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GIULIANO DA EMPOLI

LE MAGE
DU KREMLIN
roman

GALLIMARD

Licence eden-3-54bYgSbJCTNWdaPA-coHnuQ7v9vCVnBut accordée le 29


août 2022 à Stefano Sampietro
DU MÊME AUTEUR

Essais en français

LA PESTE ET L’ORGIE, Grasset, 2007.


LE FLORENTIN, Grasset, 2016.
LES INGÉNIEURS DU CHAOS, JC Lattès, 2019.

Essais en italien

UN GRANDE FUTURO DIETRO DI NOI, Marsilio, 1996.


LA GUERRA DEL TALENTO, Marsilio, 2000.
OVERDOSE, Marsilio, 2002.
LA SINDROME DI MEUCCI, Marsilio, 2005.
CANTON EXPRESS, Einaudi, 2008.
OBAMA. LA POLITICA NELL’ERA DI FACEBOOK, Marsilio, 2008.
CONTRO GLI SPECIALISTI, Marsilio, 2013.
LA PROVA DEL POTERE, Mondadori, 2015.
LA RABBIA E L’ALGORITMO, Marsilio, 2017.
le mage du kremlin
GIULIANO DA EMPOLI

LE MAGE
DU KREMLIN
roman

GALLIMARD
Ce roman est inspiré de faits et de personnages réels, à qui l’auteur a prêté une vie
privée et des propos imaginaires. Il s’agit néanmoins d’une véritable histoire russe.

Nous, d’Evgueni Zamiatine,


est cité dans la traduction d’Hélène Henry (Actes Sud, 2017).

© Éditions Gallimard, 2022.


Pour Alma
La vie est une comédie. Il faut la jouer
sérieusement.
alexandre kojève
1

On disait depuis longtemps les choses les plus diverses


sur son compte. Il y en avait qui affirmaient qu’il s’était
retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre
les pierres et les lézards, d’autres juraient l’avoir vu dans
une villa de Sotogrande s’agiter au milieu d’une nuée de
mannequins cocaïnés. D’autres encore soutenaient avoir
retrouvé ses traces sur la piste de l’aéroport de Chardja,
dans le quartier général des milices du Donbass ou parmi
les ruines de Mogadiscio.
Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son
poste de conseiller du Tsar, les histoires sur son compte,
au lieu de s’éteindre, s’étaient multipliées. Cela arrive par-
fois. La plupart des hommes de pouvoir tirent leur aura
de la position qu’ils occupent. À partir du moment où ils
la perdent, c’est comme si la prise avait été arrachée. Ils
se dégonflent comme ces poupées qui se trouvent à l’en-
trée des parcs d’attractions. On les croise dans la rue et
on ne réussit pas à comprendre comment un type de ce
genre a pu susciter autant de passions.
Baranov appartenait à une race différente. Même si, en
vérité, je n’aurais su dire laquelle. Les photos présentaient

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le portrait d’un homme massif, mais pas athlétique,
presque toujours vêtu de couleurs sombres, et de cos-
tumes légèrement trop grands. Il avait un visage banal,
peut-être un peu enfantin, le teint pâle, les cheveux noirs,
très raides, et une coiffure de premier communiant. Dans
une vidéo, tournée en marge d’une rencontre officielle,
on le voyait rire, chose très rare en Russie où un simple
sourire est considéré comme un signe d’idiotie. En fait,
il donnait l’impression de ne se préoccuper en rien de
son apparence. Trait curieux si on pense que son métier
consistait précisément en cela : disposer des miroirs en
cercle pour transformer une étincelle en enchantement.
Baranov avançait dans la vie entouré d’énigmes. La
seule chose plus ou moins certaine était son influence sur
le Tsar. Durant les quinze années qu’il avait passées à son
service, il avait contribué de façon décisive à l’édification
de son pouvoir.
On l’appelait le « mage du Kremlin », le « nouveau
Raspoutine ». À l’époque il n’avait pas un rôle bien défini.
Il se manifestait dans le bureau du président quand les
affaires courantes avaient été expédiées. Ce n’étaient pas
les secrétaires qui le prévenaient. Peut-être que le Tsar
en personne le convoquait sur sa ligne directe. Ou bien
lui-même devinait le moment exact, grâce à ses talents
prodigieux, dont tout le monde parlait sans que personne
fût capable de dire avec précision en quoi ils consistaient.
Parfois quelqu’un se joignait à eux. Un ministre en vogue
ou le patron d’une entreprise d’État. Mais étant donné
qu’à Moscou, par principe et depuis des siècles, personne
ne dit jamais rien, même la présence de ces témoins
occasionnels ne parvenait pas à éclairer les activités noc-
turnes du Tsar et de son conseiller. Il arrivait cependant

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qu’on fût informé de leurs conséquences. Un matin, la
Russie s’était ainsi réveillée en apprenant l’arrestation
de l’homme d’affaires le plus riche et le plus connu du
pays, le symbole même du nouveau système capitaliste.
Une autre fois, tous les présidents des républiques de la
Fédération, élus par le peuple, avaient été mis à pied.
Dorénavant ce serait le Tsar et personne d’autre qui les
nommerait, avaient annoncé les premières informations
de la matinée aux citoyens encore à moitié endormis.
Mais, dans la plupart des cas, les fruits de ces insomnies
restaient invisibles. Et ce n’est que des années plus tard
que l’on notait des changements qui apparaissaient alors
comme tout à fait naturels, bien qu’ils fussent en réalité le
produit d’une activité méticuleuse.
À l’époque, Baranov était très discret, on ne le voyait
nulle part et l’idée de donner une interview ne l’effleurait
pas. Il avait pourtant une singularité. De temps en temps,
il écrivait, soit un petit essai qu’il publiait dans une obs-
cure revue indépendante, soit une étude de stratégie mili-
taire destinée aux sommets de l’armée, parfois même un
récit où il faisait la preuve d’une veine paradoxale dans
la meilleure tradition russe. Il ne signait jamais ces textes
de son nom, mais il les parsemait d’allusions qui étaient
autant de clés pour interpréter le monde nouveau issu des
insomnies du Kremlin. En tout cas, c’est ce que croyaient
les courtisans moscovites et les chancelleries étrangères
qui rivalisaient pour être les premiers à décrypter les for-
mules obscures de Baranov.
Le pseudonyme derrière lequel il se cachait à ces occa-
sions, Nicolas Brandeis, ajoutait un élément de confu-
sion ultérieure. Les plus zélés avaient reconnu sous ce
nom le personnage mineur d’un roman secondaire de

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Joseph Roth. Un Tartare, sorte de deus ex machina
qui faisait son apparition dans les moments décisifs de
la narration pour s’éclipser aussitôt. « Il ne faut aucune
vigueur pour conquérir quoi que ce soit, disait-il, tout
est pourri et se rend, mais lâcher, savoir laisser aller, c’est
cela qui compte. » Ainsi, de même que les personnages du
roman de Roth s’interrogeaient sur les actions du Tartare
dont la formidable indifférence était la garantie de tout
succès, les hiérarques du Kremlin, et ceux qui les entou-
raient, allaient à la chasse du moindre indice susceptible
de révéler la pensée de Baranov et, à travers celle-ci, les
intentions du Tsar. Une mission d’autant plus désespérée
que le mage du Kremlin était convaincu que le plagiat
était la base du progrès : raison pour laquelle on ne com-
prenait jamais jusqu’à quel point il exprimait ses propres
idées ou jouait avec celles d’un autre.
L’apothéose de cette équivoque se produisit un soir
d’hiver au cours duquel la masse compacte des berlines
d’apparat, avec leur cortège de sirènes et de gardes du
corps, se déversa sur le petit théâtre d’avant-garde où l’on
donnait une pièce en un acte dont l’auteur se nommait
Nicolas Brandeis. On vit alors des banquiers, des magnats
du pétrole, des ministres et des généraux du FSB faire
la queue, avec leurs maîtresses couvertes de saphirs et
de rubis, pour s’installer sur les fauteuils défoncés d’une
salle dont ils ne soupçonnaient jusque-là même pas l’exis-
tence, afin d’assister à un spectacle qui, d’un bout à
l’autre, se moquait des tics et des prétentions culturelles
des banquiers, des magnats du pétrole, des ministres et
des généraux du FSB. « Dans un pays civilisé, une guerre
civile éclaterait, affirmait à un certain moment le héros de
la pièce, mais chez nous il n’y a pas de citoyens, il s’agira

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donc d’une guerre entre laquais. Ce n’est pas pire qu’une
guerre civile, mais c’est un peu plus répugnant, plus
misérable. » Ce soir-là, on ne vit pas Baranov dans la salle
mais, par prudence, les banquiers et les ministres applau-
dirent à tout rompre : certains prétendaient que l’auteur
observait le parterre à travers un minuscule hublot situé à
droite de la loge.
Pourtant, même ces distractions un peu puériles
n’étaient pas parvenues à dissiper le malaise de Baranov.
À partir d’un certain moment le petit nombre de gens
qui avaient l’occasion de le rencontrer s’était mis à lui
attribuer une humeur de plus en plus noire. On disait
qu’il était inquiet, fatigué. Qu’il pensait à autre chose.
Il avait démarré trop tôt et maintenant il s’ennuyait. De
lui-même surtout. Et du Tsar. Qui lui en revanche ne
s’ennuyait jamais. Et s’en rendait compte. Et commençait
à le haïr. Quoi ? Je t’ai conduit jusqu’ici et tu as le courage
de t’ennuyer ? Il ne faut jamais sous-estimer la nature sen-
timentale des rapports politiques.
Jusqu’au jour où Baranov avait disparu. Une brève
note du Kremlin avait annoncé la démission du conseiller
politique du président de la Fédération de Russie. On
avait alors perdu toute trace de lui, hormis ces appari-
tions périodiques à travers le monde que personne n’avait
jamais confirmées.

Quand j’arrivai à Moscou quelques années plus tard,


le souvenir de Baranov planait comme une ombre vague
qui, affranchie d’un corps par ailleurs considérable, était
libre de se manifester ici et là, chaque fois qu’il semblait
utile de l’évoquer pour illustrer une mesure particulière-
ment obscure du Kremlin. Et, étant donné que Moscou

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– indéchiffrable capitale d’une époque nouvelle dont per-
sonne ne réussissait à définir les contours – s’était trouvé
de façon inattendue sur le devant de la scène, l’ancien
mage du Kremlin avait ses exégètes même parmi nous,
les étrangers. Un journaliste de la BBC avait tourné un
documentaire dans lequel il attribuait à Baranov la res-
ponsabilité de l’importation en politique des artifices du
théâtre d’avant-garde. Un de ses collègues avait écrit
un livre dans lequel il le décrivait comme une espèce de
prestidigitateur qui faisait apparaître et disparaître per-
sonnages et partis d’un simple claquement de doigts. Un
professeur lui avait consacré une monographie : « Vadim
Baranov et l’invention de la Fake Democracy ». Tout le
monde s’interrogeait sur ses activités les plus récentes.
Exerçait-il encore une influence sur le Tsar ? Quel rôle
avait-il joué dans la guerre contre l’Ukraine ? Et quelle
avait été sa contribution à l’élaboration de la stratégie de
propagande qui avait produit des effets aussi extraordi-
naires sur les équilibres géopolitiques de la planète ?
Personnellement je suivais toutes ces élucubrations
avec un certain détachement. Les vivants m’ont toujours
moins intéressé que les morts. Je me sentais perdu dans le
monde jusqu’au moment où j’ai découvert que je pouvais
passer la plus grande partie de mon temps en leur com-
pagnie plutôt que de m’embêter avec mes contemporains.
C’est pourquoi, à cette époque, à Moscou, comme dans
n’importe quel autre endroit, je fréquentais surtout les
bibliothèques et les archives, quelques restaurants et un
café où les serveurs s’habituaient peu à peu à ma pré-
sence solitaire. Je feuilletais de vieux livres, me prome-
nais dans la pâle lumière de l’hiver et renaissais toutes
les fins d’après-midi des vapeurs des bains de la rue

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Seleznevskaya. Puis, le soir, un petit bar de Kitaï-Gorod
refermait généreusement sur moi les portes du repos et de
l’oubli. À mes côtés, presque partout, marchait un magni-
fique fantôme dans lequel j’avais reconnu un allié poten-
tiel pour quelques raisonnements auxquels je me livrais.
En apparence Evgueni Zamiatine était un auteur du
début du vingtième siècle, né dans un village de Tsiganes
et de voleurs de chevaux, arrêté et envoyé en exil par l’au-
torité tsariste pour avoir pris part à la révolution de 1905.
Écrivain apprécié pour ses récits, il avait également été
ingénieur naval en Angleterre, où il avait construit des
brise-glaces. Rentré en Russie en 1918 pour participer à la
révolution bolchevique, Zamiatine avait rapidement com-
pris que le paradis de la classe ouvrière n’était pas à l’ordre
du jour. Alors il s’était mis à écrire un roman : Nous. Et
là s’était produit un de ces phénomènes incroyables qui
nous font comprendre de quoi parlent les physiciens
quand ils évoquent l’hypothèse de l’existence simultanée
d’univers parallèles.
En 1922, Zamiatine avait cessé d’être un simple écrivain
et était devenu une machine du temps. Parce qu’il croyait
être en train d’écrire une critique féroce du système sovié-
tique en construction. Ses censeurs eux-mêmes l’avaient
lue ainsi, raison pour laquelle ils en avaient interdit la
publication. Mais en vérité Zamiatine ne s’adressait pas
à eux. Sans s’en rendre compte, il avait enjambé un siècle
pour s’adresser directement à notre ère. Nous dépeignait
une société gouvernée par la logique, où toute chose était
convertie en chiffres, et où la vie de chaque individu était
réglée dans les moindres détails pour garantir une effica-
cité maximale. Une dictature implacable mais confortable
qui permettait à n’importe qui de produire  trois  sonates

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musicales en une heure en poussant simplement un
bouton, et où les rapports entre les sexes étaient réglés
par un mécanisme automatique, déterminant les parte-
naires les plus compatibles et permettant de s’accoupler
avec chacun d’entre eux. Tout était transparent dans le
monde de Zamiatine, jusque dans la rue où une membrane
décorée comme une œuvre d’art enregistrait la conversa-
tion des piétons. Par ailleurs, il est évident que dans un
endroit pareil le vote devait lui aussi être public : « On
dit que les anciens votaient en quelque sorte en secret,
à la sauvette, comme des voleurs », déclare à un certain
moment le personnage principal, D-503. « À quoi servait
tout ce mystère – cela n’a jamais été établi exactement (...).
Nous, nous ne cachons rien, nous n’avons honte de rien :
nous célébrons les élections ouvertement, loyalement, en
plein jour. Je vois tout le monde voter pour le Bienfaiteur ;
tout le monde me voit voter pour le Bienfaiteur. »
Depuis que je l’avais découvert, Zamiatine était devenu
mon obsession. Il me semblait que son œuvre concen-
trait toutes les questions de l’époque qui était la nôtre.
Nous ne décrivait pas que l’Union soviétique, il racontait
surtout le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes,
la matrice globale en construction et, face à celle-ci,
l’irrémédiable insuffisance de nos cerveaux primitifs.
Zamiatine était un oracle, il ne s’adressait pas seulement
à Staline : il épinglait tous les dictateurs à venir, les oli-
garques de la Silicon Valley comme les mandarins du
parti unique chinois. Son livre était l’arme finale contre
la ruche digitale qui commençait à recouvrir la planète et
mon devoir consistait à la déterrer et à la pointer dans la
bonne direction. Le vrai problème étant que les moyens
à ma disposition n’étaient pas exactement en mesure de

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faire trembler Mark Zuckerberg ni Xi Jinping. Sous le
prétexte qu’après avoir échappé à Staline Zamiatine avait
terminé ses jours à Paris, j’avais réussi à convaincre mon
université de financer une recherche sur lui. Une maison
d’édition avait manifesté un vague intérêt pour le projet
d’une réédition de Nous et un ami producteur de docu-
mentaires ne s’était pas montré hostile à l’idée d’en faire
quelque chose. « Tâche de trouver de la matière pendant
que tu seras à Moscou », m’avait-il dit en sirotant un
Negroni dans un bar du 9e.
Dès mon arrivée à Moscou, pourtant, je fus distrait de
ma mission par la découverte que cette ville impitoyable
était capable de produire des enchantements délicats
comme ceux que j’éprouvais chaque jour en m’aventurant
dans les ruelles gelées de Petrovka et de l’Arbat. La moro-
sité qui émanait des impénétrables façades staliniennes
s’estompait dans les pâles reflets des anciennes demeures
de boyards et la neige même, transformée en boue par
les roues de l’interminable procession des berlines noires,
retrouvait sa pureté dans les cours et les petits jardins
cachés qui murmuraient les histoires d’un temps révolu.
Toutes ces temporalités, les années vingt de Zamiatine
et le futur dystopique de Nous, les cicatrices de Staline
gravées sur la ville et les traces plus aimables du Moscou
­prérévolutionnaire, se croisaient en moi, produisant le
décalage qui constituait alors ma condition de vie normale.
Pourtant, je ne me désintéressais pas complètement de ce
qui se passait autour de moi. J’avais cessé à cette époque
de lire les journaux, mais les réseaux sociaux satisfaisaient
abondamment mes besoins limités d’information.
Parmi les profils russes que je suivais, il y avait notam-
ment celui d’un certain Nicolas Brandeis. Il s’agissait

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probablement d’un étudiant, planqué dans un studio à
Kazan, plutôt que du mage du Kremlin, mais dans le
doute je le lisais. Personne ne sait rien en Russie, il faut
faire avec ou s’en aller. Ce n’était pas une grande affaire,
car Brandeis ne publiait qu’une phrase tous les dix ou
quinze jours, ne commentait jamais l’actualité, camouflait
des fragments littéraires, citait des strophes de chansons
ou faisait référence à la Paris Review –  ce qui tendait à
renforcer la thèse de l’étudiant de Kazan.
« Tout est permis au Paradis, sauf la curiosité. »
« Si ton ami est mort ne l’enterre pas. Reste un peu à
l’écart et attends. Les vautours arriveront et tu te feras des
tas de nouveaux amis. »
« Il n’y a rien de plus triste au monde que de voir com-
ment une famille saine et forte est réduite en pièces par
une stupide banalité. Par exemple par une meute de
loups. »
Le jeune homme avait un tour d’esprit un peu sombre,
mais il s’adaptait plutôt bien au caractère local.
Un soir, au lieu de me diriger vers mon bar habituel,
je restai lire à la maison. J’avais loué deux chambres au
dernier étage d’un bel immeuble des années cinquante,
construit par des prisonniers de guerre allemands, une
sorte de marque de standing moscovite : puissance et
confort bourgeois, fondés, comme toujours ici, sur une
base solide d’oppression. À la fenêtre, les lueurs orangées
de la ville étaient amorties par les coups de fouet d’une
chute de neige nerveuse. Dans l’appartement régnait le
climat d’improvisation que j’ai tendance à reproduire
partout : piles de livres, cartons de fast-food et bouteilles
de vin à moitié vides. La voix de Marlene Dietrich don-
nait une touche décadente à l’atmosphère, renforçant le

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sentiment d’étrangeté qui constituait à cette époque la
source principale de mes plaisirs.
J’avais délaissé Zamiatine pour un récit de Nabokov,
mais il m’endormait doucement comme d’habitude : le
pensionnaire du Montreux Palace a toujours été un peu
trop raffiné à mon goût. Sans même que je m’en rende
compte, toutes les deux minutes mon regard quittait le
livre à la recherche de réconfort et tombait inévitablement
sur la tablette maléfique. Et là, perdue parmi les indigna-
tions du moment et les photos de koalas, apparut soudain
cette phrase : « Entre nos murs transparents comme tissés
d’air étincelant, nous vivons à la vue de tous, toujours
inondés de lumière. Nous n’avons rien à nous cacher
les uns aux autres. » Zamiatine. Le voir surgir sur mon
fil d’actu produisit sur moi l’effet d’un coup de mar-
teau. Presque automatiquement je rajoutai au tweet de
Brandeis la phrase suivante tirée de Nous : « De plus, cela
allège le travail noble et pénible des Gardiens. Sans quoi,
qui sait ce qui pourrait arriver. »
Puis je jetai ma tablette à travers la pièce pour m’obliger
à reprendre la lecture du livre. Pour se venger, le lende-
main matin, tandis que je le récupérais sous les coussins,
l’objet infernal me signala la réception d’un nouveau mes-
sage. « Je ne savais pas qu’en France on lisait encore Z. »
Brandeis m’avait écrit à trois heures du matin. Je répondis
sans y penser : « Z est le roi secret de notre époque. » Une
question s’afficha alors : « Combien de temps restez-vous
à Moscou ?  »
Bref moment d’hésitation : comment ce jeune étu-
diant connaissait-il mes déplacements ? Puis je me rendis
compte que l’on pouvait déduire de certains de mes
tweets de ces dernières semaines, peut-être en lisant un

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peu entre les lignes, que je me trouvais ici. Je répondis
que je ne le savais pas encore exactement, puis je sortis
dans la ville glacée poursuivre les rituels quotidiens de
mon existence solitaire. À mon retour, un nouveau mes-
sage m’attendait. « Si vous êtes toujours intéressé par Z,
j’ai quelque chose à vous montrer. »
Pourquoi pas ? Je n’avais rien à perdre. Au pire, je ferais
la connaissance d’un étudiant passionné de littérature.
Un peu lugubre par moments, mais c’est un problème
que quelques verres de vodka réussissent généralement à
soulager.
2

La voiture patientait au bord de la route, moteur allumé.


Une Mercedes noire dernier modèle : l’unité de base de
la locomotion moscovite. Deux personnages robustes
fumaient en silence à l’extérieur du véhicule. Quand il me
vit, l’un des deux m’ouvrit la portière arrière pour aller
ensuite se placer à côté du conducteur.
Je ne fis aucune tentative de conversation. L’expérience
m’avait appris que je ne pourrais tirer que des monosyllabes
de mes accompagnateurs. Les gens d’ici les appellent les
timbres, parce qu’ils doivent rester collés à leurs protégés.
Ce sont des types peu bavards, qui transmettent une sen-
sation de calme. Ils dînent chez leur maman une fois par
semaine et lui apportent des fleurs et une boîte de choco-
lats. Ils caressent les têtes blondes des enfants chaque fois
qu’ils en ont l’occasion. Certains collectionnent les bou-
chons de bouteilles, sinon ils nettoient leur moto. Les per-
sonnes les plus pacifiques du monde. Excepté les rares fois
où ils cessent de l’être. Alors, c’est une autre histoire : il vaut
mieux ne pas se trouver dans les parages à ce moment-là.
Sous mes yeux défilaient rapidement les impressions
de la cité bien-aimée. Moscou. La plus triste et la plus

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belle des grandes capitales impériales. Puis apparurent les
bois interminables et sombres qui, dans ma tête, étaient
déjà ceux qui se poursuivaient sans discontinuer jusqu’en
Sibérie. Je n’avais pas la moindre idée d’où nous nous
trouvions. Mon téléphone avait cessé de fonctionner
quand j’étais monté dans la voiture. Et le GPS signalait
obstinément notre position au pôle opposé de la ville.
À un certain moment, nous quittâmes la route prin-
cipale pour emprunter un chemin qui s’enfonçait dans
la forêt. La voiture ralentit fort peu, affrontant le sentier
forestier avec l’ardeur avec laquelle elle avait agressé l’au-
toroute précédente ; qu’il ne soit pas dit qu’un chauffeur
russe se laisse intimider par une stupide banalité, comme
une meute de loups. Nous continuâmes à avancer dans
le noir, pas très longtemps mais suffisamment pour ali-
menter de sombres prémonitions. La curiosité amusée
qui m’avait habité jusque-là était en train de faire place
à une certaine appréhension. En Russie, me disais-je,
tout se passe en général très bien, mais quand les choses
vont mal, elles vont vraiment très mal. À Paris, la pire
chose qui puisse vous arriver c’est un restaurant sures-
timé, le regard méprisant d’une jolie fille, une amende.
À Moscou, la gamme des expériences déplaisantes est
considérablement plus vaste.
Nous arrivâmes devant un portail. De l’intérieur de la
guérite, un gardien nous fit un vague signe de salutation.
La Mercedes se mit enfin à rouler plus sagement. On
entrevoyait entre les bouleaux un petit lac sur lequel flot-
taient quelques cygnes comme des points d’interrogation
adressés à la nuit. Puis la voiture tourna une dernière fois
pour aller s’immobiliser devant un grand édifice néoclas-
sique blanc et jaune.

26
Je descendis de voiture et me trouvai face à une maison
de Hambourg, nichée sur le bassin de l’Alster, plutôt que
devant la demeure d’un oligarque. C’était la résidence
d’un médecin, d’un avocat, voire d’un banquier, mais
calviniste, voué à son travail et peu enclin à l’ostentation.
À l’entrée, le profil hésitant d’un vieux monsieur, vêtu
de velours, offrait un contraste singulier avec les deux
énergumènes qui m’avaient conduit jusqu’ici. Si ceux-là
appartenaient résolument à la ville lumineuse et cruelle
dont nous arrivions, la figure du majordome, un peu fati-
guée, semblait avoir été choisie par son patron pour pré-
sider un monde privé et plus ancien.
Une fois passée la porte, un vestibule tapissé de liège
accueillait le visiteur. Là non plus, aucune concession
au style contemporain tellement à la mode ailleurs. Mais
plutôt, dans les différentes pièces que je commençai à tra-
verser sous la conduite de mon fragile Charon, une pro-
fusion de meubles marquetés et de candélabres allumés,
d’encadrements dorés et de tapis chinois qui créait une
atmosphère chaleureuse, à laquelle contribuaient les
vitres dépolies et les grands poêles décorés de faïence.
L’impression de sévère harmonie que j’avais éprouvée en
franchissant le seuil de la demeure se renforçait de salle
en salle, jusqu’à l’arrivée dans un bureau où le major-
dome me fit signe de prendre place sur un petit divan
d’apparat qui aurait été à sa place dans la salle d’attente
d’un personnage de Guerre et Paix. Sur le mur qui me
faisait face, le portrait à l’huile d’un vieil homme, vêtu en
bouffon de cour, me reluquait d’un air moqueur.
Je regardai autour de moi, ravi et un peu surpris. Si ail-
leurs le luxe produisait un effet de distraction, on avait ici
un sentiment de force et de recueillement.

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—  Vous vous attendiez à quoi, des robinets en or ?
Baranov souriait. Il n’était pas sarcastique, tranquille
plutôt, en homme habitué à prendre possession des pen-
sées d’autrui. Il s’était matérialisé sans prévenir, sans
doute par une porte latérale. Il portait une veste d’inté-
rieur sombre, souple, d’apparence coûteuse. Je balbutiai
une réponse, mais le Russe ne me prêta aucune attention.
— Je vous prie de me pardonner l’horaire. J’ai pris
cette mauvaise habitude et ne peux plus m’en libérer.
— Vous n’êtes pas le seul par ici, lui répondis-je,
pensant à l’effervescence de la vie nocturne moscovite,
avant de me rendre compte que cette phrase aurait pu
sonner comme une allusion aux habitudes du Tsar.
Une pensée fugace sembla traverser son regard de
plomb.
—  De toute façon c’est un plaisir d’être ici. Ce lieu est
magnifique.
À peine avais-je prononcé ces derniers mots que je sentis
pour la première fois les yeux de Baranov se poser sur moi :
Serais-tu venu jusqu’ici pour m’ennuyer comme les autres ?
Le Russe était resté debout.
—  Ainsi vous êtes un lecteur de Zamiatine, reprit-il en
se dirigeant vers la porte par laquelle il était entré. Venez
avec moi, j’ai quelque chose à vous montrer.
Nous pénétrâmes dans une salle dont les murs étaient
entièrement recouverts par une vaste bibliothèque qui
n’aurait pas été incongrue dans un monastère bénédictin.
Sur les étagères brillaient des milliers de volumes anciens,
éclairés par le miroitement du feu qui brûlait dans l’impo-
sante cheminée de pierre.
— Je ne savais pas que vous collectionniez des livres
anciens.

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Je ne cessais de prononcer des évidences.
—  Je ne les collectionne pas. Je les lis. Il s’agit de deux
choses différentes.
Le Russe semblait agacé. Les collectionneurs étaient
des personnages mesquins, des gens qui vivaient dans
l’obsession d’un contrôle qu’ils n’atteindraient jamais.
Baranov ne se considérait pas comme l’un d’entre eux.
—  En vérité, ils ne sont pas tous à moi. J’en ai hérité
beaucoup de mon grand-père.
J’eus de la peine à réprimer un mouvement de surprise.
Transmettre une bibliothèque de livres anciens en Union
soviétique n’était pas, à proprement parler, la chose la
plus naturelle du monde.
—  Mais cela, c’est moi qui l’ai trouvé.
Baranov n’était pas encore en veine d’explications. Il
avait extrait quelques feuilles manuscrites d’une serviette
en cuir.
—  Jetez un coup d’œil, dit-il en me tendant des feuilles
jaunies.
C’était une lettre écrite en caractères cyrilliques, datée
du 15 juin 1931 à Moscou. Je commençai à lire.

Cher Iossif Vissarionovitch,


L’auteur de la présente, condamné à la peine capi-
tale, se tourne vers toi pour te demander de commuer sa
peine. Mon nom t’est probablement connu. Pour moi,
en tant qu’auteur, être privé de la faculté d’écrire équi-
vaut à une condamnation à mort.

Je levai les yeux. Baranov faisait semblant de feuilleter


un livre pour me donner le temps de me reprendre.
—  C’est l’original de la lettre de Zamiatine à Staline,

29
dit-il sans me regarder. Quand il demande l’autorisation
de quitter l’URSS.
Je continuai à fixer le Russe un long moment après
avoir écouté son explication. Je ne réussissais pas à croire
à ce que je tenais entre les mains. Puis je trouvai la force
de poursuivre la lecture.

Je ne prétends pas être innocent. Je sais que j’ai l’ha-


bitude, très inconvenante, de dire ce que je considère
être la vérité, plutôt que de dire ce qui me serait utile sur
le moment. Je n’ai jamais caché mon attitude en ce qui
concerne le servilisme littéraire, l’adulation et les camé-
léons qui changent de couleur. Je considère qu’ils sont
dégradants pour l’écrivain et pour la révolution.

Je restai plongé dans cette lecture pendant un moment.


Quand je relevai les yeux, Baranov était en train de m’ob-
server.
—  C’est l’une des plus belles suppliques adressées par
un artiste à Staline. Zamiatine ne s’abaisse jamais. Il parle
avec sincérité, comme un ex-bolchevique. Il a affronté les
troupes du tsar, il a survécu à l’exil, il est rentré pour faire
la révolution. Le seul problème, c’est qu’il a tout compris
trop vite et qu’il a commis l’imprudence de l’écrire.
Du haut de ma récente fréquentation avec l’auteur,
je me sentis le devoir d’intervenir. Je proférai donc
quelques banalités sur la tension irréductible entre l’art
et le pouvoir, sur le caractère nomade de Zamiatine, sur
sa conviction que, bien que révolutionnaire, la victoire
d’une idée en déterminait l’embourgeoisement automa-
tique. Baranov me considérait avec l’aimable attitude de
l’ami de la famille contraint d’assister à la représentation

30
scolaire de fin d’année. Quand il eut l’impression que
j’avais épuisé mon sujet, il reprit :
— Oui, c’est exact. Mais je pense qu’il y a quelque
chose en plus. Zamiatine a essayé d’arrêter Staline, il a
compris que ce n’était pas un politique mais un artiste.
Que l’avenir ne se jouait pas sur la compétition de deux
visions politiques, mais sur deux projets artistiques. Dans
les années vingt, Zamiatine et Staline sont deux artistes
d’avant-garde qui rivalisent pour la suprématie. Les forces
en présence sont disproportionnées bien sûr, car le maté-
riau de Staline est la chair et le sang des hommes, sa toile,
une nation immense, son public, tous les habitants de la
planète qui murmurent avec révérence son nom dans des
centaines de langues. Ce que le poète réalise en imagina-
tion, le démiurge prétend l’imposer sur la scène de l’his-
toire mondiale. Dans cette lutte, Zamiatine est presque
complètement isolé et pourtant il cherche à résister au
nouvel ordre. Il sait que l’art de Staline mène inévitable-
ment au camp de concentration parce que, dans le plan
destiné à régler la vie de l’Homme Nouveau, il n’y a pas
de place pour l’hérésie. C’est pourquoi, bien qu’ingé-
nieur, Zamiatine se bat avec les armes de la littérature, du
théâtre, de la musique ; il a compris que si le pouvoir écrase
la dissonance, le goulag n’est plus qu’une question de
temps. Si les harmonies illicites sont réprimées il n’y aura
bientôt de place que pour les marches au pas cadencé. La
tonalité mineure, non conforme aux idéaux de la nouvelle
société, deviendra une ennemie de classe. Majeur ! Rien
d’autre que majeur ! Tous les chemins mènent au majeur !
La musique, même sans paroles, sera strictement subor-
donnée à la parole. Et l’on ne composera plus une seule
symphonie qui ne soit à la gloire du marxisme-léninisme.

31
Alors qu’il prononçait ces derniers mots, une pointe
d’émotion s’était glissée pour la première fois dans la voix
du Russe, comme s’il n’était pas simplement en train
d’analyser un événement historique.
—  Quand Zamiatine convainc son ami Chostakovitch
de composer la Lady Macbeth de Mtsensk, poursuivit-il,
c’est parce qu’il sait que l’avenir de l’URSS dépend de
cette représentation. Que la seule façon d’écarter les
procès politiques et les purges est de réintroduire la sin-
gularité de l’individu qui se rebelle contre l’ordre planifié.
Et quand Staline se lève, furieux, et sort du Bolchoï après
le troisième acte, c’est parce qu’il sait que la liberté du
compositeur et de ses personnages est un défi direct à
son pouvoir, à son projet artistique global. C’est pourquoi
il fait écrire dans la Pravda le fameux article qui accuse
le compositeur d’avoir donné trop d’espace à la sensua-
lité des personnages, qui se comportent de façon « bes-
tiale ». Dans l’œuvre stalinienne, il n’y a de place pour les
instincts bestiaux que d’un seul. On applique à la lettre
l’injonction de Lénine : « il est nécessaire de rêver », mais
le seul rêve permis est celui de Staline ; tous les autres
doivent être supprimés.
Baranov marqua une pause. Le confort de la pièce dans
laquelle nous nous trouvions produisait un contraste sin-
gulier avec l’âpreté des faits qu’il évoquait.
— Quand on y pense, reprit-il, la première moitié du
vingtième siècle n’aura au fond été rien d’autre que cela :
un affrontement titanesque entre artistes. Staline, Hitler,
Churchill. Puis sont arrivés les bureaucrates, car le monde
avait besoin de se reposer. Mais aujourd’hui les artistes sont
de retour. Regardez autour de vous. De quelque côté que
vous vous tourniez, il n’y a que des artistes d’avant-garde

32
qui prétendent non pas décrire la réalité mais la créer. Il
n’y a que le style qui ait changé. Aujourd’hui, à la place des
artistes de jadis, il y a les personnages des reality-shows.
Mais le principe reste le même.
—  Êtes-vous l’un d’entre eux ?
— Bien sûr que non. J’ai joué les commis pour un
temps. Et maintenant je suis à la retraite.
—  L’adrénaline ne vous manque pas ?
—  Croyez-moi, il n’y a pas de pari plus grand que de
se réveiller le matin, prendre son café et accompagner sa
fille à l’école. Sérieusement, je ne crois pas avoir voulu
quelque chose plus de trois ou quatre fois dans ma vie.
Mais, quand c’est arrivé, j’ai généralement obtenu ce que
je voulais. Et ce que je désire, maintenant, je vous l’as-
sure, ce n’est rien d’autre que cela.
Baranov fit un geste pour indiquer la bibliothèque, le
vieux globe en bois et le feu qui brûlait dans la cheminée.
—  Et comment les autres ont-ils pris cela ?
—  Comment voulez-vous qu’ils l’aient pris ? Mal, bien
sûr. Dans l’aquarium on pardonne tout : les voleurs, les
assassins, les traîtres. Mais pas la désertion. Comment ! tu
ne veux pas quelque chose pour quoi nous serions prêts
à tuer ? Les courtisans ne peuvent pas vous le pardonner.
—  Et le Tsar ?
— Le Tsar, c’est une autre histoire. Lui voit et par-
donne chaque chose.
Une lueur d’ironie traversa le regard opaque du Russe.
—  Vous êtes en train d’écrire vos mémoires ?
—  Je n’y pense pas le moins du monde.
—  Vous en auriez des choses à raconter, pourtant !
—  Aucun livre ne sera jamais à la hauteur du vrai jeu
du pouvoir.

33
—  On pourrait aussi soutenir le contraire.
Une ombre légère passa dans ses yeux. Baranov sourit.
— Vous avez raison. Alors permettez-moi de refor-
muler ma phrase. Aucun livre écrit par moi ne sera jamais
à la hauteur du jeu du pouvoir.
—  Qu’est-ce que le pouvoir pour vous ?
— Votre question est trop directe. Le pouvoir est
comme le soleil et la mort, il ne peut se regarder en face.
Surtout en Russie. Mais puisque vous êtes venu jusqu’ici,
si vous avez un peu de temps, j’aimerais vous raconter
une histoire.
Baranov se leva pour verser deux verres de whisky
d’un flacon de cristal. Il m’en tendit un et se rassit dans
son fauteuil de cuir. Il me fixa intensément pendant un
moment puis posa son regard sur son verre.
—  Mon grand-père était un formidable chasseur, dit-il
lentement.
3

— Mon grand-père était un formidable chasseur.


Quand il était à la maison, il ne mettait pas sa robe de
chambre sans l’aide d’un domestique mais, pour abattre
un loup, il était prêt à passer des nuits entières à la belle
étoile dans la forêt. Avant la révolution, c’était seulement
un passe-temps. Il faisait des études de droit et il aurait
pu avoir n’importe quelle carrière dans la bureaucratie du
tsar. Quand les bolcheviques ont pris le pouvoir, il lui est
resté la chasse. Au fond, ils l’ont libéré, même si lui, évi-
demment, ne l’aurait jamais admis. Il haïssait les commu-
nistes. Il avait baptisé ses chiens du nom de leurs chefs.
« Viens, Molotov ! », « Couché, Beria ! » Heureusement
il vivait isolé et personne ne l’a jamais dénoncé. Mais
mon père, enfant, réalisait déjà combien grand-père était
extravagant. Il en avait honte. Et surtout il avait peur, je
crois. Il n’avait pas tort, compte tenu de ce qui se pas-
sait à l’époque. Grand-père, lui, s’en fichait. Qui plus
est, tout marchait pour lui. À un certain moment il se
mit à écrire des livres sur la chasse : comment dresser
les chiens, reconnaître la trace des proies, ce genre de
choses. Il y ajoutait des anecdotes, il décrivait d’étranges

35
personnages avec lesquels il partageait sa passion, pla-
çait quelques citations de Tourgueniev. Les lecteurs ado-
raient. On retrouvait dans ses livres un peu de la légèreté
de jadis, mais circonscrite dans un domaine limité, ce qui
la rendait tolérable au pouvoir. Avec le temps, grand-père
devint une sorte d’autorité. En 1954, quand les loups se
propagèrent dans le Caucase, il fut mis à la tête d’une
expédition gouvernementale chargée de les abattre. Il
était pratiquement devenu un fonctionnaire, mais il ne
changea jamais d’attitude. Il avait la typique insolence de
l’aristocrate russe. Il se serait fait pendre plutôt que de
renoncer à un bon mot.
Je me rappelle comment il se moquait de mon père
quand j’étais petit : « Bravo, Kolya, si tu continues comme
ça, Brejnev te prendra sur ses genoux pendant la parade
du 9 mai ! » Ou : « Tu sais que les fonctionnaires du Parti
se divisent en deux catégories, n’est-ce pas ? — Oui,
papa, tu me l’as déjà dit. —  Les bons à rien et les prêts
à tout. Je me demande à quelle catégorie tu appartiens,
Kolya !  »
Papa frissonnait. Il était tout le contraire. Depuis son
enfance, je pense que sa principale préoccupation avait
été de se tenir à l’écart des ennuis. Dès qu’il l’a pu il est
entré chez les pionniers, puis au Komsomol. J’imagine
qu’il voulait se faire pardonner son père excentrique, ses
origines aristocratiques. Il voulait être comme tout le
monde. Je peux comprendre. C’était aussi une rébellion
à sa façon. Quand tu grandis auprès d’un personnage tel-
lement hors du commun, la seule révolte possible est le
conformisme.
Quoi qu’il en soit, tous les étés j’étais expédié à la cam-
pagne chez grand-père. Il habitait une espèce d’isba faite

36
de troncs de peuplier, juste en dehors du village. À l’ex-
térieur c’était très rustique : la maison était entourée d’un
potager  avec concombres, pommes de terre, buisson de
baies et de quelques pommiers. Il y avait aussi une petite
table entourée de chaises en fer forgé si rouillées qu’elles
donnaient l’impression d’avoir passé plusieurs siècles au
fond de la Neva. Mais quand tu entrais, tu te rendais
compte que grand-père avait réussi à recréer, je ne sais
comment, un peu de l’atmosphère du temps passé. Ce
n’est pas que le petit salon ou la salle à manger fussent
meublés de façon luxueuse, mais un sentiment de tran-
quille prospérité, complètement étranger à l’époque,
flottait dans l’air, avec un parfum de thé provenant du
samovar toujours allumé. Les trophées de chasse et les
fourrures ne manquaient pas, mais leur présence était
adoucie par une touche plus délicate qui avait poussé
le maître de maison à les assortir à des objets plus inat-
tendus : des statuettes chinoises, un bézoard, quelques
livres à la reliure élaborée abandonnés négligemment
sur la table en bouleau. Des traces d’une grâce que je
n’hésiterais pas à qualifier de féminine, si j’oubliais à
quel point mon grand-père abhorrait l’idée même d’une
coexistence avec l’autre sexe. Sa femme, la mère de mon
père, était morte d’une péritonite à l’âge de vingt-trois
ans et cet événement semblait avoir clos, une fois pour
toutes, le chapitre de sa vie sentimentale. Il y avait bien
quelques amies, plus ou moins présentables, qui venaient
lui rendre visite de temps à autre. Mais aucune ne res-
tait plus de quelques heures dans ce temple consacré aux
dieux de la chasse, de la littérature et des amitiés viriles
nourries à coups de reparties sarcastiques et de grandes
beuveries.

37
Cependant, à la maison officiaient Zakhar et Nina,
un couple de paysans qui travaillaient officiellement au
kolkhoze mais qui en réalité faisaient les domestiques.
Grand-père était un formidable cavalier mais il ne savait
pas conduire une voiture. Quand il devait aller quelque
part, Zakhar sortait sa très vieille Volga et lui servait de
chauffeur. La seule concession que grand-père faisait à un
minimum de prudence consistait à s’asseoir démocrati-
quement à ses côtés, plutôt qu’à l’arrière. L’accompagner
était toujours une expérience, même s’il ne s’agissait
que de faire une course au village. Là, se passaient tou-
jours des choses qui n’arrivaient qu’à lui. Comme s’il
avait été enveloppé d’une espèce d’aura nostalgique et
désinvolte qui le protégeait de la dureté des temps et pro-
duisait, à n’importe quel moment, les conditions d’une
réjouissance improvisée. Il pouvait débarquer dans le
plus sinistre des cafés d’État et immédiatement autour
de lui se recréait un peu de la magie d’autrefois. Même
sur une chaise en plastique posée sur un sol de linoléum
gris, quelque chose en lui faisait venir à l’esprit l’image
des bals et des bouteilles de champagne débouchées à
coups de sabre. Les gens, souvent de parfaits inconnus,
en ressentaient la chaleur et se rapprochaient sans trop
savoir pourquoi, attirés par le charisme de ce vieillard
élégant, toujours très courtois, qui égrainait des histoires
d’une autre époque, comme s’il se trouvait dans un salon
de Saint-Pétersbourg. J’entrevoyais parfois, assis à une
autre table, un apparatchik de mauvaise humeur qui le
regardait d’un œil torve. Mais personne n’aurait osé le
toucher. Qui sait comment grand-père avait survécu aux
purges du stalinisme, puis au fil du temps le régime avait
perdu ses attitudes carnivores. Il fallait bien le supporter,

38
d’autant plus que la politique semblait ne pas l’intéresser
du tout.
Ses amis étaient surtout des chasseurs. Il y avait un peu
de tout. Des aristocrates, déchus comme lui, mais aussi
des paysans et des bandits sibériens. Et même quelques
communistes « domestiqués », comme il appelait les
membres du Parti qu’il avait réussi à débaucher à force
de bavardages nostalgiques et de grandes beuveries. Au
début de l’hiver, ils éparpillaient les bouteilles de vodka
dans le jardin de la maison, pour les retrouver au prin-
temps quand la neige fondait. Entre-temps ils se réfu-
giaient à l’intérieur  et au moins deux fois par semaine
jouaient aux cartes. Ils se racontaient des histoires de
chasse, commentaient l’actualité à leur façon, principale-
ment à coups de plaisanteries.
« Sais-tu ce qu’est un duo soviétique ? Un quatuor qui
est allé en tournée à l’étranger. »
« Une commission d’inspecteurs visite un asile de fous.
Les patients les accueillent en chantant : “Comme il
fait bon vivre en terre soviétique !” Mais la commission
remarque qu’un homme reste silencieux. “Pourquoi ne
chantes-tu pas ? lui demandent-ils. —  Moi je suis l’infir-
mier, je ne suis pas fou !” »
« Le camarade Khrouchtchev visite un élevage de
cochons et il est photographié. À la Pravda, les graphistes
discutent sur la légende à mettre sous l’image : “Le cama-
rade Khrouchtchev parmi les cochons”, “Le camarade
Khrouchtchev et les cochons”, “Les cochons autour du
camarade Khrouchtchev” ? Toutes les propositions sont
rejetées les unes après les autres. À la fin, le directeur
prend sa décision. La légende choisie est : “Troisième à
droite, le camarade Khrouchtchev”. »

39
Et c’étaient des fous rires, de grandes tapes dans le dos
et les carafes qui se vident l’une après l’autre. Mais, il
faut dire que la maison de grand-père ne regorgeait pas
toujours de vie. Il aimait être seul. Il disait que c’était
parce qu’il ne supportait pas les communistes. En réalité,
il aurait été un misanthrope sous n’importe quel régime.
Je crois que j’ai hérité d’une partie de son caractère...

Baranov sourit. Il saisit la bouteille de whisky et s’en


versa une bonne rasade dans son verre de cristal.

— Un soir où nous étions assis près de la cheminée,


grand-père me raconta les aventures des troupes du tsar
qui occupèrent Paris après la chute de Napoléon. En par-
ticulier celles d’un certain Yurko, compagnon de régi-
ment d’un de nos ancêtres dans la garde impériale, alcoo-
lisé au dernier degré. À peine arrivé à Paris, il paraîtrait
que ce Yurko se soit précipité dans une pharmacie et,
après avoir reniflé une bouteille d’alcool médical, l’ait
bue accompagnée de deux petits concombres qu’il avait
apportés exprès. Face à ce spectacle, le pharmacien est
pris de panique et se voit déjà devant un peloton d’exé-
cution pour empoisonnement de militaire russe. Il se pré-
cipite vers le camp le plus proche, se jette sur le premier
officier à l’air plus ou moins civilisé, Vassily Baranov, et
commence à lui raconter vivement qu’il n’a rien à voir
avec la mort imminente de Yurko, que le Russe a sifflé
une bouteille avant même qu’il ait le temps de dire un
mot. À ce moment, notre ancêtre l’interrompt. « Vous
ne connaissez pas beaucoup de soldats russes, n’est-ce
pas ? » Le pharmacien secoue la tête. « Mais le concept
d’immunité vous est familier, non ? » Le pharmacien le

40
regarde sans comprendre. « Voyez, cher monsieur, la vie
en Russie présente plusieurs inconvénients par rapport à
celle de Paris. Nos fromages sont moins nombreux, nos
femmes sourient peu et nos routes sont presque toujours
recouvertes de glace. Mais l’avantage est que tout ce qui
ne tue pas rend plus fort : au cours des siècles le métabo-
lisme des Russes a eu le temps de s’habituer à beaucoup
de choses. » Et d’un geste il lui indique Yurko tranquille-
ment installé à jouer aux cartes avec deux camarades, une
bouteille de vodka à moitié vide sur la table.
Grand-père éclata de rire et continua : « Quand j’avais
dix-huit ans, moi aussi on m’a pris dans la garde du tsar.
J’étais très fier mais, comme tu l’as compris, ce n’était
pas un grand exploit : avant moi, mon père et mon
grand-père avaient servi dans le même régiment et, pour
ce que je sais, tous les Baranov qui les avaient précédés.
Quoi qu’il en soit, j’étais fier comme Artaban et tout le
monde me faisait de grands compliments : “C’est un
grand privilège, Kolia, d’être entré dans la garde du tsar,
quelle chance ont tes parents”, etc.,  etc. Puis, un beau
jour, au cours des exercices du matin, je tombe de cheval
et je me casse le bassin. Ce n’est pas rien de se casser
le bassin. Alors tous mes amis me disent : “Mais quelle
malchance, Kolia, alors que la saison des bals vient juste
de commencer.” J’étais désespéré, mes compagnons de
régiment passaient d’une fête à l’autre, se pavanant dans
leurs uniformes de gala et moi, j’étais dans mon lit, en
train de jouer aux cartes avec la babouchka. Puis soudain,
la guerre éclate et ils partent au front. Au premier assaut
ils ont tous été massacrés par les mitraillettes allemandes,
les pauvres, pendant que moi j’étais toujours à la maison,
en convalescence, avec un sentiment de culpabilité bien

41

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août 2022 à Stefano Sampietro
sûr, mais aussi avec toutes les jolies filles de Pétersbourg
qui se bousculaient pour me consoler.
« C’est à ce moment-là que j’ai rencontré ta grand-mère.
C’était une époque difficile, mais nous avions de grands
projets, ou du moins c’est ce que nous croyions. Le rang
de notre famille et les études de droit que je venais d’en-
treprendre m’ouvraient les portes de la plus haute admi-
nistration. Je commençais à être reçu à la Cour et mon
beau-père était en train de faire construire un petit palais
sur la perspective Nevski. Le chemin semblait tracé,
une fois pour toutes, mais soudain une bande de débiles
décident que le tsar, ça ne va plus, que notre sainte mère
Russie doit devenir une république. Et la manœuvre
réussit, ils prennent le pouvoir ! Puis débarquent les bol-
cheviques et ils massacrent tout le monde, tsaristes et
républicains.
« La révolution a été une catastrophe sans précédent.
Mais il est vrai que sans elle j’aurais fini fonctionnaire,
dans le meilleur des cas, courtisan. Je ne dirai jamais que
le communisme est une bonne chose, mais en réalité on
peut être heureux sous n’importe quel régime, tu sais...
Et surtout, tu sais quoi, Vadia ? On ne sait jamais rien.
Tu ne contrôles pas les choses qui arrivent, pire, tu n’es
même pas capable de savoir si elles sont bonnes ou mau-
vaises. Tu es là, tu attends une chose, tu la désires de
toutes tes forces. Elle se produit enfin et, juste après, tu
te rends compte que ta vie est gâchée. Ou le contraire.
Le ciel te tombe sur la tête et après un peu de temps tu
te rends compte que c’est la meilleure chose qui pouvait
t’arriver. Crois-moi, la seule chose que tu peux contrôler
c’est ta façon d’interpréter les événements. Si tu pars de
l’idée que ce ne sont pas les choses, mais le jugement

42
que nous portons sur elles qui nous fait souffrir, alors tu
peux aspirer à prendre le contrôle de ta vie. Sinon tu es
condamné à tirer sur des mouches avec un canon. »
Je me souviens encore de l’expression de mon grand-­
père pendant qu’il prononçait ces mots. Il parlait sérieuse-
ment mais il y avait aussi une pointe d’ironie, comme s’il
éprouvait un peu de gêne à jouer le rôle du vieux schnock.
Mais il y tenait. Les hommes de cette génération tenaient
à transmettre ce qu’ils avaient compris de la vie, ils sen-
taient que c’était important. Je crois que ce sont les der-
niers à avoir pensé ainsi. À partir de la génération de mon
père, personne n’a plus pensé que cela pourrait valoir la
peine de transmettre quelque enseignement que ce soit.
Nous sommes tous devenus trop cool, trop modernes. Et
puis nous vivons dans la terreur du ridicule. Personne ne
veut jouer les vieux cons.
Mon grand-père n’était pas un patriarche du dix-
neuvième, c’était déjà un homme moderne. Il avait lu
Kafka et Thomas Mann, mais il était disposé à courir le
risque du ridicule pour me dire ce qu’il avait à me dire.
Et je lui en serai toujours reconnaissant parce que, depuis
lors, il m’est resté l’idée que nous tâtonnons dans le noir.
Que nous ne savons ni ce qui est bien ni ce qui est mal
pour nous. Mais que nous pouvons librement décider du
sens à donner aux choses qui arrivent. Et cela, c’est au
fond notre seule et unique force.
4

— Qui peut dire comment grand-père avait réussi à


mettre en lieu sûr la bibliothèque de la famille ? J’imagine
que personne n’a jamais eu le courage d’aller fouiller
dans ses affaires. Nous-mêmes n’avions pas le droit de
monter au grenier. De temps en temps il émergeait des
combles, un livre à la main. « Tiens, voici les Mémoires
de Casanova. Mais ne le dis pas à ton père. » Au début,
c’étaient des livres plus ou moins pour enfants. Les Fables
de La Fontaine ou les romans de la comtesse de Ségur.
Puis il a perdu patience. Il voulait pouvoir parler de livres
avec quelqu’un, même s’il ne s’agissait que d’un enfant.
Alors il a commencé à descendre des choses différentes.
Je ne crois pas avoir eu plus de dix ans quand il m’a fait
lire les Mémoires du cardinal de Retz. Pour moi c’était
un roman de cape et d’épée. À cette époque, le Grand
Condé et la duchesse de Longueville m’étaient plus fami-
liers que Mickey et l’ours Micha.

Baranov sourit, puis d’un geste indiqua une grande


section de la bibliothèque.

44
—  Une bonne partie de ces livres étaient à lui. Presque
tous en français, vous remarquerez. Le sommet de la civi-
lisation, disait grand-père. D’ailleurs, le monde qui avait
été le sien s’était formé en regardant vers Paris. Copiant
les comportements, les modes, les tics jusqu’au ridicule.
Saviez-vous que Nesselrode, le célèbre négociateur russe
du congrès de Vienne, ne parlait pas le russe ? Il a dirigé
pendant quarante ans la politique étrangère de l’Empire
et ne parlait pas notre langue. Tout cet amour, cette pas-
sion pour n’être pas soi-même mais quelqu’un d’autre !
Et comment a été payé de retour tout cet amour ? Par
le mépris. Toujours, à toutes les époques, par le même
foutu mépris !

— Prenez ce fils de pute de Custine, dit Baranov en


attrapant un autre livre. Le tsar l’accueille comme un
frère, le reçoit à la Cour, bouscule le protocole pour lui
permettre d’assister aux noces de sa fille. Et comment
le remercie-t-il ? Quatre volumes, mille cent trente pages
dans lesquelles il ne fait que décrire la Russie comme un
enfer. Lisez : « Pour grand que soit cet empire, il n’est
qu’une grande prison et l’empereur qui en détient les clés
en est le gardien, mais les gardiens ne vivent pas beau-
coup mieux que les prisonniers. » Ou ceci : « Les Russes
tiennent beaucoup moins à être civilisés qu’à faire croire
qu’ils le sont. »
Grand-père détestait le « Voyage en Russie ». Et pour-
tant il était fasciné. « Ce maudit Français est le meilleur
interprète de la Russie, disait-il, parce qu’ici la Cour a
toujours été la seule façon d’arriver au pouvoir et aux
richesses. S’appuyer sur les passions populaires en Russie
ne sert à rien : à la fin celui qui gagne fonde toujours son

45
pouvoir sur la Cour. C’est pourquoi le meilleur moyen
est l’adulation, pas le talent, le silence, pas l’éloquence.
Custine voit les nobles de Pétersbourg se promener sans
manteau en hiver pour aduler le tsar. Et ils meurent. Il n’y
a pas de café pour commenter des journaux qui n’existent
pas et les nouvelles changent toujours selon celui qui
les raconte à mi-voix. Pays de muets, pays de la belle
endormie, merveilleux mais sans vie parce qu’y manque
le souffle de la liberté. Aujourd’hui comme hier. »
Quand grand-père tenait ces raisonnements, mon père
tremblait. Il avait peur de la bibliothèque du grenier, il
la considérait comme un lieu potentiellement subversif.
Mais je dois dire en son honneur qu’il n’a jamais eu la
force de m’en priver. Non pas qu’il fût à la maison très
souvent. Il était toujours en voyage pour des conférences,
des symposiums ou autres. À un certain moment on l’a
nommé directeur de l’Académie des sciences sociales du
Parti, son nom était dans la Grande Encyclopédie soviétique,
le plus grand honneur, à l’époque. Mais au fond il fut tou-
jours un homme prudent. Je crois que son objectif prin-
cipal était de ne jamais être réveillé au cœur de la nuit par
les coups de poing des agents de la sécurité sur la porte
d’entrée. Vous ne savez pas le nombre de talents qui ont
été sacrifiés, en Russie, sur l’autel de cet unique but.
—  Cela me semble une preuve de bon sens.
—  Oui, peut-être. Mon père ne manquait pas de bon
sens, c’est évident. Quoique, en y réfléchissant, il me sem-
blait, même à l’époque, qu’il s’agissait là d’une forme de
naïveté catastrophique : l’idée que l’on puisse accomplir
son devoir, qu’un homme qui se précipite dans la spirale
des devoirs puisse un jour en venir à bout, plutôt que de
les voir se multiplier jusqu’à en être finalement enseveli.

46
Si on se donnait la peine de l’observer de près, mon père
donnait toujours l’impression d’être écrasé par ce fardeau
qu’il avait, après tout, chargé lui-même sur ses épaules.
Grand-père l’appelait « la petite Garde rouge ». Ça me
faisait rire quand j’étais enfant, mais je dois admettre que
c’est seulement grâce à mon père, à son travail et à sa pru-
dence que j’ai pu bénéficier de tous les privilèges sur les-
quels se fondait la vie soviétique de l’époque. Les maga-
sins spéciaux avec leurs produits importés de l’étranger,
les écoles où l’on apprenait l’anglais, l’allemand, le fran-
çais, les places réservées au théâtre –  où il valait mieux
ne pas aller trop souvent pour ne pas être pris pour des
artistes ou des esprits libres.
À cette époque le privilège le plus recherché à Moscou
était la kremliovka, le panier de victuailles réservé aux
membres et aux hauts fonctionnaires du Comité central
du Parti. Chaque jour, le chauffeur de mon père, Vitali,
allait le retirer au numéro 2 de la rue Granoskovo. Toutes
les fois où cela m’était permis, je l’accompagnais. Le
chauffeur s’arrêtait en face d’un établissement comme
tous les autres, mais on comprenait qu’à l’intérieur il se
passait quelque chose, parce que dehors il y avait presque
toujours d’autres voitures officielles, arrêtées, moteur
allumé. Vitali et moi entrions dans l’immeuble et, après
avoir traversé un long corridor, on arrivait devant une
porte vitrée surmontée d’une plaque : « Bureau des laissez-
passer ». Vitali frappait et entrait sans attendre la réponse.
À l’intérieur, derrière un comptoir, une employée vêtue
de gris lui souriait. Cela aussi était un privilège inédit : à
l’époque les fonctionnaires ne souriaient jamais en Union
soviétique. Puis, elle demandait à Vitali ce qu’il dési-
rait ce jour-là. Alors il se tournait vers moi et me disait :

47
« Alors, Vladenka, qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui ? »
Et moi je pouvais choisir ce que je voulais : des pirojki au
saumon et des côtelettes d’agneau, des caramels Lenov et
des oranges d’Azerbaïdjan. Je crois que plus jamais de ma
vie je n’ai éprouvé une telle sensation de bien-être et de
pouvoir absolu.

Baranov regarda autour de lui. Comme pour dire que


toute cette opulence, les boiseries et les stucs du plafond
n’étaient rien face au panier de pirojki qu’il mangeait
enfant.

— Au fond, le problème est que j’ai eu une enfance


heureuse. Et cela m’a marqué, je crois. Je n’ai jamais
éprouvé aucun ressentiment, ni eu de revanche à prendre
sur le monde, grave handicap pour celui qui mène la
vie que je mène. En Russie, ce n’est pas une chose nor-
male. Ici, tout le monde se souvient de la vie d’avant,
des sacrifices. L’élite russe est unie par un fond commun
de misère que chacun de ses membres a traversé avant
d’arriver aux villas de la Côte d’Azur et aux bouteilles de
Petrus. Il y a ceux qui la revendiquent, ceux qui en ont
honte, mais quand ils se regardent en face, dans leurs
costumes à trente mille dollars, ils savent qu’ils partagent
la même rage et la même stupeur, un peu infantile, face
à ce que les choses sont devenues. Même le Tsar. Bien
qu’il soit convaincu de son destin, de la force inexorable
qui l’a conduit là où il est arrivé, il ne réussit pas toujours
à dissimuler un mouvement d’incrédulité : Moi, le gamin
de la kommunalka de la rue Baskov, je suis aujourd’hui
à Buckingham Palace et la reine d’Angleterre me sert le
thé ! Pour moi, ce n’était pas la même chose. À la maison,

48
des domestiques en gants blancs servaient des plateaux
de pink gin. Il n’y avait pas tellement d’argent, c’est vrai.
Mais à cette époque on n’en avait pas besoin.
—  À la différence d’aujourd’hui.
— À la différence d’aujourd’hui, effectivement. Bien
que cela ne soit qu’à moitié vrai. Les étrangers pensent
que les nouveaux Russes sont obsédés par l’argent. Mais
ce n’est pas ça. Les Russes jouent avec l’argent. Ils le
jettent en l’air comme des confettis. Il est arrivé si vite et
si abondamment. Hier il n’y en avait pas. Demain, qui
sait ? Autant le claquer tout de suite. Chez vous, l’argent
est essentiel, c’est la base de tout. Ici, je vous assure,
ce n’est pas comme ça. Seul le privilège compte en
Russie, la proximité du pouvoir. Tout le reste est acces-
soire. C’était comme ça du temps du tsar et pendant les
années communistes encore plus. Le système soviétique
était fondé sur le statut. L’argent ne comptait pas. Il y
en avait peu en circulation et il était de toute façon inu-
tile : personne n’aurait pensé évaluer une personne sur
la base de l’argent qu’elle possédait. Si au lieu de te faire
donner la datcha par le Parti tu l’achetais – on pouvait le
faire, même alors  –, cela voulait dire que tu n’étais pas
sûr d’être assez important pour qu’on te l’offre. Ce qui
comptait, c’était le statut, pas le cash. Bien sûr, il s’agis-
sait d’un piège. Le privilège est le contraire de la liberté,
une forme d’esclavage plutôt. Savez-vous ce qu’est la
vertushka ?
— Non.
— Un téléphone. Pendant le communisme, c’était
l’objet le plus convoité. Parce que ce n’était pas un télé-
phone comme les autres. C’était un appareil spécial qui
permettait de communiquer directement avec tous les

49
pontes du régime. Les numéros des vertushkas n’avaient
que quatre chiffres. Quand on l’installait dans votre
bureau cela voulait dire que vous aviez réussi. On impri-
mait chaque année un répertoire en cuir rouge avec les
noms des heureux possesseurs. Chaque titulaire devait
composer le numéro directement et répondre personnel-
lement à qui que ce fût. Les plus puissants l’avaient aussi
à la maison, à la datcha et dans la voiture. Les détenteurs
d’une vertushka pouvaient communiquer exclusivement à
travers celle-ci. Utiliser un téléphone normal aurait été vu
comme un signe de fausse modestie et de peu de considé-
ration face au privilège accordé. Un truc de libre-penseur
potentiellement subversif.

Baranov s’interrompit et esquissa un sourire.

—  Bien entendu, toutes les conversations étaient inter-


ceptées par le KGB, mais personne n’y aurait renoncé.
C’est curieux comme les courtisans aspirent plus que tout
à l’instrument de leur soumission.
Je l’ai compris un soir, par hasard. De temps à autre
mon père, qui avait une passion pour le cinéma, orga-
nisait une projection privée à l’Académie. Il invitait
quelques collègues, un ou deux fonctionnaires du Comité
central, au plus une dizaine de personnes. Il fallait natu-
rellement faire attention au choix du film. On ne pouvait
pas projeter n’importe quoi. Mais les règles de la cen-
sure ne s’appliquaient pas et mon père réussissait plus ou
moins à nous montrer ce que bon lui semblait. Après tout
il était le directeur de l’Académie et, si ce n’était pas lui
qui étudiait les manifestations de la décadence bourgeoise
de l’Occident, qui l’aurait fait ? Quoi qu’il en soit je me

50
souviens qu’une fois, je devais avoir douze ou treize ans, il
fit projeter La Prise de pouvoir par Louis XIV de Rossellini.
Vous vous souvenez de ce film ?

J’acquiesçai avec l’air vaguement coupable de celui qui


s’est promis à plusieurs reprises de le voir, sans jamais
trouver la force de le faire.

— Il raconte comment le Roi-Soleil, construisant


Versailles et obligeant les nobles à le suivre à la Cour, les
a enfermés dans une cage toujours plus stricte de cérémo-
nies et de petits privilèges pour les priver, presque sans
qu’ils s’en rendent compte, de leur liberté et même, dans
la plupart des cas, de la dignité la plus élémentaire. Dans
la scène finale, on voit le roi se dépouiller de tous ses orne-
ments, ses objets de luxe : les habits somptueux n’étaient
qu’artifice, des instruments pour lui permettre d’affirmer
son pouvoir afin, comme il le dit à son ministre, que chacun
dans le royaume dépende pour toute chose du monarque,
comme la nature dépend en toute chose du soleil.
Ce soir-là, quand les lumières se rallumèrent dans la
salle, j’eus l’impression d’un certain malaise parmi les
spectateurs. Ce n’étaient pas des gens stupides, bien au
contraire. Ils avaient fait des études et s’étaient hissés au
sommet de la pyramide à la suite de sacrifices, d’efforts
et d’intrigues. Mais cette fois, après la projection, ils se
regardaient de façon étrange. Comme s’ils éprouvaient
une gêne dont ils n’auraient su vraiment expliquer la
cause. Puis ils se séparèrent, plus rapidement que d’ha-
bitude, et chacun rentra chez soi à bord de la voiture de
service que le Parti mettait à leur disposition vingt-quatre
heures sur vingt-quatre.

51
Voyez-vous, l’élite soviétique, au fond, ressemblait
beaucoup à la vieille noblesse tsariste. Un peu moins élé-
gante, un peu plus instruite, mais avec le même mépris
aristocratique pour l’argent, la même distance sidérale
du peuple, la même propension à l’arrogance et à la vio-
lence. On n’échappe pas à son propre destin et celui des
Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Ivan
le Terrible. On peut inventer tout ce qu’on voudra, la
révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat
est toujours le même : au sommet il y a les opritchniki,
les chiens de garde du tsar. Aujourd’hui au moins un
peu d’ordre est revenu, un minimum de respect. C’est
déjà quelque chose, nous verrons combien de temps cela
durera.

D’un geste brusque, le Russe se leva, comme frappé


d’une idée impromptue et se dirigea vers son secrétaire.

— Les vertushkas existent encore, vous savez ? Ce


sont les lignes terrestres sécurisées du FSB. Quiconque
veut communiquer avec le Tsar doit en posséder une. La
voici, regardez.

Baranov indiquait un combiné à la forme antique sur


un coin du secrétaire.
—  Je l’imaginais rouge !
—  Non, c’est gris, comme tout le reste.
— Si vous pensez que Moscou est gris, vous devriez
venir quelques jours en Europe. Ou aller à Washington.
— Dieu m’en garde ! Là-bas ils ne sont pas gris, ils
sont morts.
Il eut un sourire en lame de couteau.

52
—  Comme vous le savez, poursuivit-il, je n’ai plus la
liberté de visiter de tels endroits...
— Je sais, vous avez même déclaré que tout ce qui
vous manque des États-Unis ce sont Tupac Shakur, Allen
Ginsberg et Jackson Pollock et que pour les apprécier il
n’y a pas besoin d’y aller...
—  Parfois l’on dit des bêtises.
—  Qu’est-il arrivé à votre père ?
—  Mais je vous l’ai dit. C’était un homme gentil, méti-
culeux, toujours plongé dans la compilation de quelque
tome sur « La dialectique de l’époque contemporaine » ou
« Les problèmes théoriques de la linguistique soviétique ».
Et pendant un certain temps tout cela marcha fort bien. À
cinquante ans il avait remporté le prix Lénine, toutes les
bibliothèques de l’Union étaient tenues de posséder ses
œuvres reliées, imprimées en dizaines de milliers d’exem-
plaires. Puis arrive Gorbatchev, avec son verre de lait !
—  Son verre de lait ?
—  Oui. Voyez-vous, pour comprendre que Gorbatchev
allait détruire l’Union soviétique, on n’avait pas besoin de
l’écouter ; il suffisait de le regarder. Il montait à la tribune
et on lui apportait immédiatement son verre de lait. Les
gens n’en croyaient pas leurs yeux. Puis il doubla le prix
de la vodka. Il voulait mettre tout le monde au lait. En
Russie. Vous vous rendez compte ? Après on s’étonne que
tout soit parti en vrille.
Quoi qu’il en soit, cela a été la fin pour mon père. Il
a tout perdu : son travail, les privilèges, les honneurs.
Tout ce qu’il avait réussi à construire en un demi-siècle.
La seule chose qu’on lui ait laissée, c’est l’appartement,
bourré de livres de critique marxiste illisibles. Mais cela
aussi il a été obligé de le vendre, à la fin.

53
Le plus grave, c’est que tous les critères sur lesquels il
avait fondé sa vie sautaient. À l’époque, j’étais au lycée,
mais je n’avais pas trop envie d’étudier. Je m’arrangeais,
je faisais des petits boulots. Je me procurais des télévi-
seurs, des magnétophones et je les revendais. Des trucs
comme ça. Au bout d’un certain temps je gagnais plus
que lui. Et les gens venaient me voir moi, et non pas lui.
J’étais un gamin de seize ans qui ne savait rien, mais c’est
précisément pour cette raison que j’étais plus adapté au
monde nouveau que lui qui savait tout.
À un certain moment, il a cessé de sortir de la maison.
De temps en temps, un autre vestige de l’époque sovié-
tique venait lui rendre visite. Mais ils avaient honte
même de leurs souvenirs. Alors ils restaient là, en silence,
comme les ruines d’un temple abandonné.
Quand il est tombé malade, cela a presque été un sou-
lagement. « Enfin, j’ai une bonne raison de rester au lit »,
disait-il. Et il se tenait tranquille, fumant sa pipe en reli-
sant les classiques : Gogol, Pouchkine, Tolstoï.
Durant cette période il est devenu presque gai, comme
s’il s’était libéré d’un poids. Ça peut sembler paradoxal,
mais la maladie n’est pas forcément une chose sérieuse. Le
sérieux, l’effort, le travail sont les prérogatives des gens en
bonne santé ; ceux qui sont en train de mourir n’ont plus
rien à faire, ils peuvent enfin profiter de leurs journées.
Pour mon père, au moins, cela a été le cas. Ses ambitions
s’étaient finalement endormies, comme les enfants quand
ils sont fatigués de jouer. Il lui restait du temps pour se
promener le long de l’étang du Patriarche, se chauffer
au  soleil, lire un livre. Non pas un de ceux qui lui ser-
vaient pour ses conférences, non, un beau livre complè-
tement inutile. À la fin, il a eu une attaque et il a dû se

54
faire hospitaliser à la clinique du Kremlin. C’était encore
un privilège, mais les temps avaient changé. La star parmi
les malades, celle qui catalysait toutes les attentions, ce
n’était pas lui, ombre misérable des temps passés, mais
une grosse matrone vulgaire, à l’accent de Saratov, qui
passait ses journées à décrire ses vacances en Sardaigne,
le shopping à Londres, les soirées de Monte-Carlo. Les
autres patients, les infirmières et jusqu’aux médecins
étaient comme hypnotisés. Ils souriaient, hébétés, aux
descriptions de jets privés et de piscines d’eau salée. Les
bijoux qui pendaient au cou épais de la mégère et à ses
oreilles, la montre Cartier et les derniers gadgets électro-
niques qu’elle exhibait avec nonchalance témoignaient de
la véracité de ses récits. Mon père ne le prenait pas mal.
Pour la première fois, il semblait complètement indiffé-
rent au jugement du monde. C’était comme si la proxi-
mité de la mort lui avait donné un sentiment de contrôle
sur sa propre vie, contrôle qu’il n’avait jamais possédé
auparavant. Les médecins et les infirmières continuaient
à se mettre en quatre pour lui assurer que, non, il n’était
pas du tout en train de mourir et que dans quelques
semaines il retrouverait une vie normale. Mais lui savait
que ce n’était pas le cas et il en tirait un orgueil singulier.
« Ils ont honte, tu vois, ils aimeraient me cacher la vérité.
Mais moi je sais que je dois mourir et, je peux te dire une
chose ? Je suis prêt, bien plus que je ne l’aurais pensé. »
Arrivé au terme de sa vie, c’était comme s’il s’était
redressé pour la première fois, faisant preuve d’un cou-
rage que lui-même ne soupçonnait pas. C’est alors que
nous avons eu les seules vraies conversations de notre vie.
Je me plaçais à sa droite, sur une des vilaines chaises en
plastique de l’hôpital, et nous passions des après-midi

55
entiers à deviser d’histoire et de philosophie, de choses
sans importance, de notre passé et des vieux livres français
de grand-père, comme si nous étions à la campagne, vau-
trés dans les fauteuils en cuir de l’isba, avec l’odeur des
bûches de bouleau qui flottait dans l’air. Il avait pris un
ton que je ne lui avais jamais connu, caustique, mordant,
peut-être un peu désenchanté. Il était brillant, et avait le
même genre d’ironie que grand-père. Je ne réussissais pas
à croire qu’il avait dissimulé tout cela aussi longtemps.
Tout à coup sa carrière de bureaucrate de la connaissance
assumait une dimension tragique et absurde.
Puis un jour il est mort. On ne peut pas dire que l’en-
terrement ait été une grande affaire. Quatre malheureux
suivaient le cercueil dans une voiture cabossée, dépassés
par des Mercedes de nouveaux riches qui filaient à toute
allure.
Vous savez ce que j’ai pensé alors ? Qu’au fond cet
homme avait vécu toute sa vie pour se garantir de belles
funérailles. Les honneurs, le respect des gens, le salut
militaire, la couronne de fleurs du secrétaire général du
Parti, le défilé des dignitaires, la nécro dans la Pravda. Il
n’a rien eu de cela. Mais, même s’il l’avait eu, qu’est-ce
qui aurait changé ? Vous n’avez pas idée de combien de
gens vivent comme ça. Pour se garantir un bel enterre-
ment. Certains réussissent, d’autres pas. Mais où est la
différence ?
Moi, ce n’est pas ce que je veux. Je l’ai pensé jadis et
je continue à le penser aujourd’hui. C’est pour ça je crois
qu’après la mort de mon père j’ai pris la voie opposée à
celle qu’il avait tracée pour moi.
5

Quand on est jeune, on ne se contente pas de faire


quelque chose, on veut également le justifier. Mon père
voulait que je devienne diplomate. Il me voyait déjà dans
un salon de Vienne ou de Paris, occupé à disséquer la
littérature russe en compagnie de quelque vieil ambas-
sadeur. Ce que je voulais, moi, en revanche, c’était me
débarrasser une fois pour toutes du monde des inten-
tions, des devoirs et des projets. C’est pourquoi je me suis
inscrit à l’académie d’art dramatique de Moscou et j’ai
commencé à vivre la vie désordonnée des théâtreux.
Au début des années quatre-vingt-dix, Moscou était
une ville électrique. Nous venions d’avoir vingt ans et
un monde nouveau s’ouvrait à nous, juste au moment
où nous avions finalement la force de le conquérir. Les
rues de Moscou, les énormes immeubles de Staline, les
trottoirs boueux et les grands lustres du métro étaient
les mêmes, mais soudain tout semblait enveloppé dans
une bulle d’énergie. Nous étions si excités que nous ne
dormions jamais plus de trois ou quatre heures par nuit.
Je me souviens des cours à l’académie. Pour la première
fois, on pouvait non seulement assister à des productions

57
provenant de l’Occident, mais aussi rencontrer des
acteurs, des metteurs en scène, discuter avec eux jusqu’à
l’aube...
Nous étions convaincus que notre tour était venu de
refonder la société sur de nouvelles bases, prisonniers
comme nous l’étions de la vieille idée russe selon laquelle
l’art n’est pas seulement culture mais construction, pro-
phétie, vérité. Nous venions d’un monde fait de paroles
tues ou chuchotées au sein duquel les rares personnes qui
avaient le courage de les prononcer ouvertement étaient
des fous ou des héros. Nous n’étions pas encore habi-
tués à l’idée qu’elles ne valaient rien, que seules comp-
taient les actions. Pendant ces années-là, les journaux qui
s’occupaient d’art, de littérature vendaient des millions
d’exemplaires. Les gens ne pouvaient croire qu’il était
enfin possible de lire tous ces mots, libres, sans filtres. Ils
n’étaient jamais rassasiés. Imaginez dans quel état nous
étions, nous qui vivions dans le mythe de l’art rédemp-
teur. À cette époque, même moi, je faisais encore sem-
blant d’y croire. Vous savez comme sont les jeunes, ils
prennent tout diablement au sérieux, c’est la malédiction
de cet âge.
Et puis il y avait Ksenia. Je l’avais rencontrée à une
fête, une de ces soirées où, à partir d’un certain moment,
la moitié des hôtes commence à se taper dessus, pendant
que l’autre moitié baise dans les salles de bains. Au milieu
de tout cela, une fille sublime se tenait aussi tranquille
que si elle commençait une partie de backgammon sur la
petite place d’une île grecque.
Je m’étais rapproché d’elle avec une excuse et j’avais
essayé de lui raconter une anecdote qui m’avait paru spi-
rituelle sur le moment. Elle m’avait adressé un sourire

58
lunaire, d’une cruauté pure : « Mais quelle histoire fasci-
nante ! Tu en as d’autres de ce genre à raconter ? »
En l’observant de près, ce qui déconcertait, c’était
qu’elle n’avait pas le moindre défaut, pas le moindre
grain de beauté qui dérangeât la symétrie parfaite de ses
traits, si ce n’est l’expression de ses yeux d’où provenait
une lumière presque violette.
« Non, c’était la meilleure ! »
Son sourire s’était imperceptiblement adouci. Je ne sais
comment, j’avais établi un premier contact avec la pla-
nète Ksenia.

Ses parents étaient deux hippies. Il y en avait chez


nous aussi, vous savez. Sa mère venait d’Estonie. Là-bas
on captait la télévision finlandaise, les modes arrivaient
plus vite. Elle avait rencontré un musicien à un concert,
du côté de Smolensk ; ils s’étaient plu et avaient conçu
Ksenia. Une fille de l’amour, lui avait-on dit. Puis, chacun
avait repris son propre chemin. Ksenia avait grandi en
suivant sa mère, d’un lieu à l’autre, en auto-stop, d’un
bivouac à un rassemblement, d’une école à l’autre, puis
à aucune école, toujours sous le regard désapprobateur
des gens, avec le sens commun pour ennemi. Les seuls
moments de stabilité étaient ceux où sa mère la laissait
chez ses grands-parents pour être plus libre de poursuivre
ses tocades. Cette éducation discontinue avait provoqué
chez Ksenia un haut degré d’indifférence, un style nomade
et l’habitude blasée de n’importe quel genre de transgres-
sion. Elle donnait, dans la vie de tous les jours, l’impres-
sion de patiner sur la glace, dont elle extrayait de temps en
temps une étincelle inaccessible au commun des mortels.
Comme elle ne se reposait que dans l’excès, les situations

59
les plus banales avaient le pouvoir de la mettre hors d’elle.
Très intelligente, mais trop paresseuse pour suivre un
processus logique et, en général, distraite, il lui arrivait de
pénétrer, grâce à une intuition fulgurante, le cœur d’un
problème qui déconcertait ses interlocuteurs. Et à d’autres
moments, elle se perdait dans un calcul qu’un enfant de
quatre ans aurait résolu sans hésiter. Elle avait la faculté
de lire dans les yeux de n’importe quelle personne tout ce
qui lui était arrivé, mais elle était tellement concentrée sur
elle-même qu’elle oubliait rapidement, et c’était comme
si elle n’avait jamais rien vu. Refusant de considérer la vie
en termes de carrière ou de projet, elle disait que parler de
l’avenir rendait automatiquement les hommes ennuyeux.
Son idéal consistait à passer l’après-midi sur un divan à
lire et à dormir. Mais il pouvait arriver qu’elle explose
en un tourbillon d’activités insensées. Alors elle organi-
sait soudain d’énormes fêtes ou des expéditions en forêt,
montait des pièces de théâtre ou bien apprenait à parler
le japonais. Tout lui réussissait parce qu’elle avait certains
dons, mais elle ne les utilisait jamais longtemps.
Je pensais parfois que même si je vivais mille ans je ne
rencontrerais jamais quelqu’un comme elle. Mais on ne
peut pas dire qu’elle me rendait la vie facile. Après chaque
séparation, aussi brève fût-elle, il fallait tout recommencer
depuis le début. Ksenia scrutait la plus petite faiblesse, le
regard qui se baisse, une trace de sueur sur le front, une
imperceptible hésitation dans la voix, comme une tigresse
prête à vous dévorer au premier signe d’infériorité. Ses
yeux souriaient encore que déjà ses lèvres frémissaient de
rage. Puis les yeux changeaient aussi de couleur. De gris
qu’ils étaient ils se faisaient de plus en plus clairs jusqu’à
devenir presque blancs. C’était le signe qu’une tempête

60
allait s’abattre sur vous. Alors il fallait convulsivement
passer en revue les événements des dernières heures à la
recherche d’une cause possible. La plupart du temps vous
ne trouviez pas, parce qu’en vérité la crise pouvait avoir
été provoquée par n’importe quoi, une impression passa-
gère, le souvenir d’un fait qui avait eu lieu des mois aupa-
ravant, un moment d’ennui.
Le scénario était toujours le même : Ksenia commen-
çait, les yeux en fentes, par vous insulter sauvagement,
déversant sur vous la rage impuissante qu’elle avait accu-
mulée depuis le jour de sa naissance. Votre réaction lui
était indifférente. Si vous restiez tranquille, le flux des
insultes continuait, se gonflait, se nourrissant de votre
passivité comme preuve ultime de votre pusillanimité. Si
vous réagissiez, que vous essayiez de répondre, ou fina-
lement sortiez de vos gonds, le résultat était le même et
Ksenia utilisait vos réponses comme matériau pour de
nouvelles invectives. Puis, comme une averse, la rage
cessait, et Ksenia perdait jusqu’au souvenir de ce qu’elle
avait dit. Elle vous voyait contrarié et elle vous en deman-
dait la raison. Parfois elle vous gratifiait d’une étreinte.
Elle avait besoin d’être consolée ; une enfant atterrée que
rien, jamais, ne pourrait rassurer.
La force de la terreur qu’instaurait Ksenia venait de
son côté imprévisible. Comme les grands dictateurs de
l’histoire, Ksenia savait d’instinct que rien n’inspire un
plus grand effroi parmi les sujets qu’une punition aléa-
toire. La punition qui peut frapper à l’improviste, sans
aucun motif apparent, est la seule capable de les tenir
dans un état d’alerte constant. Le sujet qui sait qu’il suffit
de suivre un certain nombre de règles pour être tranquille
finit par mûrir un sentiment de sécurité qui peut devenir

61
dangereux, le poussant vers la rébellion. En revanche,
celui qui est tenu dans un état permanent d’incertitude
est en proie à tout moment à la panique. L’idée de révolte
ne l’effleure pas. Il est trop occupé à écarter les foudres
qui peuvent s’abattre sur lui sans le moindre préavis.
C’était cela le genre de pouvoir que Ksenia exerçait sur
moi. Grand fauve frivole et sans pitié, elle était en même
temps complètement privée de défense. Tenaillée par la
jalousie, toujours prête à te démasquer : Tu n’es pas celui
que tu dis être, toi aussi tu es mesquin, un traître comme
les autres. Ce qui est curieux, c’est que les choses se sont
finalement déroulées de la façon opposée.
6

Au fil du temps, Ksenia et moi nous étions enfermés


dans une bulle ; de notre point de vue, la seule fonction du
monde extérieur était de souligner notre isolement. Mais,
là, dehors, il y avait une ville débordant de possibilités.
Chaque jour ou presque, un ex-camarade de classe venait
vous voir avec une idée pour quelque affaire à développer.
Et bien que la plus grande partie de ces initiatives fussent
absurdes, cela marchait. Ainsi, avant même de vous en
rendre compte, vous le voyiez passer de la boutique où
il se faisait ressemeler les souliers au Falcon personna-
lisé qu’il achetait pour emmener sa famille skier dans
les Alpes. Un jour, untel venait à son rendez-vous sur la
bicyclette du grand-père, et le jour d’après vous le voyiez
arriver dans une Bentley blindée, entouré de gardes du
corps.
C’est plus ou moins ce qui était arrivé à un type sur
lequel je tombais de temps à autre, quand je sortais de ma
réserve indienne pour rencontrer quelques vieux amis du
lycée réincarnés en hommes d’affaires. Mikhaïl avait été
le chef des Jeunes communistes à la faculté d’ingénierie.
N’allez pas imaginer un apparatchik du Parti. Dans la

63
dernière phase, le Komsomol n’attirait que les garçons
les plus cyniques et ambitieux, ceux qui étaient prêts à
tout et ceux qui voulaient de l’argent. À la fin des années
quatre-vingt, le seul type d’entreprise autorisé en Union
soviétique était la coopérative d’étudiants et ce fut la
business school du capitalisme russe. C’est là que s’est
formée la majorité des oligarques.
Mikhaïl appartenait à cette race téméraire. Bien qu’à
l’époque il ait tenté à plusieurs reprises de m’expliquer,
je n’ai jamais compris précisément ce qu’il faisait. Il avait
mis au point une combine pour les paiements entre entre-
prises d’État. En gros, je ne sais comment, il se glissait au
milieu et fluidifiait les échanges, empruntant de l’argent
aux uns et l’avançant aux autres. Une sorte de petite
banque, quelques années avant que les vraies banques ne
soient autorisées.
Bien entendu, l’activité de Mikhaïl était assez différente
de celle d’un comptable helvétique. Avec les capitaux
dont il disposait, il investissait dans toutes sortes de tra-
fics. Il importait des ordinateurs, il produisait des souve-
nirs pour les touristes, il ouvrait des fabriques de jeans
délavés. Il m’a raconté une fois qu’il avait mis la main
sur un lot de bouteilles de cognac. À cinquante dollars la
bouteille il n’arrivait pas à les vendre. Il avait alors décidé
de fixer le prix unitaire à cinq cents dollars et les gens
s’étaient rués pour en acheter.
Moscou était comme ça dans ces années-là. Et Mikhaïl
était dans son élément. Il était passé en peu de temps
des vestons sans forme des magasins soviétiques aux cos-
tumes violet foncé d’Hugo Boss, puis aux vêtements faits
sur mesure de Savile Row, et son visage de brave garçon
à lunettes avait commencé à apparaître dans les pages

64
des nouveaux magazines consacrés à l’élite rapace de la
capitale.
Nous nous voyions de temps en temps au bar du
Radisson, le seul hôtel de luxe à l’époque. Je me faisais
conter ses aventures, avec la vague idée de pouvoir les
utiliser à un moment donné pour la pièce de théâtre que
je voulais écrire sur les gens comme lui. Ksenia passa me
prendre un soir, pour aller je ne sais où. C’était la pre-
mière fois qu’elle rencontrait Mikhaïl. Après les présen-
tations d’usage, elle l’a fixé en silence un moment : sa
petite mine satisfaite, ses yeux perçants à travers les fines
lunettes en titane, son costume trois-pièces qui produisait
un contraste saisissant avec mon pull débraillé.
« D’où sort cette horrible cravate ? » lui a-t-elle ensuite
demandé, à brûle-pourpoint.
J’aurais dû comprendre alors, dès ce premier échange,
que mon destin était scellé. Que Ksenia allait choisir
Mikhaïl, sa vulgarité et son énergie, ses montres à com-
plication et ses chaussures anglaises. Lui s’en est rendu
compte immédiatement. Il lui a répondu avec un sourire
sarcastique et le nom d’une boutique de Naples, je crois.
Je t’emmènerai quand tu seras à moi, lui promettaient ses
yeux.
Et j’ai tout vu. J’ai tout vu tout de suite. Mais je me suis
refusé à le croire pendant très longtemps. Ksenia était
ma déesse, capricieuse et vindicative, je vivais dans la ter-
reur de ses changements d’humeur et je n’aurais jamais
imaginé qu’un sac en crocodile et une suite au Crillon
puissent être suffisants pour garantir sa bienveillance.
Chaque jour, je déposais à ses pieds les perles que j’ex-
trayais de mes douloureuses élucubrations poétiques, sans
voir qu’un bracelet de diamants aurait produit des effets

65
bien plus durables. Il est étrange de constater combien
notre cerveau fait d’efforts parfois pour nous cacher la
vérité. Nous avons sous les yeux tous les indices et pour-
tant notre esprit se refuse à assembler les pièces. À partir
de cette première rencontre, Mikhaïl se mit à fréquenter
assidûment notre maison. Il se présentait seul ou accom-
pagné de jeunes filles sélectionnées aux quatre coins de
l’empire pour la luminosité de leur teint et la géométrie
de leurs traits. Il nous embarquait dans sa Bentley, ou sa
Jaguar, ou dans une énorme Mercedes, et nous condui-
sait dans le meilleur restaurant géorgien de la ville. Ou
bien il arrivait à la maison avec deux serveurs, qui dres-
saient sur la table de notre petit appartement de banlieue
des huîtres et du caviar. Un jour il nous amena même un
maître de sushi, directement importé du Japon, qui passa
la soirée à couper des morceaux de thon et de sériole
sur le minuscule plan de travail de notre cuisine de trois
mètres carrés.
Mikhaïl déposait à nos pieds toutes ces merveilles, avec
l’air vaguement coupable du marchand qui allume un
cierge à l’église. Et moi qui pensais que c’était grâce à
je ne sais quelle ancienne déférence envers l’art auquel
Ksenia et moi avions décidé de consacrer nos vies...
Comme si la culture, en ces années, avait encore la capa-
cité d’exercer quelque empire que ce soit sur le monde
réel. Naturellement je me trompais, et Mikhaïl l’avait
compris depuis longtemps. Il faisait semblant d’admirer
nos misérables perles de boue, un peu comme on le fait
pour les dessins des enfants. Et moi, aveugle, je ne voyais
pas la condescendance qui se cachait derrière ces galima-
tias. Comme d’habitude, Ksenia percevait tout, et elle en
souffrait. Elle avait déjà commencé à soupçonner que la

66
culture se transformait en ornement à bas prix, un de
ces gadgets que les maîtres du monde s’achètent sans y
penser. Et maintenant l’arrivée de Mikhaïl, son attitude
le lui confirmaient. Dans un premier temps cela l’avait
irritée. Elle avait senti bien avant moi la menace existen-
tielle que représentait Mikhaïl. Pas seulement pour notre
couple, mais pour notre monde. Toutes ces petites et
pauvres choses, ces arabesques faites avec soin, destinées
à être balayées par les rêves et les aspirations de millions
d’hommes et de femmes sans visage dans le courant de
la nouvelle Russie. Nous étions comme les maharajas,
accrochés à un luxe oriental fait d’éléphants domestiqués
et de blouses brodées, de sirop de cerise et de sorbets aux
pétales de rose, quand déjà apparaissaient à l’horizon des
bâtiments chargés de voitures de course et de jets privés,
de vacances en héliski et d’hôtels cinq étoiles. Nous,
avec nos lectures américaines et nos relations berlinoises,
nous nous sentions à l’avant-garde du mouvement, alors
que nous n’étions que les derniers épigones d’une étoile
morte, celle de nos parents, que nous avions tellement
méprisés pour leur lâcheté, mais qui nous avaient pour-
tant transmis la passion des livres, des idées, et des inter-
minables discussions sur les uns et sur les autres. Mikhaïl
en était parfaitement conscient. Il habitait avec naturel
le monde lumineux et lisse de l’argent, en connaissait la
puissance de feu et rien jamais n’aurait pu le faire revenir
en arrière. Mais il voulait Ksenia. Et pour cela il acceptait
de s’attarder en notre compagnie entre les ruines de la
cité des morts.
Les mois passant, Ksenia devint toujours plus sensible
à ses tributs. Elle ne m’en parlait pas ouvertement. Mais
je la sentais plus nerveuse que d’habitude. Mes défauts,

67
les timidités qu’elle avait au début attribuées à une forme
de romantisme désuet, se transformèrent pour elle en
autant de chaînes qui limitaient sa croissance, l’empri-
sonnant dans un monde étriqué, précisément au moment
où elle aurait voulu profiter jusqu’au bout des possibilités
offertes par la nouvelle ère. Presque chaque jour Mikhaïl
se présentait avec de nouveaux dons et de nouvelles pro-
positions. Et bien qu’il s’efforçât de maintenir l’attitude
de respectueuse humilité avec laquelle il s’était insinué
dans notre existence, je ne pouvais m’empêcher de remar-
quer que ses façons étaient plus assurées. Les lectures, les
concerts, les discussions nocturnes qui avaient marqué
la première phase de notre relation avaient pratiquement
disparu pour faire place à des activités à densité moné-
taire plus élevée, dans lesquelles il m’était plus difficile
de conserver un rang acceptable. Les inaugurations de
galeries et de discothèques, les dîners au White Sun ou
à l’Ermitazh, les après-midi de shopping se succédaient
à un rythme serré et mon véritable problème commença
à devenir l’ennui implacable que toutes ces pirouettes
m’infligeaient.
Parallèlement, Ksenia était de plus en plus intoxiquée
par le style de vie de Mikhaïl, au point qu’il devint diffi-
cile pour nous de renoncer au rendez-vous le plus insigni-
fiant. Toutes mes tentatives de ralentir le rythme des sor-
ties généraient des remarques sarcastiques et des disputes
furibondes. « Vadia n’a jamais aimé sortir, disait Ksenia
avec une moue de dégoût, tout ce qu’il aime, c’est rentrer
à la maison. »
En cela, à la vérité elle avait raison, le problème étant
que Ksenia n’était ni assez pure ni suffisamment cor-
rompue pour me comprendre.

68
Je me souviens de m’être réveillé une nuit et de l’avoir
regardée longuement, allongée à côté de moi, avec l’im-
pression qu’elle était déjà partie au loin. À un endroit d’où
elle ne serait revenue que pour m’adresser encore quelque
mot méprisant. J’aurais tellement voulu la ramener à moi.
C’est moi, tu ne vois pas ? Mais qu’avais-je à offrir à la
déesse vengeresse qui gisait à mes côtés et qui, par sa res-
piration régulière, reprenait des forces pour le combat du
matin ? Je traversais la vie en prenant des notes, comme
pour un examen qui n’avait jamais lieu. Je me sentais si
fatigué, et pourtant je n’avais encore rien fait. J’avais tel-
lement d’idées que toute action m’apparaissait comme
dérisoire. Mon imagination m’entraînait chaque jour
dans quinze existences différentes, mais rien de ce que
j’entreprenais dans l’une d’elles n’était utile pour celle
d’après. Alors, le seul point de chute digne de mes ambi-
tions était le canapé en velours vert de notre appartement.
Par moments, j’avais cultivé l’illusion que Ksenia perce-
vait ma grandeur. Mais, jour après jour, je voyais grandir
en elle un sentiment qui avait d’abord pris la forme de
l’ironie et qui se transformait à présent en mépris.
Je me sentais comme un de ces jours d’automne où,
lorsque j’étais enfant, à la campagne, le brouillard était
tellement épais qu’il m’empêchait d’apercevoir ma main
en face de mon visage. « Va chercher le soleil », me disait
grand-père. Alors je sortais et marchais dans les bois, en
grimpant sur une colline qui surplombait la vallée. Et
plus j’avançais, plus l’air devenait lumineux jusqu’à ce
que, miracle, le soleil se fraye un chemin parmi ces voiles
blancs pour révéler un monde où les arbres et les buis-
sons recouverts de givre étincelaient de mille diamants.

69
J’en retirais alors quelques branches ornées de bijoux
pour les rapporter à la maison, mais, qui sait comment,
la glace fondait en chemin et, une fois rentré, tout ce qui
me restait en main était un bouquet insignifiant de petites
branches brunes. Je n’ai rien à prouver, avais-je pensé. Je
mentais. Je m’enfuyais. Et Ksenia s’en rendait compte.
Mon aspiration à la paix était sincère, mais je ne l’avais
pas encore méritée. Loin de là.
Soudain, Ksenia a ouvert ses yeux de cendre et fixé
son regard sur moi. Sans la moindre surprise, comme s’il
avait été naturel de me trouver là, penché sur son som-
meil tel un vautour à l’aube. Mais aussi sans la moindre
trace d’amitié. Tu es plus forte que moi parce que tu ne
m’aimes pas, me suis-je dit à l’époque. Ma souffrance ne
faisait que multiplier son ennui.

Un samedi matin, nous étions en dehors de Moscou.


Mikhaïl avait organisé une sortie pour aller visiter une
vieille datcha qu’il avait l’intention d’acheter. Il traînait
derrière lui sa dernière conquête, je crois qu’elle s’appe-
lait Marylène. Elle était française et travaillait pour un
gros fonds d’investissement, mignonne, moins flam-
boyante que les beautés circassiennes dont Mikhaïl était
généralement accompagné. Cela avait l’air d’une relation
plus sérieuse que d’habitude. Elle, en tout cas, en sem-
blait persuadée.
Le problème, ce jour-là, était que Marylène n’était pas
vraiment habituée aux routes de la province russe. Ni à
la conduite à la cosaque de Mikhaïl. Après une demi-
heure d’acrobaties sur les pistes de terre de la région de
Vladimir, elle a été malade. Malgré ses protestations, elle
a contraint Mikhaïl à s’arrêter, le menaçant de rentrer

70
à Moscou en stop s’il ne me cédait pas le volant de la
Porsche. J’ai essayé de m’y opposer moi aussi, mais ce
n’était pas possible, j’ai dû me mettre au volant, avec
Marylène comateuse à mes côtés, pendant que Mikhaïl et
Ksenia s’installaient derrière nous.
N’étant pas vraiment habitué à conduire un bolide
de cent mille dollars sur des chemins caillouteux, j’étais
un peu nerveux, je m’en voulais de m’être fourré, pour
l’énième fois, dans une situation de laquelle je sortirais
perdant, comparé au panache de Mikhaïl. Lui se fichait de
moi : « Alors, Vadia, montre-nous ce dont tu es capable.
Je parie que dans cinq minutes Marylène me suppliera de
reprendre le volant.
— Arrête, Mikhaïl –  Ksenia faisait semblant de me
défendre –, Vadia conduit très bien. Tu devrais le voir sur
le tracteur du grand-père.
—  Tu veux dire le carrosse du grand-père. »
Tout le monde s’amusait bien là-derrière. Pendant
ce temps-là la Porsche avançait plus ou moins dans la
direction que j’indiquais sans trop de conviction. Il y
avait quelque chose dans la boîte de vitesses que je n’ar-
rivais pas bien à comprendre, et j’avais adopté la solu-
tion consistant à rester en quatrième. À un moment j’ai
voulu redresser le rétroviseur. Pendant que je l’ajustais
avec des gestes imprécis, j’ai vu l’arrière de l’habitacle.
La main de Mikhaïl était posée sur le genou de Ksenia.
Elle se tenait là, sans bouger, comme un gros crabe des
neiges.
Ce fut une sensation étrange. Je ne saurais pas com-
ment l’expliquer. À la fois un choc et la confirmation
d’une chose que je savais déjà. Presque satisfaisante, dans
un certain sens. De toute façon je n’ai rien laissé paraître.

71

Licence eden-3-54bYgSbJCTNWdaPA-coHnuQ7v9vCVnBut accordée le 29


août 2022 à Stefano Sampietro
J’ai continué à conduire et fait comme si de rien n’était
le reste de la journée. Quand nous sommes rentrés à la
maison j’ai dit à Ksenia que je m’en allais. Elle a essayé
de faire une scène. Si je me souviens bien, elle a même dû
casser un ou deux verres. Mais au fond elle était soulagée,
comme moi, bien que pour des raisons différentes.
7

J’ai emménagé dans une petite pièce, au dernier étage


d’un immeuble populaire qu’un ami architecte avait trans-
formé en une sorte de capsule blanche suspendue au-dessus
du bourbier turbulent de Moscou. Je m’étais attendu
à beaucoup souffrir. Or je me sentais à nouveau léger et
fort. De toute évidence, j’étais moins doué que prévu pour
les chagrins d’amour. Comme disait je ne sais plus qui, il
n’existe pas une seule femme qui soit aussi précieuse que la
vérité qu’elle nous révèle en nous faisant souffrir.
Le théâtre, je le savais maintenant avec certitude, ne
pouvait pas satisfaire l’ambition que l’abandon de Ksenia
avait éveillée en moi. Je ne supportais plus la tristesse
mortifère de l’homme de lettres, incapable de produire la
moindre joie, son inaptitude face à la réalité contempo-
raine, le profond chagrin qui l’accompagne où qu’il aille,
le deuil de la perte de sa culture et la tentative pathétique
de sauvegarder les derniers bibelots. Sans parler de la « vie
culturelle », des académies, des prix, de toutes les minus-
cules intrigues forgées par des artistes médiocres afin
de cultiver l’illusion de pouvoir survivre, à défaut de vrai
talent.

73
Je voulais faire partie de mon époque, pas en être le
glossateur. Et plus je m’éloignais des étagères de la biblio-
thèque, plus mûrissait en moi la conviction d’être à la
hauteur de n’importe quel destin. J’étais seulement à la
recherche de l’instant sur lequel concentrer toute ma vie.
Je m’abandonnai pour la première fois à l’électri-
cité noire qui traversait la ville en cette période. Je fis la
connaissance d’un voisin, Maksim, un publicitaire à la
tête de Groucho Marx, toujours cintré d’impeccables
costumes italiens et entouré de femmes splendides. « Ma
laideur me ralentit d’une semaine, disait-il, dix jours
au maximum. » Il avait mis au point une technique de
petites attentions continuelles qui cueillait complètement
par surprise ses victimes, habituées à des cours bien plus
expéditives. Et puis il avait de l’esprit, en particulier sur
lui-même ; un autre don, l’auto-ironie, très peu répandu
dans notre milieu.
Le résultat était qu’après un certain temps, les proies
de Maksim non seulement cédaient à ses invitations mais
finissaient par tomber amoureuses de lui. Une fois l’obs-
tacle physique dépassé, elles devenaient dépendantes de
sa fantaisie, de son intelligence et de sa délicatesse. Elles
avaient l’intuition que sous la gentillesse de ses façons
se cachait un caractère fort, beaucoup plus inaccessible
qu’il n’y paraissait. Les rôles finissaient ainsi par se ren-
verser et celles qui étaient courtisées se transformaient
en soupirantes, elles couvraient Maksim d’attentions
et cherchaient par tous les moyens à pénétrer le secret
de sa douce indifférence. Lui, à dire vrai, n’en profi-
tait pas. Quand il arrivait que les rôles s’intervertissent,
il conservait toujours une attitude généreuse à l’égard
des guerrières vaincues qui avaient déposé les armes à

74
ses pieds. Seulement, c’était le signal qu’il attendait pour
se lancer dans une nouvelle conquête, ce qui produisait
inévitablement une chaîne de détonations plus ou moins
dévastatrices. Pour ma part, je bénéficiais de l’incessant
tourbillon féminin qui l’entourait. Depuis la débâcle de
Ksenia j’avais besoin de me changer les idées et il faut
bien admettre que sur ce plan, Moscou, au milieu des
années quatre-vingt-dix, était le bon endroit. Vous pou-
viez sortir de la maison un après-midi pour aller acheter
des cigarettes, rencontrer par hasard un ami surexcité
pour je ne sais quelle raison et vous réveiller deux jours
plus tard, dans un chalet à Courchevel, à moitié nu,
entouré de beautés endormies, sans avoir la moindre idée
de comment vous étiez arrivé là. Ou bien, vous vous ren-
diez à une fête privée dans un club de strip-tease, vous
commenciez à parler avec un inconnu, gonflé de vodka
jusqu’aux oreilles, et le lendemain vous vous retrouviez
propulsé à la tête d’une campagne de communication de
plusieurs millions de roubles.
L’imprévu a toujours été une des grandes qualités de la
vie russe, mais à cette époque elle atteignit son paroxysme.
Imaginez tous ces hommes, toutes ces femmes, jeunes,
pleins de vie, souvent brillants, parfois géniaux, qui pen-
saient être condamnés à une vie de grisaille et qui mainte-
nant, à l’improviste, voyaient s’ouvrir devant eux les che-
mins du monde. Ils pouvaient devenir ce qu’ils voulaient,
faire de l’argent, traverser la planète, coucher avec des
mannequins. Toutes choses dont ils ne soupçonnaient
même pas l’existence seulement quelques années plus
tôt. Il y avait de quoi perdre la tête. D’ailleurs, beau-
coup la perdirent, littéralement. Le niveau de violence
était incroyable. Comme si dans la ville on avait distribué

75
aux écoliers de maternelle, en même temps que leurs
petits tabliers, un arsenal de fusils semi-automatiques.
On tirait de tous côtés et pour les motifs les plus futiles.
On voyait des milices privées, petites armées qui escor-
taient des hommes insignifiants, et on découvrait parfois
que l’un d’entre eux avait sauté en l’air. Une bombe,
une rafale de kalachnikov. Tout contribuait à alimenter
la bulle radioactive de Moscou. Les aspirations accumu-
lées de tout un pays, immergé depuis des décennies dans
la sénescente torpeur communiste, convergeaient ici. Et
au centre il n’y avait pas la culture, comme le croyaient
les intellectuels convaincus d’hériter du sceptre et qui
n’avaient rien hérité du tout. Au centre, il y avait la télé-
vision. Le cœur névralgique du nouveau monde qui, avec
son poids magique, courbait le temps et projetait partout
le reflet phosphorescent du désir.
Convertir mon expérience théâtrale en carrière de pro-
ducteur de télévision fut comme passer du carrosse à
vapeur à la Lamborghini. Un jour j’étais assis autour d’une
table de cuisine, à disserter sur Maïakovski en buvant du
thé brûlant dans une atmosphère imprégnée de cigarettes
sans filtre, et le lendemain je sirotais des cappuccinos dans
un open-space conçu par des architectes néerlandais, com-
pilant des présentations PowerPoint et me réjouissant de
mes futures vacances à Marrakech. Dans les studios de
l’ORT, la première chaîne de la télévision russe, récem-
ment privatisée, on ne produisait pas simplement des
émissions, on expérimentait les formes de vie qui seraient
adoptées plus tard par l’ensemble des nouveaux Russes.
Nous traversions les journées à coups de « Oh my God ! »
et de « Whatever... », puis on finissait par discuter les vertus
comparées du Sassicaia et du Château-Margaux dans un

76
bar à vins tendance. Les filles se donnaient des airs de
Sex and the City et les hommes étaient tous des Johnny
Depp. La capacité mimétique proverbiale des Russes était
mise par nous au service de tout ce qui pouvait être consi-
déré comme cool, propageant un buzz, générant une hype.
L’effet d’ensemble était clairement ridicule. Et pourtant,
c’est nous qui, dans cette phase, avons reconstruit l’imagi-
naire collectif du pays. Toutes les autres institutions s’étant
écroulées, c’était à la télévision d’indiquer le chemin. Nous
avons pris les décombres du vieux système, les HLM de
banlieue, les flèches des gratte-ciel de Staline, et nous en
avons fait les coulisses de nos reality-shows. Puis nous
avons sélectionné les exemplaires les plus typiques de la
population russe, le père de famille alcoolisé, la babouchka
de province, la petite pute ambitieuse, l’étudiant nihiliste,
et nous avons indiqué à chacun la meilleure voie pour
entrer et faire partie du nouveau monde.
Première règle : ne pas être ennuyeux. Tout le reste
était secondaire. Les notables soviétiques avaient essayé
d’asphyxier le pays sous une chape d’ennui impéné-
trable. Maintenant on pouvait tout se permettre hormis
la monotonie. C’est pourquoi presque chaque jour nous
accouchions d’une nouvelle idée, un peu plus absurde
que la précédente : un reality-show sur deux bandes de
gangsters qui luttent pour le contrôle d’une petite ville de
province ? Pourquoi pas ! Un documentaire sur les écoles
qui apprennent aux jeunes filles à mettre la main sur les
nouveaux riches ? Pas mal ! Et l’astrologue qui prévoit le
cours des actions ? Et la décoratrice spécialisée dans le
style Marie-Antoinette ? Elles aussi, à l’antenne !
Nous faisions une télévision barbare et vulgaire
comme le veut la nature de ce média. Les Américains

77
n’avaient plus rien à nous apprendre, en fait c’était nous
qui repoussions les frontières du trash. Mais, de temps
à autre, l’immémoriale âme russe émergeait des profon-
deurs. À un certain moment, nous avons eu l’idée d’un
grand show patriotique. En demandant à notre public de
nous indiquer ses héros, les personnages sur lesquels se
fonde l’orgueil de la mère Russie, nous nous attendions
aux grands esprits : Tolstoï, Pouchkine, Andreï Roublev,
ou que sais-je, un chanteur, un acteur comme cela arrive-
rait chez vous. Mais que nous ont donné les spectateurs,
la masse informe du peuple habitué à courber le dos et
baisser le regard ? Que des noms de dictateurs. Leurs
héros, les fondateurs de la patrie, coïncidaient avec une
liste d’autocrates sanguinaires : Ivan le Terrible, Pierre
le Grand, Lénine, Staline. On a été obligés de falsifier les
résultats pour faire gagner Alexandre Nevski, un guerrier
au moins, pas un exterminateur. Mais celui qui a recueilli
le plus de voix fut Staline. Staline, vous vous rendez
compte ? C’est là que j’ai compris que la Russie ne serait
jamais devenue un pays comme les autres. Non pas qu’il
y ait eu un vrai doute.
8

À cette époque, le propriétaire de l’ORT était un mil-


liardaire qui s’appelait Boris Berezovsky. À première vue,
il ne s’agissait pas d’un oligarque particulièrement cré-
dible. Rien dans sa figure n’inspirait l’autorité ou sim-
plement le respect. Il était petit, gras, myope, constam-
ment agité par quelque idée ou occupé à rire ou à faire
rire. Tout le monde connaissait son pouvoir et pourtant
il éprouvait l’exigence constante de le souligner. Il ado-
rait être interrompu durant son repas par un coup de
téléphone. « C’est Tatiana, disait-il les yeux brillants, la
fille du président. » Ou bien : « Ah ! C’est Anatoli », en
référence au vice-Premier ministre. Il ne réussissait pas
à participer à une conversation plus de quatre minutes
sans se lancer dans le récit de ses mirobolants exploits : la
fois où il avait débarqué en Tchétchénie et fait libérer les
otages, donnant en gage la montre de quatre-vingt mille
dollars qu’il portait au poignet ; la fois où, après avoir pris
le contrôle de l’Aeroflot, il avait dessiné sur la nappe d’un
restaurant les nouveaux uniformes des hôtesses.
Il avait acheté un vieux palais sur la Novokouznetskaïa, un
long immeuble blanc, bas, attaché à l’église Saint-Clément.

79
En principe, cela aurait dû être le siège de sa compagnie,
mais Berezovsky en avait fait quelque chose de beaucoup
plus spécial, une espèce de club, la maison Logovaz,
comme il l’appelait, ouverte aux partenaires d’affaires et
en général à toutes les personnes qu’il avait envie de fré-
quenter pour une raison ou pour une autre. Vous pouviez
y passer à toute heure du jour et être sûr d’y trouver un
bon cigare et un entrepreneur biélorusse ou un général
kazakh avec lequel refaire le monde. Il y avait un gigan-
tesque aquarium qui courait le long du mur, une che-
minée directement transplantée d’un château bavarois et
puis une accumulation insensée d’icônes, de statuettes
d’ivoire, de tables marquetées. Des bibelots aux tapis, on
voyait que chaque objet avait été sélectionné davantage
en fonction de sa valeur monétaire qu’à la suite d’une
recherche esthétique. Et pourtant l’effet d’ensemble ne
manquait pas d’un certain charme, le produit d’une aven-
ture qui avait bien fini, d’un braquage de banque, d’une
soirée triomphale à une table de black jack. La maison
de l’Oncle Vania redécorée par James Bond. Ce n’était
peut-être pas le sommet du bon goût, mais la majorité
de ceux qui entraient avait un seul désir : y rester le plus
longtemps possible.
Il faut dire que le club était bien fréquenté. On y trou-
vait le meilleur de ce que la politique, le commerce, le
spectacle et le crime de la capitale étaient capables de
produire à cette époque. Et puis, à partir d’une certaine
heure, des créatures féminines qui semblaient débar-
quer d’une autre galaxie faisaient leur apparition. Tout
le monde rivalisait pour prendre rendez-vous avec Boris
le plus tard possible, parce que se retrouver au club à
partir de huit heures du soir signifiait automatiquement

80
être  invité à la soirée la  plus distrayante de la capitale.
Cette heure passée, le travail et le plaisir se fondaient tota-
lement et une réunion sur un projet d’affaires pouvait faci-
lement dégénérer en orgie. Le pouvoir à Moscou est ainsi,
il n’a jamais été détaché de la vie. Chez vous, les hommes
qui l’exercent ne sont rien d’autre que des comptables.
Personnages gris qui se lèvent tôt le matin, mangent un
muesli intégral et s’enfilent dans un bureau pendant dix,
douze, quatorze heures pour faire ce qu’ils ont à faire.
Puis ils montent dans leurs voitures et demandent à leur
chauffeur de les ramener à la maison, ou à un dîner avec
d’autres ennuyeux ou, dans la meilleure des hypothèses,
chez leur maîtresse. Fin de l’histoire. En Russie, cela serait
inconcevable : nous avons une conception holistique du
pouvoir.
À cette époque, mes petits exploits de producteur
de télévision me valaient de temps en temps une invi-
tation à la maison Logovaz. En général, Berezovsky me
convoquait pour avoir des nouvelles de tel ou tel projet
télévisuel, parfois pour recommander un cousin ou une
danseuse. Mais, un soir, la conversation prit un tour inat-
tendu. Nous nous étions installés dans le bureau du pre-
mier étage avec son vieil associé géorgien. Tous les deux
m’avaient complimenté pour l’audience de la dernière
connerie que j’avais produite et demandé vaguement des
nouvelles des prochains programmes, mais j’ai vite senti
qu’ils avaient une autre idée derrière la tête. À un cer-
tain moment, Berezovsky commence à parler politique.
Il évoque le sort d’un de ses amis ministre, qui vient à
peine d’être flanqué hors du gouvernement. « La poli-
tique russe, c’est la roulette russe, dit-il. La seule chose à
savoir, c’est si on est prêt à parier, ou pas. »

81
Puis, se tournant vers moi : « Tu vois, Vadia, la beauté
de ce pays c’est que même si tu ne joues pas, tu cours les
mêmes risques. Mettons que tu restes tranquille dans ton
coin et gères tes affaires : tôt ou tard arrive un type qui va
essayer de t’enlever ce que tu as. Et s’il a un peu de pou-
voir, ou bien un peu de force, peut-être qu’il va y arriver.
Et toi tu te retrouves Gros-Jean comme devant, sans avoir
rien fait pour le mériter. Alors, autant jouer à la roulette,
non ?  »
Le ton qu’employait Boris instillait toujours un doute.
Se limitait-il à formuler une observation de caractère
sociologique, ou y avait-il dans ses paroles une compo-
sante légèrement moins abstraite de menace ?
« C’est ce qui m’est arrivé à moi, tu sais ? J’étais tran-
quille dans mon coin à faire mes affaires, j’avais construit
un business très classe, légitime, moderne, un truc à
l’occidentale, avec mon réseau de concessionnaires qui
vendaient des tas de voitures aux quatre coins du pays,
et voilà qu’un jour, je me retrouve avec un salaud qui
veut me souffler l’affaire. Et qu’est-ce qu’il fabrique, ce
con ? Il ouvre une concession concurrente ? Il essaye de
me battre sur le marché, comme on le ferait en Amérique
ou en Europe ? Que non ! Ce gros singe remplit de TNT
une vieille Opel et la place sur mon chemin. Comme ça,
quand je passe un après-midi en voiture, il appuie sur
la télécommande et boum ! plus de Berezovsky. En tout
cas, c’est ce qu’il croit. Seulement ça n’a pas marché,
parce que Berezovsky a plus de vies qu’un chat. Tu sais
ce qui s’est passé ? Je me suis retrouvé avec la tête de mon
chauffeur dans les bras : un morceau de cette foutue Opel
lui avait coupé la tête, comme une guillotine. Moi, en
revanche, rien. Quelques égratignures, c’est tout. Les

82
gens regardaient ma voiture carbonisée et n’en croyaient
pas leurs yeux. »
Boris secouait lui-même la tête, en signe d’incrédulité.
« Que veux-tu que je dise, Vadia ? Ce jour-là, j’ai compris
que même si tu ne t’occupes pas du pouvoir, le pouvoir
s’occupe de toi. Je suis allé en Suisse une quinzaine de
jours pour me soigner. Et quand je suis revenu à Moscou,
tu sais ce que j’ai fait ? Je me suis inscrit au club de tennis. »

Je connaissais le reste de l’histoire. Tout le monde à


Moscou le connaissait. À l’époque de l’attentat, le vieux
président était déjà sur le déclin. On le voyait peu au
bureau. Il s’était fait construire un club de sport sur la
colline des Moineaux et passait son temps à jouer au
tennis. Ou à la maison à boire. Autour de lui grenouil-
lait une petite cour de politiciens et de magouilleurs. Des
gens qui avaient énormément bénéficié de la proximité du
pouvoir, mais qui commençaient à trembler à l’idée que
ce pouvoir puisse disparaître. Pour ces hommes, person-
nages médiocres dont le seul talent consistait à seconder
la vanité et les petites faiblesses du chef, Boris était apparu
comme une sorte de messie. Son intelligence, son ambi-
tion, sa frénésie avaient conquis rapidement la sympathie
de la fille du président et, à travers elle, celle du vieil ours
en personne. Il faut dire que pour eux, Berezovsky a vrai-
ment représenté une manne tombée du ciel. C’est lui qui
les a convaincus que tout n’était pas perdu, que, même
cabossé, le président était encore en mesure d’y arriver.
« Petit père –  j’ai l’impression de le voir pendant qu’il
chuchote à l’oreille du vieux –, la Russie a encore besoin
de toi, de ton courage, de ton intégrité. Tu ne voudrais

83
quand même pas laisser la mère patrie dans les mains des
communistes ?  »
Avec ces arguments, Berezovsky s’est fait donner le
contrôle de la télévision d’État et à partir de là il a monté
une campagne électorale colossale. En deux mois, il a
réussi à ressusciter Eltsine dans les sondages, ou plutôt il
a coulé tous ses rivaux en donnant l’impression que leur
élection aurait coïncidé avec la réouverture immédiate des
goulags sibériens et la reprise des queues pour le pain. Le
seul problème, c’est qu’à deux semaines du vote, le vieux
a fait un autre infarctus. Ce jour-là, en théorie, il aurait dû
enregistrer son dernier appel à la nation. L’enregistrement
a été annulé, mais, après quelques jours, avec les ragots
qui fusaient dans tous les sens, une apparition du pré-
sident est devenue indispensable. Alors, comme Eltsine
n’était pas en état de se rendre à son bureau, Boris a
donné l’ordre de transporter les meubles du Kremlin dans
la résidence du président de façon à donner l’impression
qu’il était pleinement opérationnel. Au moment d’enre-
gistrer le message, Eltsine était si faible qu’il n’était pas
capable de rester droit sur sa chaise, c’est pourquoi on
lui a glissé une planche derrière le dos pour le soutenir.
Restait le problème du discours : le président n’était pas
en mesure d’articuler des mots compréhensibles. Alors
on lui a demandé de bouger les lèvres comme il le pouvait
et tout l’appel a été confectionné en salle de montage, en
assemblant des bouts de ses discours précédents.
Le jour des élections, Eltsine était si mal en point qu’il
n’était pas capable d’enfiler son bulletin dans l’urne.
Les caméras de Berezovsky l’ont filmé au moment du
vote et puis, au montage, les deux médecins en blouse
blanche qui soutenaient le président ont disparu. Bien

84
entendu, comme c’est toujours le cas en Russie quand
on y met la dose de résolution nécessaire, la manœuvre
absurde a réussi et Eltsine a été réélu avec une large
majorité. Depuis, le vieil ours était retombé en léthargie
et Berezovsky était devenu le vrai patron de la Russie.
Maintenant cet homme se trouvait devant moi : « La
politique russe c’est comme la roulette russe, tu es prêt à
en courir le risque ou pas ? »
Évidemment que j’avais envie de jouer. D’une certaine
façon, jusque-là, je n’avais rien fait d’autre que de m’y
préparer.
« Je ne sais pas, Boris, j’aime bien mon travail.
—  C’est vrai, tu t’en tires plutôt bien. Ce que je te pro-
pose, c’est de passer au niveau supérieur. » Berezovsky
me dévisageait avec toute l’intensité dont étaient capables
ses lunettes de presbyte. « Que dirais-tu de cesser de créer
des fictions pour commencer à créer la réalité ? »
Je n’avais pas la moindre idée de ce dont il parlait. À
ses côtés, le Géorgien souriait avec l’attitude bienveillante
du cousin de campagne.
« Tu sais que j’ai quelques relations à l’intérieur du
Kremlin. » Face à l’évidente modestie de cette affirma-
tion, j’eus l’impression qu’il s’attendait à une quelconque
réaction de ma part, mais il n’en fut rien. « Dans le passé,
il m’est arrivé de donner, de temps en temps, un coup
de main, reprit-il un peu déçu. Mais maintenant le scé-
nario a complètement changé. Il ne s’agit plus de soutenir
quelque chose qui existe déjà, il faut inventer quelque
chose qui n’existe pas encore.
—  Et quelqu’un..., intervint l’associé.
— Et quelqu’un, oui, bien sûr, mais ce n’est pas le
problème. En fait, il faut créer une nouvelle réalité. Il ne

85
s’agit pas de remporter une élection, il s’agit de construire
un monde. »
Bien que Berezovsky s’en tînt aux généralités, je com-
mençais à comprendre où il voulait en venir. Il restait un
peu plus d’un an avant l’élection présidentielle, et après
deux mandats et cinq infarctus, le vieil ours était désor-
mais hors jeu. Mais évidemment il y avait pris goût. Et
même si cette fois la menace communiste était moins
imminente que la fois précédente, il se voyait à nouveau
dans le rôle du sauveur de la patrie. Ou dans celui du
marionnettiste qui plie la réalité à ses intérêts. Ce qui
d’ailleurs, dans sa tête, revenait exactement au même.
« La première chose dont on a besoin, c’est un parti.
J’en ai déjà parlé avec Tatiana. Nous devons créer le
parti de l’Unité. C’est ce qui manque. Assez de la droite,
de la gauche, des communistes, des libéraux, les gens
veulent retrouver un sentiment d’unité. La nostalgie qu’ils
éprouvent n’est pas pour le communisme en soi, elle est
pour l’ordre, le sens de la communauté, l’orgueil d’ap-
partenir à quelque chose de vraiment grand. Les Russes
ne sont pas et ne seront jamais comme les Américains.
Cela ne leur suffit pas de mettre de l’argent de côté pour
s’acheter un lave-vaisselle. Ils veulent faire partie de
quelque chose d’unique. Ils sont prêts à se sacrifier pour
ça. Nous avons le devoir de leur restituer une perspective
qui aille au-delà du prochain versement mensuel pour la
voiture. Ce qu’il faut, c’est l’unité. Un mouvement qui
redonne de la dignité aux gens. J’ai déjà mis les graphistes
au boulot sur le symbole, regarde, Vadia, qu’est-ce que tu
en penses ?  »
Berezovsky me passa une feuille sur laquelle on pou-
vait voir le profil stylisé d’un gros ours brun. « Il y a les

86
renards libéraux, les mammouths communistes et puis
il y a l’ours, le symbole de l’âme russe, sauvage, puissant
et noble. C’est ce qu’il nous faut, Vadia : si les gens ne
s’intéressent plus à la politique, nous leur offrirons une
mythologie !  »
Je me souviens que Boris était si excité qu’il renversa
d’un geste maladroit le porte-plume qu’il avait en face de
lui. Cela dit, son raisonnement n’était pas dépourvu de
sens. Au début des années quatre-vingt-dix, Gorbatchev
et Eltsine avaient fait la révolution, mais le jour suivant
la grande majorité des Russes s’étaient réveillés dans un
monde qu’ils ne connaissaient pas, dans lequel ils ne
savaient pas comment vivre. Avant l’effondrement du rêve
américain et de celui de l’Europe, il y a eu l’effondrement
du rêve soviétique. Chez vous, personne ne s’en est aperçu
parce qu’il vous semblait impossible qu’un rêve fût fait de
choses aussi pauvres et grises : une profession respectée
de fonctionnaire ou de professeur, une petite Zhiguli, une
datcha avec son potager, les vacances à Sotchi ou de temps
en temps à Varna, avec les jambes qui trempent dans la
mer Noire et la perspective d’une bonne grillade entre
amis. Et pourtant ce modèle avait sa force et sa dignité. Ses
héros étaient le soldat et la maîtresse d’école, le camion-
neur et l’infatigable ouvrier : c’est à eux qu’étaient dédiées
les affiches dans les rues et les stations de métro. En peu
de mois, tout cela a été balayé. Les nouveaux héros, les
banquiers et les top-modèles ont imposé leur domination
et les principes sur lesquels était fondée l’existence de trois
cents millions d’habitants de l’URSS ont été renversés.
Ils avaient grandi dans une patrie et se retrouvaient sou-
dain dans un supermarché. La découverte de l’argent fut
l’événement le plus bouleversant de cette époque. Et puis

87
la découverte que l’argent pouvait ne rien valoir, avec la
chute de la Bourse et l’inflation à trois mille pour cent.
L’intuition de Berezovsky était correcte : le climat
était en train de changer, les gens étaient fatigués et vou-
laient retrouver un peu d’ordre. Le problème consistait à
donner une réponse à cette demande avant que quelqu’un
d’autre n’y pense.
9

Berezovsky m’avait donné rendez-vous au siège du


FSB, l’ancien KGB. Il m’accueillit tout sourire, dans le
sombre sépulcre du hall d’entrée comme s’il se trouvait
au salon de la maison Logovaz. Il semblait parfaitement à
son aise en ce lieu sinistre et, en même temps, il ne résis-
tait pas à la tentation d’essayer de me faire peur. « Sais-tu
ce que disaient les Moscovites de la Loubianka à l’époque
de l’URSS ? Que c’était l’immeuble le plus haut de la ville
car de ses caves on voyait la Sibérie... »
Ça m’a fait rire, c’était le type de plaisanterie qu’au-
rait faite mon grand-père et que mon père n’aurait pas
trouvée drôle. Moi, de mon côté, j’habitais une autre pla-
nète : à cette époque je pensais que nous avions laissé ce
monde derrière nous, je n’avais pas encore compris que
rien ne passe jamais vraiment. J’attribuais notre visite à
une forme de courtoisie : en Russie, maintenir des rap-
ports cordiaux avec les services de sécurité est toujours
une bonne idée. Mais, pendant que nous parcourions le
long corridor sans fenêtres du troisième étage, Boris m’a
démenti : à ce qu’il paraissait, le rendez-vous était lié à
notre conversation de l’autre soir. « Le chef du FSB serait

89

Licence eden-3-54bYgSbJCTNWdaPA-coHnuQ7v9vCVnBut accordée le 29


août 2022 à Stefano Sampietro
un bon candidat. Personne ne le connaît, mais le vieux a
confiance en lui : il a fait ses preuves dans les moments
décisifs. Il est jeune, compétent, moderne ; exactement
ce dont la Russie a besoin. Et puis, tu verras, c’est un
homme modeste. Il n’a pas voulu occuper le bureau de
ses prédécesseurs, il l’a transformé en musée, comme
pour dire : cette époque est à jamais révolue. »
En effet, après un bref passage par le secrétariat, nous
fûmes introduits dans un cabinet qui aurait pu être le
lieu de travail d’un chef de service du ministère des
Postes. Son occupant, un blond pâle aux traits déco-
lorés, portant un costume en acrylique beige, arborait
une mine d’employé, veinée d’une imperceptible pointe
de sarcasme. « Vladimir Poutine », dit-il en me serrant
la main.
À cette époque, le Tsar n’était pas encore le Tsar :
de ses gestes n’émanait pas l’autorité inflexible qu’ils
acquerraient par la suite et, bien que dans son regard
on devinât déjà la qualité minérale que nous lui connais-
sons aujourd’hui, celle-ci était comme voilée par l’effort
conscient de la tenir sous contrôle. Cela dit, sa présence
transmettait un sentiment de calme.
À son habitude, Boris le noya sous un fleuve de
paroles qui allaient toutes plus ou moins dans la même
direction : c’était à lui, Poutine, de prendre les rênes de
la situation pour faire passer la Russie dans le nouveau
millénaire.
Le chef du FSB essayait de résister. « Écoute-moi,
Boris, les services secrets ont tous les avantages de la
politique sans aucun de ses inconvénients. Moi, je suis ici
au centre du système, j’entends et je vois tout ce qu’il y
a à savoir et je suis en condition d’intervenir sans trop de

90
complications pour protéger le président et sa famille. Je
l’ai fait dans le passé et tu sais que je continuerai à le faire
chaque fois que cela sera nécessaire. Si vous m’arrachez
d’ici pour me mettre au gouvernement, je me trouverai
sous les projecteurs et je ne pourrai plus rien faire. Je
finirai broyé comme les autres Premiers ministres de ces
dernières années et vous perdrez le plus fidèle gardien de
votre tranquillité dans ce palais.
—  Je vois ce que tu veux dire, Volodia. Mais tu dois
tenir compte d’une chose : si nous ne bougeons pas rapi-
dement, dans un an il n’y aura plus ni président ni famille
à protéger. Et selon toi, quelle sera la première chose que
fera le nouveau patron du Kremlin quand il prendra pos-
session de son bureau ? Remplacer le chef du FSB, voilà
la première chose qu’il fera. »
Blotti derrière son bureau de palissandre, Poutine
semblait sincèrement ébranlé. « C’est possible, mais
il doit bien y avoir une autre solution ! Stepachine est
Premier ministre depuis à peine trois mois, pourquoi ne
misez-vous pas sur lui ?
—  Ça ne va pas le faire, Volodia. Il est à trois pour
cent dans les sondages. Tu sais comment se forme
l’opinion publique, il lui faut très peu de temps pour
porter un jugement et ensuite il devient presque impos-
sible  de  le modifier. Les gens ont vu Stepachine à
l’œuvre et sont convaincus qu’il n’est pas à la hauteur
de la situation. D’ailleurs, franchement, ils ont raison.
Tu vois Stepachine guider nos troupes dans le Caucase ?
Ce serait comme mettre une kalachnikov entre les mains
d’une oie domestique. La Russie a besoin d’un homme,
Volodia. Un vrai chef qui la guide dans le nouveau mil-
lénaire.

91
— J’entends bien, Boris, mais qu’est-ce qui te fait
croire que ce chef, ce soit moi ? Je suis un fonctionnaire,
je n’ai pas fait autre chose, toute ma vie, qu’exécuter des
ordres et faire mon devoir. J’ai parlé en public trois ou
quatre fois et, je t’assure, avec des résultats qui n’avaient
rien de renversant. J’ai vu tant de fois le président à
l’œuvre : il rentre dans une salle, renifle l’air et en une
seconde il a conquis tout le monde. Il les fait rire, il les
fait pleurer, il entre en connexion avec eux comme s’il
était assis avec chacun d’entre eux à la table de la cuisine.
Encore aujourd’hui, malgré son état, il est capable de le
faire. Les gens le voient et ils sont émus. Moi, je ne suis
pas fait de ce bois.
—  Si je peux me permettre, Vladimir Vladimirovitch, il
s’agit exactement de ça. »
Le regard glacial de Poutine se posa pour la première
fois sur moi. En même temps, je sentais que Berezovsky
m’encourageait à poursuivre.
« Le président est doté d’une personnalité unique qu’il
n’y aurait aucun sens à vouloir reproduire. Ses qua-
lités humaines ont été fondamentales pour faire passer
notre pays de la vieille Union soviétique à la Russie dans
laquelle nous vivons aujourd’hui. Mais, après huit ans de
gouvernement et en considérant sa condition physique,
son profil est très usé. Les sondages nous disent que
les Russes se sentent abandonnés par un homme qu’ils
continuent d’aimer, mais qu’ils ont cessé d’estimer. »
Le sujet était délicat. Mais le chef du FSB ne formula
aucune objection.
« C’est pourquoi nous considérons qu’il nous faut une
figure différente, qui contienne en soi les éléments de
la continuité et ceux d’une rupture avec le passé. En

92
devenant Premier ministre, Vladimir Vladimirovitch,
vous assumerez automatiquement le rôle de l’autorité
légitime, chose fondamentale pour les Russes, qui ne sont
pas à la recherche d’aventures et qui désirent, surtout
en ce moment, stabilité et sécurité. D’autre part, votre
figure produira immédiatement un effet de contraste
marqué avec celle du président actuel. Vous êtes jeune,
sportif, énergique, vous donnez la sensation de pouvoir
assumer totalement la responsabilité du commandement.
Votre passé dans les services de sécurité constitue une
garantie de fiabilité. Être un homme de peu de mots
jouera en votre faveur. Les Russes sont fatigués des boni-
menteurs. Ils veulent être guidés d’une main ferme qui
ramène l’ordre dans les rues et restaure l’autorité morale
de l’État.
« Pour cette raison, la campagne électorale que nous
avons en tête ne sera pas faite de rassemblements et de
promesses. En fait, ce à quoi nous pensons est l’exact
contraire d’une campagne de ce type. Le pari sera de ne
pas apparaître comme un homme politique comme les
autres.
« Voyez, Vladimir Vladimirovitch, je ne connais pas
très bien la politique, mais je sais ce qu’est un spectacle.
Puis-je vous poser une question ? Savez-vous quelle est la
plus grande actrice de tous les temps ? »
Poutine, inexpressif, secoua la tête.
« Greta Garbo. Et vous savez pourquoi ? Parce que
l’idole qui se refuse renforce son pouvoir. Le mystère
génère de l’énergie. La distance alimente la vénération.
L’imaginaire de la société russe, de quelque société que
ce soit, s’articule sur deux dimensions. L’axe horizontal
correspond à la proximité du quotidien, et le vertical

93
à l’autorité. Ces dernières années, la politique russe
s’est entièrement jouée sur le premier axe, l’horizontal,
parce que cette dimension était presque complètement
inconnue du temps de l’URSS : à partir de Gorbatchev,
qui s’arrêtait pour parler avec les gens – chose que jamais
aucun leader soviétique n’aurait faite –, et jusqu’à Eltsine
qui, à certains moments, se présentait plutôt comme un
compagnon de beuverie que comme un chef d’État.
« Mais aujourd’hui il est clair que le pendule a com-
mencé à bouger dans la direction contraire. L’excès d’ho-
rizontalité a porté au chaos, aux fusillades dans les rues,
à la banqueroute financière de l’État, à notre humilia-
tion sur le plan international. Si vous me pardonnez ce
jeu de mots, on pourrait dire que l’excès d’horizontalité
a effacé l’horizon. Pour pouvoir tracer une perspective,
il est devenu à nouveau nécessaire de s’élever. Toutes les
données dont nous disposons nous disent que les Russes
nourrissent aujourd’hui un désir de verticalité, c’est-
à-dire d’autorité. Si nous voulions recourir aux catégories
de la psychanalyse, nous pourrions dire que les Russes
attendent un chef qui fasse oublier le langage de la mère et
se remette à imposer la langue du père. Comme le maire
de Moscou l’a dit au moment du default : “L’expérience
est terminée.”
—  Sauf que ce n’est pas lui qui en sera le bénéficiaire,
ajouta Boris, qui avait une série de parties ouvertes avec
le premier citoyen de la capitale.
— Sur ce point, je pense que Berezovsky a raison.
Loujkov comme l’ex-Premier ministre Primakov sont
en tête des sondages parce que, comparés à Eltsine, ils
apparaissent comme une occasion de renouvellement.
Mais tous les deux sont sur scène depuis de nombreuses

94
années et leur image est presque aussi usée que celle du
président. »
À mes côtés, l’un des rares hommes dont l’image
publique était encore plus usée que celle des politiciens
en question opinait vigoureusement du chef. Je tâchai de
l’ignorer en poursuivant mon raisonnement.
« Les Russes, voyez-vous, ont une très mauvaise image
de leurs dirigeants. Et quand la politique est aussi
décriée, au lieu d’être un avantage, l’expérience se trans-
forme en handicap. Voici pourquoi votre absence d’ex-
périence politique sera un atout, Vladimir Vladimirovitch.
Vous êtes neuf, les Russes ne vous connaissent pas et ne
peuvent vous associer à aucun des scandales et à aucune
des erreurs qu’ils imputent à ceux qui les ont gouvernés
ces dernières années. Certes, comme disait Boris, l’opi-
nion publique se forme en peu de temps, vous n’aurez
donc que quelques mois pour convaincre les Russes
que vous êtes l’homme de la situation. Mais nous, nous
sommes persuadés que vous avez les qualités nécessaires
pour le faire.
—  C’est exact, Volodia, nous en sommes convaincus,
intervint Berezovsky. Et puis n’oublie pas que tu ne
seras pas seul. Je serai à tes côtés à tout moment pour te
conseiller et t’aider chaque fois que tu en auras besoin. »
Je me trompe peut-être, mais à ces mots il m’a semblé
voir passer dans les yeux de Poutine, restés complètement
immobiles depuis le début de la conversation, un imper-
ceptible éclair d’ironie. Quoi qu’il en soit, ce soir-là Boris
retourna au club entièrement satisfait.
« C’est dans la poche, répétait-il à qui voulait l’en-
tendre, nous avons trouvé notre cheval gagnant. On ne
peut pas dire que ce soit un Prix Nobel de science, mais,

95
pour ce qu’il doit faire, cela ira très bien. Il a le physique
de l’emploi. Il suffira de le mettre dans les mains de nos
petits génies de la communication et ils nous le transfor-
meront en nouvel Alexandre Nevski. Ou en Greta Garbo,
n’est-ce pas, Vadia ? »
Et il riait comme un petit garçon.
Le fait que j’aie proposé au chef de l’ex-KGB d’adopter
une vieille actrice américaine comme modèle lui semblait
hilarant. Je hochais la tête et riais avec lui, mais la vérité
est que cette première rencontre avec le Tsar m’avait
laissé une drôle de saveur en bouche. Je n’aurais su la
définir avec exactitude, mais il me semblait que les choses
étaient un peu plus compliquées que ne les dépeignait
Berezovsky.
Durant toute notre rencontre, Poutine avait fait preuve
d’une courtoisie impeccable face à Boris. De déférence
même, pendant qu’il écoutait les conseils de l’homme
d’affaires. Et pourtant, quand Berezovsky s’adressait à lui,
avec la familiarité qui lui était propre, il m’avait semblé
percevoir une ombre d’agacement dans le regard du fonc-
tionnaire. Et puis il y avait eu cet éclair d’ironie, à la fin,
quand Boris lui avait promis de le guider pas à pas. Comme
si la seule idée de pouvoir être guidé par cet homme était
apparue du plus grand comique au chef du FSB.
Berezovsky ne s’était évidemment rendu compte de
rien, mais moi je n’eus pas longtemps à attendre pour
voir mes doutes confirmés. Quelques jours plus tard, je
me trouvais en salle de montage quand je sentis la vibra-
tion impérieuse de mon portable : « Vadim Alexeïevitch ?
Je suis Igor Sechine, le secrétaire de Vladimir Poutine.
Le directeur voudrait vous inviter à déjeuner mardi pro-
chain. » Malgré la courtoisie de la formule, la voix à l’autre

96
bout du fil ne donnait pas l’impression de pouvoir envi-
sager l’hypothèse d’un refus. Secrétaire masculin, notai-je
au passage : un signe de distinction de la vieille nomencla-
ture soviétique que, contrairement à Berezovsky, j’étais
en mesure de reconnaître.
10

Le lieu du rendez-vous était un restaurant français qui


venait d’ouvrir dans une rue perpendiculaire à l’Arbat. Le
choix m’avait un peu surpris, il ne cadrait pas avec l’idée
plutôt austère que je m’étais faite de Poutine au cours
de notre première rencontre. Quand j’arrivai, Sechine,
le secrétaire, était à la porte. « Dépêchez-vous, Vadim
Alexeïevitch, Vladimir Vladimorovitch est déjà à l’inté-
rieur ! » Visiblement irrité à l’idée qu’un personnage insi-
gnifiant comme moi puisse faire attendre son chef.
En entrant dans le restaurant je trouvai Poutine seul,
assis à une grande table d’angle, un peu en retrait par rap-
port aux autres. Son expression était détendue, ses gestes
calmes. Il émanait de lui une froide impression de puis-
sance qu’il avait évidemment choisi de ne pas déployer la
fois précédente.
Il me serra la main sans se lever et, s’adressant au
maître d’hôtel qui l’observait avec l’attitude d’un petit
rongeur hypnotisé par un serpent à sonnette : « Donnez-
nous un conseil, Pavel Ivanovitch.
— Si vous aimez le poisson je vous recommande la
saint-jacques à la mousseline de chou-fleur ou la sole

98
cardinale aux écrevisses flambées. Si vous préférez la
viande...
—  Un bol de kasha, s’il vous plaît.
—  Deux. »
Le maître d’hôtel réprima un frisson et s’éloigna
rapidement. Je notai pour la première fois la complète
indifférence de Poutine à la nourriture, comme il m’ar-
riverait plus tard de constater la parfaite insensibilité du
Tsar  aux autres plaisirs qui adoucissent la vie. Comme
dit Faust, « qui commande doit trouver son bonheur dans
le commandement ».
Entre-temps le chef du FSB était déjà entré dans le
vif du sujet : « J’ai beaucoup de respect pour Berezovsky
et je lui suis reconnaissant de son offre. Une entreprise
comme celle que nous sommes sur le point d’entamer
nécessitera un effort immense, et Boris a déjà démontré
qu’il est capable de faire des miracles. En même temps, je
ne suis pas un vieux monsieur de soixante-huit ans avec
cinq infarctus derrière moi. Si je devais décider de me
lancer dans cette aventure, je le ferais en comptant sur
mes forces, pas sur celles d’un autre. Je suis habitué à exé-
cuter des ordres et, par certains côtés, je trouve que c’est
la condition la plus confortable pour un homme. Mais le
président de la Russie ne peut ni ne doit être soumis à qui
que ce soit. L’idée que ses décisions soient conditionnées
par un intérêt privé quelconque est pour moi tout à fait
inconcevable. »
Le regard de Poutine, ce jour-là, était beaucoup plus
pénétrant qu’à l’occasion de sa rencontre avec Berezovsky.
Il plongeait dans le mien pour comprendre l’effet que ses
paroles produisaient sur moi.
« Étant donné la façon dont vous avez été élevé, Vadim

99
Alexeïevitch, je crois que vous pouvez comprendre ce
dont je parle. »
C’était évidemment vrai. L’idée que l’État possède une
forme de supériorité éthique sur le privé était profondé-
ment enracinée en moi. Le spectacle de Boris et de ses
collègues déboulant à toute vitesse sur les voies réservées,
gyrophares allumés, m’offensait violemment, comme je
crois qu’il offensait la majorité des Moscovites.
« Votre analyse de l’autre jour m’a frappé, continua
Poutine. Je connais votre parcours. Je pense que vous
pourriez apporter une contribution appréciable à mon
travail, quel que soit celui-ci, maintenant ou plus tard.
Mais nous devons d’abord clarifier un point. Pour autant
que je respecte Berezovsky, je ne suis pas disposé à me
mettre entre ses mains. Si vous acceptez mon offre,
Vadim Alexeïevitch, vous travaillerez exclusivement pour
moi. L’administration vous garantira un salaire, inférieur,
je le crains, à celui que vous percevez maintenant, et vous
ferez en sorte qu’il vous suffise. Je ne tolérerai aucun
bonus, aucun bénéfice provenant de Boris ou de qui que
ce soit. Si c’est l’argent qui vous intéresse, continuez à
travailler dans le privé. Celui qui est au service de l’État
doit privilégier l’intérêt public à tout autre, y compris le
sien. Si vous assumez cet engagement, je crois qu’il n’est
pas nécessaire de vous dire que je dispose de moyens pour
m’assurer que vous le respectiez. »
On ne peut pas dire qu’il était en train de perdre du
temps. Lors de ma brève carrière de producteur de télé-
vision, je m’étais habitué à être courtisé et j’aurais volon-
tiers retourné à l’envoyeur la sèche proposition du chef
du FSB. Mais le problème était que son analyse s’avé-
rait correcte. Il avait compris que l’argent m’intéressait

100
moins que d’autres choses, certainement moins que la
possibilité de participer à une entreprise comme celle que
Poutine semblait avoir en tête. Autant éviter de tourner
autour du pot et aller à l’essentiel. Par la suite, je noterais
que le Tsar opère toujours de la sorte. Il saisit le fond du
problème plus rapidement que les autres et n’hésite pas à
brûler les étapes. Les politesses et les formules de cour-
toisie, très peu pour lui.
« J’ai réfléchi à votre concept de verticalité. Il est inté-
ressant mais ne peut rester suspendu en l’air comme un
ballon rouge. Il doit être calé à terre et appliqué à un cas
concret. Le pays est en plein chaos et demande un guide
sûr, mais imaginer pouvoir résoudre tous les problèmes
en une seule fois serait une illusion. Nous avons besoin
d’une scène bien définie, dans laquelle restaurer la ver-
ticalité du pouvoir de façon immédiate et spécifique. Le
risque sinon est de se perdre et d’apparaître impuissants
comme tous les autres.
—  Effectivement, Vladimir Vladimirovitch, mais il y a
les circonstances, les imprévus.
— Faites-moi confiance, Vadim Alexeïevitch, les im-
prévus sont toujours le fruit de l’incompétence. D’ailleurs,
n’est-ce pas votre Stanislavski qui a dit que la technique
ne suffit pas et que pour arriver à la création véritable il
faut de l’imprévu ? »
Dans les yeux de Poutine brillait à nouveau la lumière
ironique que j’avais cru entrevoir à la Loubianka, mais
plus franche cette fois-ci. Quant à moi, j’étais abasourdi.
J’aurais juré jusqu’à la semaine précédente qu’il connais-
sait à peine le nom de Stanislavski.
« L’arène idéale est sous nos yeux, reprit Poutine. La
patrie est sous pression. Les intégristes islamiques ne

101
se contentent plus de la Tchétchénie, ils visent à s’em-
parer du Daguestan puis de l’Ingouchie, de la Bachkirie
et jusqu’au cœur du pays. Si nous les laissons faire, dans
quelques années il ne restera plus aucune trace de la
Fédération.
—  Pardonnez-moi, Vladimir Vladimirovitch, j’y réflé-
chirais à deux fois avant de m’engager dans ce bordel.
Ces dernières années, la Tchétchénie a tué plus de car-
rières politiques à Moscou que d’ennemis sur le champ
de bataille.
—  Parce qu’aucun de ces politiciens n’a affronté l’af-
faire avec assez d’énergie. Ils voulaient faire la guerre
sans le dire, une guerre humaine, à l’américaine, et voyez
comme cela s’est terminé. Ils se sont fait massacrer par
les islamistes. Moi, je vous parle d’autre chose. Gagner le
prix Nobel de la paix ne m’intéresse pas. Ce qui m’inté-
resse, c’est de vaincre les séparatistes et la menace qu’ils
représentent pour l’intégrité de la Fédération de Russie.
—  Je ne discute pas les raisons géopolitiques, Vladimir
Vladimirovitch, je n’y entends rien. Ce que je peux
vous dire, en revanche, c’est que politiquement c’est un
suicide.
—  C’est là que vous faites erreur, Vadim Alexeïevitch,
vous vous êtes laissé convaincre par les Occidentaux
qu’une campagne électorale consiste en deux équipes
d’économistes qui se disputent autour d’un dossier en
PowerPoint. Ce n’est pas le cas : en Russie, le pouvoir,
c’est autre chose. »
Ce jour-là, je ne compris pas avec précision à quoi fai-
sait allusion Poutine. Mais je sortis de ce déjeuner avec
une certitude : Berezovsky avait commis une très grave
erreur. L’homme avec lequel je venais de partager le

102
repas ne consentirait jamais à laisser qui que ce soit le
guider. On pouvait peut-être l’accompagner, et c’était
mon intention d’essayer de le faire, mais certainement pas
le conduire. Et Boris avait intérêt à s’en rendre compte au
plus vite.
11

Celui qui habite le Kremlin possède le temps. Tout


change autour de la forteresse pendant qu’à l’intérieur
la vie semble s’être arrêtée, seulement rythmée par les
solennels coups de l’horloge de la tour Spassky et les
rondes des sentinelles de la garde présidentielle. Depuis
des siècles, celui qui franchit le seuil du gigantesque fos-
sile qu’Ivan le Terrible a voulu au centre de Moscou
sent sur lui la main d’un pouvoir sans limites, habitué
à broyer les destins des hommes avec la même facilité
qu’on caresse la tête d’un nouveau-né. Cette force se
répand en cercles concentriques par les rues de la ville,
conférant à Moscou cette aura de menace permanente
qui constitue une grande partie de son charme. La masse
disgracieuse de la Loubianka, les sept tours qui cernent
les avenues du centre et, aujourd’hui, les gratte-ciel de
Moscou-City et les villas rococo de la Roublevka ne sont
que le reflet de la sombre énergie provenant du cœur de
la forteresse.
Mais, pendant l’été 1999, le charme s’est brisé. Des
salles du palais présidentiel ne provenait plus que le
souffle alcoolique d’un ours sibérien, gras et fatigué,

104
entouré d’une petite cour de familiers couverts de dia-
mants, de plus en plus effrayés d’assister à la décomposi-
tion de l’homme auquel ils devaient leur fortune. Eltsine
était devenu un poids. Non seulement il n’était plus
capable de les protéger, mais il risquait de les précipiter
tous dans l’abîme.
À l’extérieur, la ville animale sentait que la morsure de
l’autorité s’était relâchée. Moscou n’était plus la capitale
de l’empire. Elle était devenue la métropole des portables
qui sonnaient pendant les représentations du Bolchoï et
des fusils automatiques qui servaient à régler les comptes
entre mafieux qui imposaient la loi de la jungle. Ce
n’était plus le Kremlin qui donnait le la, mais l’argent.
Et les Mercedes blindées des oligarques parcouraient
les rues du centre comme au temps des tsars les cochers
des nobles se frayaient un chemin à travers les foules à
coups de fouet. Pendant que les gens du peuple, le petit
peuple docile de Moscou, rentrant à la maison après le
travail, n’avaient même plus assez d’argent pour allumer
le chauffage.
Les premiers jours d’août, le vieil ours désigna un
nouveau Premier ministre, inconnu de la plupart des
gens. La nomination de Vladimir Poutine fut accueillie
par un scepticisme général. Il s’agissait du cinquième
chef de gouvernement qu’Eltsine intronisait en un peu
plus d’un an. « Cela ne vaut pas la peine de ratifier cette
charge, avait déclaré le chef de la Douma, de toute
façon dans deux mois quelqu’un d’autre prendra sa
place. » Poutine voyait l’affaire d’un autre œil. Il savait
qu’il avait peu de semaines pour imprimer sa marque
sur l’opinion publique et il n’avait pas l’intention de
perdre de temps.

105
Nos bureaux ne se trouvaient pas au Kremlin mais
à l’intérieur de l’ancien palais des Soviets, surnommé
la Maison blanche : un énorme bloc de naphtaline
posé sur le bord de la Moskova, qui n’avait pour-
tant pas sauvé le pays des mites. À l’origine, c’était le
Soviet suprême de l’empire soviétique qui s’y réunis-
sait, à présent, plus modestement, le gouvernement
de la Fédération de Russie. Après que le vieil ours lui
avait envoyé quelques coups de canon dans un moment
d’agacement, une entreprise suisse l’avait réarrangée en
quelques mois, mais on ne peut pas dire qu’on y res-
pirât un sens d’efficacité alpine. Les corridors étaient
peuplés de personnages rassurants, à l’aspect archaïque,
vêtus de gris et de marron. Figures hors du temps qui
semblaient sculptées dans la cire ; résidus d’un monde
fondé sur la durée, l’exact contraire de ce qu’il y avait
là-dehors, le tourbillon affolé des dollars et des caméras
d’où je provenais.
À l’étage du Premier ministre, on avait libéré une
vingtaine de pièces pour les nouveaux arrivants. Nous
nous étions installés là : Poutine, son secrétariat, les
conseillers économiques et militaires, le staff de la com-
munication. On travaillait jour et nuit : ces parois asep-
tisées suffisaient à peine à contenir la violence de nos
ambitions. À quelques mètres de distance, en revanche,
la vie des employés s’écoulait placide comme la berceuse
d’une babouchka du dix-neuvième. Par la suite, je me
rendrais compte que c’est toujours comme ça dans les
ministères. Un petit groupe travaille frénétiquement
dans une pièce et tous les autres ne foutent rien. Il y a
très peu de relations entre les uns et les autres. Quelques
regards respectueux, pas toujours dépourvus d’ironie.

106
En attendant que cela passe aussi, cette énième invasion
derrière laquelle l’herbe repoussera tôt ou tard.
Je ne pense pas qu’ils aient compris que nous étions
les bons, ceux qui étaient destinés à durer. Comment
l’auraient-ils pu ? Nous ressemblions à tous les autres.
Les professionnels aux costumes faits sur mesure, les
ordinateurs portables, la superbe de ceux qui ont toutes
les réponses parce qu’ils comprennent l’anglais. À leurs
yeux, pourtant, j’étais différent. Parfois un de ces spectres
ministériels me bloquait dans un corridor. « Je peux vous
importuner un instant, Vadim Alexeïevitch ?
—  Bien sûr, je vous écoute.
—  Je voulais vous dire que j’ai connu votre père. Un
grand homme. C’étaient les beaux jours ! On ne fait plus
de personnages comme lui ! »
Certains le faisaient par flatterie, certes. Mais la plu-
part des fois, ces ombres qui interrompaient un instant
ma course le faisaient seulement pour établir un contact.
Cela les rassurait que parmi nous il se trouve quelqu’un
qui avait connu l’ancien monde. Et vous savez quoi ?
Cela me rassurait, moi aussi. Chaque fois qu’un de ces
personnages qui semblaient sortir d’un livre de Gogol
prononçait le nom de mon père, je me sentais pénétré
d’une chaleur qui me ramenait à mes années d’enfance,
aux manteaux de fourrure et aux voitures de service, aux
pirojki et aux côtelettes de la rue Granovskovo. Je lisais
dans leurs yeux la même nostalgie, ils m’avaient vu enfant,
et sinon moi, quelqu’un comme moi, leur fils peut-être.
À l’époque, ils avaient de quoi être fiers. Ils travaillaient
au Soviet suprême, au Comité central. Ils rentraient à la
maison et racontaient à leurs enfants : « Aujourd’hui j’ai
vu le camarade Gromyko, il rentrait de Kaboul, il avait

107
l’air satisfait, on voit que les choses vont mieux là-bas en
Afghanistan. »
Déjà tout était fini, mais ils y croyaient encore, ou en
tout cas ils pouvaient faire semblant sans que personne
ne songe à les démentir. Maintenant, ils avaient perdu
jusqu’au droit de feindre. Il leur restait l’orgueil de la
durée, le privilège d’observer les nouveaux arrivants avec
les yeux de jadis. En les fréquentant, j’avais l’impression
de me rapprocher de mon père, je comprenais pour la
première fois ce qui lui était arrivé. Je découvrais avec
une certaine surprise qu’il y avait en moi aussi un gène
capable de s’adapter à ce type d’existence : vivre comme
on lit un paquet de journaux, avec le désir de s’en libérer.
Certes, je travaillais dix-huit heures par jour : avec le
Premier ministre je prenais part à une succession ininter-
rompue de réunions, au cours de chacune desquelles se
prenaient des décisions historiques. Mais plus je m’enfon-
çais dans la routine du gouvernement des hommes, plus
le monde me semblait plein de malentendus, voué aux
explications inutiles et aux occasions perdues. Immense
affaire, jamais terminée, qui consomme des vies entières
sans laisser de traces : comment avais-je pu penser
entamer la surface de la mer muette et indifférente ?

C’est alors que s’est produit l’imprévu. Une nuit d’au-


tomne, peu après minuit, quand le bon peuple mosco-
vite venait de se retirer sous ses couvertures, abandon-
nant la ville aux mafieux et aux top-modèles, un énorme
grondement a déchiré les ténèbres de la capitale. Rue
Guryanova, à la périphérie de Moscou, des centaines
de kilos d’explosifs ont littéralement coupé en deux un
immeuble résidentiel de neuf étages. Surprises dans leur

108
sommeil, des dizaines de familles ont été englouties par
l’explosion. Quatre jours plus tard, une seconde explo-
sion à cinq heures du matin. Un autre immeuble de la
banlieue détruit, plus de cent victimes.
Par la suite, certaines personnes ont dit que les bombes
avaient été placées par les amis de Poutine, les agents
des services de sécurité. Franchement, je ne saurais dire
quelle est la vérité. Si ce secret en est bien un, grâce à
Dieu personne ne l’a partagé avec moi. Cela dit, d’après
mon expérience, les choses sont en général plus simples
qu’il n’y paraît. Il est clair qu’en politique guérir vaut
mieux que prévenir. Si vous déjouez un attentat avant
qu’il ne se produise, personne ne s’en rend compte,
tandis que réagir avec force, épingler les coupables, cela,
oui, produit du capital politique. Mais, d’ici à dire que
les bombes ont été placées par le FSB plutôt que par des
terroristes tchétchènes, il s’en faut.
Quoi qu’il en soit, ces bombes ont été notre 11  Sep-
tembre, avec deux années d’avance, elles ont complète-
ment transformé la scène. Jusque-là, la guerre en Tchét-
chénie était une question lointaine qui ne concernait que
les familles qui avaient des fils militaires là-bas. Il s’agis-
sait d’une petite minorité. Mais, quand les immeubles des
banlieues de Moscou ont commencé à sauter en l’air au
cœur de la nuit, emportant des centaines de bons citadins
russes qui dormaient du sommeil du juste, alors pour la
première fois, les Russes se sont retrouvés avec la guerre à
la maison.
Notre peuple est valeureux, habitué au sacrifice. Mais
je dois dire que je n’avais jamais vu une panique comme
celle qui s’est produite après l’explosion des bombes. Les
gens n’avaient plus le courage de rentrer chez eux pour

109
dormir. Ils organisaient des rondes nocturnes autour des
maisons et si par hasard un inconnu un peu barbu se pro-
menait dans les parages, il risquait de se faire tabasser à
mort.
Heureusement, à ce moment-là, il y avait à la tête
de l’État quelqu’un capable de donner une réponse.
Rétrospectivement, les gens tendent à attribuer au Tsar
des pouvoirs surnaturels, mais la vérité est que la seule
qualité indispensable à un homme de pouvoir c’est la
capacité de saisir les circonstances. Ne pas prétendre les
diriger, mais les saisir d’une main ferme.
Poutine n’a jamais aimé s’exprimer en public mais il est
clair que le peuple avait besoin d’entendre sa voix. Nous
étions au Kazakhstan pour une visite d’État. Tant mieux,
les ors du Kremlin auraient été hors sujet : on voulait un
lieu plus simple, l’atmosphère d’urgence d’un conseil de
guerre improvisé. La conférence de presse commença
par quelques questions techniques : le délai des secours,
l’état des enquêtes. Le Premier ministre répondit avec le
calme qui le caractérise, précis, sans un poil d’émotion :
en fonctionnaire ascétique que les Russes commençaient
à connaître. Puis un journaliste lui posa une question un
peu plus polémique : « Il paraît qu’en réponse aux atten-
tats, vous avez donné l’ordre de bombarder l’aéroport de
Grozny. Vous ne pensez pas que des actions de ce genre
risquent d’aggraver la situation ? »
À ce point, il s’est produit un phénomène qu’au-
jourd’hui encore je ne saurais tout à fait expliquer.
Poutine est resté silencieux pendant un moment. Et
quand il a repris la parole, il n’avait pas changé d’expres-
sion, mais sa présence avait assumé une consistance dif-
férente, comme si son corps avait été immergé dans une

110
cuve d’azote liquide. Le fonctionnaire ascétique s’était
soudainement transformé en archange de la mort. C’était
la première fois que j’assistais à un phénomène de ce
genre. Jamais, même sur les scènes des meilleurs théâtres,
je n’avais été témoin d’une transfiguration de ce genre.
« Je suis las de répondre aux questions de ce type,
a-t-il sifflé sans même regarder le journaliste qui la lui
avait posée. Nous frapperons les terroristes où qu’ils se
cachent. S’ils sont dans un aéroport, nous frapperons
l’aéroport, et s’ils sont aux chiottes, excusez mon langage,
nous irons les tuer jusque dans les cabinets. »
Dit ainsi, cela peut sembler banal et certes un peu vul-
gaire, mais vous n’avez pas idée de l’impact que cette
phrase a produit sur le public. C’était la voix du comman-
dement et du contrôle. Depuis longtemps les Russes ne
l’entendaient plus, mais ils l’ont tout de suite reconnue,
parce que c’était celle à laquelle étaient habitués leurs
pères et leurs grands-pères. Un immense soupir de sou-
lagement a balayé les avenues de Moscou et ses banlieues
tremblantes, les forêts et les plaines infinies de la Sibérie.
Au sommet, il y avait à nouveau quelqu’un capable de
garantir l’ordre.
Ce jour-là, Poutine est devenu Tsar à part entière. Et,
quant à moi, je me suis rappelé une leçon de grand-père.
« Sais-tu quel est le problème ? m’avait-il demandé un
jour alors que nous nous baladions dans les bois de sa
campagne. L’œil humain est fait pour survivre dans la
forêt. C’est pour cette raison qu’il est sensible au mou-
vement. N’importe quelle chose qui bouge, même à la
périphérie la plus extrême de notre regard, l’œil la capte
et transporte l’information au cerveau. En revanche, tu
sais ce que l’on ne voit pas ? » J’avais secoué la tête. « Ce

111
qui reste immobile, Vadia. Au milieu de tous les chan-
gements, nous ne sommes pas entraînés à distinguer les
choses qui restent les mêmes. Et c’est un grand problème
parce que, quand on y pense, les choses qui ne changent
pas sont presque toujours les plus importantes. »
C’est une leçon que je n’ai jamais oubliée. Aucun
d’entre nous ne l’a fait. C’est pour ça que quand le Tsar
parle de politique il ne donne jamais de chiffres : il parle
le langage de la vie, de la mort, de l’honneur, de la patrie.
Le gouvernement des hommes n’est pas une activité qui
peut être laissée à une bande de lâches, trop paresseux
pour faire de l’argent, trop timides pour devenir rock
stars. Comptables à la recherche de gloire, homoncules
qui pensent que la politique se réduit à l’administration
d’un immeuble.
Ce n’est pas du tout ça. La politique a un seul but :
répondre aux terreurs de l’homme. C’est pourquoi au
moment où l’État n’est plus capable de protéger les
citoyens de la peur, le fondement même de son exis-
tence est remis en discussion. Quand, à l’automne 1999,
la bataille du Caucase se déplace à Moscou, et que les
immeubles de neuf étages commencent à s’effriter
comme des châteaux de sable, le bon citoyen moscovite,
déjà désorienté de son côté, voit pour la première fois
face à lui le spectre de la guerre civile. L’anarchie, la dis-
solution, la mort. La terreur primordiale, que le déman-
tèlement même de l’Union soviétique n’avait pas réussi à
éveiller, commence à pénétrer les consciences. Qu’est-ce
qui va m’arriver ?
La verticale du pouvoir est la seule réponse satisfai-
sante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme
exposé à la férocité du monde. Voilà pourquoi, après les

112
bombes, son rétablissement est devenu plus que jamais
la priorité du Tsar. Sortir de la logique occidentale du
gadget, du débat entre bureaucrates qui confrontent des
courbes statistiques pour construire un système qui satis-
fasse les exigences fondamentales de l’homme : telle est la
mission à laquelle nous nous sommes attelés à partir de
ce moment. La politique des profondeurs, jour et nuit,
sans aucune interruption.
12

Le matin du 31  décembre 1999, quand vos journaux


étaient pleins d’articles ridicules sur le bug du millé-
naire qui risquait de ficher en l’air les ordinateurs et de
faire tomber les avions, Poutine m’a convoqué dans son
bureau. « Dis-moi, Vadim, est-ce qu’à l’académie d’art
dramatique on vous a appris à sauter en parachute ? »
Cela m’a paru une question d’un goût douteux et je
suis resté silencieux.
« Mais on vous aura au moins appris à faire semblant,
non ?  »
L’habituelle lueur d’ironie brillait dans l’œil du Tsar.
Debout à ses côtés, Sechine jouissait de la scène avec la
volupté du doberman qui a finalement reçu à manger
le petit chat qu’il avait observé dans le jardin du voisin.
Comme je continuais à me taire, Poutine a ajouté sur un ton
sec : « En tout cas, prépare-toi, on part dans l’après-midi. »
En effet, quelques heures plus tard nous avons gagné
l’aéroport militaire, où nous attendait un vol pour
la capitale du Daguestan. Puis, de là, nous sommes
montés dans trois hélicoptères dirigés vers Goudermes,
en Tchétchénie. À bord se respirait déjà un peu de l’air

114
d’excitation et de folie qui entoure la guerre, où simple-
ment rester vivant constitue en soi une décharge d’adré-
naline. Pour moi, c’était une nouveauté : à dix-huit ans
les derniers restes des privilèges paternels m’avaient
permis de sécher le service militaire. Maintenant, pen-
dant que j’écoutais distraitement les plaisanteries que
Poutine échangeait avec les officiers, et que je respirais
pour la première fois les vapeurs de la guerre, je commen-
çais à comprendre comment certains hommes peuvent
les apprécier au point de les préférer à n’importe quelle
autre drogue. Contrairement aux hélicoptères civils dans
lesquels j’avais eu l’occasion de monter jusque-là, celui-ci
ne présentait pas la moindre ouverture vers l’extérieur.
Nous nous trouvions dans une cabine blindée, suspendue
sur la nuit du Caucase, et ce simple fait avait transformé
en quelques minutes des étrangers en frères, unis, plus
que par la peur, par l’exigence de ne pas en laisser trans-
paraître la moindre trace, de l’éviter avec le maximum
de soin. Malgré le bruit assourdissant produit par les
pales de l’hélicoptère, tout le monde avait envie de faire
la conversation. Nous avons commencé par échanger
des souvenirs de Nouvel An de notre enfance. Certains
avaient grandi dans des villages perdus, qui à Kazan ou
à Novossibirsk, mais il était clair qu’aucun d’entre nous
n’avait jamais imaginé pouvoir passer un jour la fin de
l’année à bord d’un hélicoptère en compagnie du Tsar.
Poutine, du premier rang où il se trouvait, se tournait
tout le temps de notre côté, et à l’expression de ses yeux
on comprenait que son émerveillement était encore plus
grand. Au fond, maintenant, le tsar c’était lui.
À un certain moment, quelqu’un s’est rendu compte
que les douze coups de minuit étaient sur le point de

115
sonner et Sechine, qui à l’époque ne s’était pas encore
familiarisé avec les grands crus français, a sorti une bou-
teille de champagne moldave. Nous avons trinqué à la
santé du peuple russe, puis à celle des troupes auprès
desquelles nous nous rendions mais, précisément à ce
moment, les pilotes nous ont annoncé qu’ils n’étaient pas
en mesure d’atterrir : ils avaient besoin d’une visibilité
de cent cinquante mètres et il n’y en avait que cent, ou
quelque chose comme ça. L’atmosphère a immédiate-
ment changé. Le Tsar a tenté d’insister pour que nous
atterrissions, mais quand il a compris que cela ne serait
pas possible il s’est muré dans le silence. Les hélicoptères
ont rebroussé chemin et tout le monde a considéré que
la mission avait avorté. Au fond, des troupes à passer en
revue, il y en avait aussi au Daguestan, disaient les uns et
les autres sur un ton mondain, nous irions à Goudermes
une autre fois.
Personnellement, je me suis bien gardé de formuler
des propositions, quelles qu’elles soient. Conseiller
à un prince d’abdiquer n’est jamais une bonne idée, y
compris dans les cas les plus anodins. En fait, à peine
les hélicoptères se sont-ils posés à nouveau sur la piste
d’où nous étions partis que nous avons compris que si
c’était en Tchétchénie que le Tsar voulait fêter le Nouvel
An, c’est là que nous irions, même au risque de sauter
sur une mine ou de finir dans une crevasse. À une heure
du matin nous sommes montés dans les jeeps et nous
sommes dirigés vers les cols. Pendant un temps infini,
plongés dans une complète obscurité, nous avons longé
les ravins du Caucase : sans rien voir, on ne percevait
dans les ténèbres que la présence d’un paysage noir, battu
par le vent et le froid, et l’irrésistible volonté de l’homme

116
qui nous conduisait. Il a fallu presque quatre heures, mais
nous sommes arrivés à Goudermes peu avant l’aube. Les
soldats étaient somnolents et surpris. Ils ne pouvaient
croire que le Tsar se soit donné tout ce mal pour venir les
voir. La plupart n’étaient que des gamins en uniforme, ils
se frottaient les yeux comme dans un conte de fées.
Après avoir passé brièvement les troupes en revue, nous
nous sommes retrouvés sous une tente avec une tren-
taine d’officiers. Là, on percevait une situation réduite
à ses traits essentiels, comme à l’âge de fer. Certes, la
visite des autorités impressionnait, mais nous étions dans
un endroit où l’autorité se conquérait sur le champ de
bataille. La proximité de la mort simplifiait de beaucoup
la situation ; il n’y avait plus de place pour les politesses.
Les hommes observaient Poutine avec ce mélange de
déférence et d’ironie qui caractérise le rapport des Russes
avec le pouvoir. Ils semblaient en attente. Un caméraman
qui avait fait le voyage avec nous filmait la scène. Il était
difficile de ne pas jouer les touristes. Pour célébrer la
nouvelle année, le commandant de l’unité avait prévu un
toast. Tous les regards étaient braqués sur le Tsar. Mais,
alors qu’il avait déjà la coupe en main, Poutine a marqué
une pause.
« Attendez un instant, a-t-il dit en faisant circuler son
regard de verre sur l’assistance, j’aimerais boire à la santé
des blessés et adresser mes vœux à tous les présents mais
nous avons beaucoup de problèmes et de graves tâches
devant nous. Vous le savez très bien. Vous connaissez les
plans de l’ennemi. Nous les connaissons nous aussi. Nous
savons quelles seront leurs provocations, même à l’avenir.
Et nous savons où elles auront lieu. Nous n’avons pas
le droit de nous octroyer une seconde de faiblesse. Pas

117
même une seule seconde. Si nous baissons la garde, ceux
qui sont morts seront morts en vain. C’est pourquoi je
vous suggère de remettre les verres sur la table. Nous boi-
rons ensemble, mais plus tard. »
Je ne le lui avais pas suggéré. Je ne crois pas qu’il ait
prémédité ce geste. Mais il a frappé les personnes pré-
sentes comme s’il leur avait versé un seau d’eau glacée
sur la tête. À cet instant, le Tsar et les militaires sont
devenus une seule et même chose, comme une famille au
cœur d’un incendie, tenue ensemble par l’amour et l’or-
gueil. Puis, entouré par les officiers, le Tsar a distribué
des médailles et des couteaux de chasse aux soldats :
« Vous n’êtes pas en train de combattre seulement pour
défendre l’honneur et la dignité du pays, leur a-t-il dit.
Vous êtes ici pour mettre un terme à la désintégration de
la Russie. »
Ce soir-là, aux infos, les Russes ont pu voir leurs sol-
dats, les yeux humides, déterminés et fiers comme cela
n’était plus arrivé depuis des années. Parce qu’à leur tête
il y avait à nouveau un chef.
C’est là que j’ai commencé à soupçonner Poutine d’ap-
partenir à ce que Stanislavski appelait la race des grands
acteurs. Il y a, voyez-vous, trois types d’interprètes. Le
premier possède le talent instinctif qui, quand il est en
forme, réussit à entraîner son public ; mais pas dans les
mauvais jours, où il devient emphatique et gênant. C’est
le type de comédien qui peut détruire à lui tout seul une
production entière. Puis il y a l’acteur méthodique, celui
qui étudie, qui fait des exercices de respiration, passe ses
nuits à répéter les gestes et les intonations. Celui-là, c’est
le contraire, avec lui vous ne risquez pas d’éprouver de
grandes émotions, mais il ne déçoit pas. Il fait toujours

118
ce qu’il a à faire et l’on peut compter sur ses immuables
clichés en toutes circonstances. Poutine n’est ni l’un ni
l’autre. Comme tous les grands politiques, il appartient
au troisième type : l’acteur qui se met lui-même en scène,
qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point
pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue
son histoire, elle coule dans ses veines. Quand un met-
teur en scène se trouve avoir entre les mains un phéno-
mène de ce genre, il n’a presque rien à faire. Il doit se
contenter de l’accompagner. Éviter de lui compliquer la
vie. Lui donner une petite poussée de temps en temps,
légère. Cette campagne électorale s’est déroulée ainsi. En
théorie, j’aurais dû en être le metteur en scène, le stratège,
comme disait Boris, qui pensait qu’il l’était lui. Or il n’en
était rien. Aux commandes, il y avait déjà Poutine. Seul.

Pendant que tout cela arrivait, Berezovsky continuait


à habiter dans le monde des rêves. Il harcelait le Tsar de
coups de téléphone et de demandes de rendez-vous. Il
se proposait comme médiateur en Tchétchénie, comme
ambassadeur en Europe, comme directeur de campagne
à Moscou. Il n’y a rien de pire que le virus de la politique.
Surtout quand il frappe ceux qui n’ont pas d’anticorps
pour le tenir sous contrôle. Boris était un homme très
intelligent. Mais l’intelligence ne protège de rien, même
pas de la stupidité.
Je me souviens d’une rencontre dans le bureau du
Tsar, à la Maison blanche. Berezovsky, qui n’avait pas
vu Poutine depuis des semaines, était encore plus agité
que d’habitude. « Nous sommes en train de devenir trop
négatifs, Volodia, trop sombres. C’est bien, la guerre, on
a compris que tu es un grand général, tu nous conduiras

119
à la victoire, je te ferai construire un arc de triomphe si
tu veux. Mais tu sais ce qu’a fait Jules César quand il est
rentré des Gaules ? Il s’est couvert de dettes jusqu’au cou
pour offrir aux Romains trois semaines de fêtes. Panem
et circenses, Volodia, ça te dit quelque chose ? Toi, tu
n’as même pas à te couvrir de dettes parce que c’est moi
qui payerai la facture. Mais offrons quelque chose à ces
pauvres Russes, sinon, au lieu de voter, ils vont se jeter
par les fenêtres ! »
En réalité, celui qui était sur le point de se jeter par la
fenêtre, c’était lui, Berezovsky, et le Tsar le savait très
bien. Il avait besoin de se sentir indispensable et il sentait
qu’au contraire son utilité diminuait jour après jour. La
non-campagne que j’avais mise au point pour Poutine
ne lui coûtait pas un rouble, alors que Boris avait besoin
d’accumuler des crédits. Il voulait que nous fassions appel
à lui, à ses télévisions, à ses caisses noires pour financer
des spots publicitaires, de l’affichage, des meetings. « On
me dit que vous avez renoncé jusqu’aux espaces publici-
taires gratuits à la télévision ? Si vous continuez comme
ça, les gens oublieront que tu es candidat, Volodia. Ils
penseront que tu es en train d’ouvrir la voie pour Loujkov
ou pour Primakov.
—  Ne sois pas ridicule, Boris. » C’était la première fois
que j’entendais le Tsar s’adresser à Berezovsky sur un
ton aussi tranchant. « Nous sommes le gouvernement.
Notre campagne c’est l’information, les choses que nous
faisons, l’histoire que nous écrivons. Personne ne croit
plus à la publicité, les faits sont la seule publicité qui nous
intéresse. »
Berezovsky se retira comme s’il avait été mordu par
un scorpion. Un bref moment je pensai qu’il s’était enfin

120
rendu compte de son erreur d’évaluation. Mais naturel-
lement je me trompais. Boris était allé beaucoup trop
loin. Des années de paris gagnés et de pouvoir illimité
l’avaient engraissé comme un veau prêt pour l’abattoir. Il
n’était plus capable de mesurer correctement les rapports
de force. Plutôt que d’analyser les dynamiques objectives
qui se développaient sous ses yeux, il avait pris l’habitude
de tout juger en termes de relations personnelles. Certes,
son aide avait été importante pour l’ascension du Tsar.
Et, j’ajouterais, Poutine n’est pas un ingrat. Il n’est pas de
ceux qui, quand ils accèdent au pouvoir, récompensent
ceux qui les ont aidés en les envoyant travailler dans les
mines de sel. En cela Berezovsky avait vu juste : le Tsar
connaît et cultive le sens de la reconnaissance.
Mais il s’agit bien d’un homme de pouvoir. Il en a le
goût, le sens et la nécessité. Je ne sais pas comment Boris
avait pu imaginer qu’une fois monté sur le trône, le Tsar
accepterait de partager le sceptre avec lui. Ou même seu-
lement tolérerait de maintenir un rapport d’égal à égal
avec un de ses sujets. Il suffisait de l’observer un moment
pour s’en rendre compte. Mais voilà justement le pro-
blème : Berezovsky n’avait jamais passé un seul instant
à observer Poutine sérieusement. Il l’avait connu en exé-
cuteur silencieux et jamais au grand jamais il ne lui était
venu à l’esprit que son impénétrable réserve puisse cacher
autre chose qu’une nature serviable et dépourvue de
fantaisie.
Il est vrai que chacun d’entre nous fait mieux certaines
choses que d’autres, mais j’ai rarement vu une combi-
naison d’intelligence pointue et de stupidité abyssale
comme celle de Berezovsky. Il était capable de monter
les systèmes les plus compliqués, de faire apparaître des

121
trésors du vide, comme un génie de la bouteille. Mais
il y avait des choses qui lui échappaient et qui seraient
apparues évidentes au dernier de ses sous-fifres. En défi-
nitive, je crois qu’il était si profondément concentré sur
lui-même qu’il n’avait jamais eu le temps d’observer les
autres. Un défaut qu’il a fini par payer très cher.
13

Le Tsar a restauré la verticale du pouvoir en Russie et


les électeurs lui en ont été reconnaissants. Nous avons
gagné les élections au premier tour, sans ballottage. Mais
la lutte contre les forces qui faisaient craindre la dissolu-
tion du pays n’en était qu’à ses débuts, car les ennemis les
plus dangereux se trouvaient à l’intérieur de notre camp.
Après l’élection de Poutine, Berezovsky s’est mis en
attente. Il a cessé d’accabler le Kremlin de coups de télé-
phone, auxquels personne ne répondait. Un de ses jour-
nalistes a critiqué la pompe de l’inauguration. D’autres
ont ironisé sur la formation du gouvernement. Mais on
comprenait que Boris attendait autre chose : l’occasion
de faire comprendre au Tsar qui était celui qui comman-
dait vraiment. Et l’occasion s’est un jour présentée.
Mi-août, Poutine a quitté Moscou pour se rendre
en vacances à Sotchi. À l’époque, le Tsar se contentait
encore de peu, en matière de distractions. Il n’avait pas
fait la connaissance de Berlusconi, ne s’était pas non
plus familiarisé avec les Patek Philippe édition limitée ni
avec les yachts de cent vingt mètres de long. Quelques
jours de luxe étatique dans la vieille résidence estivale des

123
secrétaires du PCUS, en compagnie de son épouse et de
ses filles, une promenade en bateau et un barbecue de
brochettes de porc et d’esturgeon les journées de soleil
suffisaient amplement à satisfaire les goûts simples du
fonctionnaire qu’il avait à peine cessé d’être.
Mais, peu de jours après son arrivée à Sotchi, la tran-
quillité du Tsar a subi une brusque interruption quand
un sous-marin nucléaire de la marine russe a coulé pen-
dant un exercice dans la mer de Barents. Il y avait à bord
une centaine de membres d’équipage : certains d’entre
eux sont morts sur le coup tandis que les autres étaient
piégés au fond de la mer. Au début, nous avons cherché
à garder le secret, comme on l’avait toujours fait, mais
deux jours plus tard, la nouvelle, on ne sait comment, a
commencé à filtrer.
Berezovsky a bondi comme un ours à l’affût sur le
bord de la rivière. L’ORT a interrompu sa programma-
tion pour couvrir l’événement en continu. Ils ont loué un
hélicoptère pour survoler la zone où avait coulé le sous-
marin. Ils sont allés dans les capitales européennes pour
interviewer des experts qui se demandaient pourquoi les
autorités russes refusaient leur assistance pour venir en
aide à leurs marins. Ils ont mis à l’antenne des ingénieurs
qui analysaient les probabilités d’asphyxie, des psycholo-
gues qui décrivaient dans les moindres détails le sens de
« claustrophobie ». Et puis, surtout, les familles. Ils sont
allés chercher un à un les parents de ces malheureux qui
étaient emprisonnés à l’intérieur du sous-marin. Chaque
babouchka avait son histoire déchirante à raconter,
chaque fiancée un portrait du héros disparu au fond de
la mer pendant qu’il se prodiguait pour la défense de la
patrie : tous étaient en colère contre les autorités qui au

124
début avaient fait comme si de rien n’était, puis s’étaient
montrées incapables d’entreprendre la moindre action de
sauvetage.
Ils sont en train d’étouffer là-dessous ! Nos garçons sont
en train de mourir asphyxiés ! Un seul cri angoissé s’éle-
vait des viscères du peuple russe. Ou du moins c’est ce
que donnait à entendre la télévision de Berezovsky. Et où
était le Tsar pendant que tout cela avait lieu ? Sur la mer
Noire, en vacances ! En train de faire du ski nautique ! Un
incapable. Un monstre. Les commentateurs n’y allaient
pas de main morte. Pour la première fois, le détachement
du Tsar qui avait tant contribué à sa popularité apparais-
sait comme un trait négatif, inhumain.
Je me suis précipité à Sotchi dès que possible. Au
début, ce n’était pas clair pour moi non plus, le fait que
Poutine n’ait pas accouru sur place.
« Que veux-tu que je fasse, m’a-t-il répondu. Ils sont
tous morts, c’est évident. Nous ne pouvons pas le dire
parce que nous n’avons pas encore réussi à les atteindre,
mais il est évident que c’est le cas. Tout le cirque de
Berezovsky n’est rien d’autre que cela : un cirque. »
C’était vrai, bien entendu. Boris avait monté le cha-
piteau, placé les gradins et il attendait maintenant que
Poutine descende s’exhiber dans l’arène. Le Tsar, qui
ne supportait pas l’idée de se trouver dans la position
de la bête sauvage dressée, ne voulait pas lui faire ce
plaisir. « Dites que je ne veux pas gêner les opérations de
secours », avait-il ordonné à son porte-parole. Et c’était la
version que nous étions obligés de répéter à l’extérieur.
Mais cela ne marchait pas ; c’était un argument rationnel
au beau milieu d’une explosion d’hystérie, était-il pos-
sible que Poutine ne s’en rende pas compte ?

125

Licence eden-3-54bYgSbJCTNWdaPA-coHnuQ7v9vCVnBut accordée le 29


août 2022 à Stefano Sampietro
Un soir, cela devait être le deuxième ou le troisième
jour après le début de la crise, nous étions devant le
journal télévisé. Le Tsar mettait un point d’honneur à
suivre le JT même en temps normal, et au cours de ces
journées il n’en ratait pas un. Après avoir passé les habi-
tuels reportages sur l’impuissance de la marine, l’absence
de Poutine, l’effarement des étrangers et le désespoir
des familles, le présentateur s’est tourné vers la caméra :
« Étant donné que les autorités ne font rien, a-t-il dit,
l’ORT a décidé d’organiser une souscription pour les
familles des marins. Appelez ce numéro si vous voulez
aider les parents des héros abandonnés à leur destin par
l’État russe. » Alors Poutine a explosé.
« Tu te rends compte, Vadia ? Ceux qui ont détruit
l’État pendant dix ans, qui ont tout volé, qui ont mis
l’armée sur le pavé, ont maintenant le courage d’orga-
niser des collectes pour les familles des victimes ! Des col-
lectes ! Ces salauds feraient mieux de vendre leurs chalets
de Saint-Moritz ! Appelle-moi ce fils de pute, appelle-le
sur son portable ! »
Il n’a pas eu besoin de préciser à qui il faisait allusion.
Pendant un moment, Berezovsky a écouté en silence le
Tsar déverser sur lui toute son indignation. J’avais l’im-
pression de le voir, vautré sur un fauteuil au bord de sa
piscine, avec l’expression d’un chat persan particuliè-
rement content de lui plaquée sur le visage. Puis il lui
a demandé : « Mais, Volodia, dis-moi juste une chose :
pourquoi es-tu au bord de la mer Noire ? Tu devrais être
sur place, en train de coordonner les opérations. Ou en
tout cas à Moscou. »
Aveuglé de colère, le Tsar a répondu sans réfléchir :
« Et toi, pourquoi es-tu sur la Côte d’Azur, Boris ?

126
—  Mais enfin, Volodia, je ne suis pas le président, tout
le monde se fout de savoir où je suis ! »
Il avait tout à fait raison. Mais, comme ça arrive sou-
vent, cela n’a pas amélioré sa position.
« Boris, est-ce que tu te rends compte que ta chaîne est
en train de mettre à l’antenne des putes qu’on paye pour
jouer le rôle des femmes et des sœurs des marins ? Vous
êtes la télévision d’État et vous complotez contre la prési-
dence ? Aurais-tu perdu la tête ? »
À l’autre bout du fil, Berezovsky s’énervait à son tour.
« Mais qu’est-ce que tu racontes, Volodia ? Ce ne sont pas
des actrices, ce sont leurs vraies femmes ! Si tu étais allé
les voir au lieu d’écouter tes sbires du FSB, tu le saurais ! »
La conversation a continué sur ce registre pendant un
moment, puis Boris a enfin changé de ton : si Poutine
se rendait à la rencontre des parents des marins, l’ORT
garantirait une couverture favorable, a-t-il assuré.
Pour le Tsar, l’idée de se faire dicter sa conduite par
Berezovsky était intolérable. Mais que pouvait-il faire
d’autre à ce moment-là ? Soudain, c’était comme si lui
aussi gisait dans ce sarcophage d’acier au fond de la mer.
Et que la seule personne capable de le remonter à la sur-
face était Boris.
Quand il a raccroché, le visage du Tsar ressemblait à
un masque de cire.
« Rentrons à Moscou et organisons cette foutue ren-
contre, a-t-il dit dans un murmure. Puis, dès que nous
serons sortis de ce bordel, nous nous occuperons de
ton ami. »
14

Parmi les récits du front d’Isaac Babel, il y en a un


qui s’intitule « Ma première oie ». Il raconte l’histoire du
premier jour d’un jeune Juif enrôlé dans l’Armée rouge
pendant la campagne de 1920. À peine est-il arrivé que
ses compagnons de régiment, des cosaques analpha-
bètes, commencent à le prendre pour cible à cause de ses
lunettes et de son petit air d’intellectuel. L’un d’entre eux
se lève sans dire un mot et jette sa valise au milieu de la
rue, puis se retourne et lance des cris moqueurs. Que fait
alors le jeune homme ? Il ne pleurniche ni ne proteste mais,
apercevant une oie qui se déplace tranquillement, il l’at-
trape d’un geste vif, lui écrase la tête de son brodequin
puis l’empale sur son sabre et la porte à la cuisinière qui
ne voulait pas lui servir son dîner. « Cuisine-moi ça », lui
dit-il. À partir de ce moment, évidemment, les cosaques
l’accueillent parmi eux. Il porte peut-être des lunettes, le
petit Juif, mais au fond c’est un brave garçon et qui sait se
faire respecter.
Voilà. Berezovsky a été ma première oie. Je venais du
théâtre, mon père était un intellectuel et je devais faire
comprendre aux cosaques que je n’étais pas un bon à

128
rien. Lui enlever la télévision a été la chose la plus simple
du monde. Berezovsky ne contrôlait pas la majorité, seu-
lement quarante-neuf pour cent. Le reste appartenait à
l’État. Il a suffi d’appeler le directeur général de l’ORT
et de lui dire que désormais il recevrait ses directives du
Kremlin, plutôt que des salons de la maison Logovaz.

—  Un geste plutôt brutal.

— Bah, vous savez ce qu’on dit : la pitié du bour-


reau consiste dans la précision de son geste. C’est vrai,
Boris n’a pas pris ça très bien. D’un jour à l’autre, les
directeurs de sa télévision cessent de lui répondre au
téléphone. Son journaliste préféré est renvoyé sur-le-
champ. Même les soubrettes qui animent le club-house
de la Novokouznetskaïa cessent de passer à l’antenne.
Berezovsky est devenu fou. Il a commencé à harceler le
monde entier d’invectives furibondes. Et comme Poutine
ne lui répondait pas, il m’appelait moi et se défoulait en
m’accusant de n’importe quel méfait, y compris certains
que je n’avais pas commis.
Tout cela était normal. N’importe qui aurait fait la
même chose, à sa place. Mais Berezovsky n’était pas n’im-
porte qui. Et c’est pour cette raison qu’au lieu d’accepter
la défaite, il a commis une erreur fatale : il a convoqué
une conférence de presse pour dénoncer l’abus de pou-
voir et le risque d’un tournant autoritaire en Russie. Il
s’est présenté devant les caméras de télévision jacassant
de la liberté de la presse et de droits violés comme s’il
était Soljenitsyne. Alors, les gens l’ont pris pour ce qu’il
était. Un affairiste sans scrupules qui s’accrochait à son
pouvoir compromis par l’ascension du Tsar.

129
Berezovsky était très brillant mais il n’avait pas étudié
l’histoire. S’il l’avait fait, il aurait compris que, contrai-
rement aux lois de la nature, les règles du pouvoir
changent. La montée en puissance des oligarques s’était
produite pendant cette sorte d’entracte féodal qui avait
suivi la chute du régime soviétique. Boris et les autres
étaient alors devenus les colonnes d’un système dans
lequel le pouvoir du Kremlin dépendait substantiellement
d’eux, de leur argent, de leurs journaux, de leur télévi-
sion. Quand ils avaient décidé de parier sur Poutine, les
oligarques pensaient simplement changer de représen-
tant, pas changer de système. Ils avaient pris l’élection
du Tsar pour un simple événement, alors qu’il s’agissait
du commencement d’une nouvelle époque. Une époque
dans laquelle leur rôle était destiné à être revu.
Qui connaît la Russie sait que chez nous le pouvoir est
sujet à de périodiques mouvements telluriques. Avant
qu’ils ne se produisent, on peut tenter d’en orienter le
cours. Mais, une fois qu’ils sont survenus, tous les engre-
nages de la société se repositionnent en conséquence,
selon une logique aussi silencieuse qu’implacable. Se
rebeller contre ces mouvements est aussi vain que serait le
fait de s’opposer à la rotation de la Terre autour du Soleil.
Non seulement Berezovsky mais aussi tous les oli-
garques aimaient à se présenter comme les piliers de la
démocratie et ils s’attendaient à ce que les gens érigent
des barricades en leur défense. Mais ils surestimaient
leur popularité. En revanche, nous, nous la connaissions.
Relisez Aristote : le premier geste du démagogue, une
fois arrivé au pouvoir, est le bannissement des oligarques.
Les gens voyaient Boris et ses compagnons comme des
profiteurs qui avaient accaparé l’immense patrimoine

130
de l’Union soviétique à coups de marteau sur les dents.
Et puis, une fois conquise leur montagne d’argent, ils
avaient ôté leurs gilets pare-balles, enfilé leurs costumes
faits sur mesure et ils avaient proclamé : plus de coups de
marteau, on suit désormais le fair-play de la Chambre des
lords. Au fond, il est logique que beaucoup d’entre eux se
soient exilés à Londres. C’est d’ailleurs là que s’est rendu
Berezovsky quand il a finalement compris l’ampleur de
ses erreurs d’appréciation.
Peu avant son départ, j’allai le voir une dernière fois, à
la maison Logovaz. Le Tsar m’avait prié de lui faire savoir
qu’il le considérait toujours comme un ami. « Fais-lui
comprendre qu’il doit se tenir à l’écart de la politique une
fois pour toutes, m’avait-il dit. En ce qui me concerne,
s’il le fait, il peut rester tranquillement à Moscou pour
gérer ses affaires. Ou bien il peut s’en aller à l’autre bout
du monde. Mais s’il s’occupe de politique il nous trou-
vera toujours sur son chemin. »

Peu de choses sont plus tristes que les lieux de pou-


voir abandonnés, où les fantômes du passé sont plus forts
que les hommes en chair et en os qui s’obstinent à les
habiter. À la maison Logovaz, je me retrouvai face à un
Berezovsky déjà pratiquement seul. Bien que je me sois
efforcé de transmettre le message du Tsar en termes ami-
caux, il ne le prit pas très bien. Au début il essaya de se
retenir, mais plus nous avancions dans la conversation et
plus il donnait libre cours à la rage qu’il avait accumulée
ces derniers mois.
« Poutine est un tchékiste, Vadia : de la race la plus
féroce, celle qui ne fume ni ne boit. Ce sont les pires,
parce qu’ils cultivent les vices les plus cachés. Il mettra la

131
Russie aux fers. Tout ce que nous avons fait ces dernières
années pour devenir un pays normal sera balayé. Même
toi, Vadia, tôt ou tard. En fait, toi tu l’as déjà ton collier,
tu es le petit caniche du tchékiste. Comme ton père, on
voit que vous avez cela dans le sang, la soumission. Des
aristocrates ? Vous êtes des serfs, tous tels que vous êtes,
depuis des générations ! »
Ses paroles glissaient sur moi sans laisser de traces,
comme un ruisseau de montagne sur la roche. Je pen-
sais mollement que Custine lui aurait donné raison, dom-
mage que Boris ne l’ait jamais lu, cela lui aurait été utile.
Il poursuivait et se contredisait.
« Mais on ne vous laissera pas le faire, Vadia. Il y a
les Européens, les Américains. Les Russes ont connu
la démocratie pour la première fois. La guerre civile
éclatera... »
Sur la guerre civile, je dois avouer que j’ai eu envie de
rire : comme le disait ce diplomate français, l’avantage
de la guerre civile sur l’autre, c’est qu’on peut rentrer
manger chez soi.
« Bravo, rigole, Vadia. – Boris était de plus en plus per-
turbé. – Vous êtes en train de construire un régime pire
que l’Union soviétique. Au moins, à l’époque, la féro-
cité des chiens de garde du KGB était contrôlée par les
hommes du Parti. Maintenant le Parti n’existe plus et les
tchékistes ont pris le pouvoir directement. Qui mettra un
frein à leur arrogance, à leur envie, à leur profonde stu-
pidité ? Toi, Vadia ? Ou bien un de tes amis du théâtre ?
Le KGB sans le Parti communiste n’est qu’un gang de
bandits !  »
Je me retins difficilement de rappeler à Berezovsky
notre première rencontre avec Poutine à la Loubianka,

132
la désinvolture avec laquelle lui-même était allé pêcher
le successeur d’Eltsine dans les méandres de ce sinistre
cachot. Ses insultes me laissaient indifférent, mais je dois
admettre que sa parfaite mauvaise foi commençait à me
taper sur les nerfs.
« Heureusement qu’il y a les médias, la presse. Ils se
sont habitués à la liberté et ne se la laisseront pas ôter
comme ça, crois-moi.
—  Allons bon ! Mais Boris, ce n’est pas toi qui disais
qu’un journaliste s’achète avec de la petite monnaie ?
C’est un domestique, disais-tu, auquel tu permets de
s’asseoir à tes côtés, tu te donnes la peine de lire un ou
deux de ses éditoriaux et il t’appartient, il se gonfle d’im-
portance comme un vieux paon. Mais peut-être que je me
trompe, Boris, ce n’était pas toi. »
Je n’aurais pas dû, je sais. Mais il y a une limite à la
patience, non ? Boris s’interrompit soudain, comme s’il
avait vu un fantôme. C’était son reflet : le spectre des
Berezovsky du passé. Il le savait lui aussi, pas besoin
d’insister.
Maintenant il m’observait avec tristesse. Il s’était fait
vieux soudain. Sa saison était terminée et ne reviendrait
plus. Il pouvait garder son argent, ça oui. Il allait devenir
un de ces hommes riches, que l’on fait semblant d’écouter
parce qu’ils payent l’addition à la fin du dîner et c’est
tout. Ses opinions n’auraient plus d’influence sur le cours
des événements.
« Bravo, Vadia, tu es devenu l’un d’entre eux. Tu as
gardé quelques enregistrements pour me faire tomber ?
Tu les as fait écouter au Tsar comme l’aurait fait Sechine ?
Cela a bien marché pour toi jusqu’à présent ; le seul pro-
blème, c’est que tu n’es pas comme eux et tu ne le seras

133
jamais. » La voix de Berezovsky s’était muée en un sif-
flement de haine. « Ce sont des bêtes féroces, Vadia. Ils
viennent du néant, ils se sont fait un chemin à coups de
massue, sans règles, sans limites. Ils ont faim, une faim
atavique. Ils ont été humiliés, ils viennent de siècles d’hu-
miliation. Ils doivent tout prendre, tout de suite, parce
qu’ils savent que la roue tourne. Qu’est-ce que tu peux
en savoir, toi ? Pour les gens comme toi, la roue ne tourne
jamais.
—  C’est possible, Boris, je ne sais pas. Ce que je sais,
c’est que la Russie s’est toujours faite comme cela, à coups
de hache. »
Berezovsky m’adressa finalement un demi-sourire. Le
numéro était terminé, il était le premier à le savoir. Il ne
restait rien d’autre à faire que de se lever et de s’en aller.
Il y avait une certaine dignité mélancolique chez le vieil
acteur obligé de tirer sa révérence. En tout cas, c’est ce
que je pensai ce soir-là en sortant pour la dernière fois de
la maison Logovaz.
15

La politique est un drôle de métier. Pour y faire car-


rière, il faut rester arrimé au territoire. Interpréter les
aspirations de la femme au foyer, du cheminot, du petit
commerçant. Puis, quand vous arrivez au sommet, elle
vous jette sur la scène globale. Soudain, les grands de ce
monde deviennent des pairs. Et ils forment déjà un cercle,
parce qu’ils y sont depuis quelque temps, ils ont eu le
temps de se connaître entre eux, d’apprendre les codes de
base. Vous, en revanche, n’êtes qu’un débutant propulsé
sur la scène pour une représentation surprise. Dans votre
pays, vous pouvez être respecté ou craint, mais ici vous
n’êtes que le dernier arrivé. Vous devez recommencer à
zéro, tout réapprendre, à partir de la façon de marcher,
d’adresser un salut. Les réunions du G8, les assemblées
de l’ONU, les forums de Davos : chaque occasion a ses
rituels. Vos nouveaux amis se montrent affables, chacun
d’entre eux paraît désireux de vous donner un coup de
main. Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Chacun
d’entre eux a un plan pour vous baiser.
Pendant que Berezovsky prenait son envol pour
Londres, nous prenions la direction inverse : d’abord

135
Tokyo, puis New York. À JFK, notre ambassadeur
auprès des Nations unies nous accueillit au pied de
l’avion avec un petit cortège de voitures et de SUV noirs,
précédés par une voiture de police. Sortis de l’aéroport,
nous avancions comme des escargots, nous nous arrê-
tions aux feux rouges, de temps en temps une sirène se
faisait entendre quand quelque conducteur distrait se
glissait dans le convoi. Il n’y avait aucune trace ici de la
suprématie hiératique qui distingue le pouvoir à Moscou.
Arrivés au Waldorf Astoria, nous nous sommes rendu
compte que l’hôtel recevait plusieurs autres délégations
en plus de la nôtre. Le protocole du Kremlin avait réservé
une vingtaine de chambres, mais au-dessus de nous les
Saoudiens occupaient les trois derniers étages avec un
faste impérial.
La semaine de l’Assemblée générale de l’ONU est une
orgie de pouvoir, mais aussi un bain d’humilité. Ici, des
hommes habitués à la satisfaction immédiate de leurs
désirs réapprennent les vertus de l’attente : les cortèges
de voitures blindées et de gardes du corps créent des
embouteillages interminables sur la Deuxième Avenue,
les délégations chargées de testostérone se percutent
dans les corridors bondés du Palais de Verre, les chefs
de gouvernement, habitués aux salons dorés, se blot-
tissent derrière des paravents provisoires pour conduire
des négociations capitales. Et au milieu de tout ça, évi-
demment, les Américains trouvent toujours le moyen de
vous faire sentir  leur supériorité. Un jour, nous étions
en train de sortir de l’hôtel pour aller à CNN quand
l’agent du Secret Service assigné à notre délégation nous
a tous obligés à nous arrêter. « C’est le Freeze, nous a-t-il
expliqué : quand  le président des États-Unis bouge,

136
personne d’autre n’a le droit de faire un pas. » Je me sou-
viens encore de l’expression du Tsar pendant qu’il atten-
dait sur le trottoir que notre convoi reçoive l’autorisa-
tion de se remettre en marche. Puis, quand nous sommes
arrivés au studio de télévision, nous avons été accueillis
par une espèce de saltimbanque au visage familier. La
chemise rose, les bretelles noires. Face à Larry King, le
Tsar semblait vêtu en premier communiant.
« C’est comment, de faire l’espion ? lui a demandé le
type pendant l’émission.
— Pas très différent de faire le journaliste, lui a
répondu Poutine. Il s’agit de recueillir des informations,
d’en faire une synthèse et de les présenter à celui qui doit
les utiliser pour prendre une décision.
—  Et vous, vous aimiez le faire ?
— Je dirais que oui, travailler dans le renseignement
m’a permis d’élargir ma vision et de développer certaines
qualités, dans le traitement des gens. J’ai appris à distin-
guer la priorité de ce qui est moins important et, sous cet
angle, cela m’a été très utile.
— Parfait ! Nous serons de retour avec le président
Poutine sur Larry King Live après cette pause publici-
taire, ne partez pas ! »

À cette époque, nous prenions encore tout très au


sérieux, mais New York est une telle fête foraine que
nous nous sommes un peu laissés aller. J’ai toujours eu
l’impression que Manhattan était la grille d’un jeu de
table, sur laquelle les participants vont et viennent en
métro, avec les taxis jaunes ou les towncars noires, selon
les niveaux auxquels ils sont arrivés. Ville dépourvue de
toute sagesse, vouée à la répétition infinie, mais chargée

137
d’énergie. Notre cortège n’avait pas la majesté moscovite,
mais il avait quand même fière allure. Nous passions du
vernissage d’une exposition à un dîner de gala. Et par-
tout, nous étions accueillis avec cette expansive cordia-
lité américaine sous laquelle on perçoit, presque toujours,
une veine de condescendance.
Le sommet avec Clinton s’est déroulé plus ou moins
de la même façon. Le président a eu l’amabilité de venir
à notre rencontre au Waldorf Astoria. Il s’est présenté
avec cet air de vieux briscard, la poignée de main légen-
daire, ses deux mains enveloppant la vôtre comme un boa
constricteur, la voix rauque et le bon sourire de l’éleveur
du Midwest qui, quand descend le soir, raconterait au
coin du feu les histoires de sa vie. Mais nous savions que
derrière cette apparence rustique se cachait un méca-
nisme sophistiqué et implacable. Clinton l’étudiant sur-
doué de Yale et d’Oxford, Clinton le plus jeune gouver-
neur des États-Unis, Clinton l’animal politique qui survit
à tout scandale et finit toujours par l’emporter sur ses
adversaires. Surtout, Clinton le président qui avait géré
d’une main de fer le démantèlement de l’empire sovié-
tique, reprenant la moitié de l’Europe sans jamais rien
concéder, agrandissant l’Otan presque jusqu’à nos fron-
tières et laissant les vautours démembrer, morceau par
morceau, ce qui restait de notre système productif.
Pourtant, il a commis une erreur dès le premier échange.
Il a demandé au Tsar des nouvelles d’Eltsine, son vieil
ami Boris. Et il ne s’est pas rendu compte qu’en faisant
cela il réactivait le souvenir d’une humiliation qu’aucun
d’entre nous ne pourrait jamais digérer. Comme je vous
l’ai déjà dit, les Russes ont l’habitude des sacrifices, mais
aussi du respect. Dans toute notre histoire, nos souverains

138
ont toujours été traités comme des grands de ce monde
et personne n’a jamais pu faire valoir une supériorité sur
eux. Quand Roosevelt rencontrait Staline ou, au cours
des décennies successives, Nixon Brejnev ou Reagan
Gorbatchev, deux grandes puissances se confrontaient
et personne n’aurait jamais pensé le contraire. Après la
chute du Mur, tout cela est devenu plus difficile pour
nous. Pourtant, les formes, le respect des formes, auraient
pu nous sauver. Mais Eltsine est tombé dans le piège de la
chaleur clintonienne, il était convaincu d’avoir trouvé un
ami. Ou en tout cas un allié bien disposé qui l’aurait aidé
à remettre la Russie debout. Il a baissé la garde. Et de poi-
gnée de main en tape dans le dos, il a glissé jusqu’à cette
séquence terrible qui s’est imprimée comme une marque
d’infamie dans la rétine de chaque Russe.
Essayez d’imaginer la scène : une journée d’automne,
toujours à New York. Le président américain et le pré-
sident russe viennent de conclure un accord bilatéral à
la bibliothèque Franklin D. Roosevelt et ils se trouvent
à présent à l’extérieur pour une déclaration à la presse.
Colonnes néoclassiques, drapeaux, garde présidentielle
en grand uniforme et, sous la tribune, deux citrouilles
en hommage à cette fête barbare que, comme d’habi-
tude, les Américains ont réussi à infliger au monde entier.
Clinton prend brièvement la parole, puis la cède à Eltsine
qui commence à haranguer la foule, visiblement pas
tout à fait sobre. Pendant que la voix de notre président
résonne, Clinton éclate de rire. C’est inhabituel, mais ce
n’est pas grave, il arrive aussi à l’homme le plus puissant
de la terre de rigoler. Le problème, c’est que Clinton ne
s’arrête pas. Il ne parvient pas à s’arrêter : le vieil ours,
titubant, ridicule, le fait littéralement s’esclaffer. Clinton

139
a les larmes aux yeux, le visage écarlate, il est en plein fou
rire. Cloués devant la télévision, nous les Russes l’implo-
rons intérieurement d’arrêter. Nous connaissons Eltsine,
ses habitudes, ses faiblesses. Mais c’est le président de la
Fédération de Russie, que diable, l’État le plus vaste de
la planète, une superpuissance nucléaire ! Rien, Clinton
ne réussit plus à se contrôler. Maintenant, il chancelle
lui aussi, donne de grandes tapes sur les épaules d’Elt-
sine qui, bien que bourré, apparaît légèrement gêné. Une
nation entière, cent cinquante millions de Russes, plonge
dans la honte sous le poids du fou rire du président
américain.
C’est cette scène qui est apparue au Tsar quand Clinton
lui a demandé des nouvelles du vieux Boris. Alors, il lui
a fait comprendre tout de suite qu’avec lui ce serait diffé-
rent. Plus de claques dans le dos ni de gros rires. Clinton
a été déçu, c’est évident. Il pensait que désormais tous
les présidents russes ne seraient que de braves portiers
d’hôtel, gardiens des plus vastes ressources de gaz de la
planète pour le compte de multinationales américaines.
Pour une fois, lui et ses conseillers sont repartis un peu
moins souriants que lorsqu’ils étaient arrivés. Mais à quoi
s’attendaient-ils ?
« Si les cannibales prenaient le pouvoir à Moscou, s’est
épanché le Tsar pendant le vol du retour, les États-Unis
les reconnaîtraient immédiatement en tant que gouver-
nement légitime, à condition qu’ils ne touchent pas à
leurs intérêts et continuent à les traiter en patrons. Le
problème, c’est qu’ils croient avoir gagné la guerre froide,
tu comprends ? Alors que l’Union soviétique ne l’a pas
perdue. La guerre froide s’est arrêtée parce que le peuple
russe a mis fin à un régime qui l’opprimait. Nous n’avons

140
pas été vaincus, nous nous sommes libérés d’une dicta-
ture. Ce n’est pas la même chose. Les Occidentaux ont,
eux aussi, contribué à la démocratisation de l’Europe de
l’Est, mais ils ne devraient pas oublier que la plus grande
contribution a été donnée par les Russes. C’est nous qui
avons fait tomber le mur de Berlin, pas eux qui l’ont
abattu. C’est nous qui avons dissous le pacte de Varsovie,
nous qui avons tendu la main vers eux en signe de paix,
pas de reddition. Ce serait bien qu’ils s’en souviennent,
de temps en temps. »
16

À mon retour des États-Unis, j’ai décidé de prendre


une soirée de liberté. À cette époque je n’avais plus beau-
coup de temps, mais il m’arrivait encore de fréquenter
parfois le milieu des artistes moscovites que j’avais quitté
quand j’avais commencé à travailler avec le Tsar. Aussi
irritants que puissent être les tics nerveux par lesquels
ils tentaient de se donner de l’importance, leur gaieté
surjouée constituait un répit bienvenu par rapport à la
vigilance rapace de chaque instant de mes collègues du
Kremlin. Il y avait notamment parmi eux un person-
nage qui exhibait toutes les affectations du grand écri-
vain sans jamais s’être donné la peine d’en produire les
œuvres. Limonov, il s’appelait Édouard Limonov. Après
avoir passé de nombreuses années en Amérique et à
Paris, il était rentré à Moscou avec des idées combatives.
Il cultivait vis-à-vis de l’Occident un ressentiment d’au-
tant plus féroce qu’il avait été alimenté d’humiliations,
principalement de caractère monétaire, subies au cours
de son séjour prolongé dans ces régions. Au début des
années quatre-vingt-dix il avait créé le Parti national-
bolchevique. On ne comprenait pas s’il s’agissait d’une

142
opération politique ou d’une performance artistique,
mais ce qui apparaissait clairement dès son nom c’était
le désir de générer le maximum de chaos. S’étant débar-
rassé depuis longtemps de tous les ennuyeux avantages
de la respectabilité qui emprisonnaient encore les gens
comme moi, Édouard avait obtenu en échange l’accès à
une gamme infinie de plaisirs plus intenses, qu’il parta-
geait avec ses proches avec la générosité d’un pacha du
Moyen-Orient. Il était toujours entouré d’une bande
de personnages improbables qu’il appelait « mon avant-
garde révolutionnaire ».
« Tu peux bien rigoler, Vadia, mais je suis en train de
créer une armée, répétait-il. Le problème ce ne sont pas
les soldats, ceux-là ne sont pas difficiles à trouver : les
gens sont tellement désespérés. Le problème, ce sont les
commissaires du peuple, des gens capables de faire de la
propagande, de prendre la parole face aux masses. À ce
stade de la lutte, ce sont eux l’arme stratégique, les pro-
pagateurs de l’idéologie, les multiplicateurs de la révolu-
tion nationale-bolchevique. Mais ne t’en fais pas, Vadia,
quand nous prendrons le pouvoir, nous te laisserons ton
petit bureau au Kremlin : un honnête professionnel de la
propagande peut toujours être utile... »
Ce soir-là, Édouard m’avait donné rendez-vous au 317,
un faux pub irlandais près de la Maison blanche, dont il
avait fait son quartier général. Pour y parvenir on devait
se frayer un chemin entre des dizaines de motos garées à
l’extérieur et, une fois entré, on se trouvait plongé dans
une ambiance à la Mad Max, où les bikers néofascistes
côtoyaient les intellectuels anarchistes, les punks et les
rares créatures de sexe féminin qui osaient s’aventurer
dans ces lieux.

143
Quand j’arrivai, Limonov était déjà assis dans un coin
avec une bouteille de vodka à moitié vide sur la table : la
soirée promettait.
« Tu sais quel a été le commencement de la fin, Vadia ? »
Édouard affectionnait les entrées en matière théâtrales.
« Non, Édouard, mais je t’en prie, éclaire-moi.
—  Richelieu, Vadia. Le cardinal des Trois Mousquetaires
a vraiment existé, tu sais.
—  Oui, Édouard, je te rappelle que tu n’es pas en train
de parler à un de tes skinheads décervelés.
— Oui, d’accord, bref, en tout cas c’est lui qui a
interdit les duels. Il a fait une loi pour empêcher deux
mâles adultes de se défier à coups d’épée, tu te rends
compte ? L’homme occidental ne s’en est jamais remis.
De là au congé paternité, ça s’est fait dans la foulée. »
Limonov considérait le congé paternité récemment
introduit dans certains pays européens comme le comble
de l’abjection, le symbole d’une existence désolante d’ani-
maux domestiques.
« Ils regardent la télévision, garent leur voiture,
se consacrent à un travail peu fatigant et parfaite-
ment ennuyeux ; quelques décennies ainsi, un ou deux
emprunts, les vacances au bord de la mer et leur vie est
terminée, avant même qu’ils ne s’en rendent compte,
une vie intégralement gâchée, le seul crime vraiment
impardonnable. »
J’avais entendu un certain nombre de fois les argu-
ments d’Édouard, les mêmes qu’il répétait dans ses livres,
dans ses interviews, dans ses discours aux membres de
son avant-garde révolutionnaire. Ce soir-là pourtant il
était curieux de notre voyage à New York, dont il avait lu
quelques comptes rendus dans les journaux.

144
« Comment s’est passée la balade ? »
Je tentai d’éviter cette conversation, n’ayant pas
trop envie de discuter de politique internationale avec
Édouard. « Bah ! Tu sais bien comme c’est là-bas.
Toujours plutôt amusant, je dirais.
— C’est amusant, New York. Il suffit d’éviter les
Américains. »
J’éclatai de rire, mais comme d’habitude il parlait
sérieusement. Bien qu’il dénoyautât un paradoxe après
l’autre, Limonov ne plaisantait jamais, c’était une de ses
caractéristiques.
« Tu es déjà allé à un de ces dîners ? Tous les hommes
ont étudié à Princeton ou à Yale, toutes les femmes à
Vassar ou Brown. Ils ont tous des enfants du même âge,
qui vont dans les mêmes écoles. Les hommes travaillent
dans une banque downtown, les femmes font du shop-
ping chez Barney’s.  Ils ont tous une maison d’été aux
Hamptons et une pour l’hiver à Palm Beach. Si tu finis
à une de ces tables, l’unique option raisonnable est le
cyanure. Quand j’étais plus jeune, je pouvais au moins
essayer de me taper une de ces petites épouses blondes
aux toilettes. Mais maintenant il ne me reste que le cya-
nure. Heureusement qu’on ne m’invite plus à ces dîners.
—  Qu’est-ce que tu veux y faire, mon vieux, le charme
discret de la bourgeoisie. C’est la même chose partout.
—  Non, Vadia, l’Amérique a détruit la bourgeoisie. »
L’idéologue en chef du Parti national-bolchevique avait
soudain pris une expression de profonde tristesse pour
déplorer la disparition de la bourgeoisie anglo-saxonne.
« La bourgeoisie, elle, au moins, avait des valeurs, ces
gens ne croient que dans les chiffres. Ce qui est amusant,
c’est qu’ils ne se connaissent même pas entre eux, ils sont

145
le fruit d’une loterie qui se renouvelle de génération en
génération : intelligents, ambitieux, avec le culte du tra-
vail et de l’information exacte, ennuyeux comme des rats
morts. Le problème n’est pas l’impérialisme des États-
Unis. Je ne suis pas fâché contre eux à cause d’Allende ou
de conneries de ce genre. L’exercice d’un pouvoir, même
violent, fait partie de la nature de n’importe quel empire et
tout compte fait ils ne sont pas pires que tant d’autres qui
sont venus avant, nos tsarévitchs blancs et rouges inclus.
Le problème, c’est le contenu de la culture américaine.
Une dé-civilisation qui a rendu impossible la véritable
grandeur pour garantir un Happy Meal à tout le monde. »
Édouard s’interrompit un instant pour mordre à belles
dents le hamburger qu’il avait commandé, sans que cela
paraisse déranger le moins du monde son argument.
« Ce qui est intéressant, c’est que les gens comme toi
pensent qu’il s’agit d’un modèle à suivre. Mais en fait les
Américains sont des zombies ; il n’y a pas de péché plus
grand que de dilapider sa vie, Vadia. Ils ne sont même
pas effleurés par l’idée que le but de l’existence humaine
puisse ne pas être de vivre le plus confortablement ou le
plus longtemps possible. C’est quand j’ai vu qu’Eltsine
prenait ce chemin et qu’il voulait transformer la Russie
en une succursale low cost de l’hospice américain que j’ai
décidé de fonder le Parti national-bolchevique. Et tu sais
pourquoi je l’ai appelé comme ça ? Pour vous mettre en
rage, pour concentrer en un seul nom tout ce que vous
considérez comme le mal, toutes les idées qui menacent
le petit consommateur satisfait à quoi vous avez réduit
l’homme.
—  Les passions font vivre l’homme, la sagesse le fait seule-
ment durer. »

146
Limonov me regarda de travers. Il n’aimait pas être
interrompu, d’autant moins par de vieilles citations qui
banalisaient ses illuminations.
« C’est tout à fait ça, reprit-il. Dans le Parti national-
bolchevique, nous avons rassemblé des ex-staliniens et
des ex-trotskistes, des homosexuels et des skinheads, des
anarchistes, des punks, des artistes conceptuels et des
fanatiques religieux, des bouddhistes et des orthodoxes.
Quand nous avons organisé notre premier congrès, le
plus compliqué a été de les disposer dans la salle de façon
qu’ils ne se fracassent pas le crâne à tour de rôle. Quand
j’y repense, je ne sais toujours pas comment nous avons
fait... »
Édouard éclata de rire. Puis, avec l’aide d’une rasade
de vodka, il recouvra son sérieux.
« Ce n’est pas l’idéologie qui les tient ensemble, Vadia,
c’est le style de vie. Tu crois que le programme les inté-
resse le moins du monde ? Ce que ces jeunes veulent,
c’est fuir la banalité, l’ennui. C’est une étincelle d’hé-
roïsme en chacun d’eux qui n’attend que d’être nourrie.
La Troisième Rome, la Russie impériale, Stalingrad, peu
importe ! L’essentiel est de faire appel à quelque chose de
grand. S’il veut rester en vie, chaque peuple doit croire
que ce n’est qu’en lui que réside le salut du monde,
qu’il vit pour se tenir à la tête des autres nations ! Les
Occidentaux veulent nous voir à genoux. Ils ont adoré
Gorbatchev et Eltsine. Ils feront semblant de vous adorer,
vous aussi, Vadia, tant que vous maintiendrez un com-
portement de valet. Et en attendant ils emporteront les
derniers restes. »
Ce soir-là, je me gardai bien de dire à Limonov que
ses élucubrations coïncidaient, du moins en partie, avec

147
notre expérience. La chose, franchement, me préoccu-
pait un peu. J’avais toujours considéré Édouard comme
un sociopathe brillant, complètement dénué de sens poli-
tique. Il martelait les mêmes concepts depuis bon nombre
d’années sous le regard amusé de ses amis. Épater le
bourgeois, attirer l’attention, faire écarquiller les yeux
des jolies filles qui ne manquaient jamais dans son cercle,
cela nous semblait être les uniques buts de ses tirades.
Maintenant, je commençais à trouver un sens différent
à ses envolées lyriques. Je ne serais pas arrivé au point
de lui donner raison, certainement pas. Mais, pour la
première fois, ses arguments m’apparaissaient pour ce
qu’ils étaient. Non pas le fruit d’une analyse rigoureuse,
mais certainement une intuition à ne pas prendre à la
légère, malgré les bouffonneries de Limonov. Peut-être
que l’imitation forcenée de l’Occident dans laquelle nous
nous étions lancés à la fin des années quatre-vingt n’était
pas la bonne voie. Peut-être le moment était-il arrivé de
prendre un autre chemin.
17

C’était l’heure de la nuit où la mort entre dans le


monde  et, pendant que je parcourais les longs corridors
blancs du Kremlin, j’avais la sensation de me trouver dans
le seul endroit de toute la Russie qui ne fût pas immergé
dans les ténèbres. Le palais du Sénat, où se trouve le
bureau de Poutine, n’a pas l’importance glaçante de celui
des tsars. Ici le pouvoir ne se disperse pas en glissant sur
les miroirs de salons inutiles, mais se concentre et agit.
C’est pourquoi Lénine en avait fait le siège de son gouver-
nement et depuis c’est dans ces petites salles, meublées
avec un goût sommaire, que le destin du plus vaste pays
de la terre se décide. En arrivant dans l’antichambre du
président, j’adressai l’habituel salut muet aux portraits
des tsars qui ornaient les murs et à la statue du samouraï
japonais que Poutine avait choisi d’ajouter aux jeunes
gens en chair et en os de sa garde. Le chef du secrétariat
particulier me fit signe de passer, le président m’attendait.
En entrant dans son bureau, je le trouvai assis derrière
sa table de travail plutôt que sur le divan qu’il choisissait
habituellement pour nos conversations privées. Très mau-
vais signe. Le grand lustre en bronze était éteint pour une

149
fois. Seule la petite lampe de table éclairait le bureau du
Tsar, créant une atmosphère de recueillement studieux.
Je m’installai dans un des deux fauteuils, incommodes,
qui faisaient face au bureau de Poutine.
Le Tsar lisait un document et resta silencieux quelques
minutes. Puis, sans quitter des yeux la feuille qu’il avait
devant lui : « Où en est mon indice de popularité, Vadia ?
—  Autour de soixante pour cent, président.
—  Bon. Et tu sais qui est plus haut que moi ?
—  Personne, président. Le concurrent le plus proche
est autour de douze pour cent.
—  Ce n’est pas vrai, Vadia. Lève ton regard, il y a un
leader russe qui est plus populaire que moi. »
Je ne comprenais pas où il voulait en venir.
« Staline. Le Petit Père est, aujourd’hui, plus populaire
que moi. Si nous étions face à face aux élections il me
mettrait en pièces ! »
Le visage du Tsar avait pris la consistance minérale que
j’avais appris à reconnaître. Je m’abstins de formuler le
moindre commentaire.
« Vous, les intellectuels, vous êtes convaincus que c’est
parce que les gens ont oublié. D’après vous, ils ne se sou-
viennent pas des purges, des massacres. C’est pourquoi
vous continuez à publier article sur article, livre sur livre
à propos de 1937, des goulags, des victimes du stalinisme.
Vous pensez que Staline est populaire malgré les mas-
sacres. Eh bien, vous vous trompez, il est populaire à
cause des massacres. Parce que lui au moins savait com-
ment traiter les voleurs et les traîtres. »
Le Tsar fit une pause.
« Tu sais ce que fait Staline quand les trains soviétiques
commencent à avoir une série d’accidents ?

150
— Non.
—  Il prend Von Meck, le directeur des chemins de fer,
et le fait fusiller pour sabotage. Cela ne résout pas le pro-
blème des chemins de fer, en fait cela peut même l’ag-
graver. Mais il donne un exutoire à la rage. La même chose
se produit chaque fois que le système n’est pas à la hau-
teur. Quand la viande vient à manquer, Staline fait arrêter
le commissaire du peuple pour l’Agriculture, Tchernov,
l’envoie au tribunal et celui-ci, comme par magie, confesse
que c’est lui qui a fait abattre des milliers de vaches et
de cochons pour déstabiliser le régime et fomenter une
révolte. Puis il y a pénurie d’œufs et de beurre. Alors il
arrête Zelenski, le chef de la commission pour le Plan, et
celui-ci, peu après, admet avoir répandu des clous et du
verre pilé dans les réserves de beurre et avoir détruit cin-
quante camions d’œufs. Une onde d’indignation mêlée à
un certain soulagement traverse le pays : tout s’explique !
Le sabotage est une explication beaucoup plus convain-
cante que l’inefficacité, Vadia. Quand il est découvert, le
coupable peut être puni. Justice est faite, quelqu’un a payé
et l’ordre est rétabli. C’est ça le point fondamental. »
Le Tsar fit une autre pause, que dans des circonstances
différentes je n’aurais pas hésité à définir comme théâ-
trale. Puis il reprit d’un ton neutre : « J’ai donné l’ordre
d’arrêter ton ami Khodorkovski demain à l’aube. Nous
enverrons aussi des caméras, tout le monde doit voir que
personne n’est au-dessus de la sacro-sainte colère du
peuple russe. »
J’étais abasourdi. Au cours des dernières années,
Mikhaïl était devenu l’entrepreneur le plus riche du pays,
pas nécessairement plus honnête que les autres, mais
avec une tête de brave garçon qui se présentait comme

151
un nerd de la Silicon Valley, les tee-shirts, les lunettes,
les fondations de bienfaisance et les grands discours tou-
jours bourrés de nobles idéaux. Vos journaux et vos télé-
visions l’adoraient, ils en avaient fait une espèce d’icône
du nouveau capitalisme russe. L’idée de le flanquer en
prison comme un criminel quelconque était pratique-
ment inconcevable. Mais il est vrai que le Tsar ne serait
pas arrivé là où il était arrivé en restant dans le domaine
du concevable.
Je n’ai pas douté un instant de la nature irrévocable de
cette mesure. L’homme qui me fixait de l’autre côté de
son bureau ne m’avait pas demandé mon avis, il s’était
limité à me communiquer une décision. À moi d’en gérer
les conséquences. Les médias, même russes, crieraient
au scandale. Nous aurions pu minimiser, la présenter
comme une sorte d’arrêté administratif, mais cela n’au-
rait pas changé grand-chose. À ce point, autant y mettre
le paquet. Si Mikhaïl devait devenir l’exutoire de la colère
du peuple russe, il fallait que son humiliation fût com-
plète. Assez des photos du golden boy de la finance, bien-
faiteur souriant des orphelins et des veuves, j’allais faire
en sorte, à partir de maintenant, que les seules images en
circulation soient celles de Khodorkovski vêtu en prison-
nier derrière les barreaux. Le message devait être clair :
de la une de Forbes à la prison, il n’y a qu’un pas si le Tsar
décide de te le faire franchir. La dégradation publique
de Mikhaïl deviendrait un avertissement pour les autres
oligarques et un spectacle servi en pâture à la rage du bon
peuple russe.
Vous penserez peut-être que j’y ai mis du mien, que
cela m’a fait plaisir d’humilier mon vieux rival, mais je
peux vous assurer que non. Celui qui cherche à se venger

152
pour un tort subi se condamne à en rester otage, moi je
m’étais libéré de la pensée de Mikhaïl et Ksenia depuis
longtemps, au point que même la nouvelle de leur mariage
n’avait pas réussi à entamer mon indifférence. Être obligé
d’y revenir n’a pas été agréable, mais s’y opposer n’aurait
eu aucun sens. Rien n’est plus difficile que de prendre
une décision, mais une fois qu’elle est prise, il faut tout
oublier, excepté ce qui peut la faire aboutir.

Khodorkovski fut arrêté à l’aube, dès que son jet toucha


la piste de la ville sibérienne où il était allé conclure je ne
sais quelle affaire. Les images du milliardaire menotté,
escorté par des soldats des troupes spéciales, firent le tour
du monde. Et eurent pour effet immédiat de rappeler que
l’argent ne protège pas de tout. Pour vous, Occidentaux,
c’est un tabou absolu. Un homme politique arrêté, pour-
quoi pas, mais un milliardaire, ce serait inimaginable,
parce que votre société est fondée sur le principe qu’il
n’existe rien de supérieur à l’argent. Ce qui est amusant,
c’est que vous continuez à appeler les nôtres des « oli-
garques », tandis que les vrais oligarques n’existent qu’en
Occident. C’est là que les milliardaires sont au-dessus
des lois et du peuple, qu’ils achètent ceux qui gouvernent
et écrivent les lois à leur place. Chez vous, l’image d’un
Bill Gates, d’un Murdoch ou d’un Zuckerberg menotté
est totalement inconcevable. En Russie, au contraire, un
milliardaire est tout à fait libre de dépenser son argent,
mais pas de peser sur le pouvoir politique. La volonté du
peuple russe – et celle du Tsar, qui en est l’incarnation –
prévaut sur l’intérêt privé quel qu’il soit.
À six semaines du vote, l’arrestation de Khodorkovski
est devenue le manifeste de la non-campagne du Tsar

153
pour les élections de cette année-là. Je me suis limité à
transformer la chute de Mikhaïl en un format télévisuel
à succès. Cela n’a pas été difficile, car la tête d’un puis-
sant qui roule sur le sol a toujours été l’un des spectacles
les plus affectionnés des masses. La mise à mort d’un
important console la multitude de sa médiocrité. Je n’ai
peut-être pas tellement réussi, se dit l’homme de la rue,
mais au moins je ne me retrouve pas au sommet de la
potence. À chaque époque, les exécutions publiques ont
été un divertissement apprécié. La première fois que la
guillotine a été introduite, les chroniques de la Révolution
française racontent que les Parisiens se plaignaient de
ne pas bien voir et criaient « rendez-nous nos fourches ».
Puis, lorsqu’ils se sont rendu compte combien elle était
efficace et quel supplément de terreur elle suscitait chez
les condamnés, ils ont commencé à prendre goût à cette
nouvelle technologie. Disons-le franchement : il n’y a pas
de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main
sévère mais juste du chef peut en tempérer la fureur.
Les premiers jours de décembre, les élections ont été
un triomphe. Le lendemain du vote, le Tsar a confessé à
la télévision qu’il était resté debout toute la nuit. Pas pour
suivre les résultats, à propos desquels il ne nourrissait pas
la moindre inquiétude, mais parce que son labrador Koni
avait accouché de sa première portée. Moi, de mon côté,
je n’avais pas de chien pour m’occuper, c’est pourquoi
la nuit des élections je m’étais retrouvé à la maison, seul
avec une carafe de vodka et une pile de livres d’histoire.
Depuis la dernière conversation avec le Tsar, j’avais com-
mencé à concevoir mon rôle de façon différente. En me
plongeant dans les chroniques des procès staliniens des
années trente, je m’étais rendu compte qu’il s’agissait

154
déjà, au fond, de mégaproductions hollywoodiennes :
la voie soviétique au show-business. Le procureur et les
juges travaillaient pendant des mois sur le scénario, que
les accusés étaient appelés à jouer, encouragés par divers
moyens de pression que les producteurs du film avaient
sur eux. Il y avait celui qui avait une famille à protéger,
celui qui avait à cacher un secret, celui qui, simplement,
était sensible aux menaces et à la douleur physique. À
la fin, chacun se décidait à jouer son rôle et le spectacle
pouvait commencer.
Aucun détail n’échappait à l’attention des produc-
teurs, le mélange de réalité et de fiction devait être irré-
prochable. Le public, celui qui était admis à assister au
procès, et surtout les millions de personnes restées à la
maison, informées par la radio et la Pravda, devaient tra-
verser les mêmes émotions qu’en regardant un film de
la Metro Goldwyn Mayer. L’appréhension, l’angoisse,
l’horreur face au Mal. Puis la sérénité profonde qui dérive
de la résolution d’un conflit et du triomphe du Bien. Il n’y
a pas de limites à la capacité créatrice d’un pouvoir dis-
posé à agir avec la détermination nécessaire, pourvu qu’il
respecte les règles fondamentales de chaque construction
narrative. La limite n’est pas constituée par le respect de
la vérité, mais par le respect de la fiction. Le moteur pri-
mordial dont il faut tenir compte reste la colère. Vous,
les Occidentaux bien-pensants, croyez qu’elle peut être
absorbée. Que la croissance économique, le progrès de
la technologie et, que sais-je, les livraisons à domicile et
le tourisme de masse feront disparaître la rage du peuple,
la sourde et sacro-sainte colère du peuple qui plonge
ses racines dans l’origine même de l’humanité. Ce n’est
pas vrai : il y aura toujours des déçus, des frustrés, des

155
perdants, à chaque époque et sous n’importe quel régime.
Staline avait compris que la rage est une donnée structu-
relle. Selon les périodes, elle diminue ou elle augmente,
mais elle ne disparaît jamais. C’est un des courants de
fond qui régissent la société. La question alors n’est pas
d’essayer de la combattre, mais seulement de la gérer :
pour qu’elle ne sorte pas de son lit en détruisant tout
sur son passage, il faut prévoir constamment des canaux
d’évacuation. Des situations dans lesquelles la rage puisse
avoir libre cours sans mettre le système en péril. Réprimer
la dissidence est grossier. Gérer le flux de la rage en évi-
tant qu’elle s’accumule est plus compliqué, mais beau-
coup plus efficace. Pendant de nombreuses années, mon
travail, au fond, n’a été rien d’autre que cela.
18

À partir de l’arrestation de Khodorkovski et de la


­triomphale réélection de Poutine, quelque chose a changé
dans la nature du gouvernement russe. La lutte pour le
pouvoir ne s’est pas interrompue, bien au contraire. Mais
elle s’est déplacée de l’arène publique à l’antichambre
du Tsar. À partir de ce moment-là, la Cour s’est remise
à déterminer le sort de l’État. Et le front du souverain
a, comme au temps de Nicolas  Ier, recommencé à être
l’unique source de toutes les joies et de toutes les dou-
leurs des courtisans.
Si vous en avez une fois l’occasion, essayez d’observer
les lions et les singes au zoo. Quand ils jouent, cela veut
dire que les hiérarchies sont claires et que le chef contrôle
le tout. Sinon, ils sont chacun dans leur coin, inquiets et
apeurés. En rétablissant la verticale du pouvoir, Poutine a
donné le la au bal des courtisans : un exercice de dexté-
rité dont les règles remontent à la nuit des temps et dont
le rythme est déterminé par les mouvements ascendants
et descendants des participants. Il y a ceux qui occupent
un bureau proche de celui du Tsar et ceux qui sont sur sa
ligne de téléphone directe. Il y a ceux qui l’accompagnent

157
en mission à l’étranger et ceux qui vont en vacances à
Sotchi. Il y a ceux qui obtiennent un strapontin au gou-
vernement et ceux qui ne sont pas renouvelés à la tête
d’une entreprise publique. Aucun indice, aussi petit
soit-il, ne peut être négligé : le plan de table à un dîner de
gala, le temps d’attente dans l’antichambre du président,
le nombre d’agents de sécurité. Le pouvoir est fait de
minuties. Rien n’échappe à l’intérêt obsessif du courtisan
parce qu’il sait que l’essence de la hiérarchie réside dans
le détail. Et que même une minuscule perte de contrôle
peut ouvrir une fissure dans l’édifice. Seul le dilettante
néglige ces aspects, les considérant indignes de son atten-
tion ; le professionnel sait qu’aucun détail n’est trop petit
pour mériter son attention.
Les tours du Kremlin sont nombreuses, les oscillations
constantes, et qui veut être de la partie doit avoir la capa-
cité de les mesurer avec la précision d’un sismographe de
l’Institut de géophysique de Moscou. Activité exténuante
qui nécessite une pratique ininterrompue ; quelle que soit
la rencontre, publique ou privée, elle sert à tâter le pouls
de la situation, à vérifier que l’équilibre des forces reste
intact. Vous connaissez le ruban des cotations boursières,
celui qui défile en permanence sur les murs des salles des
marchés ? C’est à ça que ressemble la Cour. Seulement,
au lieu de figurer sur les écrans, les cotations défilent sur
le front et les lèvres des courtisans. Chaque dîner, chaque
conversation devient un relevé de Bourse : qui monte, qui
descend, chaque joueur un tant soit peu sérieux sait que
le Kremlin ne rend pas heureux, mais rend impossible de
l’être ailleurs.
Moi, je ne peux le nier, j’ai glissé dans le nouveau
régime avec le naturel de celui qui avait dans le sang au

158
moins trois siècles de courbettes. Mais il faut admettre
que d’autres, bien que ne disposant pas d’un tel patri-
moine génétique, m’ont rapidement surclassé. Sechine,
par exemple, le secrétaire de Poutine. Je vous ai déjà
parlé de lui, il ouvrait les portes, passait les coups de fil.
Comme beaucoup d’hommes de son espèce, il a long-
temps tiré sa force du fait qu’il était sous-évalué. Les gens
le voyaient là, sa petite mallette à la main, les yeux baissés
en présence du Tsar, et on le prenait pour un mélange
de dactylo et de majordome. En quatre ans au Kremlin,
il est devenu le prototype du courtisan, sûr de lui, domi-
nateur ; le monde lui appartenait tant que le chef n’était
pas aux alentours. Il suffisait que celui-ci lui jette un coup
d’œil et il redevenait une brebis tremblante.
Sur les vols d’État, quand tout le monde ôtait son
veston pour être plus à l’aise, lui gardait sa cravate en
signe de respect pour le Tsar. Avant de rencontrer
Poutine, il avait travaillé pour le KGB au Mozambique.
Dieu seul sait ce qu’il avait fait là-bas. Il y retournait
de temps en temps. Pour lui, débarquer d’un Antonov
sur une piste africaine, avec une escorte de soldats des
troupes spéciales et un message à remettre au dictateur
local de la part du Tsar, était un genre de vacances. Dans
la journée, les coups de mortier scandaient le passage des
heures. La nuit, on dînait en bord de piscine pendant que
l’orchestre jouait une musique de cocktail. Comme aller
à Capri ou à Saint-Tropez pour une personne normale.
Son approche de la nature humaine était si primitive
que les hommes plus sophistiqués avaient de la peine
à la comprendre. « Les choses sont plus compliquées »,
soutenaient-ils. « Mon cul », répondait Sechine. Et les
faits lui donnaient presque toujours raison.

159
Un jour, j’ai découvert qu’il était diplômé en philologie
et j’ai eu l’idée absurde que nous pouvions avoir quelques
passions en commun. À la première occasion, j’ai essayé
de l’interroger sur ses auteurs préférés. Nous étions dans
son bureau : « Je n’ai pas lu un livre depuis le jour de
mon diplôme, m’a-t-il répondu d’une voix monocorde.
Seulement ceci », et il a fait un geste pour indiquer la pile
de notes blanches, sans en-tête, rédigées par les services
de sécurité.
Dans toute transaction, il y a des tâches que personne
n’a envie d’accomplir mais dont chacun a besoin ; c’est là
la part de Sechine. Avec Khodorkovski en prison se posait
le problème de ce qu’on allait faire de sa société, Ioukos.
Les libéraux présents à l’intérieur du gouvernement vou-
laient la lui laisser, mais il est clair que l’intention du Tsar
n’était pas seulement de punir un individu, il s’agissait de
démanteler un système. Et puis Ioukos était la première
entreprise russe. La plus admirée. La plus riche. Un butin
de guerre capable d’éveiller les appétits des bêtes les plus
féroces du Kremlin.
Sechine en a fait une seule bouchée. Un séquestre
judiciaire, une vente aux enchères publique avec un
seul participant et Ioukos a fini dans l’escarcelle d’un
conglomérat public dont Igor avait été nommé président
quelques mois plus tôt. Vos journaux ont crié au scan-
dale  et l’ont qualifié de vol. Mais l’histoire est un peu
plus compliquée. Sechine est un silovik, un « homme de
la force » issu des services de sécurité. Ils ont toujours été
essentiels en Russie, les hommes de la force : militaires,
espions, policiers. Grâce à sa proximité avec le Tsar,
Sechine est devenu leur point de référence. Il est clair que
dans votre hypocrisie, vous les Occidentaux, vous pensez

160
que la force est un truc un peu archaïque. Vous croyez en
les règles, vous, avec vos avocats qui échangent des mails
certifiés et trouvent des solutions à coups de millions de
dollars d’honoraires. Vous adorez les réunions à Davos
et les études de l’OCDE, les archi-stars qui construisent
des gratte-ciel à Rotterdam et à Pékin et les chefs qui
ouvrent des bistrots gastronomiques à Bali ou à Zermatt.
L’idée d’une cravate vous met mal à l’aise, c’est devenu la
marque du subalterne, du concierge d’hôtel, de l’employé
d’agence de location de voitures. Imaginez alors l’uni-
forme du militaire ou du policier : une relique de musée,
bonne pour les enfants en excursion scolaire.
Remarquez, j’étais comme vous. J’avais passé trop
de temps à feuilleter vos revues en sirotant des cappuc-
cinos. Le démembrement de Ioukos me semblait une
opération barbare, le retour de vieilles habitudes que
nous avions cherché à laisser derrière nous. Dieu sait que
Khodorkovski ne m’était pas sympathique, mais l’idée
qu’il soit remplacé par un tchékiste me glaçait.
Un soir, Poutine m’a convoqué dans son bureau.
C’étaient les jours cruciaux où il fallait prendre une déci-
sion sur le sort de l’entreprise. Le Tsar venait de ren-
trer d’un sommet international, si agité et fatigué qu’il ne
parvenait pas à s’asseoir et tournait nerveusement dans
la pièce. « C’est toujours la même histoire. On me traite
comme si j’étais le président de la Finlande. Pire, parce
que pour eux, la Finlande est un pays civilisé, tandis que
nous sommes la Russie sauvage, une espèce de clochard
alcoolisé qui rôde devant la porte. Peut-être qu’ils ont
raison. Nous avons été les premiers à nous comporter
comme des mendiants, un sourire pour tout le monde et
l’assiette pour les aumônes bien en vue. »

161
Le Tsar resta silencieux pendant un moment, puis
reprit sur un ton plus bas.
« Je me souviens des clochards, quand j’étais gosse à
Leningrad. Tu sais, les enfants du quartier leur donnaient
des coups de pied. Et plus ils criaient, plus ils les frap-
paient. Juste comme ça, pour s’amuser. Tous sauf un. Ce
n’était pas le plus grand, il était assez mal en point, je crois
qu’il s’appelait Stepan. Tu sais ce qu’il avait de différent ?
Il était fou, complètement imprévisible. Tu t’approchais
de lui, juste pour lui dire bonjour, et il était capable de te
casser une bouteille sur la tête, comme ça, sans aucune
raison. On racontait des tas d’histoires étranges sur lui,
les gens disaient qu’il avait des pouvoirs, qu’il avait fait
disparaître des personnes. On le voyait de loin et quand il
commençait à sourire il nous faisait encore plus peur que
quand il hurlait. On partait à toutes jambes, les costauds
du quartier changeaient de rue pour ne pas tomber sur
Stiva le fou. La seule arme qu’a un pauvre pour conserver
sa dignité est d’instiller la peur.
— Le problème, président, c’est que pour faire peur
à nos adversaires, nous risquons aussi de faire peur aux
marchés. Et on ne peut pas se le permettre. »
Poutine eut un frémissement et, pour la première fois
depuis que je le connaissais, j’aperçus un éclair de haine
dans son regard.
« Mets-toi une chose en tête, Vadia, les marchands
n’ont jamais dirigé la Russie. Et tu sais pourquoi ? Parce
qu’ils ne sont pas capables d’assurer les deux choses
que les Russes demandent à l’État : l’ordre à l’intérieur
et la puissance à l’extérieur. Seulement deux fois, pour
deux brèves périodes, les marchands ont gouverné notre
pays : quelques mois après la révolution de 1917, avant

162
l’avènement des bolcheviques, et quelques années après
la chute du Mur, pendant la période d’Eltsine. Et quel
a été le résultat ? Le chaos. L’explosion de la violence, la
loi de la jungle, les loups qui sortent des forêts et entrent
dans les villes pour dévorer la population sans défense. »
Le ton glacial du Tsar multipliait l’effroi du tableau
qu’il dépeignait.
« Ton ami Khodorkovski s’habillait comme un entre-
preneur californien, mais c’était un loup des steppes. Il n’a
rien inventé, il n’a rien créé. Il s’est simplement emparé
d’un morceau de l’État, en profitant de la faiblesse et de
la corruption de ceux qui auraient dû le protéger. Tu sais
combien il a payé ses concessions pétrolifères en 1995 ?
Trois cents millions de dollars. Et combien elles valaient
deux ans plus tard sur le marché ? Neuf milliards. Quel
extraordinaire entrepreneur, n’est-ce pas ? Un génie !
Tous pareils, les oligarques. Des génies. Et maintenant ils
viennent nous faire la morale sur le respect de la loi. Et ils
financent nos opposants parce qu’ils trouvent que nous
sommes un peu mal élevés. On ne les écoute pas assez.
Peut-être que dans quelque temps on me remplacera par
un diplômé de Harvard, un fantoche qui leur fera faire
bonne figure au forum de Davos, qu’en dirais-tu ? »
Moi, naturellement, je ne disais rien.
En se défoulant, le Tsar recouvrait ses esprits. Il alla
s’asseoir derrière son bureau en me faisant signe de
prendre place sur le fauteuil en face de lui.
« Nous devons retrouver notre souveraineté. Et, Vadia,
le seul moyen que nous ayons, c’est de mobiliser toutes
les ressources que nous possédons. Notre PIB est celui de
la Finlande ? Peut-être. Mais nous, nous ne sommes pas la
Finlande : nous sommes la plus grande nation qui existe

163
sur terre. La plus riche, aussi. Seulement, nous avons
permis à notre richesse, à la richesse collective qui revient
de droit au peuple russe, d’être volée par une bande de
malfaiteurs. Ces dernières années, la Russie a créé une
aristocratie offshore, des gens qui accaparent nos res-
sources mais ont le cœur et le portefeuille ailleurs. Nous
reprendrons le contrôle des sources de richesse de notre
pays, Vadia : le gaz, le pétrole, les forêts, les mines, et
nous mettrons cette richesse au service des intérêts et de
la grandeur du peuple russe, non pas de quelque gangster
avec villa sur la Costa del Sol.
« Il n’y a pas que l’économie. Regarde l’armée. Eltsine
ne savait pas quoi faire de l’armée. Il la craignait un peu,
il la méprisait un peu, il a évité ainsi de s’en occuper,
il l’a laissée pourrir loin des projecteurs de la nouvelle
Russie, des boutiques et des gratte-ciel. C’est ainsi que
nous sommes devenus une espèce de pays sud-américain,
avec des généraux qui jouent aux gangsters ou entrent en
politique, des soldats qui crèvent de faim et se vendent
en échange d’un paquet de cigarettes. Maintenant, nous
sommes en train de remettre l’armée dans la verticale
du pouvoir, ainsi que les services de sécurité. La force
a toujours été le cœur de l’État russe, sa raison d’être.
Notre devoir n’est pas uniquement de restaurer la verti-
cale du pouvoir. Nous devons créer une nouvelle élite de
patriotes, prêts à tout pour défendre l’indépendance de la
Russie. »

À cette époque, je prenais encore les discours du Tsar


au pied de la lettre. Je ne pouvais pas savoir à quel point
le sentiment de revanche qui se cachait derrière eux était
profond, ni que le vide qu’ils masquaient se révélerait

164
impossible à combler, mais ce soir-là je compris que la
guerre contre les oligarques n’était que le début. Il ne
s’agissait pas seulement de reprendre le contrôle de
quelques entreprises échues dans les mauvaises mains. Il
s’agissait de mobiliser toutes les ressources, tous les élé-
ments de force de la Russie pour retrouver notre place sur
la scène mondiale. Une démocratie souveraine, tel était
l’objectif. Pour le réaliser, nous avions besoin d’hommes
d’acier, capables d’assurer la fonction primordiale de
tout État : être une arme de défense et d’attaque. Cette
élite existait déjà. C’étaient les siloviki, les hommes des
services de sécurité. Poutine était un des leurs. Le plus
puissant, le plus avisé. Le plus dur. Mais toujours un des
leurs. Il les connaissait, il avait confiance en eux et en per-
sonne d’autre. Il les a placés un à un dans des positions de
commandement. Au sommet de l’État, certes, mais aussi
à la tête d’entreprises privées, qu’il a récupérées une à
une des mains des affairistes des années quatre-vingt-dix.
L’énergie, les matières premières, les transports, les com-
munications. Les hommes de la force ont remplacé les
oligarques dans tous les secteurs. C’est ainsi qu’en Russie
l’État est redevenu la source de toute chose.
Vous dites qu’il en est sorti un système corrompu ? Un
système où les ministres sont en même temps des chefs
d’entreprise, comme voudraient le démontrer les blo-
gueurs moscovites avec des jeans à trois cents dollars qui
s’obstinent à dénoncer nos villas, nos bateaux, nos jets
privés ? On raconte pourtant que quand il était le premier
lord de l’amirauté, Winston Churchill avait l’Enchantress,
le yacht de la marine, à sa disposition, à bord duquel il
entretenait ses amis milliardaires, qu’il remerciait ainsi
de l’hospitalité qu’ils lui avaient offerte en Suisse ou sur

165
la Côte d’Azur. Pendant la Première Guerre mondiale, le
duc de Westminster lui prêtait sa Rolls, et quand il voya-
geait aux États-Unis, ses amis industriels lui mettaient
à disposition des wagons de train privés. En Californie,
il habitait chez William Randolph Hearst à San Simeon
ou dans une suite au Biltmore payée par je ne sais qui.
Tout cela l’a-t-il empêché d’être un des plus grands
hommes d’État du vingtième siècle ? Bien sûr que non, et
c’est même l’exact contraire. Pourquoi un homme d’État
devrait-il vivre comme un employé des postes ?
Cette idée que les hommes publics doivent mener une
vie de pauvres types est profondément immorale. L’État
doit tenir son rang. Ses serviteurs ne peuvent pas être
des nuls qui n’ont pas réussi dans le privé : des gens qui
se présentent partout la main tendue pour demander la
charité. Notre chef-d’œuvre a été la construction d’une
nouvelle élite qui concentre le maximum de pouvoir et
le maximum de richesse. Des hommes forts, capables de
s’asseoir à n’importe quelle table sans le complexe de vos
politiciens loqueteux et de vos businessmen impuissants.
Des personnages complets, capables d’utiliser toute la
gamme des instruments qui servent à produire un impact
sur la réalité : le pouvoir, l’argent, même la violence,
quand cela est indispensable. Vos pseudo-dirigeants ne
sont pas équipés pour faire face à une élite de ce genre,
qui semble venir directement d’un autre âge, du temps
glorieux des patriciens de la Rome antique, celui des fon-
dateurs des empires de tous les temps.
Le pouvoir ne corrompt pas nécessairement, il peut
rendre un homme meilleur, pourvu qu’il soit capable
de le gérer. Tous les chefs demandent plus que toute
autre chose de la loyauté, mais nombreux sont ceux qui

166
commettent l’erreur de la chercher parmi les médiocres
et les faibles. Grave erreur : ce sont toujours les premiers
à trahir. Les faibles ne peuvent pas se permettre le luxe
de la sincérité. Ni celui de la fidélité. Le Tsar sait que
la loyauté est un trait de ceux qui peuvent la cultiver ;
les forts, ceux qui sont suffisamment sûrs d’eux-mêmes
pour l’alimenter. Cela dit, il est évident que, par rapport
à d’autres endroits, la lutte pour le pouvoir en Russie
est encore un processus sauvage et fantaisiste : tout peut
arriver à n’importe quel moment. Les règles sont féroces
parce que la mise en jeu est elle-même féroce.
19

J’atterris à Nice un matin d’automne. L’air sentait le sel


et la résine. Deux sbires, vêtus en Prada, m’attendaient
sur la piste pour me conduire au château de la Garoupe.
Ce qu’ils appelaient château était en réalité une villa
plutôt disgracieuse, construite par un baron anglais au
début du vingtième siècle, puis successivement enlaidie
par divers propriétaires. À l’origine, les alentours étaient
un paradis, mais avec le temps Antibes était devenu une
espèce de station quatre étoiles et, bien que les villas
du cap aient conservé une ou deux étoiles de plus, on
ne peut pas dire qu’elles fussent épargnées par le pro-
cessus général d’enlaidissement qui venait de trouver en
Berezovsky un nouvel acteur enthousiaste.
Boris s’était acheté à coups de millions plusieurs mai-
sons contiguës qu’il avait réunies en une seule et gran-
diose propriété. Il m’accueillit dans la cour, apparem-
ment de bonne humeur, vêtu en financier en vacances,
pantalon de sport, chemise à rayures. Un air de mélan-
colie surexcitée émanait de sa personne. « Sur cette plage,
Picasso dessinait sur le sable, me raconta-t-il en faisant
le tour du propriétaire. Dans cette pièce, Cole Porter

168
a composé Love for Sale. » Dans sa bouche, la culture
des années vingt se transformait en argument de vente
d’agent immobilier.
Une fois installé dans le bureau du premier étage, je lui
exposai le motif de ma visite. Nos services avaient récolté
la rumeur –  à dire vrai quelque chose de plus consis-
tant qu’une simple rumeur  – selon laquelle Berezovsky
était devenu l’un des principaux soutiens de l’opposition
ukrainienne, qui commençait à inquiéter sérieusement le
Tsar. L’idée de perdre le contrôle de ce qui était, depuis
des siècles, une partie intégrante du territoire russe le
rendait littéralement fou. « Va voir ce connard, m’avait-il
dit, explique-lui qu’il dépasse les bornes et essaye de le
raisonner. »
C’était ce que j’étais en train d’essayer de faire mais,
comme d’habitude, sans grand succès. Les discours de
Boris se caractérisaient par une qualité circulaire qui le
ramenait toujours plus ou moins au point de départ.
« Tu sais quel est le problème, Vadia ?
—  Bien sûr que je le sais, Boris, le problème c’est que
Poutine est un espion.
—  Non, écoute-moi, Vadia, ce n’est pas un espion. Ton
chef travaillait pour le contre-espionnage. Ce n’est pas la
même chose du tout ! Tu sais quelle est la différence ?
Que les espions cherchent des informations exactes, c’est
leur métier. Le métier des gens du contre-espionnage en
revanche est d’être paranoïaques. Voir des complots par-
tout, des traîtres, les inventer quand on en a besoin : ils
ont été formés comme ça, la paranoïa fait partie de leurs
obligations professionnelles. Dans la tête du Tsar, rien
n’arrive jamais spontanément. Les médias sont toujours
manipulés. Les manifs, l’indignation des gens, rien n’est

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août 2022 à Stefano Sampietro
jamais comme cela en a l’air. Il y a toujours quelqu’un
derrière qui tire les ficelles, un marionnettiste qui pour-
suit son propre dessein. C’est ce qu’il a pensé au moment
du sous-marin, quand les journalistes faisaient simple-
ment leur métier et que les gens avaient toutes les raisons
du monde d’être en colère. Et c’est ce qu’il pense mainte-
nant en ce qui concerne l’Ukraine. Comme si ces pauvres
Ukrainiens n’avaient pas leurs raisons pour se rebeller
contre les bandits qui les gouvernent.
—  Ils ont certainement de bons motifs, Boris, mais en
plus ils ont aussi les trente millions de dollars que tu leur
as fait parvenir.
—  Et alors ? Ça s’appelle la politique, Vadia. Et tu sais
quoi ? Ça s’appelle la démocratie. Mais tu as déjà oublié
ce que ce mot veut dire. »
Au-delà des fenêtres, le paysage un peu usé de la
Riviera mitigeait la portée des mots de Berezovsky.
« Sais-tu qui sont les principaux soutiens de l’opposi-
tion ukrainienne, Boris ? Tu veux que je t’en fasse la liste ?
Il y a la CIA. Il y a le Département d’État américain. Il y
a les grandes fondations américaines, l’Open Society de
George Soros. Et puis il y a toi, l’homme qui s’est battu
à nos côtés pour sauver la Russie du désastre, celui qui
disait qu’il fallait restaurer l’autorité du Kremlin.
— Et alors ? C’est vous qui m’avez jeté dehors. Je te
rappelle que je ne suis pas ici par choix personnel. Je
vis en exil, Vadia. Parce que, si j’essayais de mettre un
pied en Russie, je serais fichu en prison comme ton ami
Khodorkovski. Vous m’avez tout enlevé, Vadia, tu t’at-
tends à quoi, à ce que je vous remercie ? »
Je posai mon regard sur les tables d’acajou et sur le tru-
meau Louis XV, sur les candélabres de bronze, les feuilles

170
d’acanthe, les bustes de marbre. Le tout légèrement ina-
dapté à cette demeure, qui restait une maison de bord
de mer, mais Berezovsky n’avait jamais été un adepte du
style minimaliste. Il avait suivi mon regard.
« Tout cela est à moi, Vadia. Je l’ai gagné à la sueur de
mon front. Même si vous le vouliez, vous ne pourriez rien
y faire.
— Soyons justes, Boris. Jusqu’ici, malgré vos diffé-
rends, le Tsar a conservé son amitié pour toi. C’est pour ça
que tu as eu la possibilité de vendre les parts des sociétés
que tu possédais en Russie. Pour combien ? Aux alentours
d’un milliard trois cents millions de dollars, si je ne me
trompe ?
—  Beaucoup moins qu’elles ne valaient.
— Tout de même, c’est suffisant pour vous garantir
une vie confortable, à toi et à tes héritiers, me semble-t-il.
—  Si j’avais voulu une vie confortable, je serais resté à
l’université, à enseigner les maths, Vadia. »
Un instant, le spectre de Berezovsky en vieux prof en
pull shetland et pantalon de velours se faufila entre nous.
« Ce que j’essaye de te dire, Boris, c’est que tu ne dois
pas sous-évaluer ce que tu as. À ta place, n’importe qui
d’autre en profiterait.
— Et sinon il se passe quoi ? Vous m’envoyez un de
vos tueurs à gages ? Regarde autour de toi, Vadia, moi
aussi j’ai des sbires. Et les miens sont meilleurs que les
vôtres parce que je les paye dix fois plus.
— Ne sois pas grossier, Boris. Je ne suis pas venu
jusqu’ici pour te menacer. Seulement pour faire appel à
ton esprit patriotique. Je comprends ton ressentiment,
mais je ne peux pas croire que tu t’aveugles au point de te
retourner contre ta propre patrie.

171
— La Russie de Poutine n’est pas ma patrie, Vadia.
Je ne la reconnais plus. Avec tous nos défauts, pour la
première fois dans l’histoire russe, nous avions réussi à
construire un pays libre, dans lequel les personnes pou-
vaient dire et faire ce qu’elles voulaient. Pour la première
fois en onze siècles d’histoire, Vadia, tu te rends compte ?
Et en quelques années vous avez tout foutu en l’air, tout.
Vous avez retransformé la Russie en ce qu’elle a toujours
été : une énorme prison.
— Les Russes ne sont pas trop à plaindre, Boris. Ils
ont cent vingt chaînes de télévision.
— Mais qui racontent toutes la même chose, Vadia,
comme au temps de Brejnev. »
J’allais lui répondre quand nous fûmes interrompus par
un majordome vêtu de blanc venu annoncer le déjeuner.
Nous descendîmes les escaliers pour rejoindre un petit
groupe de personnes réunies dans le salon.

« Mes amis, permettez-moi de vous présenter Vadim


Baranov, le vrai cerveau de mon ami Vladimir Poutine,
Tsar de toutes les Russies. »
En aucune circonstance, Berezovsky n’aurait renoncé à
une hyperbole. Les regards des commensaux se tournèrent
vers moi avec un intérêt modéré. C’étaient les yeux fatigués
de ceux qui fréquentent habituellement des lieux comme
le château de la Garoupe. Une vieille dame élégante. Un
promoteur immobilier dans la cinquantaine qui portait les
boutons de manchette défaits pour laisser voir que sa veste
était faite sur mesure, deux jeunes filles décoratives qui par-
laient entre elles. Un professionnel nordique, l’air efficace,
visiblement mal à l’aise dans cette atmosphère balnéaire.
J’étais sur le point de me jeter sur le plateau des apéritifs,

172
seul antidote à l’ennui mortel qui s’annonçait, quand sou-
dain je ressentis une forte concentration d’énergie, comme
une onde radioactive en provenance de la salle à manger.
En me tournant, j’en découvris l’origine. Au-delà de la
double porte en verre grande ouverte se dressait une créa-
ture parfaite, présence sidérale. Légèrement bronzée, elle
portait une tunique de lin blanc qui lui laissait les genoux
découverts. Ses yeux gris de requin me contemplaient sans
la moindre émotion. C’était Ksenia. Elle n’avait rien perdu
de sa splendeur, qui apparaissait, au contraire, exaltée par
le passage du temps. Une sorte de vertu guerrière avait
remplacé, dans ses traits, l’air d’enfant capricieuse que je
connaissais. Dans la salle à manger de Berezovsky, Ksenia
dégageait la beauté d’une armée déployée en ordre de
bataille. Nous nous sommes salués sans sourire. Tout,
dans le passé comme dans le présent, nous imposait de
nous comporter en ennemis. Et pourtant je ne percevais
aucune hostilité de sa part, et n’éprouvais moi-même
aucune inimitié à son égard. Il me semblait au contraire
avoir retrouvé un talisman, depuis trop longtemps oublié,
dont le passage du temps n’avait pas le moins du monde
altéré le pouvoir.
Ma principale occupation pendant le déjeuner fut de ne
pas la regarder. Dans un premier temps, on ne peut pas
dire que la conversation me fut d’une aide quelconque.
Le cinquantenaire bronzé, qui s’était effectivement révélé
être une espèce de super agent immobilier londonien,
comparait les prestations des terminaux d’aviation privée
de Nice et de Cannes. Une des jeunes filles racontait le
vernissage d’une galerie d’art contemporain de Monte-
Carlo. Quelqu’un stigmatisait l’introduction des cartes de
crédit à l’Hôtel du Cap. Mon attention était concentrée

173
sur les petits homards qui nous avaient été servis, déjà
abondamment décortiqués pour nous épargner le
moindre désagrément.
À un certain moment, Berezovsky dirigea la conver-
sation vers le sujet préféré de tout Russe : la Russie, les
Russes, nos idiosyncrasies et nos paradoxes. Il s’adressa
à ses hôtes avec le ton qu’il réservait jadis à ceux qui fré-
quentaient la maison Logovaz.
« Vous et nous n’appartenons pas à la même race, vous
savez. Nous avons la peau blanche, bien sûr, et il y a
d’autres choses que nous avons en commun, mais entre
un Russe et un Occidental il y a la même différence de
mentalité qu’entre un habitant de la Terre et un Martien.
Permettez-moi, baronne, de vous raconter l’histoire d’un
personnage du début du siècle passé, probablement un
aïeul de notre Vadia. »
Là, les regards de l’assemblée se tournèrent briève-
ment vers moi avant de se focaliser à nouveau sur notre
amphitryon.
« Donc, ce Sergueï était un membre de l’aristocratie
et lorsque avait éclaté la révolution d’Octobre, il était
allé combattre les bolcheviques dans le Nord. Quand
les rouges ont balayé les derniers résistants, il a pris le
chemin de l’exil, d’abord à Berlin, puis à Paris, où il est
immédiatement devenu un des piliers de la communauté
des Russes blancs. C’était un monde fait de princes qui
buvaient avec des voleurs de chevaux, de cosaques qui
se recyclaient comme videurs de boîte de nuit ; tout ce
petit monde vivant très au-dessus de ses moyens, avec
l’idée que tôt ou tard les bolcheviques se feraient jeter et
que les palais et les campagnes reviendraient en la posses-
sion de leurs légitimes propriétaires. “L’année prochaine

174
à Saint-Pétersbourg !”, entonnaient-ils en levant leurs
verres, faisant semblant de ne pas comprendre que leur
temps était fini pour toujours. »
À ce moment-là, la baronne, qui appartenait manifes-
tement à cette noblesse de service anglaise qu’on loue
à bas prix pour un week-end ou pour siéger dans un
conseil d’administration, poussa un soupir douloureux.
Berezovsky poursuivit son chemin.
« Sergueï était toujours le premier à donner le signal de
la fête et le dernier à se lever de table : qualité, comme
vous le savez, que les Russes respectent le plus. Mais,
après quelque temps, ses finances ont commencé à s’en
ressentir, il ne lui restait presque plus rien. Jusqu’au soir
où, dans un restaurant, un de ses amis l’a pris à part et
lui a dit : “Avec l’argent qui te reste, Sérioga, tu as à
peine de quoi t’acheter une licence de taxi. Écoute-moi,
pense à l’avenir, sinon tu finiras sous le pont de l’Alma.”
Qu’aurait fait à ce moment n’importe lequel d’entre vous,
Occidentaux de bon sens et à la bonne éducation ? »
Et là, Boris s’interrompit pour jeter un regard empha-
tique sur les convives.
« Je vais vous dire ce que vous auriez fait, vous auriez
ôté tranquillement vos bottes, vous auriez mis votre béret
de chauffeur de taxi et vous vous seriez résigné à une vie
de courses entre l’Étoile et la gare de Lyon, ce qui était
la chose logique à faire. En revanche, qu’a fait Sergueï ?
Il a réfléchi un moment. Il a serré les épaules de son ami.
Puis il s’est levé, s’est dirigé vers le maître d’hôtel et avec
le même ton qu’il avait employé pour donner l’ordre de la
dernière charge de son régiment contre les bolcheviques
à Arkhangelsk, il a ordonné : “Champagne pour tout
le monde !” Voyez, ça, ce sont les Russes. Des gens qui

175
offrent une dernière tournée de champagne avec l’argent
de la licence de taxi ! »
La baronne eut un petit rire exquis. C’était la moindre
des choses, vu qu’apparemment le maître de maison avait
raconté cette histoire à son profit. Personnellement, j’avais
des doutes sur l’authenticité de cette anecdote ; il me sem-
blait que Kessel, dans ses récits de jeunesse, avait raconté
une histoire semblable. De plus, j’avais comme l’impres-
sion que Berezovsky l’avait déterrée à mon intention. Je
suis un vrai Russe, me signifiait-il : je ne renoncerai jamais
à ma folie contre une licence de taxi.
« Il ne me semble pas qu’il y ait de quoi se vanter, Boris. »
Ksenia prenait la parole pour la première fois. « Regarde-les
tous, à travers les vieilles rues du centre de Moscou, avec
leurs Mercedes noires et les SUV qui les escortent et les
gyrophares illégaux et les antennes pour crypter les por-
tables. Tu n’as pas l’impression qu’ils sont en train de jouer ?
Qu’ils sont simplement en train de chercher à s’appro-
prier un rôle dans une version russe de Mission impossible ?
—  Tout le monde joue partout, je le crains.
—  Mais il n’y a que les Russes pour le faire aussi mal.
— Je ne sais pas comment se passent les choses en
Russie – le promoteur avait décidé de s’aventurer dans la
conversation –, mais en Afrique, par exemple, il y a aussi
un côté pratique. Un policier sait que si tu as de l’argent
pour acheter une grosse voiture, tu as aussi de l’argent
pour acheter son chef. C’est pour cela qu’il reste à l’écart
des Mercedes 600. »
Ksenia le regarda comme si elle enlevait un morceau de
boue de sa chaussure. « Dans notre cas, ça n’a pas fonc-
tionné. Nous avions une flottille de Mercedes, mais les
flics sont quand même arrivés. »

176
Silence, sourires gênés. Cette fois, les regards évitèrent
prudemment de se tourner vers moi. Je savais d’expé-
rience que l’essentiel lors d’une agression verbale est de
ne pas changer de posture corporelle, de rester impas-
sible tout en préparant la contre-attaque. Sans sourciller
le moins du monde, j’optai donc pour une manœuvre de
diversion.
« Tu vois, Boris, contrairement à ce que tu penses, la
Russie n’est pas une république bananière ! »
C’était une énormité, bien sûr. Mais qui aurait le cou-
rage de contredire une énormité quand elle sort de la
bouche du pouvoir ? Surtout durant un dîner mondain.
Même le maître de maison n’osa pas répliquer. C’eût été
un signe de faiblesse et, au cours des années, Berezovsky
avait appris, à ses dépens, le prix des signes de faiblesse.
Après une brève hésitation, la conversation reprit sur des
rails moins accidentés. J’eus un instant l’impression de
voir briller dans les yeux de Ksenia une flamme lointaine,
qui aussi soudainement s’éteignit.

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août 2022 à Stefano Sampietro
20

Quelques jours après mon excursion sur la Côte


d’Azur, la situation en Ukraine a dégénéré. Soutenus
par les Américains, les rebelles ont refusé de recon-
naître le résultat des élections, occupant la place prin-
cipale de Kiev avec leurs chants, leurs rubans orange,
leurs joyeux slogans pro-occidentaux. Soudain, des
commissions d’observateurs internationaux, des déléga-
tions du Congrès américain, des missions diplomatiques
de l’Union européenne se sont matérialisées du néant :
toutes concordaient pour juger illégitime le résultat des
élections gagnées par le candidat pro-russe. On venait à
peine de voter en Afghanistan, en Irak, avec les bombes
qui explosaient dans les rues et les troupes américaines qui
occupaient les bureaux de vote – là-bas, clairement, aucun
problème, tout était régulier. Mais pas en Ukraine, bien
sûr que non. Il fallait revoter parce que le résultat n’était
pas le bon. Alors, le gouvernement ukrainien a été obligé
de convoquer de nouvelles élections et, cette fois, le can-
didat pro-américain a gagné, celui qui voulait faire entrer
l’Ukraine à l’Otan. L’Ukraine – la patrie de Khrouchtchev
et de Brejnev, le siège de notre flotte militaire – à l’Otan !

178
Ils l’avaient appelée la « révolution orange ». Révolution,
oui ! C’était l’assaut final à ce qui restait de la puissance
russe. L’année précédente, cela avait été la Géorgie.
Là-bas, ils l’avaient baptisée la « révolution des roses » ! Et
dans ce cas aussi, le résultat de cette poétique révolution,
faite de jolies filles et de nobles idéaux, avait consisté à
porter au pouvoir un espion de la CIA. Il n’y avait pas
besoin d’une boule cristal pour imaginer l’étape suivante :
la Russie. Une belle révolution colorée à Moscou, un
nouveau président, avec un master de Yale en poche, et
le triomphe des États-Unis aurait été complet. Le jeune
Bush aurait pu se produire dans une de ces mascarades
qui lui plaisaient tellement. « Mission accomplished », et
cette fois directement sur la place Rouge.
Les hommes de la force se sont aussitôt mis au tra-
vail. Pour eux, il s’agissait de mettre en place les contre-
mesures habituelles, d’expulser les infiltrés occidentaux,
de neutraliser les agitateurs, de renforcer le contrôle sur
les médias. Certes, toutes ces dispositions étaient utiles,
mais personnellement je doutais de leur efficacité. Dans
les cas de ce genre, l’utilisation de la force est toujours
une preuve de négligence, qui naît du manque d’imagi-
nation et ne résout que rarement les problèmes de façon
durable.
Mon approche a été différente. À ce moment-là, je
me suis souvenu d’un curieux personnage que j’avais
rencontré une ou deux fois en fréquentant Limonov.
Alexandre Zaldostanov était un colosse de presque deux
mètres, toujours vêtu de cuir noir et doté d’une crinière
fournie qui lui descendait sur les épaules. En apparence,
un motard comme les autres, dans la vaste galerie d’éner-
gumènes dont Édouard aimait s’entourer. Il avait attiré

179
mon attention parce qu’une fois, alors que nous dînions
avec Limonov et ses « commissaires du peuple », pendant
que ses collègues se gavaient de cuissots de porc frits, il
mangeottait des crevettes à la vapeur et une salade de
haricots et de grenade. « Mes parents étaient médecins
à Kirovograd, m’avait-il expliqué. Et moi aussi, je suis
diplômé du troisième institut médical de Moscou, j’étais
chirurgien esthétique. »
À un certain moment, il avait dû réaliser qu’il était
plus amusant de fracasser les mâchoires que de les
reconstruire. Mais il avait conservé une finesse qui fai-
sait défaut à la plupart de ses compagnons. À la fin des
années quatre-vingt, il avait fondé un des premiers clubs
de motards de l’Union soviétique, sur le modèle des Hells
Angels. Au début, les Loups de la nuit étaient des cen-
taures qui circulaient sur leurs vieilles motos soviétiques
à la recherche d’occasions de bagarre, démolissaient les
vitrines et échappaient à la police : les typiques rebelles
un peu naïfs qui peuplaient les périphéries de nos villes
en cette période. Après que l’URSS s’était écroulée, ils
avaient fait un saut qualitatif et s’étaient transformés
en une bande criminelle qui vivait de racket et de tra-
fics en tout genre. « On avait l’impression de vivre dans
un film de science-fiction, m’avait raconté une autre fois
Zaldostanov, la civilisation s’était écroulée et nous avions
hérité du monde. Ou du moins de ce qu’il en restait. »
Slaves, Tchétchènes, Ouzbeks, Daguestanais, Sibériens :
ce qui les unissait n’était pas seulement la passion pour
les grosses cylindrées, c’était le goût de l’aventure.
Presque tous exhibaient d’énormes tatouages. Des aigles
impériaux, des christs-rois, des portraits de Staline. Peu
importait la cohérence, tout ça, aux yeux des Loups de

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août 2022 à Stefano Sampietro
la nuit, c’était des symboles de la grandeur russe, la seule
chose essentielle pour eux. C’est pour cela qu’ils s’étaient
retrouvés autour de Limonov.
Édouard était un intellectuel, pas stupide du tout, et
donc, par définition, inutilisable. Mais ce n’était pas le
cas d’Alexandre. Zaldostanov, lui, était un vrai patriote,
un homme d’action et un chef de bande. Peut-être le
moment était-il arrivé de donner un débouché à sa rage.
Et à celle de tous ces braves garçons qui l’entouraient,
dont aucun, si je me souviens bien, ne pesait moins de
cent dix kilos.
Je lui avais donné rendez-vous au bureau. Zaldostanov
se présenta dans sa veste de cuir, avec une barbe de trois
jours et une légère expression de je-m’en-foutisme. Mais
c’était un homme intelligent, il ne pouvait pas être indif-
férent au lieu dans lequel il se trouvait. Non seulement il
n’avait jamais mis les pieds au Kremlin, mais l’idée que
cela puisse arriver un jour ne l’avait jamais effleuré. À la
façon dont il se déplaçait, aux regards furtifs qu’il lan-
çait autour de lui, je comprenais que le motard consi-
dérait cette convocation comme une sorte d’événement
miraculeux.
J’ai pu constater à plusieurs reprises que les rebelles
les plus féroces sont parmi les sujets les plus sensibles à
la pompe du pouvoir. Et plus ils grognent quand ils sont
devant la porte, plus ils glapissent de joie une fois passé
le seuil. Contrairement aux notables, qui cachent parfois
des pulsions anarchiques sous l’habitude des dorures, les
rebelles sont immanquablement éblouis comme les ani-
maux sauvages face aux phares des routiers.
Zaldostanov cherchait à se donner une contenance,
mais j’avais l’impression de lire dans ses pensées. Nous

181
passâmes les premières minutes à évoquer les temps
héroïques du Parti national-bolchevique, glissant pour
le moment sur le nom d’Édouard, qui venait à peine de
compléter ses deux premières années de prison. Mais il
n’y avait pas de temps à perdre et je décidai de lui donner
le coup de grâce.
« Le président est informé de notre rencontre et t’en-
voie ses salutations. »
À ces mots, les cent quarante kilos du motard me don-
nèrent un instant l’impression de flotter sur sa chaise.
Zaldostanov était en train de vivre un des temps forts de
son existence.
« Ces dernières années, j’ai continué à suivre tes acti-
vités et je dois te dire que je suis très impressionné,
Alexandre. Vous êtes formidables. Vous prenez ces jeunes
et vous leur donnez une maison, une discipline. Vous
transformez ces vagabonds à la dérive en soldats, en per-
sonnes capables d’accomplir des actions extraordinaires.
J’ai vu que vous aviez monté une véritable entreprise,
avec le bar, les concerts et même le merchandising !
— Ils trouvent chez nous les deux choses qu’ils
cherchent : la fraternité et la force, répondit sobrement
l’énergumène.
—  Eh bien, justement, fraternité et force, voilà le sujet.
Si je me souviens bien, vous n’êtes pas une simple bande
de motards. Vous êtes surtout de vrais patriotes russes. »
Zaldostanov acquiesça  : « Foi et Patrie, Vadim
Alexeïevitch. Nous allons de Satan à Dieu, nous condui-
sons dans la direction opposée. Nous sommes prêts à
tabasser, mais pas pour un kilo de cocaïne. Nous avons
d’autres valeurs.

182
—  C’est exact, Alexandre. Les loups ne sont pas que
des prédateurs, ce sont aussi les gardiens de la forêt. »
Le motard me regarda, légèrement perplexe. J’exagérais
un peu, peut-être ? Je décidai d’en venir au fait. « Tu as vu
ce qui s’est passé en Ukraine ?
—  Oui, il y a eu une révolution.
—  Ce n’est pas exactement cela, Alexandre. Une révo-
lution vient du bas, pour donner le pouvoir au peuple. En
Ukraine, ç’a été un coup d’État. Et tu sais qui a pris le
pouvoir ? » Zaldostanov m’écoutait, l’air concentré, sans
rien dire. « Les Américains, Alexandre. La révolution
orange n’est pas née sur la place Maïdan, elle est née à
Langley, en Virginie. Mais il faut admettre que, par rap-
port au passé, ils ont bien fait les choses à la CIA. Dans
le temps, ils payaient les généraux. Un coup d’État mili-
taire balancé au bon moment et l’affaire était dans le sac.
Ils ont agi comme ça pendant des années et ça marchait
très bien. Mais aujourd’hui c’est devenu plus compliqué,
il y a Internet, les portables, les caméras. Alors, tu sais
ce qu’ils ont fait ? Ils ont changé de méthode. En fait, ils
l’ont inversée : au lieu de partir du haut, ils ont décidé
de partir du bas. C’est le pouvoir qui épouse le contre-
pouvoir. Ils ont étudié les techniques de leurs ennemis.
Les guérillas, les pacifistes, les mouvements de jeunes. Et
ils ont compris comment ça fonctionnait. »
Ou du moins, c’était ce dont le Tsar était intimement
persuadé.
« Regarde l’Ukraine, Alexandre. Ils ont créé une orga-
nisation de jeunes, ils ont organisé des concerts sur la
place Maïdan, ils ont monté une ONG pour surveiller les
élections, comme ils disent, des médias qu’ils appellent
indépendants, contrôlés, comme par hasard, par les

183
oligarques les plus antirusses qui soient. Même le ruban
orange. Je parie qu’ils ont fait un sondage pour choisir
la couleur. Tout est calculé, comme le lancement d’une
nouvelle lessive. Ou plutôt d’une boisson pour adoles-
cents. Parce que l’ingrédient principal est l’énergie, la
frustration des jeunes, leur désir de changer le monde.
Les Américains l’ont compris et en tirent profit.
« Au fond, Édouard avait raison, tu sais. À la base de
tout il y a une demande existentielle, celle qui habite tous
les jeunes. Que dois-je faire de ma vie ? Comment est-ce
que je peux faire la différence ? Ce n’est pas une question
politique. Mais il y a des moments dans l’histoire dans
lesquels, si un système n’est pas capable de donner une
réponse satisfaisante à cette question, il peut être balayé.
Il est normal que les plus entreprenants parmi les jeunes
aient envie de faire des choses, qu’ils soient à la recherche
d’une cause. Et d’un ennemi. Ce que nous devons faire,
c’est leur donner cette cause et cet ennemi avant qu’ils ne
les choisissent eux-mêmes.
« Seulement, ce n’est pas nous qui pouvons le faire.
Regarde autour de toi, Alexandre : ici il n’y a que des
bureaucrates en costume-cravate, des hommes politiques,
des hommes de parti. Nous représentons le pouvoir,
nous ressemblons à ce type du film dont parle toujours
Édouard, celui qui répond « plastique » au jeune diplômé
qui lui demande ce qu’il doit faire de sa vie. Nous sommes
les adultes, l’ennemi.
—  Tandis que moi...
— Toi aussi, tu es un adulte, Alexandre. Mais tu as
suivi une voie différente. Tu n’as pas fait de compromis.
Tu incarnes la liberté, l’aventure. Ton énergie vitale est
intacte. Il suffit de te regarder pour le sentir. Les jeunes le

184
sentent. Tu les comprends. Tu sais ce qu’ils veulent. Tu
sais comment leur parler et quoi leur dire. Tu peux être
leur guide pour qu’ils ne tombent pas dans la trappe des
Américains. Tu peux les conduire vers les vraies valeurs.
La Patrie. La Foi.
—  Peut-être, mais tout seul, vous savez...
— Tu ne seras pas seul, Alexandre. Derrière toi, il y
aura le Tsar, qui te protégera. Lui n’est pas comme nous,
ici au Kremlin. Ce n’est pas un bureaucrate en costume-
cravate. Le Tsar est comme vous. Il appartient à la race
des conquérants. Il est fait pour être votre chef, le chef
de tous les vrais patriotes de ce pays. N’est-ce pas lui
qui a remis debout la Russie ? Pourquoi crois-tu que les
Américains veulent se libérer de lui ? Parce qu’ils ne sup-
portent qu’une Russie à genoux, ils n’acceptent pas que
quelqu’un puisse s’opposer à leur hégémonie. Et puis, je
te le dis, il est comme vous. Il a le culte de l’exercice phy-
sique, de la compétition. Il fait du judo, il va à la chasse,
il adore la vitesse...
—  Vous pensez qu’il viendrait à un de nos rassemble-
ments ?
—  Mais bien sûr, il n’attend que ça ! Et ce qui est bien,
c’est que je n’aurai pas besoin de le convaincre quand il
saura que vous êtes de son côté, que vous voulez l’aider
à combattre pour la grandeur de notre patrie, la Russie
qui a toujours su refouler les assauts, Napoléon, Hitler.
Maintenant, c’est à nous de faire notre devoir. »
Zaldostanov ne m’écoutait plus. Il se voyait déjà en
selle sur sa moto, cheveux au vent, au côté du Tsar,
comme une espèce de cosaque post-atomique.
« Mais nous ferons encore plus. Nous organiserons
ensemble le Maïdan russe. Un rassemblement pour tous

185
les jeunes patriotes de notre pays, un lieu où ils pour-
ront se retrouver et se regarder en face. Et commencer
la lutte contre le véritable ennemi, la décadence de l’Oc-
cident, ses fausses valeurs qui créent des divisions et des
frustrations !
—  Oui, le Maïdan russe, un truc énorme... »
Zaldostanov avait commencé à s’enthousiasmer : il se
rendait compte peu à peu que mon plan lui permettrait
de concilier les rêves de gloire de ses vingt ans avec la
satisfaction des légitimes ambitions monétaires du qua-
rantenaire qu’il était devenu.
« Nous organiserons aussi d’autres rassemblements, des
concerts, des camps d’été. Et puis des écoles de forma-
tion, des journaux, des sites Internet : tout ce qui sert à
former une génération de patriotes. Nous devons donner
l’assaut à la médiocrité du quotidien, Alexandre ! Offrir
à nos jeunes une véritable alternative face au matéria-
lisme occidental. La Russie doit devenir un lieu où on
peut défouler sa rage contre le monde et rester un fidèle
serviteur du Tsar. Les deux choses ne sont pas contradic-
toires, bien au contraire.
— Pratiquement, vous voulez rendre la révolution
impossible. »
Bien qu’enthousiasmé, le motard n’avait rien perdu du
solide bon sens que j’avais détecté en lui dès le début.
« Disons que nous voulons en abolir la nécessité,
Alexandre. Quel besoin y a-t-il de faire la révolution si le
système l’incorpore ?  »
21

Le jour de notre rencontre, bien que je ne lui aie pas


servi une goutte de vodka, Zaldostanov quitta le Kremlin
en état d’ivresse. Ce qu’il ignorait, c’est qu’après lui
j’avais rendez-vous avec le leader d’un groupe de jeunes
communistes qui m’avaient frappé par leur vivacité.
Ensuite, j’ai rencontré l’intrigante porte-parole d’un
mouvement de renaissance orthodoxe. Et après elle, le
chef des ultras du Spartak. Et puis le représentant d’un
des groupes les plus populaires de la scène alternative.
Ainsi, peu à peu, je les ai tous recrutés : les motards et les
hooligans, les anarchistes et les skinheads, les commu-
nistes et les fanatiques religieux, l’extrême droite, l’ex-
trême gauche et presque tous ceux qui étaient au milieu.
Tous ceux qui étaient susceptibles de donner une réponse
excitante à la demande de sens de la jeunesse russe. Après
ce qui s’était passé en Ukraine, nous ne pouvions plus
nous permettre de laisser sans surveillance les forces de
la colère. Pour construire un système vraiment fort, le
monopole du pouvoir ne suffisait plus, il fallait celui de la
subversion. Encore une fois, il s’agissait au fond d’utiliser
la réalité comme matériel pour instaurer une forme de jeu

187
supérieur. Je n’avais pas fait autre chose dans la vie que
de mesurer l’élasticité du monde, son inépuisable pro-
pension au paradoxe et à la contradiction. Maintenant,
le théâtre politique qui prenait forme sous ma direction
représentait l’accomplissement naturel d’un parcours.
Je dois dire que chacun a joué de bon gré le rôle qui
lui avait été assigné. Certains même avec talent. Les
seuls que je n’ai pas embauchés étaient les professeurs,
les technocrates responsables des catastrophes des années
quatre-vingt-dix, les porte-drapeaux du politiquement
correct et les progressistes qui se battent pour des toilettes
transgenres. Ceux-là, j’ai préféré les laisser à l’opposi-
tion : en fait il était nécessaire que l’opposition fût consti-
tuée précisément de personnages comme eux. D’une cer-
taine façon, ils sont devenus mes meilleurs acteurs, on n’a
même pas été obligés de les engager pour qu’ils travaillent
pour nous. De petits Moscovites qui se sentaient en terre
étrangère dès qu’ils avaient dépassé le troisième anneau
du périphérique, des gens qui n’auraient pas été capables
de déplacer un fauteuil –  quant à gouverner la Russie...
Chaque fois qu’ils prenaient la parole, ils asseyaient notre
popularité. Les économistes avec leur morgue de PhD, les
oligarques rescapés des années quatre-vingt-dix, les pro-
fessionnels des droits humains, les pasionarias féministes,
les écologistes, les végans, les activistes gay : une manne
tombée du ciel, pour nous. Quand les filles de ce groupe
de musique ont profané la cathédrale du Christ-Sauveur,
hurlant des obscénités contre Poutine et le patriarche,
elles nous ont fait gagner cinq points dans les sondages.
Sans parler de Garry Kasparov, le champion d’échecs
qui avait fondé son propre parti d’opposition. Je l’ai ren-
contré une seule fois, à une de ces réceptions mondaines

188
qui, à Moscou, réussissent à mettre ensemble tout et
son contraire. Il ne s’agissait pas de lieux que je fréquen-
tais habituellement, mais vous ne pouvez pas imaginer
comme il est difficile d’échapper aux injonctions d’une
maîtresse de maison déterminée. Anastasia Tchekhova
régnait depuis des années sur la bonne société moscovite,
combinant l’aura culturelle qui découlait du fait d’être la
descendante d’un grand écrivain avec le pouvoir d’achat
assuré par son mari banquier. Elle habitait un petit hôtel
particulier construit au début du vingtième siècle par un
marchand de céréales qui n’avait pas eu l’occasion d’en
profiter longtemps.
Depuis l’entrée tapissée de tissu bleu turquoise, les
grandes portes d’acajou, ornées de poignées de cuivre
sculptées en forme d’oiseaux, donnaient accès à une enfi-
lade de salons décorés dans le style des Années folles, avec
toute une géométrie de consoles, de divans et de tables
basses qui servaient de cadre à la formidable collection de
jades anciens de la maîtresse de maison. Entre les surfaces
polies des meubles et des miroirs entourés de fleurs, on
se serait attendu à voir apparaître Zelda Fitzgerald ou au
moins Kiki de Montparnasse. Mais la plupart du temps
on finissait par tomber sur un coiffeur à la mode ou au
mieux un correspondant du New York Times.
Dans cette maison, les soirées étaient trop chorégra-
phiées pour être amusantes, mais les gens s’y rendaient
quand même parce qu’ils aimaient y trouver la confirma-
tion de leur propre importance sociale. À défaut de véri-
table gaieté on pouvait lire dans les yeux des participants
la passion rapace d’être informés avant les autres, de vivre
dans une dimension dans laquelle toute chose se passait
un peu en avance et où, avec un peu de savoir-faire, cette

189
avance pouvait être convertie en denrées précieuses :
argent, pouvoir, prestige.
La maîtresse de maison planifiait ses réceptions comme
des campagnes militaires. Dominatrice, elle parcourait
le Tout-Moscou comme un vent infidèle et glacial. Si
l’objectif était toujours mondain, la stratégie pour l’at-
teindre impliquait la mobilisation de ressources de type
différent. Les hommes d’affaires garantissaient la subs-
tance et les aristocrates la décoration, mais pour que la
soirée fût considérée comme réussie il était nécessaire de
combiner des ingrédients plus rares : une certaine dose de
génie, une pincée de glamour international et une pointe
de transgression. Garry Kasparov présentait l’avantage de
concentrer ces trois aspects en une seule personne. Joueur
d’échecs à la renommée mondiale, il s’était adonné à la
politique en organisant de prétendues « marches des dis-
sidents » à travers les rues de la capitale, ce qui lui avait
immédiatement conféré une auréole d’héroïsme de salon.
Les matrones couvertes de bijoux du Moscou radical-chic
s’agitaient autour de lui comme s’il avait été un nouveau
Che Guevara.
Ce soir-là, en entrant, je le vis tenir son auditoire
en haleine, visiblement ivre de sa gloire mondaine et
peut-être pas seulement de celle-ci. À un moment,
quelqu’un dut lui signaler ma présence.
« Ah ! C’est vous, Baranov, m’apostropha-t-il, le mage
du Kremlin, le Raspoutine de Poutine. Vous savez ce que
disent les gens de votre “démocratie souveraine” ? Qu’elle
est à la démocratie ce que la chaise électrique est à la
chaise. »
J’éclatai de rire. « Cela montre au moins que les
Russes n’ont pas perdu le sens de l’humour ! Kasparov,

190
sérieusement, savez-vous ce que signifie la démocratie
souveraine ?
— Je ne suis pas un politologue, mais en tant que
joueur d’échecs, je dirais que c’est plus ou moins le
contraire d’une partie. Aux échecs, les règles restent les
mêmes mais le vainqueur change tout le temps. Dans
votre démocratie souveraine, les règles changent, mais le
vainqueur est toujours le même. »
Il faut admettre que le champion avait de la repartie.
Les mondaines autour de nous gigotaient comme des
groupies dans la loge d’un concert.
« Peut-être. Je sais que la politique n’est pas votre
affaire, mais dites-moi, Kasparov, la CDU n’est-elle
pas restée au pouvoir pendant vingt ans en Allemagne
après la Seconde Guerre mondiale ? Et le Parti libéral-
démocrate pendant quarante ans au Japon ? Vous, les
libéraux, pensez que la culture politique russe est le
produit archaïque de l’ignorance. Vous considérez nos
habitudes, nos traditions comme un obstacle au progrès.
Vous voulez singer les Occidentaux, mais l’essentiel vous
échappe. »
Kasparov m’observait maintenant d’un air franche-
ment hostile.
« Si l’on veut goûter à quelque chose de doux, il faut
manger les bonbons, pas l’emballage. Pour conquérir la
liberté, il faut en assimiler la substance, pas la forme. Vous
répétez les slogans que vous avez appris à Washington et
à Berlin, et entre-temps vous remplissez nos rues d’em-
ballages de bonbons. Vous êtes comme les Bourbons,
vous n’oubliez rien et vous n’apprenez rien : vous avez eu
votre occasion et vous avez réduit la Russie en morceaux.
Depuis que vous avez perdu le pouvoir, vous rêvez de le

191
reconquérir pour compléter votre œuvre. De notre côté,
nous avons fait le tour de la question, nous avons appris
la leçon de l’Occident et nous l’avons adaptée à la réalité
russe. La démocratie souveraine correspond aux fonde-
ments de la culture politique russe. C’est pour cela que le
peuple est de notre côté. Il n’y a que vous, les profs, à ne
pas l’avoir encore compris.
—  Mais je ne suis pas prof !
—  Bien sûr que non. Vous êtes champion d’échecs. »
Kasparov saisit l’ironie et l’apprécia peu. En fils du
Caucase, il pinça les lèvres dans une expression qui se
voulait dissuasive.
« Il n’y a pas de jeu plus violent que celui des échecs,
vous savez. »
Je lui souris avec douceur.
« Vous ne savez pas de quoi vous parlez, professeur : la
politique est infiniment plus violente.
—  Mais ce n’est pas un jeu.
—  Pour les amateurs, ce n’est pas un jeu. En revanche,
croyez-moi, pour les professionnels, c’est le seul jeu qui
mérite véritablement d’être joué. »
Kasparov me regarda comme si j’étais fou. Il me sembla
aussi qu’il réprimait un frisson.
22

J’ai toujours aimé les bars des grands hôtels. Contrai-


rement aux restaurants prétentieux, où il faut réserver et
où l’on n’est jamais à l’abri des pitreries d’un chef star du
moment, tous les bars, même les plus légendaires, sont là,
disponibles, toujours prêts à accueillir une clientèle bigarrée
faite de touristes de bonne humeur, de businessmen plus
ou moins sinistres, de femmes au statut incertain. L’air
que l’on respire dans ces lieux est généralement neutre,
rien ne ressemble plus au bar d’un grand hôtel de Londres
que celui d’un grand hôtel de ­Lisbonne, de Singapour
ou de Moscou. Mêmes lumière diffuse, miroirs opaques,
fausses boiseries. Même musique, mêmes serveurs, même
menu. La bonne combinaison de confort et d’indifférence,
voilà leur force : dans toutes les villes du monde, sans
aucun guide, il suffit de se diriger à une certaine heure du
soir vers le bar d’un grand hôtel ; pour être bien, on n’a
pas besoin d’autre chose, à la condition d’éviter comme la
peste les endroits à la mode, les boutiques-hôtels et tous
les pièges du même genre.
À Moscou, les bars des hôtels représentaient à cette
époque mon oasis, je pouvais y faire semblant d’observer

193
de l’extérieur la réalité brutale dans laquelle j’étais
immergé, adoptant pour quelques heures le point de vue
du touriste et de l’homme d’affaires en visite. Rien que
le fait de les voir étalés sur les canapés avec des expres-
sions légèrement soulagées me donnait une sensation de
calme. Un peu comme si les portes à tambour des entrées
avaient la force de ne pas laisser pénétrer la matière obs-
cure de la ville, créant une petite Suisse sur mesure.
Au Metropol, en général, il me suffisait de boire les
premières gorgées d’un whisky pour me sentir transporté
sur les rives prospères et inoffensives du Léman. Mais ce
soir-là, contrairement à mon habitude, j’étais entièrement
concentré sur le présent. Assise en face de moi, Ksenia
avait commandé un verre d’eau. Après bien des insis-
tances j’avais réussi à lui arracher un rendez-vous, mais
cela ne signifiait en rien qu’elle fût disposée à me donner
satisfaction. Elle avait élevé au rang de grand art l’attitude
féminine de dire non pendant qu’elle faisait oui de la tête,
à sourire pendant qu’elle vous insultait, à se donner et à
se refuser en même temps, sans jamais tomber dans la
contradiction. Auprès d’elle, un homme pouvait éprouver
le sentiment de la victoire et avoir conscience de l’impos-
sibilité de la victoire. À quel point les deux choses étaient
inextricables. Et jusqu’à quel point elles constituaient
l’essence du désir et peut-être même de l’amour.
J’avais confusément conscience de tout cela à l’époque.
J’étais encore à la recherche de quelque chose et c’est
seulement quelque temps plus tard que je compren-
drais de quoi il s’agissait. Ce premier soir, j’essayai de
découvrir ce qu’elle avait fait des années passées. Rien,
me répondit-elle. C’était vrai. Je m’en souvenais à pré-
sent. Ksenia ne croyait pas au travail. Ou à tout effort qui

194
eût pour objet quelque chose d’autre qu’elle-même. Là
où les femmes et les compagnes des oligarques ouvraient
des galeries d’art contemporain, des fondations pour
sauver les orphelins russes ou les phoques de l’Arctique,
elle ne faisait rien. Sa paresse, vierge de tout compromis,
était une forme de sagesse. Ksenia ne sentait pas le
besoin d’ajouter quelque activité que ce fût à son exis-
tence, ce qui lui conférait une supériorité automatique
sur les autres. Sa force ne résidait pas seulement dans la
beauté avec laquelle elle prenait possession de n’importe
quel lieu, dans la qualité incroyable de ses gestes. À elle
seule, Ksenia constituait une doctrine. Rien à voir avec
la matière abstraite des examens universitaires : la vraie
philosophie, une question de vie ou de mort, la seule à
laquelle il vaille la peine de se confronter. Il y avait en
elle quelque chose qui suscitait chez les hommes la nos-
talgie irrésistible de vies non vécues. Et le désir de les lui
raconter. N’importe quoi pour ne pas perdre son atten-
tion. Sa présence rendait le miracle possible. Ou en tout
cas en donnait l’impression.
Je lui parlai comme je n’avais pas parlé depuis des
années. Comme je n’avais peut-être jamais parlé avec
personne, avec la sensation de pouvoir être compris. Il est
bien possible qu’il s’agisse d’une technique que Ksenia
avait développée, un effet d’optique qu’elle réussissait à
produire, le reflet d’un mirage et rien de plus. Mais c’était
suffisant pour moi. Je lui racontai que, quelques jours
auparavant, après être entré en courant dans un ascenseur
du Kremlin, j’avais soudain croisé mon reflet dans un
miroir. Seulement ce n’était pas moi, c’était le visage de
mon père. Il était apparu à l’improviste et maintenant il
ne me quittait plus, je le voyais chaque matin quand je me

195
rasais, il m’observait avec surprise, une pointe d’ironie. Le
visage de mon père que j’avais fini par rejoindre malgré
les efforts que j’avais faits pour l’éviter. Et derrière lui, le
crâne qui se dégageait maintenant avec clarté et attendait
son heure, creusant son empreinte dans mes traits de plus
en plus tirés. Je lui dis ma fatigue. Et pour la première
fois, en parlant avec Ksenia, je me rendis compte que je
l’éprouvais. J’avais tellement couru et depuis si longtemps
qu’à quarante ans je me sentais comme un de ces athlètes
olympiques, prêt pour la retraite.

Après ce premier rendez-vous, nous prîmes l’habi-


tude de nous retrouver au Metropol. En apparence, elle
se laissait guider, passant du verre d’eau du premier
rendez-vous au verre de chablis du deuxième, jusqu’à la
vodka-Martini des rencontres suivantes. En réalité, assise
devant moi, jambes croisées, ses petits seins dressés, elle
restaurait peu à peu son règne. Ses yeux souriaient, puis
devenaient sérieux. Pas un instant, au cours des années
où nous avions été séparés, son intelligence n’avait cessé
de croître. Elle s’était nourrie de toute chose et revenait
vers moi renouvelée et pure. Ksenia transmettait une
sensation de calme que je ne lui connaissais pas, comme
si l’agitation qu’elle avait en elle avait finalement trouvé
son antidote dans les événements chaotiques qui avaient
marqué les dernières années de sa vie. Ses soupçons
de jadis sur la vie et sur les gens avaient été confirmés,
comme avait été confirmée sa capacité de les comprendre
et de les gérer. Parler avec elle, c’était comme mettre
fin à un exil qui avait duré trop longtemps. Nos pen-
sées se poursuivaient et jouaient ensemble comme des
enfants par un après-midi de soleil. Jusqu’au jour où, par

196
distraction, nous nous sommes aventurés sur le terrain
que, jusqu’à ce moment, nous avions évité.
La soirée était déjà avancée et je m’étais lancé avec
une emphase alcoolique dans l’histoire de ce jésuite espa-
gnol qui, vivant dans des temps obscurs, avait écrit un
manuel pour aider les âmes vigoureuses et constantes à
s’orienter : si même la galanterie, la générosité et la fidé-
lité s’étaient perdues, il soutenait qu’il devait être possible
de les retrouver dans le cœur d’un homme de valeur.
Ksenia fit la moue.
« La gloire, la passion, vous les hommes êtes toujours
tellement romantiques. Nous les femmes ne pouvons
pas nous le permettre : nous avons la responsabilité de la
survie du monde. »
À mon tour, je lui souris, j’ai toujours aimé voir
confirmés mes préjugés les plus enracinés. Un des motifs
principaux du charme de la femme russe est sa férocité.
Et parmi toutes les femmes russes que j’avais eu l’oc-
casion de rencontrer, Ksenia était certainement la plus
féroce. Elle me fusilla du regard.
« Ne me dis pas que toi aussi tu es comme tous les autres,
Vadia, un de ceux qui ne comprendront jamais rien. »
Non, non, je ne comprendrais jamais, cela au moins
aurait dû être évident. Loin de moi l’idée de prétendre le
contraire. Mais Ksenia continuait.
« Vous faites de grands discours, mais après vous
mélangez tout. Vous pensez au fond que le mariage est
une façon de vous garantir un public, quelqu’un qui soit
toujours à vos côtés, à admirer vos exploits. »
Je n’étais pas sûr qu’elle s’adressât à moi.
« Toi non, bien sûr, Vadia, tu es un poète. Un poète
égaré parmi les loups. Pour toi, l’amour est sacré, c’est

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août 2022 à Stefano Sampietro
clair, je m’en souviens. “Vois derrière la forêt où nous
marchons en tremblant, comme un château illuminé,
déjà le soir attend.”
—  Quelle merveille, je l’avais oublié, Rilke.
—  Oui, quelle merveille ! Si cela ne tenait qu’à toi nous
serions encore sur le divan de la rue Gasheka, à nous tenir
par la main.
—  Dans mes souvenirs, on ne se tenait pas seulement
par la main, sur ce divan. »
Un instant, l’expression de Ksenia s’adoucit, mais elle
se reprit tout de suite.
—  Le mariage est le contraire de l’amour, tu sais. C’est
comme les impôts. D’une certaine façon tu le fais pour
les autres.
—  Ouais, pour construire le futur du socialisme ! »
Je ne comprenais pas pourquoi elle me tenait ce genre
de discours. Ou peut-être, si. De toute façon, je n’en avais
pas envie. Mais personne n’a jamais arrêté Ksenia quand
elle a décidé de démontrer quelque chose.
« C’est une loi, la base de n’importe quelle société.
N’est-ce pas ce que répète tout le temps ton Tsar, quand
il est avec vos amis orthodoxes ? C’est pourquoi il est ridi-
cule de penser le fonder sur un sentiment passager.
—  Mais on peut quand même porter un toast aux sen-
timents passagers, non ? »
Impassible sur son divan de velours noir, Ksenia ignora
ma coupe levée.
« Dans le monde entier, pendant des siècles, les hommes
et les femmes se sont mariés pour des raisons qui n’avaient
rien à voir avec l’amour, sans cultiver des espoirs absurdes
comme l’idée de trouver le bonheur dans un contrat. Ils
trouvaient dans le mariage la stabilité qui servait pour

198
fonder une famille. Puis, pour le reste, ils s’organisaient,
il y avait mille façons... Tu sais que tes Français du dix-
huitième n’invitaient jamais un mari et une femme à dîner
ensemble ?
—  Je m’en réjouis ! Je vois qu’il t’est resté des traces de
nos fréquentations. »
En vérité, je ne m’en réjouissais pas du tout, mon seul
désir était que Ksenia change de sujet. Mais il n’y avait
rien à faire.
« Tu sais ce qui est curieux ? Il arrivait que quelque-
fois les époux tombent amoureux l’un de l’autre. C’était
considéré comme un fait un peu gênant à l’époque, mais
cela arrivait...
—  Allons bon !...
— Il faut dire que dans la plupart des cas cela n’ar-
rivait pas. Mais le mariage fonctionnait parce qu’il avait
des bases solides. Et on trouvait l’amour en dehors.
—  Le mari, en tout cas...
—  La femme aussi, dans les sociétés les plus évoluées.
Tu te souviens comment cela fonctionnait ici, au temps
de l’URSS, non ? Les maris et les femmes avaient des
vacances à des moments différents. C’était fait exprès,
il y avait des établissements de vacances pour les uns et
pour les autres. Ainsi chacun avait la possibilité d’en pro-
fiter... Cette idée saugrenue de se marier par amour, c’est
la faute des romans du dix-neuvième, des films d’Hol-
lywood. Quitte à découvrir après que l’amour ne dure pas
ou qu’il n’a jamais existé, ou qu’il y en a un plus grand au
coin de la rue. »
Le cynisme spontané de Ksenia m’avait toujours fas-
ciné. Mais dans ce cas le fil était un peu gros.
« Quand tu m’as laissé, tu ne m’aimais plus.

199
—  Et comment aurais-je pu, Vadia ? Tu étais un jeune
homme gâté, tu jouais à faire l’artiste, tu te cachais. Tu
sais d’où je viens, Vadia, la bohème j’avais déjà donné.
Ce n’était pas ce que je voulais. Il n’y a pas de liberté là-
dedans, seulement une fuite sans fin. Ma mère se consi-
dérait comme une rebelle, elle voulait être libre, mais en
vieillissant elle a commencé à dépendre du dernier loser
qui acceptait de la protéger. J’ai compris alors que la
vraie liberté naît du conformisme. C’est uniquement si
tu maintiens les apparences que tu peux faire ce que tu
veux. J’avais besoin de stabilité. Économique, bien sûr.
Mais pas seulement. Misha avait le contrôle.
—  Au moins jusqu’au moment de le perdre.
— Ça, c’est parce que nous habitons dans un pays
absurde.
—  Peut-être. Mais dans un pays normal, Misha serait,
au mieux, devenu un bookmaker clandestin.
— Je ne crois pas. Misha aurait réussi n’importe où.
Mais ici il a dû jouer avec les règles russes.
— Seulement, il ne les avait pas comprises, les règles.
Si tu achètes quelque chose avec quatre sous, en plus
empruntés, cette chose ne t’appartient pas, on peut te la
prendre à n’importe quel moment. Il se prenait pour Steve
Jobs, ton Misha, alors qu’il n’était qu’une poupée gonflable.
— Mais vraiment, tu es encore fâché avec lui, après
tout ce que vous lui avez fait ? Tu ne trouves pas qu’il a
assez payé ?
—  Non. »
Ksenia me regarda de façon étrange. Je crus un moment
qu’elle allait partir. Mais soudain sur son visage apparut
cette douceur inquiétante qui n’appartenait qu’à elle. Ses
yeux brillaient comme ceux d’une enfant de quatre ans.

200
« Tu tenais tellement à moi ?
—  Je t’aimais, Ksenia.
—  Et maintenant ? En ce moment ? »
Silence.
« Encore maintenant. »
À présent, Ksenia n’était plus une enfant. C’était une
femme au sommet de ses possibilités et elle m’adressait
le sourire sûr et profond de ses quarante ans. La nymphe
curieuse et cruelle que j’avais connue jadis avait grandi
sans rien perdre de son charme. Je regardai autour de
moi. Le pianiste avait cessé de jouer. Les touristes étaient
allés se coucher. Il restait deux serveurs, l’air inquiet.
L’un face à l’autre, Ksenia et moi étions les témoins d’un
fait incompréhensible, comme des soldats qui se trouvent
dans une tranchée pour la première fois et que rien,
jamais, n’aurait pu préparer à ce qu’ils sont en train de
vivre. Quelque chose qui avait commencé des années plus
tôt était en train de s’accomplir, d’une façon totalement
inattendue et calme. Habitué aux événements qui ouvrent
les journaux télévisés et font discuter les gens dans la rue,
je n’étais pas du tout préparé à cela. L’événement imper-
ceptible qui change tout.
Je me souvins alors de l’inutilité des mots. Un moment
auparavant, il n’y en avait pas besoin, le moment sui-
vant rien n’aurait pu l’empêcher. Nous sommes sortis de
l’hôtel et avons commencé à marcher. Toute l’imagination
nocturne de Moscou était à notre disposition. Au-dessus
de nous, le ciel demeurait profond et pur. Nous nous
sommes engouffrés dans les petites rues qui contournent
Tverskaïa. Nos pas s’enfonçaient dans la neige, prenant
la place des mots. La façade des anciennes maisons de
maître et les branches des petits arbres recouverts de

201
flocons épais nous escortaient en silence. Leur bienveil-
lance rendait superflue toute prudence. Nous nous regar-
dions de temps en temps, cherchant une confirmation
dans les yeux l’un de l’autre.
23

Le coup du labrador ne vient pas de moi. Mais il faut


admettre qu’il s’agit d’une idée géniale, quoiqu’un peu
brutale, comme la plupart des initiatives du Tsar. La
chancelière s’était préparée à une rencontre normale.
Impeccable, en tailleur noir et bottines achetées au super-
marché, comme d’habitude, sans papiers. Parce qu’elle
étudiait tout à l’avance : les fiches minutieuses produites
par son équipe, les notes avec en-tête des ministères et
les mémos sur papier simple, distillés par les services de
sûreté de la République fédérale. Des nuits entières et
des journées passées à dévorer des données, à tracer des
scénarios géopolitiques avec la même exactitude que celle
avec laquelle elle menait ses expériences de laboratoire
au temps de sa carrière universitaire. Le résultat, c’est
que la chancelière arrivait toujours fraîche et sûre d’elle,
méchante comme tous ceux qui savent qu’ils peuvent se
le permettre, avec la puissance géométrique de ces Länder
et de ces Konzerne derrière elle. Ce jour-là, pourtant, rien
n’aurait pu la préparer à ce qui l’attendait au moment
où elle fit son entrée dans la salle de réunion. Koni. Le
gigantesque labrador noir du Tsar.

203
Pour bien apprécier la situation il faut savoir que la
chancelière avait la phobie des chiens. Au fil des années,
elle avait subjugué plus de bêtes féroces dans l’arène de
la politique mondiale que tous les dompteurs de cirque
réunis. Mais un chien, n’importe lequel, même le plus
insignifiant, parvenait à réveiller en elle la terreur primor-
diale qu’elle avait éprouvée à l’âge de huit ans, quand seul
un miracle avait empêché que le rottweiler du voisin la
déchiquette sous les yeux horrifiés de son père.
Imaginez alors la scène au Kremlin ce jour-là. D’ailleurs,
vous n’avez pas besoin de l’imaginer car les photos sont
en ligne. La chancelière qui sourit jaune tandis que Koni,
le poil brillant, rôde autour d’elle. La chancelière pétri-
fiée sur sa chaise tandis que Koni s’avance, joueuse, à la
recherche de câlins. La chancelière au bord de la crise de
nerfs quand Koni enfile le museau dans son giron pour
renifler l’odeur de sa nouvelle amie. Le Tsar, à ses côtés,
sourit, relax, jambes écartées : « Vous êtes sûre que le
chien ne vous dérange pas, madame Merkel ? Je pourrais
le mettre dehors, mais il est tellement gentil, vous savez.
Je m’en sépare difficilement. »
Le labrador. Voilà le moment où le Tsar a décidé
d’ôter ses gants et de commencer à jouer la partie
comme il l’avait apprise dans les cours de Leningrad,
où tu n’avais pas le temps d’effleurer le ballon que déjà
quelqu’un t’avait donné un coup de genou dans les
couilles. Là-bas  on devait toujours démontrer qu’on
était un peu plus fou que les autres si on voulait que
les brutes n’aient pas le dessus. La politique de très
haut niveau, c’est un peu la même chose. Salons dorés,
piquets d’honneur, cortèges officiels traversant les rues
fermées à la circulation, mais ensuite, au fond, c’est la

204
même logique que la cour d’école où les brutes imposent
leur loi et où la seule façon de se faire respecter c’est le
coup de genou.
Les premières années, à son apparition sur la scène
internationale, le Tsar était resté un peu en retrait, avec
l’attitude classique du Russe qui n’a jamais ses papiers
en règle et doit se soumettre à l’examen minutieux
de  juges plus civilisés. L’éternel complexe du barbare
de la frontière qui doit se faire pardonner cinq siècles
de massacres, culminant dans l’apocalypse du socia-
lisme réel. À cette époque, Moscou était plein d’étran-
gers maigres et efficaces. Ils circulaient dans les grandes
entreprises, les ministères et même au Kremlin, avec des
airs de proconsuls romains envoyés rétablir l’ordre dans
quelque lointaine province de l’Empire. Ils dirigeaient
des banques, des fondations, des journaux. Ils dispen-
saient conseils et jugements avec le ton de celui qui
s’adresse à un enfant dont on saisit déjà qu’il va mal finir
malgré tout l’amour et les efforts des parents.
Nous nous étions habitués à les écouter. Parce que
c’était la seule chose à faire, there is no alternative. Même
si en vérité, à force de les suivre, les choses ne s’étaient
pas améliorées. Et on ne sait comment, au lieu de croître,
notre influence diminuait. Et plus nous cherchions à nous
faire accepter et moins ceux-là semblaient nous prendre
en considération. Puis cela n’a plus suffi. Notre docilité
méritait d’être punie avec la plus grande sévérité. L’Otan
dans les pays baltes, les bases américaines en Asie cen-
trale, la tutelle des institutions financières ne suffisaient
plus. Ils ont voulu prendre directement le pouvoir. Nous
renvoyer dans nos sous-sols et mettre à notre place des
agents de la CIA et du Fonds monétaire international.

205
En Géorgie, d’abord, et puis en Ukraine, au cœur même
de notre empire perdu.
Quand il a vu les foules déchaînées, financées par
George Soros, par le Congrès américain, par l’Union
européenne, occuper Tbilissi, Kiev, Bichkek et annuler
avec violence le résultat des élections, le Tsar a finalement
compris. Le véritable objectif, c’était lui. S’il laissait passer
sans réagir la subversion orange, la contagion s’éten-
drait à la Russie, renversant son pouvoir pour ériger à sa
place un fantoche de l’Occident. Toute sa bonne volonté
d’écolier russe qui prend des leçons de savoir-vivre des
vainqueurs de la guerre froide n’avait servi à rien. Elle
avait simplement convaincu les nouveaux patrons qu’il
n’y avait aucune raison d’avoir des scrupules. La voie de
Moscou était libre, la victoire complète, qui avait échappé
à Napoléon et à Hitler, finalement à portée de main.
C’est alors que le Tsar a décidé de miser sur le labrador.
Il ne s’agissait pas là d’une manœuvre totalement origi-
nale, en fait il y avait déjà eu le précédent de cet empe-
reur romain. Mais nous, nous avons fait mieux, parce que
Caligula n’avait fait que nommer son cheval sénateur,
alors que nous, nous avons directement promu le chien
ministre des Affaires étrangères.
Depuis, la situation s’est beaucoup améliorée. Nos par-
tenaires ont commencé à nous regarder d’un autre œil et,
pas à pas, nous avons regagné le respect que nous avions
perdu sur la scène internationale. Sous la conduite de
Koni, le rang de la Russie est redevenu celui d’une grande
puissance. En Europe et au Moyen-Orient, notre voix a
recommencé à être écoutée.
C’est vrai que les talents du labrador sont hors du
commun. D’abord, c’est une femelle, ce qui établit sa

206
supériorité automatique sur ses collègues mâles. De plus,
elle descend en ligne directe du chien préféré de Brejnev
et on dit que son nom vient de Condoleezza Rice, l’ex-
secrétaire d’État américaine. Bref, elle a la politique dans
le sang. Mais sa qualité décisive est la surprise. Là où
ses collègues humains élaborent de prudentes stratégies,
fondées sur d’interminables analyses, tergiversent et ne
concluent rien, Koni hume l’air et prend l’initiative. Elle
est souveraine, elle agit sans demander de permission.
Sous sa direction, nous avons appris à accepter le chaos.
À nous en faire un allié. N’imaginez pas de grandes stra-
tégies. Les gens pensent que le centre du pouvoir est le
cœur d’une logique machiavélique, quand en réalité c’est
le cœur de l’irrationnel et des passions, une cour d’école,
vous dis-je, où la méchanceté gratuite a libre cours et pré-
vaut immanquablement sur la justice et même sur la pure
et simple logique. Parmi les primates, l’homme a le plus
grand cerveau, c’est vrai, mais sa bite aussi est la plus
grande, plus que celle du gorille. Et ça, ça doit bien vou-
loir dire quelque chose, non ?
Les vieux dirigeants soviétiques avaient leurs qualités,
mais ils choisissaient toujours la stabilité face à l’incer-
titude. Ils aimaient que les choses fussent organisées
et prévisibles. C’est pour cela qu’à la fin ils se sont fait
bouffer par les Américains. Parce qu’à ce jeu-là, vous les
Occidentaux êtes les meilleurs. Toute votre vision du
monde est fondée sur le désir d’éviter les accidents. De
réduire le plus possible le territoire des incertitudes afin
que la raison règne, suprême. Nous au contraire, nous
avons compris que le chaos était notre ami, à dire vrai,
notre seule possibilité. Comparer les mercenaires et les
hackers de Koni aux vieux fonctionnaires de la première

207
direction du KGB, comme le font vos analystes, est ridi-
cule. Eux étaient des bureaucrates prévisibles, tandis que
ceux-ci, nous ne savons même pas exactement ce qu’ils
feront le lendemain. Mais nous avons misé sur eux : il
a suffi que le labrador montre le chemin et ils se sont
déchaînés ; ils n’attendaient que ça.
24

Je n’ai jamais été un passionné de Saint-Pétersbourg,


ville homogène, pétrifiée dans le temps, dépourvue de
toute force vitale et de la continuelle surprise des formes
qui rend Moscou si excitante et indéchiffrable. Chaque
fois que je m’y trouve, j’ai l’impression de parcourir un
décor de théâtre abandonné par ses personnages, fruit
d’un pari naïf et grotesque, qui a mal tourné et a été,
à juste titre, relégué aux marges de l’histoire. Le Tsar,
au contraire, ne se sent pleinement à son aise que là. À
peine met-il le pied à Piter que la cape d’autocontrôle
forcené qui l’enveloppe dans la capitale semble glisser à
ses pieds, libérant un personnage plus affable. N’allez pas
imaginer de gros rires et des tapes dans le dos, mais chez
lui Poutine se détend et il lui arrive même de se permettre
une bière ou un verre de vin. Surtout, pour lui, Saint-
Pétersbourg reste le lieu des proches.
Quand je travaillais pour lui, il m’arrivait de retrouver
le Tsar dans sa ville. Je n’ai jamais fait partie du cercle
de ses intimes : notre relation, même dans les moments
les plus intenses, est toujours restée une relation de tra-
vail. Il y avait, je crois, dans nos caractères respectifs – et

209
peut-être dans nos origines respectives  – quelque chose
de très profond qui nous empêchait d’outrepasser le seuil
qui donne normalement accès aux dimensions de l’amitié.
Ni lui ni moi ne l’avons jamais désiré. Poutine avait les
siens, d’amis, la bande colorée et bigarrée des judokas,
des espions et des affairistes avec lesquels il avait partagé
les différents stades de la vie obscure qu’il avait traversée
avant d’arriver aux lumières du Kremlin. Et moi, j’avais
les livres, et maintenant à nouveau Ksenia, qui suffisaient
amplement à satisfaire l’ensemble de mes exigences sen-
timentales. Cela dit, au cours des années, une vraie com-
plicité s’était développée entre nous et je ne crois pas me
tromper en disant que le Tsar appréciait ma compagnie.
Il aimait m’impliquer dans toutes sortes de situations dif-
férentes, pour connaître mon point de vue. Il savait qu’il
serait distinct de celui des autres et en général plus direct.
Je crois qu’il percevait en moi une forme de liberté inté-
rieure qui, si elle l’empêchait de se fier totalement à moi,
le poussait aussi à rechercher mon conseil. Pour moi, être
à ses côtés était un privilège. Non pas pour les avantages
qui en dérivaient, les miroirs colorés qui attiraient les
grands fauves et les petits charognards de la politique,
mais pour l’expérience unique de pouvoir suivre, jour
après jour, un drame élisabéthain qui se déployait sur la
scène du monde.
Si Poutine en était le protagoniste indéniable, le cercle
de ses amis de Pétersbourg constituait une distribu-
tion de seconds rôles digne de Richard III. En quelques
années ils étaient passés du stade de magouilleurs de
province, obligés de louvoyer entre les traites venues à
expiration et les coups de téléphone des directeurs de
banque, à celui de noblesse d’Empire, accumulant des

210
richesses dignes  des émirs du Golfe. Ce processus, très
rapide, avait tout balayé sur son chemin. Rien de leurs
sentiments et de leurs inclinations originelles n’avait
survécu au déluge de milliards qui s’était abattu sur les
amis du Tsar. Chacun d’eux en avait été transformé
jusqu’au cœur de son propre moi. Mais le pacte impli-
cite avec Poutine était de faire comme si de rien n’était,
de se retrouver avec la même simplicité que jadis. Parce
que c’était au nom du passé que le Tsar les avait cou-
verts d’or, certainement pas pour les dons exceptionnels
qu’aucun d’entre eux ne possédait. Si Poutine avait des
traits hors du commun qui pouvaient justifier son ascen-
sion, leur seul mérite consistait à s’être trouvés sur son
chemin à un moment ou un autre et à avoir su attirer
sa sympathie et, surtout, sa confiance. Cultiver la bien-
veillance du Tsar était la seule condition qu’ils devaient
remplir pour que la manne tombée du ciel continue à se
reverser sur eux. Mais, pour y parvenir, il ne leur suffisait
pas d’adopter la simple flatterie du courtisan. Eux étaient
les amis, ceux d’avant, dont Poutine attendait, ou faisait
semblant d’attendre, un certain degré de sincérité, même
si ensuite chacun savait que celle-ci trouvait sa limite
dans l’idée, de plus en plus hypertrophique, que le Tsar
cultivait de lui-même. En pratique, il s’agissait de le louer
comme n’importe qui, tout en faisant preuve de la sincé-
rité bourrue propre aux vieux amis. Un exercice de haute
voltige qui donnait lieu aux scènes grotesques auxquelles
il m’arrivait d’assister à Pétersbourg, avec les amis qui
multipliaient les plaisanteries et les petites impertinences
sans jamais contredire le Tsar sur aucun point fonda-
mental, mais jouant à celui qui le conforterait le premier
dans toutes ses idées.

211
C’est à l’une de ces occasions que je fis la connais-
sance d’Evgueni Prigojine. Nous nous étions retrouvés à
quatre ou cinq dans le salon privé d’un restaurant regor-
geant de miroirs et de lustres. Poutine m’avait présenté
comme le propriétaire du lieu un type à l’air plutôt insi-
gnifiant, chauve, qui souriait modestement, et en effet,
pour toute la durée du repas, il avait joué son rôle, décri-
vant les différents plats, servant des grands crus français
et se tenant à tout moment à la disposition du Tsar, prêt
à satisfaire n’importe quelle exigence gastronomique.
Orné d’une cravate argentée comme pour un mariage, il
s’adressait à nous avec prévenance, puis, plus sèchement,
au personnel de salle. Ce n’est qu’à la fin du repas que
Poutine lui a proposé de s’asseoir avec nous. La tablée
était plongée dans une conversation de plus en plus
alcoolisée sur les mérites respectifs de plusieurs agences
d’escort européennes. Le Tsar, qui n’avait évidemment
pas recours à leurs services, ne participait pas à la discus-
sion, mais la suivait avec une mine amusée que chacun
des présents avait à l’œil, prêt à changer immédiatement
de sujet au cas où elle viendrait à se modifier. Prigojine
s’est intégré avec naturel, son aplomb de majordome fai-
sant place à l’attitude de scepticisme enjoué qui conve-
nait aux membres du cercle magique des amis de longue
date. Dans un premier temps, il connut un certain succès
avec quelques anecdotes alléchantes sur ses passades
nocturnes aux Baléares. Puis il détourna la conversation
sur sa dernière aventure entrepreneuriale : le rachat d’un
gigantesque domaine agricole sur les rives de la mer Noire
qu’il entendait convertir en plantation de roquette. « Vous
n’avez pas idée de la difficulté de trouver de la roquette
décente en Russie », répétait-il, mi-sérieux mi-amusé, aux

212
camarades qui le taquinaient. Mais, à un moment donné,
le Tsar l’a interrompu et s’est tourné vers moi.
« Comme tu peux le voir, Evgueni ne manque pas d’ini-
tiative. C’est aussi un passionné d’affaires internationales
et je pense qu’il pourrait nous donner un coup de main
sur certaines questions dont nous discutons ces jours-ci,
n’est-ce pas, Genia ? »
À ces mots, les yeux du restaurateur se sont éclairés
tandis que Poutine continuait : « Ce serait utile que vous
vous parliez, Vadia. »
Il faut que vous compreniez une chose : le Tsar ne dit
jamais rien de précis, mais ne dit jamais rien par hasard
non plus. S’il se donne la peine de faire une suggestion,
par exemple que son conseiller politique rencontre un
restaurateur de Saint-Pétersbourg pour discuter avec lui
de la politique étrangère russe, aussi absurde que cela
puisse paraître, l’idée doit être prise au sérieux et mise à
exécution.
Ce soir-là, Prigojine s’est contenté de m’adresser une
invitation pour le lendemain sans se départir de cet air de
gangster-majordome qui l’avait caractérisé toute la soirée.
Mais le matin suivant, quand il est passé me prendre à
l’hôtel, j’ai tout de suite compris qu’il était plus qu’un
simple restaurateur. Après un bref parcours en voiture,
nous nous sommes retrouvés au port, où pendant un ter-
rible moment j’ai eu très peur qu’il n’ait l’intention de
m’embarquer à bord d’un de ces bateaux de croisière tou-
ristique comme il y en a ici et qui se donnent de faux
airs de bateaux-mouches parisiens. Quelqu’un m’avait dit
que Prigojine possédait également des intérêts dans ce
domaine. Mais heureusement nous sommes montés dans
un hélicoptère. « Ma maison n’est pas si loin, mais je sais

213
que tu n’as pas de temps à perdre, Vadim Alexeïevitch :
comme ça, ça ira plus vite. »
À cette heure, vue de haut, avec les façades féeriques
des palais donnant sur les canaux, le reflet des coupoles
et toutes ces îles éparpillées sur la Neva, la vieille capitale
brillait comme un masque mortuaire de marbre et de dia-
mants abandonné au soleil. Pour accompagner le spec-
tacle, Prigojine entama le récit de l’épopée de ses rapports
avec le Tsar. C’était Poutine qui, lorsqu’il était adjoint au
maire de Saint-Pétersbourg, au début des années quatre-
vingt-dix, avait concédé à Prigojine et à un groupe de ses
associés la licence pour l’ouverture du premier casino de
la ville. Cela n’avait pas dû être une partie de plaisir, vu la
période et le type d’activité, mais tout laissait penser que
Prigojine s’en était tiré pour le mieux. De là avait com-
mencé une ascension que le Tsar avait accompagnée de
son infaillible bienveillance.
La brièveté du vol ne m’a pas donné le temps d’ap-
profondir la question. Après seulement cinq minutes
nous avons commencé les manœuvres d’atterrissage sur
Kamenny Ostrov. J’avais entendu parler de cet endroit,
mais je croyais qu’on exagérait quand on racontait qu’à
Pétersbourg certains amis du Tsar s’étaient acheté une
île où ils vivaient comme des aristocrates de l’époque
impériale, dans des palais recouverts de stuc et d’or,
et qu’ils y organisaient des bals costumés auxquels ils
se présentaient déguisés en courtisans d’Alexandre  III.
On disait même que quelqu’un, tant qu’il y était, s’était
fait dessiner ses propres insignes nobiliaires, avec pro-
fusion de lys et de lions rampants. Contemplant main-
tenant de haut les villas minutieusement restaurées des
anciens fonctionnaires de l’Empire, les piscines, les salles

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août 2022 à Stefano Sampietro
de sport, les gigantesques garages, le fossé qui entourait
l’île et les guérites des gardes, les SUV et les hélicoptères,
je comprenais que, comme souvent chez nous, la réalité
avait une fois encore dépassé n’importe quelle fiction.

« Tu sais, je ne suis pas un intellectuel comme toi,


Vadim Alexeïevitch. Mais j’ai appris deux ou trois choses
dans la vie. »
Prigojine s’était confortablement installé dans un soi-
disant fauteuil Louis XVI aux accoudoirs dorés. Autour de
lui, les meubles de design scandinave, les lions courroucés
et les candélabres de Murano se miraient dans le marbre
blanc et dans les immenses baies vitrées qui donnaient sur
la Neva. Le décorateur ouzbek avait fait du bon travail.
« Sais-tu ce qu’est un casino ? Un monument à l’irratio-
nalité des hommes. Si les hommes étaient des créatures
rationnelles, les casinos n’existeraient pas. Pourquoi diable
quelqu’un devrait-il accepter de jeter de l’argent dans un
endroit où toutes les probabilités sont contre lui ? Grâce à
Dieu, les hommes ne sont pas des créatures rationnelles,
sinon je ne posséderais rien de tout cela. »
Prigojine fit un geste vague dans la direction des toiles
peintes à la manière de Basquiat et du Steinway blanc.
« Il n’y a rien de plus sage que de miser sur la folie des
hommes.
— C’est tout à fait ça, Vadim Alexeïevitch. Tu sais
pourquoi certaines personnes se ruinent dans les casinos ?
Se précipitent dans une spirale dont elles ne réussissent
plus à s’extirper ? C’est une question de caractère, bien
sûr, ça n’arrive pas à tout le monde. Mais ce ne sont pas
des monstres. Eux ne parviennent pas à se contrôler, mais
ce vice du cerveau nous l’avons tous. »

215
Prigojine s’interrompit. Il prit un portefeuille dans
une poche de sa veste et en sortit un billet de cinq mille
roubles.
« Regarde ça. Essaye de faire une expérience dans la rue
avec un passant quelconque. Offre-lui le billet, ou sinon
une chance de cinquante pour cent d’en avoir deux. Tu
sais ce qu’il fera ? Je vais te le dire : il prendra le billet de
cinq mille. Puis essaye de faire le contraire. Demande à
un passant de te donner cinq mille roubles ou sinon de
jouer à pile ou face pour savoir s’il devra te donner deux
billets ou aucun. Tu sais ce que fera le type cette fois ?
Plutôt que débourser tout de suite ses cinq mille roubles,
il préférera courir le risque de t’en donner le double. C’est
absurde, non ? En théorie, celui qui gagne pourrait se per-
mettre de courir un risque par rapport à celui qui perd.
Au lieu de ça, les gens font exactement le contraire. Ceux
qui gagnent sont plus prudents dans leurs choix, tandis
que les perdants jouent le tout pour le tout. »
J’observais Prigojine triomphant ; je commençais à
comprendre où il voulait en venir.
« Le cerveau humain est plein de petites failles de ce
genre. Les connaître et en profiter est le métier de celui
qui gère un casino. Mais c’est comme ça que fonctionne
la politique aussi, non ? Tant qu’on est à l’aise, qu’on a
un travail sûr, une belle famille, la maison de campagne,
les vacances au bord de la mer, la retraite en perspec-
tive, on reste tranquille. On fait des choix prudents, on ne
veut pas courir de risques. On choisit ce qu’on connaît.
Mais, mettons que les choses commencent à aller moins
bien. La situation change, le type perd son travail, perd
sa maison, il ne parvient plus à voir un avenir. Que fait-il
à ce moment-là ? Il joue la prudence ? Pas du tout : il

216
commence à parier comme un fou ! Il préfère le risque
inconnu au maintien de sa situation actuelle. C’est là
que tout bascule : le chaos devient plus attractif que
l’ordre, au moins il offre la possibilité de quelque chose
de neuf, non ? Un coup de théâtre... C’est alors que les
choses deviennent intéressantes. La révolution de 1917,
le nazisme sont nés comme ça, si je ne me trompe ? Parce
qu’une majorité de personnes a préféré se jeter dans l’in-
connu plutôt que de continuer à vivre comme avant. »
Le cuisinier atteignait des sommets philosophiques,
mais ses propos étaient loin d’être inintéressants.
« Maintenant, comme je te le disais, poursuivit-il, je ne
suis ni un intellectuel ni un expert des relations interna-
tionales, mais j’ai l’impression que nous y sommes à nou-
veau. Les Occidentaux pensent que leurs enfants vivront
moins bien qu’eux. Ils voient la Chine, l’Inde et, grâce à
Dieu, la Russie faire des pas de géant et eux, rien. Chaque
jour qui passe, leur pouvoir se réduit, la situation échappe
à leur contrôle, l’avenir ne leur appartient plus.
— Ils sont prêts à faire les choix les plus absurdes.
Notre devoir est simplement de les aider.
—  Précisément, Vadim Alexeïevitch. Il ne s’agit pas de
les battre ou de les obliger, seulement d’accompagner un
mouvement qui est déjà en place. C’est ce que comprend
très bien le Tsar. Il est comme moi un passionné de judo
et en connaît la règle de base : utiliser la force de l’adver-
saire contre lui. »
Le raisonnement de Prigojine ne faisait pas un pli.
Restait simplement à lui donner une application pratique.
Mais, sur ce point, j’avais déjà ma petite idée.

217
Nous nous retrouvâmes quelques semaines plus tard,
au pied d’un immeuble quelconque à la périphérie de
Pétersbourg. Une pluie suburbaine soulignait le côté sor-
dide du lieu, mais néanmoins Prigojine apparaissait d’ex-
cellente humeur.
« Voici l’endroit dont je te parlais, Vadim Alexeïevitch,
tu vas voir... »
Après avoir pris l’ascenseur, nous f îmes notre entrée
dans une grande salle pleine d’ordinateurs, moitié
rédaction d’un journal, moitié salle des marchés d’une
banque d’affaires de seconde zone. Sauf que, sur un mur,
Prigojine avait fait installer deux machines à sous, histoire
de ne pas oublier l’esprit du lieu, me dit-il. Pourquoi pas ?
Au fond, dans les bureaux de Google, si je ne me trompe,
il y a bien des tables de ping-pong.
Vint à notre rencontre un garçon athlétique et souriant,
vêtu d’une chemise à col boutonné et d’un veston de
velours côtelé comme s’il était sur le point de diriger un
séminaire de troisième cycle à l’université de Georgetown.
« Je te présente Anton, me dit Prigojine, visiblement fier
de sa trouvaille. J’ai pensé à lui pour diriger la rédaction.
Il a un doctorat en relations internationales de l’université
de Moscou, parle anglais, français et allemand. Il en sait
plus long sur la politique européenne que la plupart de
nos députés. »
Anton écoutait tranquillement. Son expression ne tra-
hissait ni orgueil ni fausse modestie. On commença à
parler de tout et de rien. Puis je décidai de le tester sur
la situation intérieure de certains de nos amis européens.
Non seulement Anton était brillant mais je le trouvais
sympathique. Il n’y avait en lui aucune trace de la morgue
qui semblait affliger tous les membres de sa génération

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hyper protégée. Au contraire, il possédait un côté direct
qui est la preuve des intelligences réellement supérieures.
Son regard sur l’actualité internationale était effilé comme
un couteau de chasse. Il entrait dans le détail des situa-
tions sans jamais perdre de vue le tableau d’ensemble.
Prigojine le couvait des yeux. Son protégé lui faisait
honneur. Après quelques minutes, j’en eus assez. Je
pris congé d’Anton en lui serrant la main et j’emmenai
Prigojine à l’écart. J’étais abasourdi par sa stupidité.
« Mais qu’est-ce que tu as en tête, Evgueni ? »
Le visage du cuisinier s’assombrit.
« Il y a quelque chose qui ne va pas, Vadim Alexeïevitch ?
— À quoi pensais-tu, Evgueni ? Pourtant, je croyais
avoir été clair : nous voulons faire de la politique en
Europe et aux États-Unis. Participer au débat, donner
notre contribution. Et tu m’amènes ce garçon ? »
Il fit un geste en direction d’Anton.
« Mais il est très bon. Il sait tout.
—  Justement, Evgueni, tout le problème est là. »
Prigojine arqua ses sourcils avec une expression si stu-
péfaite qu’il me fit éclater de rire.
« Réfléchis, Evgueni : les Occidentaux ne s’intéressent
plus à la politique. Si nous voulons attirer leur attention,
nous devons parler de tout sauf de politique. On n’a pas
besoin d’Anton, ici ! Ce dont nous avons besoin c’est
de jeunes filles qui donnent des conseils de beauté, de
passionnés de jeux vidéo, d’astrologues, des types de ce
genre, tu comprends ?
— Mais il y aura bien un moment où il nous faudra
faire passer vos messages, non ? Vous donnerez vos direc-
tives...
—  Mais pour qui nous prends-tu, pour le Komintern ?

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août 2022 à Stefano Sampietro
Je suis navré de t’annoncer une mauvaise nouvelle, mais
je te signale que l’Union soviétique n’est plus et qu’il
n’y a aucun paradis de la classe ouvrière à l’horizon. Ces
temps sont terminés pour toujours. Il n’y a plus de ligne,
Evgueni, seulement du fil de fer. »
Son regard égaré m’invita à poursuivre.
« Comment fais-tu quand tu veux casser un fil de fer ?
D’abord, tu le tords dans un sens, puis dans l’autre. C’est
ce que nous ferons, Evgueni. Au fur et à mesure que vous
construirez votre réseau, vous vous rendrez compte qu’il
y a des thèmes auxquels les gens tiennent plus que tout.
Je ne sais pas lesquels. Ce sont les clics qui te le diront,
Evgueni. Peut-être qu’il y a quelqu’un qui est contre les
vaccins, un autre contre les chasseurs ou les écologistes
ou les Noirs, ou les Blancs. Peu importe. L’essentiel est
que chacun ait quelque chose qui lui tienne à cœur et
quelqu’un qui le fasse enrager.
« Nous ne devons convertir personne, Evgueni, juste
découvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore
plus, tu comprends ? Donner des nouvelles, de vrais ou
de faux arguments, cela n’a pas d’importance. Les faire
enrager. Tous. Toujours plus. Les défenseurs des ani-
maux d’un côté et les chasseurs de l’autre. Ceux du Black
Power d’un côté et les suprémacistes blancs de l’autre.
Les activistes gay et les néonazis. Nous n’avons pas de
préférence, Evgueni. Notre seule ligne, c’est le fil de fer.
Nous le tordons d’un côté et nous le tordons de l’autre.
Jusqu’à ce qu’il se casse. »
Prigojine m’observa un long moment sans parler. Il
réfléchissait.
« C’est bon, Vadia, j’ai compris. La ligne du fil de fer.
Mais qu’est-ce qui se passe quand on nous attrape ? Parce

220
que tu sais ce qui va arriver, n’est-ce pas ? Sur le réseau,
tout est traçable. Et nous jouons sur leur terrain. Ils s’en
rendront compte tôt ou tard. Et on va nous traîner plus
bas que terre.
—  Au contraire, Evgueni, ce sera le moment de notre
triomphe. »
Silence.
« Tu ne comprends pas ? L’ultime geste du grand artiste
est la révélation de la contradiction ! Que nous poussions
nos sympathisants et les groupes anti-américains, ils s’y
attendent, n’est-ce pas ? Mais que feront-ils quand ils
se rendront compte que nous poussons également leurs
adversaires ? Les patriotes du second amendement qui
veulent porter leur fusil automatique même aux chiottes.
Les végans qui boiraient la ciguë plutôt qu’un verre de
lait. Les jeunes qui veulent sauver le monde de la catas-
trophe écologique. Moi, je te le dis. Ils deviendront fous,
ils n’y comprendront plus rien. Ils ne sauront plus qui
ni quoi croire ! La seule chose qu’ils comprendront est
que nous sommes rentrés dans leur cerveau et que nous
jouons avec leurs circuits neuronaux comme si c’était une
de tes machines à sous ! »
Un sourire se dessina finalement sur le visage de
Prigojine, il commençait à comprendre.
« C’est pourquoi la fonction principale de cet endroit
est justement d’être découvert, Evgueni. De se faire
prendre. Crois-tu vraiment qu’une centaine de gosses
dans un lieu comme celui-ci puissent changer l’histoire ?
Bien sûr que non, Evgueni, aussi bons soient-ils, cela
n’arrivera pas. Eux se limiteront à chevaucher le chaos,
peut-être réussiront-ils à l’augmenter un peu, mais la
rage qu’ils utiliseront pour le faire est déjà présente et

221
l’algorithme qui la gouverne, ce sont les Américains qui
l’ont créé, pas les Russes. Dans tout cela, nous serons
tout au plus la mouche du coche. Mais nous nous ferons
prendre en flagrant délit ! Ainsi, partout, nos premiers
propagandistes deviendront ceux qui nous accuseront
de comploter contre la démocratie, en Europe et aux
États-Unis. Ce sont eux qui vont construire le mythe de
notre puissance. Nous, nous ne devrons pas faire autre
chose que de nous comporter de façon suspecte et de
formuler quelques démentis peu plausibles. Cela suffira
pour confirmer leurs pires cauchemars : “Les Russes sont
les patrons secrets du nouveau monde !” À son tour, cette
fantaisie nocturne augmentera le chaos. Et ainsi notre
puissance passera de la légende à la réalité. C’est ce qui
est bien en politique, Evgueni, tu sais : tout ce qui fait
croire à la force l’augmente véritablement. »
25

Berezovsky avançait comme un dinosaure parmi les


phosphorescences du Claridge.  Une girafe légèrement
soûle en tailleur Céline se tourna pour l’observer plus
longuement. Et même un Américain de passage sembla
remarquer l’incongruité de cette présence préhistorique
parmi les acajous et les cristaux éclatants. À moins qu’il
ne l’ait reconnu. À force de scandales et de provocations,
Boris était devenu un visage connu parmi les demeures
géorgiennes de Mayfair. Nous avions pris l’habitude de
nous voir quand je passais par Londres. Je n’avais plus
depuis longtemps aucun message à lui transmettre. Et,
peut-être à cause de ça, le simple plaisir de passer quelques
heures ensemble avait fini par devenir la seule justification
de nos rencontres. En tout cas, en ce qui me concernait.
Comme cela arrive aux personnes intelligentes qui perdent
le pouvoir, Berezovsky était devenu sinon plus sage, du
moins plus lucide. Et je me souviens que ce soir-là je l’ai
complimenté sur son impeccable accent british.
« Que veux-tu y faire, tes ancêtres parlaient le français
et se réfugiaient à Paris, le Russe moderne parle anglais et
se sent à son aise à Londres ! »

223
Il m’adressa un sourire un peu triste, puis soudain se
ravisa.
« Ne pense pas que les Anglais soient toujours faciles.
J’étais la semaine dernière dans le bureau d’un banquier
pour signer un contrat avec le frère du cheik d’Abou
Dhabi. Nous commençons à sortir nos papiers et tu sais
ce que fait l’employé de la banque ? Il demande une carte
d’identité au cheik. Celui-ci regarde autour de lui, se
tourne vers son staff : il n’a pas l’habitude de se déplacer
avec son portefeuille. J’essaye d’intervenir, mais l’em-
ployé est un de ces connards intransigeants comme on en
rencontre de temps en temps par ici.
« J’ai peur soudain que le cheik se fâche et laisse tomber
l’affaire. Mais sais-tu ce qu’il fait ? Il se fait donner un
billet de banque par un assistant et le tend au banquier.
L’employé le regarde, abasourdi : “Mais qu’est-ce que
vous faites ? Vous me donnez un pourboire ? On fait
peut-être ça chez vous, mais ici nous sommes à la City.
— Regardez-le bien, lui dit le cheik. Ce qui est imprimé
sur ce billet, c’est mon visage. J’espère que ça vous suffit
comme document.” Tout le monde a éclaté de rire et à la
fin le gros con a dû céder. »
Grâce au ciel, la capacité de Boris à amuser la galerie
et à s’autocélébrer en même temps était restée intacte.
Malheureusement, ses obsessions aussi étaient restées les
mêmes.
« Comment vont les choses avec les Jeux poutiniens ?
— Les préparatifs des Jeux olympiques vont assez
bien, merci. Le président a eu la bonté de me confier la
cérémonie d’ouverture. Il y aura un grand spectacle avant
le début des épreuves.
— Mmm... ça a l’air bien... J’espère que vous avez

224
également prévu la médaille du meilleur lèche-cul. Et
celle du killer, le meilleur assassin du GRU.
—  Je ne sais pas, peut-être, Boris. L’essentiel est que la
Russie arrive en tête.
— Pour ça, il n’y a pas de problème, je suis sûr que
vous trouverez la solution, comme d’habitude. »
Berezovsky fit une pause puis reprit. « Il ne s’arrêtera
jamais, n’est-ce pas ? Les gens comme lui ne le peuvent
pas. C’est la première règle. Persévérer. Ne pas corriger ce
qui a déjà fonctionné, mais surtout ne jamais admettre les
erreurs. Au début, je ne l’avais pas compris, mais mainte-
nant j’ai eu le temps d’y réfléchir. J’ai aussi lu des tas de
livres sur les dictateurs du passé. Par exemple, tu sais ce
qu’a fait Mobutu quand il a pris le pouvoir au Congo ? Il
a rebaptisé le pays “Zaïre”, parce qu’il pensait que c’était
un terme indigène, une façon de se libérer de l’héritage
colonial. Puis, à un certain moment, on découvre que
Zaïre est un mot portugais. Alors que fait-il ? Est-ce qu’il
demande pardon et fait marche arrière ? Allons donc ! Il
baptise “Zaïre” tout le reste : les billets de banque, les
cigarettes, les pompes à essence, les préservatifs pour ce
que j’en sais... Ton Tsar, c’est la même chose, exactement
la même chose : un autocrate, un chef de tribu africain !
—  Peut-être, Boris, mais ce n’est pas de la barbarie :
ce sont les règles du jeu. La première règle du pouvoir
est de persévérer dans les erreurs, de ne pas montrer
la plus petite fissure dans le mur de l’autorité. Mobutu
le savait parce qu’il venait d’une terre où le chef était
tué s’il chutait simplement de cheval. Et il était étranglé
s’il tombait malade. Le chef se doit d’être fort s’il veut
être en mesure de protéger sa tribu. Au moment où il
fait montre de faiblesse il est abattu et remplacé par un

225
autre. C’est la même chose partout. Mais, selon où il se
trouve, le chef déposé peut être empalé vivant ou expédié
à l’autre bout du monde pour faire des conférences à cent
mille dollars. »
Berezovsky prit un air pensif, que les reflets sombres du
bar ne contredisaient pas.
« Tu as raison, Vadia, mais souviens-toi qu’en politique
il n’y a pas de happy end. Même ton Roi-Soleil avait, à la
fin de sa vie, de terribles crises de sanglots.
— Que veux-tu que je te dise, Boris, la vie est une
maladie mortelle.
— Justement, Vadia. Et c’est précisément pour cela
qu’il faut savoir quand arrive le moment d’arrêter les
conneries. J’ai toujours pensé que parmi les choses que la
politique a en commun avec la mafia, il y a le fait qu’on
ne prend pas sa retraite. On ne peut pas se retirer et se
mettre à faire quelque chose d’autre. Mais ensuite, je suis
tombé sur Johnny Torrio. Tu la connais, Vadia, l’histoire
de Johnny Torrio ? »
Je fis non de la tête. J’avais déjà un avant-goût de
l’énième parabole de Berezovsky, même si sur le moment
je ne pouvais pas savoir que ce serait la dernière.
« C’était le président du conseil des mafieux de Chicago,
juste après la guerre, un vrai boss, respecté par tous. Mais
sous ses ordres il y avait un type qui voulait prendre sa
place et qui s’appelait Al Capone. Alors, en 1924, un
après-midi de janvier, vers les cinq heures, Johnny Torrio,
le président du conseil des mafieux de Chicago, criblé de
cinq balles, s’écroule en face de chez lui. On l’emmène à
l’hôpital, il dit à la police : “Je sais qui a fait le coup, mais
je ne suis pas une balance.” Puis, dès qu’il va mieux, il
appelle Al Capone, lui remet les clés du business et lui

226
dit qu’il a envie de rentrer en Italie. Résultat : il a vécu
encore quinze ans, par la grâce de Dieu, et il est mort
tranquillement dans sa maison à Brooklyn. »
Boris resta silencieux un moment, puis il tira une enve-
loppe de sa poche.
« Cette lettre est pour le Tsar. Je l’ai écrite avec le cœur.
Tu peux la lire, si tu veux. »
Sous mes doigts, le papier, fabriqué à la main, avait
la consistance d’une feuille de coton. C’était un appel
à la charité chrétienne du Tsar. « Je te supplie de me
donner ton pardon de chrétien », implorait Berezovsky.
Puis il y avait des allusions pathétiques à la mort qui
approchait, à la dureté de l’exil, à un vieil imbécile qui,
bien que conscient de ses erreurs, demandait, confiant
en la magnanimité du souverain, le réconfort de pouvoir
passer ses derniers jours dans les bras de la mère patrie.
Ce n’était pas vraiment le ton de la lettre de Zamiatine.
Une supplique adressée au Tsar, plutôt, dans le pur style
d’une tradition séculaire. Même si, dans un passage
discret, Boris ne résistait pas à la tentation de se pro-
poser encore comme conseiller « sur la base de l’expé-
rience que j’ai accumulée, si tu le jugeais utile, Vladimir
Vladimirovitch ».
« Tu crois que ça va marcher ? »
Son regard de vieille arsouille brillait d’une lueur qui se
voulait ironique, mais dans laquelle on ne percevait qu’un
désespoir sans fond. J’aurais aimé lui dire que oui, que le
Tsar serait ému et que l’on se retrouverait bientôt côte à
côte dans la tribune d’honneur pour assister à l’ouverture
des Jeux. Il me semblait voir Berezovsky qui, en quelques
jours, oublierait tous ses bons propos, recommencerait à
piaffer, à faire des propositions, à demander de la place.

227
Son énergie me manquait. Ce n’était pas un saint, mais
dans tout ce qu’il entreprenait il y avait une forme d’al-
légresse. Depuis que ses semblables avaient été bannis,
il n’était resté à Moscou que la morne détermination
des hommes de la force. Mais je savais que le Tsar ne le
regrettait pas, bien au contraire. Boris avait lu la réponse
dans mes yeux, mais n’était pas prêt à l’accepter.
« Bien, tu l’emportes quand même, d’après moi ça va
marcher. »
Ce soir-là, on s’est quittés avec une embrassade à la
russe, très longue, qui a fini de perturber l’atmosphère
raréfiée du Claridge.  Je suis monté dans ma chambre,
pénétré par une curieuse sensation de défaite. À la fin,
contrairement à toute prévision, le vieux lion acceptait
de coiffer le béret du chauffeur de taxi ; prouvant encore
une fois que la faiblesse qu’on ne connaît pas, mais que
peut-être on soupçonne, est à l’affût comme un reptile
dans un buisson et qu’elle peut surgir jusqu’à la fin, même
quand on croyait après tout avoir vécu une vie sans jamais
courber la tête.
Deux jours après notre rencontre, Berezovsky a été
retrouvé mort dans la salle de bains de sa résidence
d’Ascot, pendu à son écharpe en cachemire préférée.
26

« Le problème n’est pas que l’homme soit mortel, mais


qu’il soit mortel à l’improviste. »
À tout autre moment j’aurais été ravi que le Tsar se
donne la peine d’exhumer Boulgakov pour moi. Mais ce
jour-là je n’étais pas disposé à apprécier les citations litté-
raires. Poutine, naturellement, s’en est rendu compte.
« Tu crois vraiment que c’était nous ? »
Le visage du Tsar était une plaque de granit. J’ai
regardé autour de moi. Je détestais la désolation officielle
qui régnait à Novo-Ogariovo, mélange de fausse intimité
et d’authentique mauvais goût, comme si un jour on avait
confié au chef de la sécurité du Kremlin la tâche de meu-
bler la résidence du président aux portes de Moscou.
D’ailleurs on ne pouvait pas exclure que les choses se
soient passées ainsi. Déjà, en temps normal, les lampa-
daires de bronze et les murs couverts de damas me ren-
daient triste, alors imaginez mon état d’esprit ce matin-là,
avec les pages des journaux pleines de la nouvelle de la
mort de Boris et sa dernière et inutile supplique qui brû-
lait la poche intérieure de mon veston comme une balle
dans une blessure.

229
« Je ne crois rien, président.
—  Et tu as bien raison, Vadia. »
Le Tsar laissa passer quelques instants pour que le sens
profond de son avertissement dépasse la barrière corti-
cale et pénètre au centre de mon cerveau. Puis il reprit
sur un ton plus mondain : « De toute façon, la vérité est
que Berezovsky était très commode pour nous. Chaque
fois qu’il ouvrait la bouche pour dire qu’une fois Poutine
tombé il reviendrait, il nous aidait. Les gens se souvenaient
des années quatre-vingt-dix, de toute cette souffrance, de
tout ce chaos. Il suffisait de le regarder en face. »
Comme je m’obstinais dans mon silence, Poutine
continua. « Bien sûr, il aidait les ennemis de la Russie
partout, en Ukraine, en Lettonie, en Géorgie, c’est vrai.
Qui sait comment les choses se sont vraiment passées. Tu
vois, Vadia, les conspirationnistes se croient très malins,
mais ce sont de gros naïfs. Ils aimeraient que tout ait un
sens caché et sous-évaluent systématiquement le pouvoir
de la bêtise, de la distraction, du hasard. Cela dit, tant
mieux : c’est le contraire de ce qu’ils voudraient, mais les
conspirationnistes nous renforcent. Si au lieu de voir le
pouvoir pour ce qu’il est, avec ses faiblesses humaines,
on lui confère l’aura d’une entité omnisciente, capable
d’ourdir je ne sais quelle trame, on lui fait le plus grand
compliment possible, tu ne trouves pas ? On le fait croire
encore plus grand qu’il n’est.
—  Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être
l’organisateur. »
Le Tsar détestait mes citations et ne parlait pas le fran-
çais, mais ce matin-là je n’étais pas d’humeur à lui faire
plaisir. Il me regarda un instant en silence, puis il décida
de m’ignorer.

230
« Ç’a été la même chose dans les autres cas : le colonel,
l’avocat, cette célèbre journaliste. Tu le sais parfaitement,
Vadia, ce n’était pas nous. Nous, nous ne faisons rien :
nous créons juste les conditions d’une possibilité. »
Cela pouvait être vrai. Pendant longtemps, le Tsar n’a
donné d’ordres directs que très rarement. Il se limitait à
fixer les frontières, ce qui était admis et ce qui n’aurait pas
été toléré. Puis le jeu suivait sa propre logique, jusqu’aux
extrêmes conséquences qui constituaient aussi sa vérité
plus profonde. C’était précisément de cela que nous
avions parlé quelques jours auparavant avec Berezovsky.
Une coïncidence dont l’ironie ne me donnait pas envie
de sourire. Elle m’aurait plutôt donné envie de pleurer,
si j’en avais été capable. La pensée du vieux bandit qui
à la fin demandait seulement de pouvoir achever sa vie
comme Johnny Torrio me touchait beaucoup plus que je
ne l’aurais pensé. Pauvre vieux Borya, il l’aurait mérité.
En face de moi, le Tsar lisait la lettre de Berezovsky.
Puis il la déposa, imperturbable, comme une pierre
ramassée au fond d’un torrent. Je me rendis compte à ce
moment-là que Boris avait eu raison sur ce point aussi.
Poutine n’était pas un grand acteur, comme je le croyais,
mais seulement un grand espion. Métier schizophrénique
qui requiert, c’est certain, des qualités d’acteur. Mais le
véritable acteur est extraverti, son plaisir de communi-
quer est réel. L’espion, en revanche, doit savoir bloquer
toute émotion, si tant est qu’il en ait. En pratique, ces
deux talents lui servent, il doit simuler l’empathie de l’ac-
teur et posséder la froideur du chirurgien en salle d’opé-
ration. Mais si Poutine n’était pas un grand acteur, moi
non plus je n’étais pas un grand metteur en scène, tout au
plus un complice.

231

Licence eden-3-54bYgSbJCTNWdaPA-coHnuQ7v9vCVnBut accordée le 29


août 2022 à Stefano Sampietro
Ce jour-là, plutôt que de s’attarder sur le sort de Boris,
le Tsar dévia la conversation sur les préparatifs des Jeux
olympiques de Sotchi. C’était son obsession, à cette
époque. Pour convaincre le Comité olympique d’orga-
niser les jeux d’hiver dans une ville subtropicale, sans la
moindre infrastructure sportive ou de transport, Poutine
avait mobilisé toute la puissance de la Russie d’au-
jourd’hui et également un peu de la fantaisie manipula-
trice de son passé. À un certain moment, à l’occasion de
la visite des inspecteurs olympiques, étant donné qu’il n’y
avait pas d’aéroport à Sotchi, on en avait aménagé un,
avec quelques étudiants travestis en touristes qui consul-
taient le tableau des départs et des arrivées plein de vols
inexistants. Potemkine aurait été fier de nous.
Plus on se rapprochait de la date de l’ouverture et
plus le Tsar avait de difficultés à parler d’autre chose.
Il est clair qu’il considérait les Jeux comme l’apogée de
son règne. Et je dois admettre que l’occasion d’y prendre
part, en m’occupant de la cérémonie d’ouverture, me fas-
cinait. La boucle était enfin en train de se fermer. Parti du
théâtre, j’étais passé à la mise en scène de la réalité. On
ne pouvait pas dire que je m’en sois mal tiré. À présent,
on me demandait de projeter sur la scène la réalité que
j’avais contribué à construire. Seulement, cette fois, il ne
s’agissait plus d’un petit théâtre d’avant-garde mais d’une
immense arène, pour un public qui comprenait la planète
entière.
C’était l’occasion que j’attendais. À force de jouer au
démiurge, je m’étais engagé dans une voie sans issue. Ce
que je voulais maintenant, c’était revenir en arrière, réta-
blir un rapport avec tout ce que j’avais trouvé de beau
dans le monde. On me demandait de mettre en scène la

232
Russie, la grandeur tragique de son histoire, la poignante
beauté de ses lettres et de ses chants ? J’en ferais une his-
toire personnelle, l’occasion de renouer les fils brisés de
ma famille, qui étaient d’ailleurs les fils brisés de toutes
les familles russes.
Notre génération avait assisté à l’humiliation des
pères. Des gens sérieux, consciencieux, qui avaient tra-
vaillé dur toute leur vie et qui s’étaient retrouvés, les der-
nières années, perdus comme un Aborigène australien
qui essaye de traverser l’autoroute. Cela valait pour les
enfants de la nomenklatura comme pour tous les autres.
Nous avions vu nos parents, des hommes forts, nos
points de référence, errer, les yeux écarquillés, incrédules
face à l’effondrement de tout ce en quoi ils avaient cru.
Nous les avions vus raillés, mortifiés pour avoir simple-
ment fait leur devoir. D’ailleurs, c’est nous qui les avions
raillés et mortifiés. Nous avions tous, je pense, été frappés
à mort par cette scène. Nous l’avions produite et nous
en avions été frappés. Personne n’avait pu, par la suite,
maintenir une conscience intacte. Il s’agissait à présent de
leur rendre justice. À eux et à leurs pères, qu’ils avaient
eux aussi humiliés, parce que la Russie est éternellement
condamnée à recommencer.
Au cours des années, le Tsar avait repris avec patience
les fils de l’histoire russe pour essayer de lui donner une
cohérence. La Russie d’Alexandre Nevski, la Troisième
Rome des patriarches, celle de Pierre le Grand, la Russie
de Staline et celle d’aujourd’hui. En cela résidait la gran-
deur de Poutine, mais il avait ensuite cédé à la tentation
de trouver, dans la continuité de la force, la trame qu’il
cherchait ; une intrigue dénuée de lumière, mais non de
grandeur, qui partait des opritchniki d’Ivan le Terrible

233
et, passant par la police secrète des tsars et la Tcheka
de Staline, arrivait jusqu’aux Sechine et aux Prigojine
d’aujourd’hui.
Compte tenu de ses origines, le Tsar n’aurait peut-être
pas pu faire autrement. Mais les hommes de la force
n’avaient contribué en rien à la beauté du monde, leurs
histoires n’étaient pas faites pour être racontées mais
tues. Dans leurs mains, tout ce que l’histoire russe avait
de tragique et de merveilleux se présentait sous un éclai-
rage livide, comme une succession ininterrompue d’abus
et de sacrifices. Et maintenant on nous demandait de
raconter de quelle manière notre histoire avait contribué
à accroître la beauté du monde. Ce dont les Sechine et les
Prigojine n’avaient pas la moindre idée. Et je crains que
Poutine lui-même n’eût pas su par où commencer.
Moi, au contraire, je croyais le savoir. Et je savais sur-
tout où chercher : sur les étagères de la bibliothèque de
grand-père, dans ses contes de chasse, à l’intérieur des
romans que mon père avait relus les derniers mois de
sa vie et dans la généalogie compliquée des fous et des
artistes dont Ksenia et moi nous nourrissions quand nous
étions jeunes, quand Moscou était devenu une nébuleuse
aux mille couleurs.
Je décidai de faire appel à mes amis de l’époque.
Beaucoup ne vinrent pas, certains ne voulaient pas se plier
au système, d’autres auraient été heureux de le faire mais
pas pour une mégaproduction qui s’annonçait, dirent-ils,
comme le sommet du mauvais goût. Certes, la dimen-
sion de l’entreprise imposait le recours à certains moyens
expressifs : le kitch est la seule forme de langage possible
si on veut communiquer avec les masses, parce qu’il sim-
plifie tout et ne présente aucune nuance. Mais il n’était

234
écrit nulle part que le kitch ne pouvait être détourné et
plié à mes fins.
Nous nous sommes mis au travail. Les fonds étaient
illimités. Le Tsar n’aurait pas lésiné sur les dépenses pour
projeter sa grandeur sur la superficie du globe. Nous
avons pris les meilleurs dans toutes les catégories et nous
avons commencé à nous amuser pour de bon. Les cos-
tumiers ont vêtu nos personnages en s’inspirant de la
tradition, mais aussi des croquis d’un styliste japonais.
Les chorégraphes ont mis en scène l’ère stalinienne de
façon grandiose grâce aux idées des constructivistes, que
le Petit Père abhorrait. Le vaste open-space que j’avais
fait aménager pour l’équipe de créateurs – juste en dehors
des murs du Kremlin, pour pouvoir y aller le plus souvent
possible – me rappelait un peu mes jours de producteur
de télévision. Certains visages qui le peuplaient étaient
les mêmes, seulement vieillis de quinze ans. Et même les
autres, les jeunes gens qui nous avaient rejoints, avaient
un air de famille. Une expérience prolongée m’avait
appris à passer au crible les visages à lunettes aux épaisses
montures, les tee-shirts décolorés et les montres à quartz
des années soixante-dix, à la recherche de la moindre
trace d’or véritable. Nos jeunes collaborateurs avaient
tous en commun l’étincelle qui distingue le vrai talent de
l’ignoble masse des créateurs d’apéritif, bien que, vus de
l’extérieur, il faille admettre qu’on les distinguait mal des
jeunes gens gâtés qui se retrouvaient dans les bistrots du
centre de Moscou pour planifier des flashmobs en sou-
tien aux opposants du Tsar. Leurs cheveux en bataille et
leurs vestes en velours violet détonnaient parmi les habi-
tués des salons du Kremlin. Je peux comprendre qu’après
quelque temps, le ministre de la Culture, porte-drapeau

235
des valeurs traditionnelles, à qui était assignée la super-
vision des préparatifs, ait commencé à donner quelques
signes de nervosité. Comme la majorité des autres, à la
Cour, il avait toujours réservé un œil malveillant à mes
activités, qui parfois croisaient les siennes en leur pas-
sant par-dessus et presque toujours en les contredisant.
Toute cette fréquentation de subversifs de tous bords,
pensait-il, ne peut conduire à rien de bon. Et ce Baranov,
se demandait-il, au fond est-ce qu’il les manipule ou bien
est-il l’un des leurs ?
Tant que mes rapports avec le Tsar semblaient inatta-
quables, il n’y avait pas grand-chose à faire, mais main-
tenant qu’ils commençaient à se fêler – rien n’échappait
aux antennes hypersensibles des courtisans  –, peut-être
était-ce le moment d’intervenir. Quand il a su que cer-
tains d’entre nous s’étaient mis en tête de faire interpréter
une chanson des Daft Punk par le chœur de l’Armée
rouge, le ministre a décidé de faire appel à Sechine. C’est
pour cette raison que je me suis retrouvé à nouveau dans
le bureau du Tsar.
De sa position naturelle, debout, à côté de Poutine assis
derrière son bureau, Sechine n’avait pas perdu de temps.
« Vadia est en train de transformer la cérémonie en une
farce. Il a récupéré tous ses petits copains de Moscou et
ils s’amusent à nous prendre pour des cons. »
Depuis toujours, Igor affichait sa complète absence
d’humour comme une marque de fiabilité. Le Tsar lui
répondit d’un ton distrait.
« Et qu’est-ce qu’on peut y faire, Igor, notre Vadia est
un acrobate. Artiste au milieu des banquiers, banquier
parmi les artistes, on ne réussit jamais à l’attraper parce
qu’il est toujours ailleurs. »

236
Sechine me dévisagea avec l’air du dentiste qui est
sur le point de vous faire mal. « Fais attention, Vadia,
parce que tôt ou tard tu risques de rater un trapèze et de
t’écraser au sol. »
Dans un certain sens, il avait raison, mais je n’étais pas
encore disposé à céder.
« Pardon, Igor, n’aurais-tu pas quelque traître de la
patrie à empaler ? Parce qu’ici on bosse sur un spectacle,
tu sais ? Le plus grand spectacle jamais vu. »
Sechine me regarda un instant, abasourdi. Il y avait des
années que personne n’avait osé lui parler sur ce ton, en
dehors du Tsar. Il était tellement surpris qu’il ne réussit
même pas à se mettre en colère.
Le Tsar semblait s’amuser. Il appréciait toujours quand
ses subordonnés entraient en conflit. Je m’adressai à nou-
veau à lui.
« Monsieur le président, trois milliards de personnes
verront ce spectacle. La plus grande partie d’entre
eux ignorent tout de notre pays. Ils savent seulement
qu’avant il y avait les rouges et qu’aujourd’hui ils n’y sont
plus. C’est tout, inutile de se faire des illusions. Nous
avons deux heures pour leur présenter notre Russie.
Celle que nous avons construite et celle que nous vou-
lons. On peut leur montrer un pays avancé, sans com-
plexes, qui intègre et reflète le monde, l’influence et est
influencé par lui. Une Russie ouverte, sûre d’elle-même,
qui suscite l’émotion par la grandeur de son destin, mais
capable aussi de faire sourire, parce que le monde d’au-
jourd’hui se prend également avec une dose d’humour.
Ou, bien sûr, nous pouvons les distraire, pendant deux
heures, avec les babouchkas en costumes et les chœurs
militaires d’Igor. »

237
Poutine a ses défauts, mais on ne peut pas dire qu’il ne
soit pas capable d’évaluer les personnes pour ce qu’elles
sont, et surtout pour la façon dont elles peuvent lui être
utiles pour atteindre ses buts. Sur n’importe quel autre
plan il aurait choisi Sechine. Plus fiable, plus obéissant
et plus efficace. Mais, pour monter un spectacle face au
monde, il a eu le bon sens de me préférer. À n’en pas
douter, ce serait la dernière fois, Sechine s’arrangerait
pour cela. Mais l’essentiel pour le moment était de pou-
voir achever le travail.

Pendant cette période, je profitai même de la faveur


dont je jouissais pour obtenir du Tsar une ultime conces-
sion qui me tenait à cœur : la libération de Mikhaïl.
L’idée que Ksenia fût revenue à moi parce qu’il était hors
jeu me tourmentait. J’avais besoin de me mesurer à lui, à
armes égales. Je savais que je pouvais le faire, maintenant.
Je n’étais plus l’éternel étudiant qui se barricadait der-
rière les livres pour éviter d’affronter la vie : j’avais cessé
de me mentir, j’étais sorti dans le monde, j’avais tué ma
première oie et beaucoup d’autres après celle-là, j’étais
au sommet de mes forces. Ksenia l’avait senti. C’est
pour cela qu’elle était revenue à moi. Et c’est pour cette
raison qu’elle resterait à mes côtés par la suite. La sortie
de prison de Mikhaïl était l’élément qui manquait pour
fermer cette boucle-là aussi.
Les arguments en faveur de sa libération étaient nom-
breux. Après le premier procès, il avait purgé sa peine au
camp de Krasnokamensk, au milieu d’un paysage martien
de collines de poussière rouge, à l’extrême frontière entre
la Sibérie et la Chine. Là, il avait donné la preuve de sa

238
bravoure et de sa dignité. Peut-être qu’il était simplement
trop présomptueux pour ne pas être aussi extrêmement
courageux. Une fois, il avait fait la grève de la faim pour
réclamer des soins pour un ex-collaborateur de son entre-
prise, séropositif, emprisonné avec lui. Au bout de dix
jours, le procureur avait été obligé de céder. Une autre
fois, il avait réussi à obtenir de meilleures conditions de
travail pour ses compagnons de cellule qui passaient leurs
journées dans les ateliers de couture du camp.
À présent, sa mère était malade – les médecins lui don-
naient un an à vivre au maximum. Il s’agissait de faire
preuve d’humanité. Le Tsar en était conscient. Les Russes
aiment à se faire guider par des hommes implacables, mais
apprécient de temps en temps les gestes de clémence. Et
puis, même pour lui, c’était au fond une question d’assu-
rance. Après avoir passé des années à consolider un pou-
voir sans limites, le Tsar ne se sentait-il pas assez fort pour
pouvoir se montrer magnanime face à un adversaire qui
par ailleurs s’était révélé digne de son respect ?
Évidemment, je ne pouvais pas formuler la question
dans ces termes, mais je me suis arrangé pour que Poutine
voie la chose plus ou moins comme ça. Après des années
de fréquentation, j’avais quand même une vague idée de
la façon d’influencer ses processus mentaux. Ça ne fonc-
tionnait pas toujours. Mais cette fois encore ça a marché.
Ainsi, quelques jours avant le début des Jeux olympiques,
le Tsar annonça la libération de Khodorkovski, comme
avant lui César avait gracié Claudius Marcellus.
Ksenia se précipita à la sortie de la prison. Elle fit
monter Mikhaïl dans son avion, l’accompagna à Berlin
où se trouvaient ses parents, et resta à ses côtés pen-
dant quelques jours pour s’assurer qu’il était capable de

239
reprendre une vie normale. Puis, elle lui annonça qu’elle
allait demander le divorce.
Peut-être pour la première fois depuis que je la connais-
sais, Ksenia s’était comportée exactement comme je m’y
attendais. C’était une femme qui aurait mis le feu à une
ville entière pour s’épargner un seul moment d’ennui.
Pourtant, sa proximité me donnait à présent une tranquil-
lité que je n’aurais jamais pu trouver en compagnie d’une
nature plus paisible. Avant de me choisir, Ksenia m’avait
trahi et blessé, tout comme elle en avait trahi et blessé
d’innombrables autres. Si elle avait décidé de déposer les
armes, ce n’était pas par lassitude ou par lâcheté, mais,
au contraire, parce qu’elle avait mené et gagné trop de
batailles.
Il ne suffit pas dans la vie que deux êtres se recon-
naissent, il faut que cela arrive au bon moment, quand ils
sont tous les deux prêts à célébrer la communion silen-
cieuse destinée à les unir. Nous étions heureux ensemble
et non moins heureux de l’avenir parfaitement inconnu
qui se dressait face à nous. Maintenant il ne restait plus
qu’à jouir de la cérémonie d’ouverture, le spectacle s’an-
nonçait grandiose.
27

Les hommes masqués sont entrés en scène à l’impro-


viste, défilant au pas de l’oie au rythme de puissants tam-
bours qui résonnaient dans l’obscurité. En peu de temps
ils ont dessiné avec des torches un svastika au centre de
l’arène. Puis ils se sont mis à lancer des pierres et des
cocktails Molotov contre les policiers. Ceux-ci se défen-
daient comme ils le pouvaient, mais on voyait qu’ils
étaient en difficulté et quand les blindés ukrainiens sont
arrivés, avec les drapeaux bien visibles, ils ont été éliminés
jusqu’au dernier homme. À cet instant, une voix familière
a commencé à tonner dans les haut-parleurs : « Éternels
laquais de l’Europe ! Esclaves spirituels de l’Amérique !
Vous avez perverti l’histoire de vos pères et vendu les
tombes de vos aïeux ! Vous avez mis l’Ukraine à feu et à
sang pour réaliser le projet d’Adolf Hitler ! »
Pendant ce temps deux gigantesques mains méca-
niques, peintes aux couleurs du drapeau américain,
soulevaient un modèle de l’Ukraine en flammes. « Une
terre étrangère vous est plus chère que la patrie et, pour
cette raison, vous êtes destinés à ne reconnaître que
la voix de votre patron et à vous prosterner face à lui

241
pour toujours ! Mais vous n’avez pas pris en compte la
Russie !  »
C’est alors qu’une phalange de patriotes russes a fait
irruption dans l’arène et a commencé à se battre contre
les nazis et les militaires ukrainiens. Éclairs, explosions,
corps qui s’abattent sur le sol. L’issue du combat n’est
pas claire, la fumée, l’obscurité empêchent de com-
prendre qui l’emporte. Jusqu’à ce que, dans un vrombis-
sement puissant, les Loups de la nuit, en selle sur leurs
motos, entrent en scène, en brandissant le drapeau russe,
pendant que résonne l’hymne national. Le brouillard se
dissipe, les nazis gisent sur le sol dans un lac de sang,
les haut-parleurs transmettent les paroles enregistrées
du Tsar. « Nationalistes, néonazis, russophobes, antisé-
mites ne se sont arrêtés devant rien pour prendre le pou-
voir. Ils ont eu recours à la terreur, à l’assassinat et aux
émeutes. Comment pouvaient-ils penser que nous allions
ignorer les demandes d’aide désespérées qui arrivaient
des citoyens de l’Ukraine ? Nous ne pouvions pas le faire,
c’eût été une trahison ! Parce que la Russie et l’Ukraine
ne sont pas seulement voisines, comme nous l’avons dit à
maintes reprises, nous sommes un seul peuple ! Kiev est la
mère de la nation russe. L’ancienne Rus’ est notre source
commune et nous ne pouvons pas vivre les uns sans les
autres. Nous avons fait ensemble beaucoup de choses,
mais il reste encore beaucoup à faire, de nouveaux défis à
affronter. Mais je suis sûr que nous surmonterons tous les
problèmes, nous le ferons parce que nous sommes unis !
Longue vie à la Russie ! »
Le spectacle s’est terminé sur une orgie de lance-
flammes et de vapeurs industrielles, avec des lasers
qui transperçaient les ténèbres et le bruit assourdissant

242
des turbines qui couvrait le heavy metal provenant des
enceintes colossales, placées au bord de l’arène. Le vent
des montagnes de l’Est secouait les drapeaux des sépa-
ratistes et l’énorme banderole : « Là où se trouvent les
Loups de la nuit, là est la Russie ». Transporté d’enthou-
siasme, un membre de l’assistance a déchargé sa kalach-
nikov vers le ciel, tandis que les spectateurs contem-
plaient la scène bouche bée, avec l’air égaré de ceux qui
ont perdu temporairement l’ouïe.
Je dois admettre que j’étais moi-même un peu sonné.
Quelques mois auparavant, la cérémonie d’ouverture
des Jeux olympiques avait été un triomphe. Les tableaux
animés avaient scandé les grandes étapes de l’histoire russe,
les coupoles de la cathédrale Saint-Basile avaient jailli sous
les yeux enchantés du public. Natacha et le prince André
avaient dansé à la cour impériale et, suspendue dans l’es-
pace sur un globe azur, une enfant blonde avait finalement
laissé partir le ballon rouge du communisme. Les notes
de L’Oiseau de feu de Stravinsky avaient accompagné le
passage de la flamme olympique et le chœur de l’Armée
rouge avait chanté Get Lucky. Cette nuit-là, j’étais rentré
à l’hôtel avec la sensation d’avoir finalement donné un
débouché à mon parcours. Ne serait-ce que pour quelques
heures, j’avais créé un monde enchanteur.
À présent je me trouvais face à un spectacle quelque
peu différent. On aurait dit le plateau d’un film apoca-
lyptique. Les torchères à gaz éclairaient par intermittence
un paysage lunaire piqué de carcasses de voitures dans
lequel bougeaient les formes des centaures métallisés qui
s’écoulaient lentement de l’arène. On entrevoyait au fond
les murs coiffés de fils de fer qui entouraient le quartier
général des Loups de la nuit de Louhansk.

243

Licence eden-3-54bYgSbJCTNWdaPA-coHnuQ7v9vCVnBut accordée le 29


août 2022 à Stefano Sampietro
« Alors, Vadia, qu’est-ce que tu en dis, le show t’a plu ? »
La voix caverneuse qui rythmait les temps forts du spec-
tacle un instant auparavant s’adressait maintenant à moi.
Zaldostanov avait déménagé dans le Donbass quelque
temps plus tôt, en première ligne dans la guerre patrio-
tique de l’Ukraine orientale. Le Tsar ne pouvait pas, bien
sûr, envoyer des troupes régulières envahir un pays sou-
verain. Nous avions donc assemblé une étrange armée de
mercenaires et de militaires en civil : officiellement tout
ce gentil monde était composé de volontaires, vétérans
de l’Afghanistan et de la Tchétchénie, qui avaient décidé
d’employer leurs vacances à défendre les Ukrainiens rus-
sophones des nazis de Maïdan. Il leur manquait le béret
de castor et les longues tuniques noires serrées à la taille,
mais pour le reste rien ne les distinguait des cosaques du
dix-neuvième siècle.
Alexandre assumait à leur tête le rôle de chef charisma-
tique. Amaigri, bronzé, il me semblait dans son élément.
Cela ne m’a pas surpris. Dans les phases les plus turbu-
lentes, la Russie produit toujours des hommes de ce genre.
Aventuriers, chefs de bande, personnages qui émergent du
néant pour chevaucher les troubles de l’histoire. Alexandre
était un des leurs. Il aimait un monde sans règles, où les
choses arrivent et c’est tout. Ses adeptes le vénéraient
comme si le dieu de la guerre s’était matérialisé sous leurs
yeux. Ils avaient en commun l’euphorie d’empoigner une
arme pour se procurer tout ce qui leur était interdit en temps
de paix. Leur allure était faite de lunettes de soleil et de voi-
tures tout-terrain sans plaque, de barbes, de tatouages, de
musique tonitruante et d’armes semi-automatiques.
Zaldostanov me rejoignit dans les coulisses du spectacle
qu’il avait mis en scène pour célébrer l’imminente victoire

244
russe en Ukraine orientale. Je lui fis compliment de son
interprétation du dieu Thor. Alexandre acquiesça avec
modestie. Il se déplaçait avec des gestes précis : un signe de
lui et une bouteille de vodka se matérialisa, dans un seau
à glace en plastique, accompagnée d’un plat de harengs
fumés et de quelques grosses tranches de pain noir.
« Cher Alexandre, mon ami, depuis que nous nous
sommes revus tu sais que je nourrissais de grandes ambi-
tions pour toi. Mais te retrouver ainsi en proconsul
romain...
—  Tu sais ce qu’on dit chez nous, Vadia : “Ceux dont
le destin est de mourir pendu ne se noient pas.” »
Le motard siffla un verre de vodka. Puis il reprit :
« Mais toi plutôt, l’ami, on dit que tu t’es reproduit. Il
était temps !
—  Pas encore, dans quelques semaines, si tout va bien.
Une fille, si Dieu le veut. »
Visiblement, Zaldostanov parlait, à Moscou, avec des
gens bien informés. Il est vrai que les Russes sont pleins
de ressources quand il s’agit de trouver des raisons de
trinquer.
« Tu as vu les drapeaux ? On n’utilise plus ceux de la
Fédération : on pense déjà à autre chose. »
J’avais en effet remarqué que, pendant la représentation,
les motards agitaient les anciennes bannières impériales
avec l’aigle bicéphale, une obsession de Zaldostanov.
« Nous ne sommes plus une république, Vadia, nous
sommes de nouveau un empire : nous conquérons de
nouvelles terres, nous avons déjà un tsar à notre tête : Sa
Majesté impériale Vladimir Poutine ! »
Après un autre toast : « Je te remercie de ta visite,
Vadia. Je tenais beaucoup à te parler : je crois qu’il est

245
maintenant temps de faire le point sur les prochaines
étapes. »
Je retins un sourire. Zaldostanov voulait faire le point
sur les prochaines étapes : l’aigle bicéphale devait lui avoir
picoré le cerveau.
« À ce stade, je pense que nous avons deux possibilités.
La première serait la meilleure : faisons comme en Crimée,
organisons un référendum et, dans la ferveur populaire, le
Donbass redevient une partie de la mère Russie. Le Tsar
ajoute une autre conquête aux précédentes, un nouveau
pas vers la reconstitution de l’empire...
—  Et l’autre ?
— La deuxième possibilité est moins bonne. Mais si
on ne peut pas faire autrement, nous proclamons l’indé-
pendance de la république du Donbass, vous à Moscou la
reconnaissez, et peut-être encore quelques autres, disons
les Biélorusses, les Turkmènes. Nous créons notre gouver-
nement, notre Parlement, bref nous plaçons nos hommes,
nous nous coordonnons pour toutes les étapes successives.
— Mmm, je crois que nous allons devoir opter pour
une troisième possibilité, Alexandre. »
Zaldostanov me regarda sans comprendre.
« Pardonne-moi, mais j’ai l’impression que tu te laisses
un peu emporter.
—  Mais de quoi tu parles ? Je suis ici, sur place, et je
te dis simplement ce dont nous avons besoin pour conso-
lider la victoire.
— Justement, Alexandre. La victoire. Je crains qu’il
n’y ait un malentendu à ce sujet. »
Zaldostanov m’observait d’un air vaguement hostile.
« Les chefs de la milice locale ne comprennent pas, ils
se donnent encore des objectifs naïfs comme la victoire.

246
Mais tu n’es pas aussi stupide, Alexandre. Tu comprends
que la guerre est un processus, dont les buts vont bien
au-delà du succès militaire. Au contraire, il est néces-
saire que notre succès ne soit jamais complet, la conquête
jamais définitive. Que veux-tu que la Russie fasse avec
deux régions de plus ? On a repris la Crimée parce qu’elle
était à nous, mais ici le but est différent. Ici notre objectif
n’est pas la conquête, c’est le chaos. Tout le monde doit
voir que la révolution orange a précipité l’Ukraine dans
l’anarchie. Quand on commet l’erreur de se confier aux
Occidentaux, cela finit ainsi : ceux-ci te laissent tomber à
la première difficulté et tu restes tout seul face à un pays
détruit. »
Et en proie aux hordes barbares, aurais-je pu ajouter,
mais je tâchais encore de ménager la susceptibilité de
mon aimable hôte.
« Cette guerre ne se combat pas dans la réalité, Alexandre,
elle se combat dans la tête des gens. L’importance de vos
actions sur le champ de bataille ne se mesure pas aux villes
que vous prenez, elle se mesure aux cerveaux que vous
conquérez. Pas ici. À Moscou, à Kiev, à Berlin. Pense à nos
compatriotes russes qui, grâce à vous, retrouvent le sens
héroïque de la vie, de la lutte entre le bien et le mal et qui
admirent le Tsar, qui défend nos valeurs contre les nazis
ukrainiens et la décadence des Occidentaux. Nos jeunes
n’ont pas connu le chaos des années quatre-vingt-dix,
quelqu’un devait leur rappeler que Poutine incarne la sta-
bilité et la grandeur de la mère patrie. Ensuite, pense aux
Ukrainiens qui, grâce à vous, comprennent l’erreur qu’ils
ont commise : ils espéraient que la révolution orange les
amène en Europe et en fait elle les a ramenés au Moyen
Âge, à l’anarchie et à la violence sans fin. Et pense aux

247
Occidentaux qui, grâce à vous, se sont remis à respecter,
et jusqu’à craindre, la Russie. Ils avaient cru à la fin de
l’histoire, ils mesurent maintenant la dimension de leur
erreur. Nous, nous n’avons pas oublié ce que ça signifie
d’être des hommes, de lutter, d’être prêts à mourir. Nous
n’avons pas peur de nous salir les mains. Il y a une belle
différence entre vivre et chercher à ne pas mourir. Eux
l’ont oublié, mais pas nous. Nous sommes ici pour le leur
rappeler, Alexandre.
« Tout ceci, c’est grâce à vous. À toi et à tous les héros
qui sont en train de mener la guerre du Donbass. À
condition que vous compreniez que vous êtes les acteurs
d’un drame beaucoup plus grand et qui va bien au-delà
de ce qui se passe ici.
—  Jusqu’à quand ?  »
Bien qu’il l’ait souvent utilisée à son avantage, ou
peut-être à cause de cela, Zaldostanov avait toujours été
curieusement imperméable au pouvoir de la rhétorique.
« Jusqu’à ce que cela cesse de nous être utile. »
Zaldostanov resta un moment silencieux. « Un drame,
tu dis ? J’ai plutôt l’impression d’une farce, Vadia. Tu
crois que je ne sais pas ce qui est en train de se passer ?
Les gens parlent, ici, de tes petits voyages à Kiev. Nous
savons ce que tu essayes de faire. Tu nous utilises comme
moyen de pression. Tu veux que le Donbass continue à
faire partie de l’Ukraine, parce qu’à travers le Donbass tu
peux faire chanter le gouvernement de Kiev. »
J’essayais de me contrôler, mais l’idée que la brute soit
en train de se mêler de ce qui ne le regardait pas com-
mençait à devenir insupportable.
« Cela ne marchera pas, Vadia, vous perdrez le
contrôle. Les nôtres, ici, n’ont pas pris les armes pour te

248
permettre d’aller faire tes petits jeux de politicard à Kiev.
Ils se battent pour leur patrie, ils veulent la Novorossia.
Quand ils découvriront que tu les utilises comme mon-
naie d’échange avec les nazis à Kiev...
—  Oui, qu’est-ce qui se passera, Alexandre ? Dis-moi,
je suis curieux de l’entendre. »
Je n’avais pas pu me retenir. Zaldostanov se taisait.
« Je vais te le dire, moi : il ne se passera absolument rien.
Ne me dis pas que tu t’es laissé prendre par la pièce que
tu as contribué à mettre en scène ? Puis-je me permettre
de te demander d’où arrive l’argent pour cette farce – vu
que nous avons décidé de la nommer ainsi, Alexandre ? »
Regard torve de Zaldostanov.
« De Moscou.
—  Et les armes, d’où arrivent-elles ?
—  De Moscou.
—  Et les putes ? Même les putes arrivent de Moscou,
quand nous estimons que vous les avez méritées. Alors,
de deux choses l’une, Alexandre. Soit tu continues à jouir
de la bonne fortune dans laquelle tu as été parachuté, par
moi d’ailleurs, soit tu décides que non, ça ne te va plus du
tout. Que tu es devenu Alexandre Zaldostanov, martyr
de la Novorossia, en lutte pour la libération des peuples.
Mais je te conseille de bien y réfléchir, parce qu’il ne
me faut qu’un bref instant pour tirer la prise et après les
choses risquent de devenir plus compliquées pour toi. »
Un silence de salle de baccara tomba dans le taudis où
nous nous trouvions. Sur les murs, un portrait de Staline
et une caricature d’Obama nous observaient avec la même
indifférence. Zaldostanov recommença à ruminer avec
cette étrange bouderie enfantine plaquée sur le visage.
De temps en temps, d’une main distraite, il effleurait la

249
cartouchière qu’il portait pour des raisons décoratives ; on
ne comprenait pas s’il méditait sur mes paroles, s’il proje-
tait de me destiner une balle ou s’il était simplement trop
ivre pour prendre une initiative.
Puis il se leva, lentement.
« Suis-moi, Vadia. »
Le motard sortit et, sans un mot, me conduisit vers
une ruine qui côtoyait le terrain vague que les Loups
de la nuit avaient élu pour base. Nous dépassâmes
une rangée de camions poubelles orange qu’ils avaient
convertis en véhicules de guerre en vidant la benne
arrière pour y placer un mortier. Vues de près, les ruines
perdaient leur caractère indistinct. On reconnaissait
parmi les décombres des restes d’objets domestiques, un
réfrigérateur défoncé, la poignée d’une porte, quelques
tissus colorés. Zaldostanov était monté sur un petit tas
et remuait le sol avec sa grosse Doc Martens comme s’il
cherchait quelque chose.
« Voilà, il y en a toujours au moins une, dit-il en se bais-
sant pour ramasser un morceau de plastique rose, couvert
de terre. Regarde-la, Vadia. Pourquoi tu ne l’apportes pas
à ta fille ? »
Au début, je ne reconnus pas l’objet qu’il me ten-
dait. Puis, le prenant en main, je me rendis compte qu’il
s’agissait d’une poupée. Il lui manquait un bras et je me
demandai si elle l’avait perdu dans l’explosion ou si c’était
arrivé avant. Cette petite chose brisée et sale devait avoir
eu un nom jadis. Et une petite fille avait joué avec elle des
après-midi entiers.

Je ne réussis pas à prononcer un mot durant tout le


vol militaire qui me ramenait à Moscou. Et même une

250
fois rentré au Kremlin, je restai silencieux. Je répondais
aux questions qui m’étaient posées, c’est tout ; je n’avais
plus envie d’argumenter. Mes arguments étaient toujours
pertinents, pourtant voilà où ils m’avaient mené. J’étais
l’homme aux solutions raffinées et je m’étais retrouvé à
expliquer à un cosaque couvert de cartouchières qu’il
devait poursuivre la guerre, qu’il devait continuer à bom-
barder les hôpitaux et les écoles, même s’il n’en avait pas
envie, même s’il n’y avait aucun motif, parce que c’était
ce qu’exigeait le subtil dessein que mon subtil esprit avait
conçu.
Il valait mieux que je me taise. Mieux encore, que je
ne pense pas. Débarrassée de mes conjectures, la vérité
apparaissait pour ce qu’elle était. L’empire du Tsar nais-
sait de la guerre et il était logique qu’à la fin il retournât à
la guerre. C’était cela la base inébranlable de notre pou-
voir, son vice originel. Au fond, si on y regardait de près,
avions-nous jamais bougé de là ? Les choses n’auraient
pas pu être différentes. Je le savais dès le début et j’avais
choisi d’accompagner Poutine sur ce chemin. Je ne l’avais
pas fait par conviction, ni par intérêt. Je l’avais fait par
curiosité. Pour me mettre à l’épreuve. Parce qu’au fond je
n’avais rien de mieux à faire. C’était toujours mieux que
les raisons qui poussent presque tous les autres, m’étais-je
dit. L’avidité, la frustration, le besoin de revanche, le
fanatisme, le désir de dominer son prochain. Je ne chan-
gerais pas le monde, mais j’empêcherais que d’autres à
ma place le rendent pire. Les choses ne s’étaient pas tout
à fait passées comme ça.
La guerre en Ukraine était comme tout le reste. Ce
n’était pas moi qui l’avais voulue. D’ailleurs, j’avais mani-
festé avec force mon opposition. Mais ensuite, quand le

251
Tsar l’avait décidée, j’avais fait tout ce qui était en mon
pouvoir pour la voir réussir. Par habitude. Par orgueil.
Parce que j’en étais capable. Cela avait été ainsi depuis
le début. Avec les bombes de Moscou et la guerre de
Tchétchénie. Avec l’arrestation de Khodorkovski et avec
la chute de Berezovsky. Aucun de ces événements n’avait
été voulu par moi. Mais tous avaient pu compter sur mon
infatigable labeur. Je ne supportais pas l’idée de perdre.
J’avais eu de la chance, j’avais presque toujours gagné. Et
maintenant je tenais enfin dans mes mains le trophée que
je méritais : une poupée, salie par la terre et les gravats, et
dont je ne connaîtrais jamais le nom.
28

Le visage parfaitement carré de Sechine est apparu


dans l’embrasure de la porte de mon bureau.
« Puis-je te déranger un instant, Vadim Alexeïevitch ? »
Si Igor s’était donné la peine de passer me voir, ce ne
pouvait être que pour me donner de très mauvaises nou-
velles. Il prit la chose de loin, s’enquérant de mon voyage
dans le Donbass, comme si au moins trois services de
renseignement différents ne lui avaient pas déjà fourni
tous les détails. Puis, me fixant de son regard d’oiseau de
nuit : « Au fait, Vadim Alexeïevitch, tu as entendu parler
des Américains, n’est-ce pas ?
—  Quoi, les Américains ?
—  Apparemment, ils ont préparé une liste de gens qui
n’auront plus le droit de mettre le pied sur leur territoire.
Ton nom s’y trouve. »
Sechine me regardait attentivement, à la recherche du
moindre signe de détresse.
« J’ai l’impression que tu vas devoir oublier New York
pour un moment.
— Ah, les sanctions pour l’Ukraine. Ils ont décidé
d’aller de l’avant ?

253
—  À partir de lundi. »
Le tchékiste semblait satisfait. La confirmation que
mon nom se trouvait sur la liste avait fait sa matinée.
C’était évidemment un peu embêtant. Il n’y avait pas
que New York. Il y avait aussi la Californie, le Maine,
Boulder dans le Colorado. L’interdiction de poser le pied
sur le sol américain était destinée à me priver de plaisirs
que Sechine ne soupçonnait même pas.
« Et puis j’ai entendu autre chose, aussi. »
À présent, Igor avait un air distrait que j’avais appris
à  reconnaître. C’était celui qu’il arborait quand il était
le  plus concentré. Il était sur le point de me faire vrai-
ment mal.
« Ton nom est aussi sur la liste des Européens. »
Enfoiré. Voilà pourquoi il s’était donné la peine de
venir me l’annoncer en personne : il voulait voir ma tête
au moment précis où je découvrirais que j’avais perdu
l’Europe. Au fond, me suis-je dit, cet homme ignore tout
de moi, sauf la façon de me faire mal.
Un énorme bloc de pierre a plongé en moi. Un mor-
ceau de roche. Il venait de se détacher de ma poitrine
et se précipitait à présent dans le vide. À l’intérieur. Il
tombait dans l’obscurité sans jamais atteindre le fond.
L’Europe. Une chose inconcevable. Moi, privé d’Europe,
vous comprenez ?
J’ai mobilisé mes dernières forces pour ne pas donner
à Sechine la moindre satisfaction. « C’est aussi bien, je
voulais justement commencer à explorer de nouveaux
endroits. Mais qu’en sera-t-il de toi, Igor, de ton château
en Ombrie ?  »
C’était la prunelle de ses yeux, ce château.
Sechine a soudain revêtu le masque d’une absence

254
totale d’expression qui était pour lui le signe d’une émo-
tion intense.
« Bof, que des vieilles pierres, tu sais. Je suis en train
d’en construire une réplique dans le Caucase. »
Le tchékiste a tourné les talons. Sa mission était accom-
plie. De mon côté, il ne me restait plus beaucoup d’op-
tions. J’ai décroché le téléphone et dicté à l’attaché de
presse la déclaration à publier au moment de l’annonce
des sanctions : « Je considère qu’il s’agit là d’un oscar à
ma carrière politique. Cela veut dire que j’ai servi mon
pays avec honneur. »
Ensuite, j’ai composé le numéro de la maison.
Évidemment, Ksenia ne disposait pas d’un portable, mais
ce matin-là, par chance, elle n’était pas sortie. Je me suis
arrangé pour lui donner rendez-vous à l’aéroport.
Quelques heures plus tard, nous atterrissions dans ma
ville préférée pour notre dernier week-end européen. Sur
la route de l’hôtel, nous avons assisté au défilé solennel
des immeubles en brique rouge qui bordent les ave-
nues de Stockholm. Ici, la neige ne se transformait pas
en fange noire comme à Moscou, elle restait inexplica-
blement blanche, comme si les Suédois avaient résolu ce
problème aussi, en plus de tous les autres. Les gens mar-
chaient sur les trottoirs comme vous le faites en Europe,
sans se presser et sans crainte. Autour de quatre heures,
quand le soleil fatigué de l’après-midi d’hiver s’est fina-
lement rendu, la grandeur un peu hautaine des façades
qui surplombaient la surface glacée de la mer s’est faite
plus affable, tout à coup radoucie par le charme de mille
fenêtres étincelantes qui s’allumaient l’une après l’autre.
Les lumières d’en bas, ai-je pensé, voilà la vraie diffé-
rence. En Russie, elles n’existent pratiquement pas. Vous

255
pouvez vous promener même dans les plus beaux quar-
tiers de Moscou et de Saint-Pétersbourg, vous verrez
partout les faisceaux impitoyables des plafonniers qui
descendent d’en haut et illuminent les fenêtres. Les pla-
fonniers sont pratiques. Il suffit d’appuyer sur un bouton
pour que toute la pièce soit éclairée par la même lumi-
nosité uniforme et brutale. Ils s’accordent bien avec la
télévision ; ils ne produisent pas de reflets sur l’écran et
épousent idéalement ses éclats bleutés.
Les petites lumières d’en bas, en revanche, sont peu
commodes. Vous devez les allumer une par une et il
en faut au moins trois ou quatre pour générer la même
quantité de lumière qu’un plafonnier. Cependant, le jeu
des ombres portées sur les meubles et les murs crée une
atmosphère propice à la conversation et à la lecture de
vieux livres, aux feux de bois et à la musique de chambre.
Toutes choses qui, même chez vous, ont été balayées par
les écrans de téléphone. Mais au moins, les lumières d’en
bas perpétuent l’illusion. On peut observer de l’extérieur
ces pièces douces, baignées d’une lumière tamisée, et se
figurer qu’à l’intérieur les habitants passent leur vie à se
raconter des contes de fées ; un luxe que les Russes n’ont
jamais pu se permettre.
Essayer de concevoir une existence dans une de ces
maisons avait toujours été une de mes perversions. Deux
jours plus tard, l’entrée en vigueur des sanctions rendrait
ce fantasme impossible. Un exil inversé, la pire des puni-
tions pour un type comme moi.
À ce moment-là, je me suis souvenu de Berezovsky,
de ses dernières années à Londres. Se débarrasser de la
Russie, il n’avait pas pu. Il n’y avait rien qui vaille pour
lui en dehors du seul vrai plaisir de la vie russe : regarder

256
la réalité en face, sans filtre, à la lumière crue d’un pla-
fonnier. Moi, en revanche, j’aurais pu. À sa place, à
Londres. Ou n’importe où ailleurs en Europe. J’aurais
pu vivre dans une de ces maisons de banlieue, avec un
petit portail en fer forgé et deux marches devant la porte
d’entrée. Je l’aurais remplie de livres, j’aurais repéré le
bon café du quartier et puis un bar où boire un whisky le
soir. J’aurais accompli la même promenade presque tous
les jours, en repensant à la Russie de temps en temps,
comme à une mère amnésique qui dévore ses propres
enfants. Elle avait dévoré mon grand-père, mon père,
mais pas moi. Je lui aurais échappé, moi, j’aurais été
sauvé. Ou pas. Il aurait été trop tard pour moi de toute
façon. Mais ma fille, ma fille aurait été sauvée. Elle, la
Russie ne l’aurait pas eue.
Mais ce n’est pas ainsi que les choses s’étaient dérou-
lées, il fallait à présent le reconnaître. La gentillesse de
l’Europe, ses lumières d’en bas qui dissimulent la cruauté
du monde, le moment était venu d’y renoncer. Au fond
de moi, j’avais toujours su que ce moment viendrait ;
depuis la première fois que mes yeux avaient rencontré
le regard du Tsar. Il n’y avait rien d’européen dans ce
regard, rien de doux. Seulement la détermination d’une
nécessité qui ne tolère pas d’entraves.

Le lendemain matin, nous nous sommes réveillés dans


la petite suite de mon hôtel préféré, une sorte de maison
de campagne perchée sur une île du centre de Stockholm.
Nous avons pris le petit déjeuner sur la galerie en bois
blanc, face à la surface opaque de la mer. Au loin, les
grues du port laissaient entrevoir l’existence d’un monde
actif et turbulent, dont seul un vague écho parvenait

257
jusqu’à nous, qui se noyait de toute façon dans ma tris-
tesse et dans l’ennui de Ksenia.
Je contemplais ma vie comme un plongeur en apnée.
Je la voyais briller à la surface, mais je ne parvenais plus à
respirer. Cela faisait vingt ans que je n’avais pas respiré.
Non que ces années se soient envolées. Au contraire,
j’avais l’impression d’avoir vécu mille vies. Mais je n’avais
jamais respiré, pas un seul instant : j’étais resté en apnée.
Maintenant, je commençais, au loin, à entrevoir ma des-
tination. Le point final où le besoin de choisir cesse de se
manifester, car tous les choix ont été faits et ce qui reste
n’est qu’une simple formalité.
J’avais prévu de passer la journée à m’apitoyer sur
mon sort. Je pensais l’avoir bien mérité. Mais c’était
sans compter l’intelligence féroce de Ksenia à mes côtés
qui, même si elle était à présent tournée en ma faveur,
représentait toujours une menace. Elle ne me permettrait
jamais de me mentir à moi-même.
Nous étions en train de longer la mer, sur l’île de
Djurgården. En quittant l’hôtel une heure plus tôt, nous
nous étions promenés enlacés en bavardant pendant
quelque temps, mais le silence s’était ensuite installé autour
de nous et enveloppait désormais chacun de nos gestes. On
ne percevait dans l’atmosphère que nos respirations et le
vent chargé de la senteur de profondes forêts enneigées.
J’avançais seul, plongé dans mes pensées, et Ksenia
me suivait à quelques pas. Devant nous, blottie parmi les
bouleaux, on pouvait discerner une maison orange qui
ressemblait un peu à la demeure d’un bon sorcier, avec
ses petites lucarnes à croupes et ses massives cheminées
grises. Quiconque n’habite pas là, me disais-je, a forcé-
ment raté sa vie.

258
À ce moment, j’ai entendu un clapotement derrière
moi. Je me suis retourné, à moitié convaincu que j’allais
surprendre un cygne se débattant parmi les vagues. Au
lieu de cela j’ai vu Ksenia, entièrement immergée dans
l’eau glacée, qui me souriait d’un air de défi. Ses vête-
ments abandonnés à la hâte formaient des taches multi-
colores sur la neige.
Nous nous sommes regardés pendant un long instant.
Moi tout habillé au bord de la mer, elle complètement
nue dans l’eau. Ses yeux étaient aussi profonds que des
questions sans réponse, mais sa bouche esquissait un sou-
rire. J’ai commencé à me déshabiller à mon tour. Le cha-
peau gris doublé de fourrure. Les chaussures anglaises
noires qui m’accompagnent partout. Le costume et le col
roulé sombre. Ksenia me fixait depuis la mer, mais un
moment avant que je ne plonge, elle s’est retournée et
a commencé à nager vers le large. Encore une fois, j’ai
été saisi de peur. Où allait-elle ? J’ai essayé de l’appeler.
Avait-elle oublié qu’elle était enceinte ?
Elle n’avait aucune intention de m’écouter. La seule
chose à faire était de la suivre. J’ai plongé à grand
bruit. Le contraire de l’imperceptible éclaboussure pro-
duite par Ksenia. Il est possible que j’aie crié : les ablu-
tions dans l’eau glacée n’ont jamais été ma spécialité.
Instinctivement, j’ai commencé à nager, autant pour ne
pas geler sur place que pour rattraper Ksenia. Elle s’était
arrêtée à une cinquantaine de mètres de la rive et m’at-
tendait. Quand j’ai été sur le point de la rattraper, j’ai
pensé qu’elle allait s’enfuir à nouveau. Mais non. Elle
a attendu que je la rejoigne. Et là, alors que je serrais
son corps lumineux contre le mien dans l’eau sombre,
j’ai lu pour la première fois dans ses yeux la majesté du

259
mystère qui grandissait en elle. Une liberté illimitée et
féroce avait été son unique objectif, celui pour lequel elle
était naguère disposée à se soumettre au plus abject des
esclavages. Mais à présent rien n’aurait pu la faire dévier
du cours que les astres avaient tracé pour elle et, bien
qu’elle fût encore plus cruelle que jadis, une nouvelle
tendresse avait mûri en son sein, dont je sentais qu’elle
ne pourrait être destinée qu’à moi. À ce moment, toutes
les autres sensations m’ont abandonné comme des fruits
mûrs se détachent de l’arbre et seule est demeurée, au
plus profond de moi, la révérence pour la splendeur de
la vie inconnue qui vibrait en face de moi. Et, pour la
première fois depuis très longtemps, alors que la glace
nous pressait de tous côtés et que le courant menaçait de
nous emporter, j’ai eu le sentiment de pouvoir à nouveau
respirer.
29

La familiarité induit en erreur. Pendant des années, au


Kremlin, Staline et le reste de la nomenklatura ont vécu
coude à coude. Ils habitaient les grands appartements
qui jadis avaient été ceux des fonctionnaires du tsar, et
dînaient toujours ensemble. Staline venait les chercher
pour jouer aux échecs ou pour un petit dîner entre amis.
Il n’occupait jamais la place d’honneur, mais se plaçait en
tête de table et, s’il fallait aller chercher quelque chose à
la cuisine, c’est lui qui se levait. Ils avaient aussi un petit
cinéma. Les enfants faisaient de la bicyclette et jouaient
au ballon. Ils avaient grandi ensemble, comme dans une
famille. Ce qui n’a pas empêché Staline de les exterminer
l’un après l’autre. En fait, cela lui a facilité la tâche. Ils ne
pouvaient pas s’imaginer que leur Koba les ferait arrêter,
torturer et tuer. C’est la proximité qui les a trompés : l’il-
lusion qu’une amitié de vingt ans empêche le chef de faire
ce qu’il doit faire. Mais ça ne fonctionne pas comme ça.
Le chef suit son instinct, il a le flair du prédateur qui doit
survivre. Et, en dernière analyse, la seule chose qui puisse
lui garantir la survie, c’est la mort de tous les autres
autour de lui.

261
Moi, je suis parti le premier, c’est tout. Je ne me suis
pas laissé avoir par la familiarité. La confiance d’un
prince n’est pas un privilège, mais une condamnation :
celui qui révèle son secret à quelqu’un en devient l’es-
clave, et les princes ne supportent pas l’esclavage. Vouloir
briser le miroir qui nous renvoie notre propre image est
une pratique courante. De plus, le prince peut rétribuer
les menues faveurs, mais quand elles deviennent trop
grandes et qu’il ne sait plus comment les récompenser,
surgit en lui la tentation de résoudre le problème en éli-
minant la cause.
Le Tsar n’a jamais été susceptible d’affection, tout
au plus d’habitude. Et à partir d’un certain moment il a
perdu l’habitude de me voir. À Novo-Ogariovo, il a fait
raser la forêt à trois kilomètres à la ronde de sa datcha.
Il se lève tard le matin, petit-déjeune d’œufs frais que
lui envoie le patriarche Kirill de sa ferme. Puis il fait des
exercices dans son gymnase devant l’écran des infos.
S’il y a quelque chose d’urgent, c’est là qu’il lit les notes
confidentielles et transmet ses dispositions. Ensuite, il
nage un kilomètre dans la piscine. Au bord du bassin,
les premiers visiteurs du jour, ministres, conseillers, chefs
de grandes entreprises, convoqués la nuit précédente ou
le matin même, attendent patiemment que le Tsar sorte
de l’eau pour lui tendre un peignoir et l’entretenir briève-
ment d’une question ou d’une autre.
Ce n’est qu’en début d’après-midi que le cortège pré-
sidentiel se met en route pour le Kremlin. Les rues ont
été fermées à la circulation une demi-heure plus tôt. À
chaque croisement, une voiture de la milice assure que
la solitude du Tsar soit préservée. De Novo-Ogariovo
au Kremlin, Poutine traverse presque entièrement sa

262
capitale, congelée à son passage, arrive au bureau et là
commence la véritable journée de travail, qui se termine
parfois aux premières lueurs de l’aube. Toute l’existence
du Tsar est déphasée par rapport à celle des personnes
normales et impose une torsion à qui doit travailler avec
lui. Un seul homme ne dort pas la nuit et il a dressé tous
ceux qui comptent à Moscou à partager sa veille jusqu’à
trois ou quatre heures du matin. Connaissant les habi-
tudes nocturnes du chef, une centaine de ministres, de
hauts fonctionnaires, de généraux sont là qui attendent
un appel. Et chacun tient à ses côtés une petite pha-
lange d’assistants et de secrétaires. Ainsi, les lumières
des ministères restent allumées et le Moscou du pouvoir
a de nouveau perdu le sommeil, comme au temps de
Staline.
La seule vraie obligation de la Cour est la présence. Y
être, toujours, chaque fois qu’existe, aussi faible soit-elle,
la possibilité que le regard du souverain se pose sur vous.
Moi, je ne suis jamais allé de gaieté de cœur à Novo-
Ogariovo. L’atmosphère désagréablement sportive du
lieu m’attristait. Chaque fois que j’en avais la possibilité,
je me faisais remplacer par quelqu’un d’autre et Dieu sait
que les candidats ne manquaient pas ! Une fois rentré de
Stockholm, je n’y ai pratiquement plus mis les pieds. De
plus, la nuit, quand j’avais sommeil, j’avais pris l’habitude
d’aller dormir sans même laisser le téléphone allumé. Il
est arrivé une ou deux fois que le Tsar me fasse tirer du
lit par le chef de la garde présidentielle. Mais il était clair
que la situation ne pouvait plus durer. L’idée que son
voisinage ne fût pas la source de toutes mes joies était
insupportable au Tsar.

263
Un jour, au Kremlin, au cours d’une réunion dans
laquelle je me trouvais comme d’habitude en minorité,
il m’a transpercé d’un regard parfaitement indifférent,
comme si je n’existais déjà plus.
« Tu te crois le plus malin de tous, Vadia. Mais tu sais
la vérité ? C’est qu’à force de rester jeune trop longtemps,
on finit par mal vieillir. »
Il avait raison. Quarante ans est un âge qui ne pardonne
pas : tout est révélé et l’on ne peut plus se cacher. La vérité
c’est que, même quand je me suis approché du sommet
du pouvoir, je n’ai pas cessé d’être marginal. Au fond, je
crois, une fois encore, que c’est la faute de la bibliothèque
de grand-père. Elle m’a donné la conscience de ne pas
être au centre du temps. Aussi excitante soit-elle, notre
époque n’est que l’énième version de la comédie dont les
infimes variations se déploient au cours des siècles. « De
temps en temps un homme se dresse dans le monde, fait
étalage de sa fortune et proclame : c’est moi ! Sa gloire vit
le temps d’un rêve interrompu, déjà la mort se dresse et
proclame : c’est moi. »
Sans y avoir jamais posé le pied, il y a trois siècles, La
Bruyère a décrit le Kremlin d’aujourd’hui plus précisé-
ment que le meilleur de nos ou de vos journalistes. Si je
n’en avais pas eu conscience, je n’aurais pas pu accomplir
le travail qui était le mien. Je serais resté à la surface. Ma
contribution à la cause du Tsar aurait été moins efficace,
moins décisive, permettez-moi de le dire. Mais cela fut
aussi ma condamnation. Soudain j’ai vu ma vie pour ce
qu’elle était : une lutte sans fin avec l’ange de la négli-
gence, de la brutalité injustifiée et des appétits ingou-
vernables. Vingt années consacrées à cela. Comme vingt
jours, comme vingt minutes. Aucune différence.

264
Si j’avais fait partie de la bande, pourquoi pas. Mais
j’ai toujours été un étranger. Quand j’étais petit, mon
grand-père me parlait de temps en temps de ces loups
qui abandonnent la meute sans raison apparente. Ils se
mettent en chemin, seuls. Certains finissent par former
une nouvelle bande. D’autres non. Ils restent dans la
forêt, traversent la steppe, toujours seuls. Et ils semblent
ne pas en souffrir. Ils mènent leur vie à l’écart, avec le
temps ils développent leurs propres habitudes, qui dif-
fèrent en tout de celles de la meute. Les chasseurs ont
appris à les craindre : ils savent que les loups solitaires
sont plus forts, plus malins et plus agressifs que les autres.
Il est évident que grand-père se considérait comme
l’un d’entre eux. Qui sait, peut-être s’agit-il d’un carac-
tère récessif, destiné à réapparaître à une génération de
distance. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas un carac-
tère apprécié par la meute, qui accepte tout sauf l’in-
dépendance. On a dit beaucoup de choses par la suite.
Que j’avais la grosse tête. Qu’on m’avait pris en train de
piquer dans la caisse. Et même que j’avais voulu prendre
la place du Tsar ; pour certains, la calomnie est la seule
forme d’imagination.
La vérité est que j’ai toujours conspiré en faveur du
pouvoir, jamais contre. C’est ma nature : une chose
que beaucoup de gens ne comprennent pas. Il est vrai
qu’autour des puissants il y a toujours des personnes qui
songent à prendre leur place. Mais le vrai conseiller appar-
tient à une race totalement différente de celle du puis-
sant. En vérité, c’est un paresseux. Murmurées à l’oreille
du prince, ses paroles produisent un impact maximum
sans qu’il ait à déployer les fatigues de l’ascension. Puis il
rentre tranquillement dans sa bibliothèque, tandis que les

265
bêtes féroces continuent à s’entre-déchirer sous la surface
de l’eau. Il a une écharde de glace dans le cœur : plus les
autres s’échauffent, plus lui se refroidit. Parfois, cela se
termine mal, car les puissants supportent moins que toute
chose l’autonomie. Mais quand j’ai donné ma démission,
le Tsar avait autre chose en tête. Je crois qu’il a accueilli
mon retrait avec soulagement : il n’avait plus besoin de
moi. Inventer un ordre nouveau demande une certaine
dose d’imagination, mais la dévotion aveugle des servi-
teurs suffit à le faire respecter.
Personne ne m’a remplacé. Le labrador est le seul
conseiller en lequel Poutine a entièrement confiance. Il le
fait courir dans le parc, il va avec lui au bureau. Pour le
reste, le Tsar est complètement seul. De temps en temps,
un garde apparaît, un serviteur se présente, ou un cour-
tisan, convoqué pour une raison ou une autre. C’est tout.
Il n’a pas de femme auprès de lui, ni d’enfants. Quant
aux amis, il sait qu’au stade auquel il est parvenu l’idée
même d’en avoir est inimaginable. Le Tsar vit dans un
monde où même les meilleurs amis se transforment en
courtisans ou en ennemis implacables, et la plupart du
temps les deux à la fois.
En Occident, vos gouvernants sont comme des ados,
ils ne peuvent pas rester seuls, ils cherchent toujours un
regard qui se pose sur eux, on a l’impression que s’ils
étaient obligés de passer une journée dans une chambre,
sans compagnie, ils se dissoudraient dans l’air comme un
souffle de vent tiède. Notre Tsar, au contraire, vit dans la
solitude et s’en nourrit. C’est dans le recueillement qu’il
accumule la force qui surprend tant de vos observateurs.
Avec le temps, il est devenu presque un élément, comme
le ciel ou le vent. Vous avez oublié ce que signifie vivre

266
en adulte, planté dans la réalité. Vous croyez qu’un chef
est une espèce d’animateur, vous voulez des chefs qui
vous ressemblent, qui soient à votre niveau. La distance
préserve l’autorité. Comme Dieu, le Tsar peut être objet
d’enthousiasme, mais sans s’enthousiasmer lui-même, sa
nature est nécessairement indifférente. Son visage a déjà
acquis la pâleur marmoréenne de l’immortalité.
À ce niveau, nous sommes bien au-delà de l’aspiration
aux belles funérailles dont je vous parlais. L’idéal du Tsar
serait plutôt un cimetière dans lequel il se découpe seul,
vertical, unique survivant de tous ses ennemis et même
de ses amis, de ses parents et de ses enfants. Peut-être
même de Koni. De tous les êtres vivants. « Caligula sou-
haite que les têtes de tous les hommes se trouvent sur un
seul et unique col, dans le but de pouvoir réduire à néant
le monde entier, d’un seul et unique coup. » Pouvoir à
l’état pur. C’est cela qu’est devenu le Tsar. Ou peut-être
était-il ainsi dès le début. Le seul trône qui lui apportera
la paix est la mort.
30

La Russie est la machine à cauchemars de l’Occident. À


la fin du dix-neuvième, vos intellectuels ont rêvé la révo-
lution. Nous l’avons faite. Du communisme, vous n’avez
fait que parler. Nous l’avons vécu pendant soixante-dix
ans. Puis est arrivé le moment du capitalisme. Et même
en cela, nous sommes allés beaucoup plus loin que vous.
Dans les années quatre-vingt-dix, personne n’a déréglé,
privatisé, laissé de place à l’initiative des entrepreneurs
plus que nous. Ici se sont bâties les plus grosses fortunes,
parties de rien, sans règles et sans limites. Nous y avons
vraiment cru, mais ça n’a pas marché.
À présent, ça recommence. Votre système est en péril
parce que vous ne réussissez plus à exercer le pouvoir.
Croyez-moi, après en avoir fait l’expérience directe, je ne
nourris plus beaucoup de sympathie pour lui. Grand-père
disait que tôt ou tard quelqu’un devrait ramasser toutes
les statues équestres éparpillées dans toutes les villes du
monde et les expédier au milieu du désert, dans un camp
dédié à tous les massacreurs de l’histoire : j’ai toujours
eu tendance à lui donner raison et je vous assure que ces

268
années de fréquentation du Kremlin ne m’ont pas fait
changer d’opinion. Au contraire.
Aujourd’hui pourtant, le pouvoir est la seule solu-
tion, parce que son objectif, l’objectif de tout pouvoir à
l’œuvre, est l’abolition de l’événement. « Une mouche qui
vole hors de propos pendant une cérémonie humilie le
tsar », dit Custine. Même le plus petit événement, sous-
trait à son contrôle, peut coïncider avec la mort, ou la
possibilité de la mort, pour le pouvoir.
La nature humaine est gourmande d’événements. Elle
les attend, les convoite, même si elle fait semblant d’en
avoir peur, mais il est clair qu’il s’agit d’un goût que nous
ne pouvons plus nous permettre. Parce qu’aujourd’hui,
l’événement, même le plus petit vol d’une mouche, peut
déchaîner l’enfer. Le virus a été la répétition générale,
mais nous sommes à peine au commencement. C’est
pour cette raison que désormais la course se fera entre
l’événement et le pouvoir. Et étant donné que le premier
coïncidera avec la possibilité toujours ouverte de l’apo-
calypse, nous serons tous obligés de choisir le second.
Pas le pseudo-pouvoir que vous pratiquez en Occident :
masques de clown qui interprètent un scénario de tra-
gédie. Non, le pouvoir retournant à son origine primaire :
le pur exercice de la force. La statue de marbre qui d’une
main protège et de l’autre menace.
Jusqu’à maintenant, le pouvoir a toujours été imparfait.
Parce qu’il a dû s’appuyer sur des moyens humains pour
réaliser sa promesse. Et l’homme est faible, toujours.
Dans chaque révolution, il y a un moment décisif :
l’instant où la troupe se rebelle contre le régime et refuse
de tirer. C’est le cauchemar de Poutine, comme de tous
les tsars qui l’ont précédé. Le risque que la troupe, au lieu

269
de tirer sur la foule, se solidarise avec elle est l’éternelle
menace qui pèse sur tout pouvoir. C’est pour cette raison
que quand les étudiants commencent à occuper la place
Tian’anmen, le vieux sage Deng Xiaoping ne réagit pas
tout de suite. Il sait qu’il est au bord du gouffre. Il ne veut
pas risquer de donner ses troupes en pâture aux séditieux,
avec leurs slogans, leurs chants, et les jolies filles qui sou-
rient aux militaires. Il préfère attendre, et faire arriver de
loin des soldats qui ne parlent pas le mandarin, de façon
qu’ils ne puissent pas se solidariser avec les manifestants ;
c’est pour cela qu’ils mettent quelques jours à arriver,
mais quand ils arrivent, ils sont implacables.
Imaginons maintenant que le pouvoir n’ait plus besoin
de la collaboration humaine. Que sa sécurité –  et sa
force – soit garantie par des instruments qui n’ont pas la
possibilité de se révolter contre lui. Une armée de cap-
teurs, de drones, de robots capables de frapper à n’im-
porte quel moment, sans la moindre hésitation. Ce serait,
finalement, le pouvoir dans sa forme absolue. Tant qu’il
se fondait sur la collaboration d’hommes en chair et en
os, tout pouvoir, aussi dur fût-il, devait compter sur leur
consentement. Mais quand il sera fondé sur des machines
qui maintiennent l’ordre et la discipline, il n’y aura plus
aucun frein. Le problème des machines n’est pas qu’elles
se rebelleront contre l’homme, c’est qu’elles suivront les
ordres à la lettre.
Il faudrait toujours regarder l’origine des choses. Toutes
les technologies qui ont fait irruption dans nos vies ces
dernières années ont une origine militaire. Les ordinateurs
ont été développés pendant la Deuxième Guerre mon-
diale pour déchiffrer les codes ennemis. Internet comme
moyen de communication en cas de guerre nucléaire, le

270
GPS pour localiser les unités de combat, et ainsi de suite.
Ce sont toutes des technologies de contrôle conçues
pour asservir, pas pour rendre libre. Seule une bande de
Californiens défoncés au LSD pouvait être assez débile
pour imaginer qu’un instrument inventé par des militaires
se transformerait en outil d’émancipation. Et ils ont été
nombreux à le croire.
Mais c’est clair maintenant, n’est-ce pas ? Vous le voyez
vous-même. La vérité, c’est que la technologie militaire
qui nous entoure a créé les conditions pour l’émer-
gence d’une mobilisation totale. Désormais, où que nous
nous trouvions, nous pouvons être identifiés, rappelés à
l’ordre, neutralisés si nécessaire. L’individu solitaire, le
libre arbitre, la démocratie sont devenus obsolètes : la
multiplication des données a fait de l’humanité un seul
système nerveux, un mécanisme fait de configurations
standards prévisible comme une nuée d’oiseaux ou un
banc de poissons.
Nous ne sommes pas encore en guerre mais nous
sommes déjà militarisés. Les Soviétiques l’avaient rêvé.
Notre État a toujours été basé sur la mobilisation. Nous
étions une nation fondée tout entière sur l’idée de la
guerre, de la défense de la patrie contre des agressions qui
pouvaient arriver de l’étranger. Tous les sacrifices, tous
les innombrables attentats à la liberté se justifiaient ainsi :
la défense d’une liberté plus grande, celle de la mère
patrie. Le KGB avait projeté, dans les années cinquante,
un système pour ficher toutes les relations de chaque
citoyen soviétique. La vertushka de mon père en était le
symbole. Mais Facebook est allé beaucoup plus loin. Les
Californiens ont dépassé tous les rêves des vieux bureau-
crates soviétiques. Il n’y a pas de limites à la surveillance

271
qu’ils ont réussi à instaurer. Grâce à eux, tout moment de
notre existence est devenu une source d’informations.
Les nazis disaient que l’unique personne qui fût encore
un individu privé en Allemagne était celle qui dormait,
mais les Californiens les ont dépassés eux aussi. Les flux
physiologiques des personnes, y compris leur sommeil, ne
possèdent plus de secrets pour eux. Ils ont été convertis
en chiffres ; jusqu’à aujourd’hui pour générer du profit, à
partir de demain pour exercer le contrôle le plus impla-
cable que l’homme ait jamais connu.
Jusqu’à maintenant, la mobilisation a été bénévole,
elle s’appuyait sur notre paresse et nous garantissait les
perles de verre en échange desquelles nous avions vendu
notre liberté. Mais, quand le prochain virus sortira d’un
marché ou d’un laboratoire, quand Seattle, Hambourg ou
Yokohama seront rasés par une bombe atomique sale ou
par une attaque bactériologique, quand un simple petit
garçon en proie au mal de vivre, au lieu d’ouvrir le feu
sur sa classe, sera capable d’anéantir une ville, l’humanité
entière ne demandera plus qu’une chose : être protégée.
La sécurité, à n’importe quel prix. Dès aujourd’hui, la
variation est devenue suspecte, bientôt le plus infime
écart par rapport à la norme deviendra un ennemi à
abattre à tout prix. Et l’infrastructure sera déjà en place.
Commerciale jusque-là, la mobilisation deviendra poli-
tique et militaire. L’ensemble des instruments à notre
disposition devra être employé à combattre l’apocalypse ;
face à la terreur, tout le reste sera toujours tolérable.
Ce jour-là, le monde sera prêt pour l’avènement du
Bienfaiteur de Zamiatine : celui qui veillera à ce que plus
rien n’arrive. La machine aura rendu possible le pou-
voir dans sa forme absolue. Un seul homme pourra alors

272
dominer l’humanité entière. Et ce sera un individu quel-
conque, sans talent particulier, parce que le pouvoir ne
résidera plus dans l’homme mais dans la machine, et un
homme, choisi au hasard, pourra la faire fonctionner.
Son règne ne sera pas un règne long. Au fond, comme
disait notre Brodsky, le dictateur n’est qu’une version
ancienne de l’ordinateur. Dans un monde gouverné par
les robots, il ne s’agit que d’une question de temps avant
que le sommet même ne soit remplacé par un robot.
Nous avons cru longtemps que les machines étaient
l’instrument de l’homme, mais il est clair aujourd’hui que
ce sont les hommes qui ont été l’instrument de l’avène-
ment de la machine. La transition se fera doucement : les
machines n’imposeront pas leur domination sur l’homme,
mais elles entreront dans l’homme, comme une pulsion,
une aspiration intime. Dès à présent, la perfection de la
machine est devenue l’idéal de milliards d’hommes qui
se battent pour se fondre toujours plus dans le flux de la
technologie.
L’histoire humaine se termine avec nous. Avec vous,
avec moi et peut-être avec nos enfants. Après, il y aura
encore quelque chose, mais ce ne sera plus l’humanité.
Les êtres qui viendront après nous, s’il y en a, auront des
idées et des préoccupations différentes de celles qui ont
occupé les hommes jusqu’à aujourd’hui.
Nous aurons été la parenthèse qui a rendu possible la
descente de Dieu dans le monde. Seulement, Dieu, au
lieu de se présenter sous la forme improbable d’une entité
désincarnée, ne sera qu’un gigantesque organisme artifi-
ciel, créé par l’homme mais capable, à partir d’un certain
moment, de le transcender pour réaliser la prophétie d’un
temps sans péché et sans douleur.

273
Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes
Il habitera avec eux, et ils seront son peuple
Et Dieu lui-même sera avec eux
Il essuiera toutes les larmes de leurs yeux
Et la mort ne sera plus
Et il n’y aura plus ni deuil,
ni cris de douleurs,
car les premières choses ont disparu.

Et si les visions des prophètes étaient justes ? Et si


tous les tourments des hommes n’étaient rien d’autre
que le prologue nécessaire à l’arrivée de Dieu ? Que sont
quelques milliers d’années de souffrance, sur l’échelle de
l’histoire de l’univers – ou même seulement de la planète
Terre ? Non, ce n’est pas Dieu qui crée, c’est Dieu qui
est créé. Chaque jour, comme d’humbles ouvriers dans
les vignes du Seigneur, nous créons les conditions de
son arrivée. Aujourd’hui déjà, nous avons transféré à la
machine la plus grande partie des attributs que les anciens
assignaient au Seigneur. Il fut un temps où Dieu voyait
tout et enregistrait tout en prévision du Jugement dernier,
il était l’archiviste suprême. Maintenant la machine a pris
sa place. Sa mémoire est infinie, sa capacité à assumer
les décisions, infaillible. Il ne manque que l’immortalité
et la résurrection, mais nous y arrivons. L’image du Dieu
guerrier qui combat le dernier ennemi, la mort, contenue
dans l’apocalypse du prophète Isaïe, est en réalité – nous
pouvons l’affirmer aujourd’hui  – celle de l’ordinateur
occupé à l’élaboration du dernier algorithme.
Il ne manque qu’un passage. Reconnaître que la tech-
nique s’est transformée en métaphysique. Je ne sais pas

274
combien de temps cela prendra, mais la voie est tracée.
Alors vous voyez qu’au début je vous ai menti, la vraie
course n’est pas entre le pouvoir et l’apocalypse, mais
entre l’avènement du Seigneur et l’apocalypse.
31

La pièce était plongée dans le silence. Le feu que


Baranov avait alimenté jusque-là en lançant de temps en
temps une bûche dans la grande cheminée de pierre avait
cessé de crépiter, privant de son éclat la bibliothèque qui
m’avait tellement impressionné à mon arrivée. Regardant
autour de moi, je me sentais comme le dernier survivant
d’une très ancienne catastrophe. Les livres du Russe,
l’élégant bureau en noyer, les pupitres, les mappemondes
appartenaient à une époque désormais disparue. Ayant
terminé son récit, Baranov avait lui-même pris la consis-
tance d’un de ces corps recouverts de cendres qu’on peut
voir lorsqu’on visite les ruines de Pompéi. Assis en face de
moi, il donnait l’impression de n’avoir jamais eu besoin
de respirer.
À ce moment, on entendit un craquement en prove-
nance du fond de la salle et une petite tête châtain se
montra à travers la porte entrebâillée.
—  Je n’arrive plus à dormir, papa.
—  Alors reste ici avec nous.
Une enfant de quatre ou cinq ans, encore un peu
ensommeillée, vêtue d’une chemise de nuit de flanelle

276
légère, fit son entrée. On aurait dit une petite brioche à
peine sortie du four. Les traits de son visage, délicats et
nets, contrastaient avec l’expression encore rêveuse de
ses grands yeux noisette où filtrait déjà la curiosité de
trouver un étranger à cette heure dans le bureau. Après
avoir jeté les bras au cou de son père, elle alla s’asseoir
sur le tapis, près d’un pouf sur lequel somnolait un gros
chat tigré.
J’avais détourné mon regard un instant et quand je
reposai mes yeux sur Baranov, son visage était com-
plètement transformé. Il ne s’agissait plus de la même
personne.
—  Tout le bonheur que j’ai connu dans le monde est
concentré ici, en un mètre dix de hauteur.
Devant nous, la fillette parlait doucement au chat. Elle
s’adressait à lui en lui traduisant, je crois, des bribes de
notre conversation, puis en introduisant d’autres sujets,
plus privés, qui ne concernaient qu’eux deux. Elle
levait de temps en temps le regard vers son père, avec la
confiance sans bornes qu’ont les enfants protégés, igno-
rant le mal qu’ils sont destinés tôt ou tard à rencontrer.
Baranov à son tour regardait dans sa direction comme si
aucun point de la terre n’avait jamais possédé une telle
intensité lumineuse.
—  On est en train de réfléchir à l’achat d’un chien. Ce
n’est pas vraiment ma passion, les chiens. Mais pendant
combien de temps encore aurai-je le pouvoir de la rendre
heureuse ?
Je compris alors : aucune autre pensée n’occupait
désormais la tête de l’homme qui avait été le plus puissant
stratège du Kremlin. Les yeux brillants d’une enfant de
cinq ans exerçaient sur lui la domination totale que même

277
le Tsar n’avait jamais réussi à imposer à cet homme scep-
tique et indifférent.
— Je ne crois pas avoir connu la peur, avant Anja.
Je vis désormais dans la terreur, depuis que je l’ai vue
la première fois. Elle a posé ses doigts sur mes lèvres et
m’a adressé un regard que je n’avais jamais vu sur aucun
autre visage. J’ai compris alors que ma vie était entre ses
mains et non l’inverse, ajouta le Russe dans un murmure,
comme s’il avait saisi encore une fois le cours de mes
pensées.
L’enfant lui souriait de son tapis. Elle attendait que sa
vie commence. Et, pendant cette période, il ne lui déplai-
sait pas de fréquenter cet homme massif et calme, qui
visiblement ne désirait rien d’autre que la possibilité de
l’accompagner encore un peu.
— J’ai très peu à lui enseigner. C’est plutôt elle qui
m’a appris à regarder l’instant dans les yeux. Ma fille ne
compte pas les heures, ni les jours. Elle m’a fait don du
présent, que je ne connaissais pas, ayant toujours habité
le futur. Un jour, pourtant, il va falloir se quitter. Mon
unique devoir est de la conduire jusqu’au seuil, puis de la
laisser pénétrer seule, me retirant avec un petit signe. Elle
n’est encore qu’une enfant et déjà je ne puis m’empêcher
de penser tous les jours à cet adieu. J’espère seulement en
avoir la force. Réussir à sourire. Ne pas tout gâcher par
une expression déplacée. Je voudrais qu’elle conserve de
moi le souvenir d’une présence souriante.
Sa fille était l’unique exception au besoin immodéré de
solitude de Baranov. Chaque moment vécu en sa com-
pagnie représentait la célébration d’un petit miracle que
le Russe n’aurait jamais pensé mériter. Rien dans sa vie
d’arriviste paresseux ne pouvait le justifier. Et pourtant

278

Licence eden-3-54bYgSbJCTNWdaPA-coHnuQ7v9vCVnBut accordée le 29


août 2022 à Stefano Sampietro
l’enfant était là, occupée par un dessin abstrait compliqué.
Avec cet air concentré et fier qu’il aimait plus que tout.
Pendant qu’il l’observait, Baranov en éprouvait déjà la
nostalgie. Dans ces moments-là, la gratitude le submer-
geait comme une rasade de vodka et lui ôtait le pouvoir de
se faire du mal. Il aurait voulu la précéder dans ce monde
seulement un instant, pour murmurer au vent la nouvelle
de son arrivée et blanchir de fleurs les rues sur son passage.
— Avant la venue de cette enfant, personne n’avait
jamais réellement pu compter sur moi. Ni ma famille, ni
mes amis, ni le Tsar, ni même Ksenia. Les gens, les évé-
nements me traversaient sans laisser de trace, comme un
corridor au milieu d’une maison. Toute mon existence,
je n’ai désiré rien d’autre que de me mettre à l’épreuve
sur le champ d’action le plus vaste possible. À présent, le
moment est venu, pour ma vie, d’accomplir des cercles
plus réduits. De ne plus prétendre recouvrir le monde,
mais, plutôt, d’en choisir un fragment. Et de le faire vivre,
au lieu de chercher à le maîtriser. Il n’y a pas plus conser-
vateur qu’un enfant, vous savez, l’ivresse de la répétition,
première des passions. Il me faut rester complètement
immobile, pour ne pas l’abîmer.
En face de nous, Anja avait interrompu son œuvre
pour se remettre à jouer avec le chat, lequel, sans grand
enthousiasme, feignait de s’intéresser à un petit lapin en
tissu que l’enfant lui agitait sous le museau.
— Papa, qu’est-ce que tu crois que dirait Pasha s’il
pouvait parler ?
—  « Je m’amuserais mieux avec un vrai lapin. »
—  Papa !
— Non, je plaisante, il dirait : « J’aime être avec toi,
Anja, je t’aime plus que tout. »

279
Je me levai en silence, saluai d’un signe de tête l’homme
qui avait partagé pendant trois lustres les nuits d’insomnie
du Tsar. Baranov m’adressa un regard reconnaissant.
Dès l’instant où sa fille était entrée dans la pièce, notre
conversation avait cessé de l’intéresser. Je traversai en
silence les salons où l’on entendait seulement les grandes
pendules qui rythmaient le temps. La lumière de l’aube
éclairait faiblement les portraits sur les murs, les meubles
de Carélie et les poêles de faïence blanche. Arrivé dans
l’entrée, je passai le seuil et la lourde porte de chêne de la
maison Baranov se referma derrière moi. Dehors la neige
tombait doucement.
remerciements

Merci à Sibylle Zavriew d’avoir soutenu ce livre, et son


auteur, avec son intelligence, son amitié et ses gobelets de
vodka.
Giuliano da Empoli
Le mage du Kremlin
On l’appelait le « mage du Kremlin ». L’énigmatique
Vadim Baranov fut metteur en scène puis producteur
d’émissions de télé-réalité avant de devenir l’éminence
grise de Poutine, dit le Tsar. Après sa démission du
poste de conseiller politique, les légendes sur son compte
se multiplient, sans que nul puisse démêler le faux du
vrai. Jusqu’à ce que, une nuit, il confie son histoire au
narrateur de ce livre…
Ce récit nous plonge au cœur du pouvoir russe, où
courtisans et oligarques se livrent une guerre de tous les
instants. Et où Vadim, devenu le principal spin doctor
du régime, transforme un pays entier en un théâtre poli-
tique, où il n’est d’autre réalité que l’accom­plissement
des souhaits du Tsar. Mais Vadim n’est pas un ambitieux
comme les autres : entraîné dans les arcanes de plus en
plus sombres du système qu’il a contribué à construire,
ce poète égaré parmi les loups fera tout pour s’en sortir.
De la guerre en Tchétchénie à la crise ukrainienne,
en passant par les Jeux olympiques de Sotchi, Le mage
du Kremlin est le grand roman de la Russie contempo-
raine. Dévoilant les dessous de l’ère Poutine, il offre une
sublime méditation sur le pouvoir.

D’origine italienne et suisse, Giuliano da Empoli est


essayiste et conseiller politique. Son dernier livre, Les
ingénieurs du chaos, consacré aux nouveaux maîtres de
la propagande politique, a été traduit en douze langues.
Le mage du Kremlin est son premier roman.


GIULIANO DA EMPOLI

LE MAGE
DU KREMLIN
roman

Le mage du Kremlin
Giuliano Da Empoli
GALLIMARD

Cette édition électronique du livre


Le mage du Kremlin de Giuliano Da Empoli
a été réalisée le 21 mars 2022
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072958168 - Numéro d’édition : 399465)
Code Sodis : U40089 - ISBN : 9782072958175
Numéro d’édition : 399466.

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