Vous êtes sur la page 1sur 5

Studia Theologica IV, 4/2006, 484 – 488

Alin Tat
Augustin chez Guillaume de Saint-Thierry. Le cas de De contemplando Deo

Habituellement, Guillaume de Saint-Thierry ne nomme pas ses sources et quand il


le fait, il les indique de manière indirecte, en termes voilés. Ainsi, Augustin est désigné
une fois dans De contemplando Deo comme „quelqu’un que tu illuminais”(De
contemplando Deo, abrégé CD, 12, 2). Pourtant, selon dom Jacques Hourlier ”Saint
Augustin est peut-être son auteur préféré. C’est lui qui, en de nombreux passages, inspire
ce style coupé, pressé, chargé d’interjections, et ce ton si affectif ; il donne une manière :
les effusions du colloque avec Dieu. Nommé, quoique de façon discrète, il est surtout cité
; souvent il a pu inspirer les pensées de Guillaume, même lorsque celui-ci s’écarte
sensiblement du modèle.”1
Dans notre étude nous nous proposons de vérifier – textes à l’appui – les
observations faites par le même érudit concernant les principales dépendances
augustiniennes de Guillaume, hypothèses formulées dans l’étude qui précède l’édition du
De contemplando Deo dans la collection des Sources chrétiennes : „Il est remarquable
que, dans la pensée de saint Augustin, Guillaume retient surtout les éléments qui sont en
consonance avec la tradition orientale, ceux-là mêmes qu’avait déjà exploités Scot
Erigène. Néanmoins, bien qu’il néglige la théorie des analogies psychologiques de la
Trinité dans l’homme, sa doctrine trinitaire est, sur un point, nettement d’inspiration
augustinienne et occidentale : le rôle d’amour unissant le Père et le Fils attribué à
l’Esprit-Saint. La notion de l’amour, envisagé dans l’homme, comme un poids, une
tendance de l’image vers son Principe, la distinction entre l’amour et l’amour de l’amour,
la doctrine du progrès de l’amour depuis le désir jusqu’à la fruition, sont tributaires de
saint Augustin. A propos des vertus des païens, la dépendance est évidente.”2

1
Jacques Hourlier, „Introduction” in Guillaume de Saint-Thierry, La contemplation de Dieu, Paris, 1977, p.
40.
2
Jacques Hourlier, „Introduction” in Guillaume de Saint-Thierry, La contemplation de Dieu, Paris, 1977, p.
40.

484
Nous procédons en quatre étapes, en évaluant, point par point, les influences
subies dans les thèmes suivants : 1. la doctrine de la Trinité, 2. le dynamisme de l’amour
en l’homme, 3. les vertus des païens, 4. traces diverses. En identifiant les passages ou
l’abbé de Saint-Thierry est le plus proche d’Augustin, nous avons aussi l’occasion de
revisiter quelques idées formulées par l’évêque d’Hippone.

La Trinité

Parmi les vingt-quatre passages de De contemplando Deo qui ont des


correspondances augustiniennes évidentes, il y a une citation qui montre sans équivoque
que la doctrine de la Trinité professée par Guillaume est celle typiquement occidentale et
d’inspiration augustinienne. Celle-ci y inclut l’aspect Filioque et fournit une
argumentation trinitaire à partir de l’amour : „Tu t’aimes donc en toi-même, ô aimable
Seigneur, quand du Père et du Fils procède l’Esprit-Saint, amour du Père envers le Fils, et
du Fils envers le Père : et l’amour est si grand qu’il est unité, l’unité est si grande qu’elle
est Homoousion, c’est-à-dire unité de substance du Père et du Fils.”(CD 11, 22-25) Le
concept conciliaire de homoousion est précédé et introduit par la notion évangélique
fondamentale de l’amour. Cet amour, appelé d’habitude caritas, mais ici simplement
amor, a une réelle portée théologique parce qu’il est principe d’unité trinitaire en vertu de
sa puissance maximale („l’amour est si grand qu’il est unité, l’unité est si grande qu’elle
est Homoousion”). A cette doctrine trinitaire de Guillaume correspond très précisément
une référence augustinienne dans sa Lettre 238, 28.

L’amour

Les péripéties de l’amour en l’homme rappellent l’itinéraire augustinien décrit


dans les Confessions. Le thème de l’amour, omniprésent dans le traité, est le thème
chrétien par excellence, mais il a aussi des résonances augustiniennes claires : „O amour,
viens en nous, possède-nous. Que disparaissent en nous devant ta face, les infections de
tout nom qui de la concupiscence de la chair et des yeux, et de la superbe de la vie,
naissent dans notre affection, comme un foisonnement de surgeons bâtards ; dans cette

485
affection, dis-je, qui s’appelle en nous l’amour, et se corrompt trop souvent dans l’âme
créée par toi et pour toi ; pour toi seul, il est créé avec nous et implanté en nous.”(CD 8,
1-7)3
Les expressions desiderare desiderium et amare amorem, employées pour
caractériser le dynamisme de la vie spirituelle, sont aussi d’origine
augustinienne : „Seigneur, je suis certain, certes, de par ta grâce, d’avoir en moi le désir
de te désirer et l’amour de t’aimer de tout mon cœur et de toute mon âme. Jusque-là tu
m’as fait progresser, jusqu’à désirer te désirer et aimer t’aimer. Mai quand j’aime ainsi,
ce que j’aime je ne le sais. Qu’est-ce en effet qu’qimer l’amour, désirer le désir ? C’est
par l’amour que nous aimons, si nous aimons quelque chose ; c’est par le désir que nous
désirons tout ce que nous désirons.”(CD 4, 20-25)4
Guillaume définit, d’ailleurs, l’amour en termes proprement augustiniens : „C’est
la véhémence de cette bonne volonté que l’on appelle en nous l’amour, par lequel nous
aimons ce que nous devons aimer, c’est-à-dire toi-même. L’amour en effet n’est rien
d’autre que la volonté véhémente et bien ordonnée.”(CD 11, 18-21)5

Les vertus des païens

Sur la vertus des païens, il y a au moins un passage, mais très claire et suffisant,
dans lequel Guillaume se montre de nouveau disciple de S. Augustin. Il emploie la thèse
de celui-ci, selon laquelle les vertus sans la charité théologale ne sont que des vertus
apparentes, ce qui s’applique aux prétendus modèles païens : „beaucoup cultivent la
justice de leur affection, alors qu’ils en sont loin dans l’effet : ils l’approuvent et ils
l’aiment en elle-même, mais ils ne l’exercent pas en eux-même. Ceux-là t’aiment-ils
vraiment, ô Dieu, vraie justice, ceux-là t’aiment-ils vraiment ? Les philosophes de ce
monde l’ont cultivée autrefois, et par l’affection de l’amour, et par l’efficacité de l’action
(…) Cependant, ils sont convaincu de n’avoir pas aimé la justice, eux qui ne t’ont pas
aimé, toi en qui se trouve la fontaine et l’origine de la vraie justice, à qui elle retourne
comme à sa fin.”(CD 12, 3-12)

3
Cf. S. Augustin, Confessiones XIII, 6, 33.
4
Cf. S. Augustin, De Trinitate VIII, 8, 12 ; IX, 2, 2 ; Confessiones II, 1,1.
5
Cf. S. Augustin, De Trinitate XV, 21, 41.

486
Pour spécifier la vertu chrétienne, Guillaume cite deux autres ouvrages
augustiniens, De libero arbitrio et Retractationes : „illuminé par sa vérité et son amour, il
(le Christ) use bien, pour le bien, de toutes choses, de celles qui peuvent servir au bien, et
de celles qui portent au mal, et de celles qui tiennent le milieu entre les unes et les autres :
ce qui est le propre de la vertu chrétienne. La vertu en effet, comme on l’a déjà dit avant
nous, est le bon usage de la volonté libre et l’acte de la vertu, c’est le bon usage de ces
choses dont nous pourrions aussi mal user.”(CD 12, 33-39)6

Points divers et conclusion

Nous allons finir notre parcours du De contemplando Deo avec quelques


indications ponctuelles concernant d’autres influences augustiniennes qui s’ajoutent aux
grands thémes esquissés précédemment.
L’homme est une grande question (magna quaestio) pour lui-même. La réferrence
augustinienne de cette pensée de Guillaume est évidente dans le passage suivant, qui
montre combien il est familier des Confessions : „je me regarde, et je me jauge, et je me
juge moi-même ; et je deviens à moi-même, à propos de moi-même, une laborieuse et
ennuyeuse question.”7
L’abbé de Saint-Thierry connaît et utilise également la doctrine des sens
spirituelle, ajoutée à celle, augustinienne, de la mémoire spirituelle, comme l’atteste la
citation suivante : „quelquefois, Seigneur, tandis ce je suis comme béant vers toi, les yeux
clos, tu me mets quelque chose dans la bouche du cœur ; mais acela je n’ai pas licence de
savoir ce que c’est. Sans doute, je sens une saveur, tellement douce, tellement suave,
tellement réconfortante, que si elle se parfaisait en moi, je ne rechercherais plus rien
outre. Mais quand je la reçois, tu ne me permets de discerner ce que c’est ni par une
vision du corps, ni par un sens de l’âme, ni par une intelligence de l’esprit ; quand je la
reçois, je la veux retenir et ruminer, et en juger la saveur ; mais aussitôt elle passe. Je la

6
Cf. S. Augustin, De libero arbitrio II, 19, 50 ; Retractationes I, 9, 6.
7
Cf. S. Augustin, Confessiones IV, 4, 9.

487
déglutis sans doute, quelle qu’elle puisse être, dans l’espoir de la vie éternelle.”(CD 12,
58-67)8
Une autre expression augustinienne, regula verbi veritatis – qui provient cette fois
du traité De doctrina christiana – se trouve dans le passage suivant : „Hélas, Seigneur,
combien il est précipité, combien téméraire, combien présomptueux, combien il est
étranger à la règle du verbe de vérité et de ta sagesse, pour le cœur immonde, de vouloir
voir Dieu !”(CD 2, 2-6)9
Pour conclure, il est intéressant de noter que Guillaume cite ou se réfère assez
clairement à plusieurs ouvrages augustiniens, dont les plus fréquentes sont De Trinitate
avec 8 références et Confessiones avec 5 références, mais il y a aussi Contra academicos,
De doctrina christiana, De libero arbitrio, De vera religione et quelques autres. Tout cela
prouve une connaissance intime de l’œuvre de l’évêque d’Hippone basée, sûrement, sur
une admiration génératrice d’émulation spirituelle de la part de Guillaume de Saint-
Thierry.

Bibliographie

Guillaume de Saint-Thierry, La contemplation de Dieu, tr. J. Hourlier, Paris, 1977.


Baudelet, Y.-A., L’expérience spirituelle selon Guillaume de Saint-Thierry (thèse), Paris,
1985.
Déchanet, J.-M., Aux sources de la spiritualité de Guillaume de Saint-Thierry, Bruges,
1940.
Id., Guillaume de Saint-Thierry, l’homme et son œuvre, Bruges, 1942.
Id., Guillaume de Saint-Thierry. Aux sources d’une pensée, Paris, 1978.
Pellegrino, M., „Tracce di sant’Agostino nel Contemplando”, in Revue des études
augustiniennes, IX, 1963, p. 103.

8
Cf. S. Augustin, Confessiones X, 40, 65.
9
Cf. S. Augustin, De doctrina christiana 7.

488

Vous aimerez peut-être aussi