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DE L'INTERDEPENDANCE DE LA THÉORIE ET DE LA PRATIQUE EN


TRADUCTION

Chapter · January 1997

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Marianne Lederer
Université de la Sorbonne Nouvelle Paris 3
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DE L'INTERDEPENDANCE DE LA THÉORIE ET DE LA
PRATIQUE EN TRADUCTION, 1997, pp.161-170.

M. LEDERER
Professeur à l'Université Paris III
In La Traduction : Carrefour des Cultures et des Temps
Hommage à Hasan-Ali Yücel

Hasan ANAMUR (ed.), Yildiz Teknik Üniversitesi, Istanbul

En traduction, théorie et pratique ne font pas bon ménage. Beaucoup de traducteurs


jugent, et certains le disent, que la théorie n’est pas indispensable pour traduire. S’ils
pensent à certaines théories fondées sur des bases fort éloignées de leurs préoccupations
quotidiennes, la linguistique, ou encore le déconstructivisme au jargon ésotérique, par
exemple, on peut comprendre qu'ils soient désorientés. Quant aux théoriciens, ils sont
souvent issus de disciplines autres que la traduction à proprement parler ; ils sont linguistes,
de diverses tendances, professeurs de langues, critiques littéraires ou même parfois
informaticiens. Ils ont tendance à plaquer sur la traduction des schémas qui ne lui
conviennent pas ou ne lui conviennent qu’en partie, et dans lesquels les traducteurs ne se
reconnaissent pas.
Or, que doit être une théorie, sinon une explication - ou du moins une tentative
d'explication - du phénomène observé, en l'occurrence celui de la traduction réussie et donc
de la pratique du bon traducteur ? La théorie issue de la pratique aura obligatoirement des
retombées en un mouvement de retour sur la méthode de traduction.
Par ailleurs, qu'on en soit conscient ou pas, il y a toujours à la base de toute pratique
quelques éléments de théorie. Quiconque traduit (en l’absence, lui semble-t-il, de tout
substrat théorique) agit néanmoins inconsciemment selon certains principes implicites, idées
reçues ou préconçues. Ainsi l’idée fermement implantée dans le public selon laquelle ‘qui
sait les langues sait traduire’ est-elle à la base d'une théorie 'linguistique' de la traduction qui
ne s'affiche pas en tant que telle mais est appliquée intuitivement par beaucoup de ceux qui,
connaissant ou croyant connaître deux langues, se lancent sans plus réfléchir dans la
traduction. On est là en présence d’un embryon de théorie de la traduction qui reste,
certes, implicite, mais dont on s’aperçoit en creusant un peu qu’il est fondé sur la croyance

1
sommaire que chaque élément linguistique a une correspondance à signification identique
dans l'autre langue et que traduire consiste à l'y retrouver.
Pour que théorie et pratique se rejoignent il est avant tout indispensable que la
théorie soit explicite.
Fort heureusement, depuis la deuxième guerre mondiale, de nombreuses écoles de
traduction ont vu le jour et si des traducteurs amateurs continuent à travailler à l’aveuglette,
les meilleurs parmi les instituts universitaires inculquent aux étudiants des notions
théoriques qui accélèrent le processus de prise de conscience à laquelle parviennent les
bons traducteurs.
Différentes théories explicites ont des retombées différentes sur la pratique de la
traduction: je pense par exemple à la théorie contrastive (Vinay et Darbelnet, 1956) encore
très en faveur aujourd'hui, qui note les différences entre les formulations de la traduction et
celles de l'original, établit de ce fait des comparaisons entre les langues et en tire des règles
de traduction ; je pense à la théorie du Skopos pour laquelle la fonction du texte est
l’élément fondamental qui doit guider le traducteur dans ses choix (Reiss et Vermeer, 1984)
ou encore à la théorie du romantisme allemand reprise par Berman (1984), la langue
originale devant transparaître dans la traduction. Dans la mesure où mon but est ici
d’illustrer l’interdépendance de la théorie et de la pratique, je vais, dans ce qui suit, limiter
mes propos au cas de la théorie interprétative de la traduction, celle que je connais le mieux,
et à ses interactions avec la pratique.

La théorie interprétative de la traduction est issue, au départ, de la pratique de la


traduction orale ou interprétation et de son observation. Elle s’est peu à peu constituée en
étudiant non pas la traduction-résultat, le discours traduit, mais le processus intellectuel par
lequel l’interprète, à partir d’un discours original, réussit à produire une interprétation dans
une autre langue, qui est équivalente à ce
discours original. En traduction simultanée, si l’on enregistre de façon synchrone le discours
de l’orateur et la version de l’interprète, on peut suivre seconde après seconde le processus
de la traduction. La bande magnétique conserve en effet les retouches, les hésitations, les
retards pris par l’interprète attendant de comprendre les propos de l’orateur, la réexpression
spontanée des idées comprises, bref tout ce qui dénote le travail intellectuel effectué pour
restituer le discours de l’orateur.
Il est beaucoup plus difficile d’étudier le processus de la traduction écrite. En effet, la
seule chose dont on dispose à l’écrit en toute certitude, ce sont les deux textes, figés,
l’original et la traduction. La manière de procéder, les divers essais, les brouillons du
traducteur ont disparus ; le processus semble opaque à l’observation et c’est pourquoi tant

2
de théoriciens ont parlé de la ‘boîte noire’ du cerveau et de l’inutilité de se poser des
questions sur ce qui se passe dans la tête du traducteur..
Certes, quelques chercheurs se fondent récemment, pour essayer d’abolir un peu
l’obscurité qui règne autour du processus de l’écrit, sur des protocoles de verbalisation
(Think Aloud Protocols, cf. par exemple Séguinot, 1996) : on demande au traducteur de
verbaliser son raisonnement pendant qu’il traduit. Sans nier l’intérêt de ce type de
recherche, il faut remarquer que les mécanismes cérébraux fonctionnent en parallèle avec
une telle rapidité qu’il est impossible à quiconque de dire tout ce à quoi il pense en même
temps en des associations d'idées non explicites. Par ailleurs, les traducteurs chevronnés,
sur qui ces expériences devraient être menées, ont acquis un certain nombre de réflexes ou
d’automatismes qu’ils ne seront pas en mesure d’expliciter.
Les traducteurs subdivisent en général le processus de la traduction en deux étapes :
la compréhension et la réexpression. La théorie interprétative de la traduction insère entre
les deux une étape supplémentaire, la déverbalisation, qui non seulement est naturelle au
déroulement de la compréhension, mais est également indispensable à la réexpression.
Cette étape, clairement discernable à l’oral, en particulier en interprétation consécutive,
(Seleskovitch, l975), est plus difficile à apercevoir à l’écrit. Néanmoins, la théorie issue de la
pratique et de l’étude objective de la traduction orale a été vérifiée pour la traduction écrite
(Delisle 1985, Lavault 1985, Durieux 1988, Hurtado 1990, Israël 1991, 1994, 1995, plus de
nombreuses thèses de doctorat). Chacun des trois stades a été finement examiné et le
processus de chacun éclairé. Bien que l’objet de cet article ne soit pas la théorie
interprétative de la traduction en tant que telle, mais les répercussions qu’une théorie, quelle
qu’elle soit, a sur la façon de traduire, un bref aperçu est nécessaire.

La théorie interprétative se fonde sur la réaction en boucle entre les signes linguistiques
et les connaissances extralinguistiques
Nous partons d’une évidence : le traducteur, lorsqu’il regarde la page imprimée d'un
texte, a sous les yeux des signes graphiques. Le processus interprétatif (c’est-à-dire celui de la
compréhension) commence dès qu'il leur intègre non seulement sa connaissance des
concepts linguistiques correspondants, mais aussi sa connaissance non linguistique des
réalités auxquelles renvoient les concepts. Les connaissances extralinguistiques, en même
temps qu'elles sont mobilisées par les éléments linguistiques, contribuent à les identifier. Cette
intégration est aussi spontanée qu'obligatoire; ne vouloir voir derrière les signes graphiques
que des concepts linguistiques, alors que l'on est devant un texte, exigerait un effort que bien
peu de gens seraient capables d'accomplir et dont il serait d'ailleurs difficle de percevoir le but
s'agissant de traduction. Ceci dit, lorsque la connaissance de la langue ou celle des réalités

3
visées par le texte est insuffisante, la traduction ne peut porter que sur les concepts
linguistiques (justes ou faux) et sur la désignations de réalités (existantes ou fictives).
Entre langues et textes, il convient de faire une distinction très nette : des mots ou des
phrases isolées, sans vouloir dire, ne permettent que l'interprétation de la graphie en concepts
linguistiques virtuels dont la signification ad hoc est supputée ; les mots formant texte sont en
revanche compris avec un sens à la fois plus précis et plus vaste que leur signification propre.
Plus précis en raison de l'actualisation des mots dont les diverses significations possibles ne
se réalisent jamais toutes en même temps dans un texte ; plus vaste en raison de l'activation
de connaissances pertinentes, les compléments cognitifs, qui s'adjoignent aux sèmes
actualisés pour produire un sens.
Isoler des éléments linguistiques pour les traduire c'est se heurter à la polysémie des
signifiants. Un petit entrefilet paru dans le Monde du 20 août 1996 illustre l’inadéquation de ce
genre de traduction: ce journal avait publié en date du 6 août l’information selon laquelle les
agents du métro de Londres regroupés dans l'ASLEF (Associated Society of Locomotive
Engineers and Firemen) étaient des "cheminots et des pompiers". ‘Fireman’ est
effectivement 'pompier'. Le journaliste du Monde s'arrête à ce sens premier, sans se poser la
question de la pertinence du terme dans le contexte du métro. Le rectificatif du 20 août met les
choses au point : l’ASLEF date du temps des locomotives à vapeur où l’élite des agents était
constituée de mécaniciens (engineers) et de chauffeurs (firemen).
Il va de soi que, pas plus que le locuteur natif, le traducteur ne peut connaître toutes les
acceptions des mots, (des centaines de mille) mais il est tout aussi évident que pour éviter le
problème de la polysémie, il doit s'inspirer du contexte et de sa connaissance des réalités qui
lui font repousser les significations non pertinentes des mots de l'original et donner une
cohérence à sa traduction. Il est plus que probable que le journaliste, traducteur occasionnel,
se fiant à sa connaissance (incomplète) de l'anglais était convaincu que traduire consiste à
mettre un terme français au regard du terme anglais, quelle que soit l'incongruité du résultat.

La théorie interprétative donne toute leur importance aux connaissances


extra-linguistiques, qu'elle appelle 'compléments cognitifs' et qui sont indispensables à la
réussite de la pratique.
En fondant la compréhension du sens sur la notion de compléments cognitifs chez le
traducteur, elle n'a pas attendu les progrès de la traduction automatique pour constater que
des informations supplémentaires aux désignations linguistiques sont nécessaires à la
traduction. La première retombée de cette constatation sur la façon de traduire, est que l'on ne
peut en rester au niveau purement linguistique : ce sont les textes que l'on doit prendre pour
objet. On ne saurait traduire chaque élément linguistique et parvenir à une traduction sensée.
La deuxième répercussion est que si le traducteur ne possède pas les connaissances

4
nécessaires, le savoir pertinent, qui lui permettent d’interpréter la chaîne graphique, il ne
parviendra pas non plus à traduire correctement. Il lui faut, dès qu’il aborde le texte, le mettre
en situation, le dater, se demander qui est l’auteur, sa fonction lorsqu’il écrit le texte,l'objectif
qu'il vise ; il lui faut aussi le cas échéant compléter ses connaissances thématiques, acquérir le
savoir pertinent qui donnera son sens à l’ensemble des signes qu’il a sous les yeux. Un
traducteur conscient de la nécessité d'acquérir les connaissances nécessaires à la
compréhension du texte n’aurait pas fait l’erreur suivante 1 . L’original décrit les objets qui
encombrent le bureau d’un des personnages : "sur la table, il y a du papier [...], une boite en
carton bleu Chagall et une autre noire...". Le bleu Chagall ne semble pas faire partie des
connaissances de la traductrice, ce qui en soi n’a rien de répréhensible : "On the table are ... a
blue box of Chagall note cards and a black ..." Se documenter sur le peintre Chagall et la
couleur bleue qu’il affectionnait n’eût pas pris beaucoup de temps. L’erreur n’est pas grave, la
traduction dans son ensemble se lit agréablement. Néanmoins cette erreur de méthode
(passer sur quelque chose que l’on ne comprend pas sans chercher à combler ses lacunes)
ne serait pas acceptée chez un étudiant en traduction. La recherche documentaire, qui peut
être nécessaire aussi bien pour certains textes littéraires que pour les textes techniques, fait
partie du processus de compréhension indispensable à une restitution correcte.
La compréhension d'un sens se construit par la fusion de ce qui d'une part se dégage
de la langue actualisée par le texte et de ce qui de l'autre est apporté par les connaissances
pertinentes du récepteur, en l’occurrence le traducteur.
La compréhension et donc le sens est affaire individuelle ; sa richesse varie selon les
connaissances et l'expérience de chacun. Mais le fait que le sens soit subjectif, selon les
connaissances et les réactions propres de chacun, n'exclut nullement qu'une plage
suffisamment vaste de ce sens soit partagée par les partenaires à la communication, si bien
que celle-ci s'établit généralement sans à-coups. Le traducteur, intermédiaire entre un auteur
qui veut communiquer et des lecteurs qui veulent comprendre, se situe à l'intérieur de cette
plage et sa restitution de l'original dans l'autre langue mettra ses lecteurs, abordant le texte
munis de leurs propres compléments cognitifs, en mesure de le découvrir, chacun avec plus
ou moins de richesse, ressemblant en cela au lecteur de l'original. Le processus de la
compréhension d'un texte est universel, la compréhension du traducteur n'en est qu'un cas
particulier

La théorie interprétative rappelle également que les connaissances du lecteur de la


traduction ne recoupent jamais entièrement celles du lecteur de l'original.

1E.Manuel, Cette ombre familière, traduit en anglais par J. Suther sous le titre Dark Companion,
Edition de l'étoile, Charlotte, USA.

5
Cela est particulièrement perceptible des traits culturels, qui diffèrent même entre
peuples géographiquement proches. Elle conclut que le traducteur a pour tâche de combler les
écarts culturels qui ne peuvent manquer d'exister entre les deux types de lecteurs. A cet
égard, disposer d'une théorie de la traduction qui tienne compte du destinataire est important
et permet de résoudre de façon relativement satisfaisante bien des questions qui laisseraient
sinon le traducteur dans l'incertitude ou le conduirait à agir au cas par cas, tantôt par l'ajout de
notes en bas de page, tantôt par l'utilisation d'emprunts ou au contraire par la décision de
gommer ce qui lui semble trop étranger. Or s'il n'est pas toujours possible ni même souhaitable
de donner au lecteur de la traduction qui désire, on peut le supposer, connaître l'œuvre d'un
auteur et non lire un traité d'ethnographie, des explications très complètes, il est toujours
possible de lui donner à voir la différence. Mais il s'agit là d'un problème en soi, que je ne peux
développer ici quel qu'en soit l'intérêt intrinsèque mais dont j'ai abordé certains aspects ailleurs
(Lederer, 1998).

Pour la théorie interprétative, le sens est non verbal ; il est le produit de la


déverbalisation qui enchaîne sur la compréhension. Grâce à ce phénomène de
déverbalisation, le bon traducteur évite les interférences.
On sait que les langues de familles proches ne se prêtent que trop aux dangers
d'interférences, le calque lexical et syntaxique représentant un moindre effort pour la
réexpression. On remarque moins souvent que même des langues assez différentes du
français, l'allemand ou le chinois par exemple, dont les mots ont souvent des motivations
apparentes, poussent les traducteurs novices à la traduction littérale et que, pour ces langues,
le risque de calque syntaxique reste grand. A preuve la mésaventure arrivé au traducteur
d’une nouvelle2 de Mao Dun, écrivain chinois mort en 1981. Mao Dun décrit une scène des
champs et un personnage au travail. En français, cela donne : le héros "ne portait que sa
chemise, sa ceinture bleue bien serrée à la taille". L’expression française est parfaitement
correcte, malheureusement elle suggère une image soit choquante soit risible. Le traducteur
avait sans doute compris le sens de l’expression originale à travers sa formulation ; ce qu’il n’a
pas compris, c’est que la traduction dans ce cas ne restituait pas l’image originale. S’il avait
cherché à oublier la façon dont les choses étaient dites en chinois, s’il avait imaginé, visualisé
la scène désignée, il n’aurait pu manquer de la faire voir conformément aux usages de sa
propre langue, en écrivant par exemple : ‘il était en bras de chemise, sa ceinture bleue bien
serrée à la taille’.
Le danger d'interférences est un phénomène général en traduction, écrite comme
orale. Pour l’éviter, la théorie interprétative se fonde sur un phénomène naturel de l'oral,

2 Mao Dun, "La Ballade des algues", Littérature chinoire, Trimestre 4, 1986, Beijing, Chine.

6
l'évanescence de la chaîne sonore qui, dans toute situation où le comportement linguistique
des interlocuteurs peut être dit normal et où la compréhension va de soi, ne laisse subsister
que le sens. Tirant profit de cette constatation, la théorie interprétative a érigé la
déverbalisation en principe fondamental indispensable aussi bien à la traduction qu'à
l'interprétation car réalisant la dissociation des langues nécessaire à la victoire sur les
interférences.
Dans l'oral, le processus de la compréhension du discours, au-delà de la
compréhension de la langue dans laquelle ce discours est prononcé, est plus visible que dans
l'écrit. Il s'accompagne de l'oubli des formes acoustiques et de la disparition des signifiés
individuels. Il ne laisse subsister chez chacun des interlocuteurs qu'un état de conscience de la
chose comprise. Spontanée dans le discours oral qui se déroule linéairement, la
déverbalisation est évidente en interprétation consécutive ; elle est également vraie du lecteur
qui tourne les pages de son livre mais la traduction est plus lente et la déverbalisation doit être
recherchée délibérément.
Cette déverbalisation, nécessaire à une réécriture fondée sur les ressources de la
langue d’arrivée, le traducteur s’efforce de la mettre en œuvre dès le premier jet de sa
traduction en essayant de retrouver, malgré la rémanence sous ses yeux de la langue du
texte, la façon dont les choses se disent dans sa langue ; il l’utilise à plein à la lecture de la
première version de sa traduction ; à ce stade, il est imprégné du vouloir-dire de l’auteur mais a
perdu de vue la façon précise dont celui-ci était exprimé. Il est frappé par les expressions non
naturelles qu’il a employées lui-même dans sa langue sous l’influence de la langue étrangère,
et peut alors les redresser tout en restant dans le droit fil du sens qu'il a clairement en tête. On
trouve parfois de forts bons exemples de cette déverbalisation dans les sous-titres de films ;
ainsi, dans un film américain, un jeune couple fuit dans une voiture volée, poursuivi par la
police. A quelques mètres devant eux, le feu de la circulation vire au rouge. La jeune femme
alerte le conducteur : ‘lights!’. Le sous-titre reproduit très exactement l’angoisse et l’information
par un mot totalement différent : ‘stop!’.

La théorie interprétative découvre le phénomène de la synecdoque en discours et ses


répercussions sur la traduction .
Pourquoi les interférences d’une langue à l’autre sont-elles un obstacle à une bonne
traduction ? La réponse semble aller de soi et pourtant il nous a fallu du temps et de la
réflexion pour trouver à cette question l'explication théorique (Lederer 1976) : dans leurs
discours les locuteurs n'explicitent jamais qu'une partie des idées qu'ils transmettent. Eco
(1979) de son côté a bien vu que le lecteur complète le dit de l'auteur. Nous avons observé ce
phénomène en comparant des langues, puis des textes de langues différentes et nous avons

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adopté pour le désigner le terme rhétorique de synecdoque (une partie pour le tout). Les
langues n'explicitent qu'une partie des référents qu'elles désignent - pour renvoyer à la même
opération de licenciement par les entreprises, l'anglais parle de 'downsizing' lorsque le français
dit 'dégraissage' mais le français et l’anglais utilisent des explicites qui désignent une facette
différente de la même opération : l'anglais réduit la masse des effectifs, le français lui fait
éliminer la mauvaise graisse.
Une comparaison des mots de deux langues fournit sans peine d’innombrables cas de
synecdoques différentes dont les significations désignent le même objet. Vinay et Darbelnet
ont même élargi le principe (sans utiliser le terme) aux expressions toutes faites qui se
correspondent d’une langue à l’autre : ‘Défense de doubler - No passing’, ‘Ralentir travaux -
slow men at work’, etc. Quant à nous, transcendant le niveau 'langue', nous avons étendu la
notion de synecdoque (une partie de l'idée pour l'ensemble évoqué) à l'explicite linguistique
des discours et des textes. Ce concept est essentiel pour la traduction du fait que les
synecdoques textuelles ne s'imposent pas de la même façon dans les différentes langues ; le
même tout s'y exprime dans un rapport différent explicite/implicite (synecdoque/complément
cognitif évoqué). La publicité en fournit des exemples parlants. Le gouvernement français a
lancé il y a quelques années une campagne contre l'absorption de boissons alcoolisées par les
conducteurs automobiles: un verre, ça va, deux verres, bonjour les dégâts. La synecdoque
'bonjour les dégâts' a pris en anglais la forme : Just see what happens! La même idée est
désignée sous un libellé différent.
On voit l’importance de ce phénomène : si, plutôt que de désigner un même tout par
des synecdoques différentes, on cherchait à traduire en anglais l’expression française ‘bonjour
les dégâts’, on ne frapperait pas l'imagination aussi fortement qu'avec la formule idiomatique :
‘Just see what happens’.

Constatant que la bonne traduction restitue les textes par équivalences et par
correspondances, la théorie interprétative érige cette observation en principe à appliquer en
traduction
La différence de synecdoques qui s'impose dans le discours (bonjour les dégâts, just
see what happens) crée des équivalences, c'est à dire des expressions, qui restituent, pour
chaque segment de discours et de textes, une identité de sens, mais ne correspondent pas
intégralement au niveau des langues.
Les équivalences se retrouvent dans tous les genres de textes et à tous les registres
de style. Elles forment le gros des textes traduits. Ainsi une phrase formulée oralement : "If
anything turns up, I'll get back to you" trouve un équivalent parfait en français dans "s'il y a
du nouveau, je t'appelle." Un examen lexicologique de ces deux phrases ne montrera

8
aucune ressemblance ; pourtant, le vouloir dire de l'auteur reste identique dans chacun des
deux idiomes.
Un texte écrit un peu plus long explicitera ce que nous entendons par équivalence de
texte ou de segments de texte. Il s'agit d'un court extrait d'un texte3 qui fut donné à traduire
en juin 1996 dans le cadre du Prix Larousse de la Traduction, qui couronna un étudiant de
l'ESIT :
Good Stress, Bad Stress Le bon et le mauvais stress
The concept of overwork goes back to Le concept de surmenage remonte à
Aristotle, who warned against ambition Aristote qui mettait en garde contre les
motivated by an "excess love of honors". But dangers d'une ambition nourrie par un
the notion of stress as the human body's penchant excessif pour les honneurs. La
reaction to pressure and taxing labor is a notion de stress est en revanche plus récente
20th-century construct. puisque cette réaction du corps humain aux
pressions ou à un travail épuisant a été
décrite pour la première fois au XXe siècle.

La comparaison de l'original et de la traduction révèle plusieurs faits :


1) La formulation des deux textes ne correspond pas intégralement ; ainsi le traducteur
n'hésite pas à expliciter certains aspects qui restent implicites dans l'original : "warned
against ambition" devient "mettait en garde contre les dangers de l'ambition". "But the notion
of stress [...] is a 20th-century construct" - "La notion de stress [...] est en revanche plus
récente puisque [...] a été décrite pour la première fois au XXe siècle". On remarquera ici la
remarquable équivalence entre "a été décrite" et "construct".
Le traducteur a une idée déverbalisée du texte à traduire puisqu'il est en mesure de
repousser la formulation originale pour exprimer de façon idiomatique en français l'idée qu'il
a intériorisée : "ambition motivated by an 'excess love of honors'" - "ambition nourrie par un
penchant excessif pour les honneurs". Cette traduction est très évidemment une traduction
par équivalence,
L'établissement d’équivalences exige après l'étape de compréhension qui peut parfois
comprendre une recherche documentaire, une déverbalisation nécessaire au détachement de
la langue originale et une conscience aiguë, chez les traducteurs et les interprètes, de
l'idiomaticité de la langue dans laquelle ils s'expriment

3Le texte d'une trentaine de pages s'intitule Job Stress et est tiré de CQ Researcher, Congressional
Quarterly Inc., Vol. 5, N° 29, 1995.

9
Le texte cependant n'est jamais traité entièrement par équivalences.
Certains termes ou expressions toutes faites sont des synecdoques en langues plutôt
qu'en discours et appellent en traduction des correspondances plutôt que des équivalences.
Alors que dans les équivalences, par exemple, "an excess love" qui donne 'un penchant
excessif', les significations ne correspondent pas exactement (love - penchant), la
caractéristique particulière des vocables se prêtant à correspondances est que leur
signification n'est pas modifiée par le contexte.
Le terme ‘correspondance’ dans notre terminologie s'applique à la relation qui s'établit a
priori hors contexte entre deux langues, et qui ne change pas dans la traduction des textes.
Les correspondances s'appliquent de façon générale aux nombres, aux appellations et aux
termes techniques monoréférentiels ainsi qu’à nombre d’expressions figées, alors que sont
‘équivalents’ des textes ou des segments de textes qui présentent une identité de sens,
quelles que soient les synecdoques du discours original et de la traduction.
Correspondances et équivalences font l'objet d'un traitement méthodologique différent.
L'établissement de correspondances, en particulier lorsqu'il s'agit de textes techniques, exige
souvent une recherche documentaire à l'étape de la compréhension puis terminologique pour
la réexpression. Les correspondances de termes techniques4 entre idiomes figurent dans les
dictionnaires bilingues et encore mieux dans les lexiques et glossaires établis par les
spécialistes de domaines précis. Elles ne sont en effet souvent valables que dans un domaine
spécialisé donné : system par exemple correspondra en français à système en informatique,
mais à réseau dans le domaine ferroviaire.
La théorie interprétative a mis en évidence une des caractéristiques les plus
récurrentes de tous les textes traduits : la coexistence constante d'équivalences qui donnent
leur sens au texte et de correspondances dont l'exactitude contribue elle aussi au sens. Cette
coexistence se retrouve dans les textes généraux mais aussi dans tous les textes
techniques qui, quoi qu'on en dise, ne se traduisent pas uniquement à coup de
correspondances.
Pour conclure, lorsque le traducteur a bien intériorisé les principes généraux d'une
théorie de la traduction, il peut se laisser guider par eux et traiter selon la même méthode
des problèmes de même nature. Se réclamer d'une théorie de la traduction ne signifie
nullement avoir résolu d'avance toutes les difficultés singulières que pose chaque texte.
Cela permet néanmoins de les replacer dans un cadre d'ensemble et de les surmonter non
pas à chaque fois de façon ad hoc mais en fonction d'une conception théorique explicite.

4Pour une définition du terme technique, voir Rey, A. : 'Lexico-logiques', L'univers philosophique,
PUF, Paris, pp. 775-776.

10
REFERENCES

Berman, A. : L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984.

Delisle, J. : L'analyse du discours comme méthode de traduction, Presses de l'Université


d'Ottawa, 1985.

Durieux, C. : Fondement didactique de la traduction technique, Didier Erudition, Paris, 1988.

Eco, U. : Lector in Fabula, traduit de l'italien par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985. 1ère
édition en italien 1979.

Hurtado, A. : La notion de fidélité en traduction, Didier Erudition, Paris, 1990.

Israël, F. : "La traduction littéraire : l'appropriation du texte", La liberté en traduction, Didier


Erudition, Paris, 1991.

Israël, F. : "La créativité en traduction ou le texte réinventé", Raders, M. et Martin-Gaitero, R.


(eds) : IV Encuentros Complutenses en torno a la traduccion, Editorial
complutense, Madrid, 1994.

Israël, F. : "Le traitement de la forme en traduction", Iberica N° 5, Paris, 1995.

Lavault, E. : Fonctions de la traduction dans l'enseignement des langues, Didier Erudition,


Paris, 1985.

Lederer, M. : "Traduire le culturel : la problématique de l'explicitation', Palimpseste n° 11,


Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1998.

Lederer,M. : La traduction aujourd'hui - le modèle interprétatif, Paris, Hachette, 1994

Reiss, K. et H.J. Vermeer : Grundlegung einer allgemeinen Translationstheorie, Tübingen,


Niemeyer, 1984.

Séguinot, C. : "Some Thoughts about Think - Aloud Protocols" in Target, 8:1, Amsterdam,
John Benjamins, 1996.

Seleskovitch, D. : Langage, langues et mémoire - Etude de la prise de notes en


interprétation consécutive, Minard Lettres Modernes, Paris, 1975

Vinay, J.P. et Darbelnet, J : Stylistique comparée du français et de l'anglais, Didier, Paris,


1957.

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