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La Lune
au secours des marins :
la déconvenue d’Alexis Clairaut
Guy Boistel
L
e 11 avril 1765, le mathématicien Alexis les bases théoriques qui ont permis à tables. Euler ayant lui aussi reçu une
Clairaut (1713-1765) réclame, dans Mayer de construire ses tables. récompense, Clairaut ne comprend
une lettre d’un anglais parfait publiée Apprenant que Mayer a été récom- pas pourquoi il resterait à l’écart, sa
dans le Gentleman’s magazine, une pensé, Clairaut se dit étonné car, selon contribution au développement de la
partie du prix britannique des longi- lui, seul John Harrison devrait recevoir théorie de la Lune valant celle de son
tudes. Ce prix a été attribué quelque le prix : les tables de la Lune n’inter- concurrent. Du reste, Euler a publi-
temps plus tôt au célèbre horloger fèrent pas avec cette affaire, car elles quement reconnu en 1751 avoir été
anglais John Harrison pour sa montre ne constituent pas une méthode en inspiré par les travaux de Clairaut.
marine H4, et à l’astronome alle- soi. S’il avait imaginé cela, poursuit Clairaut a-t-il raison de s’indigner?
mand Tobias Mayer pour ses tables Clairaut, il se serait manifesté et aurait Pour comprendre sa frustration,
de la Lune.Une petite part a été remise présenté sa candidature, certain qu’il remontons quelques années en
au mathématicien Leonhard Euler pour est de l’exactitude de ses propres arrière. Entre 1747 et 1754, trois des
plus grands mathématiciens de leur
temps, Leonhard Euler (1707-1783),
Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783)
et Alexis Clairaut, s’opposent vio-
lemment sur un projet commun:déve-
lopper de nouvelles méthodes
mathématiques d’approximation, dites
de perturbation, afin de décrire le mou-
vement de la Lune, soumise à l’at-
traction gravitationnelle de la Terre et
du Soleil. La question n’est autre que
le célèbre problème des trois corps,
non résolu par Isaac Newton.
L’enjeu n’est pas seulement mathé-
matique. Il devient urgent, pour les
besoins de la navigation astronomique,
la sûreté des routes maritimes et
commerciales et la sauvegarde des
équipages, de disposer d’un système
précis de repérage en mer; des tables
donnant la longitude écliptique de la
Lune (une des coordonnées de la Lune,
voir la figure page24) avec une préci-
Les distances lunaires, astronomes et géographes, sur une illustration sion suffisante permettraient un tel
tirée de l’ouvrage Cosmographia de Pierre Apian (1533). repérage à l’aide de la méthode des
Collection particulière
chaque astre sur les autres.Toutefois,
après de nombreux calculs, les mathé-
maticiens du XVIIIe siècle ont compris
qu’il est impossible de résoudre com-
plètement et rigoureusement ce sys- Un extrait de la lettre de Clairaut publiée en avec Maupertuis la longueur d’un degré du
tème d’équations. Ils proposent donc 1765 dans le Gentleman magazine. À droite, méridien terrestre en Laponie, puis élabora
d’autres solutions au prix d’hypothèses Alexis Clairaut (1713-1765), par Louis de une théorie de la forme de la Terre fondée
et de nombreuses approximations : Carmontelle (1717-1806). En 1765, Clairaut sur les différences d’accélération de la pe-
« Maintenant, intègre qui pourra » est une des figures majeures de la science santeur entre le pôle et l’équateur. Enfin,
écrit Clairaut en 1759. De ces calculs, française : à 18 ans, il entra à l’Académie des il contribua à la théorie de la Lune et,
ils déduisent une expression simplifiée sciences après avoir publié ses travaux sur plus généralement, au problème du mouve-
de la longitude écliptique de la Lune, l’extension de la géométrie analytique aux ment de n corps soumis à l’attraction gra-
sous la forme d’un développement en figures à trois dimensions. En 1737, il établit vitationnelle.
série de termes périodiques repré-
sentant les déformations de l’orbite
de base de la Lune (voir l’encadré 30 minutes d’arc (ou un demi-degré) « préposé au perfectionnement de
page24). sur la différence de longitudes. Cette la navigation sous toutes ses formes»,
précision revenait à donner la position taillé tout entier pour le bouillant Pierre-
d’un navire à environ 55 kilomètres près Louis Moreau de Maupertuis.
Le « secret sur l’équateur ou 39 kilomètres près à Après celui-ci, puis Pierre Bou-
la latitude de 45 degrés. guer, Alexis Clairaut devint en 1758
des longitudes » Pour soutenir les recherches en « préposé au perfectionnement de
Les recherches sur les longitudes en la matière, l’Académie royale des la marine », en récompense de ses
mer avaient été soutenues par les divers sciences fonda en 1722 le prix Rouillé succès sur l’étude des mouvements
royaumes européens dès le XVIe siècle. de Meslay et distribua tous les deux de la Lune. Sa théorie avait été
Le Longitude Act promulgué par la reine ans un prix de navigation récom- approuvée par Euler qui, voulant en
Anne en 1714 offrait une fabuleuse for- pensant des travaux servant le déve- savoir davantage sur les travaux
tune (20 000 livres Sterling) à qui loppement de la marine. En 1739, le de son concurrent en mathéma-
révélerait le «secret des longitudes» ministre Maurepas créa le poste de tiques, lui avait arrangé la victoire
et permettrait aux marins de détermi-
ner la longitude en mer à moins d’un
demi-degré ou 50 kilomètres près sur
l’équateur. Pour atteindre cet objectif Réclamations
à l’aide des seules méthodes lunaires, Dans la lettre qu’il publia le 11 avril 1765 dans le Gentleman magazine, Clairaut déplore de
les astronomes devaient être en mesure ne pas avoir pu concourir au prix britannique des longitudes: «J’étais assez ignorant des
de donner des longitudes écliptiques conclusions de votre commission sur les longitudes. Je pensais que cela ne concernerait
de la Lune à une minute d’arc près. que le garde-temps [la montre marine] de Mr. Harrison, et que les tables de la Lune n’avaient
L’abbé Lacaille, ainsi que les astro- rien à voir dans cette affaire. Si j’avais eu la moindre idée de cela, je serais venu en Angle-
nomes et navigateurs de son époque, terre, ou j’aurais tout au moins envoyé mes nouvelles tables pour qu’elles soient présen-
considéraient que l’erreur résultante tées aux Commissaires, de manière à ce que mes calculs entrent en compétition avec
sur les distances lunaires était envi- ceux de M. Mayer.»
ron 30 fois plus grande, soit d’environ
C
omment déterminer la diffé- de la Terre, la Lune est une horloge le Soleil ou une autre étoile brillante. La
rence entre deux longitudes céleste offrant des possibilités d’ob- hauteur du Soleil ou des étoiles lui donne
terrestres, c’est-à-dire l’angle servations plus fréquentes que les l’heure locale. Après quelques calculs de
entre deux méridiens, en l’ab- éclipses et autres phénomènes astro- trigonométrie sphérique, le navigateur
sence de garde-temps pour de montre nomiques rares. Proposée par les astro- obtient une distance angulaire vraie
de marine fiable ? Tel est « l’impossible nomes et géographes Johann Werner (l’angle réel entre la Lune et le Soleil
problème des longitudes », comme le et Pierre Apian au début du XVIe siècle depuis le centre de la Terre, après cor-
nommait Voltaire, auquel mathématiciens (mais laissée de côté à cette époque, rection de divers effets optiques tels que
et astronomes se confrontent jusqu’à la car ni les instruments ni les tables ne la réfraction atmosphérique, la parallaxe
fin du XVIIIe siècle. permettaient son utilisation), la méthode de hauteur de la Lune, la dépression de
Déterminer la différence entre deux lon- des distances lunaires est remise au l’horizon, l’élévation de l’œil sur la mer,
gitudes terrestres revient à calculer la goût du jour en 1750 par l’abbé Nico- etc.) qu’il peut comparer aux distances
différence d’heure entre deux obser- las-Louis de Lacaille et l’officier de la angulaires vraies calculées pour le méri-
vations d’un même phénomène astro- Compagnie des Indes, Jean-Baptiste dien de référence et données dans la
nomique, effectuées en deux lieux de la d’Après de Mannevillette. Connaissance des temps à intervalles de
Terre situés aux longitudes considérées Son principe est « lumineux ». À l’aide trois heures. Il en déduit la différence
(l’angle se déduit du fait que la Terre d’un octant ou d’un sextant, le naviga- d’heure entre l’heure locale de son navire
effectue un tour, soit 360°, en 24 heures). teur détermine le plus précisément et celle qu’il est au même moment au
De par son mouvement rapide autour possible la distance angulaire apparente méridien de référence, puis la diffé-
entre le bord éclairé de la Lune et rence de longitude.
D
ans la théorie (solaire) de la Lune de Clairaut (et dans
les théories similaires), la longitude écliptique de la
Lune λ o est la somme de sa longitude écliptique
moyenne L’, longitude donnée par les lois de Kepler et
tabulée pour une époque de référence, et de termes pério- Lune
diques, qui sont les perturbations de l’orbite lunaire dues au Soleil et O
obtenues par une solution approchée des équations du problème des Équinoxe β e y
ti qu
trois corps : de printemps λ clip
e l 'é
λo = L’ + Termes périodiques dus au Soleil. γ Plan d
Ces perturbations, calculées en fonction des positions mutuelles de la
Lune et du Soleil, ont été identifiées par des astronomes à des époques
différentes: l’équation du centre, connue depuis Hipparque (env. 150 avant x
notre ère), l’évection, découverte par Ptolémée (milieu du IIe siècle), la
variation, découverte par Tycho Brahe (XVIe siècle), l’équation annuelle,
découverte par Tycho Brahe et Kepler (XVIe siècle), etc. Par exemple, le
début du développement que Clairaut donne en 1751 commence ainsi:
λo = L’ – 6,195556°sinM’ – 1,271944°sin(2D – M’) + 0,215833°sin2M’ etc.,
où M’ est l’anomalie moyenne de la Lune (l’angle entre la direction Les coordonnées de la Lune dans le repère
du périgée – point de l’orbite lunaire le plus proche de la Terre – et écliptique Oxyz. L’écliptique est la trajectoire
apparente du Soleil autour de la Terre. Cette
la longitude moyenne de la Lune), et D est la distance angulaire
trajectoire définit un plan, le plan de l’écliptique,
moyenne de la Lune au Soleil.
qui coupe le plan de l’équateur terrestre selon
En 1751, Clairaut donne 22 termes correctifs à la longitude moyenne de une droite, la droite des équinoxes. Le point O
la Lune ; Mayer en donne 26, tous corrigés d’après les observations. Tout est le centre de la Terre, l’axe Ox est la droite
au long du XIXe siècle, les mécaniciens célestes, de Laplace à Delaunay, des équinoxes, orientée vers l’équinoxe de
pousseront le calcul des perturbations le plus loin possible, espérant printemps, l’axe Oy est perpendiculaire à Ox
atteindre enfin l’orbite réelle de la Lune. On compte 146 termes dans les dans le plan de l’écliptique et l’axe Oz est la
tables de Burckhardt, 95 dans celles de Damoiseau et, champion toute droite perpendiculaire au plan de l’écliptique.
catégorie, 415 termes chez Delaunay. À la fin du XIXe siècle cependant, Dans ce repère, un objet céleste telle la Lune est
Henri Poincaré montrera que le calcul extrême des perturbations ne représenté par deux angles λ et β, respectivement
rajoute pas de précision : poussées trop loin, les séries divergent ! sa longitude et sa latitude écliptiques.
de géomètre ne le font pas dévier ment le primat de la théorie sur la pra- des Temps officiellement rémunéré
et il critique la manière obscure avec tique, mais l’autonomie complète de par l’Académie royale des sciences –
laquelle elles semblent avoir été la théorie sur la pratique, opposition s’entêtent à vérifier la bonne tenue
construites. Clairaut souligne que censée assurer la supériorité morale des tables théoriques de Clairaut
la qualité des tables de Mayer ne du savant sur l’artiste : face aux tables empiriques de Mayer,
remet pas en cause le fait que la Il faut observer que M. Clairaut a révisées par le Nautical Almanac bri-
théorie est meilleure qu’une ana- déterminé par la théorie toutes les tannique. Particulièrement inspiré,
lyse empirique : équations qui ont servi de fondement Jeaurat n’aura de cesse, jusqu’en
Rendons justice à l’habile astro- à ses tables, et que M.Mayer a employé 1783, année de son remplacement
nome qui a su joindre les adresses des observations pour corriger les à la tête de la Connaissance des
de son art aux secours que nous lui siennes. Celles-ci doivent donc être Temps par Pierre Méchain, de
avons offerts par le nôtre;mais ne per- plus exactes pour un temps voisin de confronter les tables de la Lune de
dons point l’espérance de trouver direc- celui où elles ont été calculées, mais Clairaut, de Mayer et des autres
tement ce que la méthode empirique leur avantage pourrait aussi n’être auteurs aux meilleures observations
ne peut pas donner d’une manière sûre qu’apparent et momentané. disponibles, avec l’idée de faire triom-
et lumineuse. pher la théorie sur l’empirisme.
Cette position de principe philo- Dans un gros recueil manus-
sophique est reprise par Condorcet, Pour sa gloire crit, conservé à la bibliothèque de
secrétaire perpétuel de l’Académie l’Institut de France, intitulé Calculs
des sciences et rédacteur, avec Entre 1765, année de la mort de Clai- de 526 lieux de la Lune sur les tables
d’Alembert, des notices dans la par- raut, et 1786 environ, une poignée de M. Clairaut et remis à l’Académie
tie «Histoire» des Mémoires de l’Aca- d’astronomes, amis et admirateurs le 7 juillet 1782, Lémery présente,
démie des sciences depuis 1773. de Clairaut – Alexandre Savérien, dans une courte note, l’objectif
Chargé de rendre compte des pre- Pierre-Achille Dionis Duséjour, Edmé qu’il s’est fixé, faire passer Clairaut
mières comparaisons entre les tables Jeaurat et Louis-Robert Cornelier- au statut de « Gloire nationale » :
de la Lune de Clairaut et celles de Lémery, le premier calculateur des Je me suis engagé, dans la
Mayer, Condorcet affirme non seule- éphémérides de la Connaissance Connaissance des Temps de 1779,
à calculer une partie des observa- 20 ans après son décès, et de leur
tions de M. Bradley par les tables de souci d’entretenir sa mémoire. Tou-
la Lune de M. Clairaut, édition 1765 tefois, faute d’une théorie plus avan-
[…] . Par cette comparaison, les cée sur la question, à partir de 1783,
astronomes seront en état de voir l’affaire fut entendue : désormais, les
si en changeant quelques-uns des astronomes français de la fin du XVIIIe
coefficients des tables de M. Clai- siècle réduiront leurs observations
raut, on ne pourrait pas les amener et établiront les éphémérides nau-
à une exactitude peut-être encore tiques sur les tables de Mayer et
plus grande que celles des autres du Nautical.
tables. Ce serait une gloire pour la Les tables de Mayer, corrigées
France, et surtout pour l’Académie sans cesse par les calculateurs du
royale des sciences, que tant de tra- Board of longitude, resteront en usage
vaux importants pour le progrès de jusqu’au début du XIXe siècle. Elles
l’Astronomie doivent immortaliser seront alors remplacées par les tables
dans l’histoire de cette belle science. de Bürg et Burckhardt, établies sur
les principes du Traité de mécanique
céleste de Pierre-Simon de Laplace
Une affaire classée et publiées par le Bureau des longi-
tudes français entre 1802 et 1816.
Néanmoins, les tableaux publiés par Entre 1838 et 1857, l’astronome
Lémery et Jeaurat indiquent une allemand Peter Andreas Hansen
lente dégradation de la qualité des publiera, avec le soutien de l’ami-
tables de Clairaut, due à une dis- rauté britannique et de l’astronome
persion croissante des valeurs royal anglais sir George Airy, des
répertoriées. L’étude statistique de tables qui resteront en usage jus-
ces tables confirme qu’elles ne sou- qu’au début du XXe siècle. Pour les
tiennent plus la comparaison avec marins toutefois, cela n’a plus d’im-
les tables de la Lune de Mayer, portance ; les distances lunaires ne
corrigées et améliorées par les res- font plus par tie de leur arsenal
ponsables du Nautical Almanac : méthodologique depuis l’invention
dans la Connaissance des Temps de la droite de hauteur par Sum-
pour l’année 1786 , la moyenne ner (1843) et Marcq Saint-Hilaire
des écarts en longitude pour les (1873-1875).
tables de Clairaut est égale à envi- Malgré les efforts théoriques des
ron +15 secondes d’arc (avec un mécaniciens célestes européens tout
au long du XIXe siècle, notamment
écart type double de celui calculé
pour les tables de Mayer), alors de Charles-Eugène Delaunay, les
[ auteur >>| bibliographie
qu’elle n’est que –3 seconde d’arc astronomes continueront d’ajuster
pour les tables de Mayer. Le temps les petits résidus des tables des posi- Guy Boistel est docteur en histoire des sciences et des
techniques, et chercheur au Centre François Viète à
qui, selon les partisans de la théo- tions de la Lune aux observations Nantes.
rie, devait révéler la supériorité de jusqu’à une époque avancée du
la méthode de Clairaut, avait tran- XX e siècle. Il faudra attendre 1960 Guy Boistel, 2001, L’astronomie nautique au XVIIIe siècle en
ché en faveur de Mayer. pour que les termes empiriques France : tables de la Lune et longitudes en mer, thèse de
La confiance de Lémery dans soient bannis des expressions des doctorat en histoire des sciences et des techniques, Université
les tables de Clairaut est exagérée ; éphémérides lunaires. Après deux de Nantes (thèse primée par l’Académie de marine en 2002 et
elle témoigne toutefois de la consi- siècles de discussions, la théorie si commercialisée par l’Atelier national de reproduction des
dération que certains astronomes chère à Clairaut a finalement eu thèses de Lille 3).
éprouvaient encore pour celui-ci raison de l’empirisme…