Je venais juste voir Éloïse pour convenir
avec elle d'un nouveau rendez-vous pour le Domaine.
— Ah, attendez, je prends mon agenda et nous allons fixer ça ensemble.
Certainement pas !
— Pourquoi ? Elle va être absente longtemps ?
— Non, rassurez-vous, elle sera de retour dans quelques jours a priori mais je
peux prendre son relais en attendant. Vous savez, elle me tient régulièrement
informé de l'avancée du dossier. J'ai justement votre devis finalisé sous les
yeux....
Je me fiche royalement de ce devis, c’est elle que je veux voir pas ton fichu
bout de papier.
— Oui, je me doute bien, je le coupe impoliment. Mais je préfère voir ça
directement avec elle.
Monsieur Robert referme alors le dossier qu'il tient entre les mains et prend
l'air le plus sérieux que je l'imagine pouvoir adopter.
— Écoutez Monsieur Legrand, nous savons tous les deux que vous êtes un
client important pour l'agence et je ne connais pas les liens qui vous unissent à
Madame Dupin mais si cette dernière est amenée à s'absenter plus longtemps, je
serai dans l'obligation de prendre son relais.
Fais ça et tu peux dire adieux à « ton client important » !
— Je vais être honnête avec vous également Monsieur Robert. Il est hors de
question que quelqu'un d'autre qu'Éloïse s'occupe de mon dossier. Je peux
attendre son retour s'il le faut mais je ne veux traiter avec personne d'autre
qu'elle. Je n'ai encore rien signé avec vous concernant le Domaine alors rien ne
m'empêche d'aller voir vos concurrents. J'ai choisi votre entreprise les yeux
fermés, et ce sans négocier vos tarifs, parce qu'il y a Éloïse. Alors ne me faites
pas regretter mon choix. Dites-moi plutôt ce que j'ignore concernant
l'impossibilité pour Éloïse de gérer ce chantier ?
— Il n'y a rien que vous ignoriez Monsieur Legrand. Je vous proposais
seulement de pouvoir faire avancer votre dossier si jamais Madame Dupin venait
à s'absenter plus longtemps.
— Je vous en remercie mais ce ne sera pas nécessaire. J'attendrai.
— Comme vous voudrez !
Et je veux !
— Bon, si je ne vous suis pas davantage utile, je ne vous retiens pas plus
longtemps Monsieur Legrand, ajoute-t-il en se levant pour m'inviter à prendre
congés.
Je lui serre la main après lui avoir souhaité une bonne journée et je quitte son
bureau, ravi que les choses aient pu être mises au point.
Je traverse le couloir et l'accueil sans même dire au-revoir à Alexandra. Mais,
je fais tout de suite demi-tour pour venir emmerder une dernière fois celle qui
m'a bien cherché. Je m'appuie de nouveau sur le comptoir d'accueil et lui lance :
— Ce n'est pas très prudent de laisser son téléphone traîner à la vue de tous tu
sais ! Mais ta mère est vraiment cool alors n'oublie pas de la rappeler !
Je me marre de la voir de suite attraper son téléphone, l'air effaré. Quand je dis
que j'ai souvent le dernier mot !
Cette fois, je quitte l'agence pour de bon, plus inquiet encore pour Éloïse mais
satisfait de me dire que je suis loin d'avoir perdu ma matinée car désormais j'ai
un moyen pour la contacter et je ne vais pas m'en priver.

28

« L'on marche sans regret sur des feuilles de rose
Et ces débris sont un simple ornement
que sans art on dispose
je l'ai compris. »
Sainte Thérèse de Lisieux

Lundi 24 octobre 2016

Éloïse

Bonheur : état durable de plénitude, de satisfaction ou de sérénité. État
agréable et équilibré de l'esprit et du corps, d'où la souffrance, le stress,
l'inquiétude ou le trouble sont absents. Le bonheur n'est pas seulement un état
passager, il représente quelque chose de plus durable, un équilibre.
Voici quels sont les mots utilisés pour définir le bonheur. J'ai eu besoin de
faire cette recherche cette nuit ; mon esprit cartésien ne comprenait pas, quelque
chose lui manquait. Quelque chose qu'il avait dû oublier ou que l'on avait omis
de lui inculquer. Sinon, pourquoi s'acharnerait-il à toujours passer à côté ? Alors
j'ai vérifié. Mais je ne suis pas plus avancée depuis. Et ce qui n'apparaît pas et
que j'aimerais tout autant connaître, c'est le nombre de personnes capables
d'affirmer après avoir lu ces lignes qu'elles ont connu le bonheur ? Ce bonheur ?
Pas moi. Je ne le peux pas. J'ai connu de très beaux moments avec Maxime.
Nous avons partagé des fous rires, des joies, des réussites, les siennes, mais
jamais cet état de « plénitude », « durable ».
Et c'est affreusement douloureux de réaliser qu'à trente ans, je suis dans
l'incapacité d'affirmer que j'ai connu ce bonheur-là, alors que je peux certifier,
sans conteste, avoir affronté le malheur. Ça oui, je l'ai vécu. À mon niveau à moi,
mais je l'ai vécu. J'ai souffert de la solitude face à mes parents quand j'avais le
plus besoin d'eux. J'ai vécu l'humiliation à la période où l'image de soi est en
pleine construction. J'ai infligé une souffrance affreuse à ma tête, mon corps,
quand tant d'autres se découvraient et vivaient les plus belles années de leur vie.
J'ai connu l'incertitude de nombreuses fois depuis le passage à l'âge adulte et pas
seulement sur le plan des sentiments, mais aussi sur le sens de ma vie, le but de
tout ça, au cloisonnement dans lequel je me sens enfermée, à la raison
m'empêchant d'enfanter...
Je suis profondément triste, lasse, dégoûtée ou bien d'autres qualificatifs du
genre. Pourtant, quand je regarde cette fille allongée à côté de moi, ma meilleure
amie, qui n'a pas hésité un seul instant à m'accueillir pour cette nuit et les
suivantes, je sais que je n'ai pas le droit de me considérer comme malheureuse.
Mon corps est abîmé mais il est entier et il fonctionne. Mon cerveau est fatigué
mais il dispose d'assez de ressources pour recommencer, encore. Et pour ce qui
est de mon cœur... Il continuera de battre à chaque heure, chaque minute, chaque
seconde, mais je suis incapable de prédire si le vide accompagnant chacun de ses
mouvements s'atténuera un jour.
Voilà donc où j'en suis dans mes réflexions après une énième nuit à essayer de
compter ces stupides moutons imaginaires franchir cette stupide haie tout aussi
imaginaire ! Comment nos ancêtres ont-ils pu nous faire croire que jouer au
berger pourrait un jour nous aider à être apaisés ? Les soucis devaient être bien
autres à l'époque.
Il est cinq heures et demie et le portable d'Émilie nous ordonne de nous
réveiller. Elle l'est déjà et je sais que tout comme moi, elle a passé une bonne
partie de la nuit éveillée. Je l'ai vue vérifier son portable régulièrement. J'ai
d'abord cru qu'elle essayait de défier le temps, elle aussi, avant de me souvenir
qu'elle attendait un appel de ce mystérieux garçon aux chaussures bleues ; coup
de fil qui n'est jamais venu d'ailleurs. Encore un looser et ça, ça n'augure rien de
bon ! Je connais Émilie mieux que personne et je sais qu'elle va s'y attacher,
comme à chaque fois qu'elle ne le doit pas. Celle que je considère comme mon
âme-sœur au féminin est une amoureuse de l'amour, une vraie, qui enchaîne les
relations en pensant avoir déniché à chaque fois le bon, son Roméo à elle,
l'Homme de sa vie avec le grand H. Elle se rend alors compte au bout de
quelques jours, ou semaines dans le pire des cas, qu'elle est encore tombée sur un
tocard qu'elle a une fois de plus idéalisé. J'aimerais tellement qu'elle rencontre
quelqu'un qui lui convienne vraiment et qui la mérite surtout. Je sais qu'il existe,
caché quelque part, attendant son tour. J'espère juste qu'il ne tardera pas trop.
— Quoi ? me lance-t-elle alors que je l'observe, sans m'en rendre compte.
— Rien ! J'me souvenais plus que t'étais si moche que ça au réveil en fait !
J'comprends mieux pourquoi aucun mec ne veut rester !
Je n'en pense pas un mot mais je ne pouvais pas lui avouer que je l'aime et que
je suis heureuse de l'avoir dans ma vie. Pas sans nous entraîner dans une crise de
larmes certes sincère mais surtout inutile. Alors, quitte à essayer d'exorciser nos
démons à deux, autant le faire avec humour. D'ailleurs mon amie ne tarde pas à
me renvoyer comme il se doit la monnaie de ma pièce.
— Et c'est toi qui dis ça ? Toi qui t'es fait larguer deux fois juste après avoir
passé une nuit, comment disais-tu déjà ? s'amuse-t-elle en tapotant son index sur
ses lèvres. Ah oui, ça me revient, « magique » !
— C'est parce qu'ils n'ont pas supporté ! Autant de talent et de féminité,
forcément ça effraie !
— Ça ou ton haleine de poney, me lance-t-elle en sautant du lit pour courir en
direction de la salle de bain ! Dommage pour toi, j'suis la prem's !
Mais dans sa précipitation, elle se cogne le petit doigt de pied dans le montant
de porte de sa chambre.
— Aiiiieee !
J'ai de la peine pour elle et je grimace de compassion sur l'instant, mais très
vite je me mets à pouffer de rire.
— C'est le bon Dieu qui t'a punie ! Tu dis trop de vacheries !
— C'est le bon Dieu qui t'a punie, grommelle-t-elle en sortant de la chambre à
cloche-pied.
Je ris encore quelques instants, toute seule dans le lit, confortée dans mon idée
que c'est ce que font deux sœurs : se protéger mutuellement tout en arrivant à
rire de leurs malheurs. Puis je finis par me lever à mon tour pour aller nous
préparer un thé. Rien de mieux pour lutter contre l'haleine de poney !
Comme je me suis invitée à sa petite escapade, Émilie a vite laissé tomber sa
première idée qui était de se déplacer en train, et a finalement opté pour la
voiture. Et pour retarder au maximum notre départ matinal, nous sommes
retournées chez moi hier dans la soirée pour prendre le nécessaire avant de
passer les premières heures de la nuit à débattre sur la nécessité absolue
d'emporter la moitié de son dressing pour une seule nuit sur Paris. Et c'est
finalement l'argument du manque de place dans la voiture qui a fini par
l'emporter.
Il est tout juste six heures quand Émilie s'installe au volant de son « bébé, le
seul, l'unique, le fidèle lui », à savoir sa Mini Cooper bleu électrique, aux
drapeaux britanniques dessinés sur le toit et les rétroviseurs. Elle la chérit
comme nul autre en ce monde.
Je me cale bien au fond du confortable siège en cuir et regarde défiler les rues
désertes de la ville. Le silence est de rigueur et je compte en profiter pour
m'endormir et tenter d'atténuer les marques violacées formées sous mes yeux,
reflet de mon manque persistant de sommeil. Celui-là même qui altère ma vision
et me fait sursauter quand je crois reconnaître Grégoire dans le premier joggeur
croisé. Car malgré la capuche grise cachant la majeure partie de son visage, je
jurerais avoir reconnu les traits du bas de son visage. Ces délicates lèvres roses
qui contrastent avec ce duvet noir, ni trop fin ni trop épais, dessinant à merveille
l’ovale de sa mâchoire. Cette bouche délicieuse que je rêve de sentir de nouveau
vagabonder sur mon corps. Mais je rêve et c'est bien là le problème. Il est
impossible que cet homme soit Grégoire. Il est sûrement bien trop occupé au lit
avec une nouvelle poufiasse pour perdre du temps à courir à cette heure
matinale. Et puis, au-delà de mon dégoût pour sa vie d'excès de plaisir féminins,
mon corps n'a plus le droit de réagir pour lui. Enfin plus comme ça. J'ai dit que
c'était terminé, je ne m'abaisserai plus à attendre quelque chose qui ne viendra
définitivement jamais.
Je ferme les yeux et lutte contre cette petite voix intérieure quasi inaudible
mais suffisamment lancinante pour me répéter que ce n'est pas le seul fruit du
hasard si cet homme se retrouve toujours sur mon chemin.
— Et il l'était sur ton chemin, ces quinze dernières années quand je me faisais
bafouer et humilier ?
— Quoi ?
Je rouvre les paupières pour découvrir le regard étonné d'Émilie se poser sur
moi. J'ai parlé plus fort que je ne le pensais.
Je pousse un soupir face à la stupidité de la situation car j'ai déjà bien d'autres
combats à mener aujourd'hui que celui de lutter contre ma propre conscience.
— Non, rien, excuse-moi. Je commençais déjà à rêver je crois !
— Alors rendors-toi ma belle, me répond-elle en se concentrant de nouveau
sur la route.
Et j'y arrive.
C'est un rayon de soleil réchauffant la peau de mon visage qui vient me
réveiller quelques heures plus tard alors que nous sommes coincées en queue à
queue sur le périph' parisien. Émilie est loin d'être endormie et elle ne fait que
râler à chaque voiture qui nous dépasse. Je m'étire, me redresse et lui demande
comment elle va, bien que ses joues rougies par la colère me le disent déjà.
— Tu veux vraiment savoir ? Parce que là les seuls mots qui me viennent à
l'esprit sont : crétin, va chier et va repasser ton permis enfoiré !
OK...
— Tu as besoin que je prenne le volant peut-être ?
— Non c'est bon. De toute façon, j'ignore comment sortir de cette merde de
bouchon ! Non mais tu y crois toi ? Nous sommes lundi et c'est bouché. Il est
huit heures du mat' et c'est bouché ! Comment font tous ces gens pour supporter
ça dès le début de semaine ? Tu m'expliques ? Parce que moi je ne pourrais pas !
Je te jure que je n'y arriverais pas. Je n'ai qu'une envie c'est de rentrer dans
chaque bagnole qui me fait une queue de poisson, soit à peu près toutes, et de
sortir en coller une au conducteur. Alors autant te dire que je finirais chez les
flics souvent ! Et si jamais il y en a un qui ose abîmer mon bébé, je te jure que...
— C'est bon, j'ai compris Émilie. Calme-toi. Nous sommes presque arrivées.
Et nous allons finir la route avec ton bébé entier et sans une égratignure ! Je
t'assure.
— Y'a intérêt !
— Tiens regarde, le GPS dit qu'il faut prendre la sortie à droite dans trois
cents mètres.
— Ouais j'ai vu et heureusement parce j'ai hâte de garer la voiture et de rentrer
dans le premier rade pour aller aux chiottes ! J'vais finir par m'pisser dessus!
Je la laisse râler encore quelques minutes, amusée par le langage de
charretière qu'elle emploie à chaque fois qu'elle bout de ne pas pouvoir maîtriser
la situation. Puis je m'autorise à ne plus vraiment l'écouter et à laisser la joie peu
à peu me gagner. J'admire la Seine, ses quais, ses péniches. Je cherche du regard
la pointe de la Tour Eiffel à travers les vitres de la voiture telle une gamine
surexcitée. Je n'arrive pas à croire que je suis à Paris ! Paris et ses boulevards
d'immeubles haussmanniens splendides, ses lieux si prestigieux, ses monuments
légendaires. Paris, la plus belle ville du monde.
Le rendez-vous d'Émilie n'est qu'à quatorze heures et nous comptons bien
profiter du déplacement pour jouer les touristes. Mais pour l'heure, nous devons
trouver l'hôtel qu'Émilie a réservé à la dernière minute hier après-midi. Il est
situé quelque part dans le 15ème arrondissement, à la frontière avec le 7ème où se
situe l'agence de wedding-planner. Et rien que pour cette recherche, nous
tournons encore pendant une bonne heure. C'est finalement au beau milieu du
quartier de Saint-Germain-des-Prés que nous atterrissons, c'est dire comme nous
sommes douées ! Blasée et fatiguée de tourner, Émilie abandonne finalement son
bébé sur la première place de parking - suffisamment grande - trouvée, et nous
décidons de nous installer dans le café du Jardin du Luxembourg, loin de la
circulation oppressante, pour savourer un petit déjeuner au beau milieu des
arbres aux reflets automnaux jaunes orangés.
La sonnerie de mon téléphone qui vient rompre ce silence apaisant fait
s'accélérer mon rythme cardiaque ; pour rien, une nouvelle fois puisque c'est le
nom de Monsieur Robert qui s'affiche sur l'écran. Je suis gênée, je n'ai jamais
« séché » le boulot, cette attitude ne m'est pas coutumière et j'ai même vivement
réprimé ceux qui agissaient ainsi. Mais de toute façon, si je ne m'imposais pas
ces congés, mon chef m'aurait renvoyée chez moi au vu de ma tête de déterrée.
Et puis, je n'ai pas encore trouvé d'arguments valables pour lui demander de me
décharger du dossier Legrand. Alors quelques jours de réflexion de plus ne me
feront pas de mal.
Heureusement pour moi, ma collègue qui doit s'en vouloir de son attitude de
samedi soir est passée par là et l'a déjà « briefé » via Alexandra, sur les raisons
de mon absence. C'est ainsi qu'il conclut notre conversation en m'ordonnant « de
prendre le temps que j'estime nécessaire pour revenir, l'agence pouvant bien
survivre quelques jours sans moi ». Je raccroche, soulagée, et je suis heureuse de
pouvoir scander à Émilie :
— À nous Paris !
— À nous Paris, répète-t-elle empruntant à son tour mon ton enjoué.
Je lui suis reconnaissante de ne pas me poser de question dès que mon
portable se réveille car la réalité est à chaque fois plus douloureuse à accepter. Je
me demande sans cesse comment peut-il me laisser dans cet état ? Que fait-il ?
Où est-il ? Sait-il que j'ai fui la maison ? La région même, et que pour la
première fois de ma vie j'ai déserté le travail ? Ma mère et Timothée, qui me
harcèlent de messages, ne le savent même pas. Ils n'ont pas non plus l'air au
courant de l'endroit où se terre celui-ci car ils me demandent sans cesse si j'ai des
nouvelles. Messages auxquels je ne réponds bien évidemment pas...
J'ai failli craquer et le rappeler un peu plus tôt dans la journée mais Émilie me
l'a interdit, me rappelant à juste titre que c'est lui qui était parti et que c'était à lui
de me donner de ses nouvelles et non à moi d'aller les chercher. Sauf que cela
fait déjà vingt-quatre heures. Et s'il lui était arrivé quelque chose ? je ne cesse de
me répéter pour ne pas admettre la réalité.
C'est donc le moral en berne que j'accompagne Émilie dans cette étape si
importante pour elle. Je suis heureuse qu'elle ait enfin trouvé la force de croire
assez en elle et en ses rêves pour se lancer. Si seulement j'avais ne serait-ce qu'un
dixième de son courage, j'aurais assez de volonté pour envoyer définitivement
balader ces deux hommes qui me font souffrir. Mais je n'ai jamais su faire ça.
Merci maman, merci papa.
Et alors que nous marchons côte à côte, Émilie s'arrête net devant une agence
à la façade sortie tout droit d'un conte de fées et sur laquelle je peux lire : « J'ai
dit oui ». Pas de doute, nous sommes arrivées à destination.
Je me tourne vers mon amie mais je vois que celle-ci reste figée sur le trottoir,
au beau milieu des passants, comme si elle ne pouvait plus bouger.
Inquiète, je l'interpelle.
— Émilie ? Tu vas bien ?
— Je t'ai dit que c'est l'organisatrice de mariage que le tout Paris s'arrache ?
Ok, elle ne va pas bien.
— Euh... non, je n'en savais rien. Tu veux attendre un peu avant d'entrer ?
— T'as raison, on ferait mieux de s'en aller.
— Mais je n'ai jamais...
Je m'arrête de parler. Émilie a tourné les talons avant même que je n'aie eu le
temps de terminer ma phrase. Moi qui enviais son courage il y a quelques
minutes à peine !
Je lui cours après et la rattrape aussitôt, puis je me plante devant elle pour la
stopper.
— Hé ! Tu me fais quoi là ?
Elle ne me répond pas.
— Émilie, je t'ai posé une question. Tu fais quoi ? Tu penses sérieusement ne
pas aller à ce rendez-vous ?
— Mais si elle se rend compte que je ne suis pas à la hauteur ?
— Émilie, je te connais depuis que j'ai dix ans. Ça fait donc vingt ans que je
t'entends dire que tu rêves de faire ce métier, vingt ans que je te vois tourner les
pages de ces magazines spécialisés avec des yeux émerveillés, et vingt ans aussi
que tu me fais regarder tous ces films de mariées me répétant à chaque fois « si
seulement ça pouvait être moi ». Et tu comptes vraiment te défiler maintenant ?
Alors que ton rêve est à portée de main ? Bien-sûr que tu es à la hauteur. Tu es
même bien au-dessus ! Sinon crois-tu que ta si célèbre organisatrice de mariage
t'aurait faite venir jusqu'ici alors qu'elle ne te pense pas capable de gérer la
première agence qu'elle décide d'ouvrir en province ? Crois-tu qu'elle mettrait en
danger son nom et sa réputation ?
— Je sais pas...
— Moi je sais ! Alors maintenant, tu viens.
Je la tire par la main et nous nous retrouvons de nouveau devant l'agence dont
elle ose cette fois pousser la clenche.
Et le monde magique promis depuis l'extérieur est bien au rendez-vous. C'est
tout simplement magnifique ! Les tons sont doux : tapisserie rose aux motifs
baroques, sous-bassement de plâtre blanc, fauteuils et canapés du style Louis XV
tissu de velours rose poudré... Le seul décor est une invitation à signer n'importe
quel contrat.
Et quand je vois arriver la professionnelle tant redoutée, je comprends les
craintes de ma meilleure amie : élégante brune aux cheveux tirés en chignon bas,
aux longues jambes fuselées et au sourire d'un blanc immaculé. C'est simple, j'ai
l'impression d'être devant la réplique parfaite de Katerine Heiglh dans le film 27
robes, mais en brune.
Il n'y a pas de doute, Émilie est vraiment, vraiment, faite pour ce métier. Elle
va très vite y trouver sa place. D’ailleurs, elle suit l’organisatrice jusque dans son
bureau sans même me regarder. Ma mission d'accompagnement s'arrête là.
Mais alors que je prends place sur un de ces superbes fauteuils que je ne
pourrai jamais me payer, en attendant le retour de mon amie, un jeune couple
vient s'installer à mes côtés. Et mes angoisses refont surface. J'essaye de
détourner mon esprit sur autre chose et me relève pour partir dans la
contemplation des lieux. Sauf que ce n'est pas vraiment la meilleure idée qui
soit. Sur les cadres accrochés aux murs, sont épinglés des dizaines de photos de
mariés, faire-part ou autres mots de remerciement de couples ne cessant
d'afficher leur bonheur et leur reconnaissance.
Et dire que moi aussi, j'ai été à la place de ces filles au sourire niais. Pourtant
j'aurais aujourd'hui bien envie de leur hurler d'arrêter d'y croire tout de suite et de
se réveiller maintenant, tant qu'il est encore temps, avant qu'ils ne se fassent
souffrir mutuellement. Mais qui suis-je pour faire ça ? Pour briser leur rêve ?
Alors, avant de fondre en larmes ou d'éclater dans une crise d'hystérie qui me
vaudrait à coup sûr l'internement, je quitte cette agence. Je n'ai pas la moindre
idée d'où je vais mais je dois m'en aller. Vite. Marcher pour me calmer, me
convaincre que tout ceci va finir par s'arranger.
Je marche, tête baissée et poings serrés. Je repense à cette dernière nuit qu'il
m'a fait vivre, à son « je t'aime » passionné puis au sentiment de panique qui m'a
envahie quand j'ai compris que tout cela n'était que mensonge et trahison. Car
quand on aime, on ne part pas. Quand on aime, on ne fuit pas. Non, je suis
désolée mais quand on aime, on se parle, on se bat pour l'autre, pour ne jamais
être séparés de l'autre car c'est juste impensable de vivre sans l'autre.
Quand je relève la tête, je suis arrivée jusque sur les bords de Seine et je
m'approche dangereusement du fleuve. Je me demande quelle sera ma vie sans
mon mari ? Comment pourrais-je surmonter cet échec ? Le fait de ne jamais
avoir d'enfant ? Car si mon couple avec Maxime n'a pas survécu à ça, alors
aucun autre ne le pourra. Je continue de m’avancer vers l'eau quand je sens mon
téléphone vibrer depuis la poche de mon manteau. J'hésite à le regarder,
pressentant qu'il s'agit d'un énième message de ma mère me demandant de la
rappeler. Puis l'idée qu'il pourrait peut-être venir de Maxime traverse mon esprit.
Et c'est comme ça que ma main ramène l'écran de mon téléphone vers moi.
Mais ce n'est toujours pas mon mari. C'est un numéro que mon téléphone ne
connaît pas qui m'écrit les mots suivants :

[J'ai appris que tu étais souffrante, j'espère que ce n'est rien de grave. Je pense
bien fort à toi. À très vite Grégoire.]

Grégoire....
Et c'est pire encore.

29

« J'ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j'en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n'ont pu les contenir.
Les nœuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s'en sont toutes allées.
Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir ... »
Marceline Desbordes-Valmore

Grégoire

Après mon passage à la menuiserie, j'ai tout de suite envoyé un message à
Éloïse. J'ai tapoté les mots qui me paraissaient les plus adaptés et maintenant
j'attends. Pas uniquement après sa réponse, je suis conscient qu'elle ne viendra
sans doute pas, j'attends surtout que les aiguilles de l'horloge avancent.
J'ai rendez-vous dans moins de deux heures avec Monsieur le Maire de la
commune pour obtenir l'autorisation d'inhumation pour mon père et cela me rend
nerveux. Je ne tiens pas en place. J'ai encore bien trop de mal à aborder les
choses sans être affecté par la colère, je le sais, mais j'ai besoin qu'il acquiesce à
ma demande alors il me faut me calmer. Et si la musique - celle de Coldplay ce
matin - qui est souvent venue à ma rescousse n'y parvient pas aujourd'hui, alors
je me retrouve à court de solution. J'ai bien envisagé l'option de rentrer me
coucher pour essayer de dormir un peu mais j'ai plus de chance de me retrouver
à finir fou à force de cogiter sur tout, que de réussir à fermer l'œil. Et comme je
n'ai ni le temps, ni l'envie d'enchaîner avec un nouveau run ou d'enfiler un de
mes vieux jeans déchirés pour quelques minutes de travaux seulement, la seule
solution que j’ai trouvée pour m’occuper est de filer au magasin, notamment et
surtout pour faire le plein de bière. C'est ainsi qu'une vingtaine de minutes plus
tard, je me retrouve devant des dizaines de bouteilles d’alcool au supermarché
du coin, quand je suis coupé par une voix féminine en train de gueuler - il n'y a
pas de mot plus approprié - depuis le bout du rayon. Je réagis pareillement aux
autres clients qui m'entourent et tourne instinctivement ma tête vers celle qui
vocifère.
Eh merde !
Il s'agit d'une vieille connaissance que je n'ai pas très envie de voir, et encore
moins aujourd'hui : Amanda ! Eh putain, les quinze années passées ne lui ont pas
fait que du bien. Elle est enceinte certes, enfin j'espère pour elle, mais elle paraît
si fatiguée, qu'on dirait qu'elle est déjà épuisée par la vie à trente ans à peine.
Même le maquillage à outrance qu'elle affiche et que je distingue de là, ne suffit
pas à cacher ses traits tirés ; si bien qu'elle paraît faire une bonne dizaine
d'années de plus. Ajoutez à cela les vêtements ultra moulants qui l'habillent
encore aujourd'hui comme ils le faisaient déjà à l'époque, cela donne un
résultat... comment dire... au-delà du vulgaire. Pathétique conviendrait
parfaitement.
Au fond, je ne suis qu'à moitié étonné de voir quel type de femme elle est
devenue. Et malgré toute l’animosité que je ressens envers elle, elle parvient tout
de même à m'inspirer de la pitié. Notamment quand je vois le gamin qui la suit
de près et les deux autres qui sont installés dans son caddie et sur lesquels elle
est en train de brailler. C'est simple, elle ne parlerait pas mieux à un clébard.
Je me dépêche d'attraper ce que je suis venu chercher pour quitter ce rayon
avant qu'elle ne m'aperçoive et m'interpelle en m'aboyant dessus également, mais
j'ai à peine le temps de retourner la tête que son acolyte de toujours me tombe
dessus, j'ai nommé cet enfoiré de Damien.
— Regardez qui est de retour ? me lance-t-il en s'approchant de moi d'un pas
assuré.
Fait chier ! Décidément, tous les abrutis du lycée se donnent rendez-vous au
supermarché du quartier. Moi y compris.
Je me fige sur place, sentant mes poings et mes dents se serrer en même temps
que les pulsions meurtrières me submerger. Toutes les horreurs infligées à Éloïse
et que j'ai imagées de nombreuses fois depuis mardi dernier me reviennent en
tête : les insultes, l'humiliation, la tentative d'agression, et je vois rouge. Très très
rouge. En fin de compte, faire face à Amanda aurait était une partie de plaisir
comparé à la maîtrise que je dois déployer devant cette sale petite gueule de
bâtard. Parce que je vous jure que mon instinct primaire me pousse à le cogner.
Et pas seulement à lui en foutre une pour le sonner un peu, non, j'ai vraiment
envie que sa tronche finisse réduite en miettes à agoniser entre les bouteilles de
vin et de whisky. Il a une chance infinie que nous nous trouvions dans un
supermarché et que j'aie d'autres projets plus intéressants que celui de finir au
commissariat, une plainte au cul et des images de vidéosurveillance à l'appui
prouvant ma culpabilité de façon indéniable.
Pourtant, maintenant que nos regards se sont croisés, il est trop tard pour
l'ignorer. De toute façon, je n'en ai aucune envie, cette solution serait trop facile
pour être envisageable. Ce crétin a vécu bien trop longtemps sa petite vie
tranquille sans se soucier une seconde du mal qu'il avait causé. Mais pas de
chance pour lui, ce temps est révolu. Je suis revenu et maintenant que je suis au
courant, je vais le faire payer, comme il le faut. Pas aujourd'hui car ce n'est ni le
lieu, ni le moment, mais je trouverai et Monsieur va bel et bien passer en caisse,
croyez-moi !
— Salut, me dit-il en me tendant le bras pour me saluer comme nous le
faisions de façon débile au lycée - chacun une main agrippée à celle de l'autre,
bras replié sur sa poitrine et léger mouvement d'avant en arrière. Mais il se
heurte aujourd'hui au vide car je n'ai pas la moindre intention de le toucher et
encore moins de sympathiser. Répondre par un « salut » aussi froid que tendu est
le plus gros effort que je puisse faire pour lui.
— Eh mec. T'as oublié les potes ?
— Nous n'avons jamais été potes, je réplique sans masquer mon ressentiment,
imaginant déjà le bruit que fera mon poing quand il viendra s’éclater sur son nez.
Mais il n'y prête même pas attention et enchaîne tout de suite sur autre chose.
— Ça fait longtemps que t'es revenu dans le coin mec ?
— Non.
— Et qu'est-ce qui t'a ramené par chez nous ?
— Les affaires.
— Dis-donc, ça doit être de sacrément bonnes affaires pour te pointer ici après
tout ce temps !
— Ouais.
Hors de question que je lui en dise plus. Ses yeux de vautour qui viennent de
s'éveiller en disent suffisamment long sur sa cupidité.
— Oh, Monsieur joue le mystérieux...
Mais ferme ta gueule putain !
— As-tu reconnu ma p’tite femme au moins ?
Sa femme ? Parce qu'il y a une personne sur terre qui a été assez stupide pour
accepter de l'épouser ? Mais attends... Je me tourne vers Amanda puis de
nouveau vers lui...
— Eh ouais !
Et le pire c'est qu'il est en fier ce con ! En même temps deux idiots pareils,
ensemble, ça se tient. Et j'aurais pu le deviner rien qu'en regardant le grand
rejeton, il a la même tête de cul que son père. Je sais qu'il n'y est pour rien mais
je plains ce pauvre gosse qui est déjà parti avec un sérieux handicap dans la
vie !
Amanda qui finit par nous apercevoir se ramène avec sa ribambelle de
morpions.
Super !
— Salut Grégoire, me lance-t-elle sur un ton beaucoup plus doux que celui
qu'elle employait il y a quelques instants pour parler à ses propres mômes.
Le rouge de ses joues trahit la gêne qui l'envahit et que j'assimile au fait de se
présenter à moi dans cet état. Tu m'étonnes, elle qui se vantait constamment
d'être la plus belle fille du bahut et surtout la seule à ma portée. Si seulement elle
voyait quelle femme superbe est devenue celle qu'elle a fait passer pour la
moins-que-rien du lycée... Comme quoi, la vie se venge toute seule parfois !
— C'est drôle de te croiser là, ajoute-t-elle pour masquer sa gêne face à mon
absence de réponse.
— Drôle n'est pas vraiment le mot que j'emploierais !
Ma réplique fait naître un silence pesant dont je compte bien profiter pour me
dégager de là. Mais forcément, en abruti de père qu'il est, Damien se sent obligé
de me présenter ses mioches.
Bon sang !
— Voici notre grand Kévin qui a quatorze ans, Ryan qui a...
Quoi ? Quatorze ans ! Attends, je suis parti quinze ans, s’enclenche tout seul
le calcul dans ma tête. Ça veut dire qu'Amanda est tombée en cloque au lycée !
Ha, ça c'est drôle en revanche. J'aurais tellement voulu être là pour voir leur tête
respective quand ils l'ont découvert ! Et celles de leurs vieux ! Sans parler du
lycée : la starlette qui se fait engrosser par ce gros branleur ! Un ragot qui a valu
celui de la pauvre fille qui s'est faite dépucelée j'espère !
— ... Jenny qui a quatre ans et le p'tit dernier, Ethan, qui arrive dans trois
mois.
Il termine ses présentations en caressant le rond du ventre de sa femme et en
lui déposant un bisou sur la joue.
Je vais gerber ! Même leur gosse est écœuré par cette scène et préfère tourner
la tête en grimaçant de dégoût.
Je compatis...
— Et toi, pas de p'tite famille ?
Je me retiens de lui demander ce que cette information peut bien lui foutre car
en y réfléchissant à deux fois, il vient tout juste de me donner l'opportunité que
j'attendais tant : lui rentrer dedans !
— Oh non, tu te doutes bien qu'avec ce qu'il m'est arrivé juste avant que je ne
parte d'ici...
Mais cet imbécile qui est trop con pour faire le rapprochement me demande
aussitôt :
— Bah qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? Tu sais qu'on se l'est tous demandé.
Tellement prévisible...
— Tu en as forcément entendu parler, toutes ces histoires avec cette fille... Tu
dois t'en souvenir, la blonde là. Mais oui, elle s'appelait Éloïse, Éloïse Chrétien je
crois...
Si ce gros porc fait semblant de chercher, je vois bien aux yeux fuyants de sa
chère épouse que celle-ci a très bien compris de qui et de quoi je voulais parler !
— Rappelle-toi, le travelo qui m'a refilé le sida... et la syphilis aussi... sans
parler du gosse qu'elle m'a fait dans le dos.
Ça je viens de le rajouter mais je mettrais ma main à couper que cette rumeur
a bel et bien circulé. Et je les défie de me dire que c'est mensonge.
D'ailleurs je vois qu'à son tour, cet idiot baisse les yeux. C’est bien, parce que
s’il avait joué au mec indifférent, au-dessus de tout ça, le coup serait parti. Sans
hésitation aucune cette fois. Tant pis pour sa femme et ses mioches.
— Tu te souviens, c'est bon ? Pas besoin que je te rafraîchisse plus que ça la
mémoire ?
Non mais, regardez-moi ces deux crétins ! Pas un seul n'a le courage de me
regarder droit dans les yeux et chacun se cache derrière la gêne de l'autre. Ils me
débectent. Ça ne sert strictement à rien que je perde plus de temps avec eux
aujourd'hui, je m’occuperai d’eux comme il le faut en temps voulu. Je ne sais pas
encore comment mais je trouverai. Et au moment où je tourne les talons pour
sortir enfin de ce rayon, cette idiote d'Amanda croit nécessaire de se justifier.
— Ouais, ok, on a un peu abusé.
Je m'arrête net et ramène mon poing au niveau de mes lèvres pour me
contenir. Je vous assure que si leurs gosses n'étaient pas là, je leur montrerais ce
que peut donner chez moi, un « petit abus ». À la place, je me retourne et me
contente de leur exprimer mon dégoût profond.
— Un peu ? Tu oses me sortir que vous avez un peu abusé ? Mais vous avez
fait les gros enfoirés oui ! je crache mes mots à défaut de pouvoir leur cracher
dessus tellement je suis dominé par la haine.
— Ça va. N'exagère pas, se défend aussitôt Amanda.
Elle ose insinuer que c'est moi qui exagère ?
Et si elle ne semble pas avoir perçu que suis à la limite d’exploser et de laisser
mon cerveau de côté pour me défouler, son arriéré de mari a par contre lui très
bien compris qu'il ne fallait pas en rajouter.
— Oui c'est vrai, on n'a pas vraiment été cool, avoue-t-il à demi-mots. Mais
c'est de l'histoire ancienne tout ça, finit-il par rajouter pour tenter de me calmer.
Ce qu'il ne semble pas bien comprendre, c'est que pour moi qui ne l'ai appris
que la semaine passée, c'est tout sauf de l'histoire ancienne ! Et que malgré ce
qu'Éloïse tente de me faire croire, je sais que ce passage à influé sur le reste de sa
vie et qu'elle ne l'oubliera jamais. Aucune victime de harcèlement ne peut
oublier, il y a des mots qui restent à jamais gravés.
— N'essayez pas de minimiser les faits, je vous l'interdis ! je continue de
vociférer. Elle a bien failli se faire violer à cause de vos conneries ! Alors
croyez-moi, ça ne sera jamais de l'histoire ancienne pour elle ! Ni pour moi !
Je sens toutes les veines de mon front pulser et la sueur dégouliner le long de
mon dos.
Je les jauge ainsi du regard, attendant de voir quelle sera leur réaction mais
tout ce que je peux voir c'est de la lâcheté. Cette horrible et écœurante lâcheté
qui les a toujours caractérisés.
— Tiens, tu sais ce qui est de l'histoire ancienne aussi ? me questionne le
crétin d'un coup tout péteux et désireux de changer de sujet. Le manoir de tes
parents ! Figure-toi qu'il est en vente depuis peu. Je suis devenu agent
immobilier et mon agence s'occupe de ce bien...
J’y crois pas ! Je viens ouvertement de leur rappeler qu'ils avaient gâché la vie
d'une pauvre innocente qui n'avait rien demandé d'autre que de m'aimer, et ce
connard a le toupet de ne pas m'écouter et d'enchaîner sur ça ! Il ne me croit tout
de même pas assez bête pour passer à autre chose si vite ou faire affaire avec lui
au point de l’engraisser plus qu’il ne l’est déjà avec mon propre fric ?
— ... Rien n'a changé. Tu devrais venir voir !
Et il me tend machinalement sa carte sans que je n’aie le temps de dire
quelque chose. En fait, à cet instant précis, je suis trop occupé à essayer de
deviner s’il est vraiment idiot ou si ce con fait exprès pour me faire réagir. Je
suis tout simplement abasourdi et seul mon portable que je sens vibrer depuis la
poche arrière de mon jean me sort de mon incrédulité.
Putain, Éloïse !
Mon rythme cardiaque s'emballe.
Je coince le pack de bière contre ma poitrine pour choper mon téléphone. Et,
chose irréelle, j'arrive à le haïr encore plus que les deux crétins qui se trouvent
devant moi ! Ce n'est pas Éloïse. Ce n'est même personne en fait, juste une
notification Facebook qui me signale que j'ai été mentionné dans une
publication.
Réseau social de merde !
Cette enflure de Damien profite de mon moment d'inattention pour fourrer sa
carte entre les bouteilles de bières et mon torse, et cette fois c'est bon, j'en ai trop
vu pour me contenir, je me tire avant de laisser mes envies de violence se
réaliser.
Je sors du rayon sans leur adresser le moindre mot, quand j'entends sa voix
insupportable me lancer :
— Réfléchis à ma proposition. Et appelle-moi !
C'est tout réfléchi, connard !
— Oh mais ne t’inquiète pas ! Tu auras très vite des nouvelles de moi, je lui
réponds sans même me retourner.
Puis je me précipite en caisse, songeant qu'Éloïse serait sans doute déçue que
je sois resté là sans rien faire d'autre que de les laisser se défiler une fois de plus,
mais chaque chose en son temps. La vengeance est un plat qui se mange froid
paraît-il, alors je vais le laisser refroidir encore un peu parce que je suis bien trop
bouillant de rage tout de suite pour qu'il en sorte quelque chose de bon. Car me
défouler à le cogner jusqu’au sang dans un lieu public et devant ses gosses,
m’aurait apporté aujourd’hui bien trop d’emmerdes pour que je cède à
l’impulsion.
Mon portable vibre une nouvelle fois, toujours la même notification !
Bordel, les gens n’ont vraiment rien d’autre à foutre que de me venir me faire
chier avec ce genre de conneries !
J'ouvre l'icône bleue et j'aperçois effectivement mon nom affiché dans une
publication.
« Ça te manque pas un peu Grégoire Legrand ? » me demande Constance
qui, d'après les images postées, est retournée en Ardèche. Je regarde les photos,
bien trop en tension pour envisager d’être nostalgique comme elle l’aimerait.
Même si oui, bien sûr que oui, ce paysage me manque. Ces gorges étroites et
sauvages, ces maisons en pierre et ces champs de lavande à perte de vue. Tous
ces éléments qui ont fait partie de mon univers ces quinze dernières années me
manquent évidemment. Mais ils me rappellent aussi amèrement que des gens
comptent sur moi là-bas.
J'en suis à la quatrième photo quand je me mets à jurer tout haut. La caissière
relève ses yeux surpris en ma direction et la mamie qui se tient devant moi
manque de faire une crise cardiaque. Mais je m'en fiche, ce que je vois me rend
dingue. Alors je récidive.
— Putain de putain !
Constance vient d'oser s'afficher sur le net avec ce Dupin, le mari d'Éloïse ! La
garce !
Ils sont là, tous les deux, sourires aux lèvres, à poser devant le site de Vallon
Pont d'Arc. Rien de directement compromettant en soi, et la plupart des gens
pourrait penser qu'il s'agit juste de deux amis partis visiter les lieux ensemble.
Sauf que moi, je sais qu'ils ne sont pas amis. Et Éloïse sait aussi qu'ils ne sont
pas amis.
Mais comment ce mec peut-il agir comme ça ? J'ai beau essayer de me
raisonner à me dire que je ne fais pas partie de leur couple, que je ne sais pas ce
qu'il s'y passe et que je n'ai en aucun cas le droit de le juger, mais putain qu’il me
dégoûte. A-t-il seulement imaginé la réaction d'Éloïse quand elle verra ces
photos ? C'est d'ailleurs peut-être bien à cause de ça qu'elle était absente de son
boulot ce matin ! Putaaiinnn ! Sa collège a beau me balancer que c'est moi qui
« interfère dans son couple et qui la rend malade », je suis désolé, je n'ai jamais
forcé ce mec à se jeter si vite dans les bras de mon ex. Et tout de suite, c'est bien
lui qui la fait souffrir, et non moi.
Et mon message qui lui disait espérer qu'elle n'ait rien de grave…
— Argh !!!! je continue de pester alors que vient mon tour en caisse.
Je pose mes bouteilles sur le tapis, souffle quand je vois la carte de Moret en
tomber et la range dans ma poche arrière, elle me sera peut-être utile quand sera
venue l’heure de le faire payer. En attendant, je règle mes courses et cours
rejoindre ma voiture, sans réussir à m’empêcher de penser à Éloïse. Il faut
absolument que je la vois. Je refuse de la savoir si mal et de rester planté là à ne
rien faire.
J'ai le sentiment que tout m'échappe et je ne supporte pas ça.
Je m’installe devant le volant, me redressant pour retirer mon portable resté
dans la poche arrière de mon jean. Et la carte de visite de l'autre abruti vient
retomber sur mes cuisses. Je la regarde un instant, me demandant comment ce
crétin a-t-il bien pu devenir agent immobilier puis à court de réponse censée, je
la pose sur le tableau de bord, à côté de mon téléphone. C'est alors que je me
souviens avoir récupéré une autre carte de visite lundi dernier, celle de ce
charmant Monsieur Dupin !
Mais quel con je fais ! Le voilà le moyen de choper son adresse !
Je fouille aussitôt dans mon portefeuille, récupère assez vite la fameuse carte
et y trouve le renseignement recherché. C’est parfait !

*
* *

Il était seize heures quand j'ai pris congés de Monsieur le Maire.
En souvenir de ma maman qu'il a connue sur les bancs de l'école au sein
même de cette Mairie d'ailleurs, il a d'emblée signé l'autorisation d'inhumer, sans
que je n'aie besoin de lui faire tout un exposé. Et étant donné le délai très court
imposé pour ce genre de procédure et qui est sur le point d'être dépassé, il a lui-
même appelé les pompes funèbres ainsi que le garde champêtre pour l'ouverture
du caveau fixée à demain matin. Autant dire qu'une nouvelle nuit d'insomnie se
profile.
D'autant plus que, adresse à l'appui, et sachant son mari parti explorer les
gorges de l’Ardèche -ou autres d’ailleurs- je me suis ensuite arrêté chez Éloïse
pour aller la voir. J'ai reconnu sa voiture dans son allée, celle qu’elle conduisait
lorsque qu’elle est venue au Domaine. J’ai sonné et frappé plusieurs fois mais
personne ne m'a répondu. Après vérification qu’aucun voisin assez proche ne
puisse me voir et alerter la police, je me suis même autorisé à faire le tour du
propriétaire, mais sa grande maison semblait vide. Je suis alors revenu à la
raison et j'ai repris la route en direction de mon appartement, avec la ferme
intention de revenir dès le lendemain. Sauf que sur la route du retour, je suis
tombé sur le manoir de mes parents.
En découvrant son adresse tout à l'heure, je n'avais pas réalisé qu'Éloïse ne
vivait qu'à quelques kilomètres de mon ancienne maison. Alors, malgré la nuit
déjà tombée, je me suis arrêté devant le portail en fer forgé, et à la lumière de
mes phares de voiture, j'ai regardé de longues minutes cette maison dans laquelle
j'ai passé la plus grande partie de mon enfance.
L'autre crétin avait doublement raison. D'abord, parce que les lieux n'ont pas
changé. Seule une balançoire a été rajoutée dans le jardin, preuve du passage
d'enfants. Et j'en suis content. C'est une bonne chose que cette maison ait
retrouvé un peu de vie et de légèreté après avoir connu la mort et la douleur.
Ensuite, parce que l'idiot que je suis moi aussi est réellement en train de réfléchir
à sa proposition de l'appeler pour qu'il me fasse visiter la maison.
Je ne vais tout de même pas faire ça...
Je reste là de longues minutes à y réfléchir sérieusement avant d’enclencher la
marche arrière de la voiture pour rentrer chez moi, après avoir récupéré la carte
qui traînait encore sur mon tableau de bord pour la glisser de nouveau dans la
poche arrière de mon jean avec la quasi-certitude de finalement rappeler ce mec
d'ici quelques jours.

30

« La vie est une rose dont chaque pétale est une illusion
et chaque épine une réalité. »
Alfred de Musset

Éloïse

Après avoir reçu le message de Grégoire, je suis restée plusieurs minutes
interdite, ne sachant plus vraiment si je me trouvais encore sur la terre ferme ou
si j'avais fini par plonger dans l'eau et que mon esprit, inconscient, commençait à
divaguer.
J'y pensais, vraiment ; en finir avec toutes ces emmerdes, ces histoires de cœur
douloureuses qui me détruisent, ces prises de têtes familiales qui me rongent,
cette sensation d'acharnement, de mal-être, d'inutilité, de médiocrité.
La paix, la sérénité, étaient là, juste devant moi. Il ne manquait que quelques
pas. Mais Grégoire en a décidé autrement, une nouvelle fois. Alors, j'ai fini par
sortir de mon délire passager et je suis revenue à la réalité, bien aidée par l'appel
d'Émilie qui a aussitôt suivi. J'ai prétexté avoir eu besoin de prendre l'air et je l'ai
retrouvée quelques minutes plus tard, lui offrant le plus beau de mes faux
sourires. J’ai voulu préserver le petit nuage sur lequel elle flottait et je l’ai
écoutée me raconter quelle serait désormais la suite de sa vie tandis que nous
poursuivions notre petite virée en enchaînant les visites jusqu'au lendemain
après-midi : Tour Eiffel, musées, Champs Elysées... les grands classiques quoi !
J'ai fait comme si de rien n'était, je ne voulais pas gâcher l'euphorie qui ne l'a
plus quittée après son entretien, d'où elle est sortie la tête plus emplie encore de
rêves et de projets. J'ai donc gardé pour moi le message de Grégoire tout comme
je l'ai fait pour ma déconvenue de samedi dernier. Et en même temps, je me
voyais mal lui expliquer qu'après m'avoir déçue et blessée une nouvelle fois, je
me suis promis de ne plus lui accorder la moindre seconde de ma vie pour
finalement replonger... dès le lendemain. Je n'avais pas besoin de voir son regard
navré se poser sur moi, je suis pathétique, je le sais déjà. C'est vrai quoi, il a suffi
d'un seul foutu texto pour faire voler en éclat ma résignation. Un message. Trois
lignes. Et parmi elles, six mots : « je pense bien fort à toi ». Pourtant, ces six
mots et tous les autres que je connais maintenant par cœur, m'ont mise dans une
colère monstre. Après tout, de quel droit ose-t-il revenir ainsi vers moi, la
bouche en cœur, après ses agissements de samedi soir sous mon nez et sans
même essayer d'en être désolé ?
J'ai voulu lui répondre. Ma réplique était instinctive et toute trouvée, je n'avais
qu'à appuyer sur la touche pour enfin l'envoyer promener comme il le mérite tant
mais j'ai hésité, et Émilie m'a appelée.
J'ai mis ma rage de côté et puis, au fur et à mesure de la journée, la colère s'est
amenuisée, laissant peu à peu place à l'espoir. À cette stupide envie d'y croire,
bien trop forte pour être évincée. À la satisfaction de voir enfin s'assouvir ce
besoin irrépressible malgré le nombre d'années, de savoir qu'il pense à moi, d'en
avoir la preuve par son geste et par ses mots.
Un seul fichu texto...
Vous l'entendez aussi cette voix arrogante qui s'amuse à me rappeler
cyniquement qu'un misérable message ne peut pas suffire à pardonner tous ses
actes ?
— Hé ho ma belle ! Nous sommes arrivées ! me lance Émilie pour me sortir
de mes pensées en claquant ses doigts juste devant mon nez.
Effectivement, j'étais à mille lieues de là.
Un bref regard alentour m'apprend que nous sommes garées dans mon allée.
Je n'ai pas vu le trajet passer.
— Tu ne veux vraiment pas venir dormir à la maison ce soir ? me demande-t-
elle pour la vingtième fois de la journée.
— Non, c'est gentil, je te remercie mais j'ai envie de rentrer et de me poser.
— Comme tu veux. Mais si tu as la moindre angoisse, tu m'appelles. Le
moindre signe de vie de ton mari, le moindre souci, tu me siffles et je rapplique
aussitôt, c'est compris ? m'ordonne-t-elle avec son ton faussement autoritaire.
— Oui, promis, je lui réponds plutôt amusée que réellement impressionnée. Et
merci beaucoup pour ces deux jours. Ils m'ont fait le plus grand bien.
— Ouais, mais visiblement pas assez pour que tu me dises tout ce qui te
tracasse, notamment avec celui dont il ne faut plus prononcer le prénom depuis
dimanche.
Sa comparaison m'arrache un sourire. Même si elle paraît un tant soit peu
exagérée, elle n'est pas complètement inexacte. Grégoire, puisqu'il s'agit de lui,
est bien la créature maléfique qui règne sur mes ténèbres et dont le seul but
semble être de m'anéantir. Sa marque sur moi n'est pas celle d'un éclair gravé à
même la peau sur mon front, elle est moins visible mais tout aussi profonde. Elle
se cache derrière les cicatrices de mon corps et les fêlures de mon cœur.
— Allez sauve-toi, finis-je par lui dire pour esquiver, lui adressant un sourire
et refermant la portière passager de son cher et tendre bébé.
Si je me suis tue ces deux derniers jours, ce n'est pas pour craquer
maintenant.
À travers la vitre, Émilie me gronde du regard et agite fermement son index.
Je lui réponds par une vilaine grimace avant de courir jusqu'à la maison, la nuit
étant déjà tombée.
Je pose mes clés sur le meuble de l'entrée, mon sac de voyage sur le sol et je
regarde l'heure, il est dix-neuf heures passé. Il n'y a pas un bruit, la maison est
vide.
Je me rends aussitôt jusqu'au bureau de Maxime pour constater tristement que
rien n'a bougé. Le dossier qui était resté entrouvert dimanche l'est toujours et la
tasse de café dont le marc a depuis imprégné le fond, traîne encore. Je contourne
son bureau et prends place sur son fauteuil. J'attrape cette tasse, ma tasse rose,
toute biscornue, qu'il m'a offerte il y a plusieurs années, et de mes deux pouces,
je caresse les lettres qui forment cette citation : « je t'aime avec tous tes
défauts ». Je souris du coin des lèvres devant cette tasse fêlée en plusieurs
endroits et dont l'anse est cassée. Elle représente parfaitement notre couple
aujourd'hui : elle est encore debout mais elle est si usée, si abîmée qu'elle ne
survivra plus bien longtemps. Les défauts ont fini par prendre l'ascendant sur les
sentiments.
Et puis je referme le dossier, je prends la tasse et sors de ce bureau pour aller
la déposer dans l'évier de la cuisine. Je me retourne en gardant mes bras appuyés
sur le bord du plan de travail et je regarde ma maison comme je ne l'ai jamais
regardée. Cette maison que nous avons bâtie à deux. Tous nos souvenirs y sont
fièrement exposés, des photos sur le frigo, en passant par les meubles que nous
avons achetés, jusqu'aux murs que nous avons nous-mêmes érigés. Je crois que
je commence à réaliser l'ampleur de tout ce que je suis en train de perdre et qu'il
me faudra abandonner.
Émilie avait raison, rester toute seule n'était pas vraiment une brillante idée,
surtout avec les pensées noires qui m'accompagnent depuis plusieurs jours.
Je sèche les larmes qui se sont bien évidement remises à couler et je file sous
la douche. Seule l'eau qui commence à rafraîchir m'en fera sortir. Je me regarde
dans le miroir, mon reflet est effrayant. Mes joues sont toutes rouges d'avoir été
autant essuyées et mes yeux plus bouffis que jamais. Je file dans le dressing et
enfile mon vieux pull long tout déformé que j'aime tant, ainsi qu’une grosse
paire de chaussettes hautes en laine tressée. Besoin d'être cocoonée.
Je n'ai pas le courage de vider mon sac pour ranger mes affaires, et encore
moins de me lancer dans une séance de gym' maison. Du coup, je me retrouve à
errer dans mon salon.
J'ai la sensation d'avoir la tête prise dans un étau et la perspective de regarder
la télé ne m'enchante pas vraiment. J'avale un nouveau cachet d'aspirine, me
lamentant sur l'absence d'antidépresseurs dans cette maison.
Je tourne en rond, l'idée d'appeler Maxime m'obnubile. Si j'ai résisté jusque-là
sous la menace d'Émilie, me retrouver seule à cogiter ne va pas m'aider à tenir
bien longtemps.
J'en ai marre de me sentir si déprimée. Je voudrais avancer, passer à autre
chose, à la prochaine étape, quelle qu'elle soit. Cela fait quasiment trois jours
qu'il est parti. C'est beaucoup trop long, je n'en peux plus. J'ai besoin de savoir
où il en est, s'il compte revenir vers moi ou s'il n'a tout simplement pas le
courage de m'annoncer ce que je pressens tant. Ce silence me tue, je ne le
supporte plus et je ne me sens plus la force de passer une minute de plus à
attendre désespérément.
Pardon Émilie.
Je retourne dans la cuisine et attrape mon téléphone pour composer le
numéro.
Une sonnerie, deux, puis trois et je tombe toujours sur son fichu répondeur. Je
sais que je devrais raccrocher mais je ne peux pas. Je ne veux pas le laisser
m'ignorer une nouvelle fois.
« Maxime c'est moi. Je ne sais pas trop quoi te dire à part que j'attends de tes
nouvelles depuis dimanche maintenant et que je commence sérieusement à
m'inquiéter. Je ne sais pas ce que tu fais ni où tu es, mon frère a bien gardé ton
secret. J'ai d'abord pensé que je devais te laisser du temps et j'ai essayé mais
plus les heures passent et plus je perçois ton silence comme une demande de
divorce officielle. Je sais que tu as des raisons d'être en colère, je les connais et
je les comprends mais je ne pense pas mériter ça pour autant. Alors, s'il te reste
un peu de considération pour moi, j'aimerais que tu prennes ton téléphone ou
que tu rentres à la maison et que nous discutions. Pour de bon ».
Je raccroche, mes mains tremblent.
J'expire longuement, je n'ai pas pleuré et je suis convaincue d'avoir bien fait.
Si après ce message suppliant il ne revient pas vers moi, c'est que la réponse est
bien celle que je crois qu'elle est déjà.
Je pose le téléphone sur le plan de travail et je m'accorde quelques minutes
pour retrouver un rythme cardiaque convenable.
Avant de se mettre en veille, mon téléphone me rappelle que ma mère attend
toujours de mes nouvelles. Je sais que je vais avoir droit aux leçons de morale et
je ne pourrai pas le supporter. Rien que le fait d'entendre sa voix sur mon
répondeur m'agace au plus haut point. Particulièrement son « j'espère au moins
que tu t'alimentes » qui me fait doucement sourire. Pourtant je dois reconnaître
qu'il y a du progrès, au moins cette fois c'est elle qui s'en soucie et non l'équipe
médicale de la clinique. On ne sait jamais, quelque fois que je finisse par
vraiment me pendre, elle pourra au moins se défendre de me l'avoir demandé.
Je lui réponds lâchement en lui envoyant un message pour lui dire de passer
quand elle le souhaite surtout parce qu'étant donné l'heure tardive, je sais que ce
ne sera pas aujourd'hui.
Et comme pour lui faire un pied de nez, je vais « m'alimenter » et me goinfrer
de gâteaux. Je jette un œil dans le placard, plus de cookies. Voilà de quoi causer
ma perte définitive car c'est bien la seule chose qui me faisait envie pour ce soir.
Qu'à cela ne tienne, si les cookies ne viennent pas à moi, je viendrai à eux. Il a
beau être huit heures du soir, je vais pâtisser ! Cela va m’occuper.
Une vingtaine de minutes plus tard, alors que mes doigts pétrissent la pâte et
que ma voix recouvre affreusement celle de Bruno Mars qui s'échappe de mon
ordinateur portable, j'entends frapper à la porte.
Eh merde, ma mère est finalement venue ce soir...
Je souffle d'exaspération et vais ouvrir sans même prendre le temps de me
débarbouiller, histoire qu'elle comprenne bien qu'elle n'est pas la bienvenue et
qu'elle peut s'en aller. Mais à peine ai-je ouvert la porte que je regrette
immédiatement ma nonchalance car je tombe sur ces deux billes marron foncé,
celles-là mêmes que je voulais ne plus jamais croiser.
Grégoire Legrand se trouve là, devant moi, sur le seuil de ma porte d'entrée.
— Salut, me lance-t-il timidement.
— Gré ... Grégoire ? Mais que fais-tu là ? je lui demande en me cachant
comme je peux derrière la porte d'entrée pour essayer de camoufler ma tenue
trop courte et mon visage gonflé.
Et ma honte est d'autant plus décuplée par son look à l'apparence désordonnée
mais qui bien évidemment est à tomber ; bonnet et barbe négligée, jean noir et
veste dont il a savamment relevé les manches juste pour m'amadouer avec ses
avant-bras musclés.
— Je voulais être sûr que tu allais bien, me répond-il en soutenant mon regard.
Je ne sais pas si tu l'as reçu mais je t'ai envoyé un message hier, alors je
m'inquiétais un peu de ne pas avoir eu de réponse.
Je ne dis rien. C'est inutile, il sait que j'ai reçu ce message. Tout comme il sait
pourquoi je n'y ai pas répondu.
C'est sans doute pour cela qu'il se risque à me demander :
— Je peux entrer ? En fait j'aimerais te parler. J'ai des excuses à te présenter et
aussi quelques explications à te donner.
Je le déteste.
Je le déteste parce que je suis folle de rage et que j'ai envie de lui claquer la
porte au nez mais qu'au lieu de ça, je vais écouter ce qu'il va me dire juste parce
qu'il m'a sorti les mots qui pouvaient me faire flancher. Alors, peu importe ma
tenue, le désordre dans ma tête et l'état de ma maison, ou l'inverse d'ailleurs, je
lâche la porte d'entrée pour entièrement me dévoiler. Bien évidemment, ses yeux
descendent le long de mon corps et s'arrêtent sur la partie de mes jambes qui est
dénudée. Par pudeur, je tire sur mon pull, pensant bêtement que cela suffira à
cacher ma peau découverte, et mon geste le fait instantanément se détourner de
moi. Il n'ose plus me regarder, il est gêné. C'est bien, nous sommes deux dans ce
cas.
— Je vais t'écouter mais pas longtemps, je ne sais pas à quelle heure Maxime
va rentrer mais il ne devrait plus...
— Il ne rentrera pas ce soir, me coupe-t-il avant que je n'aie le temps de finir
ma phrase. J'ai eu Constance au téléphone il y a moins d'une demi-heure et ils
dormaient encore là-bas cette nuit a priori, ajoute-t-il en rentrant les mains dans
les poches de son jean, l'air de plus en plus embarrassé.
« Ils » dormaient « encore » « là-bas » cette nuit ? Il y a beaucoup trop
d'inconnues dans cette phrase, je n'aime pas ça. Tout comme je n'aime pas
beaucoup l'entendre prononcer ce prénom.
— Constance ? Ton ancienne copine ? je lui demande les sourcils froncés
d’incompréhension. Que vient-elle faire dans cette conversation ?
— Tu ne veux vraiment pas me laisser entrer ? Tu vas attraper froid comme
ça.
Cette fois il me regarde et ses yeux se font suppliants. Alors je cède et me
recule pour le laisser entrer.
Je referme la porte et me dirige aussitôt vers le dressing pour me changer, hors
de question de m'afficher devant lui comme ça. Mais il ne me laisse pas le temps
d'y arriver et commence à s'expliquer.
— Ce que je voulais te dire, c'est que je suis désolé pour tout ça, je t'assure
que je me suis trompé sur Constance. Je ne l’ai pas ...
— Attends, dis-je en me stoppant net.
Je me retourne pour lui faire face et lui demande :
— Tu es venu jusqu'ici pour me parler de ton ex ?
— Entre autres, oui.
Je jette ma tête en arrière, pose mes mains de part et d'autre de mon front et
pars dans un rire nerveux. C'est une blague, c'est impossible autrement. Sinon
dites-moi quel est le but à tout ça ? Pourquoi cet acharnement ? Il y a tant de
choses que j'aimerais qu'il me dise, de questions auxquelles j'ai cru qu'il allait
répondre : pourquoi ? comment ? encore combien de temps ? Mais ça non,
certainement pas, je refuse d'entendre la déclaration de son amour pour une
autre !
— Te fatigue pas, lui dis-je en levant ma paume de main vers lui et en
reprenant le chemin vers la porte d'entrée. C'est bon, j'ai pas besoin d'en savoir
plus !
— Si, permets-moi d'insister mais je veux vraiment que tu saches que je suis
désolé. Si j'avais pensé une seule seconde que cela finirait ainsi, je t'assure que
jamais je ne lui aurais demandé de m'accompagner à ce rendez-vous. J'aurais dû
le prévoir....
— Grégoire....
— ... Je le pressentais et je n'ai rien fait. J'aurais dû réagir, lui demander de
repartir....
— Grégoire, s'il te plaît...
— ... Résultat, tu souffres et je m'en veux pour ça. Terriblement.
— Grégoire, STOP ! je finis par crier.
Je pose ma main sur la poignée dans l'intention d'ouvrir la porte et de lui
ordonner de partir mais il n'y prête aucune attention et continue d'insister.
— Attends, laisse-moi juste te dire une dernière chose.
Je souffle doucement pour tenter de me calmer.
— Vas-y. Au point où nous en sommes...
— Je lui ai demandé de retirer ces photos et elle m'a promis de le faire dans la
soirée.
— Les photos ? Mais quelles photos ? Je t'ai dit que je ne voulais rien savoir.
Fais ce que tu veux de ta vie Grégoire, ça ne me concerne plus. Saoule-toi dans
tous les bars de la ville si ça te chante, couche avec qui tu veux, ex ou pas, mais
s'il te plaît, fais-le loin de moi.
Grégoire recule légèrement, semblant encaisser le coup. Je le comprends, j'ai
moi-même du mal à réaliser que j'ai fini par y arriver, je viens de lui demander
de sortir de ma vie. Partie sur ma lancée, je me surprends même à rajouter :
— Et s'il te plaît, s'il te plaît, oublie-moi...
J'ouvre la porte mais il refuse de sortir. Son visage semble confus et je n'arrive
plus à le regarder. J'ai beau faire la forte, je sens les larmes monter et je tourne
ma tête pour ne pas craquer. Il fait alors quelques pas pour s'arrêter devant moi.
Je vois sa main se diriger vers moi, mais je recule. Je ne veux pas qu'il me
touche. Plus maintenant. Je l'entends expirer longuement, sans doute blessé par
ma réaction, puis il finit par sortir de ma maison, tête baissée. Je referme la porte
commençant déjà à laisser les larmes s'écouler mais son bras puissant vient s'y
opposer et il revient aussitôt dans le couloir d'entrée.
— Je suis désolé mais je ne peux pas. Je refuse de te laisser comme ça. Je sais
que j'ai déconné à plus d'un titre mais je ne supporte pas l'idée de te savoir toute
seule à pleurer ton mari toute la soirée.
— Quoi mon mari ? Laisse-le où il est mon mari !
S'il n'y avait que lui que j'allais pleurer, encore ça irait.
— Et comment te permets-tu d'en parler ? Tu ne sais rien de lui ! j’ajoute, la
voix perdue entre la peine et la colère.
— Crois-moi, je n'ai pas besoin d'en savoir plus pour me faire ma propre
opinion !
— Tu vas trop loin Grégoire ! Je t'interdis de le juger !
— Parce que tu crois qu'après s'être affiché publiquement comme il vient de le
faire, je suis le seul à le juger ?
Je suis complètement larguée. J'ai beau essayer de chercher, je ne comprends
pas de quoi il est en train de me parler. Mais au-delà de tout, je suis sidérée qu'il
ose critiquer, lui que l'on ne peut pas vraiment considérer comme un modèle de
vertu.
— Parce que toi, tu n'étais peut-être pas en train de t'afficher publiquement
dans ce bar samedi dernier ?
Pas de réponse.
Touché.
— Alors arrête, je continue de le défier sans me dégonfler.
— Peut-être oui. J'ai merdé c'est vrai et je n'ai pas grand-chose à dire pour ma
défense. Mais sache qu'il ne s'est rien passé de plus que ce que tu as vu. Dès que
je t'ai aperçue, j'ai compris la connerie que j'étais sur le point de réaliser. Alors
oui, c'est vrai, je ne suis qu'un idiot, encore plus maintenant que je comprends à
quel point je t'ai blessée, mais ne me compare pas à ton soi-disant formidable
mari s'il te plaît ! Ce n'est pas moi qui suis en train de t'humilier en allant
batifoler avec une autre à l'autre bout de la France et en l'étalant à la vue de tous
sur les réseaux sociaux !
Je ne bouge plus. Si je le fais, je vais m'écrouler. Est-il possible que ce qu'il
vient de me dire soit vrai ? Mon époux dont j'attends des nouvelles depuis trois
jours, et que j'ai supplié de me rappeler il y a de ça moins d'une heure, serait
parti avec une autre ? Non, pas lui, pas Maxime. S’il y a bien un homme en qui
je crois, c'est lui. Il serait incapable de me faire ça. Tout ceci n'est qu'un tissu de
mensonge.
— Tu mens ! je lui balance, écœurée.
— Oui, bien sûr. C'est moi qui mens là ! Et les photos, ça ment les photos
d'après toi ?
Son ton est dur et plein de ressentiment, à tel point que je préfère fermer les
yeux pour m'épargner la vision de son visage dominé par la colère.
— Regarde, je vais te montrer si ça ment les photos.
Je ne sais pas ce qu'il veut me « montrer » mais je refuse de relever les
paupières. Au contraire, je les serre plus fermement encore, quitte à m'en
déclencher un nouveau mal de tête.
— Ouvre les yeux Éloïse !
— Non !
— Ouvre tes yeux et regarde par toi-même la vérité.
Mais pourquoi ne comprend-il pas que je ne veux pas ? Pourquoi ne me
laisse-t-il pas ?
— Je ne partirai pas d'ici tant que tu n'auras pas ouvert les yeux. Sur les
photos et sur quel homme est vraiment ton Maxime.
J'avale douloureusement la boule qui s'est formée dans le fond de ma gorge et
me persuade que ce que je vais voir ne changera rien. Je connais Maxime, ce
n'est pas l'homme que Grégoire décrit.
Forte de cette conviction, je rouvre les yeux et les pose sur le téléphone qu'il
me tend.
Maxime est bien là, en photo, avec Constance. Ils posent tous les deux devant
une sorte de pont de pierre que je ne reconnais pas. Je prends le téléphone en
main mais je ne touche à rien. La photo provient d'un compte Facebook, celui de
cette pétasse sans doute, et je comprends seulement le « publiquement ».
Une multitude de questions commence à émerger mais je les repousse,
préférant me répéter que Maxime ne ferait pas ça et qu'il y a forcément une
explication logique à tout ça. Toujours confiante, je me permets de jeter un œil
au commentaire qui accompagne l'image et c'est comme ça que je comprends.
« Merveilleuse journée avec toi » le tout ponctué de plusieurs émoticônes en
forme de cœur.
Ce sont les cœurs de trop.
Grégoire a raison, je me suis trompée. Je ne dis pas un mot et il me faut
plusieurs secondes pour assimiler l'information mais les faits sont là, je ne peux
plus les nier. Pourtant s'il y a bien une chose en laquelle j'ai toujours cru, c'est en
la fidélité de mon mari. Je n'ai jamais écarté l'hypothèse qu'il puisse me quitter
un jour pour construire une famille et je l'aurais accepté, bien consciente de mon
incapacité. Mais jamais je n'aurais pensé qu'il partirait après avoir rencontré
quelqu'un d'autre. J'avais confiance en lui, je me sentais protégée depuis le
premier jour et c'est grâce à ça que je me suis ouverte à lui. Mais je me trompais.
Il n'est en rien différent des autres. Et le pire dans tout ça, c'est qu'il m'a rendue
aussi bête et naïve que toutes les autres.
Le téléphone se met en veille, tout comme mon cerveau.
Machinalement, je le rends à son propriétaire qui est resté à mes côtés sans
bouger ni parler, ce dont je le remercie. Mais bien trop fragilisée pour pouvoir
m'excuser parce que non, il ne m'a pas menti, je passe devant lui et me précipite
dans la première pièce venue pour m'isoler et essayer de respirer.

31

« C'est en croyant aux roses qu'on les fait éclore. »
Anatole France

Grégoire

Elle n'était pas au courant.
— PUT…... ! je rage en tournant en rond dans son couloir.
Je croyais qu'elle savait. Son absence au boulot, les paroles de sa collègue hier
et ses yeux ; ses yeux dans lesquels j'aime tant me perdre habituellement mais
qui ce soir me sont douloureux à regarder tellement ils sont injectés de sang.
Je ne comprends plus rien. Ce mec s'est-il vraiment barré sans rien lui
avouer ?
Calme-toi Grégoire, calme-toi.
Je la rejoins pour m'excuser mais je me freine juste à temps, elle est en train
de se vider, la tête en suspens au-dessus de ses toilettes. Je lui laisse un peu
d'intimité et pars à la recherche d'un verre d'eau à lui donner. Et c'est en entrant
dans sa cuisine que je comprends vraiment ce que j’ai fait.
L'enfer de Verdun n’est rien à côté de l'état de son plan de travail : farine
éparpillée, coquille d'œuf gisant encore dans son blanc, tablette de chocolat
amputée... Et au milieu du champ de bataille, un saladier rempli de pâte, laissé
pour mort. Le carnage s'étale jusqu'à son ordinateur depuis lequel sa playlist
YouTube diffuse le clip « Save myself » de Ed Sheeran. Je secoue la tête en
observant les titres à suivre après celui-ci : « Breathe me », « The Scientist »...
Pas besoin d'aller plus loin pour comprendre. Elle était en train de pleurer son
chagrin d'amour et non sa colère ou son dégoût.
J'éteins le four qui chauffe pour rien et je réussis à trouver un verre que je
remplis d'eau. Puis je retourne dans le couloir et je m’adosse au mur faisant face
à la porte en bois massif qui me sépare d'elle. J'attends ce qui me semble être une
éternité, le temps que la crise de larmes s'amenuise. Et, quand le seul bruit de
quelques reniflements finit par s'en échapper, je me relève. Je frappe deux coups
et j'ouvre, tout doucement, sans attendre son autorisation.
Un mot, un seul mot d'elle et je partirai.
Elle est là, prostrée sur le sol carrelé, à côté des WC, la tête baissée entre ses
genoux ramenés à sa poitrine par ses deux mains. Je pose le verre d'eau sur la
cuvette des toilettes abaissée, couvre ses jambes nues de ma veste et je m’assieds
à ses côtés, dans cette pièce trop petite pour pouvoir correctement respirer.
J'attends, me concentrant sur le décor qui m'entoure pour m'empêcher de l'attirer
de force dans mes bras, chose inévitable si je continue de voir son petit corps
fragile secoué par les dernières contractions de ses sanglots. Je laisse de longues
minutes s'écouler et finis par rompre le silence et prendre la parole.
— Je suis désolé. Je pensais que tu savais.
Je la regarde mais elle ne me répond pas. Elle ne bouge même pas et je ne sais
pas quoi faire. Je me sens tellement impuissant et coupable à la fois que de rester
là, sans pouvoir la soulager, me rend fou de rage.
J'attends quelques minutes de plus, essayant de trouver quoi lui dire mais je ne
trouve pas.
— Je t'ai amené un verre d'eau, je finis par lui expliquer, me heurtant de
nouveau à son silence.
Ma proposition ne suscite chez elle aucun signe d'intérêt, pourtant j'ai très
envie de le prendre moi, ce verre d'eau, et de le balancer contre le mur d'en face
tant tout ceci m'est insupportable. J'en veux à ce mec de lui faire ça, à Constance
de me faire ça, à moi-même d'avoir laissé faire ça, et à Éloïse aussi quelque part,
de se laisser faire comme ça.
Alors, incapable de rester ainsi inutile à ses côtés à la laisser pleurer, j'insiste.
— Je peux t'aider ?
Cette fois elle réagit, soulevant tout juste ses épaules.
— Tu as envie d'en parler ?
Elle secoue la tête et ses cheveux blanchis par la farine, attachés en une sorte
de chignon défait, remuent légèrement.
— Tu préfères que je m'en aille peut-être ?
Et c'est encore et toujours le silence qui me répond.
J'inspire et expire plus fortement. Pas besoin de mots pour comprendre, je n'ai
plus qu'à m'en aller. Je me lève, prêt à attendre le temps qu'il faudra dans son
couloir jusqu'à ce que je sois sûr qu'elle aille bien, enfin mieux que ça, mais je
suis stoppé dans mon élan par le murmure de sa voix que j'entends enfin.
— Nan, filtre de sa gorge un son enroué, résultat de tout ce qu'elle a laissé
s'échapper.
Mon corps soulagé se détend. Elle tolère encore ma présence à ses côtés.
Mieux que ça même, elle me demande de ne pas m'en aller.
— Bien, je reste là alors, je lui explique en me rasseyant.
Et à peine ai-je retrouvé ma position sur les dalles de carrelage froid, qu'Éloïse
se colle à moi et vient poser sa tête dans le creux de mon épaule, calant son nez
humide dans mon cou.
Je n'ose plus bouger et me retiens de respirer quelques secondes jusqu'à ce que
les effluves d'une fragrance sucrée me semblant être celle de la vanille,
parviennent à mon nez. Je ferme les yeux et inspire profondément comme pour
absorber un peu plus de cette odeur, son odeur.
Mais les fines gouttes que je sens glisser sur la peau de mon cou me ramènent
à la réalité. Elle pleure encore, en silence.
Je meurs d'envie de l'embrasser sur le front et de lui dire que je suis là et que
tout ira bien. Sauf que je n'en sais rien. Je n'ai aucune idée de la façon dont les
choses vont se dérouler une fois que nous serons sortis d'ici. Une partie de moi
se raisonne comme elle peut en se rappelant qu'il ne s'agit que d'un simple
moment de réconfort pour elle ; mais une autre parcelle de mon être, bien trop
forte pour que j'arrive à l'ignorer, me crie haut et fort qu'après cette soirée, rien
ne pourra plus être pareil. L'avoir là, tout contre moi, me retourne complètement
et je refuse de n'être qu'une simple consolation pour elle, je veux bien plus que
ça. Je ne veux plus jamais la lâcher. Je veux rattraper mes erreurs passées et lui
montrer que moi aussi je peux la rassurer, la protéger et être cette fois celui qui
sera à ses côtés. Alors, à défaut de pouvoir lui avouer tout ce que j'ai à lui dire
pour le moment, je peux au moins essayer de lui montrer. C'est ainsi que je
l'enlace de mon bras gauche pour la serrer un peu plus contre moi et que je hume
de nouveau ses cheveux pour m'enivrer à souhait de son parfum vanillé.
Nous restons ainsi, assis à même le sol, durant un bon moment encore jusqu'à
ce que ses larmes s'arrêtent de couler enfin et que son souffle retrouve un rythme
plus régulier. Mais trop vite, elle se redresse et s'écarte de moi. Ça y est,
l'entendement a repris le dessus sur l'emportement. Et c'est toujours sans oser me
regarder qu'elle prend la parole.
— Excuse-moi.
Ah ça non, certainement pas, ses excuses je n'en veux pas. Il est hors de
question qu'elle vive ce qu'il vient de se passer comme une erreur ou qu'elle
porte une quelconque culpabilité. C'est pourquoi je lui fais face et l'interroge.
— Et de quoi devrais-je t'excuser au juste ?
Elle hausse une fois de plus les épaules mais cette fois-ci j'attrape son menton
de ma main droite pour la forcer à me regarder. Elle résiste un instant, et je
comprends dans son regard fuyant qu'elle ne veut pas se montrer à moi dans cet
état et ça me tue. Ça me tue pour la simple et bonne raison que je n'ai jamais eu
autant envie de l'embrasser que maintenant. Lui dire serait plus que malvenu
mais c'est pourtant la vérité. Je me fiche du fait que son nez ne cesse de renifler
et qu'elle l'essuie à chaque fois avec la manche de son pull déformé. Je me fous
de ses cheveux qui partent dans tous les sens comme de ses yeux gonflés. Je
m'en balance car je crève d'envie de poser mes mains derrière sa nuque dégagée
pour l'amener à moi et baiser ses lèvres des heures durant, jusqu'à ce qu'elle n'ait
plus aucun doute sur sa beauté. Mais elle ne semble pas le deviner et préfère de
nouveau baisser la tête pour se cacher.
— Hé, lui dis-je en caressant du bout des doigts sa joue gauche humide et
brûlante à la fois.
Elle déglutit et j'ai bien peur que les larmes ne reviennent trop vite alors je lui
sors la première idée qui me vient à l'esprit pour la distraire.
— Il me semble que tu étais en train de cuisiner quand je suis arrivé.
Voudrais-tu que l'on termine ce que tu comptais préparer ?
— Des cookies. Je voulais faire des cookies.
— Des cookies ?
Je veux épouser cette fille. Elle est déjà mariée je sais mais je veux pourtant
l'épouser.
— Tu viens à l'instant de prononcer le mot magique ! J'en suis dingue et je
t'assure que je ne repartirai pas de cette maison sans en avoir mangé une bonne
dizaine.
Elle m'adresse un léger sourire et je me redresse, lâchant à contrecœur sa joue
endolorie.
— Allez, debout ! Allons cookiner !
— Ce mot n'existe pas tu sais.
— Je te garantis que depuis quelques secondes il existe et qu'il existera encore
longtemps.
Je ne lui laisse pas le temps de me répondre, ses yeux surpris me renvoient
déjà tout ce que je dois savoir. Je lui tends une main pour l'aider à se relever à
son tour et je referme mes doigts sur les siens. J'ai dit tout à l'heure que je ne
voulais plus la lâcher. Jamais. Et je compte dès maintenant m'y appliquer.

32

« Heureux qui chaque matin s’augmente de son amour
comme le rosier de sa rose ! »
Rina Lasnier

Éloïse

Il me guide jusqu'à la cuisine sans me lâcher la main. Je ne sais pas trop ce
que je dois en penser et à dire vrai, je n'ai plus les idées assez claires pour
réfléchir à quoi que ce soit, mais je sais que ça me plaît. C'est inattendu,
dangereux, inapproprié, mais ça me plaît. Alors je le laisse faire.
Nous arrivons devant mon plan de travail laissé tel quel plus tôt et j'ai honte.
La musique mélodramatique s'échappe toujours de mon ordinateur sali, les
ingrédients s'étalent dans tous les sens et je ne sais même plus où j'en étais.
Grégoire doit d'ailleurs le sentir car il entreprend de mettre un peu d'ordre dans
tout ça.
Il fait de vrais efforts pour me faire penser à autre chose et je lui en suis
reconnaissante. Mais malgré cela, je ne peux oublier cette douleur oppressante
dans ma poitrine qui me rappelle à chaque seconde quelle sera ma vie désormais.
Ces derniers jours, je me raccrochais à l'idée que notre mariage raisonnerait
Maxime et qu'il ne m'abandonnerait pas comme ça mais avec cette photo, j'ai
pris conscience que j'avais définitivement perdu mon mari. Cette image en est la
preuve et elle revient sans cesse me hanter. Tout comme les questions qui
l'accompagnent : depuis combien de temps cela dure-t-il ? Aurait-il finit par
m'avouer les choses un jour ? Est-ce la première fois ou y a-t-il eu d'autres
« Constance » avant celle-là ? Je n'arrive toujours pas à croire que la seule
personne dont j'ai cru en la sincérité des « Je t'aime » soit plus fausse encore que
toutes les autres. Il y a quelque chose qui m'échappe, c'est impossible, je n'ai pas
pu être naïve à ce point-là. J'aurais...
— Ouh, ouh. T'es avec moi ?
Je sursaute. Grégoire est là, à côté de moi, et il attend a priori que je lui
réponde mais je n'ai pas entendu sa question.
— Excuse-moi. Tu m'as demandé quelque chose ?
— Arrête de t'excuser tu veux bien, me gronde-t-il de son front plissé. Je
voulais savoir de quels ingrédients tu avais encore besoin ?
— Oh, oui. Euh... Le chocolat seulement. Pour le reste c'est bon.
— Ok. Et tu peux me dire où se trouve ta poubelle ?
Je mets mes sombres pensées de côté, lui indique l'objet en inox du doigt et je
l'aide à débarrasser grossièrement le plan de travail. Puis je retourne à la
préparation de ma pâte à biscuit. Mais, du coin de l'œil, je le vois s'immobiliser
devant cette poubelle, le nez collé au sachet de sucre vanillé que je viens de lui
donner après l'avoir vidé dans le saladier. Intriguée, je me risque à lui demander :
— Tu n'aimes pas cette odeur ?
Il ne me répond pas tout de suite et je ne sais pas si je dois répéter ma question
ou laisser tomber. Je sais juste que les souvenirs d'enfance refont surface et que
je me sens dans l'obligation de les partager.
— Parce que moi je l'aime beaucoup. J'en mets toujours trop dans mes
gâteaux. Ma mère avait l'habitude d'en imbiber ses vêtements quand elle
cuisinait. Elle me rappelle tellement de souvenirs que j'ai gardé le même rituel.
C'est bien l'un des seuls moments joyeux que je garde en mémoire, celui où je
faisais des gâteaux avec ma mère. Dès qu'elle vidait son sachet de sucre vanillé
dans sa préparation, elle ouvrait entièrement le paquet, déchirant chaque bord,
pour venir le frotter sur ses vêtements, au ras de son cou. Puis elle en ouvrait un
deuxième qu'elle rajoutait dans le gâteau juste pour venir m'en parfumer à mon
tour. Nous sentions ainsi la vanille pendant quelques heures. Alors aujourd'hui, il
n'y a pas un seul de mes gâteaux qui ne contienne pas un sachet de sucre vanillé,
pour la recette en elle-même d'abord mais aussi et surtout pour mon cou.
Je me tourne vers Grégoire que je vois se diriger vers moi, le sachet de sucre
vanillé ouvert toujours dans les mains. Ses yeux emplis de désir, ceux-là même
qu'il a déjà posés sur moi plus d'une fois, suffisent à faire s'emballer mon cœur. Il
s'arrête juste devant mon visage qu'il attrape de part et d'autre de ses mains et
qu'il relève légèrement pour venir enfouir sa tête dans mon cou et respirer ma
peau qui, à son contact, se couvre de frissons.
— Au contraire. C'est devenu mon odeur préférée depuis peu, me répond-il
avant de déposer un tendre baiser juste au-dessous de mon oreille puis de
retourner débarrasser le plan de travail comme si de rien n'était.
Oh bordel !
Je referme ma bouche que je ne me souviens même plus avoir ouverte et avale
la salive qui obstrue ma gorge. C'est insensé. Comment cet homme peut-il me
mettre ainsi en émoi alors que mon monde entier vient de s'écrouler ?
Il revient à mes côtés et attrape la plaquette de chocolat qui se trouve devant
moi pour terminer de la casser en morceaux. Je ne sais pas où est passé le sachet
de sucre vanillé et je ne vais certainement pas lui demander. Je n'ose déjà plus le
regarder, alors lui parler est exclu, au moins pour les cinq prochaines minutes.
— Voilà, me dit-il en me tendant le plat rempli de morceaux de chocolat
concassé. Je te laisse finir, je vais commencer la vaisselle.
Je ne sais si cette aisance lui vient naturellement ou s'il l'utilise pour détendre
l'atmosphère quelque peu chargée d'électricité après ce qu'il vient de se passer.
Pour ma part, j'ai bien du mal à me concentrer sur les grosses boules de pâte que
je dépose sur la plaque de cuisson et je crains qu'aucun cookie n'ait la même
forme que l'autre. Mais c'est peut-être ça en fin de compte, le but de ce moment
inattendu : me troubler suffisamment pour me faire oublier ma peine un instant.
Quand la première tournée de cookies est enfournée, j'attrape un torchon pour
venir essuyer la vaisselle. Et pendant que je range un bol dans un de mes
placards, la playlist qui a continué de tourner depuis tout à l'heure, lance la
chanson « You found me » du groupe The Fray.
Je me fige involontairement. Cette chanson est ma chanson pour lui. Elle
représente tout ce que j'ai toujours voulu lui demander mais que je n'ai jamais
pu. Depuis la première fois où je l'ai entendue jusqu'à aujourd'hui encore, elle me
renvoie systématiquement à lui, à moi-même après son départ, à ces longues
semaines à attendre, à espérer pour rien et à dépérir en vain. C'est d'ailleurs parce
qu'elle me parle autant que je l'écoute si souvent.
....
Where were you ?
Où étais tu ?
When everything was falling apart.
Quand tout s'effondrait
All my days spent by the telephone.
Tous mes jours passés au téléphone
It never rang
Il n'a jamais sonné
And all I needed was a call
Et tout ce dont j'avais besoin était un appel
It never came
Il n'est jamais venu
....
J'espère juste qu'il ne fera pas le même rapprochement que moi, surtout ce soir
où ces paroles semblent avoir été écrites pour nous deux.
...
Lost and insecure
Perdu et sans défense
You found me, you found me.
Tu m'as trouvé, tu m'as trouvé
Lying on the floor
Étendu sur le sol
Surrounded, surrounded,
Encerclé, encerclé
Why'd you have to wait ?
Pourquoi as-tu attendu ?
Where were you ? Where were you ?
Où étais tu ? Où étais tu ?
Just a little late.
Juste un peu trop tard
You found me, you found me.
Tu m'as trouvé, tu m'as trouvé
.....

Pourtant, je comprends vite que ces paroles lui parlent tout autant qu'à moi
quand j'ose enfin me retourner vers lui. Il a stoppé sa vaisselle, il s'est tourné
vers moi, et il me regarde avec intensité, les bras dégoulinants de mousse,
suffisamment en appui sur le bord de l'évier pour en faire ressortir toutes ses
veines.
Je suis foutue.
Je sais ce qu'il va me dire mais je ne pense pas que le moment soit le plus
approprié pour avoir enfin cette discussion. Pas maintenant, après cette tornade
qui vient déjà de s'abattre sur moi. J'attends depuis tellement longtemps d'avoir
cette conversation avec lui que je veux pouvoir l'affronter sans m'écrouler une
nouvelle fois. Mais alors que je le supplie du regard de ne pas faire ça, il
s'avance vers moi, reprenant en silence les paroles de la chanson :

And you've never left me no messages
Et tu ne m'as jamais laissé de messages
Never sent me no letters
Tu ne m'as jamais envoyé de lettres
You got some kind of nerve
Tu es devenu si nerveux
Taking all i own
Prenant tout ce que j'avais

Je recule autant que je le peux mais ma tentative est inutile puisque je viens
aussitôt buter sur le bord du plan de travail.
Grégoire, qui est maintenant devant moi, continue de chantonner, son souffle
chaud parvenant jusqu'à mon visage.
— Just a little late....
Il attrape une mèche de cheveux échappée de mon chignon qu'il replace
derrière mon oreille puis il pose sa main sur ma nuque, avant de me regarder
longuement, me suppliant de le laisser m'embrasser.
Tout va trop vite. Ma conscience devrait se réveiller maintenant et me rappeler
pourquoi le laisser m'approcher de la sorte est une mauvaise idée, mais elle
répond aux abonnés absents, bien évidemment. Peut-être est-elle en train de
réaliser, tout comme moi, que je désire tant cet homme depuis que je l'ai revu il y
a deux semaines, depuis que j'ai croisé son chemin il y a quinze ans, que tous ces
événements passés semblent prendre soudainement un sens, comme s'ils avaient
été nécessaires pour nous amener tous les deux à ce moment précis, dans ma
cuisine.
Je sais que je ne pourrai pas résister, je l'ai trop espéré pour aujourd'hui le
refuser. J'en assumerai les conséquences après mais je suis incapable de le
stopper, je le désire trop pour l'en empêcher. Et quand ses lèvres me murmurent,
au rythme de la chanson qui se termine :
— I found you...
Mes yeux se ferment instinctivement.
Oui, il m'a trouvée.

33

« Mais elle était du monde où les plus belles choses
ont le pire destin,
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
l'espace d'un matin. »
François de Malherbe

Éloïse

J'en ai rêvé pendant des années, qu'un jour Grégoire pose de nouveau ses
lèvres sur les miennes. Et nous y sommes.
J'ai peine à prendre part à ce baiser tant il me semble irréel. Pourtant, quand je
rouvre les yeux, c'est bien ce visage que j'ai autant aimé que détesté que je vois
collé au mien. Ce sont bien ces mains dont j'ai tant de fois rêvé qui maintiennent
fermement ma nuque pour m'empêcher de me dérober et faire ainsi de moi sa
prisonnière, une nouvelle fois. Car c'est bien ce que je suis, sa captive, prise au
piège de sa bouche, de sa langue experte, de ses gémissements silencieux. Je ne
sais plus ce que je dois en penser, mes neurones sont en pause et en fusion en
même temps.
Je voudrais le stopper et je sais au fond de moi que je le devrais. Un baiser,
aussi puissant soit-il, n'efface pas tout. Les inquiétudes et les questionnements
demeurent. Tout comme l'anneau de diamant qui encercle mon doigt. Ce que je
fais est mal et la chaleur qui enflamme mon corps ne fait que me confirmer que
je m'approche bien trop près de l'enfer.
Alors dites-moi pourquoi ai-je malgré tout l'impression d'être au paradis ? Car
si je mets de côté ma raison et que je me laisse aller à mes émotions, je ne peux
que reconnaître que cet échange est exquis. Je frissonne de partout. Les papillons
qui sommeillaient en moi depuis trop longtemps ont définitivement repris leur
envol et partent à l'assaut de tout mon être : ma tête, mon ventre et surtout, mon
cœur.
Et mon corps, qui ne se soucie nullement de mes interrogations, vient
instinctivement se plaquer à celui du seul homme capable de provoquer tout ça
en moi. Je découvre alors que je ne suis pas la seule à en réclamer davantage,
Grégoire en demande plus lui aussi. Je le sens dans l'ardeur de son baiser et dans
la dureté de son sexe qui vient dangereusement se frotter au mien. Et le constater
me fait totalement perdre pied, car oui, j'ai moi aussi envie de lui. J'ai envie de
me donner à lui, rien qu'à lui, de lui appartenir comme si c'était de nouveau la
première fois, retourner quinze ans en arrière, l'expérience et l'assurance de nos
vies passées en plus. Alors, quand ses mains de menuisier, devenues brutes et
rugueuses avec les années de travail du bois, se glissent de façon si douce sous
mon pull long, je les laisse vagabonder et remonter jusqu'à ma poitrine, dressée,
prête à être caressée.
Mais trop vite, je me raidis.
L'image de Maxime vient de se mettre en travers de Grégoire et moi, et pour
cause, mon portable est en train de sonner. Aussitôt, je me recule dans l'intention
de me détacher de mon amant mais celui-ci renforce sa prise sur moi en
resserrant ses doigts autour de ma taille.
— Laisse le sonner, me supplie-t-il alors, entre nos lèvres toujours emmêlées.
— Je ne peux pas, je réussis à souffler en me reculant pour récupérer à
contrecœur la possession de ma bouche.
— S'il te plaît..., insiste Grégoire que je n'ose pas regarder par peur de
flancher.
— Je suis désolée, je murmure avant de me détacher totalement de lui et de
me ruer sur mon téléphone pour apercevoir comme je le pressentais le nom de
Maxime s'afficher.
Les jambes tremblantes, j'abandonne Grégoire pour la seconde fois de la
soirée et me réfugie dans la salle de bain cette fois-ci, il n'a pas à entendre cette
conversation que je serai de toute façon incapable de tenir devant lui.
Je ferme la porte, m'adosse contre et fixe quelques instants l'appareil en
expirant le peu d'air restant dans mes poumons. Je peine à retrouver mes esprits,
mon cœur bat encore à un rythme effréné et mes doigts viennent caresser
inconsciemment mes lèvres gonflées comme pour faire perdurer ce baiser.
Dans le creux de mon autre main, le portable continue de sonner, bientôt il va
s'arrêter. Je n'ai aucune envie de décrocher mais je le dois. C'est moi-même qui
l'ai imploré de me rappeler il y a moins de deux heures de ça. Et puis si je ne
réponds pas maintenant alors que j'attends ce coup de fil depuis trop longtemps,
je vais y penser le restant de la soirée, la présence de Grégoire ne pourra rien y
changer. Au contraire, elle viendra me rappeler à chaque minute quel a été mon
péché.
— Allô, je lâche d'une voix étranglée.
— C'est moi... Je ne te dérange pas ?
— Non.
Ai-je d'autre choix que de lui mentir ? Il avait soixante-douze heures pour me
rappeler et il a choisi le pire moment parmi celles-ci pour le faire, alors oui, bien
sûr que oui il me dérange. Et si je ne le savais pas parti en escapade romantique
en Ardèche, je l'accuserais volontiers de m'avoir espionnée tout ce temps juste
pour me rappeler à l'ordre au moment où je finis par craquer.
— Tu es à la maison ?
— Oui, je réponds sèchement dans l'intention que mon manque de loquacité
évident le fasse venir au vif du sujet.
— J'ai bien eu ton message, m'informe-t-il sans rien ajouter.
— D'accord... Et ?
— Je suis désolé.
Et c'est tout ? Il a eu mon message, il est désolé et c'est tout ? C'est loin d'être
suffisant à mon goût. Je suis bien trop blessée pour accepter un simple
« désolé ».
— Et tu es désolé pour quoi au juste ? je lui renvoie ainsi en question ses
propres mots. Tu t'excuses d'être parti sans avoir donné de nouvelles pendant
trois jours ? De m'avoir fait l'amour en me murmurant que tu m'aimais alors que
tu savais très bien que tu me quitterais ? Ou tu n'arrives tout simplement pas à
trouver les mots pour m'annoncer que tu es parti avec une autre ?
Je me tais et avale la bile qui me monte dans la gorge. Mes paroles ont été
douloureuses à prononcer et j'imagine qu'elles ont eu dû l'être tout autant à
entendre. Mais elles ne font que relater la réalité. Celle qu'il a lui-même créée.
— Comment l'as-tu su ?
— C'est donc la seule chose qui t'importe Maxime ? Savoir comme je l'ai su.
Mais si tu voulais garder ça bien secret, il fallait peut-être demander à ta
nouvelle copine de ne pas dévoiler les photos de votre virée en amoureux sur les
réseaux sociaux !
— Les photos ?
C'est drôle comme je comprends soudainement l'emportement de Grégoire
tout à l'heure. C'est insupportable cette façon de feindre l'ignorance.
— Et qui t'a montré ces photos ? rajoute-t-il d'une voix que je connais assez
pour savoir qu'il est énervé.
— La question n'est pas de savoir qui me les a montrées Maxime, mais plutôt
ce que tu fais avec elle. Même si je crois déjà connaître la réponse.
— C'est une amie.
— Une amie ?
— Oui.
— Bien sûr, une amie ! je raille. Tu la connais depuis quinze jours à peine et
tu pars avec elle à l'autre bout de la France pour me fuir, moi, la femme que tu as
épousée il y a sept ans et que tu n'as même jamais emmenée en week-end. Et
après ça, tu as le culot me dire que c'est une amie ?
— Tu l'as revu c'est ça ?
— Quoi ? Mais...
— Il n'y a que lui qui soit ami avec Constance et qui te connaisse, me coupe-t-
il. Il n'y a que lui qui ait pu te les montrer.
— Je ne répondrai pas à cette question Maxime, je réplique en empruntant un
ton calme dont je me félicite. C'est toi qui es parti, tu n'as pas le droit de me faire
une scène de jalousie maintenant.
— Je suis persuadé que tu l'as revu ! Peut-être même que tu es avec lui en ce
moment même ! Ça va, je ne vous ai pas trop dérangés au moins ?
Il se met à crier et moi je suis déroutée. J'aimerais que l'on parle de nous, de ce
que nous sommes encore l'un pour l'autre, au lieu d'entrer dans une guerre inutile
et puérile de reproches mutuels.
— ... Tu me balances au visage nos sept années de mariage mais je suis parti
depuis trois jours seulement que tu te jettes déjà dans ses bras.
Je sens le dégoût dans sa voix et j'imagine très bien la grimace que ces mots
lui ont arrachée.
— Tu es injuste là Maxime. Tu ne sais pas ce que j'ai vécu depuis dimanche.
Tu as fait le choix de t'en aller sans un mot, sans un message, rien. Choix que j'ai
respecté d'ailleurs mais putain que j'en ai souffert. Et au lieu de te découvrir à
réfléchir à notre couple comme je l'imaginais, je te vois te pavaner sur Internet
avec cette sangsue. Alors ne viens pas me dire que c'est moi qui ai une moralité
douteuse pour le coup. Je crois que tu n'imagines pas bien le mal que tu m'as
fait.
— Il ne t'a jamais fait de mal lui peut-être ?
— Mais on ne parle pas de lui là, bon sang ! On parle de nous ! De nous
Maxime !
Ça y est, je crie à mon tour.
— Parce que tu penses sincèrement qu'il y a encore un nous ?
— Woh !
Je ne sais pas quoi répondre d'autre et je porte ma main gauche à ma bouche.
Il vient de me mettre K.O. sans même me toucher. Mes jambes sont en train de
me lâcher, tout comme mon cœur je crois. Je me dégage de la porte pour
m'asseoir plus loin sur le sol. Je me concentre pour réussir à respirer, mais c'est
difficile, mes poumons me font mal.
Moi qui depuis tout ce temps me croyais forte et habituée à encaisser toutes
sortes de sensations pesantes, l'humiliation, l'abandon, la privation, je n'avais
ressenti aussi cruelle douleur que celle-ci, celle du rejet. Car c'est bien ce que
Maxime vient de faire, me jeter, brutalement. Comme si notre mariage n'avait
jamais existé. Comme si les épreuves que nous avons traversées n'avaient jamais
compté. Comme s’il n'était pas devenu le seul rempart de ma vie, certes un peu
ébréché par le temps et les événements, mais malgré tout assez solide pour
continuer à m'entourer et me protéger. Mais c'est peut-être bien là le problème :
Maxime est ma muraille qui me protège du monde extérieur bien plus qu'il n'est
mon mari.
J'entends sa respiration à l'autre bout du fil mais aucun autre mot ne sort. Pas
de « je me suis emporté, prenons le temps d'en parler ». Rien. Le silence comme
seul retour. Le calme pour me laisser récupérer de la tempête que la muraille
effondrée vient de laisser déferler sur moi.
— Alors, ça y est. Nous sommes devenus comme tous ces couples qui
s'appellent pour se donner rendez-vous chez l'avocat ?
— Éloïse...
— Oui, Maxime ?
J'entends ses expirations profondes depuis l'autre côté du téléphone.
— Je rentre dès demain et nous allons mettre tout ça à plat.
J'aimerais lui dire qu'il est inutile de se faire de nouveau du mal demain. Qu'il
peut d'ores et déjà préparer les papiers, je ne m'opposerai à rien, je ne lui
demanderai rien. Mais je ne peux pas, tout simplement parce qu'un seul mot
résonne en moi : DIVORCE.
Alors, du peu de voix qui puisse encore s'échapper de ma gorge nouée, je mets
un terme à cette trop dure conversation et salue celui qui à compter d'aujourd'hui
n'est plus mon mari.
— Au revoir Maxime.
Je laisse le téléphone tomber sur le sol et retrouve la même position qu'un peu
plus tôt : jambes repliées sur ma poitrine et tête baissée sur mes genoux.
Je suis fatiguée. Moi qui trouvais mon quotidien ennuyeux à mourir il y a
encore trois semaines, j'en viens à le regretter amèrement aujourd'hui. Depuis
que Grégoire Legrand a refait surface dans ma vie, j'en ai entièrement perdu le
contrôle. Et il faut que ça cesse, je ne suis pas faite pour ça, sauter d'un état
émotionnel à un autre. Rien que ce soir, je suis passée de la résignation, à la
stupeur, la colère, la tristesse, l'excitation, intense, pour finalement aboutir à
cette sensation de... ? Je ne sais même pas quel sentiment me domine :
l'épuisement, la douleur, le vide, le soulagement ? Je voudrais juste pouvoir
avancer le temps et arriver au moment où je me réveillerai de ce cauchemar.
Celui où j'aurai enfin repris ma vie en main.
Alors quand Grégoire choisit ce moment pour passer sa tête par la porte de la
pièce ma conscience, qui s'est enfin réveillée, me rappelle que c'est n'est pas avec
lui que ma vie va pouvoir retrouver un semblant de stabilité. Je ne dis rien. Je le
laisse s'approcher et s'agenouiller devant moi pour venir déposer un doux baiser
sur mon front.
Mais ses lèvres n'ont plus rien à voir avec celles qui m'ont embrassée tout à
l'heure. Et cette bouche qui se veut rassurante se fait désormais blessante.
— Je peux faire quelque chose ? me demande-t-il en se reculant légèrement.
Ses yeux me scrutent avec une intensité que je ne leur connaissais pas, et je
me déteste pour le mal que je vais leur faire mais je n'ai pas le choix. Une seule
chose pourrait panser mon cœur disloqué.
— Oui Grégoire. Il y a une chose que tu peux faire pour moi. J'aimerais s'il te
plaît que tu sortes de ma vie. Définitivement.

34

« Si la rose est belle fleur,
c’est aussi parce qu’elle s’ouvre. »
Charles de Leusse

Grégoire

J'ai eu une journée de merde. Vraiment. Une journée comme j'ai l'impression
d'en connaître trop souvent.
Elle a commencé vers sept heures du matin quand je suis sorti de mon lit sans
avoir réussi à y trouver le sommeil. Je me suis levé. J'ai fait couler un café que
j'ai bu, debout dans ma cuisine, à écouter la chaîne infos passer sans transition
aucune de l’horreur d’Alep aux dernières frasques de Kim K. Quelque peu
consterné, j'ai préféré zapper sur une chaîne de dessins animés pour terminer ma
première dose de caféine de la journée en suivant la nouvelle mission de Sam,
Clover et Alex, à la poursuite de l'effroyable méchant prêt à anéantir l'univers à
coup de laser hypnotisant. Puis, rasséréné sur la sûreté du monde grâce à nos
Drôles de Dames modernes, je me suis dirigé vers la salle de bain pour me
passer un peu d'eau froide sur le visage. J'ai ensuite regardé le miroir me
renvoyer le reflet d'un homme autant fatigué que découragé d'aller enterrer son
père, pour la deuxième fois. J'ai revêtu un jean et une veste noire, couleur de
rigueur, et j'ai pris sous mon bras la boîte contenant ses cendres que j'ai placée à
côté de moi en voiture, sur le siège passager, pour nous conduire au cimetière
communal. Et sur le fond sonore des Rolling Stones, son groupe fétiche, nous
avons eu notre dernière conversation, à la surprise d'une vielle dame qui, en
empruntant le passage piéton au feu rouge qui venait de m'arrêter, m'a
littéralement pris pour un de ces fous se parlant à eux-mêmes pour se rassurer.
Quinze minutes, montre en main. C'est le temps qu'il aura suffi aux fossoyeurs
pour ouvrir le caveau, placer l'urne et le refermer, le tout sous l'emblématique et
abondante pluie de Normandie.
Un quart d'heure, voilà ce qu'aura duré le dernier hommage rendu à mon père.
Après quasiment soixante années d'existence ; un seul petit quart d'heure, en la
présence de son fils abattu, d'un garde-champêtre inconnu et de croque-morts à
la sensibilité disparue.
J'espère juste qu'il me pardonnera un jour pour ça.
Puis vers dix heures, je me suis rendu chez Éloïse. Il n'y avait personne. J'ai
fait demi-tour.
Aux alentours de onze heures trente, alors que j'avalais mon troisième café de
la matinée, Marius m'a appelé pour m'informer qu'il avait reçu ce matin, de façon
a priori inopinée, la visite d'un agent de contrôle de l'inspection du travail.
Quand c'est une journée de merde, c'est une journée de merde...
Celle-ci n'a duré qu'une trentaine de minutes et le rapport de ce contrôle nous
en dira plus mais Marius a déjà été prévenu que des manquements à la sécurité
du personnel avaient été relevés, notamment à l'atelier. Comment ne pas faire le
lien avec l'arrêt de travail de Teddy prescrit par la médecine du travail la semaine
passée ? Il est vraiment temps que je dégage ce mec avant que les choses
n'aillent plus loin et finissent mal. Tout comme il devient urgent que je rentre. Ils
ont besoin de moi là-bas et mon absence de ce matin a une nouvelle fois mis en
difficulté Marius et la société.
À quatorze heures, toujours sous la bruine persistante, j'ai retenté ma chance
chez Éloïse mais la maison ne dégageait toujours aucun signe de vie.
Idem à seize heures quarante-cinq.
À dix-sept heures trente, encore plus nerveux après mon huitième café de la
journée, j'ai dû supporter la présence et la prestation de commercial pitoyable de
Damien lors de la visite de ce que je considérerai toujours comme étant ma
maison. Certes, je me suis infligé ça tout seul mais il était plus qu'agaçant à jouer
les potes d'enfance en m'appelant « mon vieux » à la fin d'une phrase sur deux.
Si mon plan n'était pas en train de se mettre en place, j'aurais été bien incapable
de le supporter. Et puis, j'avais aussi d'autres préoccupations en tête que celle de
me battre avec lui, verbalement ou autre. Car après l'inhumation de ce matin, il
n'était peut-être pas des plus judicieux de programmer cette visite dans la même
journée.
Beaucoup trop de souvenirs ont resurgi, accentués par la configuration des
lieux qui, comme me l'avait dit le crétin, n'avait quasiment pas changée. J'ai ainsi
revu ma mère assise dans son rocking-chair en bois installé à côté de son
immense bibliothèque, complètement absorbée par la lecture d'un nouveau
roman ; mon père occupé à ranger avec soin son atelier après avoir terminé une
de ses nouvelles créations en bois ; et moi-même dans cette grande chambre
toujours tapissée de bleu foncé, en train de smasher à la Jordan avec mon ballon
dédicacé depuis mon lit jusqu'au panier encore suspendu à la porte d'entrée de la
pièce, le tout sur un fond musical d'un des groupes phare de l'époque.
Alors, quand peu après vingt heures, la porte de sa maison s'est enfin ouverte,
m'offrant le spectacle d'une Éloïse plus désirable que jamais, je me suis dit que
cette journée, aussi merdique avait-elle été, valait le coup d'être vécue juste pour
ça. La voir. Puis plus tard, la toucher, l'embrasser. Et si celui qui est en train de la
faire pleurer n'avait pas appelé, j'aurais pu la posséder. Car je sais qu'elle en avait
envie, elle aussi. Nous nous serions perdus l'un dans l'autre et c'est avec ce
souvenir-là que j'aurais fini la journée au lieu de me retrouver comme un idiot
dans cette cuisine à sortir du four des cookies trop cuits, priant pour qu'elle quitte
sa salle de bain et revienne sur ses paroles.
... J'aimerais s'il te plaît que tu sortes de ma vie. Définitivement...
Comment pouvais-je réagir à ça autrement qu'en la laissant de nouveau toute
seule avec son chagrin ? Je ne sais pas.
En proie au doute entre partir comme elle me l'a demandé et rester comme je
sens que je devrais, je me dirige dans son salon pour observer la pluie tomber.
J'avais oublié quelles étaient ces journées propres à la Normandie où le crachin
ne cesse jamais. Et même si je suis conscient que le temps n'est idéal que pour
choper une pneumonie, j'ouvre la porte-fenêtre de sa baie vitrée pour venir
m'asseoir sur le granit froid et mouillé de sa terrasse. Je veux me laisser encore
dix minutes avant de m'en aller, définitivement. Dix dernières minutes pour me
convaincre que je dois l'écouter et qu'il n'y a peut-être pas d'évidence entre nous
comme je le pensais.
— Mais merde ! je jure en tapant du plat de ma main droite les pavés trempés.
Je bascule ma tête en arrière pour laisser la pluie atteindre mon visage et me
ramener à la raison.
Je me revois quitter cette région il y a quinze ans après avoir passé une
merveilleuse soirée avec elle, et même à plus de mille bornes, et sans le vouloir,
j'ai foutu un bordel sans nom dans sa vie, la contraignant à se souvenir de moi
des années durant. Je reviens en Normandie et nos chemins se croisent de
nouveau et aussitôt. Je m'immisce à peine dans sa vie et son existence part en
vrille dans la foulée. Que lui faut-il de plus pour qu'elle ouvre les yeux ?
J'en suis toujours à chercher la réponse à cette question quand elle vient me
rejoindre alors que je suis complètement trempé. Enfin, j'aurais aimé qu'elle me
rejoigne mais elle ne s'assoit pas, elle ne me demande pas de rentrer, ni même de
partir. Elle se contente de déposer ma veste à mes côtés avant de tourner les
talons pour retourner dans la maison.
Instinctivement, je me relève. Je lui emboîte le pas et j'attrape son poignet. Et
quand nos peaux entrent en contact, je fais soudain un bond de quinze ans en
arrière. C'est exactement de cette façon-là que j'ai goûté à ses lèvres pour la
première fois...
Galvanisé par ce souvenir, je la tire vers moi sans lui laisser le temps de se
dégager et je positionne mes mains en coupe autour de son visage sur lequel des
gouttes de pluie commencent déjà à ruisseler. Je m'approche un peu plus dans
l'intention de l'embrasser mais comme je m'y attendais, elle se détourne et baisse
la tête pour me refuser ce baiser. Pourtant je sais qu'elle était avec moi, projetée
dans le passé, au milieu de ce jardin chez Nicolas. J'en suis sûr, les yeux ne
mentent jamais.
— Regarde un peu mon état Grégoire. Tu ne crois pas que je suis assez
bousillée comme ça ? me renvoie-t-elle en redressant son visage pour me sonder
de ses yeux embués. Tu crois vraiment que je pourrais supporter que tu joues de
nouveau avec moi ?
Elle se recule, marque une trop courte pause pour que je puisse répliquer, et
c'est d'une intonation beaucoup moins assurée qu'elle me demande :
— Je méritais au moins un message, non ? Juste un message, je me serais
contentée de ça...
Mais pas moi.
— Je n'ai aucune excuse pour avoir agi de la sorte Éloïse. J'aurais pu trouver
un moyen de te contacter, c'est vrai, mais dis-moi à quoi cela aurait servi ? Je
vivais désormais à plus de mille kilomètres de toi et je n'avais aucune
perspective de retour. Ma vie allait se faire là-bas. Mon père en avait besoin, tout
comme il attendait de moi que je me comporte désormais comme un adulte en
devenir et non plus comme ce gamin irresponsable, arrogant et irrespectueux que
j'étais. Alors oui, j'ai lâchement fait ce qu'il me demandait implicitement, tout
laisser derrière moi pour recommencer une nouvelle vie. Repartir de zéro. Mais
je n'ai jamais voulu te faire souffrir. Je pensais sincèrement que tu m'oublierais
ou que la colère que tu nourrirais envers moi t'aiderait à te rendre compte que je
ne te méritais pas et qu'il était temps que tu passes à autre chose, que tu
rencontres quelqu'un d'autre.
— Mais j'étais amoureuse de toi Grégoire et tu le savais...
Sa voix est nouée par l'émotion.
— ... Je t'ai donné ce que j'avais de plus précieux.
— Je sais, je lui réponds en me rapprochant d'elle pour lui prendre les mains.
Et je t'assure que si j'avais su ce qui suivrait cette nuit, le déménagement, les
moqueries, je ne t'aurais jamais touchée ce soir-là. Je serais parti sans même te
regarder.
Elle se dégage de moi.
— Non, tu ne sais pas Grégoire. Me faire humilier, insulter et pointer du doigt
chaque jour a été dur. J'en ai souffert c'est indéniable mais si tu savais à quel
point ce mal n'était rien en comparaison de la douleur de réaliser que je n'avais
été qu'un coup d'un soir pour toi, une fille d'une nuit, comme toutes les autres.
Elle ne peut pas se tromper plus que ça.
Je reprends ses mains, entrelace mes doigts aux siens et exerce une légère
pression pour lui montrer que non.
— Non Éloïse, je t'interdis de dire ou de penser ça. Je n'ai pas couché avec toi
pour te voler ton innocence ou parce que tu étais celle qui se présentait à moi ce
soir-là. Je ne pourrai jamais te garantir que nous aurions formé un couple si
j'étais resté car j'étais bien trop immature pour savoir gérer ça à l'époque mais je
peux t'assurer que tu n'as jamais été pour moi une fille de passage, comme toutes
les autres. Et tu ne le seras jamais. Cette nuit est de loin celle qui a le plus
compté et la seule dont j'ai envie de me rappeler.
Elle aimerait me croire, je le vois dans son visage suppliant mais quelque
chose l'en empêche. À la place, elle regarde nos mains jointes et m'échappe de
nouveau.
— Et samedi alors ? Dis-moi comment pourrais-je croire que tu as changé
quand je me retrouve face à ce même garçon qui boit et cède aux tentations de la
première venue ?
— Là non plus, je n'ai pas d'excuse qui tiennent la route. Je pourrais te dire
qu'à court de solutions pour toi, pour l'entreprise, le Domaine, et tout le reste, j'ai
voulu oublier toutes ces questions qui m'empêchent de dormir depuis des
semaines, juste le temps d'une soirée. Mais ça ne justifie rien.
Je ferme les yeux et viens pincer l'arête de mon nez. C'est inutile de continuer,
elle ne me croira jamais. Je pourrais essayer de la rassurer pendant des heures,
cela ne suffirait pas. Cette histoire va réellement se terminer là, alors même
qu'elle n'a jamais vraiment commencé.
— Tu sais ce qui est le plus dur dans tout ça ? je reprends écœuré. C'est que je
n'avais pas déconné une seule fois depuis quinze ans. Pas une seule soirée
alcoolisée depuis le lycée, pas une seule fille utilisée juste pour m'amuser. Après
la mort de ma mère, j'ai tout fait pour rattraper mes erreurs passées et épauler
mon père comme je le devais. Mais quand je vois le regard que tu poses sur moi
ce soir, celui que tu me renvoies depuis la nuit de samedi, je me dis que tous ces
efforts ne servaient au final pas à grand-chose. Alors, je vais sortir de ta vie,
définitivement, comme tu me l'as demandé, mais s'il te plaît, je lui demande en
attrapant pour la troisième fois ses mains, entrelaçant encore mes doigts aux
siens, s'il te plaît essaye un jour de me pardonner pour le mal que je t'ai fait.
Essaye de retrouver cette chose si particulière que tu avais dans les yeux quand
tu me regardais et qui a fait que, sans vouloir le voir, je suis moi aussi tombé
amoureux de toi Éloïse ce jour où nous avons trébuché dans les marches du
lycée.
Je dénoue nos doigts, lâche ses mains et lui dépose un dernier baiser sur le
front avant de m'en aller. J'ai mal de la quitter, vraiment mal, mais je dois
respecter son choix, et les dix minutes sont depuis longtemps écoulées. Au
moins, je sais qu'elle aura eu les réponses qu'elle attendait. Et moi, je n'aurai plus
qu'à vivre avec mes regrets.
Je récupère ma veste qui se noie sur le sol et je me dirige en direction de ma
voiture sans me retourner. Mais au moment où je pense que la nuit a fait
disparaître mon corps de sa vision comme de sa vie, je l'entends prononcer mon
prénom dans un cri désespéré. J'ai tout juste le temps de me tourner que je sens
deux bras s'agripper autour de mon cou, deux jambes encercler ma taille et une
bouche s'écraser sur la mienne avec une passion que je ne lui aurais jamais
devinée mais que j'accueille avec bénédiction.
Je ne comprends pas bien ce qui est en train de se passer, enfin pourquoi c'est
en train de se passer, mais putain que c'est bon. Elle me dévore, littéralement, et
j'en fais autant. Et bien au-delà du soulagement, ce baiser est intense, puissant,
fulgurant. Je pourrais rester des heures à l'embrasser ainsi, dans la pénombre et
sous la pluie. Alors je remonte mes mains sur ses jambes nues et trempées et je
les passe dans son dos pour l'amener encore plus près. Elle frissonne. Je ne sais
pas si cette réaction est davantage liée à la température extérieure qu'à la chaleur
de son corps que je sens s'amplifier mais quoi qu'il en soit, il nous faut rentrer.
Je nous guide ainsi enlacés, les lèvres collées, jusqu'à son salon, refermant la
porte de la baie vitrée d'un geste de bras mal assuré. Mais une fois à l'intérieur, je
ne la lâche pas. J'ai bien trop peur qu'elle ne se réveille subitement et me
demande de nouveau de la laisser définitivement. Nous nous retrouvons alors,
ruisselant d'eau et de désir en même temps, au beau milieu de son salon à
s'embrasser durant de longues minutes qui semblent ne pas être suffisantes. Nous
avons bien trop de temps à rattraper pour qu'elles le soient.
Pourtant, à bout de souffle, je finis par quitter ses lèvres pour la déposer avec
délicatesse sur le sol. Elle est essoufflée et je devine son cœur prêt à exploser,
comme le mien. Je dégage son front des mèches de cheveux qui y sont collées et
j'y appuie le mien. Je pose mes mains de chaque côté de son visage, je ferme les
yeux et laisse nos respirations haletantes se mêler. Je ne peux pas rester
silencieux, je dois lui avouer.
— Je retire ce que je t'ai dit tout à l'heure, tous les efforts du monde valaient
largement le coup et je recommencerais tout sans hésiter juste pour ressentir ça.
J'attrape sa main droite pour venir la coller sur mon cœur affolé. Je lui ai dit
que j'étais amoureux d'elle mais je veux qu'elle le comprenne, qu'elle le constate
par elle-même et qu'elle n'en doute plus jamais.
Elle m'offre en retour un sourire, un vrai, celui du bonheur qui s'étire d'une
oreille à l'autre et qui se reflète jusque dans ses yeux. Puis elle dépose un tendre
baiser sur ma main qui maintient la sienne avant de la retirer. Elle recule de
quelques pas et ôte son pull pour me dévoiler sa poitrine nue. Bien que ce
dernier rendu moulant par la pluie m'ait déjà tout dévoilé, j'en ai le souffle coupé
et je ne peux m'empêcher d'admirer ses seins que je crève d'envie de venir
embrasser. Mais avant cela, Éloïse positionne à son tour ma main au creux de sa
poitrine, entre le renflement de ses seins, sur son cœur que je sens battre à un
rythme effréné.
Je souris à mon tour et approche son visage du mien pour l'embrasser
puissamment, réveillant ainsi les dernières parcelles de ma peau encore
endormies et rendant mon érection plus douloureuse que jamais.
Et puis tout s'accélère. Éloïse enlève à la hâte mes habits qui sont vite rejoints
par son sous-vêtement et nos deux corps qui glissent sur le parquet. J'imagine
déjà la sensation exquise que sera celle de la chevaucher. Mais je me fige à cette
idée. Je viens de réaliser que ....
— Je n'ai pas de capote !
Elle rigole de bon cœur devant mon air désolé et je crois bien qu'elle se moque
de moi.
— Vous sortez à découvert maintenant Monsieur Legrand ? Effectivement, les
temps changent !
Je ne réplique pas mais lui lance un regard qui se veut menaçant. Elle ne s'en
soucie guère et reprend aussitôt :
— Tu n'as rien à craindre de moi Grégoire. Je suis clean et je peux t'assurer
qu'il n'y aura pas de bébé.
Je suis soulagé car je sais que de mon côté je n'ai également rien à cacher, je
me suis fait dépister il y a quelques semaines pensant que Constance et moi
pourrions passer cette étape prochainement. Si j'avais imaginé que ce serait avec
Éloïse que je la franchirais...
Plus qu'heureux de cette réalité, mes mains viennent chercher les siennes et
mes yeux s'accrochent aux siens. Et, sans que l'un de nous deux ne rompe ce lien
intense, je m'introduis doucement en elle.
C'est une première pour moi, aussi bien sans protection, peau contre peau,
qu'avec de tels sentiments, cœur contre cœur, alors chaque mouvement me
semble important. J'aimerais prendre mon temps, savourer chaque sensation que
son corps m'offrira, mais je sais que cela ira vite. Nous attendons ce moment
depuis trop longtemps pour que je nous fasse davantage languir. Alors
j’enregistre chaque émotion qu’elle m’offre. Depuis ses yeux qui se ferment sous
l’intensité du plaisir, me laissant me centrer un instant sur ses cils charbonneux.
Ses lèvres aux nuances roses orangées, qui s’entrouvrent à chacun de mes
mouvements, comme si elles inspiraient le plaisir bien plus qu’elles ne
respiraient. Ses seins qui se soulèvent et s’abaissent, en harmonie parfaite avec
les battements de mon cœur. Et ses hanches fines, qui font de moi son prisonnier
physiquement, et bien plus encore : entièrement, honnêtement. Dans mon corps,
mon cœur, mon âme.
Son corps qui s'arc-boute sous ma virilité me touche au plus profond de mon
intimité, alors que je plonge plus fortement, perdant peu à peu le contrôle. Ses
doigts serrent plus fermement les miens, et, trop vite, ses jambes sont parcourues
de spasmes. Je la rejoins et nous nous perdons tous deux dans une extase encore
jamais atteinte. Une extase qui devrait durer une éternité.
Il me faut plusieurs minutes pour revenir à la réalité. Nos corps ne font
toujours qu’un quand j'y parviens et que je la regarde, elle est essoufflée. Et la
seule chose que j'ai envie qu'elle sache à ce moment c'est :
— Je ne vais plus jamais sortir de ta vie. Définitivement.

35

« S'ouvrir. S'épanouir. Fleurir. Vivre. »
Sandra Dulier

Mardi 24 octobre 2016

Éloïse

J'avais arrêté d'y croire, à toutes ces scènes de comédies romantiques qui ont
fait s'envoler mon cœur pendant des années. Je ne voulais plus les imaginer en
réalité, ces histoires d'amour décrites sur papier, préférant délaisser mes livres
pourtant indispensables à ma vie, que me tourmenter durant de longues soirées.
Mais je sais maintenant que je n'ai rien fantasmé. Ça existe. Vraiment. Les
nuits entières à faire l'amour, une fois, puis une autre, et encore, encore une
autre, dans une alchimie parfaite, à la limite du surréalisme. Le besoin de
rattraper le temps, de se donner l'un à l'autre, littéralement, bien au-delà du seul
plaisir charnel. Et quel soulagement de savoir que je ne me suis pas trompée,
c'est bien ça Aimer. Que c'est lui et pas un autre. Et que ça l'a toujours été.
Tard dans la nuit, pour ne pas dire tôt dans la matinée, Grégoire et moi avons
fini par céder au sommeil, tous les deux enlacés sur le canapé. Et les premiers
rayons du soleil sont venus me réveiller, me permettant de profiter de ce moment
volé. Celui où j'observe avec des yeux émerveillés mon amant encore dans les
bras de Morphée et où je réalise vraiment ce qu'il s'est passé.
J'ose à peine bouger. Nos jambes sont emmêlées et ma tête, posée sur son
torse dénudé, est apaisée par les battements réguliers de son cœur en écho au
mien qui semble renaître depuis hier soir.
Mais au fond, je ne veux pas bouger. Je suis là, à ma place, la tête blottie sur
ses avant-bras. Je voudrais d'ailleurs ne plus bouger de la journée mis à part pour
le laisser m'embrasser, encore, me caresser, plus fort, me prouver une nouvelle
fois comme il est amoureux de moi. Car il me l'a dit, il est lui aussi tombé
amoureux de moi. J'ai envie de le crier sur les toits. Grégoire Legrand est
amoureux de moi. Peu importe le trop peu d'heures que nous avons dormi, ma
libido est elle bel et bien réveillée. Peu importent les courbatures qui me
guettent, mes muscles fatigués sauront très vite se réchauffer. J'aime cet homme
et il m'aime en retour. Quel obstacle pourrait nous empêcher de se le montrer ?
Peut-être la discussion avec Maxime qui m'attend aujourd'hui, comme me le
rappelle mon alliance qui semble peser une tonne maintenant qu'elle est lestée du
poids de ma colère et de ma culpabilité. Mais il est encore trop tôt pour y penser,
les événements vont se charger de vite me rattraper et pas uniquement
concernant mon ex-mari.
Mais quelque part, je me sens prête à les affronter. Je suis confiante, je sais
que quelque chose nous lie maintenant Grégoire et moi, même si notre avenir
reste plus qu'indécis.
Après s'être perdu en moi une deuxième fois, Grégoire a eu besoin de parler,
de me raconter tout ce qui a fait sa vie depuis cette fameuse soirée : son
déménagement imprévu, ses années de tranquillité à apprendre son métier
devenu à l'instar de son père une véritable passion, l'apaisement d'avoir
finalement trouvé sa place quelque part, jusqu'à la mort brutale et soudaine de
celui-ci et que tout s'enchaîne : la découverte de la vérité sur l'identité de ce père,
de ses pères, et ce qui a suivi.
Je l'ai écouté, confuse dans mes sentiments entre l'admiration de le voir
affronter le deuil et les responsabilités avec une telle force, une telle sagesse, et
la peine de découvrir sa solitude face à tout ça, tout simplement effrayante. Pas
de doute, l'adolescent en souffrance que rien ne semblait contenir mis à part
l'alcool et les filles, a bien changé. Mais pourtant, j'ai senti que le mal demeurait.
Bien enfoui certes, mais toujours présent. Alors, prise d'une empathie sans
précédent, j'ai voulu lui donner tout l'amour dont il manquait et je me suis jetée
sur lui, préférant un nouvel orgasme à une énième crise de larmes inévitable.
Je sais maintenant que je ne pourrai plus jamais regarder ce mur sans rougir
devant le souvenir de mes jambes enveloppant sa taille, de mes bras bloqués
autour de son cou et de ses mots murmurés à mon oreille, me demandant ce que
j'aime, comment pourrait-il me combler et surtout, surtout, de ne jamais le
laisser.
L'amour vivant, transcendant.
Puis, deux abandons plus tard, est venu mon tour de répondre à ses questions.
J'aurais aimé les éviter, mal à l'aise devant la légèreté de mes maux face aux
siens et encore moins assurée de lui avouer que mon plus grand combat à moi
jusqu'à peu, a été l'amour que je lui vouais. Lutte que j'ai volontairement menée
sans vouloir la gagner, perdre signifiant quelque part continuer à espérer.
Alors, en me couvrant du plaid qui traînait sur le canapé, je me suis livrée sur
les mois durant lesquels je me suis faite humilier pour ne pas dire harceler,
jusqu'à mon passage en clinique spécialisée et au suivi qui en a découlé.
Confessions qu'il n'a d'ailleurs voulu écouter qu'en échange de ma promesse de
ne plus jamais me cacher de lui.
— ... vergetures horribles ou non ! Promis ma rose ? m'a-t-il demandé en me
surnommant de la fleur tatouée dans le creux de mon aine qu'il s'est dit heureux
de retrouver.
J'ai cédé, préférant revivre ces souvenirs douloureux que d'arriver au délicat
sujet de la maternité, ma nouvelle bataille, trop craintive de le perdre alors que je
venais tout juste de le retrouver. Mais maintenant que le jour est levé et que les
nuages se sont estompés, je dois être honnête avec lui si je veux que la pluie
quitte aussi ma vie.
Et au moment où je me résigne enfin à me lever, j'entends son portable vibrer
sur le parquet où il traîne au milieu de nos vêtements éparpillés. Le bruit est
suffisamment léger pour ne pas le réveiller mais je préfère éloigner l'objet pour
m'en charger moi-même avec un beau sourire, quelques baisers et un bon café
frais. J'emporte également son tee-shirt foncé et je me précipite vers la cuisine où
je pose le téléphone sur le plan de travail. Et ma colère refait d'un coup surface
quand je vois s'afficher le visage de celle que j'ai maintenant des raisons
officielles de détester.
Constance ...
Elle est là, tout sourire à poser avec Grégoire, à le toucher, et putain que ça
m'énerve !
Je devrais la détester parce qu'elle s'est jetée sur mon mari dès qu'elle en a eu
l'occasion, mais non, pas seulement. Si je la hais là tout de suite, c'est aussi parce
qu'elle pose ses mains sur Grégoire, même sur une photo qui doit dater de
plusieurs mois, et même si je sais qu'ils ne forment plus un couple aujourd'hui.
Pourtant, je n'arrive pas à faire taire ma raison qui, échaudée par son
expérience passée, a enclenché la petite case là-haut, celle me hurlant « alerte,
danger ». Car j'ai beau essayer de dédramatiser, cette photo me semble
inappropriée pour deux personnes censées ne partager qu'une amitié. Je
n'attaquerai pas ce sujet aujourd'hui, terrain trop glissant pour le moment, et elle
reste son amie donc je ferai avec mais il est certain qu'elle ne sera jamais la
mienne.
Le téléphone s'arrête de sonner et je prie pour qu'elle n'essaie pas de rappeler
dans la foulée car si je vois de nouveau cette photo s'afficher, je me sais capable
de le jeter dans la cuvette des toilettes et de laisser Grégoire croire que ce sont
les averses d'hier soir qui ont bousillé son smartphone dernier cri.
Non mais, regardez comme je deviens folle et irrationnelle. Je me fais peur à
moi-même ! Mais maintenant que j'ai retrouvé Grégoire, je ne suis pas prête à le
laisser. Et je n'y peux rien, je n'aime pas cette fille, je ne la sens pas vraiment.
Préférant éviter une connerie justement inévitable, j'enfile son tee-shirt froissé
avant de me rendre dans mon dressing, me chercher un sous-vêtement.
Et quand je reviens m'occuper du café, Grégoire a fait son apparition dans la
cuisine. Il est accoudé au plan de travail et regarde son téléphone. Il ne porte que
son jean foncé dont il a savamment laissé le premier bouton déboutonné et bon
Dieu qu'il est sexy. À se damner.
Il lève la tête, arque un sourcil et relève le coin des lèvres en me voyant. Et
surtout, il abandonne aussitôt son téléphone.
Éloïse 1 - Constance 0
— Ça n'est pas très sérieux de laisser ces jambes ainsi dénudées. On sait tous
les deux ce que ça va donner.
Je souris. J'adore sa façon de me dire bonjour.
Éloïse 2 - Constance 0
— Approche, m'ordonne-t-il d'un mouvement de tête.
Et je n'approche pas, j'accours. Une vraie ado ! Il ne manquerait plus que je
me mette à glousser et je me croirais revenue au lycée !
Je m'arrête devant lui, ne sachant pas très bien quel bonjour je peux
m'autoriser à lui donner en retour mais lui n'hésite pas un instant. Il m'attrape par
la taille, me décolle du sol et vient m'asseoir sur le plan de travail froid, avant
d'écarter mes jambes de ses deux mains pour venir se placer entre elles. Il
s'empare aussitôt de ma nuque pour m'amener à lui et m'embrasser.
Je ne me lasse pas de ce côté sauvage, primitif, car je ressens ce même besoin
que lui d'assouvir physiquement mes sentiments pour lui trop longtemps
refoulés.
Et quand j'encercle ses cuisses des miennes, son sexe déjà gonflé me fait
comprendre que ça va déraper.
Pas besoin de compter plus loin, je pense que je peux m'arrêter là :
Éloïse 1000000 - Constance 0
Ma cheerleader intérieure finit son triple salto arrière, range ses pompons et
ferme les yeux pour se laisser elle aussi envahir par une chaleur fulgurante.
Je commence à gémir doucement, en même temps que je fais sauter
maladroitement les trois derniers boutons de son jean, découvrant agréablement
que mon amant n'a pas remis son boxer. Je me risque alors à jouer avec lui, entre
deux baisers enflammés.
— Je vous soupçonne d'avoir prémédité cet assaut matinal Monsieur Legrand.
— Mademoiselle Chrétien, vous....
— Jésus Marie Joseph !
Je rouvre les yeux et voit Grégoire, tête baissée, s'éloigner en refermant à
toute vitesse son pantalon.
— Éloïse Dupin tu devrais avoir honte !
Je me tourne.
Oh putain !
— Maman...
Dites-moi que je suis en train de rêver. S'il vous plaît, dites-moi que ce n'est
qu'un mauvais cauchemar et que je vais bientôt me réveiller.
Je descends du plan de travail et tire nerveusement sur le bas du tee-shirt de
Grégoire, pinçant au passage le haut de mes cuisses que j'essaye de camoufler,
mais le picotement qui brûle ma peau me confirme que je suis bien réveillée.
— Que fais-tu ici ?
— Tu as enfin daigné répondre à mes appels en m'envoyant un message me
disant que je pouvais passer quand je voulais.
Son ton est froid et cassant. J'ai l'amer sentiment d'être revenue quinze ans en
arrière et je me revois dans la cuisine de mes parents, ce mardi en fin de journée
où je commençais à préparer le dîner pour toute la famille. Je me souviens avoir
regardé l'horloge à deux reprises, surprise de voir ma mère rentrer plus tôt que
prévu de son cours de yoga.
— Bah, ta prof n'était pas là ?
Je la vois encore déposer son sac de sport sur la table de cuisine sans me
répondre avant de relever la tête pour me faire face avec ce même regard
qu'aujourd'hui. Celui mêlant la colère, le dégoût et la douleur.
— Depuis quand as-tu perdu ton honneur ma fille ?
J'ai tout de suite compris de quoi elle parlait. Je me doutais que cela finirait
par arriver, les pimbêches s'acharnant sur moi au lycée n'étant autre que les
petites filles chéries des membres très privés du club dans lequel ma mère avait
réussi à faire son entrée depuis plusieurs années. Et elle y tenait à ce club. Tout
comme moi je tenais à ma réputation. Mais elle venait de s'en faire exclure par
ces femmes méprisantes et hautaines, parce que leurs saintes nitouches de
rejetons avaient elles aussi décidé de m'exclure, socialement.
Tout était de ma faute.
Alors, retrouver ce regard qu'elle a mis des mois entiers à ne plus poser sur
moi est d'autant plus douloureux ce matin qu'il me fait descendre trop vite de
mon nuage après cette nuit hors du temps. Sans compter qu'il m'est lancé devant
l'homme que je voudrais qu'elle parvienne à tolérer un jour parce que je me sais
incapable de faire ma vie sans lui. Et encore plus aujourd'hui.
— Et qui t'a donné l'autorisation de rentrer ?
— J'ai sonné plusieurs fois et frappé même, mais personne n'est venu
m'ouvrir.
— Donc tu t'es dit que tu pouvais entrer ?
Mais elle esquive bien volontairement ma question pour me balancer la
sienne, celle que je repousse depuis hier soir.
— Où est Maxime ?
Traduisez « Comment peux-tu faire ça, mon indigne de fille ? ».
J'aime ma mère profondément. Malgré notre relation difficile, elle reste ma
maman et j'aurai toujours pour elle un respect immense. Mais là, je suis désolée,
elle agit comme une garce ! Je ne trouve aucun autre mot pour qualifier son
comportement. Car à l'évocation du prénom de celui qui est encore mon mari, je
sens la tension monter d'un cran et j'ai peur de croiser le regard de Grégoire.
D'une, parce que je suis honteuse comme jamais, et de deux parce que je crains
qu'il ne devine ma détresse et que je ne peux pas prédire quelle pourrait être sa
réaction. Et si il y a bien une chose que je ne veux pas, c'est me retrouver à gérer
un conflit entre ma mère et Grégoire aujourd'hui. J'en ai bien d'autres à régler
déjà.
C'est pourquoi je lui emprunte son ton froid et lui répond.
— Il n'est pas là.
Elle ne rajoute rien et reste plantée là, attendant visiblement des explications.
Mais elle n'en aura pas. De toute façon, elle ne comprendrait pas.
— Maman, je te présente...
— ... Le respectable Grégoire Legrand je suppose ! réplique-t-elle avant que je
n'aie eu le temps de terminer.
Cette fois, je n'ai plus vraiment le choix, je relève la tête pour observer
Grégoire et ce que je vois me rassure énormément. Ses yeux me sourient
silencieusement, il a compris qu'il ne se dégagerait rien de bon de cette rencontre
forcée. C'est sans doute pourquoi il préfère couper court à la situation.
— Ça ne sert à rien que je reste là, m'indique-t-il en se rapprochant de moi.
Mère et fille doivent parler je pense. Je vais vous laisser.
Mais c'est sa mère qui lui répond à ma place.
— Très bien. Et ne vous sentez pas obligé de revenir cette fois.
— Maman !
Si Grégoire arrive à garder son calme apparent, je ne serai pas capable d'en
faire autant bien longtemps. Et je pense que l'agacement doit se lire sur mon
visage car il attrape mes deux mains qu'il entoure des siennes, et me dépose un
long et doux baiser sur le front. Puis, de façon à ce que ma mère ne puisse pas
entendre ce qu'il a à me dire, il colle ses lèvres à mon oreille gauche et me
murmure doucement :
— J'aurais aimé t'embrasser autrement que ça et ailleurs que là, mais ta mère
n'apprécierait pas trop je crois. Alors je vais me contenter de respirer une
dernière fois ton odeur vanillée, ajoute-t-il avant de descendre légèrement sa tête
pour enfouir furtivement son nez dans mon cou et humer mon parfum qui n'a
pourtant plus rien de vanillé.
J'aime tellement son audace tranquille. À aucun moment, il n'a manqué de
respect à ma mère mais il a pourtant réussi à lui répondre et à s'imposer
naturellement, en restant impassible devant ses provocations et en se concentrant
sur moi. Rien que sur moi. Il ne pouvait pas trouver moyen plus efficace pour la
mettre hors d'elle.
— Votre mère ne vous a jamais appris les bonnes manières à ce que je vois !
Ah non, elle va trop loin là.
Grégoire se dégage aussitôt de mon cou et ses mains me lâchent pour former
deux poings serrés.
— Maman, tu arrêtes ça immédiatement ! je lui ordonne avant d'attraper le
portable de Grégoire, sa main droite et de l'entraîner hors de la cuisine pour ne
pas que les choses s'enveniment davantage.
Je suis consternée qu'elle ait osé. Elle sait très bien que sa mère est décédée,
c'est le seul argument qui m'a permis de lui faire entendre raison quand à
l'époque elle s'était mis en tête de retrouver « ces parents irresponsables » pour
« qu'ils assument le comportement inadmissible de leur fils ». J'ai hâte d'entendre
l'argument qu'elle va me retourner tiens, quand je lui demanderai à elle aussi
d'assumer ses agissements.
Ruminant ma colère, je guide Grégoire en direction de mon salon pour qu'il
récupère les dernières affaires qui traînent encore sur le sol.
Je suis nerveuse et j'ai le cœur lourd de devoir le quitter alors que ça ne se
passe pas du tout comme je le voudrais. Et surtout, j'ai peur que ma mère ait
finalement réussi à nous séparer après ce qu'elle vient de lui balancer.
— Je suis désolée pour tout ça Grégoire. Elle n'avait aucun droit de te parler
comme ça. Je te jure que...
— Chuuuttt, me chuchote-t-il en posant son index sur mes lèvres. Ne t'en fais
pas pour ça Éloïse, tout va bien.
— Pas vraiment, non.
— Je t'assure que oui, insiste-t-il en lâchant mes lèvres pour m'attraper la main
et nous emmener jusqu'à la porte d'entrée. Je l'ai un peu provoquée aussi, me
confie-t-il en s'arrêtant devant cette porte que je n'ai aucune envie de le voir
franchir. Mais s'il te plaît, ne te fâche pas avec ta mère à cause de moi.
C'est un peu trop tard pour ça.
Devant mon air peu convaincu, il se sent dans l'obligation de m'en supplier en
joignant ses mains, paume contre paume. Vaincue par ses deux prunelles à la
limite du larmoyant, je souffle et capitule en clignant des yeux.
— Bien.
Il ouvre la porte et me demande :
— Je te laisse mon tee-shirt si j'ai bien compris ?
— Si ça ne te dérange pas, ça serait assez aimable de ta part !
— Tu es une chanceuse, j'ai toujours été un homme généreux. Et puis... un
prêté pour un rendu.
Il sourit devant mon air étonné et se met à tapoter la poche arrière de son jean.
— Ne cherche pas trop longtemps ton sous-vêtement. Je comptais te le rendre
plus tôt mais ta mère en a décidé autrement, alors...
Et il m'embrasse avant que je n'aie le temps de répliquer quoi que ce soit et
s'éloigne, amusé et fier de sa malice.
Je referme la porte et m'adosse contre quelques instants. Il est parti beaucoup
trop vite. Une sensation de vide m'envahit déjà, accentuée par le fait que je n'ai
aucune idée de quand je le reverrai. Et je suis forcée d'avouer que cela
m'inquiète.
Je m'avance vers la cuisine mais je m'arrête au bout de quelques enjambées. Je
n'ai pas le courage d'affronter ma mère.
Toute seule dans mon couloir, je ferme les yeux et remonte le col du tee-shirt
de Grégoire jusqu'à mon nez pour me shooter de son odeur. Une minute de
séparation et je suis déjà en manque, ça craint !
— Tu frissonnes ? me susurre-t-il alors à l'oreille.
Mon cœur manque un raté. Je lâche aussitôt le col du tee-shirt et me retourne.
Il est revenu.
— Tu as oublié quelque chose ? je minaude les coins de ma bouche relevés.
— Oui, ça, me dit-il en attrapant ma nuque pour écraser ses lèvres sur les
miennes et nous emmener de nouveau jusqu'à la porte d'entrée, sans jamais
rompre notre baiser.
J'aime cet homme. De tout mon être.
— Cette fois je me sauve finit-il par me dire en lâchant à regrets mes lèvres
rougies.
Je referme la porte et souris toute seule, comme l'idiote heureuse que je suis.
Je ne me sens toujours pas prête à affronter ma mère mais Grégoire vient de me
rappeler pourquoi je le devais. Alors je prends le temps d'aller enfiler un
pantalon pour couvrir mes jambes dévêtues et je me dirige vers la cuisine
anxieuse, la discussion qui s'annonce n'allant pas être des plus faciles.
Elle est là, en train de préparer le thé le plus naturellement du monde.
C'est le bien le thé, mais il ne nous évitera pas de nous disputer maman, pas
aujourd'hui.
J'ai envie de lui faire remarquer qu'elle n'est pas chez elle et qu'elle n'a pas à se
servir ainsi, mais elle rentre déjà sans y être invitée alors... Et puis, il faut savoir
choisir ses combats dit-on. Je viens donc l'aider et me dirige vers mon placard
pour en sortir deux tasses.
— Tu aurais pu t'abstenir de tes remarques maman, notamment de celle
mentionnant sa mère. Tu sais très bien qu'elle n'est plus là.
Je n'écoute pas sa réponse, j'ai dit ce que je voulais qu'elle entende et je sais
que le ton va vite monter bien que Grégoire m'ait fait promettre de l'éviter. Et
puis, je connais ma mère par cœur. Je sais qu'elle va d'abord essayer de me
sermonner puis de me faire culpabiliser et enfin de me raisonner. J'ai subi à
plusieurs reprises ses attaques « anti-Grégoire », je sais donc qu'il est inutile de
répliquer. D'ailleurs, je n'ai pas encore posé les tasses qu'elle a déjà commencé à
me réprimander comme une gamine de cinq ans.
— ... as-tu vraiment réfléchi ....
Si elle savait que c'est peine perdue. Que mon attention est à l'extérieur de
cette maison, sur les routes de campagne qui ramènent Grégoire jusque chez lui.
Cette visite surprise nous a contraints à nous séparer sans pouvoir évoquer la
suite des événements et je commence à paniquer. Alors, tandis que ma mère
continue son monologue sans même se rendre compte que c'en est un, j'attrape
mon portable pour lui envoyer un message.

[Éloïse : Appelle-moi quand tu veux dans la journée, je ne bouge pas de chez
moi. Bisous]

Je pose le téléphone et observe ma mère qui continue de s'agiter.
Je vois les choses tellement différemment maintenant. Et c'est assez ironique
comme situation je trouve, qu'après plusieurs années de thérapie, il ait fallu que
mon mari me quitte et que mon passé resurgisse pour que ce que ma psy a essayé
de me faire comprendre tant de fois, prenne enfin sens pour moi.
« Comment reprocher aux parents de faire mal alors même qu'ils font avec les
capacités qui sont les leurs ? ». Je me souviens avoir été révoltée par son
affirmation à l'époque car dans mon idéal à moi, mes parents ne remplissaient
pas leur part du contrat.
Jusqu'à mes seize ans, je n'avais jamais fait de vague. J'étais la petite fille
exemplaire : assiduité et bons résultats scolaires, respect des règles, coups de
main à la maison... Mes parents n'avaient rien à me reprocher et ne pouvaient
qu'être fiers de moi. Alors si je tenais le rôle qui était le mien, être une enfant
modèle, mes parents devaient eux aussi assumer le leur, aider leur fille. Voilà
pourquoi je leur en ai voulu toutes ces années : à mes yeux ils étaient coupables
de ne pas avoir vu que leur fille allait mal, de ne rien avoir fait pour l'aider et
pire encore, de l'avoir acculée. Mais devant leur manque de réponse et bien
consciente de les avoir déçus plus qu'autre chose, je n'avais pas d'autre choix que
de continuer à jouer ce rôle jusqu'à aujourd'hui, vivant la vie qu'ils avaient tracée
pour moi, quitte à effacer mes propres désirs.
Alors, quand je regarde ma mère déblatérer sur Grégoire
— ... il ne t'a apporté que du malheur ...
Je comprends parfaitement son désarroi. Mais ce qu'elle ne voit pas et ce que
les gens ne comprendront jamais, c'est qu'au-delà de la souffrance passée, il n'y a
qu'avec Grégoire que j'ai l'impression d'être moi. Cette nuit, je me suis sentie
vivante comme jamais. Je n'ai pas eu à tricher, et lui non plus. Nous nous
sommes aimés pour ce que nous sommes aujourd'hui, avec nos fêlures et nos
blessures, pas pour ce que nous projetons l'un dans l'autre.
— ... c'est vraiment cette vie-là que tu veux ? Mais je te garantis que cette fois
nous ne serons pas là pour toi ma fille.
Bizarrement, je décide de lui accorder un peu plus de mon attention au
moment où elle choisit de me sortir un truc pareil.
— Maman, si je n'avais pas fait ce malaise au beau milieu de ma salle de
classe, obligeant les secours à me transporter à l'hôpital et l'équipe médicale à
m'interner de force étant donné mon état de malnutrition avancé, comment les
choses auraient-elles finies à ton avis ? Serais-tu toujours avec papa ? Timothée
aurait-il la vie qu'il mène aujourd'hui ? Je ne pense pas ! Alors arrête de me
blâmer sans cesse pour tout ce qu'il s'est passé et de croire que Grégoire Legrand
est le seul responsable de notre crise familiale. Si notre famille en était vraiment
une comme tu essayes de le faire croire à tout le monde, et à toi en premier, je
n'aurais pas eu besoin de me tourner vers ma meilleure amie pour avoir du
soutien. Car sans elle, je peux te dire ce qu'il se serait sans doute passé : j'aurais
fini par vraiment me laisser mourir maman. Donc permets-moi de remettre en
question ton soutien inconditionnel dans cette histoire.
— Mais comment peux-tu me dire une chose pareille alors que je viens de
passer deux jours à m'inquiéter comme une folle derrière mon téléphone, me
renvoie-t-elle en posant avec colère la bouilloire sur le plan de travail ? Je me
déplace jusque chez toi ce matin pour essayer de comprendre ce qu'il se passe et
je te trouve là, en flagrant délit d'adultère avec ce..., grimace-t-elle sans parvenir
à prononcer son prénom. Et tout ce que tu trouves à me faire ce sont des
reproches suite à ce qu'il s'est passé il y quinze ans, à cause de lui justement !
Mais as-tu pensé une seule seconde à ce pauvre Maxime ?
Ce pauvre Maxime ? C'est vrai qu'il avait l'air très malheureux sur ses photos
de vacances, ce pauvre Maxime ! Si seulement elle connaissait la vérité...
— Tu vois maman, tu dis toi-même venir me voir pour essayer de comprendre
ce qu'il se passe alors que moi j'aurais voulu que tu viennes pour savoir comment
je vais. Tu es ma mère et si tu dois te soucier de quelqu'un ici, c'est de moi plutôt
que de ton gendre, tu ne crois pas ? Et forcément, à tes yeux, je suis forcément la
fautive. Mais sais-tu seulement ce qu'est ma vie maman ? Connais-tu vraiment ta
fille ? Te rends-tu compte qu'aux yeux de tous je n'existe plus autrement qu'à
travers mon mari. « Ça va Maxime ? Ça avance son cabinet ? » je continue en
imitant sa voix. « Il doit être tellement stressé le pauvre ! Surtout, il faut que tu
le soutiennes Éloïse, c'est important que tu sois là pour lui ». Et moi ? Qui est là
pour moi maman ? Qui me demande comment se passe mon boulot ? Qui se
soucie de savoir si j'ai des projets ? Des envies ? Personne... Pourquoi ? Parce
que la terre entière tourne autour de ton formidable gendre, de sa maison
gigantesque et de son travail à hautes responsabilités. Mais ta fille, elle, reste
cantonnée au rôle d'épouse parfaite qui n'a qu'un devoir à remplir et qui n'en est
même pas capable...
Ça y est, je pleure.
— Éloïse ...
Je lève ma paume de main vers elle, lui ordonnant de rester à sa place et de me
laisser finir.
— Au lieu de me demander sans cesse si j'ai bien pris rendez-vous pour ma
prise de sang, chez le gynéco ou si je n'ai pas oublié une injection, cherches-tu
seulement à savoir si je vais bien, comment je me sens et ce que je pense de tout
ça ?
Les larmes glissent le long de ses joues à son tour.
— Je sais bien que tu ne penses pas à mal mais j'étouffe maman... Et personne
ne semble vouloir le voir.
— Je croyais que tu avais ta psy pour te libérer de tout ça, celle de la
clinique ?
— Oui. Mais j'ai une maman avant tout, finis-je en gros sanglots.
Elle s'approche de moi et cette fois je la laisse faire. Elle m'étreint comme elle
ne l'avait pas fait depuis une éternité, depuis le jour de mon mariage je crois
bien, qui était déjà une exception en soi. Notre dernier vrai câlin doit remonter à
une quinzaine d'années environ. Et si on regarde encore plus loin, je crois bien
que nous avons cessé d'être une mère et une fille l'une pour l'autre depuis que je
porte la responsabilité de l'exclusion sociale de mes parents, de la dépression de
ma maternel et de la faillite professionnelle de mon paternel. C'est vous dire si
j'ai du mal à me détendre et à trouver cela naturel maintenant.
— Ma chérie, répète-t-elle. Ma petite chérie, je suis tellement désolée.
— Je ne te demande pas d'être désolée maman. Je veux juste que tu essayes de
me comprendre et de m'accepter pour ce que je suis, ta fille. Et ce même si mes
choix ne te plaisent pas. Même si je n'incarne pas la réussite que tu projettes tant
en moi. Et même si le choix de mon compagnon ne te plaît pas.
— J'ai seulement voulu te protéger tu sais. Je voulais tant que tu aies une
meilleure vie que la mienne, que tu fasses mieux que moi.
— Je sais maman et je peux le comprendre. Mais moi, ce dont j'ai besoin
maintenant, c'est de pouvoir vivre MA vie, pour moi, même si je dois me planter,
et que tu puisses malgré tout être fière de moi.
— Mais je serai toujours fière de toi ma chérie.
— Alors dis-le-moi bon sang. Montre-le-moi maman car pour le moment je
n'y crois pas.
Elle se dégage de mes bras et me fait face pour me répondre mais elle est
stoppée par le bruit de la porte d'entrée qui vient de claquer, suivi de celui
familier des clés jetées sur le meuble d'entrée. Pas de doute, Maxime vient de
rentrer.
Mon estomac et mon cœur se serrent. Si cet échange avec ma mère a été
éprouvant, celui qui se prépare va être tout simplement déchirant. Car malgré ma
conviction que notre mariage est définitivement terminé, je ne suis pas sûre
d'être prête à dire au revoir à l'homme que j'ai épousé et aimé.

36

« L’amitié extrême et délicate
est souvent blessée du repli d’une rose. »
Nicolas de Chamfort

Grégoire

Je démarre ma voiture et je souris comme un con. Et pourtant, je viens de me
faire surprendre et malmener par cette horrible femme aigrie qu'est la mère
d'Éloïse. Sacré refroidissement... Je m'en souviendrai longtemps de cette
première rencontre. Tout comme elle sans nul doute. Déjà que je ne la portais
pas trop dans mon cœur suite au récit d'Émilie la semaine passée, mais avec ce
qui s'est passé ce matin, je peux affirmer que je l'apprécie encore moins.
Je sais bien que j'ai fait souffrir Éloïse et si j'étais à sa place, je ne verrais pas
non plus d'un bon œil que ma fille fricote avec un mec qui ne lui a amené que
des emmerdes, mais de là à utiliser ma mère pour me provoquer... il y a des
limites à ne pas dépasser. Si elle était toujours en vie, elle ne se serait jamais
permis de lui manquer de respect de la sorte, elle. Et, au vu de son visage
satisfait quand Éloïse m'a fait quitter la cuisine précipitamment, je mettrais ma
main à couper qu'elle était bien au fait du triste sort de ma maman.
Et que dire de sa façon de rappeler à sa fille qu'elle est une femme mariée ?
C'est à elle que j'aurais dû le montrer le selfie romantique de son cher et tendre
gendre finalement. Elle aurait peut-être détourné le regard noir qu'elle posait sur
sa fille vers moi, au lieu de soigneusement m'ignorer comme elle l'a fait, histoire
de bien me faire comprendre que je ne méritais même pas la plus petite attention
de sa part, que je ne serais jamais rien pour elle.
Mais je sais qu'au fond, cette femme est juste effrayée par ce que nous
partageons Éloïse et moi car elle ne peut pas le comprendre. Ni l'empêcher
d'ailleurs.
Après tout, elle a vu sa fille au bord du suicide et sa famille imploser suite à
mon passage. Il serait illusoire de prétendre à devenir son favori aujourd'hui.
Mais je suis convaincu qu'elle changera d'avis, je sais que c'est possible. Je vais
lui montrer que je ne suis pas ce salaud qu'elle croit voir en moi, revenu juste
pour se jouer de sa fille de nouveau. Je porterai toujours cette douloureuse
culpabilité, je le sais, et quelque part je n'ai pas envie de l'oublier, mais je veux
qu'elle comprenne que mon but n'est autre que de rendre sa fille heureuse.
Et pour Éloïse, j'essayerai de lui montrer.
Tout comme je vais essayer de ramasser et de recoller ces morceaux d'elle que
j'ai brisés.
Ces confessions cette nuit m'ont horrifié. Je ne sais pas comment je vais
réparer ce que j'ai cassé dans cette jolie petite tête mais il est tout simplement
impossible qu'elle continue de se faire souffrir comme ça. C'est juste impensable.
Il faut absolument qu'elle reprenne confiance en elle. Et je compte bien tout faire
pour ça.
J'en ai encore des frissons dans le dos de la revoir planquer ses cicatrices
qu'elle qualifie d'horribles. Je suis probablement le mec le plus narcissique que
cette terre compte à raisonner comme ça, mais j'aime ces marques blanches car
elles prouvent combien elle m'a dans la peau. Alors, je vais faire bien plus que
de lui offrir une grande et belle baraque comme l'a fait celui qui prétend être son
partenaire de vie. Déjà parce que j'ai un château moi, donc il peut remballer sa
baraque d'architecte à trois cents mille boules le coco, et surtout parce que je sais
que je peux combler ce vide affectif qu'elle ressent, en la couvrant de tout
l'amour dont elle a manqué. Et d'orgasmes aussi. C’est ça, je vais la gaver
d'amour et d'orgasmes jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus. Beau programme,
non ?
Pour regagner mon appartement, je passe devant une autre grande et belle
maison ; à jamais la plus belle de toutes : celle de mes parents. Et forcément, je
m'arrête devant.
Je l'observe quelques instants, le moteur toujours en marche, les bras et la tête
en appui sur le volant.
Il fait frais ce matin, trop frais pour ne porter qu'un jean sans caleçon couplé
d'une veste sans tee-shirt, mais il fait beau. Une de ces rares matinées d'automne
où il ne pleut pas. Et les premiers rayons du soleil qui viennent se refléter sur ces
briques rouges et ces volets bleus ciel la rendent plus belle encore.
Je crois bien que je me suis fait prendre à mon propre piège car j'ai vraiment
envie de la racheter cette maison. C'est la mienne et je ne vois personne d'autre
que moi y vivre. Enfin, personne d'autre que moi et une certaine blonde. Je
l'imagine déjà, dans la cuisine, à peine plus vêtue qu'hier soir quand elle m'a
ouvert la porte, en train de préparer des cookies à la saveur vanillée pour notre
petit déjeuner. Elle emplirait la maison de cette odeur dont je ne veux plus me
passer et...
.... la sonnerie de mon téléphone vient freiner mon imaginaire qui s'emballe.
Encore quelques minutes et je commençais à chercher le prénom de nos futures
têtes blondes !
— Marius, bonjour.
— Grégoire.
Si ma bonne humeur matinale me donne un ton jovial incontrôlable, il en est
tout autre pour Marius.
— Ça va ? je lui demande rapidement, inquiet de la gravité de sa voix qui
n'augure rien de bon.
— Pas vraiment. Jérôme a eu un accident tout à l'heure dans l'atelier. Il vient à
l'instant d'être emmené par les pompiers à l'hôpital d'Aubenas. Il s'est coupé
plusieurs doigts avec la scie à ruban.
— Oh, putain ! Non !
— Et si...
J'encaisse la nouvelle avec effroi, portant ma main libre à ma bouche. Il me
faut quelques secondes pour réaliser ce qu'il est en train de m'annoncer, et
surtout ce que cela va impliquer.
— Juste coupé ou complètement sectionné ?
— Non, non. Complètement sectionné. Il a perdu trois de ses doigts.
Je souffle en même temps que je ferme les yeux.
— Et comment est-ce arrivé ? je l'interroge à mon tour paniqué.
— Je ne sais pas trop. Il portait des gants pourtant. Mais a priori, ils se sont
pris dans la machine et ont entraîné la main.
Mon imagination reprend du service mais cette fois les scènes qui défilent
sous mes yeux sont beaucoup moins plaisantes.
— Il a pourtant l'habitude. Je... je comprends pas comment cela a pu se passer,
ajoute Marius qui me semble désorienté. Je comprends pas.
— Quelle main ?
— Droite. L'index, le majeur et une phalange de l'annulaire.
Je ferme les yeux et pousse un long soupir. Je n'ose même pas lui demander
s'ils ont pu les récupérer pour les lui greffer.
— Il souffre beaucoup ?
— Il morflait carrément ouais.
— T'as réussi à avoir sa femme ?
J'enchaîne les questions maladroitement mais je me sens tellement dépourvu,
là, comme ça, que je n'arrive pas à réagir autrement.
— Non, elle est sur répondeur. J'ai laissé un message lui demandant de me
rappeler dès que possible.
— Et tu vas à l'hôpital là ?
— J'irai après. De toute façon, ils vont l'emmener tout de suite au bloc alors ça
ne sert à rien, je vais d'abord laisser les médecins faire leur boulot. Et puis, je
préfère rester un peu avec les gars. On est tous un peu choqués ici et je pense
qu'ils ont besoin de moi.
J'ai honte. C'est moi qui devrais être là-bas, avec eux, à agir comme Marius le
fait si bien.
— Arrrgghh ! Fait chier, je râle en tapant sur le volant de la voiture.
Marius ne me répond rien mais il n'en pense pas moins.
— Bon écoute... Laisse-moi quelques heures le temps de m'organiser ici mais
je rentre. Je serai là avant la fin de la journée.
— Ok.
Rien que le fait qu'il ne m'empêche pas de rentrer est significatif. Mon
absence est devenue trop pesante pour perdurer.
— Donne-moi de ses nouvelles dès que tu en as. Je garde mon téléphone avec
moi.
— Ok.
Je raccroche et jette sans ménagement mon téléphone innocent sur le siège
passager. Mais...
— Fait chier, fait chier, fait chier, tiens ! je maugrée tout seul dans ma voiture.
Fait chier pour Jérôme. Fait chier pour l'entreprise. Et fait chier pour Éloïse.
Après avoir frappé une deuxième fois le cuir noir du volant, je m'accorde
quelques minutes pour me calmer avant de reprendre la route. Il ne manquerait
plus que j'ai moi aussi un accident !
Mais p’pa, pourquoi tu n'es plus là ?
Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il va se passer à compter de maintenant ni
de comment je vais pouvoir gérer les choses, mais j'en ai marre. J'ai l'impression
que la vie s'acharne sur moi alors que j'aimerais juste pouvoir me poser à un
endroit et mener la vie d'un homme de mon âge, pas celle de quelqu'un qui a
vingt ans de plus et qui n'a rien demandé.
Je relativise en regardant ma main gauche que j'ai stupidement abîmée en me
défoulant sur mon volant. Ce n'est pas moi qui viens de perdre brutalement une
partie essentielle de mon corps, je n'ai pas à me mettre dans une colère pareille.
« ... les mois qui s'annoncent seront difficiles mais j'ai confiance, je suis
convaincu que tu réussiras quoi que tu décides d'entreprendre... »
Tu parles s'ils sont difficiles ! Comment a-t-il pu autant minimiser les choses ?
Il a beau m'avoir écrit la confiance qu'il me portait, je suis assez lucide pour
réaliser qu'un tel accident, le lendemain de la visite de l'inspecteur du travail qui
a nous lui-même mis en garde sur le respect des règles de sécurité, ne présage
que des ennuis.
J'enclenche la marche arrière pour sortir de cette allée, il ne sert à rien de
rester là à faire des projets dans le vent. La baraque, la femme et les gosses, ça
n'est visiblement pas pour tout de suite encore.
Je fais le reste du trajet jusqu'à mon appart en silence. Pas de musique pour
une fois, elle ne m'aiderait pas. Mon esprit est à mille bornes de là, avec un de
mes salariés qui vient de s'handicaper à vie en bossant pour une boîte qui porte
mon nom, pendant que moi je prends du bon temps ici. Je ne sais pas ce que mes
anciens collègues en pensent mais il est évident qu'à leur place, je me
détesterais.
Et comme si je n'avais pas assez de choses à régler comme ça, à peine ai-je
poussé la porte d'entrée de mon appartement que je trouve Constance installée
dans mon salon. Elle est affalée dans le canapé, à se goinfrer d'un de mes
paquets de cookies et à regarder ce que je devine être une série télé, des acteurs
en blouse blanche s'agitant dans tous les sens.
Je sais bien que je lui ai dit de faire comme chez elle quand je l'ai installée là,
mais après ses agissements des derniers jours, je n'ai plus vraiment envie de la
considérer comme une amie. Ni même comme une coloc' d'ailleurs. Je ne
comprends même pas pourquoi elle est revenue en fait.
— Constance, tu es rentrée ! La découverte de l'Ardèche en amoureux est
terminée ?
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Tu sais très bien ce que je raconte. Arrête s'il te plaît !
Pour toute réponse, elle m'offre son sourire le plus hypocrite possible, et bon
sang, je vais me la faire !
— Tu trouves ça drôle, sérieusement ?
— C'est bon, calme-toi. Je vais pas pleurer non plus, se justifie-t-elle en se
redressant pour retrouver une position assise. Tout était tellement prévisible !
— Et qu'est-ce qui était si prévisible que ça dis-moi ?
— Ta belle blonde qui ne sait plus ce qu'elle veut, entre son mari qui l'ennuie
mais qu'elle n'est pas sûre de vouloir quitter, et son premier amant en qui elle ne
pourra jamais avoir confiance mais qui lui plaît tant, me répond-t-elle
théâtralement, la main posée sur sa cage thoracique.
Plus je la regarde et plus je me demande ce que j'ai bien pu faire avec cette
fille. S'il y a bien un trait de caractère que je ne supporte pas chez les autres c'est
le mépris, ma grand-mère le maîtrisait comme personne et j'estime avoir assez
donné pour être capable aujourd'hui de le tolérer. Alors quand je vois ce qu'elle
vient de faire, Constance me paraît si méjugeante ce matin qu'elle me débecte.
— Tu ne sais même pas de quoi tu parles, je lui retourne en m'avançant vers
elle. Et sur les photos, ça avait l'air de plutôt de bien t'arranger qu'elle ne sache
pas ce qu'elle veut, j'ajoute d'un rictus dégoûté.
— Ah la fameuse photo ! Tu vois, j'étais persuadée que ça allait marcher ! Toi
aussi tu es beaucoup trop prévisible Grégoire.
— Mais bon sang Constance, qu'est-ce qu'elle t'a fait pour que tu sois si
haineuse envers elle ? Tu ne pouvais pas te contenter de vivre ta petite liaison
tranquille, sans venir la narguer ?
— La narguer ? Mais tu n'as toujours pas compris hein ?
— Compris quoi ?
— Il n'y a pas de liaison bordel ! Il ne s'est strictement rien passé entre
Maxime et moi. Ce mec est tellement parfait qu'il est même incapable
d'adultère ! Et à voir la mine affreuse que tu affiches ce matin, je pense qu'elle
n'en a pas été capable non plus !
Je ne sais pas quoi lui répondre. Je pourrais lui renvoyer que les traits tirés de
mon visage n'ont rien à voir avec ma libido qu'elle suppose refoulée, en lui
balançant le nombre de fois où Éloïse « n'a pas été capable » cette nuit, mais ça
ne la regarde pas. À la place, je viens m'asseoir sur le bord du canapé et réfléchis
un instant à ce qu'impliquent ces mots : « Il n'y a pas de liaison ». Son mari ne
l'a pas trompée.
J'ai sciemment fait croire des choses à Éloïse parce que je les croyais vraies.
Parce que je les voulais vraies, sans chercher à aller plus loin. C'était tellement
plus facile de passer pour le mec qui peut la consoler aujourd'hui. Mais je l'ai
cassée, un peu plus encore. Je lui ai montré cette photo qui l'a mise dans cet
état... Pour rien... Et pourquoi cette photo d'ailleurs ?
— Pourquoi cette photo Constance ?
Elle ne me répond pas mais lâche un nouveau rire mauvais. Pourtant je
persiste, haussant même le ton.
— Pourquoi cette photo Constance ?
— Parce que je voulais que ça cesse toute cette histoire. Je voulais qu'il arrête
de se morfondre pour une femme qui a juste besoin qu'on lui ouvre les yeux et
qu'il se rende compte qu'il devait lui aussi se bouger s'il voulait la garder.
— Mais...
Je ne comprends plus rien.
— Ils sont mariés Grégoire, me rappelle-t-elle aussitôt. Ils ont peut-être laissé
le quotidien et leur colère prendre le dessus sur leur relation mais ils sont
mariés.
— Leur colère ? Tu es devenue experte en thérapie conjugale peut-être ?
Elle roule des yeux
— Oui Grégoire, leur colère.
Je ne saisis pas vraiment ce qu'elle met derrière ce mot mais il me semble
qu'elle ne parle pas d'une simple dispute de couple. On dirait que ce Maxime
s'est beaucoup plus ouvert à Constance qu'Éloïse avec moi. Enfin, sur un plan
différent en tout cas.
— Et tu vois Grégoire, je voulais aussi que tu arrêtes de croire en des choses
qui ne se produiront jamais. Tu m'as fait tout un laïus il y a quinze jours sur
l'importance d'être accepté pour soi-même par ses beaux-parents, utilisant même
ce prétexte pour te séparer de moi. Et aujourd'hui, tu te projettes dans une
relation où cela ne sera jamais le cas. Mais ouvre les yeux bon sang ! Si vous
réussissez à passer le cap de la confiance mutuelle, ce qui me semble déjà
énorme au vu de l'antériorité de votre histoire, crois-tu que votre relation
survivra au rejet des siens ? Es-tu prêt à la détourner de sa propre famille ? À la
laisser vivre ça ?
Effectivement, Maxime et elle ont beaucoup parlé. Et cela m'agace parce que
ça lui permet de me mettre face à mes craintes et mes contradictions.
— Alors oui, j'ai volontairement pris cette photo sachant que tu précipiterais à
sa porte pour lui montrer, devinant à l'avance quelle serait sa réaction.
— Et laquelle d'après toi ?
— Celle de te jeter et d'appeler son mari pour lui demander de rentrer.
Je secoue la tête.
— Là où te trompes Constance, c'est qu'Éloïse ne m'a pas rejeté.
Je sais pertinemment en prononçant ces mots que je me mens déjà à moi-
même. Constance a raison, je me suis mis des œillères pour ne pas voir ces
obstacles, pensant que ce sentiment que je n'avais jusqu'alors jamais ressenti,
suffirait à passer outre nos difficultés. Mais force est de constater qu'elle a
raison: Éloïse m'a bien jeté. Elle m'a demandé de sortir de sa vie juste après sa
conversation téléphonique avec son mari d'ailleurs. C'est moi qui suis resté là, à
tenter le tout pour le tout, pour qu'elle ne fasse pas une croix sur moi,
définitivement.
— Nous avons passé la nuit ensemble, je continue pour me rassurer plus que
pour mettre en échec ses manipulations.
Mais en même temps, c'est vrai, nous avons passé la nuit ensemble, à faire
l'amour. C'est pourquoi, malgré tout ce qu'elle pourra me dire, je ne vais pas
baisser les bras aussi vite. Elle est peut-être mariée, elle a peut-être demandé à
son mari de rentrer, mais cette nuit, c'est avec moi qu'elle l'a passée, c'est moi
seul qui l'avais dans mes bras. Cette nuit n'était pas un mensonge ou un aparté,
une simple histoire de sexe. Non, cette nuit était beaucoup plus que ça.
Constance, dont le visage s'est fermé, accuse le coup avec difficulté. C'est bien
pour cela que je dois arrêter notre cohabitation au plus vite, elle n'en attend pas
la même chose que moi. J’ai jusque-là refusé de me l’avouer clairement malgré
les doutes qui m’envahissaient et sa réaction vient à l'instant de me le confirmer.
Alors, même si je connais la réponse, je veux lui poser cette question pour
qu'elle comprenne une bonne fois pour toute que nous ne nous remettrons jamais
ensemble. C'est terminé.
— Et pourquoi es-tu rentrée toi aussi alors ?
— Tu le sais bien Grégoire... Quand j'ai vu que mon plan fonctionnait comme
je le voulais et que Maxime devait rentrer au plus vite car il venait d'avoir sa
femme au téléphone, je me suis dit que tu aurais besoin de quelqu'un, que tu ne
pouvais pas rester seul.
Toujours assis sur le bord du canapé, je regarde un instant la télévision sans
l'écouter. Je me déteste de devoir faire ça, une nouvelle fois, mais je n'ai pas le
choix. La vie n’est pas un jeu comme elle le croit. Même si je m'étais fait
éconduire par Éloïse, jamais je ne serais revenu vers Constance. Plus maintenant
que je sais ce qu'est le sentiment d'être épris de quelqu'un.
— Constance, je...
— Te fatigue pas va, j'ai compris. Il est encore trop tôt.
Je ferme les yeux un instant et pince l'arête de mon nez.
Constance, écoute-moi.
— Non Constance, c'est le contraire. Il n'est pas trop tôt ; il est trop tard.
Elle me fixe un long moment durant lequel je ne flanche pas, puis elle ferme
les yeux à son tour et détourne son visage du mien. Je vois une première larme
couler le long de sa joue mais je me refuse la moindre compassion avec elle.
Alors je me contente de rester là, à attendre qu’elle se calme pour lui ordonner
de dégager de chez moi et d’oublier tout y compris et surtout mon adresse.
Nous restons ainsi pendant plusieurs minutes, assis sur le canapé, tandis que
sur le petit écran de télévision, des comédiens en blouse blanche continuent de
briser le cœur d'autres comédiens en blouse blanche. Le propre de l'être humain
sans doute.
Et puis je dois nous ramener à la réalité. J'ai des affaires à préparer, une
douche à prendre et une autre femme dont je dois m'occuper avant de m'en aller.
Et comme je n’ai ni l’envie ni le temps de me perdre dans de longues
explications, je me lève du canapé, et m’adresse à elle sans plus de sentiment.
— Tu as la journée pour faire tes valises et partir d’ici. Je te laisse ton double
de clé car je n’ai pas le temps d’attendre que tu termines d’emballer toutes tes
affaires. Tu n’auras qu’à les glisser dans la boîte aux lettres en partant. Ne me
cherche pas au Domaine, je n’y serai pas, et ne me cherche nulle part ailleurs, ni
en Normandie, ni en Ardèche. J’aimerais autant que nos chemins se séparent ici.
Elle ne me retourne rien, ne me regarde même pas. Alors je file me préparer et
quand je suis sur le point de quitter l’appart’, je me présente sur le pas de porte
de la chambre d’amis pour constater qu’elle exécute à la lettre mes demandes :
elle vide mes placards pour emplir ses valises.
— Au revoir Constance, je lance avant de partir sans même attendre qu’elle ne
me réponde.
C'est ainsi que j'arrive chez Éloïse sur les coups de dix heures du matin. Je
repère bien évidemment la voiture de son mari mais je m'en fiche, je dois lui
parler. Il est hors de question que je refasse la même erreur qu'il y a quinze ans
en partant sans l'en informer.
Même si j'attends des nouvelles de Jérôme, je laisse mon téléphone dans la
voiture. Déjà qu'avec la présence de son mari je ne pourrai pas la voir bien
longtemps, alors je compte lui consacrer chacune des précieuses minutes qui
nous serons données.
Je sonne, frappe mais personne ne me répond. Je me souviens alors
amèrement que sa mère a dit en avoir fait autant il y a à peine deux heures de
cela. Sauf qu'il est impensable que j'entre sans autorisation, je ne voudrais pas
amener Éloïse à être obligée de s'interposer entre son mari et moi, ou pire
encore, à devoir éviter les coups.
Je réessaye une dernière fois mais je finis par me décider à faire le tour de la
maison dans le but de venir frapper aux carreaux de la baie vitrée du salon.
J'avance sur les pavés de la terrasse, évitant les quelques flaques qui s'y sont
installées suite aux trombes d'eau tombées la nuit passée. Je repère très vite la
chevelure dorée d'Éloïse derrière la surface vitrée mais je me freine pourtant, son
mari est là aussi, avec elle. Je le savais, je me doutais que j'allais le croiser mais
je n'étais absolument pas préparé à le voir l'enlacer et l'embrasser sur le haut du
front. Ma conscience m’ordonne de fermer les yeux pour ne pas m’infliger ça
mais je ne l’écoute pas, je n'y arrive pas. C'est moi qui devrais faire ça. C'est
mon baiser, mon Éloïse.
Je reste quelques instants interdit, ne sachant pas si je dois continuer et venir
les séparer ou alors m'en aller et faire comme si je n'étais jamais passé. Puis,
dérouté par le fait qu'ils ne se lâchent pas, je tranche pour la deuxième option et
fais le chemin en sens inverse jusqu'à ma voiture.
J'attrape mon téléphone pour lui envoyer un message car malgré ma
déconvenue, il est juste impossible que je m'en aille ainsi. Je tombe alors sur un
message qu'elle m'a envoyé tout à l'heure et que je n'avais pas encore vu.

[Éloïse : Appelle-moi quand tu veux dans la journée, je ne bouge pas de chez
moi. Bisous.]

Il y a encore quelques minutes, j'aurais souri en le lisant. Je l'aurais même
appelée dans la foulée. Mais ma première réaction maintenant, après ce que je
viens de voir, après ma discussion avec Constance, c'est de lire entre les mots
« surtout appelle-moi avant de passer, je ne suis pas seule ».
Alors je ne vais pas l'appeler. Pas tout de suite en tout cas. Entendre le son de
sa voix et la savoir en même temps dans les bras de cet homme me ferait bien
trop de mal pour que je reste raisonnable.
J'expire longuement, démarre le moteur de ma voiture et enclenche la marche
arrière. Je ne peux pas attendre et je ne le veux pas non plus. J'ai de longues
heures de route qui m'attendent pendant lesquelles je vais essayer de ne pas
prendre au sens premier ce que je viens de voir. Je ne le dois pas car je n'ai
aucune envie de revenir au même point qu'il y a quinze ans, plus maintenant que
je sais quels sont mes sentiments. Et je refuse qu'un accident, qu'un mari
insistant ou que mon propre comportement me fasse regretter d'être tombé
amoureux et me laisse une seconde fois abandonner Éloïse Chrétien.

37

« La vie est parfois rose mais elle peut être aussi très noire. »
Monica Bellucci

Éloïse

Maxime fait son entrée dans la cuisine et nous observe, ma mère et moi,
assises l'une à côté de l'autre, les yeux embués. Je devine dans son regard que je
connais par cœur qu'il se demande ce qu'il a bien pu se passer. Il sait comment
nous fonctionnons toutes les deux : soit nous nous disputons, enfin elle me
dispute, soit nous nous évitons, enfin moi je l'évite. La deuxième option étant
souvent la résultante de la première d'ailleurs. Alors, nous voir ainsi, côte à côte,
silencieuses et les visages fermés, questionne forcément. Pourtant, il n'en dit rien
et vient saluer ma mère d'un bisou sur chaque joue, avant d'aller à son tour se
chercher une tasse pour se faire un thé.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il vienne m'embrasser et je ne le demandais pas
non plus, mais son attitude me renvoie à ses mots durs d'hier soir « parce que tu
crois qu'il y a encore un nous »... Je ne relève pas, je préfère attendre que ma
mère soit partie, elle s'en mêlerait et serait capable de finir par lui raconter ce
qu'elle a interrompu plus tôt.
— Comment vas-tu mon petit Maxime ? lui demande-t-elle sans attendre sa
réponse en retour. Je me suis énormément inquiétée tu sais. Tu ne répondais à
aucun appel, même Timothée ne savait pas me dire ce qu'il se passait ! J'ai pensé
au pire, si tu savais.
Tiens, pour lui elle était « énormément inquiète ». Bizarrement, le fait que je
ne réponde pas non plus à ses appels sonnait plutôt comme un reproche tout à
l'heure. Passons...
— Tout va bien Yaya. Il ne fallait pas vous inquiéter comme ça. J'étais parti
quelques jours pour affaires, la rassure-t-il avant de venir l'étreindre rapidement.
Oh le salaud !
M'ignorer et mentir passe encore, mais appeler ma mère par ce surnom qu'elle
affectionne tant puisqu'il lui vient de sa petite-fille, puis la prendre dans ses bras,
là, devant moi, il dépasse les bornes cette fois. Si la guerre n'était pas encore
officiellement déclarée, après cet affront je peux vous dire qu'elle l'est, et il
semblerait que le camp Maxime cherche à rallier des combattants à sa cause.
Et bien évidemment, ma mère est aux anges. Alors, malgré la discussion que
nous venons tout juste d'avoir, et qui n'est d'ailleurs pas terminée, les bonnes
vieilles habitudes refont surface.
— Je suis rassurée que tu sois de retour mon grand. Tout va pouvoir rentrer
dans l'ordre maintenant.
Et moi qui viens de m'ouvrir à elle comme jamais... Comment appelait-on les
traîtres en 39 déjà ? Les collabos je crois ?
Mais c'est de ma faute. Comment ai-je pu imaginer ne serait-ce qu'une
seconde qu'elle pouvait essayer de changer ou même de me comprendre ? Je ne
sais pas. Et j'ai beau me répéter que cette discussion n'a pas été inutile et qu'il
nous faudra du temps, c'est plus fort que moi, elle m'insupporte. Si bien que je
préfère me lever et attendre dans le salon que ces deux-là finissent de souder leur
alliance. Je sais, c'est lâche de fuir devant l'ennemi mais parfois il n'y a pas
d'autre solution que le repli.
— Où vas-tu ma chérie ? me demande-t-elle.
Réfléchir à mon prochain acte de résistance maman.
— Dans le salon, je réponds sans même me retourner. À plus tard maman.
— Ne pars pas Éloïse, c'est moi qui m'en vais. Après ce week-end, vous avez
certainement besoin de vous retrouver...
Aaaarrrggghhhh ! Qui peut m'expliquer comment la femme qui vous a mise au
monde et qui représentait tout pour vous pendant des années peut devenir
agaçante au point de vous donner des envies de meurtre ?
— Nous reprendrons cette discussion plus tard, m'interroge-t-elle du regard.
Bien, bien plus tard alors.
Je ne lui réponds pas et j'attends les bras croisés qu'elle vienne m'embrasser
pour prendre congé.
Au moins j'aurai essayé...
En parfait gentleman qu'est mon mari, celui-ci va la raccompagner jusqu’à la
porte d'entrée et j'en profite pour verser l'eau devenue tiède dans ma tasse qui
attend toujours avec son sachet de thé. Puis, ma tasse entre les mains, je me
dirige vers le salon pour attendre Maxime. Je suis tendue et je choisis de rester
debout, devant la baie vitrée pour contempler la nature qui se prépare en douceur
à entrer dans la dure période hivernale. Car je ne suis pas dupe. La chaleur
réconfortante du soleil de ce matin n'est qu'un leurre : les arbres teintés de
marron et d'orange voient bien leurs feuilles mortes s'envoler, tout comme
Maxime et moi voyons nos derniers espoirs s'évaporer ; les fleurs sont depuis
plusieurs semaines déjà fanées, à l'image de notre mariage, depuis longtemps
terminé, et certains animaux ont commencé à hiberner, comme j'aimerais le faire
maintenant, pour me réveiller moi aussi au printemps, quand ma vie aura repris.
J'expire. Quel étrange sentiment de se savoir à la fois sereine et angoissée,
heureuse et malheureuse, amoureuse et mélancolique.
— Dis donc, je pars pendant trois jours et tu retrouves ton amour de toujours,
tu te réconcilies avec ta mère... À croire que j'aurais dû sortir de ta vie bien plus
tôt !
Je me retourne et regarde Maxime venir vers moi, la mâchoire serrée, le
regard mauvais. Ma gorge se noue. Ce n'est pas comme ça que je veux que notre
histoire se finisse.
— Arrête tes bêtises Maxime. Viens plutôt t'asseoir là, dis-je en désignant d'un
mouvement de tête le canapé, que nous puissions parler un peu.
Mais il ne vient pas, préférant s'arrêter derrière le fameux canapé et poser avec
fermeté ses deux mains sur le dossier.
— Tant que tu auras son tee-shirt sur le dos, je serai incapable de t'adresser la
moindre parole Éloïse. Hormis pour t'insulter.
Il se tait quelques instants et je ne réponds rien non plus. Partie dans mon
différend avec maman, j'avais totalement oublié quelle était ma tenue.
— J'arrive déjà à peine à te regarder sans gerber.
Ça c'est dur !
Pourtant j'encaisse sans répliquer et je le laisse débuter des allers-retours
nerveux derrière le canapé, attendant qu'il réussisse à me balancer ce qui le ronge
encore.
Je prends une gorgée de thé qui me fait grimacer et je suis incapable de dire si
ma difficulté à avaler provient davantage de mon aversion pour ce thé froid qui
n'a pas pu infuser ou de cet énorme nœud dans ma gorge qui s'est formé.
— Franchement, savoir ce que vous avez fait cette nuit... ici... dans ma
maison... mon lit... Tout ça me rend malade...
Et en effet, son visage me renvoie une grimace de dégoût bien prononcée.
— ... Alors, voir ce tee-shirt sur toi, sur ta poitrine nue, c'est juste
insupportable.
Sa voix est cassée et sa pomme d'Adam qui monte et descend durement
semble retenir avec douleur les émotions qui voudraient s'échapper. Ce que
j'avais pris pour de l'hostilité quelques minutes plus tôt, n'est en fait que
l'expression maladroite de sa colère et de sa douleur mêlées.
Je tais bien évidement le fait que Grégoire ne m'a pas fait l'amour dans son lit
mais un peu partout dans ce salon, notamment sur ce canapé qui lui sert de
nouveau d'appui, et j'enlève le tee-shirt pour le remplacer par mon pull long qui
traîne encore sur le parquet.
— Tu peux alors comprendre ce que j'ai ressenti quand j'ai vu cette photo hier
soir ? je l'interroge une fois rhabillée, lui avouant à mon tour ce qui me blesse
tout autant.
— Non je ne le comprends pas Éloïse ! Pour la simple et bonne raison que je
ne sais pas ce que tu as pu y voir d'autre que deux amis qui prennent une photo.
— Oh, c'est bon ! Arrête de jouer au mec bien sous tous rapports une
seconde ! Je ne suis ni stupide, ni naïve. Je vois bien depuis le début que cette
fille te tourne autour.
Il lâche un rire moqueur et je voudrais pouvoir lui renvoyer que je suis
contente que cela l'amuse car c'est loin d'être mon cas, mais je préfère continuer,
maintenant que je suis lancée.
— Et quand toi tu décris deux amis qui ont juste pris une photo, moi j'y vois
une femme qui accompagne mon mari, celui-là même qui m'a quittée deux jours
plus tôt, sans un mot, sans un message, une discussion, rien. Juste comme ça, en
prenant ses affaires et en sortant de ma vie comme si nous ne venions pas de
partager treize ans de la nôtre.
Il ouvre les lèvres pour prendre la parole mais je ne le laisse pas faire. J'ai trop
besoin de tout lui débiter avant de flancher.
— J'y vois un mari qui ne répond pas à mes messages ni à mes appels mais
qui préfère immortaliser ces moments heureux avec cette femme. Un mari qui a
traversé quasiment toute la France pour passer du bon temps avec une autre alors
que sa propre femme attend depuis des mois qu'il lui accorde une journée, une
soirée, et même moins que ça, juste un regard, un vrai regard, qu'il puisse la voir
réellement quand il pose ses yeux sur elle. En fait, j'y ai vu un mari que je ne
connaissais pas Maxime. Un mari qui a abandonné trop vite, sans même se battre
pour moi, pour nous, pour notre couple.
— Sans même se battre pour toi ? Sans même se battre pour toi ? répète-t-il
tout en s'approchant de moi. Mais ça fait treize ans que je me bats pour toi
Éloïse ! Treize ans que je me bats tous les jours contre ce mec qui a tout pris de
toi : ton cœur, ta raison, ta fierté, ton droit au bonheur. Treize ans que je vis dans
ce triangle amoureux étouffant, craignant chaque matin qu'un putain de fantôme
fasse son retour et me reprenne tout ce que j'ai eu tant de mal à bâtir. Treize ans
que je sais que je ne serai jamais le premier, aussi bien dans ton cœur que dans
ton esprit, mais que je me console en espérant au moins être le dernier ; celui qui
était là, à tes côtés et qui aura tout fait pour t'offrir la vie heureuse que tu
méritais. Mais je n'aurai même pas ça tu vois. Alors, je t'interdis de me dire
aujourd'hui que je ne me suis pas battu pour toi, pour nous ou pour notre couple.
Je me suis battu pour toi comme personne d'autre ne le ferait Éloïse et comme je
sais que lui ne le fera jamais.
Il termine sur ces mots en inspirant longuement, comme s'il respirait pour la
première fois depuis des années. Puis, il me regarde avec douleur avant d'aller
s'asseoir sur le canapé.
Accablée, j'enregistre son aveu difficilement et je fuis son regard tournant le
mien vers la baie vitrée. Le silence qui suit sa confession est lourd et pesant. Je
cherche les mots qui pourraient répondre à ça mais je ne les trouve pas. Peut-être
tout simplement parce qu'il n'y en a pas. Il s'est éloigné de moi et j'ai laissé cette
excuse me donner raison. Je ne me suis pas davantage que lui battue pour ce
couple que je prétends défendre.
Je cherche encore quand je l'entends souffler puis se relever et recommencer à
faire les cents pas derrière moi.
— Tu veux que je t'explique ce qu'a vraiment été mon week-end ? Je vais te le
dire parce que je pense que c'est important que tu le saches. J'ai roulé toute la
journée de dimanche, luttant à chaque minute pour ne pas faire demi-tour en me
convainquant que j'avais pris la bonne décision. Celle de partir pour que tu
puisses réfléchir. J'ai passé mon lundi et mon mardi à rencontrer des clients
importants que Constance voulait me présenter pour m'aider dans le lancement
de mon cabinet. Mais durant chaque entretien, chaque visite, je devais me
répéter sans cesse que j'avais bien fait pour ne pas tout envoyer promener et
rentrer sur un coup de tête...
Je vois plus que je ne sens les larmes couler sur mes joues. J'aimerais qu'il
arrête mais je n'ai pas le droit de le lui demander.
— ... Je devais revenir jeudi et faire connaissance avec un autre client
aujourd'hui mais je n'ai pas tenu. Ton message d'hier soir a suffi à me faire
craquer. J'ai été dur avec toi au téléphone, je le sais mais je sentais bien que tu
étais avec lui... Et j'avais raison... Je m'en voulais tellement d'être aussi faible et
je t'en voulais, à toi aussi, de me rendre aussi faible. J'ai raccroché, j'ai aussitôt
regretté mes mots et je suis allé voir Constance pour lui dire que je devais rentrer
le plus vite possible. J'ai dormi deux ou trois heures, si l'on peut appeler ça
comme ça, et j'ai fait les neuf cents bornes d'affilée pour finalement te trouver ce
matin, avec son tee-shirt sur le dos.
— C'est bon Maxime..., je le supplie d’arrêter de ma voix tremblante. Mais il
n'en a que faire.
— Alors si tu ne l’as pas encore compris après tout ça, je vais plus clairement
te l'expliquer. Oui, Constance me fait bien du rentre-dedans depuis le début et je
peux même te dire qu'elle me plaît et que je ne suis qu'un idiot de ne pas en avoir
profité. Mais pour rien au monde je ne t'aurais trompée Éloïse. Jamais. J'en suis
incapable pour la simple et bonne raison que je t'aime. Je t'aime, répète-t-il en
haussant les épaules comme s'il ne le comprenait plus vraiment lui-même. Je t'ai
aimée depuis ce premier soir quand tu restais dans ton coin alors que tous les
autres dansaient, buvaient, chantaient autour de toi. Toutes ces années, j'ai aimé
ton corps frêle et fatigué même si tu t'es entêtée à vouloir me le cacher. J'ai aimé
ton visage si fermé parfois qu'il décourageait n'importe qui d'oser t'approcher. Et
j'ai aimé ces yeux tristes, quelque part semblables à ceux que tu portes sur moi
aujourd'hui, je les ai aimés car ils m'ont tout de suite donné envie de te sauver.
Il arrête enfin ses allers-retours incessants et vient se placer face à moi.
— Je t'ai aimée et je sais que je t'aimerai toujours Éloïse. Même quand je sais
que tu as commis l'irréparable cette nuit... Parce que, vois-tu, même quand je te
hais, je t'aime encore.
Mon cœur se fend.
Totalement.
Bruyamment.
Je pose ma tasse sur la table basse et je vais me jeter dans ses bras, au risque
de devoir affronter son refus. Je m'en contrefiche à cet instant. Je ne lui laisse pas
le temps de réagir et je le serre fort contre moi. Et je pleure, je pleure, je pleure.
Je pleure avec lui parce que je suis tellement désolée.
Je pleure dans ses bras toute ma peine et ma culpabilité.
Je pleure contre son cœur mes remords et ma médiocrité.
Je pleure, encore, de gros sanglots, profonds, emplis de regrets, notamment
celui de ne pas avoir réussi à faire de cet homme merveilleux « mon premier »,
ni même « mon dernier ». Peut-être que tout ceci aurait été différent... Mais peut-
être pas. Je ne sais plus et je continue de pleurer au creux de ses bras aimants et
réconfortants, espérant au plus profond de mon être que je ne me plante pas. Que
celui que j'ai choisi pour être « mon premier » deviendra bien celui que Maxime
appelle « mon dernier ».
Je pleure et je lui dis aussi.
— Je suis désolée. Tellement désolée. Tellement, tellement, tellement
désolée.
Maxime me laisse me déverser ainsi jusqu'à ce que plus aucune larme ne
sorte, et même de longues minutes après.
Puis, vient le moment où il faut mettre fin à notre dernière étreinte. Il le sait
bien, il n'aurait déjà jamais dû la permettre. Alors, il recule son nez de mes
cheveux, repousse mes bras avec les siens et prend une grande inspiration.
— Mais tu vois, le problème c'est que malgré toute ma volonté, je ne pourrai
pas te sauver Éloïse. Je ne le pourrai pas car tu ne le veux pas. Et tu ne le veux
pas parce que tu l'aimes lui comme je t'aime toi, désespérément.
Je voudrais parler, lui dire que je l'ai aussi aimé mais j'ai peur que cela ne soit
bien trop maladroit. Alors je le laisse continuer.
— Tu as besoin d'aller jusqu'au bout de cette histoire alors vas-y. Va retrouver
l'homme de ta vie. Je vais m'en aller Éloïse. Par amour pour toi je vais te quitter.
De toute façon, je t'ai déjà perdue. Je ne suis même pas vraiment sûr de t'avoir
eue un jour, mais je sais que je t'ai définitivement perdue depuis le jour où il a
remis les pieds en Normandie.
Les yeux humides, Maxime m'embrasse d'un long et chaste baiser sur les
lèvres que je n'essaye même pas de repousser. Puis il me regarde une dernière
fois, ferme quelques instants ses yeux et s'en va.
Voilà comment mon mari est sorti de ma vie : avec amour, respect et douceur.
Exactement comme il y était rentré. Et rien que pour ça, il occupera à jamais une
place bien à part dans mon cœur.
Je ne bouge pas, malgré la porte d'entrée qui claque quelques minutes plus
tard. Je reste figée là, comme ça, malgré la voiture que j'entends démarrer puis
s'en aller. Je reste sur place, vidée, épuisée. Pourtant, je n'ai pour ainsi dire pas
parlé mais c'était inutile, Maxime a trouvé à lui seul les mots pour nous deux.
Je me sens toujours confuse dans mes sentiments mais d'une façon différente.
Je suis triste de faire souffrir cet homme, de ne pas avoir su l'aimer comme il le
méritait tant mais je suis aussi heureuse d'avoir partagé sa vie et de savoir qu'il
peut maintenant trouver quelqu'un qui saura le rendre heureux, vraiment
heureux.
Je réfléchis de longues minutes encore à cette séparation, le regard perdu au
loin à travers la baie vitrée. Seule l'idée que mon téléphone m'ait apporté des
nouvelles de l'homme pour lequel je viens de laisser Maxime me quitter, réussit
à faire décoller mes pieds du parquet.
Je me rends ainsi jusqu'à la cuisine, pour rien, je n'ai reçu aucun message.
L'horloge qui m'informe qu'il n'est que onze heures me rassure.
Je lui ai laissé la journée.
Je retourne dans le salon, ramasser ma tasse qui traîne sur la table basse ainsi
que le tee-shirt de Grégoire que j'ai abandonné un peu plus tôt au pied du canapé.
Mais au moment de l'attraper, je fais tomber mon portable qui glisse jusqu'au-
dessous du divan.
Après deux ou trois jurons me qualifiant de la plus grosse bécasse maladroite
qui existe au monde, je m'allonge sur le sol pour le récupérer. Mais c'est un
morceau de papier qui attire mon attention en premier. Je le tire vers moi et me
redresse pour le détailler. Il s'agit d'une carte de visite, celle d'un agent
immobilier qui...
— Oh non ! Dites-moi que non !
Mon cœur se brise une nouvelle fois.
Je relis ce nom une deuxième, une troisième puis une quatrième fois, avant
d'attraper mon téléphone pour l'appeler.

38

« Rose, ô pure contradiction, joie de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières. »
Rainer Maria Rilke

Grégoire

Je me dirige vers l'autoroute, le cœur lourd.
J'ai tellement envie de croire que j'ai rêvé ce que j'ai vu, que j'ai déjà failli
faire demi-tour à deux reprises, juste pour donner raison à cette petite partie, là-
haut, qui me répète sans cesse que je me suis trompé, que j'ai tout imaginé.
J'en suis à mon troisième tour de rond-point, hésitant encore entre suivre les
ordres de cette voix, insensible et insupportable, qui depuis mon GPS, m'intime
de tourner au panneau bleu fléchant la direction de la capitale, ou ceux de mon
esprit, manquant clairement de bon sens, qui me crient de revenir au point de
départ de mon itinéraire.
Si seulement Constance ne m'avait pas mis ce fichu doute en tête.
Je secoue la tête et mets mon clignotant à droite.
Casteljau, me revoilà ;
Marius et Jérôme ont trop besoin de moi.
Conscient que les heures à venir s'annoncent compliquées, j'insère dans le
poste de la voiture le cd des plus célèbres rockeurs irlandais, et pousse le volume
à son maximum pour m'empêcher d'entendre tout le reste, notamment et surtout
mes propres pensées.

39

« Une rose ne saurait naître d’un oignon. »
Théognis de Mégare

Éloïse.

.... Troisième tonalité, quatrième tonalité.
« Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Grégoire Legrand, entreprise
LG Menuiserie. Je ne suis pas... »
— disponible pour le moment, je complète en mettant fin à mon appel sans
écouter l'intégralité de la messagerie.
Je m'attendais à cette voix féminine, étrangère et détachée, mais
paradoxalement devenue familière avec les années ; et honnêtement, je l'aurais
préférée. Me voilà maintenant, les yeux fermés, entendant de nouveau cette
même voix, basse et sensuelle, me susurrer les mots que j'ai toujours voulu
entendre, comme si le propriétaire était encore à mes côtés. Sauf que le souvenir
de son souffle chaud qui parvenait il y a quelques heures encore à mes oreilles, a
plutôt pour effet de me glacer le sang maintenant.
Le téléphone encore dans les mains, je me pince les lèvres pour empêcher le
dégoût que je ressens subitement envers Grégoire se manifester de façon
violente. À moins que ça ne soit mon propre déshonneur qui défie tout à coup
mon estomac, car je pourrais jurer que je vais gerber.
Comment ai-je pu être aussi stupide que ça ? Je n'ai rien vu venir. Rien.
Grégoire Legrand m'a dit qu'il était amoureux de moi et, telle l'esclave de mes
sentiments que je suis depuis toujours, j'ai obéi et joué une nouvelle fois le rôle
du parfait pantin, manipulé à souhait par son marionnettiste préféré.
Je lâche un rire nerveux.
C'est drôle comme le schéma se répète encore et toujours.
Ce qui est moins drôle en revanche, c'est que ma conscience prenne
subitement la voix de ma mère pour me narguer de la sorte.
Remuant la tête face à ma pitoyable naïveté, je m'arrête plus longuement sur
cette carte de visite que je viens de trouver.

Damien Moret
Agent immobilier
HABITAT IMMOBILIER

Damien Moret
Agent immobilier
HABITAT IMMOBILIER







J'imagine déjà Émilie me répéter ce que j'ai entendu à tout bout de champ
pendant des années : « Moret, le spermatozoïde avarié ». C'était quasiment
devenu un proverbe pour elle, une vérité. Si bien, qu'au fur et à mesure des mois,
chaque crétin croisant son chemin se voyait rebaptisé « encore un Moret ». Et
elle en a connu des « Moret »...
Et voilà, je lis un foutu nom sur un bout de carton et je replonge aussitôt dans
mon passé.
Mais si tout cela n'était qu'un mauvais concours de circonstances ? Après tout,
cette carte ne constitue en rien la preuve d'une nouvelle trahison ? Grégoire m'a
juré être en dehors de celle que j'ai connue au bahut, insistant même sur son
écœurement profond par rapport à tout ça. Et je le crois, sincèrement. J'ai
toujours su qu'il était innocent dans cette histoire.
Alors quel serait le but de me faire ça ? Maintenant ? Ça n'a aucun sens.
Je desserre mes lèvres et commence à les mordiller nerveusement. Je refuse de
céder à l'affolement, je dois me raisonner. Si je veux construire quelque chose
avec cet homme, et Dieu sait comme je le veux, je dois lui accorder un minimum
de confiance, ou tout du moins lui laisser le bénéfice du doute.
Cette carte veut dire quelque chose, c'est certain, mais probablement pas ce
quelque chose-là.
Prise d'un nouvel élan d'espoir, je retente ma chance au téléphone.
Même voix, même échec, mêmes doutes.
Résignée à attendre d'avoir de sa propre bouche les explications qui
s'imposent, j'embarque avec moi le portable et me dirige jusqu'à la salle de bain
pour me laver. J'ai besoin d'une bonne douche pour évacuer plus que ma saleté,
un peu de mon anxiété.
J'aimerais tellement profiter de ma dernière journée de congé auto-imposé
pour enfiler de nouveau son tee-shirt et me délecter de son odeur à volonté,
traître ou pas, mais Émilie reprend son service dans quelques heures et je dois lui
raconter tout ce qu'il vient de m'arriver. J'ai peut-être décidé ne pas paniquer,
mais j'ai tout de même besoin d'être rassurée. Et j'ai besoin de mon amie pour y
arriver.

40

« Le parfum subsiste toujours
au creux de la main qui offre la rose. »
Walt Whitman

Grégoire

Quatre minutes et trente-huit secondes, soit la durée de l'hymne à la paix
« Sunday, bloody Sunday ». Voilà ce que j'aurai réussi à tenir sans penser à elle.
Déplorable....
Car dès les premières notes du morceau suivant « New's Year Day », qui est
LA chanson que j'aime chanter à tue-tête sous la douche, ma déesse aux traits
fins envahit de nouveau mon esprit. Je m'imagine la partager avec elle, cette
douche. Je pense d'ailleurs que si nous n'avions pas été coupés dans notre élan,
nous l'aurions prise ensemble, ce matin.
... I want to be with you...
Oui, j'aurais pu être avec elle, et la savonner délicatement sous l'eau
bouillante. À côté d'elle, à caresser sa peau laiteuse mais néanmoins brûlante.
Dans elle, pour savourer cette chaleur montante.
... I will be with you again...
Merci Bono, mais pour l'instant c'est ce crétin qui est « avec elle », « encore ».
Et dire qu'il est peut-être en train de se la faire, cette douche sensuelle.
Ok, c'est bon, je ne tiens plus.
Je m'arrête en warning sur la bande d'arrêt d'urgence, car c'en est une, une
vraie. Je baisse le son à un niveau raisonnable et je chope mon smartphone.
— Et merde ! je râle en constatant qu'elle m'a téléphoné il y a exactement trois
minutes.
Ni une, ni deux, je tente de la rappeler mais elle ne décroche pas.
Conscient de la dangerosité de rester stoppé à cet endroit, je laisse sur son
répondeur un message trop concis à mon goût, lui expliquant qu'une urgence m'a
contraint à refaire le voyage jusqu'en Ardèche mais que je la rappelle dès que
j'en ai la possibilité. Et histoire qu'elle ne doute pas trop de moi, et qu'elle
culpabilise aussi un peu en sortant de son hypothétique douche fiévreuse - on ne
sait jamais - je conclus mon monologue en lui disant que je l'embrasse et que je
pense fort à elle.
C'est idiot mais j'avais besoin de faire ça ; lui laisser un message pour lui dire
que je m'en vais tout en restant là.
Je me sens mieux désormais et surtout, enfin prêt à assumer d'autres
responsabilités.

41

« La rose est belle, et le temps la flétrit. »
Théocrite

Éloïse

Après avoir vidé, comme trop souvent, l'intégralité du ballon d'eau chaude, je
sors de la douche et affronte le nuage de buée qui a envahi la salle de bain. Je
suis à peine plus détendue, et mon faible apaisement n'est que de courte durée
puisque j'entends des « hou hou » provenant de l'entrée de la maison.
Ma mère ! Encore !
— Fait chier ! je peste tout seule devant mon miroir dégoulinant de vapeur
d'eau chaude.
Quelle idiote je suis d'avoir oublié de fermer la porte à clé, une nouvelle fois !
Sans doute vient-elle vérifier que les choses rentrent bien dans l'ordre
maintenant que Maxime est miraculeusement revenu. Elle ne va pas être déçue
ma petite maman !
— J'arrive, je crie en enroulant à la va-vite une serviette autour de ma taille
puis une autre dans mes cheveux.
J'ouvre la porte de la salle de bain et tombe nez à nez non pas sur ma mère
comme je le pensais, mais sur une Constance très apprêtée.
Super !
— Éloïse, me salue-t-elle comme si elle était surprise de me voir là.
Plutôt étrange, sachant qu’elle vient de pénétrer chez moi.
— Constance ! Je peux t'aider ?
— Je passais voir Maxime et comme la sonnette...
Je la coupe en levant ma paume de main vers elle.
— ... ne marchait pas et que personne ne répondait, tu t'es dit que tu pouvais
entrer.
Logique...
Il faut vraiment, vraiment, que je fasse réparer cette sonnette.
Un silence gênant s'installe entre nous, durant lequel Miss Colgate faux-cul
me considère de la tête aux pieds. Et je n'en mène pas large car au-delà de mon
accoutrement qui, aussi bizarre que cela puisse paraître, ne me donne pas à moi
le même air sexy que la plus latino des Desperates Housewives, mon complexe
d'infériorité chronique refait surface. Mais comment faire autrement devant cette
femme ? Absolument tout chez elle est parfait. Ses boucles brunes à l'aspect
doux et soyeux qui encadrent ce visage asymétrique et tout simplement
magnifique. Ses courbes ni trop fines, ni trop développées, mises en valeur
comme il le faut par des tenues sophistiquées. Et que dire de son look
justement ? Elle pourrait sortir de cette maison et aller de suite monter les
marches à Cannes que personne n'en serait choqué ! Impossible de rivaliser.
— Maxime n'est pas là, je finis par lui dire pour inciter ses yeux dédaigneux à
venir se river aux miens au lieu de me détailler de la sorte.
— C'est dommage. Je retourne en Ardèche et je ne pense pas revenir de sitôt
alors je voulais le saluer avant de partir.
— Comme tu dis, c'est dommage !
J'en suis la première désolée.
— Je lui transmettrai ton au revoir, je réplique dans un sourire joyeux que je
n'ai aucune envie de cacher.
— Ne t'embête pas avec ça, je vais l'appeler, ajoute-t-elle avant de se diriger
vers la sortie de la maison sans même me saluer.
Pourtant, trop vite, elle s'arrête net et fait demi-tour.
— Ah, j'allais oublier ! jubile-t-elle d'avance en revenant se poster face à moi.
Tu sais, avec Maxime, ce n'est pas ce que tu crois. Même si je ne me l'explique
pas, cet homme est vraiment amoureux de toi...
Et je peux lui foutre une gifle quand exactement ?
— ... il n'aurait jamais rien pu se passer entre nous. Alors j'espère que
maintenant que Grégoire et moi rentrons, vous pourrez faire comme nous, et
repartir à zéro.
— Pardon ? je lui demande aussitôt laissant un rire aussi imprévisible que
nerveux m’échapper.
— Il ne t'a rien dit ? Du Grégoire tout craché ça ! m'explique-t-elle en levant
les yeux au ciel. Il vient, il chamboule ta vie et il repart aussi brutalement qu'il
est arrivé. Enfin, je crois savoir que tu le sais déjà tout ça.
Ferme la bouche Éloïse, ferme la bouche.
Et devant mon manque de loquacité qui parle à lui tout seul, ma nouvelle
ennemie vient m'achever.
— Je me doutais un peu qu'il ne t'aurait rien dit. C'est pour ça aussi que je
voulais passer aussi. D'ailleurs, il a laissé ça à l'appart’, me dit-elle en ouvrant de
ses ongles manucurés sa pochette en cuir noir assortie à sa tenue.
Elle en sort mon sous-vêtement, celui-là même que Grégoire a emporté avec
lui tout à l'heure.
— J'image que c'est à toi ? triomphe-t-elle en pendant ma culotte au bout de
ses doigts.
Dans un geste pressé, je tends le bras pour récupérer mon bien et ne peux
retenir ma serviette de toilette qui glisse sur ma peau encore mouillée, faisant
tomber avec elle le peu de dignité qu'il me restait.
Sur cette victoire écrasante, Constance qui ne saurait masquer son sourire
satisfait, quitte enfin ma maison, sans ajouter un mot.
Vaincue par K.O., je ferme ma porte d'entrée et ramasse ce traître de bout de
tissu que j'enserre très fort tout autour de ma poitrine. Bien plus que de me sentir
honteuse, je me sens avant tout salie, pour la deuxième fois de ma vie. Une
salissure qui amène avec elle une intense douleur, semblable à l'effet d'une balle
reçue en plein cœur.
Après le retour brutal du spermatozoïde avarié, j'ai l'impression que son
acolyte de toujours, cette peste qui a pourri ma vie, a elle aussi fait son come-
back dans ma vie.
Amanda, Grégoire, Damien... Le trio est au complet.
Sans oublier le soutien inconditionnel de ma mère bien entendu.
« C'est drôle comme le schéma se répète encore et toujours.»
Émilie. J'ai besoin de mon amie pour qu'elle trouve une nouvelle insulte en
rime que je puisse répéter sans arrêt pour me défouler. Qu'elle déblatère pendant
des heures sur Damien et Amanda - ou Constance, c'est pareil - pour me
déculpabiliser. Mais surtout, j'ai besoin qu'elle m'aide à gérer tout ça car là, toute
seule, je n'y arrive pas.
Je cours pieds nus jusque dans la salle de bain pour reprendre mon téléphone
et la prévenir que j'arrive tout de suite, mais je découvre qu'un message vocal
m'attend, celui de Grégoire. J'hésite un instant avant de l'écouter, j'ai bien trop
peur d'entendre se confirmer ce que je viens seulement de comprendre.
« Éloïse, c'est Grégoire Je ne peux pas te parler longtemps mais je voulais te
prévenir que j'ai dû reprendre la direction de l'Ardèche, une urgence vient de me
tomber dessus. Je ne serai peut-être pas beaucoup joignable aujourd'hui mais je
te rappelle dès que je le peux. Je t'embrasse et je pense bien fort à toi. »
Je ne vais pas appeler Émilie, je risque de ne pas pouvoir parler. Tant pis, je
vais me rendre chez elle sans l'appeler.

42

« On peut peindre une fleur, mais que devient l’odeur ? »
Proverbe italien

Grégoire

Mon portable vibre depuis le siège passager. Concentré sur la route, je
décroche sans même regarder qui cherche à m’appeler, j’attends des nouvelles de
Marius.
— Grégoire ? Excuse-moi de te déranger.
Grossière erreur, c’est Constance qui est à l’autre bout du fil... Pas vraiment
celle que j'attendais. Encore moins après la conversation que nous avons eue tout
à l’heure, où je lui ai explicitement demandé de m’oublier. Le message n’est
semble-t-il pas bien passé.
— Constance ! Qu’est-ce qui peut bien justifier que tu m’appelles, je croyais
que nous nous étions tout dit tout à l’heure. Il y a un souci à l’appart’ ?
— Non, non, pas de soucis. J’ai mis les clés dans la boîte aux lettres comme tu
me l’as demandé.
— Qu’est-ce que je peux faire pour toi dans ce cas ?, je l’interroge sans
chercher à masquer mon agacement.
— Je voulais juste te dire que je rentre à la maison aussi donc je pensais qu'on
pouvait peut-être faire la route ensemble, l'un derrière l'autre ?
Je ne réponds pas, le souffle énervé que je ne peux contenir le fait pour moi.
— J’ai bien compris que tu n’as plus vraiment envie de me voir pour le
moment, poursuit-elle, mais c’est trop bête la façon dont nous nous sommes
quittés tout à l’heure. Alors …
— Alors quoi ? je grogne sans intention aucune de lui cacher mon énervement
grandissant.
— Alors je voulais savoir si tu accepterais de me revoir… un peu plus tard ?
Quand les choses se seront tassées ? Tu sais, plus j’y réfléchis et plus je me dis
que…
— Écoute Constance, je la coupe avant qu’elle n’use plus de salive
inutilement. Je suis au volant et je n’ai pas le temps pour ces conneries. J’ai bien
d’autres choses à régler. Alors continue de réfléchir autant que tu veux, avec ce
que j’ai vu de toi, ça ne peut pas te faire de mal crois-moi, mais je t’en conjure
s’il te plaît, arrête de m’appeler. Arrête, sinon je fais prendre les mesures
nécessaires pour que tu restes éloignée.
Il faut à tout prix que je m'écarte de cette fille. Avec le numéro qu'elle vient de
monter pour rendre Éloïse jalouse et l’exclure de ma vie, et l’insistance dont elle
est capable de faire preuve en ce moment même, je n’ai plus de doute désormais
sur le fait qu’elle a beaucoup de choses à régler. Mais qu’elle aille les résoudre
ailleurs que sur mon chemin ses problèmes. Je ne suis pas psy et je n’ai pas de
place pour ça dans ma vie.
— O.k.., me répond-elle, abattue.
— Bien ! Sur ce, salut !
Et je raccroche, soufflant longuement devant le pétrin dans lequel je me suis
fourré et que je vais me traîner pendant quelques temps encore, je crois
malheureusement. Le seul soulagement que je ressens et que si elle rentre
effectivement en Ardèche, cela veut dire qu’elle va s'éloigner d'Éloïse. Et ça,
c’est une bonne chose. Une excellente chose même. Je sais qu'elle serait capable
de lui faire du mal et question pimbêche, je crois qu'elle a connu sa dose pour le
restant de ses jours.
Je repose mon téléphone sur le siège d’à côté, me promettant de toujours
regarder qui appelle avant de décrocher à partir d’aujourd’hui.
Je regarde le GPS, encore huit cent cinquante bornes à parcourir... Cette route
est longue, mais longue.
J'ai rangé mon best-of de U2, je n'ai pas pu supporter le morceau « With or
without you ». Beaucoup trop de projections. Résultat, je me retrouve à écouter
tous les tubes commerciaux que les stations passent en boucle et que je ne
supporte pas vraiment !
Et dire que je m'apprête à faire cette route des dizaines, voire des centaines
fois.
Je suis en train de réaliser quel tiraillement va devenir ma vie entre mes
engagements auprès de mon père que je ne peux pas abandonner, et la vie que je
veux désormais mener dans la campagne perdue de Normandie. Dès que nous y
verrons un peu clair sur l'accident de Jérôme et sur les conséquences pour lui
comme pour la boîte, je compte avoir une discussion sérieuse avec Marius pour
que nous trouvions ensemble une solution. Jamais je ne pourrai jongler comme
ça entre les deux et il est hors de question que je passe à côté de ce que je peux
enfin vivre avec Éloïse.

43

« L’amour commence dans l’eau de rose
et finit en eau de boudin. »
Frédéric Beigbeder

Éloïse

C'est à peine coiffée, non maquillée et les lunettes de soleil sur le nez que je
débarque à l'improviste chez Émilie trente minutes plus tard.
Il est quasiment midi quand je sonne à sa porte mais personne ne vient
m'ouvrir. Je tente une deuxième fois, toujours aucun bruit. Pourtant je sais qu'elle
est là, je me suis garée juste derrière « son bébé » dans la rue.
J'attrape mon téléphone.
— Émilie ?
C'est une voix tout endormie qui me répond à l'autre bout du fil.
— Ou... Oui, se racle-t-elle la gorge.
— C'est moi. Je suis devant ta porte. Je te réveille ?
— Euh...
Je connais ce « euh ».
— Oh toi, tu n'es pas seule.
— Non, en effet.
J'espère que je n'ai pas interrompu ce que j'imagine, j'espère que je n'ai pas
interrompu ce que j'imagine, j'espère que je n'ai...
— Mais c'est bon, je viens t'ouvrir. Nous allions nous lever de toute façon.
— Ah non, non, non. Je te dérange, tu es occupée. Laisse tomber, je vais
rentrer à la maison et te rappeler plus tard quand tu seras toute seule. Excuse-
moi, j'aurais dû...
— Cool Éloïse, tout va bien m'arrête-t-elle en riant. Tu n'as rien interrompu du
tout. Nous allions vraiment nous lever.
Je ne réponds pas, je suis trop gênée. J'aurais dû appeler avant de débarquer
comme ça. Je peux critiquer ma mère mais je ne fais pas mieux qu'elle.
— Tu as eu des nouvelles de Maxime c'est ça ?
— Oui.
Entre autres.
— Hors de question que tu rentres chez toi alors. Je viens t'ouvrir.
— Mais non, je t'assure que...
Trop tard. Je parle dans le vide, elle a raccroché. Et j'entends quelques
secondes plus tard le bruit du verrou de sa porte d'entrée s'enclencher.
C'est une Émilie toute radieuse qui m'accueille. Et ce sourire-là, heureux et
innocent, est sans doute la chose la plus réconfortante qui existe pour moi en cet
instant.
— Bah rentre, reste pas là.
Je m'exécute, l'embrasse et me déchausse dans son entrée, sans faire de
commentaire quand j'aperçois une paire de boots en nubuck bleu pétrole traîner
juste à côté. Une paire si propre qu'elle donne l'impression d'avoir été récemment
lavée.
Je crois que je vais faire la connaissance de Gaëtan.
Je la suis jusque dans son salon et effectivement, sur le canapé, je découvre un
blondinet tout timide, qui ose à peine me regarder.
— Éloïse, je te présente Gaëtan. Gaëtan, voici Éloïse, ma meilleure amie.
— Salut, me lance-t-il avec un léger mouvement de main.
— Salut, je lui retourne, au moins aussi mal à l'aise que lui.
Je suis sûre que j'ai interrompu ce que j'imagine.
Il se place alors à côté de mon amie pour lui murmurer qu'il préfère s'en aller
et nous laisser « papoter ». Émilie acquiesce et le guide jusqu'à la sortie. Pendant
ce temps, je prends place sur son canapé, essayant d'ignorer le bécotage niais qui
s'échappe de leur séparation forcée. Dire que j'étais comme ça avec Grégoire il
n'y a que quatre heures de ça... J'espère seulement pour elle que son histoire se
terminera mieux que pour moi.
La porte claque et Émilie revient. Elle n'a même pas le temps d'ouvrir la
bouche que je commence aussitôt à sortir les litres de larmes que je retiens avec
douleur depuis tout à l'heure.
S'ensuit plusieurs heures de discussion posée, entrecoupée de reniflements
loin d'être élégants, et d'insultes qui le sont encore moins « l'espèce de chiure de
pigeon »... « quelle face de poulpe celle-là »... « finis à l'urine tous les trois ».
Pas de doute, question injures, Émilie a toujours autant de créativité.
Et un peu après dix-neuf heures, alors qu'elle devrait déjà être partie travailler
depuis longtemps, Émilie décrète qu'il est impossible que je passe la nuit toute
seule, allant jusqu'à prétexter que « de toute façon » elle devait démissionner
pour se consacrer entièrement à son nouveau métier.
J'ai cédé, pas vraiment réjouie par l'idée de me retrouver seule face à mes
déboires dans cette grande maison qui n'a plus rien de réconfortant maintenant.

44

« Ah, quand refleuriront les roses de septembre ! »
Paul Verlaine

Grégoire

Je me gare sur le parking de l'hôpital, il n'est pas encore vingt heures. J'ai
roulé comme un taré toute la journée pour arriver avant la fin des visites
autorisées.
Éloïse ne m'a pas rappelé et ça commence à m'inquiéter. J'ai déjà le sentiment
qu'elle m'échappe et elle me manque. Preuve flagrante, j'ai craqué à la station-
service de l'autoroute en achetant un sapin magique juste parce que j'y ai lu
dessus le mot « vanille ». Une vraie drogue. Résultat, je ne suis pas rassasié et
ma bagnole pue le désodorisant à chiottes maintenant !
Avant d'entrer dans l'hôpital, je m'accorde quelques instants pour essayer de la
rappeler mais ça aussi c'est une mauvaise idée, car après deux sonneries, je
tombe sur son répondeur. Chercherait-elle à m'esquiver ? Je préfère ne pas trop
réfléchir à cette question pour le moment, Marius m'attend. Je sais qu'il fait les
cent pas depuis des heures dans les couloirs aseptisés de l'hôpital.
Je sors de ma voiture et prends une profonde inspiration avant de pénétrer
dans ce lieu austère que je déteste, il me rappelle bien trop de mauvais souvenirs.
Mais je passe outre, il le faut, et je me concentre sur Marius dont je devine à sa
mine renfrognée que les nouvelles ne sont pas bonnes.
Et effectivement, sur le chemin qui nous mène à la chambre de Jérôme,
j'apprends que la greffe n'a pu être réalisée, les membres récupérés étaient bien
trop abîmés.
Je ne m'attarde pas dans sa chambre. Le pauvre Jérôme est dans un état
second, complètement groggy par la douleur, les médicaments et les derniers
effets de l'anesthésie. Et puis, j'ai grande peine à affronter les visages inquiets de
sa femme et de ses deux garçons réunis autour de lui. Même si l'enquête qui va
être menée conclut à une erreur humaine ou à une défaillance de la machine, cela
ne diminue en rien ma part de responsabilité dans cette affaire.
— Nous repasserons te voir plus tard, je l'informe avant de quitter
l'atmosphère étouffante de la chambre et de l'hôpital.
La fatigue de la route me tombe sur les épaules. Je quitte assez vite Marius, lui
promettant de lui accorder plus de temps dès le lendemain, quand mon cerveau
sera moins obnubilé par Éloïse, ou plus exactement par l'absence de réponse
d'Éloïse.
C'est donc sur les coups de vingt-deux heures que je regagne enfin mon
ancienne maison. Le frigo est vide bien évidement, mais manger n’est pas ma
préoccupation première de toute façon. Je vais m'affaler sur le canapé, allumant
au passage la télé pour me vider l’esprit devant un programme sans grand
intérêt.
J’ai à peine commencé à zapper que je sens mon téléphone vibrer depuis la
poche avant de mon jean. C'est un message d'Éloïse, mon cœur s'emballe.
Pourtant il se brise tout aussitôt quand je lis ces quelques mots.

45

« Le temps aux plus belles choses
Se plait à faire affront,
Et saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front. »
Pierre Corneille

Éloïse

Voir son nom s'afficher sur l'écran de mon téléphone et ne pas pouvoir lui
répondre me renverse le cœur, réellement. Mais je ne peux pas. Pas quand je sais
que cette relation n'est pas bonne pour moi.
J'aurais tout donné il y a quinze ans pour que Grégoire revienne dans ma vie.
Je lui ai tout donné d'ailleurs : mon amour, mes pensées, ma virginité, ma fierté
et ma santé aussi. En somme, ma vie. Et j'ai continué pendant ces quinze années,
à garder pour lui une petite partie de moi.
Mais ma discussion avec Émilie m'a permis d'ouvrir les yeux sur la réalité de
la situation. Ou plutôt d'assumer ce que je savais déjà, au fond de moi. Je voulais
tellement voir Grégoire revenir que j'ai agi sans même réfléchir, sans prendre le
recul nécessaire, aveuglée par le désir et la passion qui, depuis trop longtemps,
ne m'avaient plus animée.
Les événements d'aujourd'hui n'ont fait que me rattraper. J'ai besoin de plus
temps, de preuves et de réassurance surtout. Et je ne suis pas sûre que Grégoire
puisse m'apporter tout ça. Alors, espérant qu'il me prouvera le contraire, je lui
envoie un message qui me fend le cœur mais je n'ai d'autre choix. Prendre la
décision de le faire sortir de ma vie, c'est choisir de préserver la mienne. Et je me
le dois.

46

« On trouve mainte épine où l’on cherchait des roses. »
Jean-François Regnard

Éloïse et Grégoire

[Éloïse : « Cette fois-ci je t'en conjure Grégoire, sors de ma vie,
définitivement. » ]

Je relis ces mots plusieurs fois, prenant conscience de ce qu'ils impliquent
vraiment.

Je laisse mon téléphone retomber sur le canapé, penche ma tête en arrière pour
la laisser choir sur le dossier. Je regarde le plafond un instant avant de fermer les
yeux, et je revis cette drôle de journée qui s'est terminée bien différemment de ce
que j'attendais.

47

« La libère consiste à accepter, telle la rose,
à la fois les épines et le parfum. »
Jean Gastaldi

Mercredi 2 novembre 2016

Éloïse

Je m'installe sur le fauteuil à roulettes de mon bureau que je fais mollement
tourner sur lui-même à l'aide de mes pieds lourds.
Encore une longue journée qui se profile, peut-être même la plus longue
depuis... Je n'ose même pas me l'avouer c'est dire si je suis prête à l'accepter.
Je ne dors plus chez moi mais je squatte tous les soirs le clic-clac
inconfortable d'Émilie, son lit étant bien occupé... Je mange un repas sur trois,
bien obligée d'avaler quelque chose devant le regard menaçant de ma collègue.
Et après plus d'une vingtaine de visionnages, je connais maintenant par cœur la
quasi-totalité des répliques des grands classiques de Julia Roberts.
Alors oui, je peux le dire, « sa rose » est fanée, décomposée, désagrégée.
La seule consolation que je peux trouver dans tout ça c'est que ma mère est
sortie de ma vie. Maxime lui a lui-même annoncé la nouvelle et elle a bien du
mal à la digérer. Alors pour le moment, elle m'évite. Mais la vie est ainsi faite et
ce n'est pas la sienne alors, quoi qu'il lui en coûte, elle va devoir s'y faire.
Après deux minutes à tourner ainsi, dans le vide, je réalise que je n'ai plus
vraiment le choix, je vais devoir tourner la page de ce fichu éphéméride et
m'avouer que cela fait aujourd'hui une semaine, jour pour jour, que je lui ai
envoyé ce message. Et donc, une semaine que je n'ai pas de réponse.
Mercredi 2 novembre 2016, m'indique la fine feuille de papier blanc. Au lendemain
de la Toussaint, nous fêtons aujourd'hui les défunts. Si on prend en considération
mon état quasi apathique depuis mercredi dernier, on pourrait presque considérer
que cette célébration est la mienne.
Bonne fête moi !
— Salut Morticia, me taquine d'ailleurs Alexandra dès son arrivée.
Je ne lui réponds pas, mes yeux le font tous seuls.
— Ça va, excuse-moi, se sent-elle aussitôt obligée de rajouter. Mais à voir ton
teint blême et ton air enjoué, je pensais que tu n'avais pas quitté ton personnage
depuis samedi soir.
Samedi soir... Parlons-en de samedi soir tiens.
Les filles - j'ai nommé Alexandra et Émilie - m'ont traînée à une soirée
« grand frisson » organisée en ville à l'occasion d'Halloween. Déguisements
sanglants, citrouilles et bougies, décors de maison hantée, tout était réuni pour
passer une bonne soirée et me changer les idées. Tout, sauf mon célibat...
Qu'Émilie traîne son adorable boy-friend qui lui fait tourner la tête depuis
quelques jours ne m'a pas surprise, mais qu'Alexandra, la frustration incarnée, se
pointe au bras de Thierry, le déprimé fraîchement divorcé et plutôt vite
requinqué, m'a foutu une claque. Une sacrée claque même. Je crois que c'est en
les voyant tous les deux se blottir l'un contre l'autre dans le froid de la file
d'attente que j'ai pris conscience de la pitoyabilité de ma vie.
Ce mot moche à souhait, qui n’existe même pas, a tout de suite résonné en
moi et c'est pourquoi j'ai décidé de le garder et de me le répéter au moins une
fois par jour.
La pitoyabilité de ma vie.
Même ces deux écorchées ont réussi.
La pitoyabilité de ma vie.
Nous avons dansé, rigolé, bu, un peu trop d'ailleurs, mais là n'est pas le
problème. Non, l'ennui c'est que j'avais besoin d'autre chose que de voir des
couples nouvellement formés, se bécoter tous les quarts d'heure à base de « ma
chérie », « mon cœur »... Si bien qu'après des heures à lutter contre les paroles
entêtantes d'Anaïs, c'était tellement beau et insupportable que je suis rentrée chez
Émilie me coucher. Enfin, pleurer dans l'accoudoir tout mou de son horrible
canapé.
La pitoyabilité de ma vie.
Pour le grand frisson d'Halloween, on repassera.
Quand je me suis réveillée le lendemain et que j'ai vu les chaussures de
Gaëtan traîner dans l'entrée, j'ai été effrayée à l'idée de passer une nouvelle
journée à tenir la chandelle. Alors j'ai appelé mon jumeau dès huit heures du
matin et j'ai embarqué ma petite Romane avec moi pour une journée « atelier
citrouille » en ville. Et là, je me suis vraiment amusée. Découpe d'yeux en forme
d'étoile, bouches en dents de scie, nez à l'envers... Je le savais déjà mais j'en ai eu
la confirmation, les enfants sont LE remède anti-déprime ! Ma nièce préférée
m'a d'ailleurs programmé pour le week-end prochain un nouvel atelier consacré
cette fois à la fabrication d'un attrape-cauchemar.
— Tu feras celui pour toi Tata Loïse et moi celui de païn Macime, parce que
tout le temps, il dit il a pas bien dormi.
J'ai souri, tristement, et fièrement en même temps, de voir que ma petite chérie
qui n'est encore qu'une enfant innocente, avait déjà compris bien des choses à la
vie.
— Éloïse, vous pouvez venir dans mon bureau s'il vous plaît ? m'interpelle
Monsieur Robert depuis le sien, interrompant ainsi ma rêverie.
Je m'exécute, sans tarder.
Depuis que la commande du plus gros client de l'année a été « mise en
pause », Monsieur Robert a les traits disons... un peu tirés. Il comptait beaucoup
sur ce chantier pour finir l'exercice annuel dans d'excellentes conditions et
surtout pour réaliser de nouveaux investissements. Alors, revoir ses ambitions à
la baisse est quelque peu douloureux pour lui. Il ne me le reprochera jamais, et à
vrai dire, il n'en a pas besoin, les regards douteux de certains de mes collègues
me suffisent, mais le temps que sa déception passe, il se fait plus distant avec
moi.
Je n'ai d'ailleurs pas le temps de m'asseoir que déjà celui-ci commence :
— Je vais faire vite et être bref Éloïse.
Bon, il va peut-être me le reprocher en fin de compte.
— Le chantier pour le Domaine aux Roses va être relancé...
Oh mon dieu !
Encore heureux que mes fesses étaient sur le point de se poser sur la chaise
sinon je crois bien qu'elles auraient fini par terre.
Monsieur Robert ne se préoccupe nullement de mon trouble qui doit pourtant
se lire sur mon visage et continue à me balancer ses informations qui ne sont pas
loin de me faire suffoquer.
— ... Je viens de recevoir un e-mail du client et j'ai besoin de savoir comment
gérer les choses Éloïse. Votre vie privée ne me regarde pas... sauf quand elle
interfère dans votre vie professionnelle, comme c'est le cas depuis le début dans
ce contrat...
Aïe! Il me le reproche bien.
— ... Je ne peux pas me permettre de passer à côté d'un tel chantier, vous le
savez. La dernière fois que j'ai vu Monsieur Legrand, vous étiez absente, et il
m'a certifié qu'il se rendrait chez nos concurrents si je laissais quelqu'un d'autre
que vous traiter son dossier...
Je n'en savais rien mais je n'en suis pas étonnée. Je suis bien trop fatiguée pour
l’être de toute façon. On peut reprocher bien des choses à Grégoire mais pas
celle de faire les choses à moitié. Et même s'il brille plutôt par son absence ces
derniers jours - ou années - lorsqu'il est là, on le sait. Il est le genre d'hommes
qui sait s'imposer.
— ... Vous êtes revenue de vos congés depuis et le chantier s'est interrompu, à
la demande de Monsieur Legrand en personne, pour une durée indéterminée et
une raison inexpliquée.
Il se tait quelques instants et m'examine d'une telle façon que je sens que je
vais flancher. Je me connais assez pour savoir que je ne pourrai pas rester
stoïque longtemps devant ce regard qui vous dit à la fois « je sais ce qu'il s'est
passé, je comprends, je compatis même » et « mais il faut se reprendre
maintenant, vous n'êtes plus une enfant Éloïse ». Sauf qu'émotionnellement
parlant, je me sens aussi dépourvue qu'une gamine de dix ans et que j'aimerais
vraiment en redevenir une. Je voudrais retourner jouer dans la cour de récréation
pour apprendre à me battre contre les garçons et savoir comment leur mettre une
raclée. Revenir au collège et affronter ma timidité maladive pour montrer à ces
starlettes qui se la pètent qu'elles ne pourront plus jamais m'effrayer. Ainsi sûre
de moi, je ferais ma rentrée au lycée, suffisamment en appui sur mes pieds pour
ne pas m’effondrer dans les marches d’un stupide escalier en croisant sa belle
gueule qui me prévient silencieusement « je t’ai fait perdre l’équilibre et tu n’es
pas prête de le retrouver », et je n'y concéderai certainement pas non plus... Mais
Monsieur Robert a raison, j'ai trente ans et je suis sur mon lieu de travail alors
ma vie privée doit rester en dehors de tout ça et mon état cafardeux ne plus me
résumer comme il le fait.
— Je ne suis pas né de la dernière pluie Éloïse, je vois bien depuis le début
que les liens que vous entretenez avec Monsieur Legrand dépassent le cadre
professionnel. Alors, pardonnez-moi mon style direct ce matin mais j'ai besoin
de savoir si oui ou non, vous pouvez reprendre la charge du dossier de Monsieur
Legrand ?
Non, bien-sûr que non.

48

« L'optimiste regarde la rose et ne voit pas les épines.
Le pessimiste regarde les épines et ne voit pas la rose. »
Proverbe arabe

Vendredi 4 novembre 2016
Éloïse

Je n'ai pas su répondre à Monsieur Robert mercredi et devant mon manque de
positionnement, il m'a laissée jusqu’à la fin de la semaine prochaine pour y
réfléchir. J'en ai donc déduis que le retour de Grégoire n'était pas si imminent
que ça.
Sauf que depuis, je suis sur mes gardes, attendant qu'il franchisse à tout
moment la porte d'entrée de l'agence. Et ma nervosité rend mon accueil auprès
des clients à peu près aussi chaleureux que l'hiver sibérien. Bonjour l'ambiance !
Cette nuit, j'ai mis à profit mon insomnie en me répétant mentalement
plusieurs scénarios pour être prête au moment venu. À peu près tous finissaient
par des insultes bien placées. J'ai même imaginé le frapper à coup de dossiers...
Pourtant, me connaissant, je sais parfaitement que rien de tout ça ne va arriver.
Et en effet, aujourd'hui rien de tout ça n'est arrivé. Pas de retour prodigieux
d'un grand brun ténébreux. Pas de mise au point qui ne serviront à rien. Juste
moi. Toute seule. Moi et mes regrets.
Il n'est pas loin de dix-huit heures quand je me gare dans la rue d'Émilie et que
je rejoins son immeuble à pied pour la dixième journée consécutive.
Maxime a élu domicile chez mon frère depuis notre séparation, je pourrais
donc rentrer à la maison mais faire face à tout ce qui suivra inévitablement cette
rupture m'a jusqu'à hier semblé prématuré.
En me levant, je pensais avoir retrouvé assez de courage pour me faire
violence ce soir, jusqu'à ce que je monte le volume de la radio dans ma voiture
ce matin pour écouter, en pure masochiste que je me plais à être trop souvent, un
reportage sur l'évolution de la maternité. Et bien sûr, j'ai aussitôt retenu les taux
de baisse de la fertilité chez la femme à compter de sa vingt-cinquième année.
J'ai changé de station, trop tard, j'étais déjà en train de réaliser que je prenais
aujourd'hui même, ce vendredi 4 novembre 2016, trente ans et six mois. Alors
j'ai souri malgré moi. C'est drôle comme à une époque, compter les
moiniversaires était d'une importance capitale. À cette période, l'association des
mots « horloge » et « biologique » aurait sans doute poussé mon imagination à
se représenter quelque chose s'apparentant à une énorme pendule en acier
permettant aux insectes de déchiffrer les heures, les minutes et les secondes.
Naïveté enfantine… Depuis, j'ai appris que toutes les femmes étaient «
périssables » et que pour des raisons inconnues et cruellement injustes, certaines
d'entre elles n'étaient même pas pourvues du don de porter la vie.
Alors, un peu rembrunie, je me suis dit ce midi qu'une dernière soirée
squattage de clic-clac inconfortable ne me ferait pas tant de mal que ça.
Je rentre justement dans l'appartement d'Émilie sans sonner ni frapper, j'ai
maintenant mon double de clés. Mais je ne reste pas longtemps, juste le temps
d'attraper un bouquin dans sa bibliothèque et je reviens aussitôt sur mes pas. Il
n'y a pas de chaussettes à l'envers sur la poignée de la porte d'entrée ou autres
codes laissés à l'instar des comédies américaines aux sororités déjantées, mais à
entendre les bruits qui s'échappent de la chambre de mon amie, je devine que
Gaëtan est là, une nouvelle fois.
J'ai beau chercher, je ne me souviens pas que Maxime et moi ayons été si
expressifs dans notre amour et si ardents dans notre découverte l'un de l'autre,
même aux prémices de notre relation. Surtout aux prémices de notre relation je
dirais même, quand l'obscurité de la pièce était la condition sine qua non pour
que j'ôte mes vêtements, le cache-poitrine notamment.
Il fait nuit dehors alors je presse le pas le long de quelques rues avant de
finalement entrer dans le bar qui s'est nouvellement implanté dans le quartier. Je
m'avance jusqu'au comptoir et demande au serveur de me préparer un thé avant
de prendre place sur une des banquettes en cuir grinçant fraîchement déballées.
Le temps que ma boisson chaude arrive, je détaille du regard ce lieu plutôt
apaisant, ni trop simple, ni trop guindé, mais peut-être est-ce le calme encore
relatif à cette heure d'avant soirée qui facilite ce sentiment de sérénité. Toujours
est-il que je pourrais bien décider de venir ici plus souvent pour m'échapper des
tumultes de ma vie.
Je sors le livre que j'ai chopé à la va-vite chez Émilie et je commence ma
lecture. Voilà un moment que je voulais découvrir la plume de Musso, j'ai
maintenant tout le loisir de le faire. Dans mon empressement tout à l'heure, j'ai
choisi involontairement le roman intitulé « Sauve-moi », moi qui n'ai jamais cru
aux signes du destin… Et bien évidemment, je tombe vite sous le charme de la
rencontre passionnée entre Juliette Beaumont et Sam Galloway. Pourtant, avant
même d'avoir atteint la centième page, je referme le roman ; son auteur vient de
me toucher en plein cœur : « Pourquoi croise-t-on des milliers de personnes et
ne s'éprend-on que d'une
seule ? ». Si seulement j'avais la réponse à cette question Monsieur l'écrivain...
Je ne serais pas seule, assise dans un bar à boire une tisane à 19h03, un vendredi
soir, patientant sagement le temps que mon seul réseau social, à savoir ma
meilleure amie, finisse sa partie de jambe en l'air pour pouvoir rentrer dans ce
qui n'est même pas chez moi.
Et comme si le destin ne pouvait pas mieux se jouer de moi, mon portable se
réveille et m'informe que je viens de recevoir un message. Un message envoyé
par cette seule personne parmi des milliers dont je suis éprise.
Mon rythme cardiaque s'accélère. Je l'ai attendu ce message il est vrai, mais au
bout de dix jours je ne l'espérais plus vraiment.
Pourtant, maintenant qu'il est là, à portée de mes doigts, la question de lire ou
non me demande beaucoup de réflexion.
Je réfléchis, pèse le pour et le contre, effleurant doucement les lettres en relief
sur la couverture cartonnée du roman. Grégoire n'a pas pu et ne pourra jamais
me sauver...
Oh, et puis assez ! Il est temps que j'arrête avec ces âneries. Vraiment temps
cette fois.
Je prends mon téléphone et ouvre le message qui ne contient en fin de compte
qu'une seule phrase, même moins que ça, deux mots.

[Grégoire : The reason.]

La raison ? La confusion se mêle à la déception.
La raison à quoi ? À toute cette triste histoire sans doute.
Mais pourquoi alors utiliser l'anglais ?
J'attends de longues minutes, pensant bêtement qu'une suite viendra compléter
ce début d'aveu, je guette même les alentours, imaginant qu'il se terre quelque
part, traquant chacune de mes réactions, mais au bout de trois quart d'heures et
deux nouvelles infusions, je me rends à l'évidence, cette suite ne viendra pas.
Un message indéchiffrable envoyé par homme qui l'est tout autant.
Je me lève, vais régler l'addition et regagne mollement l'appartement
d'Émilie.
Je ne lui parle pas de ce texto, je veux essayer d'en comprendre moi-même le
sens avant. Mais au moment d'aller me coucher, je suis toujours autant perplexe.

À de nombreuses reprises, je tape une réponse, empruntant à mon tour la
langue de Shakespeare : « for what ? » « I don't understand » « you know what
Grégoire : fuck you, fuck you and fuck you too ». Mais comme toujours, je me
dégonfle et je n'envoie rien.
J'ai mis ça dans un coin de ma tête et essayé de penser à autre chose. Sauf que
le lendemain, à la même heure, dix-neuf heures et trois minutes précisément, j'ai
reçu un second message.

[Grégoire : I'm not a perfect person.]

Sans blague !
Le surlendemain, 19h03

[Grégoire : There's many things I wish I didn't do.]

Tiens-donc !
Et ainsi de suite pendant trente-six jours.
Trente-six messages qui, une fois assemblés, donnent les paroles de la
chanson « The Reason » du groupe Hoobastank.
Une chanson, comment ai-je pu passer à côté de cette évidence quand je me
remémore la soirée que nous avons passée ensemble ?

I'm not a perfect person
Je ne suis pas un être parfait
There's many things I wish I didn't do
Il y a de nombreuses choses que je regrette d'avoir fait.
But I continue learning
Mais je continue d'apprendre
I never meant to do those things to you
Je n'ai jamais voulu te faire tout ce mal
And so I have to say before I go
Et il faut que je te dise avant de m'en aller
That I just want you to know
Je veux seulement que tu saches.
I've found a reason for me
Je me suis trouvé une raison
To change who I used to be
De changer celui que j'étais autrefois
A reason to start over new
Une raison de repartir sur de nouvelles bases
And the reason is you
Et la raison, c'est toi
I'm sorry that I hurt you
Je regrette de t'avoir fait mal
It's something I must live with everyday
C'est une chose avec laquelle je dois vivre tous les jours
And all the pain I put you through
Et toute la souffrance que je t'ai infligée
I wish that I could take it all away
J'aimerais pouvoir t'en débarrasser entièrement
And be the one who catches all your tears
Et être celui qui sèche tes larmes
That's why I need you to hear
C'est pourquoi j'ai besoin que tu entendes
I've found a reason for me
Je me suis trouvé une raison
To change who I used to be
De changer celui que j'étais autrefois
A reason to start over new
Une raison de repartir sur de nouvelles bases
And the reason is you
et la raison, c'est toi
And the reason is you
Et la raison, c'est toi
I'm not a perfect person
Je ne suis pas un être parfait
I never meant to do those things to you
Je n'ai jamais voulu te faire tout ce mal
And so I have to say before I go
Et il faut que je te dise avant de m'en aller
That I just want you to know
Je veux seulement que tu saches que
I've found a reason for me
Je me suis trouvé une raison
To change who I used to be
De changer celui que j'étais autrefois
A reason to start over new
Une raison de repartir sur de nouvelles bases
And the reason is you
Et la raison c'est toi
I've found a reason to show
J'ai trouvé une raison de montrer
A side of me you didn't know
Un aspect de moi que tu ignorais
A reason for all that I do
Une raison pour tout ce que j'ai fait
And the reason is you
Et la raison c'est toi

49

« Aimez bien vos amours ; aimez l'amour qui rêve
Une rose à la lèvre et des fleurs dans les yeux ;
C'est lui que vous cherchez quand votre avril se lève,
Lui dont reste un parfum quand vos ans se font vieux. »
Germain Nouveau

Grégoire

Nous voilà donc arrivés au samedi 10 décembre 2016 et la chanson est
terminée. Ce qui veut dire que ce soir, je n'ai plus de texto à lui envoyer.
Je n'ai reçu aucune réponse de sa part, et en même temps je n'en attendais pas.
J’ai su par Constance qui n’a pas été fichue de me foutre la paix comme je le
pressentais, que son idiot de mari avait demandé le divorce. Alors au-delà de ma
joie purement égoïste de savoir qu’Éloïse était bien séparée de cet homme, j’ai
voulu la laisser respirer, ne pas l’étouffer, seulement lui rappeler que j’étais là,
que je n’abandonnais pas. Je sais que tous mes envois ont été lus tout comme je
suis certain qu'elle a vite reconstitué les paroles de cette chanson et leur
signification. Et j'espère qu'elle comprendra que j'en pense chaque mot car toutes
les démarches sont quasiment bouclées et que mon retour en Normandie n'est
plus qu'une question de jours normalement.
Jérôme reprend le travail lundi. C'est tôt, trop tôt à mon avis. J'ai insisté pour
qu'il prenne plus de temps pour lui mais il n'a rien voulu entendre. Il dit que sa
rééducation est quasiment terminée et que le mi-temps thérapeutique lui
permettra de reprendre en douceur.
Dès lundi donc, Marius et moi commençons à le former pour codiriger la
société. En effet, il était pour moi hors de question de me séparer de ce bon
élément mais avec son nouvel handicap, je n'avais aucun poste de reclassement à
lui proposer. La solution a vite été trouvée quand j'ai fini par annoncer à Marius
que je comptais quitter la région assez rapidement... et définitivement.
Vendre l'entreprise familiale était inenvisageable. Cette société est le bien de
mon père, celui qu'il m'a légué de fait, mais je ne saurais être un bon gérant en
restant ici par obligation. J'ai donc lancé les démarches pour changer les statuts
de la menuiserie et laisser entrer Marius dans le capital en tant qu'associé
minoritaire. Ainsi constituée en société à plusieurs associés, Marius et moi avons
pu nommer officiellement Jérôme et lui-même en cogérance. Je sais qu'à eux
deux, ils sauront prendre les bonnes décisions, et puis, je ne reste pas loin, un
coup de fil est vite passé et le trajet peut se faire dans la journée en cas d'extrême
nécessité. Maintenant je le sais...
Je suis certain que p’pa serait satisfait de ce choix. Tout comme moi, il avait
confiance en eux. Ce sont d'excellents professionnels qui ont toujours eu pour lui
un respect profond, c'est suffisant pour savoir que les choses se passeront bien.
D'autant plus que l'enquête ayant aboutie à une défaillance de la scie à ruban à
l'origine de l'accident, son immobilisation est enfin terminée. Les chantiers en
attente ont pu reprendre ou tout simplement démarrer et je peux désormais me
pencher sur le recrutement d'un salarié pour remplacer Teddy, dont le
licenciement est enfin notifié.
Et parti dans les grandes décisions, je m'attelle aussi à l'embauche d'une
secrétaire à temps partiel pour aider Mila dans la mise en œuvre des mesures de
prévention pour la sécurité en atelier, comme il me l'a été demandé dans le
rapport de l'inspection du travail. Cette nouvelle salariée constituera une aide
précieuse pour Mila dans un premier temps avant de la remplacer définitivement
quand le moment sera venu pour elle de céder sa place, même si elle n'est pas
prête de l'admettre.
Du côté de la Normandie les choses avancent aussi. Les appartements de mon
père, toujours en cours de rénovation, ont été mis en vente dans l'état et un
acheteur m'a fait hier une offre raisonnable que j'ai tout de suite acceptée. Cela
ne servait à rien d'attendre, j'ai besoin de cet argent.
Et, pour que les choses aillent plus vite encore, j'ai fait valoir ma position de
châtelain à la recherche d’un nouveau gestionnaire de patrimoine. Je devrais
ainsi pouvoir signer le compromis de vente avant la fin de l'année. Ce qui est une
très bonne nouvelle au vu de mon projet de rachat de la maison de mes parents.
Moret ne cesse de me harceler à ce propos et il est à chaque fois surexcité :
— ... Mon bébé arrive bientôt, et tu sais mieux que moi que les temps sont
durs. Alors je ne devrais pas te le dire mais la commission de cette vente va me
permettre de racheter une nouvelle voiture et d'agrandir la maison....
Bien sûr qu'il ne devrait pas me faire de tels aveux car ce qu'il ne sait pas et
que je ne compte pas lui dire avant que tout soit signé, c'est qu'il ne touchera
aucune commission.
Je crois bien qu'avant même de poser les pieds dans cette maison, ma maison,
j'avais déjà pris ma décision. Alors au lendemain de la visite, j'ai fait les
recherches nécessaires pour trouver les coordonnées des actuels propriétaires. Je
leur ai expliqué clairement la situation : pourquoi je voulais à tout prix acheter
cette maison et comment je pouvais m'engager à la payer immédiatement s'ils
acceptaient en contrepartie de passer par un notaire, et uniquement par un
notaire, pour la vente. Le mot « cash » les a bien entendu convaincus
immédiatement, d'autant plus que je me suis engagé à prévenir moi-même
l'agent immobilier, « un ami de longue date » de ce changement de procédure.
Ce qui n'est que partiellement un mensonge puisque j'ai rappelé Moret dans la
foulée, lui demandant de retirer la maison de ses biens à vendre, en utilisant une
fois de plus l'argument de ma solvabilité financière avantageuse.
— C'est bien parce qu'on se connaît depuis des années, m'a-t-il répondu, fier
de pouvoir me dépanner.
Mais quand j'y repense, je me demande sincèrement comment ce mec a-t-il pu
croire un seul instant qu'après le mal qu'il a fait à Éloïse, je serais assez idiot
pour lui filer un tel paquet de fric ? Et sa « merveilleuse » femme, Amanda, n'est
a priori pas plus intelligente que lui. Quelle belle bande d'abrutis ! Idiot un jour,
idiot toujours paraît-il ! C'est moche pour le gosse mais je n'arrive pas à
culpabiliser un seul instant. Et avant de faire des mouflets, ils n'avaient qu'à
prévoir de quoi les assumer !
Je sais que je risque des poursuites pour avoir monté un tel arrangement mais
en toute honnêteté, je m'en contrefiche. Je n'ai pas peur de tout ça et s'il s'avise
ne serait-ce que de me menacer, je saurai très bien rappeler à cet enfoiré les
motifs qui m'ont poussé à agir de la sorte.
Alors je peux dire que je suis confiant. Enfin, que pour ça je me sens confiant
car il y a bien une chose qui me fiche la trouille, une chose à laquelle je refuse de
penser, c'est que je fasse tout ça pour rien et qu'Éloïse ne veuille définitivement
plus de moi.

50

« Toute rose est proie de l'hiver »
Djalal Al-dîn Rûmi

Samedi 24 décembre 2016
Éloïse

J'ai toujours aimé Noël.
Noël et ses chants, ses lumières, ses odeurs, ses couleurs.
Son doux parfum d'enfance, magique et indescriptible, qui renaît le temps de
quelques semaines, quelques jours, quelques heures.
Noël et son esprit si particulier. Cet espoir, invisible, immuable, qui prend le
pas sur l'individualisme quotidien et laisse place à la chaleur humaine et
familiale, oubliée les onze autres mois de l'année.
J'ai toujours aimé Noël c'est vrai, mais pas cette année. Parce que cette année,
je n'ai rien à célébrer.
D'ailleurs, à quelques heures du réveillon, mes cadeaux ne sont toujours pas
emballés, mon sapin traîne encore dans la poussière du grenier, et quant aux
gâteaux en pain d'épices que j'ai pour habitude de préparer, je ne veux même pas
en entendre parler. Cela fait deux mois que j'ai perdu l'envie de pâtisser. Rien
que le mot « cookies » me donne la nausée. Cookiner...
Mais au-delà de tout ça, si je ne peux pas aimer Noël cette année, c'est parce
que la seule chose qui me préoccupe pour l'heure sont ces feuilles agrafées que je
tiens entre mes mains et que je lis et relis de façon incessante. Ces bouts de
papiers à l'en-tête singulier :

« REQUÊTE EN DIVORCE PAR CONSENTEMENT MUTUEL »

Cela fait une semaine qu'ils sont en ma possession, je dois les remettre à
Maxime ce soir chez mes parents à l'occasion du traditionnel repas du réveillon.
Et bien sûr, Joyeux Noël...
Ma signature est apposée dessus depuis le premier jour et je ne compte pas la
retirer, nous séparer reste je pense la plus sage des décisions, mais le reconnaître
ne la rend pas plus facile à assumer pour autant. Et les mots échec et déshonneur
pèsent lourd sur mes petites épaules.
La maison va être mise en vente dès le début d'année et j'ai bien conscience
que je vais devoir prochainement déménager, pourtant c'est bel et bien ce
document qui me remet à ma place. Et quelle place, celle d'une femme paumée.
Car, au-delà de la perte des biens matériels, mon consentement implique
également de tourner la page sur tout le reste : ces souvenirs et ces regrets qui ne
rentreront jamais dans des cartons... Alors, depuis sept longues journées,
j'éprouve le besoin quotidien de les regarder, ces papiers, espérant à chaque fois
qu'ils m'aideront à avancer.
Ce soir, grande étape, je compte retirer mon alliance. Je voulais attendre un
peu mais les choses vont aller vite maintenant, Maxime en a besoin pour lancer
son cabinet. Enfin, c'est ce que j'en ai déduit quand il m'a remis l'enveloppe
contenant cette « requête » vendredi dernier et que j'ai constaté que l'anneau
gravé de nos deux prénoms avait disparu de sa main gauche. Alors, je suppose
que c'est à mon tour maintenant. Facile diront certains, beaucoup plus facile que
de tromper son mari, mais ces quelques-uns ne sont pas moi. Et pour moi, cette
alliance a toujours représenté bien plus qu'un bijou quelconque. Elle était comme
un organe à part entière, une partie intégrante de moi-même, présente,
rassurante.
La sonnette de la maison retentit - j'ai remis des piles depuis - alors je range
ces papiers dans la pochette en kraft que je ferme, définitivement. Puis j'enfile
mon manteau, prends mon sac et vais rejoindre Émilie.
Mon amie est surexcitée. Aujourd'hui, nous allons faire le tour des agences
immobilières pour lui trouver un local commercial. Elle a réussi haut la main son
entretien professionnel à Paris et pour la première ouverture d'agence de
wedding planner en province du groupe qui l'emploie désormais, elle doit mettre
le paquet. La mission de cette fin de matinée consiste donc à laisser les agents
immobiliers nous prouver que les miracles de Noël existent vraiment et qu'un
local idéalement situé, libre de suite, sans travaux et à bas prix, l'attend les portes
grandes ouvertes.
C'est ainsi que vingt minutes plus tard, nous franchissons le seuil de la
première agence immobilière du quartier. Mais à peine ai-je refermé la porte
derrière moi que j'entends Émilie jurer tout bas :
— Eh merde, fait chier !
Je relève la tête aussitôt et comprends vite pourquoi.
Eh merde, fait chier!
Je vous le donne en plein le mille : Damien Moret, en chair et en os. Plus en
chair qu'en os d'ailleurs. Le spermatozoïde avarié est devenu... comment dire...
un bon bébé grassouillet.
Répugnant.
Mais il est trop tard pour faire marche arrière, celui-ci nous a repérés et se
précipite vers nous.
— Regardez donc qui voilà là ? L'amoureuse désespérée du lycée et son fidèle
chien de défense !
De défense peut-être, mais d'attaque aussi. Et tel un vrai molosse, je vois déjà
les narines de mon amie se gonfler et sa mâchoire se serrer. Cette rencontre
promet d'être riche en insultes de tous genres !
— Comme c'est drôle de vous croiser là ! J'avais Grégoire encore hier au
téléphone, parade-t-il en s'adressant à moi, et il me parlait de toi justement.
Le téléphone... Je suis rassurée d'apprendre que le sien fonctionne toujours car
voilà quatorze jours que je ne reçois plus de messages. Quatorze jours que je me
demande si cette chanson est une promesse de retour ou une simple demande de
pardon. Quatorze nuits que mon cerveau est parasité par cette interrogation :
« dois-je lui répondre ? ».
Manifestement, j'ai choisi la bonne option...
— Sans blague, lui répond Émilie du tac au tac, le ton volontairement haut. Et
qu'est-ce qui est si drôle que ça Moret ? Hein, tu peux me le dire ? Est-ce la
façon dont ton pote s'est encore une fois moqué d'une femme ? C'est ça qui est
hilarant ? Rire sur les pleurs d'une fille amoureuse d'un connard dans ton genre,
c'est vrai que c'est tordant ! Ou peut-être y a-t-il une nouvelle vidéo à faire
tourner sur ses heures de baises interminables ? Une nouvelle tentative de viol
collectif à programmer ?
Mieux encore que les insultes, l'humiliation. Ma meilleure amie porte
vraiment bien son titre : c'est la meilleure !
Plus gêné que jamais, Damien jette un regard discret à sa collègue et aux
clients présents dans l'agence qui se sont bien évidement retournés sur nous. Et
avant qu'elle ne fasse un plus gros scandale encore, il l'attrape par le coude pour
la guider jusqu'à un bureau isolé au fond de l'agence. Mais c'est bien mal
connaître Émilie.
— Je te conseille de retirer tes sales pattes de détraqué de mon bras et de ne
plus jamais t'aviser de recommencer ça.
— Peut-être pouvons-nous discuter de cela dans la pièce d'à côté ? tente alors
de détourner l'attention Moret dont les joues ont viré au rouge cramoisi.
— Certainement pas, rétorque Émilie enragée.
— Mademoiselle Chrétien, pouvez-vous essayer de raisonner votre amie ?
— Mademoiselle Chrétien tiens donc, c'est nouveau ! Elle a droit au respect
d'être appelée par son nom maintenant ! Sauf qu'elle s'appelle Madame Dupin
aujourd'hui, crétin des Alpes. Tu sais Dupin, comme l'épouse de Maxime Dupin
que tu dois probablement connaître comme étant un des chargés en immobilier
les plus influents de la région.
Le « oh » d'étonnement formé par la bouche de sa collègue ne fait que
confirmer l'hypothèse émise par Émilie, le nom que je porte encore pour
quelques semaines est visiblement important dans la branche. Des perles de
sueur dégoulinent maintenant de son front. Quel spectacle dégoûtant.
Alors même si j'apprécie moyennement le fait qu'elle utilise le nom de mon
futur ex-mari comme moyen d'intimidation, je ne peux que constater que le
résultat est efficace car ce nigaud me regarde à deux fois.
Eh oui, connard !
— Je vois que tu as réussi à rassembler les pièces du puzzle, c'est bien !
reprend Émilie. Alors à l'avenir, tâche de lui montrer un peu plus de respect si tu
ne veux pas que ta carrière s'arrête avant qu'elle n'ait commencée, si tant est
qu'elle commence un jour !
— Seraient-ce des menaces, l'interroge-t-il en retour l'air faussement
désinvolte ?
— Juste un avertissement Moret, insiste mon amie en lui faisant fièrement
face de son petit mètre soixante. Tu viens Éloïse, se retourne-t-elle brusquement,
il y a trop de détraqués ici. Allons traiter avec des professionnels qui ont un
véritable sens de l'éthique !
Je la laisse sortir de l'agence et jette un dernier regard au pauvre idiot qui
semble avoir absorbé toute la haine que ma copine a déchargée sur lui. Puis je
rejoins Émilie qui m'attend sur le trottoir et nous longeons la rue sur quelques
mètres en silence avant de partir dans un éclat de rire monstrueux dès que nos
regards se croisent !
Si j'avais su qu'il serait si simple de me venger, j'aurais pointé le bout de mon
nez ici bien plus tôt. Mais quel imbécile ce mec ! Je crois que toute ma vie je me
souviendrai de son visage triomphant devenu déconfit en quelques secondes !
— Merci Émilie. Je n'aurais vraiment pas fait mieux que toi !
— Je sais bien ma belle, c'est pour ça que je suis là me répond-elle d'un clin
d'œil complice. Allez, viens, on a une mission à remplir et ce n'est pas en
insultant tous les agents immobiliers qu'on va la dénicher, la perle rare.
Et en effet, nous n'avons rien déniché du tout comme l'explique Émilie à mes
proches alors que nous sommes attablés dans la salle à manger de mes parents
pour célébrer le réveillon. Fort heureusement pour moi, elle ne mentionne pas
notre rencontre avec Moret. Pourtant, je ne peux m'empêcher d'y repenser, sauf
que maintenant, je n'en rigole plus vraiment. Passés le soulagement et la fierté
d'avoir vu cet idiot être mis K.O., je reste désormais bloquée sur ce petit bout de
phrase loin d'être innocent : « j'avais Grégoire encore hier au téléphone ».
Je ne sais pas vraiment ce que j'attendais à l'issue de cette chanson et de tous
ces messages, mais quelque part, j'avais tout de même espéré que...
Encore et toujours la pitoyabilité de ma vie.
— ... Comment veux-tu trouver le bien exceptionnel, si tu ne fais pas appel à
un agent immobilier exceptionnel, la taquine gentiment mon frère ?
— C'est vrai que j'avais oublié que je connaissais Stéphane Plazza en
personne, réplique aussitôt Émilie amusée...
Les rires et les anecdotes vont bon train, l'humeur est à la plaisanterie mais
j'éprouve le besoin de me décentrer quelques instants et de les observer tous, uns
par uns, mes proches, mes amis, ma famille.
Ma meilleure amie de toujours d'abord : Émilie, ma sœur de cœur, ma
confidente. Je ne l'ai jamais vue aussi heureuse que ces deux derniers mois. Elle
essaye de me cacher ses sourires inconscients, elle s'arrête dès qu'elle se rend
compte qu'elle fredonne et elle lutte du mieux qu'elle peut pour ne pas toucher ni
embrasser devant moi cet homme qui a bouleversé sa vie, celui qui est assis à sa
droite et qui la rend infiniment heureuse. Gaëtan, l'homme aux boots en nubuck
bleu pétrole... Je lui en suis tellement reconnaissante. S'il pouvait juste lui faire
comprendre que de cacher ainsi son bonheur devant moi est sans doute le
meilleur moyen de me rendre plus malheureuse encore…
À côté de Gaëtan, se trouve ma belle-sœur. Discrète et silencieuse comme
toujours. Elle ne posera pas de questions, sa loyauté envers mon frère, lui-même
loyal à Maxime, le lui interdit. Pourtant, je vois dans les sourires gênés qu'elle
m'adresse qu'elle crève d'envie de savoir comment je vais, si j'arrive à surmonter
mon échec. Quand je pourrai, quand je serai prête à parler sans m'effondrer, je
lui dirai que je vais bien, que j'ai compris et surtout que je l'admire de supporter
mon affreux jumeau, son mari, installé à ses côtés. Il est heureux, il raconte à
toute l'assemblée ses exploits de commercial cette année qui lui ont valu une
prime record. Je suis ravie pour lui aussi, il a su prouver ce qu'il valait et
s'épanouir dans son milieu professionnel alors que l'étiquette griffée du mot
échec est restée collée à son front durant les longues années de sa scolarité
chaotique.
Mes parents, qui le suivent à table, sont plus fiers de lui que jamais. Ma mère
en a les yeux qui brillent d'émotion. Quant à mon père... Il ne se doute pas un
instant que je l'ai remarqué mais ses mains qui serrent très fortement sa serviette
de table dorée posée sur ses cuisses, à l'abri des regards, traduisent ce que son
visage impassible ne sait pas dire, et qu'il n'a jamais su exprimer d'ailleurs : son
bonheur de voir son fils mener sa vie merveilleusement bien.
Si nous savions nous détendre et nous apprivoiser l'un et l'autre, je poserais
mes mains sur les siennes et je les serrerais très fort à mon tour. Je suppose que
nous nous regarderions alors, complices de pouvoir se dire que nous partageons
ce même sentiment sans avoir à prononcer un mot. Mais il reste et restera
toujours l'homme profondément blessé par son échec professionnel, qui a pu s'en
relever mais qui n'a plus jamais été capable de me sourire.
Et moi, je resterai toujours cette fille qui a blessé chacun d'eux à ma façon.
Mon père en lui volant ses rêves de réussite. Ma mère en brisant son idéal de vie
sociale et de vie maternelle. Et mon frère, en faisant souffrir son beau-jumeau.
Beau-jumeau qui se trouve justement installé à ma gauche.
C'est Noël ce soir et il était impensable pour tous de réveillonner sans lui. Il a
d'abord décliné l'invitation mais quand je lui ai rappelé que sa place était là, avec
sa filleule et nous tous, sa famille à jamais, il m'a souri avant d'acquiescer à la
proposition de ma mère. Je n'avais plus vu ce genre de sourire sur son visage
depuis des mois et cela m'a fait chaud au cœur. Vraiment. Je l'ai tellement fait
souffrir...
Je suis heureuse qu'il soit à mes côtés ce soir, il me donne la force et le
courage nécessaires pour affronter tout ça. Je l'aime encore bien-sûr, et je
l'aimerai toujours d'une certaine façon, mais je sais aujourd'hui que n'étions tout
simplement pas faits pour être mari et femme. L'odeur de son parfum après la
douche me manque, elle n'envahit plus la maison, tout comme sa tasse de café
qui traîne ou ses bras qui ne sont plus là pour me réconforter face à mes terreurs
nocturnes comme diurnes, et Dieu sait si elles sont nombreuses depuis ces deux
derniers mois. Mais si je l'aimais comme une femme aime son mari, il n'y aurait
justement pas de terreurs nocturnes. Mon être entier ne serait pas hanté par un
autre au point de faire de toutes mes nuits, une insomnie. Et quelle insomnie.
Romane interrompt le fil mes pensées en sautant sur mes genoux.
— Regarde Tata Loise, c'est l'attrape cauchemar de païn. Il a dit tu peux le
prendre, j'en ai plus besoin.
Nos regards se croisent furtivement et son sourire discret me réconforte, il
n'en a plus besoin.
— Tu en as de la chance ma chérie, il est très joli ! je lui réponds avant
d'échanger un tendre regard avec son ancien propriétaire.
Des tintements qui retentissent nous coupent et tous les yeux se tournent en
direction de Timothée qui, claquant sa petite cuillère contre le cristal de son
verre de vin, réclame l'attention de l'assemblée.
— Papa, maman, mon frère, ma sœur, et sa cinglée de copine - pardon mais tu
t'en rendras bientôt compte Gaëtan - commence mon jumeau en déclenchant
l'hilarité de tout le monde, ma femme et moi avons le bonheur de vous annoncer
que Romane, notre princesse adorée, va endosser d'ici quelques mois le rôle de
grande sœur !
— Oh, c'est pas vrai ! Mais c'est merveilleux, parvient à prononcer ma mère
avant de se mettre à pleurer à chaudes larmes.
Mon père se lève immédiatement pour enlacer son fils et sa belle-fille, bientôt
suivi par Émilie et Gaëtan.
Seul Maxime, que je suppose au courant de cette grossesse depuis le début, est
resté assis à mes côtés. Je n'ose pas le regarder, comme personne d'autre
d'ailleurs. N'est-il pas honteux de gâcher le bonheur des autres en affichant son
propre malheur ? Et au moment où je sens que je ne pourrai plus retenir les
larmes bien longtemps, je vois la main de mon ex-mari se glisser dans la mienne.
Cette main qui n'a plus d'alliance.
— Ne t'inquiète, cela t'arrivera aussi, me murmure-t-il à l'oreille. J'en ai
toujours été convaincu et aujourd'hui plus que jamais.
Je la serre très fort cette main réconfortante et je respire profondément. Puis je
le regarde longuement, sans laisser sa main s'échapper de la mienne. Je
comprends à cet instant pourquoi je suis tombée platoniquement amoureuse de
cet homme et pourquoi je ne serai jamais capable de le laisser sortir de ma vie. Il
a cette capacité à me rassurer que personne d'autre n'a. Alors je sais que même
s'il n'est plus mon mari, il restera mon ami. Un ami précieux, un ami pour la vie.
Nous sommes interrompus par Émilie qui me tape doucement sur l'épaule
pour me rappeler qu'il est d'usage de féliciter les futurs parents. Ce que je
m'empresse de faire, bien évidemment.
Et quand mon père sort la bouteille de champagne pour trinquer à cet heureux
événement, je décide qu'il est temps pour moi de laisser l'alcool me libérer de
mes tristes émotions. Alors je laisse de côté mon verre de jus d'orange et je tends
vers mon paternel ma flûte vide. Je répète ce geste une deuxième, une troisième
et même une quatrième fois jusqu'à ce qu'Émilie décide qu'il est temps de me
ramener chez moi.
Ma tête tourne et j'ai quelque peu perdu ma capacité d'élocution, mais je me
sens si légère que j'en fiche au plus haut point.
— Je crois que je suis pompette, lui dis-je d'ailleurs en m'asseyant sur le siège
passager de sa Mini.
— Tu crois ? me retourne-t-elle d'un ton narquois. Allez ça ira mieux demain,
tu verras, sur les coups de dix-sept heures après deux bols d'aspirine.
Je ne lui réponds pas, je ne suis pas si saoule qu'elle le croit.
Et très vite, je ne l'entends plus. Si bien que je sursaute quand je sens sa main
secouer mon épaule. J'ai dû m'endormir car elle me susurre :
— Hé ho, la belle au bois dormant, on se réveille. Ton carrosse est arrivé
jusqu'à ton château.
En effet, je reconnais ma porte d'entrée au loin éclairée par les phares de sa
voiture. Mais je ne peux m'empêcher de lui demander :
— J'ai bu tant que ça ?
— Ah non ! Tu ne vomis pas dans ma voiture, me dispute-t-elle avant de
commencer à s'agiter pour me faire descendre au plus vite.
— Pas dans la voiture non, mais là, lui dis-je en indiquant de mon index la
silhouette d'un homme attendant sur le seuil de ma porte d'entrée. Un homme
que je reconnais malgré le fait que je sois un peu éméchée.
— Oh purée, jure-t-elle avant de sortir à toute vitesse de la voiture et de se
précipiter vers lui.
Le temps que je reprenne entièrement mes esprits et que je sorte de cette
voiture, j'arrive devant ma porte d'entrée pour constater que Grégoire est en train
de se disputer avec ma meilleure amie.
— Joyeux Noël ! je lance tout haut pour freiner leur chamaillerie.
Sauf qu'aucun d'eux ne me répond.
— Tu vois bien qu'elle n'est pas en état, lui jette-t-elle à la figure pour le forcer
à s'en aller.
Et c'est vrai, même si à sa vue, les effets de l'alcool se sont très vite envolés, je
sais que je suis beaucoup trop fragile ce soir, après cette journée, ce réveillon,
cette annonce de grossesse, pour pouvoir le repousser.
Alors, sans faire fi de leur querelle, j'insère mes clés dans la porte d'entrée et
enclenche la poignée.
— Bon, maintenant si vous le voulez bien, je vais aller me laver les dents, me
coucher et nous reprendrons cette discussion demain.
— Attends Éloïse, me crient-ils en même temps.
Mais trop tard, j'ai fermé la porte et mis un tour de clé.
Je défais mon manteau que j'abandonne sur le meuble d'entrée, jette mes clés
dessus, mes talons je ne sais trop où et je file vers la salle de bain pour étaler une
tonne de dentifrice sur ma brosse à dents électrique avant de l'insérer dans ma
bouche et de frotter mes dents très énergiquement et inutilement.
Que vient-il faire ici ?
Laisse tomber Éloïse, laisse tomber.
Quand le signal des deux minutes m'indique que le brossage est terminé,
j'attrape le bain de bouche et en prends une gorgée que je remue dans tous les
sens.
Pourquoi est-il là ?
Je recrache et reprends une deuxième gorgée.
Mais bon sang, que vient-il faire ici, en pleine nuit, un vingt-quatre
décembre ?
J'ai la bouche en feu mais ce n'est rien comparé à la fusion de neurones qui se
joue là-haut.
Je sais pertinemment que c'est foutu, je ne pourrai jamais fermer l'œil tant que
je n'aurai pas la réponse à cette question. Alors, la femme faible et paumée que
je suis, retourne bien évidement ouvrir la porte d'entrée.
Il est encore là, emmitouflé dans son manteau, se frottant les mains pour lutter
vainement contre le froid de l'hiver.
La voiture d'Émilie n'est plus là, mais je l'interroge tout de même.
— Elle est partie ?
— Oui, me répond-il dans un nuage de vapeur formée par le froid qui nous
entoure.
— Et toi ? Pourquoi es-tu encore là Grégoire ?
— Pour ça, me dit-il avant de m'attraper le visage de ses mains gelées et de
plaquer ses lèvres glacées contre les miennes.

51

« Boire à sa bouche de rose
Son souffle en un baiser. »
Théophile Gautier

Grégoire

Bordel que c'est bon !
La voir.
La sentir.
La toucher.
Bordel que ça m'avait manqué !
Ce n'est pas comme ça que j'imaginais nos retrouvailles, même si je ne les
imaginais pas vraiment en fait, mais quand j'ai entendu cette fichue porte se
rouvrir, je n'ai pas pu réagir autrement que de l'embrasser dès que l'occasion s'est
présentée. L'embrasser avant qu'elle ne m'ignore une deuxième fois.
Pourtant, ce n'est pas assez.
Je suis en train de l'embrasser mais ce n'est pas assez.
Elle ne me regarde pas.
Elle ne me respire pas.
Elle ne me touche pas.
Alors, je quitte la chaleur de ses lèvres et me recule pour chercher au fond de
ces yeux qui n'ont jamais su me mentir, la réponse à sa réaction glacée, aussi
glacée que le froid qui nous entoure.
Et je la trouve bien vite ma réponse quand j'aperçois de fines larmes couler le
long de ses joues encore rougies des abus de sa soirée.
Elle pleure.
C'était évident, je savais bien ce qui m'attendait depuis l'appel de Moret en fin
de matinée. Et si j'ai moi tout de suite percuté, sautant presque immédiatement
dans ma voiture pour faire le trajet, ce crétin n'avait toujours pas compris ce qui
venait de lui arriver.
Pourtant, le résultat est bien là, elle est en train de pleurer.
— Éloïse, regarde-moi. S'il-te-plaît.
Elle n'en fait rien et reste concentrée sur ses pieds revêtus de ses collants en
satin, avec lesquels elle redessine les contours des carreaux de son carrelage.
— Et pourquoi ça Grégoire ? Pour que je te voie me faire de belles promesses
qui s'envoleront dès demain... Dès que j'aurai compris que tu t'es une nouvelle
fois moqué de moi et que tu ne reviendras pas ?
— Quoi ?... Mais non voyons, jamais de la vie... Je n'ai pas eu d'autres choix
que de rentrer et jamais je n'ai...
— D'autres choix, me coupe-t-elle en soutenant enfin mon regard ; c'est bien
ça le problème Grégoire. Tu fais toujours d'autres choix et je ne suis jamais le
tien.
Je baisse les paupières un instant et inspire profondément. C'est complètement
insensé, nous n'arriverons donc jamais à nous comprendre.
Elle est mon choix. Le seul et l'unique que j'ai jamais fait.
Depuis quinze ans, j'ai obéi silencieusement à tout ce qu'on m'a imposé : j'ai
suivi mon père sans le vouloir, appris son métier, pris les rênes de sa société,
hérité d'un père que je connaîtrai jamais et de sa richesse que je ne sais pas
vraiment gérer, tout ça sans le demander. Alors que Elle, je l'ai choisie. Pour
Elle, j'ai choisi de changer de vie.
— Tu vois, tu ne trouves même rien à me répondre Grégoire.
— Parce que mes paroles ne suffiraient pas. J'ai des tas de choses à te dire
mais cela ne servirait à rien, tu ne me croirais pas. Et au-delà de ça, je pense que
ta copine a raison, tu n'es pas en état de les entendre ce soir.
Je parle vite, beaucoup trop vite tellement je suis affecté par ce qu'elle me
renvoie. Je dois absolument me calmer et reprendre plus doucement si je veux
qu'elle enregistre comme il faut chacun de mes mots.
— Sache pourtant que je pensais chacune des choses que je t'ai dites Éloïse,
chaque parole de cette chanson que je t'ai envoyée. Je veux tout recommencer et
je veux le faire avec toi. Et bientôt, tu découvriras que cet enfoiré de Damien
Moret n'est qu'une preuve supplémentaire de ma volonté.
Elle fait sa petite grimace avec son nez, celle qu'elle fait sans même s'en
rendre compte les trois quarts du temps. Alors je m'avance de plusieurs pas pour
venir saisir son menton.
— Tu sais, moi aussi j'ai peur. Et je peux même te dire que j'ai rarement eu la
trouille comme ça dans ma vie.
Elle frissonne, je vois sa peau se réveiller sur ses bras et son décolleté. Est-ce
une réaction émotionnelle à mes paroles ? Une réponse physique à la
température extérieure ? Je n'en sais rien mais je ne peux m'empêcher d'imaginer
déjà la pointe de ses jolis seins se dresser. Et il n'en faut pas plus à ma libido de
détraqué pour se réveiller elle aussi.
Alors, je réduis vite à néant les derniers millimètres qui nous séparent et je
dépose un baiser sur son front, comme j'ai tant aimé le faire la dernière fois.
J'entrelace ses doigts aux miens et je prends conscience de la tension qui domine
son corps ; elle essaye de résister. Je suis bien incapable de suivre son exemple,
je suis beaucoup trop obsédé par l'idée de ses lèvres de nouveau contre les
miennes, de ma langue dans sa bouche, de mes doigts sur son corps, dans son
corps. J'ai vraiment très envie d'elle.
Je glisse de son front à son nez puis à ses lèvres dont je m'empare doucement.
Je lâche ses mains pour positionner les miennes en coupe, autour de son visage,
et, tout en continuant de l'embrasser, je nous fais lentement reculer dans son
couloir, fermant la porte d'entrée d'un rapide coup de pied.
Notre échange se charge en intensité et nos corps se rapprochent
instinctivement pour se coller l'un à l'autre. Sa respiration s'accélère au même
rythme que la mienne alors que je libère ses lèvres pour descendre le long de sa
mâchoire. Je viens ainsi baiser délicatement sa peau laiteuse jusqu'à ce point
qu'elle adore tant, ce petit bout de chair situé juste en dessous de son oreille. Je
sais quelle sera sa réaction, je m'en souviens parfaitement depuis cette nuit-là.
Et ça ne rate pas, elle bascule sa tête sur le côté pour m'en laisser le libre
accès, émettant au passage de doux gémissements de plaisir. À moins que ces
sons ne proviennent de moi-même ; possibilité à ne pas écarter compte tenu du
peu de contrôle dont je suis capable, son odeur vanillée m'ayant beaucoup trop
manqué.
Je descends encore un peu et me retrouve à l'extrémité de son cou, aux abords
de son épaule. Si je veux continuer plus loin, je dois lui retirer sa robe. Mes
mains ont trouvé depuis longtemps la fermeture éclair qui la retient mais je ne
suis pas certain qu'elle me laissera lui ôter. Et si nous franchissons ce pas, je sais
que nous ne pourrons plus nous arrêter. Pourtant, impatient et effronté comme je
le suis, je m'empare du curseur situé en son haut et je défais les premiers crans.
Elle ne me freine pas - alléluia - alors je continue la descente jusqu'à atteindre le
bas de ses reins.
Je me recule et, tout en faisant glisser ses manches pour mettre à nu sa
poitrine, je l'observe un instant, admiratif de ce que je vois. Une femme belle,
sensuelle, et putain de bordel, je n'ai jamais eu autant envie d'elle.
Le tissu glisse sur le sol et je continue ma myriade de baisers, attrapant chacun
de ses seins parfaitement dressés. Dans mes souvenirs, ils recouvraient
l'intégralité de mes paumes mais je ne veux pas parler de ça maintenant, comme
de rien d'autre de toute façon. Alors je glisse jusqu'à son nombril où je marque
bien malgré moi une pause. Car sous sa paire de collants, je découvre une bonne
vieille culotte large en coton ouaté blanc. Un sourire aussi moqueur
qu'irrépressible aux lèvres, je relève mon visage vers le sien.
— Cette culotte est affreuse, je la taquine gentiment tandis que ses joues
rougissent encore plus abondamment.
La plus affreuse que j'ai jamais vue sur une femme probablement, mais elle est
tellement rassurante. Car pour moi elle signifie qu'elle n'attendait rien de cette
soirée. Rien ni personne. Et c'est sans doute pour ça que je l'aime malgré tout
cette affreuse culotte.
Je me concentre de nouveau pour reprendre là où je me suis arrêté et mon
hilarité tombe rapidement quand je pose mes mains de chaque côté de son
bassin, sentant la forme de ses os se dessiner sous mes doigts. Ce n'était pas une
impression tout à l'heure, elle a vraiment perdu du poids. J'expire, je sais que j'en
suis la cause et je me hais pour ça.
— On va dans le lit ? me demande-t-elle rapidement comme pour détourner
au plus vite l'attention que je prête à son amaigrissement.
Le lit ? Avec elle ? Ça non, jamais.
Et puis certainement pas après son mari.
— Je préfère le canapé... si tu n'y vois pas trop d'inconvénients.
Ses lèvres s'étirent.
— Rassure-moi, tu sais au moins à quoi ressemble un lit ?
— Hum... Quatre pieds, un dossier, deux appuie-têtes, c'est bien ça non ?
Elle secoue la tête.
— N'aie crainte, dans notre maison, je nous ferai installer le plus luxueux des
« lits » qui existe sur cette terre juste pour te faire l'amour dessus autant qu'il me
plaira.
— Notre maison ?
— Hein hein, notre maison.
Je me redresse.
— Des preuves tu voulais, alors des preuves tu auras.
— Et autant qu'il te plaira ? m'interroge-t-elle d’un sourcil arqué.
Je positionne mes mains au-dessous de ses fesses, je la soulève et viens
m'encercler de ses jambes.
— Ne t'inquiète pas trop pour ça, je lui chuchote à l'oreille, je suis convaincu
que cela te plaira tout autant qu'à moi.
Puis je nous fais avancer ainsi jusqu'à son salon, les bouches collées et
l'excitation décuplée.
Je l'allonge sur le canapé, me débarrasse rapidement de la quasi-totalité de
mes vêtements puis je retire avec délicatesse ses collants. Je m'installe au-dessus
d'elle et, avec l'extrémité de mon nez, je caresse ses jambes fuselées, depuis ses
chevilles jusqu'à son intimité, que je viens frôler par-dessus sa culotte de mémé
déjà humidifiée. Je retire avec joie ce sous-vêtement si laid, mais avant de
continuer, mon regard vient se poser sur cette partie de son corps qui cache aux
yeux du monde entier mon dessin préféré.
Sa rose.
MA rose, sur laquelle je dépose un long baiser.
Elle me regarde faire et l'intensité qui se dégage de ce moment précis, dans la
lumière tamisée de son salon, suffit à me rendre fou de désir pour elle. Et ce soir,
seul son plaisir compte. Son plaisir avant le mien ; mon plaisir sera le sien. Alors
quand quelques minutes plus tard, depuis ma tête prise en étau entre ses cuisses,
je l'entends jouir doucement, je ne peux empêcher mon corps de se libérer
également.

52

« La rose naît du mal qu'à le rosier.
Mais elle est la rose. »
Louis Aragon

Dimanche 25 décembre 2016

Éloïse

Je me réveille avec cette sensation comateuse qui va me poursuivre tout au
long de la journée, celle de ne pas avoir dormi. Mais à dire vrai, cela m'importe
peu ; la nuit quasi blanche que je viens de passer vaut à plus d'un titre les
désagréments que mon corps va me faire payer aujourd'hui.
Je suis nue, sur mon canapé, enveloppée dans un plaid bien épais. Pourtant j'ai
froid. Peut-être est-ce parce que je pensais me réveiller au creux de ses bras.
Mais Grégoire n'est plus là. Grégoire est reparti.
Grégoire Legrand, l'amant de mes nuits, le fantôme de ma vie.
Je fais un quart de tour pour regarder sans le voir le plafond de mon salon, car
seules les images de cette nuit défilent sous mes yeux.
Qu'ai-je fait ?
Il est inutile de me poser la question bien longtemps, j'en connais la réponse.
Eh oui Éloïse, tu as encore cédé à cet homme trop facilement.
J'expire longuement mais pour la seule raison que je n'arrive pas à regretter.
Cette nuit était encore...
Je me relève et repère mes vêtements, culotte de mamie en premier, pliés avec
soin sur la tasse basse du salon.
Et après ça je m'étonne qu'il soit une nouvelle fois parti en courant !
J'attrape le sous-vêtement en question pour l'enfiler, mais je fais tomber un
morceau de papier dans le même mouvement. Je le ramasse, il s'agit d'un ticket
de caisse au dos duquel Grégoire m'a laissé un mot. Avant d'en lire l'intitulé, je
m'accorde le droit de venir toucher du bout des doigts ces lettres ainsi formées.
C'est la première fois que je découvre l'écriture de Grégoire ; sa façon de
ponctuer les i, de boucler les l, d'écrire mon prénom, et j'adore ça. J'ai toujours
pensé que l'écriture était un reflet de soi alors caresser ces quelques mots me
donne le sentiment de le toucher d'une façon plus intime encore que celles que
nous avons choisies jusque-là.

« Cette culotte est sans doute la plus affreuse que j’ai jamais vue, mais si tu
savais comme j'ai hâte de découvrir ses sœurs jumelles sur tes jolies petites
fesses...
En attendant, ne te prends pas trop la tête Éloïse, je reviens très vite, c'est
promis... J'ai faussé compagnie à des personnes chères à mon cœur hier soir et
je ne peux pas me permettre d'en faire autant aujourd'hui. Je t'appelle dans la
journée.
Grégoire.
P.S. : Et sache que tu es magnifique quand tu dors.
Surtout quand tu es nue. »

Oh mon Dieu !
Bien que je sois seule dans cette maison, qu’il n’y ait personne pour me juger,
tout le sang que mon corps contient vient d'affluer en direction de mes joues.
Mes lèvres s'étirent d'elles-mêmes et mon cœur, fragilisé ces derniers temps,
palpite si fort que cette sensation me paraît inédite, presque interdite.
Sans doute est-ce lié au fait que mes parents m'attendent pour la traditionnelle
dinde de Noël.
Dans cette perspective, je me glisse hors du canapé pour aller me préparer
mais les deux appels en absence d'Émilie que je découvre une fois rhabillée me
freinent.
— Tu es déjà debout ?
— Oui, je suis levée depuis un moment et je tourne en rond. Gaëtan dort
encore.
— Oh, j'en connais une qui panique à l'idée de rencontrer ses beaux-parents !
— Mais tellement ! Et si je ne leur plais pas Éloïse ? S’ils ne m'aiment pas ?
— Relax ma belle ! Je te connais depuis toujours et je n'ai jamais rencontré
une seule personne qui ne soit pas tombée sous ton charme.
— Tu dis ça parce que t'es mon amie...
— Et en tant qu'amie, je te dis que tout va bien se passer, tu verras. De toute
façon, si tu paniques, pense à moi. Tu te souviendras alors que l'on peut très bien
vivre avec une belle-mère qui vous déteste !
Je l'entends sourire.
— Tu marques un point ! T'es prête au fait ?
— Non. Et je ne le serai jamais...
Quand ma mère m'a demandé il y a trois semaines de venir manger avec elle
et mon père pour le jour de Noël, j'ai naïvement accepté, pensant qu'elle faisait
enfin amende honorable après toutes ces années. Mais ça, c'était avant que je
n'apprenne de la bouche de Maxime la semaine passée, que ses parents et lui-
même étaient eux aussi cordialement conviés à venir festoyer. Fulminante, j'ai
aussitôt appelé ma mère pour lui conseiller de m'oublier ce jour-là, tout comme
les suivants. Mais...
« Tu m'as donné ton accord Éloïse, tu ne peux pas revenir dessus maintenant.
J'ai acheté la viande, commandé le désert, payé une fortune un nouveau service
de table... »
J'ai laissé tomber. Une fois de plus, elle ne voulait pas entendre ni comprendre
mon point de vue. Et puis, je me suis convaincue que telle serait ma peine cette
année, supporter une dernière fois mes anciens beaux-parents et assumer de
passer pour la femme de petite vertu.
— Au moins, tu n'as pas l'air d'avoir la gueule de bois, c'est déjà ça ! se moque
de moi Émilie.
— TU penses que j'ai trop bu hier soir. Moi je savais bien que je ne l'aurais
pas, ta fameuse gueule de bois.
— Ouais. Enfin, tu as tout de même picolé assez pour ignorer en beauté ton
fantôme préféré. Tu aurais vu la tête qu'il a faite quand tu nous as fermé la porte
au nez ! C'était excellent, je t'assure ! J'étais trop fière de toi !
— Ah ouais, je réponds mollement.
— Oooh oui ! Il était tellement choqué qu'il n'a même pas bronché quand je
l'ai gentiment escorté pour qu'il reparte d'où il venait.
— Ah...
Ça y est, je sens venir la remontrance.
— Par contre, y'a des chances pour qu'il revienne à la charge rapidement.
— Hmm, je marmonne.
— Tu seras prête à l'envoyer de nouveau promener j'espère !
— Bah.... justement...
— Justement quoi ? Ne me dis pas qu'il est déjà revenu ?
— Je ne te le dis pas alors.
— Argh ! J'aurais dû m'en douter ! commence-t-elle déjà à s'énerver en
soufflant. Et ?
— Et...
— Éloïse ! Bon sang, non ! Tu viens de passer deux mois à te morfondre à
cause de ce type !
Je ne réponds rien, elle a raison.
— Merde enfin ! Tu vaux tellement mieux que d'être à sa merci, comme ça...
— Je sais, oui. Mais il va revenir Émilie. Il me l'a promis.
— Ah, parce qu'il est déjà reparti ?
Nouveau silence.
Nouveau souffle.
— Fais comme tu veux après tout, c'est ta vie, continue-t-elle de me disputer.
Mais ne viens pas te plaindre cette fois.
— T'es dure là !
Qu'elle me dispute ok, je sais que je l'ai mérité. Mais qu'elle refuse de me
soutenir, ça c'est juste impensable. Pas ça. Pas elle. Pas Émilie.
— Peut-être mais j'en ai marre de te ramasser à la petite cuillère, moi. Je vais
finir par croire que tu te complais dans cet état ! ... Et tu le revois quand ton
playboy ?
— Je sais pas, il doit m'appeler dans la journée.
— Mouais, lâche-t-elle, peu convaincue. Tu me tiens au courant alors ?
— Oui, promis.
— Ça va aller ?
— Oui, ça va le faire, ne t'inquiète pas Émilie, je la rassure par un mensonge
avant de lui souhaiter à mon tour bon courage et de raccrocher.
Sauf que quelques heures plus tard, ça ne le fait pas, mais alors pas du tout.
Je bous toute seule dans la cuisine de mes parents en appuyant
dangereusement le couteau sur la baguette de pain, au vu de la proximité de mes
doigts. Mais je n'y peux rien j'ai des envies de torture. Mon adorable belle-
maman vient de me tacler comme elle se plaît tant à le faire : « Maintenant que
les papiers sont signés, Maxime peut enfin respirer. Je parle des papiers pour le
cabinet bien-sûr »
Connasse !
Et personne n'a pris ma défense, bien évidemment !
Bande de lâches !
Alors, avant de me défouler sur elle comme elle voudrait que je le fasse dans
l'unique but de prouver enfin à son fiston que je ne suis qu'une personne ingrate,
j'ai préféré fuir la table et prétexté devoir aller couper du pain. Même si nous
n'en avions pas besoin.
Quand je pense que nous ne sommes qu'à l'entrée. La première entrée...
Au moins, une chose est sûre maintenant, c'est que je ne souris plus vraiment !
Rien à dire, la repartie de belle-maman survole de loin celle d'Alexandra.
Je prends tout mon temps, beaucoup trop de temps pour couper trois
malheureux bouts de pain, mais je n'ai aucune envie d'y retourner. Non, j'ai
plutôt envie de commencer à fumer, aujourd'hui, un vingt-cinq décembre, à
quasiment trente-et-un ans.
— Tu t'es perdue ? j'entends ma mère m'appeler depuis la salle à manger.
Si seulement...
— Me voilà maman, je lui retourne en revenant m'installer à table, armée d'un
sourire beaucoup trop appuyé pour être vrai.
Je ne sais pas ce qu'il s'est dit pendant mon absence mais l'ambiance est
encore plus lourde que précédemment. Pourtant, je n'aurais jamais cru que cela
soit possible. Mais le constat est bien là : ma mère et mon père osent à peine me
regarder ; mes ex beaux-parents eux ne se privent pas pour me considérer de
leurs yeux mauvais, quant à Maxime... j'ai l'impression qu'il prêt à exploser. Et
c'est bien ce seul fait qui m'effraie.
— Que se passe-t-il ? je me risque à demander.
— Tu as reçu un appel, me répond ce dernier, la mâchoire serrée.
Eh merde ! Trop énervée par la reine-mère, j'ai oublié d'embarquer mon
téléphone avec moi, le laissant sur la table à la vue de tous.
Pas besoin de l'allumer, la déconvenue que j'afflige à tout le monde m'apprend
d'elle-même qui a cherché à me téléphoner.
Eh oui, c'est moi, Éloïse Dupin, enfin Chrétien, l'horrible femme qui vient
narguer son pauvre ex-mari trompé jusque sous son nez. Le tout, le sacro-saint
jour de la naissance du Christ ! Quelle abomination !
Sans même en demander la permission, et avant de partir dans un éclat de rire
aussi nerveux qu'incontrôlable, j'attrape mon téléphone, récupère mon manteau
dans l'entrée et sors de cette maison étouffante. De toute façon qu'ai-je à perdre ?
Aux yeux de tous, je n'ai déjà plus d'honneur.
Il fait froid dehors, un de ces froids de décembre saisissants, pourtant j'ai
l'impression que mes poumons ne respirent pleinement que maintenant. Et je me
fiche totalement que mes doigts finissent congelés, je suis trop impatiente de les
utiliser pour appuyer sur la touche qui va me permettre de le rappeler.
— Salut toi, me lance-t-il de sa voix qui me fait chavirer. Je craignais déjà que
tu ne commences à m'éviter.
— C'est tout ce que tu mériterais, je réplique aussitôt, mi-franche, mi-amusée.
— Touché ! Tu vas finir par croire que c'est une habitude chez moi de me
sauver au p'tit matin...
— Et aurais-je tort ?
— Dans les faits, non... Mais je te l'ai juré hier soir et j'ai pour habitude de
tenir mes promesses Éloïse, je vais rentrer pour de bon. Je n'ai pas voulu te
réveiller ce matin et nous n'avons pas vraiment eu le temps d'en parler cette nuit,
mais j'ai besoin que tu m'accordes encore quinze jours pour régler ce qu'il me
rester à traiter ici.
— Quinze jours...
— Oui, quinze jours, répète-t-il doucement comme pour atténuer ma
déception qui s'entend clairement. Ça passe vite quinze jours.
— Quand on parle de vacances ou de boulot je veux bien oui, mais quand ça
fait déjà quinze ans que tu attends, je t'assure que quinze jours peuvent paraître
une éternité.
Et c'est vrai. Je me sens tellement fatiguée aujourd'hui que je me sais
incapable de faire preuve de patience. Et surtout, ma naïveté permanente m'a fait
assimiler le « très vite » manuscrit de ses mains ce matin à une question d'heures,
quarante-huit ou soixante-douze tout au plus. Alors s'il pensait me rassurer en
m'annonçant ce délai, et bien c'est raté ! C'est même tout l'effet inverse. Et tant
pis si je passe pour une femme désespérée.
— Mais non, crois-moi. Tu vas me voir frapper à ta porte dans deux semaines
et tu me diras « bah t'es déjà là ? »
— Mouais...
— Tu crois sincèrement que je vais te laisser tranquille maintenant que j'ai fait
connaissance avec tes sous-vêtements affriolants...
— Laisse mes culottes en dehors de tout ça tu veux bien ? je réplique en
gloussant au moment même où je vois les pieds de Maxime apparaître sous mon
nez.
Oh non....
Je n'ose même pas redresser la tête.
Quelle journée ! Mais quelle journée !
— Écoute Éloïse, j'ai bien compris que tu doutais encore de moi et je le
comprends mais il faut que tu me fasses confiance...
Je suis bien trop hésitante sur ce point-là pour ne pas écouter ce qu'il a à
m'expliquer et le couper comme je m'apprête à le faire, mais mon ex-mari se
tient devant moi alors n'ai pas le choix.
— Je dois te laisser, on m'attend.
— Ok... répond-il dérouté. Je vais reprendre la route de toute façon. Plus vite
rentré, plus vite reparti.
— Ok.
— Bon... ok alors. Je t'embrasse.
Et je me déteste au plus haut point pour ce que je vais faire mais je ne peux
pas faire autrement.
— Salut.
Et je raccroche.
Bordel, Grégoire me dit qu'il m'embrasse et moi je lui réponds « salut ». Pas
« moi aussi » ou même « oui, à bientôt », non « salut ».
S'il vous plaît, achevez-moi.
Je range mon téléphone dans ma poche et ose enfin lever mes yeux vers ceux
de Maxime. Son visage est crispé, son regard, fuyant.
— Je suis attendue pour la suite du repas je suppose !
— Ouais. Désolé.
Il se retourne pour repartir en direction de la maison mais il fait tout de suite
demi-tour.
— Tout va bien ? m'interroge-t-il alors.
Je lui souris. A priori, je ne cache pas mon trouble aussi bien que je ne l'aurais
cru. En même temps, c'est Maxime qui est en face de moi...
— Oui c'est bon, allons-y.
Il sait que c'est faux mais il n'insiste pas. Il fait de nouveau volte-face et je le
suis, en silence, prenant le soin d'inspirer l'air gelé à grandes bouffées avant de
faire mon retour dans cette maison à l'atmosphère asphyxiante.
Je reprends place sur ma chaise, sans un mot, ignorant les regards mauvais qui
sont braqués sur moi. Et quand une assiette ornée d'une belle tranche de foie-gras
et de ses deux toasts de pain de mie grillés arrive devant moi, je sens monter la
nausée.
Cela fait des mois que je n'ai plus d'appétit, mais ce midi, en plus de mon
manque d'appétence chronique, l'écœurement vient s'installer doucement. Un
dégoût, profond et persistant, qui à mon plus grand désarroi ne va plus me quitter
durant les quinze jours suivants.

53

« Le jardinier est la plus belle rose de son jardin. »
Jean Genet

Mardi 10 janvier 2017

Éloïse

Je me lève, désactive le radio réveil qui est censé me sortir du sommeil dans
plusieurs heures, je ne dormirai plus, il ne sert à rien, et je file dans la salle de
bains.
Les quinze jours sont passés, c'est aujourd'hui que Grégoire doit rentrer. Et
comme je le pressentais, ces deux dernières semaines m'ont paru être une
éternité... Pourtant Grégoire a tenu ses promesses : textos, Messenger,
Snamachinchose que je n'arrive toujours pas à utiliser d'ailleurs, chaque jour j'ai
reçu de ses nouvelles. Mais malgré cela, et sans que je ne sache pourquoi, une
partie de moi sent que quelque chose n'ira pas.
Pourvu que ça ne soit pas ça, je prie en silence en attrapant la boîte cartonnée
dans le meuble en-dessous de l'évier.
Je me dirige vers les toilettes, l'objet en main.
Ça ne peut pas être ça, je me rassure piètrement en urinant sur le bâtonnet ;
beaucoup d'autres raisons peuvent expliquer les nausées.
Je retourne dans la salle de bain, pose le test sur le meuble, face cachée et
j'attends, nerveusement, rongeant l'ongle de mon pouce gauche jusqu'au sang.
Et si c'était ça ? je me demande en faisant défiler les messages qu'il m'a
envoyés hier en fin de journée.
Je vais vite être fixée, c'est l'heure de vérité. Les deux minutes sont écoulées.
De mes doigts hésitants, je retourne le plastique blanc.
Un trait...
Je le savais.
Je le sentais.
Je ferme les yeux, inspire et expire frénétiquement pour chasser ce qui
pourrait bien être ma première crise d'angoisse.
Le test a merdé, c'est impossible autrement.
Je dois recommencer.
J'attrape une deuxième boîte, me félicitant pour la première fois d'avoir
désespérément fait tout un stock de ces machins chez moi. J'arrache le carton
avec précipitation et retourne me poser sur la cuvette des WC. J'essaie d'uriner,
de toutes mes forces. Juste quelques gouttes, alleeeez, je supplie bêtement ma
vessie. Mais bien entendu, rien ne sort.
Je retourne dans la salle de bain, balance le test échoué dans l'évier et relis les
indications du carton que je sais pourtant réciter les yeux fermés.
Je suis enceinte.
JE
SUIS
ENCEINTE.
Je m'accole au mur et y laisse glisser mon dos jusqu'à ce que mon bas de
pyjama entre en contact avec le carrelage froid. Je replie mes genoux contre ma
poitrine et y dépose mon front.
Je suis enceinte.
Cela fait cinq ans que je vis pour ce moment, celui de voir apparaître ce
deuxième trait. Cinq tristes années que je porte cet espoir chaque mois avorté. Et
aujourd'hui, alors que ce moment est enfin arrivé, mon premier réflexe est le
rejet. Le rejet, comme seul moyen de défense face à la peur et l'incertitude des
mois à venir. Le rejet, par crainte que cet être que je n'aurais jamais cru pouvoir
porter un jour ne me fasse perdre celui que j'aime depuis toujours.
Alors, après avoir pleuré des lacs entiers devant mon incapacité, ce soir, et
malgré la preuve qui m'est enfin donnée de ma normalité, de nouveaux flots de
larmes m'envahissent sans que je ne puisse les stopper.
Et quand j'ai n'ai plus une seule goutte salée à évacuer, je me relève, sans me
soucier de l'heure qu'il est, et j'appelle ma meilleure amie. Je sais qu'elle va
décrocher. Elle le fait toujours, même au beau milieu de la nuit.
— Éloïse, que se passe-t-il ? m'interroge-t-elle affolée.
Je n'arrive pas à parler, ma gorge est comme bloquée, enflée d'avoir trop
pleuré.
— Éloïse, t'es là ?
— Oui, je parviens à murmurer avant de me remettre à sangloter.
— Oh nan... Qu'a-t-il encore fait ?
Ça ne peut-être que lui, bien évidemment...
— Rien, j'objecte entre deux reniflements.
Et c'est vrai, ce soir Grégoire n'a rien fait. À l'heure qu'il est, il doit même être
sur la route pour venir me retrouver. Mais pourtant ce rien n'est qu'un tissu de
mensonge car Grégoire a tout fait. Tout. Mon bonheur comme mon malheur,
mon plaisir et ma douleur, mon ravissement puis ma torpeur. Grégoire m'a tout
pris aussi, et à cette longue liste s'ajoute désormais l'euphorie de découvrir que
c'est possible, je suis pourvue du don de porter la vie.
— Alors pourquoi pleures-tu comme ça ?.... Éloïse, réponds-moi ! m’ordonne-
t-elle face à mon silence.
Je n'arriverai jamais à lui annoncer par téléphone. Pas ça.
— Je peux venir chez toi ?
— Dans cet état ? Tu plaisantes j'espère ? C'est moi qui viens à toi, ordonne-t-
elle avant de raccrocher sèchement.
Je me lève, me traîne jusqu'à mon lit où je me recroqueville, sous la couette,
en position fœtale... Et moins d'une demi-heure plus tard, je sens deux bras
familiers venir me réconforter.
— Ça va aller...

*
* *

Avant d'aller travailler ce matin-là, j'appelle mon obstétricienne dès que les
aiguilles de l'horloge me le permettent. Et devant ma supplication aussi
larmoyante qu'insistante, la secrétaire me propose un rendez-vous en fin de
journée.
— Elle peut me caler à dix-huit heures entre deux rendez-vous, j'explique à
Émilie qui est en train de finir son petit déjeuner.
Je l'envie, il est m'impossible d'avaler quoique que ce soit le matin depuis que
j'ai douloureusement expulsé ma tartine grillée lundi dernier. Quand j'y pense, je
me demande comment n'ai-je pas compris l'évidence plus tôt ?
— Dix-huit heures ?
— Ouais.
— Je suis désolée Éloïse mais je ne pourrai pas être là. J'ai rendez-vous à la
même heure pour la signature du bail de mon local et je ne peux absolument pas
décaler.
Ah oui, c'est vrai...
J'ai parlé à haute voix sans même m'en rendre compte, c'est le visage lourd de
peine qu'elle me renvoie qui me l'apprend. Mais je ne peux pas cacher ma
déception. Je vais être seule. Toute seule face à moi-même et mes réactions
paniquées. Car à part Émilie, qui pourrait m'y accompagner ? Ma mère,
inimaginable ! Même si je l'entends encore dire avec fierté le soir du réveillon
« une grossesse est toujours une bonne nouvelle », je ne suis étrangement pas
pressée de partager cette « bonne nouvelle » avec elle. Ni avec personne d'autre
de la famille d'ailleurs.
Grégoire, impensable. Je ne sais pas à quelle heure il sera rentré. Et quand
bien même il serait disponible, j'imagine difficilement nos retrouvailles dans la
salle d'attente maussade de l'hôpital, sans oser se toucher, se parler, ni même se
regarder...
J'enterre très vite mon envie d'appeler Maxime, cette solution est totalement
inappropriée. Pourtant, je sais qu'il est le seul qui saurait véritablement m'aider.
Dernière option et probablement la plus délirante qui soit, Alexandra. Car sans
faire fi de mes années de difficultés, ma collègue aux remarques franches et
assumées serait bien capable de me conseiller d'avorter ! « Oh, arrête de
pleurnicher veux-tu ? Une petite opération et tout repart à zéro ».
Sauf que plus rien ne pourra repartir à zéro maintenant.
Et quand je me dirige vers le bureau de Monsieur Robert pour lui demander de
quitter mon travail plus tôt ce soir, j'aimerais qu'il m'offre la plus facile des
échappatoires : « non, j'ai besoin de votre aide pour terminer le dossier X ou Y ».
Mais de ce côté-là aussi les choses ont changé. Depuis que je porte ma trombine
de déprimée chronique, mon patron n'ose plus rien me demander, ni même plus
rien me refuser. Je fais mon travail habituel et routinier, mais ça s'arrête là.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas rentrer chez vous tout de suite ?
Parce qu'avec la tête particulièrement fatiguée que vous affichez ce matin, j'ai
peur que vous ne fassiez fuir le client.
Je ne sais pas ce qui est le pire, qu'il ne plaisante pas un instant en me disant
cela ou qu'il ait tristement raison ?
— Non, je vous remercie mais je suis mieux ici qu'à la maison.
— Comme vous voudrez, finit par me répondre mon patron, visiblement
dépassé par la situation.
Inutile de rester chez moi, toute seule, à me torturer l'esprit toute la journée.
Les mots « je suis enceinte » résonnent suffisamment dans ma caboche et je dois
me divertir pour essayer de me calmer. Et surtout, je dois m'occuper les mains
pour m'empêcher de les porter inconsciemment sur mon abdomen, comme je me
suis surprise à le faire à deux reprises déjà.
Pas d'attachement précoce.
Pas de certitude de viabilité pour le moment.
Et surtout pas de futur père présent.
Donc pas d'attachement.

54

« Pour récolter plus de roses,
il suffit de planter plus de rosiers. »
George Eliot


Grégoire

Je suis sur l'autoroute et je passe devant le panneau indiquant que je roule
maintenant dans le département de Seine-Maritime. Putain que c'est bon de se
dire que c'est de façon définitive ! J'en ai tellement ma claque de faire des allers-
retours d'un bout à l'autre de la France qu'une nouvelle fois, je ne respecte
aucune limitation de vitesse.
J'ai rendez-vous chez le notaire ce matin pour signer l'acte de vente de la
maison. Plus que quelques petites heures et je pourrai enfin me poser quelque
part et dire de façon définitive et certaine : « je suis ici chez moi ! ». Et j'ai
tellement hâte de voir la tête qu'Éloïse fera quand je lui apprendrai que nous
avons notre maison. Notre maison.
Si elle s'attendait à ça...
Mais avant de faire ma grande annonce, je dois aller signer ce bout de papier,
trouver une boîte cadeau qui me permettra d'y glisser la clé de la porte d'entrée,
puis l'appeler pour lui ordonner de se préparer pour dix-neuf heures car ce soir je
l'emmène dîner... dans notre futur nid douillet.
Cependant, avant de me consacrer corps et âme à ma jolie, je dois m'occuper
de Moret. Alors, quand je ressors de l'étude notariale trois heures plus tard, je
fonce aussitôt vers la propriété qui m'attend depuis longtemps. Ni une, ni deux,
sans même descendre un des nombreux cartons qui emplissent ma voiture, je me
rends dans le salon, j'attrape le téléphone, active la fonction enregistrer - j'ai des
preuves à donner - et, face au jardin encore gelé, je compose le numéro de cet
enfoiré.
— Damien Moret bonjour.
— Aaaah, Moret, Moret, Moret... je chantonne d'humeur joueuse. Tu ne
devineras jamais d'où je t'appelle !
— Grégoire ? Euh... non... je n'en ai aucune idée.
— De mon nouveau salon !
— Ah, ok, me répond-il blasé. Tu fais déjà des achats pour la maison ?
— Des achats ? Non, un achat. Figure-toi que je viens de faire l'achat le plus
important de toute ma vie.
— Tu t'es payé une nouvelle caisse ?
Mais quel idiot ! Je ne sais même pas pourquoi cela m'étonne qu'il fasse partie
de ces mecs de bas niveau pour qui la bagnole est LA chose la plus importante
qui soit, tel un prolongement direct de leur ridicule pénis...
— Je t'ai dit que j'étais dans mon salon, abruti !
— Bah j'en sais rien moi !
— Non, je t'appelle pour te dire que je viens de signer, devant notaire, l'acte de
vente de la maison de mes parents.
— Quoi ?!
— Je viens de signer, devant notaire, l'acte de vente de la maison de mes
parents, je répète lentement pour laisser à son cerveau de moineau le temps de
tout enregistrer.
Et putain, même répétée deux fois de suite et en articulant chaque syllabe,
cette phrase reste jouissive.
— Qu'est-ce que tu m'racontes ? Tu devais m'appeler dès ton retour pour que
je lance les démarches.
— C'est bien ce que je fais, je suis rentré ce matin et je t'appelle, mais pour te
dire que tu n'auras rien à lancer du tout. J'ai déjà acheté la maison.
— Mais... Mais tu n'as pas le droit, commence-t-il à paniquer. Tu m'avais
donné ta parole...
— Bah, il faut croire qu'on vient enfin de se trouver un point commun, « vieux
frère » comme tu m'appelles si souvent ; ma parole, tout comme la tienne, ne
vaut pas grand-chose !
— Mais tu peux pas faire ça ! C'est totalement illégal ! aboie-t-il désormais
dans le téléphone.
— Au moins aussi illégal que d'humilier et harceler une pauvre gamine qui
n'avait rien demandé.
— Ok, c'est bon, te fatigue pas, j'ai compris.
— Bien ! T'es long à la détente dis-donc !
— Ouais, vas-y fous-toi de ma gueule ! Je vais te traîner en justice, tu verras,
tu rigoleras moins.
— Mais je t'en prie. J'ai les moyens de me payer un bon avocat, moi ! Et
surtout j'ai hâte de voir quels seront tes arguments pour te défendre quand ta
responsabilité pour incitation au viol en réunion sera évoquée.
— Putain ! Tu vas entendre parler de moi Grégoire Legrand ! Je te jure... C'est
loin d'être fini tout ça, hurle-t-il une dernière fois avant de me raccrocher au nez.
Je jubile et pars dans un rire triomphant, tout seul, dans mon salon vide et
froid.
Tout a marché comme je l'avais prévu et vraiment, sur ce coup-là, je peux dire
que je suis fier de moi.
Qu'il y aille, porter plainte tiens !
Je n'attends que ça...
La seule chose qui me laisse sur ma faim, c’est de ne pas avoir pu lui foutre
mon poing dans la gueule à cet enfoiré. Et je sais que cette envie, non plus
encore, ce besoin, ne me quittera jamais. Mais il faut savoir être plus intelligent
parfois.
Hilare et victorieux comme jamais, ma bonne humeur est encore amplifiée
quand je suis interrompu une demi-heure plus tard, dans le déchargement de mes
cartons, par l'arrivée de livreurs d'une société de meubles de renom.
— C'est pour la livraison de votre sofa Monsieur. On vous l'installe où ?
— Mettez-le là, en face de la cheminée.
Le pervers qui règne parfois en maître sur moi ne peut empêcher un sourire
lubrique devant la vision de son corps, nu, allongé, sur ce canapé que j'ai
savamment sélectionné.
Et, sans me départir de ce rire lascif, je reprends mon téléphone et tape à son
intention ces quelques mots :

[Moi : À 19h03 précisément, je serai devant chez toi. Ne t'inquiète pas, j'ai
déniché le plus doux des canapés qui soit...]

55

« De son berceau de brume à peine avait paru
l'Aurore aux doigts de rose. »
Homère

Mardi 10 janvier 2017

Éloïse

Je me réveille en sursaut, quelqu'un tambourine de façon incessante et
appuyée sur ma porte d'entrée. Je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est mais je sais
que je n'ai pas dormi assez, ma tête et mon estomac flottent encore dans une
sorte de brouillard épais.
Monsieur Robert a finalement eu raison de moi ce matin et il m'a renvoyée
aussi sec à la maison quand au bout de deux heures passées les dents serrées, la
nausée qui me narguait depuis mon lever a finalement réussi à se matérialiser...
sur ses pieds. Alors, ravalant ma honte aussi difficilement que le goût de bile
envahissant ma bouche, j'ai cette fois-ci obéi et je suis partie. J'ai conduit jusque
chez moi en mode automate, et sans même oser penser à me préparer à manger,
j'ai filé tout droit vers mon pantalon de pyjama et le réconfort inégalable de mon
lit douillet.
Mais visiblement, il n'est pas possible de rester en paix bien longtemps...
Alors, je quitte mon oreiller et vais me rhabiller avant de me diriger vers mon
entrée.
Je jette un coup d'œil à l'horloge du couloir, il est déjà cinq heures moins le
quart. J'ai dormi bien plus que je n'aurais dû et, s'il ne tapait pas aussi fort sur ma
porte d'entrée, je remercierais bien l'énervé qui vient de me réveiller.
J'ouvre la porte et... non, pas lui. Lui, je ne le remercierai jamais.
— Moret ! Qu'est-ce que...
— Ça t'amuse de venir me faire chier, hein ? m'agresse-t-il aussitôt.
— Quoi ?
— Oh, c'est bon ! Ne joue pas les innocentes, me menace-t-il en pointant son
index sur moi. Ton mec, ton amant, enfin j'en sais trop rien de qui il est, mais il
s'est bien marré à me raconter votre petit plan...
Je ne comprends absolument rien de ce qu'il me raconte, ou m'accuse plus
exactement, et son ton agressif ne m'y aide pas vraiment !
— ... Que tu viennes avec ta copine me provoquer à l'agence est déjà gonflé
mais que tu me foutes dans la merde, dans mon boulot, juste pour une petite
histoire au lycée, faut pas déconner !
— Une petite histoire ? Tu viens vraiment d'appeler ça une petite histoire ? je
répète ces mots pour être sûre de les avoir bien compris.
— Ouais, ose-t-il me répondre, parfaitement sûr de lui.
Oh, l'enflure de spermatozoïde avarié !
— J'ai dû changer de lycée parce que je me suis fait agresser à cause de ta
PETITE histoire, je riposte en élevant la voix à mon tour.
— Et moi, avec tes conneries, je vais me faire virer maintenant !
Mes conneries ? Mais ce mec est complètement taré ! Et au-delà de ses
accusations délirantes et de son égocentrisme consternant, je suis sidérée par son
aplomb. Vraiment. Il a fait de mes années lycée un véritable cauchemar,
affaiblissant à jamais ma propre estime de moi, et il se pointe, là, comme ça,
chez moi, quinze ans plus tard, pour recommencer. Je n'en reviens tout
simplement pas. Et j'aurais bien envie de lui balancer que si seulement j'avais eu
le pouvoir de le faire virer, je l'aurais utilisé depuis bien longtemps déjà. Mais il
est inutile de m'abaisser à ça, cela ne changerait rien au passé et surtout, cette
enflure ne comprendrait toujours pas le mal qu'il m'a fait. Alors j'expire
doucement et lui retourne, du ton le plus posé que je puisse emprunter :
— C'est ton problème ça, pas le mien. Je ne vois vraiment pas de quoi tu
parles mais pour être honnête, je me fiche royalement que tu sois dans la merde.
J'ignore comment tu as dégoté mon adresse, mais je sais que tu vas vite l'oublier
et dégager de chez moi avant que je n'appelle les flics.
Sur ces paroles, j'appuie mon bras sur la porte d'entrée pour la refermer, mais
le porc qui commence à me faire peur, vient y frapper son poing pour la
repousser, manquant dans le même temps de me faire tomber.
— Ne te gêne surtout pas, vas-y, appelle-les. Je dois y aller pour porter-plainte
contre toi et l'autre enfoiré justement...
L'autre enfoiré ?
— ... Et si tu ne voulais pas que je te retrouve, me souffle-t-il de son haleine
gerbante en s'approchant beaucoup trop près de moi, il fallait éviter de me
balancer ton prestigieux nom de famille à la tronche l'autre jour.
Je me recule, instinctivement. Je vois dans ses pupilles contractées par la
colère qu'il ne manque plus grand chose pour qu'il devienne violent.
— Et mes gosses ? T'as pas pensé que ta petite vengeance aurait des
incidences sur mes gosses ? Ils n'ont rien à voir là-dedans ! ajoute-t-il en se
rapprochant encore.
— Si tu continues à avancer je te jure que tu vas le regretter !
Mais mon avertissement ne fait que l'exciter davantage et, armé d'un sourire
déjà gagnant, il fait un nouveau pas en avant.
— Moret, je t'aurai prévenu !
— Tiens-donc, la catin du lycée serait devenue farouche...
J'ai peur. Cet homme m'a toujours fait peur, et aujourd'hui plus que jamais
quand je vois ses yeux s'assombrir de la sorte.
— Allez, fais pas ta timide, tu écartais les cuisses si facilement il y a quinze
ans...
Mon cœur cogne un plus fort dans ma poitrine à chaque pas qu'il fait vers moi.
J'aimerais que mes nausées se manifestent utilement pour une fois, mais à part
mon rythme cardiaque affolé et mes pas fuyant les siens, tout le reste de mon
corps semble figé. Je me demande même si je parviens encore à respirer.
— Depuis le temps, cet imbécile n'a toujours pas compris que c'est en voulant
te protéger qu'il te mettait en danger...
Cette fois, plus de doutes. Mes poumons m'ont lâchée.
Grégoire. Il parle donc de Grégoire depuis tout à l'heure et non de Maxime.
« ... Bientôt tu découvriras que Moret n'est qu'une preuve supplémentaire... » ;
ses mots prononcés le soir de Noël me reviennent en mémoire.
Je ne sais toujours pas ce qu'il s'est passé mais ça n'a pas d'importance, Moret
vient lui-même de le dire, Grégoire a voulu me protéger. Me protéger comme le
font Émilie et Maxime depuis des années. Sauf qu'eux me protègent parce qu'ils
m'aiment, sincèrement.
Alors, si Grégoire a agi ainsi aujourd'hui... c'est que... lui aussi...
Oh mon Dieu...
Je ferme les yeux un court instant. J'attends ce moment depuis si longtemps,
depuis toujours quasiment, et l'ironie du sort veut que ce soit l'homme qui me
révulse le plus au monde qui me l'apporte. C'est complètement insensé ! Ou
peut-être pas tant que ça quand on y réfléchit car s'il est bien un sentiment
capable de dominer ma peur à ce moment précis, c'est le bonheur de savoir que
je suis aimée. Aimée par Lui.
Alors, puisant dans toute cette colère enfouie au fond de moi depuis de trop
longues années, je trouve enfin la force et le courage de faire face à cet enfoiré.
Car il ne le sait pas, mais « la catin du lycée » comme il aime tant à me rabaisser,
a aujourd'hui aussi quelqu'un à aimer ; quelqu'un à protéger. Quelqu'un qui n'est
autre que l'enfant de Grégoire Legrand.
— Toi qui me parlais de tes gosses tout à l'heure, pense bien à eux avant de
faire quoi que ce soit. Souviens-toi de leur visage et de leur sourire avant
d'essayer de t'en prendre de nouveau à moi. Car crois-moi, c'est au parloir que tu
les reverras si tu t'avises ne serait-ce que de poser un doigt sur moi...
Il n'avance plus, surpris par ma réplique.
— ... Parce que dès que tu vas sortir de cette maison, ce n'est pas Grégoire qui
viendra te trouver, mais les flics, qui te cueilleront chez toi pour t'emmener,
menottes aux poignets, sous les yeux des voisins, de ta femme et de tes gosses
adorés...
Il est comme bloqué, assimilant au ralenti ce que je suis en train de lui
renvoyer.
— ... Alors oui, tu as raison, ils n'ont rien à voir dans toute cette histoire mais
ils en payeront directement les conséquences. Et bientôt ils regretteront de porter
ton nom, celui de Moret, désormais connu comme l'homme qui a agressé une
femme qui attendait un bébé !
Cette fois, je crois que je l'ai perdu, définitivement. Il me regarde quelques
secondes sans bouger, l'air complètement ahuri. Puis il baisse les yeux sur mon
ventre comme pour y trouver une confirmation, avant de revenir très vite à mon
visage.
— C'est donc pour ça qu'il est revenu !
Il fait un quart de tour et porte sa main à ses cheveux crasseux.
— Et c'est pour ça aussi la baraque ! ajoute-t-il comme s'il venait d'assembler
la dernière pièce d'un puzzle inachevé depuis des années.
Puis il me lance un regard mauvais avant de faire entièrement volte-face et de
sortir presque en courant de ma maison.
J'expire longuement, bruyamment. J'ai réussi à repousser ce détraqué.
Je n'ai pas tout compris de ses accusations mais je m'en fiche, je respire, enfin.
Un air pur, sain et sécurisant, me donnant l'impression de respirer pour la
première fois depuis longtemps.
Pourtant, très vite je me reprends et surtout, je retire mes mains que j'ai une
nouvelle fois posées sur mon bas ventre. Le dire à haute voix ne signifie pas être
sûre qu'il puisse exister.
D'ailleurs, je dois aller me préparer, je n'ai pas le temps de m'attarder sur ce
qu'il vient de se passer. Alors, je repousse la porte d'entrée mais la même scène
vient se rejouer : Moret appose sa main dessus pour m'empêcher de la refermer.
— Cette histoire ne s'arrêtera pas là ! Bébé ou pas, ton mec s'est trop foutu de
moi sur ce coup-là ! me hurle-t-il une dernière fois avant de s'en aller, pour de
bon cette fois.
Je sais que ses paroles ne sont pas à prendre à la légère, cet homme est
beaucoup trop dérangé pour que j'ignore les menaces qu'il vient de proférer. Et
maintenant que Grégoire est rentré, qu'il n'a plus rien à me prouver et que nous
allons peut-être bien avoir un bébé, il est hors de question qu'il lui arrive quoi
que ce soit. Forte de ce constat, j'attrape mon téléphone pour le prévenir et
découvre le message qu'il m'a envoyé il y a plusieurs heures.

[Grégoire: À 19h03 précisément, je serai devant chez toi. Ne t'inquiète pas, j'ai
déniché le plus doux des canapés qui soit...]

Même si chaque coin de mes lèvres remonte de façon automatique, cela ne
suffit pas et l'inquiétude s'installe doublement. D'abord du fait des paroles de
Moret bien évidemment ; je sais que ce taré va de nouveau attaquer mais qui ?
quand ? comment ? Je n'en ai aucune idée et toutes ces inconnues m'angoissent
au plus haut niveau. Mais si je suis nerveuse, c'est aussi et surtout parce que nous
avons rendez-vous dans deux heures maintenant et que je ne sais toujours pas
comment lui annoncer, en priant pour que Moret, désormais dans la confidence,
ne m'ait pas coupé l'herbe sous le pied...
Alors, je lui réponds, reprenant comme lui la référence à ces messages et cette
balade de rock qui va sans doute devenir notre chanson.

[Moi: Aucune raison au monde, ne m'empêchera d'être prête pour 19h03...
Mais d'ici-là, fais attention à toi, j'ai reçu la visite de Damien Moret, plus enragé
que jamais.]

Puis je range le téléphone au fond de mon sac, me promettant de ne plus y
toucher avant d'être sortie de l'hôpital.
Et ce n'est pas chose facile quand je me retrouve seule dans la salle d'attente
froide et silencieuse. Dire que je panique est un euphémisme, j'ai une putain de
trouille et l'impression de m'exercer prématurément aux techniques de
respiration que l'on apprend pour l'accouchement.
Heureusement pour moi, la porte du cabinet s'ouvre vite. Alors j'inspire un
peu plus fort une dernière fois et entre dans la pièce, sachant déjà que peu
importe ce que j'y découvrirai, je ne serai plus tout à fait la même quand j'en
ressortirai.
— Madame Dupin bonjour. Je suis contente de vous voir, vous avez manqué
notre dernier rendez-vous, me sermonne gentiment l'obstétricienne.
Je m'assois sur la chaise faisant face à son bureau, peu fière de moi.
— Oui je sais, excusez-moi. J'ai connu une période disons... compliquée.
— Je vois. Alors dites-moi ce qui vous amène à moi aujourd'hui ?
Je baisse la tête tandis que ma main droite vient chercher de façon habituelle
le réconfort de mon alliance. Mais mes yeux se remémorent en même temps que
mes doigts qu'il n'y a plus d'anneau, je joue avec une phalange vide. Alors,
comme si cela pouvait m'aider à diminuer ma nervosité, je glisse mes mains
entre mes jambes serrées, et réponds d'une voix pas franchement assurée.
— J'ai fait un test de grossesse ce matin qui s'est révélé être positif.
— Hé bien ! En voilà une bonne nouvelle !
Je ne réplique pas. La ferveur dans sa voix contraste de façon beaucoup trop
gênante avec mon aveu modéré. Et devant mon manque d'enthousiasme flagrant,
la doctoresse a l'intelligence de se reprendre.
— Bon... Nous allons vérifier tout ça. Pouvez-vous me donner la date du
début de vos dernières règles ?
Je me mords les lèvres de honte, je ne la connais pas. J'ai la désagréable
sensation d'avoir migré dans la peau d'une ado complètement paumée qui
viendrait réclamer la pilule du lendemain après une soirée trop alcoolisée. Sauf
que je n'ai même pas l'excuse de l'alcool pour me dédouaner de ma
responsabilité, tout juste la certitude de mon impossibilité
— Vous avez arrêté les traitements de façon brutale c'est ça ?
— Oui, je parviens à acquiescer, soulagée qu'elle ait deviné. Mais je pense
être enceinte d'environ deux semaines.
— Bon, passez de l'autre côté, nous allons faire une échographie qui va nous
confirmer ça.
Je me déshabille, m'installe et me concentre sur ses moindres faits et gestes
pour ne plus penser à ce qui va apparaître sur l'écran. Je ressens toujours cette
peur affreuse mais, de façon étrange, ma crainte que tout ceci ne soit qu'un
nouvel espoir gâché passe au second plan car une angoisse encore plus grande
m'envahit violemment quand je prends conscience que si jamais je vois bien ce
petit pois à l'intérieur de moi, plus qu'une femme enceinte, je deviendrai une
maman. Une maman qui va rencontrer pour la première fois son enfant.
Alors, paniquée, je garde le regard rivé sur le moniteur. Tout me semble flou.
J'ai fait des tas d'examens ces cinq dernières années et je suis pour ainsi dire
capable de reconnaître chacune des parties qui composent mon utérus, mais
aujourd'hui je ne distingue plus rien. Je cherche alors les réponses à mes
questions sur le visage rassurant de mon médecin mais ce que j'y vois ne me
plaît absolument pas : ses sourcils sont froncés, ses lèvres pincées. Quelque
chose ne va pas. Je ne sais pas quoi mais quelque chose ne va pas.
— Qu'y a-t-il ? je lui demande sans attendre.
— Quinze jours vous m'avez dit ?
— Oui. Vous ne voyez rien c'est ça ? Je l'ai perdu ?
Déjà ...
Je sens une énorme boule se former dans le fond de ma gorge et je réalise que
mes tentatives pour m'empêcher de m'y attacher tout au long de la journée n'ont
servi à rien. J'aime déjà cette chose. Ou plutôt j'aimais déjà cette chose.
— Non, rassurez-vous, vous n'avez rien perdu du tout. Il est là, regardez.
Et c'est vrai, je le vois ce fameux petit pois, qui me paraît plutôt avoir la forme
d'un haricot déformé d'ailleurs. Le seul haricot au monde capable de me faire
pleurer.
— Vous n'avez eu aucun signe avant ces quinze derniers jours ? s'étonne-t-elle
rapidement.
— Non. Mais je vous l'ai dit, ma vie a été plutôt chamboulée ces derniers
temps.
— Et ça ne va pas s'arrêter là croyez-moi ! Vous êtes bien enceinte... mais pas
de deux semaines. D'un peu moins de trois mois je dirais à première vue.
Elle plaisante...
— Trois mois ? Vous plaisantez ?
Elle sourit devant ma panique évidente mais elle ne devrait pas. Si elle savait,
elle n'oserait pas.
— C'est impossible. Je vous assure que c'est impossible, j'insiste obstinément.
Parce qu'il y a trois mois, j'étais encore mariée... et fidèle...
— Tout est possible Madame Dupin. Vous mieux que moi devriez le constater
en ce moment-même. Et je peux vous assurer que le fœtus que j'ai sous les yeux
le confirme. Si j'en crois ce qu'il m'apprend, vous êtes exactement à onze
semaines de grossesse.
— Onze semaines, je répète inconsciemment.
— Arrêtez d'essayer de calculer, se permet-elle de me couper, cela donne une
date établie de conception au vingt-quatre octobre dernier et une date
d'accouchement estimée au vingt-trois juillet prochain, m’énonce-t-elle selon les
informations qui s’affichent sur son écran.
— Le vingt-quatre octobre dernier ? je ne peux m'empêcher de lui
redemander.
— Oui, environ. À plus ou moins deux ou trois jours près.
Le haricot que je regarde sans pouvoir m'en détacher se joue bien de moi. Le
vingt-quatre octobre dernier...
Je sais que Maxime est parti le dimanche vingt-trois octobre, après notre
dernière nuit passée ensemble. C'était un dimanche. Je sais aussi que Grégoire a
partagé la nuit du mardi suivant avec moi, nous étions alors le vingt-cinq
octobre. J'ai fait l'amour avec deux hommes différents à plus ou moins deux ou
trois jours près. J'ai réussi à faire un enfant avec l'un d'eux, à plus ou moins deux
ou trois jours près. Un enfant à qui je viens d'offrir deux pères potentiels, à plus
ou moins deux ou trois jours près.
Alors, plus déroutée que jamais par cette nouvelle information, je laisse se
déverser le concentré de larmes bloqué au fond ma gorge depuis tout à l'heure.
J'aimerais l'empêcher vraiment, mais j'en suis tout bonnement incapable. Et je
me déteste profondément pour ça. Car quand j'entends les premiers battements
de son cœur, quand je regarde les premières images de ce bébé, mon bébé, je ne
peux m'empêcher de me détester, à deux ou trois claques près.
Et comme je le pressentais, je sors de l'hôpital complètement chamboulée. J'ai
sous le bras la fameuse boîte rose que j'ai souvent rêvé de voler à toutes ces
femmes qui me donnaient le sentiment de l'exhiber juste pour me narguer. Plus
désarmant encore, il y a dans cette pochette ma déclaration de grossesse, soit la
preuve la plus indéniable qui soit que cet enfant va exister. Mais je ne peux me
réjouir de tout ça. J'ai bien conscience de vivre là un moment inespéré, mais je
ne me sens absolument pas soulagée. Non, je suis juste paumée.
Que vais-je dire à Grégoire ? À Maxime ? Que dois-je faire ? Comment
pourrais-je être heureuse de devenir maman, quand je réalise qu'avant même que
cet enfant soit là, je suis déjà la pire des mères qui soient ? Je ne sais pas et j'ai le
cerveau beaucoup trop fatigué pour répondre à ça.
Alors je cours jusqu'à ma voiture pour rentrer au plus vite chez moi. Ma tête
tourne et toute la journée défile sous mes yeux : le test, mes nausées, la
découverte des sentiments de Grégoire, cette drôle d'échographie et puis de
nouveau Moret.
Moret, Amanda, la voiture, la douleur, l'hôpital qui tourne autour de moi, et
puis plus rien.
À deux ou trois secondes près...


56

« Dans le langage des jardiniers, les plantes crèvent,
mais les roses meurent »
Julien Green

Dans la nuit du 10 au 11 janvier 2017

Maxime

Je n'avais jamais imaginé vivre ça un jour, ce genre de scènes dramatiques que
l'on voit dans les films ou dans les campagnes de prévention télévisées. Et
pourtant, c'est bien mon téléphone qui a sonné, laissant une voix inconnue me
demander de me rendre au plus vite à l'hôpital.
« Votre femme vient d'avoir un grave accident Monsieur ».
Alors, je peux maintenant dire que les slogans de la sécurité routière que l'on
n'écoute qu'à moitié disent vrai, cela n'arrive pas qu'aux autres. Car ce soir,
l'autre c'est moi. Et comme les autres, je me retrouve à errer dans le service des
urgences de l'hôpital, attendant qu'un médecin sorte enfin du bloc opératoire et
me donne de ses nouvelles.
Je ne suis pas sûr d'avoir tout bien compris des circonstances de l'accident,
mon cerveau, dépassé, n'effectue plus correctement toutes ses connections, mais
il semble qu'une voiture l'ait percutée de plein fouet alors qu'elle sortait de
l'hôpital en courant.
Que venait-elle faire ici ? Je n'en sais rien. Quels sont les dommages
corporels ? Je ne le sais pas non plus. Tout ce que le personnel médical a été
capable de me dire, c'est qu'il fallait attendre.
Alors, j'attends.
J'ai appelé ses parents qui ne devraient plus tarder maintenant et je n'aurai
aucune autre information à leur donner.
J'ai hâte que sa meilleure amie arrive aussi pour qu'elle embarque loin de moi
ce téléphone que l'on m'a remis et qui ne cesse de vibrer, affichant à chaque fois
le nom de l'homme qui ne fait que m'inquiéter davantage. Au vu des messages
qu'il lui envoie toutes les deux minutes, j'ai au moins compris une chose, c'est
qu'ils avaient un rencard tous les deux ce soir.
La voilà qui arrive justement.
— Tu as eu des nouvelles ? m'interroge-t-elle en me saluant.
— Non aucune. Je n'ai vu aucun médecin pour l'instant.
Elle s'assoit à mes côtés et commence à faire nerveusement sautiller ses pieds.
— Tu sais ce qu'elle faisait ici ? je ne peux m'empêcher de la questionner
immédiatement, davantage par curiosité mal placée que pour essayer de me
calmer.
— Il me semble qu'elle avait rendez-vous avec sa gynécologue, m'apprend-
elle avant d'être coupée par ce maudit téléphone qui se remet à vibrer.
—Tiens, réponds-lui, je lui demande en lui tendant l'appareil. Moi je n'y arrive
pas. J'ai essayé mais c'est au-dessus de mes possibilités.
Elle ne dit rien, saisit le téléphone et part s'isoler. Je n'aime pas vraiment le fait
qu'elle ait besoin de s'éloigner pour lui parler mais étant donné mon état
émotionnel, il vaut peut-être mieux que je n'entende pas ce qu'ils vont se
raconter. Car si Émilie valide cette relation comme je viens d'en avoir
l'impression, c'est qu'il n'y a plus grand espoir pour moi. Et ça, je refuse encore
de l'admettre.
— Maxime, mon chéri. Tu as des nouvelles ? m'interroge la mère d'Éloïse qui
arrive aux bras de son mari. Cette même question qui reste toujours sans
réponse.
Je vois sur leur visage toute la gravité que doit refléter le mien, et mon
ancienne belle-mère s'accroche plus fortement encore à son mari pour ne pas
s'écrouler semble-t-il. Après tant d'années à les côtoyer, c'est bien la première
fois que je les vois si unis et inquiets pour leur fille. Comme c'est dommage de
devoir en arriver là.
Surtout garde tes réflexions pour toi, Maxime. Ferme ta bouche.
Heureusement, Émilie qui semble avoir terminé sa conversation privée, coupe
court à mes envies de cynisme. Elle les embrasse à son tour puis revient s'assoir
à mes côtés... sans me redonner le téléphone. Je ne lui demande rien, ce
téléphone ne m'appartient pas car sa propriétaire ne m'appartient plus. Et puis,
c'est certainement mieux ainsi...
Recommence alors cette longue attente intenable. Et à plusieurs, elle est peut-
être pire encore : regards fuyants, silences tragiques, souffles mêlés d'impatience,
d'inquiétude et de peur. Dix minutes, vingt minutes, trente minutes, jusqu'à ce
qu'un homme s'arrête devant nous.
— Moret ! Dégage de là, c'est pas vraiment le moment ! le prend aussitôt à
parti Émilie avant même que je n'aie eu le temps d'ouvrir la bouche.
— Je... Je venais prendre des nouvelles.
— De qui ? D'Éloïse ?
— Oui, confirme-t-il sans grande assurance. Comment va-t-elle ?
— T'es sérieux ? Toi, tu me demandes comment va la fille que tu as humiliée
pendant des mois ?
Moret, mais oui, bien sûr ! Comment n'ai-je pas tilté tout de suite en entendant
ce nom de famille ? En même temps, je ne m'attendais pas vraiment à ce genre
de bonhomme. Car celui qui se présente à moi et qui fixe ses pieds sans oser
bouger, a plutôt l'air d'un gamin que maman Émilie viendrait de disputer que de
l'ancien caïd du lycée qui traumatisait les jeunes filles.
— Et comment as-tu su qu'elle avait eu un accident ? le questionne-t-elle en
me prenant de court une nouvelle fois.
Il garde la tête baissée et met beaucoup trop de temps à répondre à mon goût.
J'ai un mauvais pressentiment...
— On t'a demandé comment tu avais su pour l'accident ? j'insiste, déjà en
colère.
Et sans beaucoup plus de courage, il avoue son crime à demi-mot.
— Je le sais parce que c'est moi qui conduisais la voiture qui l'a percutée.
— Quoi ?! bondit aussitôt Émilie qui n'avait pas encore deviné. Je vais te tuer
cette fois Moret ! Je te jure que... commence-t-elle à le menacer de ses cris
brisant le silence pesant de cette salle d'attente.
Je la rattrape et la maintiens par les bras. Non pas que je n'aie pas envie que ce
type s'en prenne une, au contraire, et je la mettrais bien moi-même d'ailleurs,
mais j'ai trop besoin de comprendre ce qu'il s'est passé avant.
— Laisse-moi Maxime, se débat-elle. Je vais me le faire ! C'est trop là, je vais
vraiment me le faire !
— Arrête Émilie. Cela ne servirait à rien ! je hausse le ton alors qu'elle essaye
en vain de se dégager. Laisse-le plutôt nous expliquer comment tout cela a bien
pu arriver.
Elle cesse de remuer dans tous les sens et respire profondément pour tenter de
se maîtriser.
Je ne peux pas en dire autant du trouillard que j'ai manifestement devant moi,
qui a déjà reculé de plusieurs mètres pour échapper à la furie d'Émilie et qui me
répond d'une voix mal assurée.
— Je roulais vite, ma femme allait accoucher et elle est plutôt du genre à faire
rapidement alors..., commence-t-il déjà à se justifier.
Je ne sais pas s'il attend de la compassion ou une quelconque autre réaction de
notre part, mais bien évidement, seuls des regards davantage haineux lui
viennent en retour. Alors, rapidement, il continue.
— ... Elle venait d'avoir une nouvelle contraction et ne me répondait pas. J'ai
tourné ma tête vers elle juste quelques secondes pour être sûr que ça allait. Et
quand mon regard est revenu sur la route... il était déjà trop tard. J'ai vu son
corps arriver, j'ai freiné. Mais ça n'a pas suffi, ajoute-t-il en baissant de nouveau
la tête.
Émilie se rassoit, pas vraiment calmée, tandis que moi je ne sais pas quelle
position adopter. J'ai envie de riposter, c'est indéniable, ce mec vient d'avouer
clairement que son inattention avait projeté ma femme entre la vie et la mort,
mais ses aveux m'ont frappé si durement que je vois désormais cette scène se
jouer au ralenti dans mon esprit, comme si j'avais été témoin de l'accident.
— Dégagez d'ici, intervient mon ancien beau-père d'une intonation qui ne
laisse aucune place à la négociation.
Je le remercie grandement, c'était la réaction la plus adaptée je crois. Celle que
j'aurais dû avoir.
Et Moret obéit, il fait tourner ses pieds et avance de quelques pas. Pourtant,
rapidement, il se retourne, soutient pour la première fois mon regard et me
demande :
— Et le bébé ?
— Le bébé ? Quel bébé ? je réplique naïvement, perdu dans tout ce flot
d'émotions.
— Moret, on t'a dit de dégager d'ici me semble-t-il ! lui intime immédiatement
et fermement Émilie, depuis son siège derrière moi.
Intrigué par sa réaction, je me tourne vers elle et lui pose la même question.
— De quel bébé parle-t-il Émilie ?
Elle ferme les yeux, adosse sa tête contre le mur et souffle fortement.
Oh bordel...
— Émilie ! je la sermonne sévèrement. Je vais commencer à devenir vulgaire
alors dépêche-toi de me répondre s'il te plaît.
Elle relève les paupières, m'adresse un regard lourd de peine et agite la tête de
gauche à droite comme pour s'excuser de ne pas pouvoir m'avouer la vérité.
Désemparé, je jette un regard aux parents d'Éloïse mais ils semblent aussi
chamboulés que moi. Peut-être même plus encore que moi d'ailleurs.
— Quelqu'un va-t-il me dire de quel bébé il parle oui ou merde ! je m’emporte
face à leur silence.
— Mais du bébé de Legrand ! me répond l'abruti qui semble avoir subitement
retrouvé assez d'aplomb.
— MORET, le prévient une nouvelle fois Émilie les dents serrées.
— Oh, ça va toi ! C'est ta copine elle-même qui s'en est vantée tout à l'heure
pour ne pas que je l'approche, alors...
J'entends Émilie lui répondre quelque chose mais je n'écoute plus. Je suis
assommé par cette nouvelle : Éloïse est enceinte. De Lui.
Ce n'est pas moi qui ai été renversé par une voiture et qui suis maintenant
allongé sur une table d'opération à me battre pour rester en vie, pourtant je
pourrais jurer avoir tout aussi mal, aussi bien physiquement que psychiquement.
Et même quand je vois le poing s'écraser violemment sur le visage de Moret,
je ne réagis pas. Je reste dans cet état de semi-conscience à regarder ce mec, à
terre, le visage en sang, subir les coups puissants et répétés du père de ce bébé
qui est arrivé juste au moment où la vérité a éclaté.
— Crois-moi petit enfoiré, cette fois-ci ça ne s'arrêtera pas là... deuxième coup
de poing... Si tu voulais te venger pour la maison, c'est sur moi que tu aurais dû...
troisième coup de poing... pas sur elle...
— Arrêtez s'il vous plaît, implore la mère d'Éloïse en larmes.
Mais la rage qui l'anime ne saurait se calmer si facilement.
— ... Je connaissais déjà ton peu de courage, mais là... quatrième coup, plus
violent encore que les autres...
S'il continue ainsi, il va finir par le tuer. Vraiment. Alors, en voyant mon
ancien beau-père intervenir pour tenter d'arrêter le massacre, je réagis enfin et lui
viens en aide. Et, soutenus par le personnel médical, nous parvenons finalement
à les séparer avant qu'un drame supplémentaire ne se produise.
— ... Si elle et le bébé ne s'en sortent pas, c'est devant les tribunaux que l'on
réglera ça, continue à le menacer Grégoire déchaîné, qui tente de s'échapper des
bras des infirmiers pour retourner le frapper.
Et je ne doute pas de la finalité face à la justice quand je vois les agents de
Police venir récupérer les deux énergumènes quelques minutes plus tard.
Mais quelle affreuse soirée...
La salle d'attente retrouve alors sa tranquillité angoissante, seuls les pleurs de
la mère d'Éloïse se font toujours entendre, ni Émilie, ni son mari ne parvenant à
la consoler.
Je ne m'essaye pas à cette tâche, je n'ai plus envie de jouer au gendre parfait.
J'ai moi-même du mal à retenir les larmes quand je me répète ce que cet imbécile
s'est empressé de m'annoncer : Éloïse attend un enfant de Grégoire Legrand.
Quand je pense que nous avons essayé pendant cinq ans sans jamais y
parvenir... Et ce mec se pointe après quinze années d'absence, il me vole ma
femme et lui fait aussitôt un enfant. Un enfant.
Moi qui étais persuadé que cette idylle d'adolescents ne durerait pas. Qu'une
fois qu'il aurait fini de jouer avec elle, il l'abandonnerait de nouveau et qu'alors,
elle viendrait retrouver du réconfort dans mes bras... Mais cet enfant change tout.
Absolument tout. Peu importe ce qu'il se passe dans cette salle d'opération.
— Rhaaaa, je râle tout seul, arpentant de long en large cette salle austère et
faisant appel à toutes ces années de discipline que je me suis rigoureusement
imposées pour ne pas exploser à mon tour et marteler de coups de pieds les
paravents installés, censés offrir un peu d'intimité. Tu parles oui, qu'y a-t-il de
plus impersonnel que cet endroit ? Et après la scène surréaliste qui vient de se
jouer, notre escouade qui s'est agrandie avec l'arrivée de Timothée, est plus que
jamais soumise aux regards accusateurs des autres patients attendant sagement
leur tour, eux.
J'essaye de ne pas leur prêter attention, ces gens ne me connaissent pas. Ils ne
savent pas pourquoi je suis dans cet état. Ils ne comprennent pas que c'est à cet
instant précis, au beau milieu de la nuit et du service des urgences, et alors que
les papiers du divorce sont signés depuis deux semaines déjà, que je prends
conscience de la réalité des choses. Éloïse et moi sommes réellement et
définitivement séparés.
Et dire que c'est moi-même qui l'ai quittée...
Je suis tellement secoué qu'il me faut plusieurs secondes pour suivre mes
proches lorsque le chirurgien, qui vient semble-t-il de terminer l'opération,
commence son compte-rendu de la situation.
— ... Rassurez-vous, son pronostic vital n'est maintenant plus engagé.
Timothée et Émilie poussent tous deux un soupir de soulagement. Pourtant,
ces mots si graves me fichent une chair de poule affreuse à moi.
— ... Mais son état n'est pas à prendre à la légère pour autant. Loin de là.
Votre fille souffre de multiples fractures, annonce-t-il aux parents d'Éloïse, la
plus importante se situant au niveau du bassin. Notre priorité a été de stabiliser la
ceinture pelvienne pour pouvoir stopper l'hémorragie. Puis seulement après,
nous avons pu réduire le traumatisme et nous centrer sur ses autres blessures :
fracture ouverte au genou gauche, fracture de l'humérus droit et nombreuses
lésions sur le corps et le visage. Fort heureusement, sa tête et ses vertèbres n'ont
pas été atteintes.
Il marque une légère pause et nous regarde tous les cinq tour à tour, de cet air
si professionnel, à la fois grave et détaché, celui qui doit être enseigné dès les
premières années de médecine probablement.
— Elle est actuellement transférée en salle de surveillance post-intervention et
va se réveiller doucement. Vous allez pouvoir aller la voir chacun votre tour
quelques minutes seulement, une infirmière va venir vous expliquer le
fonctionnement. Mais s'il vous plaît, ne restez pas trop longtemps, elle a subi de
multiples traumatismes et a besoin d'énormément de repos. Je passerai dans la
matinée pour voir l'évolution de son état.
Et avant que le chirurgien ne nous laisse une nouvelle fois seuls face à nos
questions, je me surprends à poser celle qui a tout changé il y a quelques
minutes. Celle que personne d'autre ne semble vouloir assumer.
— Et le bébé ?
Je sens le regard plein de questions de Timothée se poser sur moi et je ne
pourrai pas y répondre. Je suis moi-même encore dans cet état de stupéfaction.
— Vous êtes son époux je suppose ? m'interroge le médecin sans que je ne
comprenne pourquoi.
— Oui, répond à ma place la mère d'Éloïse.
Inutile de reprendre, ce n'est pas la priorité du moment.
— Dans ce cas, elle va avoir besoin de vous Monsieur. Car le choc violent et
frontal qu'elle a subi au moment de la collision avec la voiture, a touché
directement son abdomen, déclenchant prématurément l'accouchement du fœtus.
Et voilà comment en l'espace de quelques secondes, je viens d'encaisser le
quatrième et de loin le plus horrible choc de la soirée.
— Je suis désolé, ajoute-t-il avant de tourner les talons et de disparaître.
Peut-être mais pas autant que moi...
Personne n'ose se parler ni même se regarder, et je comprends très vite que la
charge d'annoncer cette horrible nouvelle à Éloïse va me revenir, à moi qui n'en
suis pourtant pas le père. Alors, légitimement, quand ladite infirmière vient nous
donner les consignes de visite, je demande à me rendre à son chevet en premier,
sans objection aucune des lâches qui m'entourent.
Je suis l'infirmière dans le couloir, le cœur tambourinant. Je ne sais pas dans
quel état je vais la trouver et j'ai peur. Peur d'avoir mal pour elle bien sûr, mais
peur de lui faire encore plus mal surtout. Comment pourra-t-elle se remettre de
ça ? Et puis, qui suis-je pour faire ça ? Je ne suis ni un médecin qui saura
répondre à ses questions ou apaiser ses angoisses, ni celui qu'elle attend, celui
par qui elle voudra être réconfortée.
L'infirmière me répète une dernière fois l'importance de ne pas rester avec
Éloïse plus de dix minutes à compter du moment où elle sera réveillée, puis elle
me laisse seul. Je prends une grande inspiration et, la main tremblante, je pousse
la porte de la chambre.
Elle est là, allongée sur ce lit, plâtrée quasiment de la tête au pied.
Elle est encore endormie.
Elle est belle. Même avec le visage gonflé et tuméfié, je la trouve toujours
aussi belle.
Et dire que j'ai dormi près de treize ans à ses côtés et que j'avais oublié à quel
point elle est jolie.
J'ai oublié ça et tellement d'autres choses... Obnubilé par ma réussite pour elle,
j'ai oublié l'essentiel, elle. Je pensais que lui offrir un cadre de vie des plus
agréables suffirait. Mais j'avais tort. Elle voulait juste du temps, de mon temps,
et non de l'argent.
Je m'approche de son lit et attrape sa main gauche, pratiquement la seule
partie de son corps où sa peau est encore intacte, et je l'écoute respirer.
Putain, elle aurait vraiment pu y rester... Mais non, elle est là, la chair abîmée,
les os cassés, affaiblie, mais toujours en vie.
Je sens une larme couler le long de ma joue et je ferme les yeux pour me
reprendre, je ne peux pleurer ainsi devant elle, mes maux sont tellement
moindres en comparaison des siens.
Et quand je relève mes paupières, mes yeux croisent les siens.
Ça y est, Éloïse est réveillée...

EPILOGUE


« … un point rose qu’on met sur l’i du verbe aimer… »
Cyrano de Bergerac

Éloïse

J'ouvre les yeux, je suis perdue.
Les murs, les draps et l'odeur. Cette odeur aussi indéfinissable
qu'insupportable que je reconnaîtrais entre mille.
Je suis dans une chambre d'hôpital.
J'ai peur. Je commence à m'agiter mais la douleur qui me saisit m'en empêche
aussitôt. Et puis je sens cette main chaude et familière venir serrer la mienne. Je
tourne la tête. Il est là, à sa place, à côté de moi. La seule personne au monde
dont j'ai besoin.
Inutile de parler, je sais lire sur son visage, j'ai appris à le faire avec le temps.
Et je le sais inquiet. J'aimerais lui dire que ça va aller, mais il me connaît assez
pour savoir que je ne suis pas ce genre de femme à la force de caractère
inébranlable, même si la donne a changé aujourd'hui.
J'essaye de me redresser une nouvelle fois mais corps me fait trop mal. Mon
ventre principalement, bon dieu que j'ai mal au ventre. Il doit le deviner car sa
main délaisse la mienne pour venir caresser ma joue. Puis il s'approche, dépose
un baiser sur mon front et alors la douleur et la peur s'envolent quelques instants.
J'aime cet homme et en cette seconde, cela est suffisant pour effacer tout le
reste.
Mais il se dégage trop vite et disparaît de mon champ de vision.
J'entends ses pleurs à l'autre bout de la pièce et je ne peux pas bouger. Je suis
incapable de prononcer le moindre mot, ma gorge est douloureusement nouée.
Comment vais-je réussir à supporter ça ? Je n'en ai pas la moindre idée mais
pourtant il le faudra.
Alors je baisse les paupières et me répète les mots qui me rappellent pourquoi
je ne dois pas céder à ce gouffre, noir, froid et profond, que je me suis trop
habituée à côtoyer. Mais comme trop souvent également, je laisse s'échapper les
larmes qui menacent depuis tout à l'heure.
Ce n'est pas comme cela que j'imaginais me réveiller ce matin, ce n'est pas
comme ça que les choses devaient se passer. Mais depuis un moment
maintenant, rien ne se passe comme prévu.
— Hé, ma belle, ouvre les yeux, m'encourage-t-il tendrement en revenant à
mes côtés.
Je m'exécute et le regarde.
— Regarde-la plutôt elle, ajoute-t-il en relevant le coin de ses lèvres comme
s'il était sûr de lui et de la suite des événements.
Alors seulement j'obéis et je pose les yeux sur ce petit bout de vie qu'il vient
de déposer sur ma poitrine et qui continue de se manifester bruyamment. Et les
larmes m'envahissent doublement. Mais celles-ci n'ont rien à voir avec ces pleurs
qui ont fait mon quotidien pendant ces deux dernières années. Non, ces larmes-là
sont pleines de bonheur, de fierté et d'amour. Les larmes d'une femme qui
devient une maman et qui fait pour la première fois connaissance avec son
enfant.
Et puis je souris.
Je pleure et je souris en même temps, irrépressiblement.
Je grave cet instant dans ma mémoire, dans mon cœur et bien plus loin
encore.
Ses pleurs s'estompent.
Sa tête, pourvue d'un épais duvet tout droit hérité de son père, est collée à mon
cœur et le son de ses battements suffit à l'apaiser. Ce simple contact a ce pouvoir,
la rassurer. J'ai ce pouvoir.
Le voilà donc ce lien magique, inné, indescriptible. Ce séisme émotionnel que
je pensais ne jamais connaître mais qui me prend pourtant aux tripes ce matin.
Je me souviens alors de ce mercredi de
janvier 2017, où, sous les derniers effets de l'anesthésie, je me suis réveillée
ankylosée et complètement immobilisée.
Je me souviens de ces mots, que je ne voulais pas croire, des tentatives de
réconfort de mes proches que je ne voulais plus voir.
Je me souviens du choc avec cette voiture, des secondes qui l'ont suivi et qui
ont irrémédiablement changé le cours de ma vie.
Et je me souviens aussi avoir tant de fois regretté d'être revenue à la vie cette
nuit-là, seule, le corps et l'âme abîmés à tout jamais.
Mais il a été là. Il est resté près de moi tout ce temps.
À l'hôpital, nuit et jour, durant ces longues semaines où je ne pouvais pas
bouger.
À la maison, après qu'il ait insisté pour me faire rentrer, installant un lit
médicalisé, me préparant soigneusement et sans perdre courage des repas que je
refusais d'avaler, s'occupant de ma toilette des jours durant sans le moindre
mouvement d'humeur, de dégoût ou de rejet. Il m'a accompagnée et soutenue à
chaque étape de ma rééducation, me félicitant même quand il n'y avait pas de
progrès.
Il a été là, tel un conjoint se doit de l'être. Et je l'ai détesté comme jamais pour
ça. Je l'ai détesté d'oser continuer à m'aimer comme ça.
Puis, les jours passant, après la relation de patient – soignant que je pouvais
tolérer, ce qui nous unit incontestablement m'a rattrapée. La complicité, la
confiance et la dépendance ont pris le dessus. Et lors d'une affirmation de vie des
plus tendres, quelques jours après mes premiers pas sans béquilles, comme une
grande, j'ai su qu'elle était là, malgré le scepticisme désarmant des médecins sur
une possible nouvelle grossesse.
J'ai tout de suite compris cette fois et le test me l'a confirmé rapidement,
m'obligeant à passer les sept mois suivants allongée pour minimiser les efforts et
les douleurs, mon bassin n'étant pas encore entièrement consolidé même plus
d'un an après l'accident.
Elle était là, bien au chaud et elle devait y rester jusqu'au mois prochain. Mais
comme le bracelet rose qui est attaché à son minuscule poignet l'indique, la
demoiselle a décidé de pointer le bout de son joli petit nez cette nuit, m'offrant le
privilège de me faire connaître la douleur la plus horrible qui soit, bien plus
intense que celles que j'ai pourtant difficilement supportées durant des mois
entiers, et me valant un nouveau passage au bloc opératoire pour une césarienne
en urgence.
Me voilà donc encore clouée au lit pour plusieurs jours.
Mon corps est douloureux et déformé, ma mine est des plus affreuses qui
soient, pourtant ce que je vois dans son regard aujourd'hui parvient à me rendre
plus fière que jamais. Et surtout, ce que je tiens tout contre moi me donne tout le
courage nécessaire pour dépasser ça.
Mila-Rose Legrand
Ma fille
Née le 10 octobre 2018 à 3h07.
Deux ans jour pour jour après que son père ait réapparu dans ma vie. Et après
ça il faudrait que j'ignore les signes du destin...
On frappe à la porte de la chambre, je sursaute. Sans que j'aie le temps de
répondre, je vois la clenche s'abaisser et la tête de ma très chère mère apparaître.
Le destin je disais ?
Grégoire et moi nous regardons instinctivement.
« Eh oui » me narguent ses iris. Il avait parié que cela se passerait comme ça.
Je chasse ce sourire d'incrédulité qui m'envahit malgré moi et fais comme si
de rien n'était, même si je suis consciente du fait qu'elle ait bravé l'interdiction de
visites matinales dans le seul but d'éviter de le croiser. Manque de pot pour elle,
il a refusé de me laisser seule après mon réveil, malgré l'insistance du personnel
soignant qui m'amenait jusqu’à cette chambre :
— Votre compagne a besoin de se reposer Monsieur, l'intervention a été
difficile pour elle.
— C'est justement pour ça qu'elle a besoin que je reste là, l'ai-je entendu
riposter avant de me rendormir, exténuée.
Et je souhaite bien du courage à quiconque voudrait l'en dissuader les
prochaines nuits, je me suis usée à ça pendant plus d'un an, sans même jamais y
arriver.
— Bonjour Madame Chrétien, s'avance-t-il vers elle sans flancher un instant.
— Bonjour, répond-elle les lèvres pincées, en serrant du bout des doigts la
main qu'il lui tend.
Je ne sais pas combien de temps cela va encore durer mais j'espère
secrètement que l'arrivée de Mila-Rose parviendra à lui faire reconnaître
l'évidence. Parce qu'il s'agit bien d'une évidence, depuis toujours. Quand il y a
une telle attirance entre deux êtres c'est qu'il y a forcément une raison, une
logique plus rationnelle que le seul attrait physique, primitif.
Mon père et mon jumeau ont fini par admettre et accepter cette relation.
Même Maxime est venu nous féliciter quand il a eu vent de la nouvelle. Seule
ma mère continue de le voir comme celui qui a gâché ma vie, sous-entendant la
sienne, et qui ne m'apportera que du malheur, l'épisode de démonstration
physique contre Moret dans les couloirs des urgences il y a deux ans n'ayant pas
vraiment plaidé en sa faveur. Mais si le seul malheur que Grégoire puisse
m'apporter ressemble à ce que je tiens contre moi en ce moment, je suis prête à
prendre le risque de choisir cette vie-là.
— Bonjour maman, je la salue à mon tour en chuchotant pour ne pas réveiller
Mila qui s'est endormie.
— Ma chérie, dis-moi comment te sens-tu ?
Comme une femme qui vient d'accoucher maman...
J'évite ce genre de réponse à haute voix, elle me ferait céder de nouveau. Je
suis maman et cela suffit amplement à faire mon bonheur. Mais une partie de
moi gardera toujours cette amertume de ne pas avoir pu mettre au monde ma
fille moi-même. J'aurais tellement aimé connaître ce que je considère comme un
vrai accouchement : les douloureuses et longues heures d'attente, les poussées
interminables, la haine et les insultes au conjoint qui peine à trouver sa place,
puis la délivrance, les premiers pleurs et la découverte, le peau à peau...
Mais la seule haine que je ressens aujourd'hui est contre Damien Moret qui
m'a aussi privée de ce droit. Et la compensation financière qu'il doit me verser
chaque mois pour réparer le préjudice aussi bien physique que moral ne
remplacera jamais ça.
Alors c'est avec son papa, qui a pour le coup très vite trouvé sa place, que ma
fille a d'abord fait connaissance. Et je suis heureuse de me dire qu'ils garderont
toute leur vie ce lien privilégié. Et puis, je me rattraperai quand je mettrai au
monde le garçon qu'il a promis de me faire par la suite.
— Tu veux la prendre ? je demande à ma mère, bien que je connaisse déjà sa
réponse.
— Oui, bien évidemment.
Alors Grégoire s'avance vers moi, me prend Mila et la dépose délicatement
dans les bras de sa grand-mère.
— Je vous présente Mila-Rose, votre petite-fille.
— Mila-Rose, répète-t-elle doucement, les yeux rivés sur mon bébé.
Nous n'avions révélé son prénom à personne. Il signifie tellement de choses
pour nous que nous ne voulions pas entendre les inévitables tentatives de
dissuasion des autres, ma maternel au premier rang.
— Tu aimes ?
— Ce prénom est magnifique Éloïse. Elle est magnifique, je vous félicite.
J'entends tout de suite au son éraillé de sa voix que l'émotion est en train de la
submerger. Alors, même si j'ai bien conscience que mon attitude est purement
égoïste, l'enfant blessée qui réside en moi a besoin de voir ça, de constater que ce
que j'attends d'elle depuis des mois, depuis les huit derniers essentiellement, est
bien en train de se produire : ma mère est émue grâce à moi. C'est pourquoi je
l'invite à redresser la tête.
— Maman ?
Elle me regarde.
Pas manqué, ses yeux sont inondés.
Prend-elle enfin conscience que c'est une chance pour elle de vivre ce
moment ? Qu'elle sera la seule grand-mère de sang que ma fille n'aura jamais ?
Je ne sais pas et je ne me risque pas à lui demander. Qu'elle laisse les sentiments
prendre le dessus devant moi est déjà une grande étape mais devant Grégoire,
c'est juste surréaliste, alors je ne vais pas tout gâcher.
Pourtant trop vite, la froide réalité de nos relations reprend le dessus quand un
nouveau coup brusque retentit sur la porte. Une sage-femme suivie de près par
un médecin entre sans ménagement.
— Il y a trop de monde ici me gronde ce dernier. Je vous rappelle que les
visites sont interdites le matin.
— Oh c'est de ma faute, ne la disputez pas, intervient aussitôt ma mère. J'allais
partir de toute façon. Je reviendrai dans l'après-midi.
Elle se lève, redonne Mila-Rose à son père, s'essuie brièvement les yeux et
quitte la chambre précipitamment.
Je suis contente qu'elle soit venue ce matin finalement. Ça fait du bien d'avoir
une maman, même pour un très court instant. Et qui sait, peut-être que ce statut
de grand-mère lui donnera l'occasion de rattraper ce que nous n'avons pas pu
partager et de réparer le passé ?
Depuis mon séjour prolongé, je ne supporte plus les hôpitaux et leurs
médecins ingrats et hautains, comme celui qui m'ausculte et qui gueule -
littéralement - sur la pauvre sage-femme qui, trop honteuse, garde la tête baissée.
Qu'est-ce que j'ai hâte de rentrer à la maison.
J'ai hâte aussi que cette journée se termine car elle est rythmée par le flot
continu des visites que j'apprécie énormément, là n'est pas le problème, mais
j'aimerais tellement dormir.
Non, à la place, je souris. J'offre mon visage le plus réjoui quand je vois
arriver Timothée et ses trois femmes, puis, un peu plus tard, Alexandra et ses
signaux plus qu'éloquents à l'attention d'un Thierry peu percutant.
Même Monsieur Robert que je n'avais plus vu depuis des mois s'est déplacé.
Et sa venue me touche d'autant plus directement que j'envisage de démissionner
prochainement.
À la suite de l'accident, j'ai été contrainte et forcée de m'arrêter de travailler.
J'ai voulu reprendre mon activité rapidement, dès que j'ai pu m'asseoir et me
déplacer en fauteuil roulant, je ne supportais plus de me sentir sans cesse inutile,
mais Grégoire s'y est vivement opposé, nous faisant ainsi vivre notre première
vraie dispute de couple. Alors, au terme de plusieurs jours de négociation, nous
avons trouvé un compromis. Je lui ai promis de me centrer sur ma
« convalescence » si en contrepartie, il trouvait de quoi m'occuper, vraiment. Et
dès le lendemain, il installait un bureau spécialement pour moi à côté du sien, me
confiant la charge de gérer tout le développement commercial du Domaine aux
Roses. Je l'ai maudit et je lui ai même fait la tête plusieurs jours encore. Mais au
final, il ne pouvait rien trouver de mieux pour m'occuper car entêtée comme je le
suis souvent, je me suis juré de relever son défi, bossant pour cela comme une
acharnée.
Et le pari est sur le point d'être relevé puisque le premier mariage y sera
célébré dans deux mois maintenant, quelques jours avant Noël. Et il ne s'agit pas
des moindres puisque c'est Émilie et Gaëtan qui ont choisi de se dire oui !
Les visites s'achèvent d'ailleurs pour aujourd'hui avec le départ de ces
derniers.
— Tiens, je te rends ton bien, s'adresse Émilie à Grégoire en lui redonnant
Mila-Rose pour qu'il puisse la nettoyer.
— Y'a pas de doutes, tu prends ton rôle de marraine vraiment à cœur !
— Ta fille vient de me vomir dessus ! lui répond-elle du tac au tac.
Même si Grégoire la taquine avec amusement, il a tout de suite été d'accord
avec moi sur le fait qu'il n'y avait pas d'autre choix possible que cette femme-là
pour guider notre fille quand nous-mêmes, dépassés et épuisés comme tous
parents à un moment où à un autre, n'y arriverions peut-être plus.
— P'tite nature ! enchaîne-t-il un sourire rieur aux lèvres.
— Hé ! Sale traître ! Je suis sûre que tu lui avais ordonné de le faire !
continue-t-elle de se défendre.
— Quoi ! Mais n'importe quoi...
Gaëtan et moi nous regardons avant de lever les yeux au ciel. Nous avons très
vite arrêté d'essayer de nous interposer entre ces deux là. Les histoires passées
font qu'ils peuvent difficilement interagir autrement que par la provocation. Mais
nous savons tous, y compris eux-mêmes, qu'ils s'apprécient beaucoup plus qu'ils
ne veulent bien le laisser paraître. Qui aime bien, châtie bien paraît-il.
— ... Tu oses me dire à moi que je ne réfléchis pas avant de parler ?
— Bon, si vous avez fini, on peut peut-être y aller et laisser Éloïse se reposer
un peu ? intervient finalement Gaëtan.
Alléluia !
— Cet homme est un saint, épouse-le !
— Oh ça oui, j'y compte bien ! me répond-elle avant de se tourner de nouveau
vers Grégoire. Mais ce n'est pas fini Monsieur Legrand. Nous reprendrons cette
discussion la prochaine fois !
— Je n'attends que ça, la nargue-t-il jusqu'au bout.
— Des vrais gosses, c'est pas possible, se désespère le futur marié. Allez
Émilie, on y va !
— Ok ! râle-t-elle en attrapant son manteau abandonné plus tôt sur le bout de
mon lit.
— Tu veux bien m'aider à me redresser un peu ? je demande alors à Grégoire
afin de dire plus facilement au revoir à mes amis.
Et tandis qu'il s'exécute, une nouvelle dame en blouse blanche entre dans la
chambre pour me déposer mon repas du soir.
— Une soupe ! Comme tu as de la chance, se moque Émilie. Remarque, ça te
prépare déjà pour rentrer dans ta super robe de témoin !
Décidément, elle est d'humeur joueuse ce soir. Elle est comme ça depuis
qu'elle sait qu'elle va se marier en même temps.
— File de là, je t'ai assez entendue, je lui réponds avec un mouvement de
main. Tu m'as fatiguée.
Elle m'envoie un joli clin d'œil et tous trois sortent de la chambre.
La porte se referme.
— Enfin seuls ! soupire Grégoire.
Il est dix-huit heures trente, nous avons eu du monde toute la journée et je suis
épuisée.
Mila-Rose dort. Elle est propre et a le ventre plein, nous avons donc
l'équivalent de deux petites heures de tranquillité devant nous ; le bonheur !
Grégoire m'apprend la visite de Marius et Mila pour le lendemain, tout en
amenant la table de lit jusqu'à moi. Encore un moment qui promet d'être riche en
émotions... Mais tant qu'ils ne ramènent pas Constance avec eux, cela me va.
Celle-ci n'a pas insisté longtemps après mon accident, elle a vite compris que
cela ne servait à rien. Mais elle a essayé tout de même, profitant de mon absence
liée à l'hospitalisation pour revenir dans la région et « soutenir » Grégoire dans
cette « dure épreuve ». Elle n'avait pas prévu que ce dernier trouverait tout le
réconfort nécessaire auprès du copain de ma meilleure amie, devenu depuis son
meilleur ami aussi. Alors, loin d'admettre sa défaite, elle s'est ensuite rabattue sur
mon ex-mari. Je ne connais pas les détails exacts de l'histoire, la vie sentimentale
de Maxime ne me regarde plus, mais je sais qu'elle a fait le trajet retour jusqu'en
Ardèche très vite et qu'elle n'a depuis pas remis les pieds en Normandie. Quant à
Maxime, il n'en a plus jamais parlé.
Il m'a promis de venir voir ma fille quand celle-ci serait née et je ne voyais pas
les choses autrement de toute façon. Même s'il s'est effacé après mon accident,
laissant à Grégoire le rôle de m'accompagner, il fait encore et fera toujours partie
de ma vie. C'est inéluctable. Et puis, cela prend tellement de sens pour moi, j'ai
besoin de réparer ce moment de ma vie où j'ai compris à son visage
décontenancé que l'accident avait emporté une partie de moi, un morceau qui ne
reviendrait jamais. Alors, je veux qu'il me voie aujourd'hui, heureuse. Pas
uniquement pour moi, mais aussi pour lui. Pour nous, pour clore le passé. Je sais
que son cabinet se porte à merveille et c'est maintenant au tour de Timothée de
se plaindre de ne plus le voir. Mais il est épanoui, je le devine à ses sourires
heureux quand il partage avec nous les repas de famille. J'ai même cru deviner
qu'il fréquentait quelqu'un, ma mère m'ayant informée qu'elle devait rajouter un
couvert pour l'anniversaire à venir de ma nièce. J'appréhende cette rencontre
pour être honnête, mais je suis heureuse pour lui et j'espère qu'il connaîtra vite le
bonheur de devenir père, lui aussi.
Même si la maternité coupe l'appétit…
Je n'ai pas faim. Je suis bien trop fatiguée pour ça. Mon dégoût doit d'ailleurs
se lire sur mon visage puisque Grégoire me défie.
— Tu vas manger !
— Je te promets d'essayer si tu arrêtes de me faire les gros yeux.
En réalité, quoi qu'il fasse, je ne compte rien avaler du tout.
Alors je regarde le plateau, prête à lui servir la plus belle des grimaces
possibles et imaginables, histoire de marquer encore plus mon écœurement, mais
la rose qu'il a déposée à côté du bol de soupe me redonne aussitôt le sourire.
— Oh Grégoire... C'est adorable ! Mais il m'en faudra plus que ça pour
m'ouvrir l'appétit.
— Du genre un ou deux cookies ?
Qu'est-ce que j'aime le voir sourire comme ça. Cela a beau faire deux ans
maintenant, mon cœur fragile ne s'y habitue toujours pas et il chavire à chaque
fois.
— J'avoue que je ne dirais pas non, je réplique, un sourire niais sur les lèvres.
Il s'avance un peu plus, attrape la rose et me la tend pour que j'y découvre le
solitaire qui brille de tous ses éclats au centre des pétales rouge.
Mon sourire tombe en un instant. C'est maintenant. Il y a plus de dix-sept ans
que j'ai rêvé ce moment et il arrive, maintenant.
Je pleure déjà.
Fichues hormones...
Il attrape avec délicatesse ma main gauche et entrelace nos doigts avant de
commencer :
— Éloïse. Je ne peux pas me mettre à genoux aujourd'hui et je ne vais pas non
plus te faire un long discours qui te ferait pleurer davantage ; la journée a été
longue, tu es épuisée. Et puis je t'aime et je sais que nous n'avons pas besoin de
ça. Tu penseras peut-être que le moment n'est pas le plus idéal mais je crois au
contraire qu'il ne pourra pas être mieux choisi. Tu viens de m'offrir le plus beau
des cadeaux qui soient aujourd'hui mais moi, je n'ai rien d'aussi précieux à te
donner en retour. Je n'ai rien d'autre que moi. Moi et mon nom de famille. Moi et
le restant de mes jours. Moi et mon amour fou parce que je suis littéralement fou
amoureux de toi Éloïse Chrétien. Alors, si tu te sens prête à enfin la vivre cette
putain de belle histoire, épouse-moi. S'il te plaît, rends-nous plus heureux encore
en me faisant l'honneur de devenir ma femme.
J'ai chaud, je renifle et je pleure, j'ai mal partout mais bon sang que je me sens
vivante. Plus vivante que jamais. Plus vivante que ce jour où tout a commencé,
au milieu de ces marches au lycée. Plus vivante encore que cette première fois
où il m'a aimée sur ce canapé. Bien plus vivante que ce matin où il a débarqué
pour de nouveau tout chambouler. Plus vivante que jamais malgré la vie que je
viens de donner. Je me sens enfin vivante aujourd'hui parce que ma vie c'est lui.
Depuis toujours et pour toujours. J'appartiens à Grégoire Legrand, pour la vie.
— Oui. Mille fois oui...

FIN

PLAYLIST

U2 – I’m still haven’t found what i’m looking for
Bruno Mars – Grenade
Bruno Mars – Marry you
Twenty One Pilots – Heathens
The Fray - You found me
U2 - With or without you
Hoobastank - The Reason
Rolling Stones – Angie
Coldplay – A sky full of stars
Muse - Uprising
Coldplay – The Scientist
U2 - Sunday, bloody Sunday
Ed Sheeran/Beyoncé – Perfect
U2 - New's Year Day
Passenger – Let Her Go
Bruno Mars – When I was a men
Ed Sheeran – Save myself
Sia – Breathe me
Ed Sheeran - If I told you I love

REMERCIEMENTS


Nombre de sentiments se bousculent à l’heure où je laisse s’échapper ces
derniers mots, les plus durs à coucher car les plus personnels sans doute.
Je ne me considère pas comme une « auteure », je ne suis qu’une rêveuse qui
a eu la chance de croiser sur son chemin des êtres précieux qui l’ont amenée
jusqu’à ces remerciements aujourd’hui…
Mon Maxime et mon Grégoire mélangés, en premier lieu. Ma force, mon
guerrier qui m’apprend chaque jour à ne rien lâcher. Des tas d’histoires se
bousculent en permanence là-haut, pourtant jamais je n’aurais pu imaginer la
plus belle de toutes, la nôtre.
Mes minis-moi, ma vie. Vous êtes mon tout, je vous aime puissance cent
milliards de millions de milliers.
Émilie – la vraie - mon amie, la famille que j’ai choisie. Merci d’avoir été là
depuis les premières lignes, dans ma vie comme dans ce livre.
Nadège, mon rayon de soleil à l’accent chantant. Tu es d’une gentillesse et
d’une sincérité exceptionnelles ; ne t’éloigne jamais s’il te plait.
Et qui dit Nadège dit… Virginie, ma ouaich’ préférée. Tu étais déjà une très
belle personne avant le devenir encore plus. Alors ne t’éloigne pas trop toi non
plus.
Mes proches, ceux qui m’ont déjà lue et encouragée, et ceux qui malgré mon
refus sont venus traîner par ici.
Ma muse (ou pas) qui se reconnaîtra (ou pas).
Ma coliseuse (je t’avais prévenue que tu serais là). Merci d’être si spontanée,
de partager mon univers et de m’encourager.
Mes lectrices Wattpad, plus spécialement Anastasia, Doriane, et toutes celles
que j’oublie honteusement. Merci à toutes d’avoir étoilé mes écrits avec vos
votes, vos mots. Vous m’avez portée, vous m’avez grandie.
Et je ne peux pax citer Wattpad sans mentionner deux êtres chers à mon cœur.
Emma, la très grande Emma, pour tout ce qu’elle est, et pour avoir mis sur ma
route une petite fée.
Morgane, qui me touchera toujours. Merci de m’avoir appris que c’est
possible.
Merci à Floe, tes conseils m’ont été précieux, tout comme ton soutien.
Mon Ophé Clochette. On a dit que l’on arrêtait je sais mais merci du fond du
cœur d’avoir tant insisté. Cette histoire n’en serait pas là si toi tu n’étais pas là.
Merci à Élisia pour son double travail incroyable sur cette couverture que
j’aime encore plus.
Merci à toute l’équipe de Black Ink, ces filles adorables et il faut l’avouer, un
peu folles.
À Marie aussi pour son travail de fourmi.
Un merci tout spécial à Sarah bien évidemment, pour sa présence à toutes
heures, pour avoir cru en moi au point de me donner la chance d’être là, et pour
permettre à nos histoires de prendre vie bien au-delà de notre imagination.
Un merci des plus sincères à tous ceux qui se mobilisent contre le
harcèlement, qui interviennent en milieu scolaire, sur Internet, derrière les
plateformes téléphoniques... Merci pour nos enfants.
Et puis un dernier et immense merci à vous tous, lecteurs, vous qui faites vivre
la romance. Merci du fond du cœur d’avoir laissé une chance à Éloïse et
Grégoire de s’y faire une petite place.

Mélodie

Déjà parus chez Black Ink Éditions

Double Appel – Kalvin Kay



Fraîchement divorcée, Blanche doit repartir de zéro. A trente ans, cette jeune femme s'est toujours laissée
porter par les décisions de son couple. Désormais mère célibataire, elle doit retrouver son indépendance et
aller de l'avant. Lorsque son amie Fathi lui parle d'une annonce parue dans le journal, Blanche ne sait pas
vraiment où elle met les pieds. Sa rencontre étonnante avec Alaric Prigent est aussi inattendue qu'inespérée.
Directeur d'un service de téléphone rose, ce dernier lui donne une chance de reprendre sa vie en main.
Blanche pénètre alors dans un univers déroutant où les inconnus se succèdent au bout du fil... Un
enchaînement terne de sensualité qui sera brusquement interrompu par un appel... Un appel qui pourrait tout
changer...

La promesse de la Lune –
Aidan Adam

"Je savais que partir sur un camp humanitaire dans le désert éthiopien me changerait. Jeune chirurgien
orthopédiste, je revenais pour la première fois sur les terres qui m’ont vu naître. Je devais faire mes preuves
dans ce pays en guerre, touché par la sécheresse.
Mais rien. . . rien, absolument rien ne m’avait préparé à ce que mon destin soit chamboulé par ELLE.
Aliya, généreuse, sensible, bienveillante, mais dotée d’un tempérament sauvage a remis en cause toutes mes
certitudes sur la vie, l’amour et sur moi-même. Mais suis-je prêt à m'abandonner à cette nouvelle réalité
si loin de celle que j’espérais ? "
Malgré les dangers qu’ils devront affronter sur cette terre hostile, Jahmaë et Aliya réussiront-ils à se
retrouver, s’aimer et construire un avenir commun ?
Une promesse... un destin... et si l'amour ne survivait pas aux horreurs de la guerre ?


Ad Vitam Aeternam – Tome 1 :


Le goût de l’interdit – Farah Anah

Quand Chan, jeune femme épanouie mais coincée dans une relation plutôt monotone, fait la connaissance
du ténébreux Noah, son monde va basculer.
Face à sa meilleure amie tombée sous le charme de l’adonis, elle se retrouve dans un tourbillon de
mensonges et de culpabilité. La stabilité de sa vie se voit ébranlée par ce mystérieux boxeur.
Noah réveillera la sensualité de la jeune femme et révélera des facettes enfouies qu'elle ne soupçonnait
pas... Tiraillée entre secrets et attirance incontrôlable, Chan sera immergée dans un océan de manipulation
et de passion. Sortira-t-elle indemne de ce premier round ?


Ad Vitam Aeternam – Tome 2 :
Du souffle à l’ouragan

Chan a fait voler ses barrières en éclats.
Après un odieux chantage elle se retrouve face à des émotions exacerbées et déchaînées. Perdue entre
passion et mensonges, elle va devoir faire des choix en découvrant le vrai visage de ceux qui l'entourent.
Plus mystérieux que jamais, Noah va l'entraîner malgré lui outre-Atlantique où elle va découvrir une partie
des secrets du boxeur.
Entre son désir toujours plus puissant pour lui et les derniers remparts de son couple, comment va-t-elle
prendre sa vie en main ?
Obtiendra-t-elle les réponses dans les tourments qui rattrapent Noah depuis son passé tumultueux ?
Des révélations bouleversantes et l'arrivée de nouveaux personnages pourraient changer le cours de
l'histoire.



Ad Vitam Aeternam – Tome 3 :
La couleur des secrets

Après un séjour tumultueux à New York, Chan en sait d'avantage sur le passé turbulent de Noah.
Leurs sentiments ont éclos, encore incertains, mais déjà intenses. Leur atterrissage à Bruxelles sonne un
brusque retour à la réalité. On leur veut du mal avec hargne et détermination.
En plus de la culpabilité que Chan ressent pour les dommages causés à la maison de Noah, la réapparition
d'Aida n'a pas fini de mettre ses émotions à l'épreuve.
Partagée entre doutes et rancoeur, elle poussera Noah à bout et lui fera prendre des décisions aussi
impulsives que dévastatrices.
Comment ces deux êtres écorchés parviendront à se défaire de l'imbroglio de leurs sentiments sans tomber
K.O au cours de cet ultime round ?

Chirurgicalement Vôtre –
Emma Landas

"Jane Austen, Emily Brontë, William Shakespeare m'avaient convaincue à coups
de milliers de pages que l'amour, même dans la mort, est triomphant !
Et pourtant, je suis là, à me demander si la vraie fin de toute histoire n'est pas
celle d'Emma Bovary...
Jane, Emily, William, ils n'ont pas rencontré Terence Cesare. Peut-être que s'ils
avaient raconté qui il était dans leurs bouquins, ce qu'il allait me faire vivre...
Peut-être alors que j'aurais arraché la tête de Ken, éteint ma télé à Noël, et lu...
je ne sais pas, tiens, des bouquins sur la guerre ou sur l'effet de serre... Sûrement
que j'aurais envisagé d'autres études, loin des hôpitaux, loin des blouses
blanches, loin de lui..."
Qui a dit que les plus belles histoires d'amour naissaient des contes de fées ?
Et si les contes de fées n'étaient pas ce que l'on croit, et qu'au final vous deviez
tomber amoureuse du monstre sombre et obscur ?
Et si Amour et Souffrance ne devaient faire qu'un ?
Voudriez-vous toujours tomber ?...
Just Love Again – Tome 1 : Ecoute le vent, il chante – Aidan
Adam

Destinée :
1- Puissance qui règlerait à l'avance le cours des choses à venir.
2- Destin particulier d'une personne ou d'une chose.
Je n'ai jamais été très forte en statistiques et probabilités mais ce dont je suis sûre, c'est que les chances pour
que nos chemins se croisent étaient quasiment nulles.
Je suis partie pour devenir invisible. Pour m'oublier et pour oublier le vide de ma vie.
Il est parti car il devait devenir invisible. Pour oublier et se faire oublier. Créer le vide dans sa vie pour
mieux se retrouver.
Nous étions deux personnes complètement différentes, sur deux continents différents. Malgré ces
oppositions, nous avons réalisé que notre vie avait déjà été décidée et que nous étions liés à jamais.
A cause ou grâce à nos malheurs, nous nous sommes trouvés et j'allais enfin comprendre de qui me parlait
le vent.

Blue Sunrise – Chlore Smys

Règle numéro 1 : Ne rien dévoiler.
Règle numéro 2 : Ne jamais dire non.
Règle numéro 3 : Ne pas abandonner.
Rester fidèle aux Dauphins, quoi qu'il advienne.
Derrière les portes du Blue Sunrise se cache le très secret cercle des Dauphins,
que la timide Chloé rêve d'intégrer. Devenir membre de cette fraternité apparaît
comme une victoire sur son passé tourmenté : un parrain pour veiller sur vous,
un code d'honneur à respecter, une initiation à réussir.
Lorsque l'énigmatique Alastair est désigné comme son mentor, elle doute de sa
chance. De défi en défi, il l'encourage à oublier ses blessures, à se découvrir, à
oser. A vivre enfin.
Mais toutes les limites ne sont pas faites pour être franchies.

Just Love Again – Tome 2 : Ecoute le silence, il parle – Aidan
Adam

Fatalité :
1. Destin, force occulte qui déterminerait les évènements.
2. Caractère de ce qui est fatal, de ce qui est inévitable.
3. Sorte de nécessité, de détermination qui échappe à la volonté.
Tout m'avait poussé vers Elle... Tout.
Pourtant j'ai foutu en l'air notre relation en un claquement de doigts, provoquant ma descente aux Enfers.
Sans aucune nouvelle d'Elle, je m'attelle à recréer notre histoire, des mots pour soigner les maux...
En attendant une éclaircie dans le ciel de mon destin.
J'écoute le silence, qui fait écho à son manque.
J'écoute le silence, il parle du vide de ma vie.

Ne me fuis pas : Tome 1, Rédemption – Mila Ha.

A 19 ans, Maya est torturée par son passé.
Elle a érigé sa souffrance comme un rempart, la protégeant du monde qui l'entoure.
Même ses proches se heurtent à son mutisme.
Virtuose accomplie, la musique est devenue son refuge et son principal mode d'expression. C'est tout ce qui
lui reste.
son chemin croise celui de Roméo Bennedetti, héritier d'un label de musique.
Il est séduisant, prétentieux et cynique. Tout lui réussit, mais seule sa famille lui importe.
Jusqu'à ce qu'il pose les yeux sur Maya. Elle devient alors son obsession, il veut la posséder, l'aimer et la
protéger.
Tout devrait les séparer, cependant de leur rencontre naîtra une attirance incontrôlable mais dangereuse.

Laisse-moi t’aimer – Mersika M.
Le passé esquisse notre personnalité.
Les craintes d'antan forgent nos carapaces.
J'ai appris de ma faiblesse et je suis devenue une femme de contrôle.
Je suis une dominante.
Tout allait bien jusqu'à ce qu'il arrive et brise l'unique règle de ma vie.
Nathanaël.
Celui qui réanime ma faiblesse, mes peurs.
Celui qui m'apprend comment les affronter, celui qui me pousse à revivre.
Celui que j'ai fui.
Celui que je veux.
Il est un fragment du passé, une promesse au présent, une force pour l'avenir.
Avertissement : Cet ouvrage contient des scènes susceptibles de heurter la sensibilité de certains
lecteurs.


Adé – Ewa Rau


Aimer implique de sauter dans le vide.
Adé est une talentueuse danseuse de hip hop, dont le cœur dégringole toujours après une histoire
douloureuse.
Brisée et usée par sa dernière relation, la jeune femme va, sans réfléchir, accepter le marché saugrenu de sa
prof de danse : vivre sous le même toit que son fils. Elle va alors faire la connaissance d'Antony... Une
rencontre choc qui va remettre en cause tous ses principes.
Les pieds touchant enfin le fond, cela ne sera pourtant pas aisé de remonter la pente...
Adé va découvrir que les sentiments blessent davantage que les coups et que les pactes les plus risqués ne
sont pas toujours signés avec le diable...


Mission Rédemption – Farah Anah



Brillant élément d'une agence de mercenaires, Mikael a décidé de raccrocher et aspire à une nouvelle vie.
Sa patronne lui propose une dernière mission : la surveillance rapprochée de la sulfureuse Gabriel, fille
illégitime d'un puissant homme d'affaires, menacée par un mystérieux corbeau.
Ce boulot va mettre les nerfs de Mikael à rude épreuve, faisant vasciller son self-control au contact de la
jeune rebelle dont il a la charge.
Entre provocations et attirance, chacun cherche à prendre l'ascendant sur l'autre, mais qui sortira
vainqueur ?

Goran – Emma Landas



Charlie n'est pas rêveuse, mais déterminée, ça, oui. Issue des mauvais quartiers de Chicago et d'une famille
tout aussi peu reluisante, elle compte bien s'offrir un avenir meilleur.

Les hommes sont accessoires, son expérience l’a convaincue de ne pas compter sur eux.

Elle ne connaît que les bad boys et a fini par se convaincre que le romantisme et l’amour ce n’est pas pour
elle.
Mais voilà, il y a ce type qui vient chanter un soir dans le bar où elle travaille, et qui ne la traite pas comme
les autres. Difficile de ne pas craquer.

Comment pourrait-elle imaginer que ce beau brun à l'accent français et aux origines slaves a prévu de
s'engager dans un tout autre genre d'amour ?

Soul on fire – Shirley LB



A force de batailles perdues, la vie m'a laissée à fleur de peau.
Mon armure est brisée.
Mon unique faiblesse, ma raison de vivre, mon meilleur ami est descendu aux enfers.
Pour le sauver, je braverai les interdits, je jouerai sans connaître les règles et je miserai tout sur eux.
Ces deux hommes.
Deux lions qui tuent pour survivre.
Suis-je la proie ou le prédateur ?

Steel Brothers – Manon DONALDSON
Vengeance...
9 lettres qui rythment ma vie depuis 7 ans, un mot qui résume mon unique raison d'exister encore. Je touche
au but... Enfin...
Quand Evelynn, adolescente de 14 ans, découvre sa famille massacrée, son traumatisme se transforme en
haine qui alimente son désir de vengeance.
Evelynn devient Ivy.
7 ans après le drame, elle réussit à s'infiltrer et à se faire accepter par les Steel Brothers, gang de bikers aux
moeurs peu recommandables.
Ils sont responsables de la mort de sa famille, ils doivent payer, et Ivy a mis sur pied un plan infaillible.
À leur tête, le ténébreux Dante pourrait bien tout remettre en question. Dangereux, sans foi ni loi, le
puissant chef de gang va tenir un rôle inattendu.
Ivy pourra-t-elle jouer cette partie dont elle ne connaît pas toutes les règles ?

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