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Du même auteur

Essais
De l’expérience mathématique
Vrin, 2001

Hilbert
Les Belles Lettres, (édition revue et corrigée), 2005

Gödel
Les Belles Lettres, 2004

Une histoire de machines, de vampires et de fous


Vrin, 2007

Les Démons de Gödel


Logique et folie
Seuil, « Science ouverte », 2007
et « Points Sciences », 2012

Le Bord de l’expérience
Essai de cosmologie
MétaphysiqueS, PUF, 2010

Mon zombie et moi


La philosophie comme fiction
Seuil, « L’Ordre philosophique », 2010
Lire le cerveau
Neuro/Science/Fiction
Seuil, « La Couleur de la vie », 2012

La Mélodie du tic-tac
et autres bonnes raisons de perdre son temps
Flammarion, 2013

Fictions
La ville aux deux lumières
Éditions MF, 2009

L’Hiver des Feltram


Éditions MF, 2009
ISBN 978-2-02-116988-1

© Éditions du Seuil, avril 2014

© MIT (Massachusetts Institute of Technology, Norbert Wiener papers,


Institute Archives and Special Collections, Cambridge, Massachusetts), pour
la nouvelle de Norbert Wiener publiée en appendice et traduite par l’auteur.

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Couverture

Du même auteur

Copyright

CHAPITRE 1 - Disparition et réapparition d’un savant

Coupures de presse

Sur les bords de la rivière Charles

Un savant réapparaît

La visite au kibboutz

Norbert Wiener

Et la cybernétique

Les blancs

Un problème d’identification

Ma propre enquête

Le monde réel

CHAPITRE 2 - Les archives

Le cas Gödel

Piétiner

John von Neumann

Un blocage psychologique

Une parfaite mécanique


Les épouses, celle de von Neumann

Les écrits de Wiener

L’autofiction du savant

L’affaire Woodbury

W. Norbert et N. Wiener

CHAPITRE 3 - Le bon savant, le mauvais et le détective

Être juif

Bill Cohen/Levy

Lilienblum ou Posner

Après la bombe

Le dilemme du savant

Refuser la bombe

La science à un million

Un premier suspect

Donc qui a tué qui ? Une première solution

La machine et la bombe

Dr Wiener, quelques questions ?

CHAPITRE 4 - Visite chez le docteur Freud

La formule

Un autre Norbert

L’hypothèse freudienne

Les allusions sexuelles de l’inconscient mathématicien

La reproduction des automates

Les problèmes intéressants en mathématiques


Bref retour sur les machines de Turing

Une arithmétique du rêve

Le point sur l’enquête en cours

CHAPITRE 5 - Le travail du rêve et celui du mathématicien

Le savant, son psychanalyste et les mathématiques

L’inconscient machinique

Le travail du rêve et la création mathématique

L’ordre dans le désordre

Premières machines

Les leçons paternelles

Le père, le fils et la machine

Mutilations, vivisections

Une lettre

La psychanalyste et l’éditeur

La patte de singe

À nouveau, le point sur l’enquête

Dr Wiener, un commentaire ?

CHAPITRE 6 - Les aventures apocryphes de la machine cybernétique

L’affaire du joueur d’échecs

Comment jouer contre une machine ?

La première machine de Lacan

Une deuxième machine

Une troisième machine

L’imaginaire, le symbolique et les machines désirantes


La mort du Soleil

CHAPITRE 7 - Usines automatiques et machines machinantes

Player Piano

Wiener et la science-fiction

Un avertissement

L’usine automatique

D’autres machines

La machine machinante

Le marché et le travail

Une scène de bain

Le robot

Les contradictions de l’humanisme de Wiener

CHAPITRE 8 - Le cyborg ou l’humanisation de la machine

Quelques cyborgs

Les mots portemanteaux

Les prothèses cybernétiques

La main

L’oreille

Et le cerveau

Une ingénierie médicale

Contrôler la machine

Quelques monstres

Le cyborg peut-il rester humain ?

Le scalpel de l’anatomiste
CHAPITRE 9 - Le posthumain

Le futur

La fin de l’humain

Une quasi-immortalité

Une lettre de condoléances

L’ubiquité de l’humain augmenté : la télépathie

L’ubiquité de l’humain augmenté : un corps disséminé

La liseuse de von Neumann

L’ubiquité de l’humain augmenté : la téléportation

Un postulat métaphysique

La vie abstraite des posthumains : A. C. Clarke et G. Egan

L’équilibre instable de l’homme télégraphié

Se télécharger

Où l’homme de Descartes ne se laisse pas télégraphier

Quelques mises au point

La question de l’abstraction

Comment se réincarner dans une machine : l’intelligence artificielle et la cybernétique

Un tunnel sous le monde

Pourquoi une machine ?

L’ambiguïté de l’humain

La voix de W. Norbert

EN GUISE DE CONCLUSION - Le rapport

Adressé aux participants de la conférence Macy

Un fameux bricoleur
La machine cybernétique : cinq aspects

God And Golem, Inc.

Des histoires

EN GUISE DE CONCLUSION II - Brève histoire des catégories de machine

Principaux personnages de la catégorie cybernétique

Personnages, mondes, scènes

Babbage et ses deux machines

Du malin génie au perroquet : le moment cartésien

Le corbeau et le détective

Un problème de rentabilité

Palomilla !

[1] « UN SAVANT RÉAPPARAÎT » NOUVELLE DE W. NORBERT

Remerciements

Notes
CHAPITRE 1

Disparition et réapparition d’un


savant

Coupures de presse

Une silhouette familière sur le campus du MIT, la tête levée vers le


ciel, la démarche chaloupée, le professeur Wiener est aussi célèbre
pour son caractère bouillonnant et sa distraction que pour son
érudition en mathématiques, philosophie, physique théorique,
politique et linguistique. Les étudiants l’ont déjà entendu crier, alors
qu’il préparait un nouveau coup intellectuel : « Chaud devant, les
enfants, chaud devant. »

Time Magazine, 29 septembre 1938

Petit, rond, barbu et aimable, il ressemble à un champion de quiz


transformé en père Noël – et c’est bien ce qu’il est. Il a obtenu sa
licence à quatorze ans, son doctorat à dix-huit ans, à l’université de
Harvard. Il parle de nombreuses langues, adore les histoires
policières, est membre du club Sherlock Holmes de Boston.
Mathématicien de profession, il en connaît autant en mathématiques
qu’en physiologie. Et c’est son intérêt pour le système nerveux
humain qui l’a conduit à ses recherches les plus extraordinaires.

Time Magazine, 27 décembre 1948.


Des moteurs remplacent les muscles humains, des mécanismes de
contrôle remplacent les cerveaux humains. Les machines agissent
plus rapidement et avec plus de précision que les êtres humains.
Elles ne dorment jamais, ne sont jamais malades, ni ivres ni
fatiguées. […] Les plus remarquables sont les machines à calculer.
C’est la spécialité du professeur Wiener. […] Elles commencent à
agir comme de véritables cerveaux mécaniques. […]
Si les calculateurs sont semblables aux cerveaux humains, peuvent-
ils devenir fous ? En effet, cela leur arrive, admet le professeur
Wiener, [… et] les soins administrés aux calculateurs psychotiques
rappellent étrangement le traitement moderne de la folie.

Time Magazine, 27 décembre 1948

Inculquer des émotions synthétiques aux « cerveaux électriques »


actuels est un développement futur tout à fait concevable, a déclaré
aujourd’hui le Dr Norbert Wiener, exigeant que ces commentaires
ne soient pas « sensationnalisés ».

The New York Times, 30 mai 1949

Un monstre de Frankenstein ? Le mathématicien Wiener en avait


déjà parlé, on s’était moqué de lui comme d’un alarmiste. Mais, la
semaine dernière, personne n’a ri.

Time Magazine, 27 novembre 1950

La révolte des machines. Le plus grand défi à la domination de


l’homme ne vient pas d’une autre créature vivante mais des
monstres mécaniques de sa propre création, soutient le
mathématicien Norbert Wiener du MIT. Dr Wiener, inventeur du
mot « cybernétique » et philosophe cybernétique no 1, nous avertit
solennellement que les ordinateurs et d’autres machines éduquées
sont susceptibles d’échapper au contrôle de l’homme. Une fois que
leurs maîtres humains les ont mises en route, il est tout à fait
possible que des machines suréduquées les entraînent à leur perte
sans même qu’ils se rendent compte de ce qui leur arrive.

Time Magazine, 11 janvier 1960.

Le Dr Norbert Wiener est mort à soixante-neuf ans. Il était connu


comme le père de l’automation.

The New York Times, 19 mars 1964

Avec sa silhouette courte et ronde, sa barbiche, le professeur


Norbert Wiener du MIT ressemblait à un père Noël inoffensif. En
réalité, il vibrait de versatilité. C’était un mathématicien de première
classe, qui a donné naissance à une nouvelle branche de la science,
un alpiniste enthousiaste, un auteur prolifique de fiction et de
philosophie. Il pouvait parler avec intelligence de presque n’importe
quel sujet. […] La cybernétique a rendu Wiener célèbre. Même les
Russes, qui l’ont d’abord traité de « gros capitaliste à cigare », ont
fini par adopter ses idées.

Time Magazine, 27 mars 1964

Sur les bords de la rivière Charles


On espère découvrir un indice, qui résoudrait d’un seul coup cette
énigme qu’est toujours un savant, un mathématicien surtout. La vie d’un
mathématicien est tout entière organisée à partir d’un plan qui semble
n’avoir rien à voir avec la vie justement. Et, pourtant, il faut bien que le
mathématicien y trouve son compte. Il faut bien qu’il s’y retrouve, qu’il
saisisse dans ces objets abstraits quelque chose qui le concerne.
Que signifiait par exemple pour le jeune Wiener le mouvement
brownien qu’il a d’abord étudié, ce mouvement bizarre, résultant de hasards
successifs comme les pas d’un homme ivre qui ne sait plus où il va ? Le
savant donne son nom à un tel processus : il existe en anglais un Wiener
process. Et ces machines rêvées, cette discipline fantastique qu’imagine
Wiener dans ses derniers écrits et qui le rendent célèbre après la Seconde
Guerre mondiale, après la bombe atomique ? Il leur donne un nom aussi,
non plus le sien. Il invente la « cybernétique ». Sans doute, cette célébrité
est fugace, et Wiener après sa mort est oublié, mais le mot « cybernétique »
reste. Tout le monde a entendu parler de la « cybernétique », avec ce sens
vague, indéterminé, que prennent souvent les éléments d’un futur antérieur,
d’un futur inventé dans le passé et que le temps a démenti.
Pourquoi Wiener s’est-il consacré à la cybernétique, délaissant en partie
les mathématiques ? Que s’est-il passé ? Les formules sévères se sont-elles
tout à coup vidées de leur sens ? On rêve d’une clé qui ouvrirait le
mécanisme du personnage, nous permettrait d’observer le fonctionnement
de son esprit, d’étudier le rapport qui s’y noue entre la science et la vie ou
d’explorer le monde dans lequel le savant se mouvait.
À vrai dire, le monde de Norbert Wiener risque d’être celui d’un
mauvais film de science-fiction, un de ces films qui se déroulent tout entiers
à l’heure du crépuscule. On y découvre des usines automatiques, qui se
reproduisent d’elles-mêmes. Elles n’ont plus besoin des humains, ou très
rarement, quand elles tombent en panne. Elles créent peut-être des robots
auxquels elles donnent leurs propres formes et dont elles éliminent le
caractère anthropomorphique.
Les rares humains sont mutilés, leurs membres sont remplacés par des
prothèses de toutes sortes.
Des créatures purement digitales survivent en tournant sur le réseau
téléphonique de l’Amérique des années cinquante. Elles ne consistent qu’en
une suite de 0 et 1, un message que le bruit décompose peu à peu. Le bruit,
comme le grésillement qui vient couvrir la voix à la radio, détruit peu à peu
ce qui est organisé et le ramène à un chaos infiniment plus probable.
Dans un bureau, au-dessus d’une belle et large rivière, un savant
cherche à deviner l’avenir. Toutes les histoires qu’il imagine tournent mal et
nous conduisent à des catastrophes, nucléaires, industrielles, économiques,
morales.

Un savant réapparaît
Le soir, en sortant de la bibliothèque, j’admirais moi aussi la rivière
Charles. Large comme un bras de mer, enjambée de rares ponts, elle sépare
Boston de Cambridge, sa banlieue universitaire. J’étudiais les archives de
Wiener, les papiers qu’il a laissés, des lettres, des brouillons, enfermés dans
des cartons. La salle dans laquelle je travaillais tournait le dos à la rivière et
ouvrait sur une pelouse, entourée des bureaux du MIT et des laboratoires,
dans lesquels sans doute s’inventent les machines qui nous aliéneront
demain. On y a programmé le premier jeu vidéo. Wiener a passé toute sa
carrière dans ces bâtiments. Il a été nommé au MIT, pour enseigner les
mathématiques, alors qu’il avait une vingtaine d’années, et il y est resté
jusqu’à sa mort.
« Un savant réapparaît ». J’ai demandé le carton au bibliothécaire sans
savoir ce qu’il contiendrait. Je suis tombé sur une vingtaine de pages
racontant un meurtre. C’était une fiction, une courte nouvelle. Le titre en
anglais est A Scientist Reappears. L’anglais scientist pourrait se traduire par
« scientifique » aussi bien que « savant ». Je choisis « savant » pour faire
entrer la nouvelle de Wiener dans cette tradition des histoires de savants,
qui est antérieure à l’usage en français du mot « scientifique » dans ce sens.
Le Dr Frankenstein est un « savant fou ».
Wiener a laissé son récit dans ses papiers, sans tenter de le publier. Je
n’en ai nulle part trouvé mention dans la littérature qui le concerne. Son
savant a donc bel et bien disparu, comme Wiener, il a connu cette seconde
mort qui convient aux personnages de fiction comme aux personnes réelles,
l’oubli. Et j’avais l’impression en lisant le texte de faire réapparaître le
savant de la nouvelle mais peut-être aussi avec lui Wiener. En tout cas, le
savant ne réapparaît que pour disparaître à nouveau. On ne le voit que
quelques secondes dans le texte. Puis il s’enfuit et s’écroule bientôt. Il est
abattu par un autre savant.
Cette brusque apparition, cette re (dis) parition est une mise en scène
intrigante. Le savant a les mouvements d’un spectre, et j’attendais que, par
sa bouche, Wiener enfin s’explique, qu’il donne cet indice, cette clé que
l’on ne peut pas s’empêcher de chercher même si l’on se doute qu’elle
n’existe pas. Ou qu’il n’existe pas une seule clé mais une multitude
d’éléments qui se recoupent et dessinent peu à peu un personnage, sur
différents plans, avec des contradictions.
La nouvelle, que je traduis en appendice de ce volume, comprend une
anticipation scientifique mais celle-ci y est tout à fait anecdotique. Il n’y est
pas question de cette révolte des machines qu’évoque la presse à propos de
la cybernétique. Le texte appartient à la littérature policière plutôt qu’à la
science-fiction. Un détective cherche le meurtrier parmi un groupe de
savants. Le problème est classique : qui a tué qui ? Et qui sont ceux qui se
cachent derrière ces déguisements respectables, ces savants en vadrouille
dont l’un au moins n’hésite pas à en tuer un autre ?

La visite au kibboutz
Ils sont cinq, assis autour d’une table, dans un restaurant. Le soir tombe
sur les collines qui environnent Haïfa, en Israël. C’est peut-être Wiener, le
narrateur, qui retrace la scène. Il se décrit comme un spécialiste des usines
automatiques et des mathématiques qui s’y rattachent. Bien que située en
1954 (page [19]), l’histoire semble se passer dans le futur, et les usines
automatiques dont rêvait Wiener s’y sont déjà réalisées.
Les cinq savants se sont retrouvés un peu par hasard à l’occasion d’une
série de conférences. Ils se rencontrent ainsi à intervalles réguliers dans des
colloques. Leurs rapports restent impersonnels. Ils discutent de leurs
collègues et de leur science. Ce soir-là, ils parlent de la « micro-
instrumentation ». Nous dirions « nanotechnologie » : la possibilité de
forger des instruments de la taille d’une molécule ou de créer des molécules
susceptibles d’accomplir des fonctions spécifiques.
Je ne connais pas d’autres mentions de la micro-instrumentation dans
les écrits de Wiener. Cette anticipation des nanotechnologies semble
n’apparaître que dans cette nouvelle, qui est restée inédite. À ma
connaissance, Wiener ne l’a pas développée ailleurs 1.
Quoi qu’il en soit, les savants attablés découvrent bientôt une formule
sur la nappe, une formule qui résout le problème de la micro-
instrumentation. C’est le chaînon manquant. Forcément, elle a été
griffonnée par un client du restaurant, au cours des derniers jours. Nos
savants se penchent sur la formule, non plus pour en examiner le sens
mathématique, mais pour en retrouver l’auteur. Ce ne peut être qu’un savant
lui-même, un savant de premier ordre, un collègue certainement que les
convives doivent connaître, mais qui ? Comment établir son identité ? Il a
seulement laissé une formule.
Cependant, chacun, à l’intérieur de la science, possède ses
idiosyncrasies, son style propre. Et l’auteur de la formule y a laissé,
involontairement, sa marque ou, comme le dit le narrateur, « ses empreintes
digitales intellectuelles ». Les savants dissèquent donc la formule. Ils ne
s’intéressent pas tant à l’écriture qu’aux symboles utilisés, au style. Mais
cela leur suffit : ils reconnaissent le vieux Lilienblum.
Celui-ci a disparu quelques années auparavant. On le croyait mort, ou
passé de l’autre côté du rideau de fer. En réalité, il a disparu parce qu’il a
compris que ses recherches pouvaient servir à la conception de nouvelles
armes, des poisons atomiques. Il a compris que ses travaux « conduiraient
vraisemblablement l’humanité au bord de l’abîme et même au-delà ». Il a
alors décidé d’arrêter toute activité scientifique. Il a abandonné son
laboratoire et personne ne l’a revu. Il s’est volatilisé pour ainsi dire.
Dans le texte de la nouvelle, le nom Lilienblum est maintenant remplacé
par celui de Posner. Cela ne semble rien changer à l’affaire. Nos savants
savent que l’homme se cache autour de Haïfa. Il suffit d’interroger la
serveuse, ou le portier, qui reconnaît aussitôt le personnage à la description
qu’on lui en fait. Les savants s’entassent dans un taxi et les voici qui
arrivent bientôt au kibboutz où s’est réfugié Posner. Ils se dirigent vers la
cabane du vieil homme. Celui-ci apparaît sur le seuil : « Je n’ai pas
beaucoup de visiteurs mais je suis heureux de souhaiter la bienvenue à ceux
qui viennent. »
Puis il met ses lunettes et voit à qui il a affaire. Il rentre précipitamment
dans sa hutte. Deux coups de feu retentissent. De Gratiansky, l’un des
savants du groupe, ressort, se tenant le bras ensanglanté. Il explique que
Posner est devenu fou en le reconnaissant et qu’il a tenté de le tuer.
De Gratiansky a tiré, en légitime défense. Posner est mort.
Bill Cohen, un ancien policier devenu savant, une sorte de détective,
saisit alors De Gratiansky. Et il explique rapidement pourquoi celui-ci a
assassiné Posner et comment il a prémédité son meurtre : « Ce n’était pas
un crime parfait mais cela s’en approchait. »

Norbert Wiener
… est né en 1894 aux États-Unis dans le Missouri. Son père, Leo, a
émigré de Russie, en passant par Berlin. D’origine juive, il ne fuyait pas les
premiers pogroms mais voulait fonder une colonie basée sur des principes
tolstoïens. Il a vite renoncé. Il est seulement resté végétarien. Norbert le
sera aussi.
Après de multiples pérégrinations, Leo Wiener se retrouve professeur de
langues slaves à l’université de Harvard, à Cambridge. Il prétend s’occuper
lui-même de l’instruction de ses enfants, et les éduquer selon des principes
réfléchis. De fait, Norbert manifeste une extraordinaire précocité. Pendant
quelques années, il fréquente le lycée dans la journée et suit les leçons de
son père le soir. Puis il entre à l’université à onze ans. Il en ressort avec une
thèse de logique mathématique, à dix-huit ans. Il a également pendant ce
temps étudié la philosophie et la biologie.
Après la Première Guerre mondiale, il commence à enseigner au MIT,
où il restera professeur jusqu’à sa mort. Il obtient des résultats
mathématiques très importants. Les plus célèbres, parce qu’ils se laissent le
plus facilement décrire, concernent le mouvement brownien, le mouvement
dans un fluide d’une particule soumise aux chocs aléatoires des molécules.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il réfléchit à un canon antiaérien
qui pourrait de lui-même prévoir les trajectoires que prennent les avions. Le
canon ne sera jamais mis en service, mais Wiener en tire le concept de
rétroaction et une théorie de l’information qui formera la base de la
cybernétique.
C’est à la cybernétique que Wiener consacre l’essentiel de son activité
après la guerre. Il a toujours beaucoup voyagé, passant par exemple un an
en Chine en 1935-1936. Dans les années cinquante, il parcourt le monde
pour planter un peu partout la graine cybernétique, du Mexique à l’URSS,
en passant par la France ou le nouvel État d’Israël, où il séjourne en 1954. Il
rédige sans doute cette histoire de meurtre quelques mois après son retour.
Et la cybernétique
… est définie comme la « science de la communication et du contrôle
que ce soit chez la machine ou l’animal », l’humain étant inclus dans
« l’animal ». Le terme vient du mot grec désignant, sur un bateau, l’homme
de barre et dont sont dérivés en français « gouvernail » et « gouverneur ».
Par là, Wiener entend se référer à – et placer le point de départ de la
cybernétique dans – un article de Clerk Maxwell de 1868, sur les
« gouverneurs 2 ». Un gouverneur, en ce sens, est une pièce placée sur la
soupape d’une machine à vapeur, comprenant une petite boule de métal
reliée à la soupape par un levier : quand la machine tourne trop vite, la force
centrifuge écarte cette petite boule, ce qui déplace le levier et entrouvre la
soupape. Un peu de vapeur s’échappe, ce qui ralentit la machine. La boule
revient alors à sa place. La soupape se referme. La machine continue à
tourner. C’est un exemple de mécanisme « homéostatique » – qui tend à
revenir à un état d’équilibre – et un exemple de « rétroaction » [feedback] :
le mécanisme se modifie lui-même (accélère ou ralentit) selon son propre
résultat (la vitesse actuelle).
En réalité, la cybernétique, dans les textes de Wiener, désigne un champ
beaucoup plus large que cette science de la communication : une série de
réflexions sur l’animal, l’humain et la machine, la constitution d’un
vocabulaire commun s’appliquant à l’humain comme à la machine et dans
lequel c’est tantôt l’humain qui semble être décrit comme une machine,
tantôt la machine comme un humain.
La question sera, du reste, de savoir qui sort vainqueur de ce face-à-
face, si l’humain survit ou s’il est transformé en machine.

Les blancs
On a un cadavre, un détective, un meurtrier. L’affaire semble pouvoir
être classée. Il reste peut-être quelques invraisemblances, des incohérences
dans l’histoire que raconte Wiener mais c’est aussi le cas dans les aventures
des plus grands détectives. Les problèmes viennent plutôt des blancs que le
savant a laissés.
La nouvelle a sans doute été écrite en plusieurs fois. On peut la lire en
continu de la page [1] à la page [10]. Wiener s’est alors interrompu. Le
texte reprend à une seconde page numérotée [7] par une phrase qui se
trouvait déjà page [8], dans la première numérotation, une phrase
apparemment insignifiante : « Bill, appelle la serveuse ! »
Une seconde séance s’engage alors qui nous conduit jusqu’à la
page [17]. Ce sont dix pages tapées à la machine. Les dernières pages, à
partir de la page [18], ne sont pas numérotées et sont écrites à la main, sauf
pour deux pages qui précisent le portrait de De Gratiansky, comme si
Wiener voulait rendre plus lisibles les traits du meurtrier.
Les coupures entre ces différentes séances donnent lieu à quelques
incohérences. Wiener fait référence à des détails qu’il n’a pas mentionnés
dans les pages qui précèdent. Le savant disparu s’appelle d’abord
Lilienblum puis Posner, ou le détective Bill Levy puis Bill Cohen. Wiener
aurait très bien pu rectifier cette hésitation et remplacer un nom par un
autre. Cependant, dans les dernières pages de la nouvelle, les personnages,
le savant meurtrier, le savant disparu et le détective perdent tout à fait leur
nom. Il ne s’agit plus ni de Lilienblum ni même de Posner, il n’y a plus que
des blancs à la place des noms : « ___ grimaçait de douleur. Nous
contournâmes la pile de planches. ___ s’arrêta pour voir s’il pouvait faire
quelque chose pour ___. »
Ils sont tous présents dans ce court passage (par ordre d’apparition, le
mauvais savant, le détective et le savant disparu) mais anonymement. Il est
parfois difficile de savoir qui est qui. Et c’est bien la question : qui a tué qui
et qui détermine l’identité du meurtrier ?
Un problème d’identification
La première véritable nouvelle policière, avec un crime, un détective et
un narrateur qui observe le détective pendant que celui-ci recherche le
criminel, est due à Edgar Alan Poe. C’est le Double assassinat dans la rue
Morgue. La mère et la fille Lespanaye ont été assassinées, avec une
violence extraordinaire. Le corps de la fille a été enfoncé dans la cheminée,
comme si l’on avait voulu l’y cacher, et les policiers n’arrivent plus à l’en
retirer. Les voisins ont entendu le bruit et les cris du meurtrier. Chacun croit
y reconnaître une langue différente mais toujours une langue qu’il ignore
lui-même. Personne n’y reconnaît sa propre langue. La police cherche donc
un étranger, qui ne serait d’aucune des nombreuses nationalités représentées
dans cet immeuble où logent des émigrés et des marins polyglottes. Dupin,
le détective de Poe, résout l’affaire en tirant autre chose des déclarations des
voisins : si ce n’est la langue de personne, ce n’est pas une langue humaine.
Le meurtrier n’est pas humain. C’est un gorille échappé.
Wiener place sa nouvelle dans la même tradition. Il cite une autre
nouvelle policière de Poe, où apparaît également Dupin, La Lettre volée. Il
mentionne Sherlock Holmes, qui a lui aussi résolu des affaires d’identité.
En réalité, on peut considérer que cette question de l’identité (qui a commis
le meurtre et à quoi reconnaître cet individu ? quelles traces laissées sur la
scène du crime permettent de l’identifier ?) est à la source de la nouvelle
policière. On peut de ce point de vue rapprocher le détective et le
psychanalyste, dans la mesure où l’un et l’autre semblent partir de « riens »,
des éléments qui restaient négligés, des rêves, des lapsus comme des
cendres de cigarette, l’usure d’une chaussure, pour reconstituer un
individu 3. Conan Doyle et Freud auraient l’un comme l’autre rattaché
l’identité de l’individu à des « riens », des éléments disparates que l’on ne
voyait pas avant eux : personne n’avait une véritable théorie du lapsus avant
Freud, ni ne publiait des monographies sur les cendres du cigare avant
Sherlock Holmes.
En tout cas, Wiener nous le dit de façon explicite (page [14]) : il s’agit
dans cette nouvelle d’un « problème d’identité ». Et nous sommes, ajoute
son détective, dans un pays où ces questions sont très difficiles à résoudre.
Car aucune des procédures qui permettent habituellement de déterminer
l’identité d’une personne n’a cours. Il n’y a pas d’état civil. Mieux, « la
plupart des gens n’ont pas de nom ici » (page [14]).
De sorte que c’est seulement la formule laissée sur la nappe qui permet
d’identifier et de retrouver le savant disparu : « Je vous préviens, vous
devrez sans doute établir l’identité de votre homme uniquement à partir de
ce qui est écrit sur la nappe » (page [14]).

Ma propre enquête
Le savant, dans la nouvelle, intervient comme un spectre qui réapparaît
brusquement pour redisparaître aussitôt. Je serais tenté d’y voir Wiener,
bien entendu, ou du moins de lire dans cette nouvelle une sorte de message
laissé par Wiener, qu’il en ait conscience ou non. Il me faudrait donc
enquêter à mon tour et commencer par reprendre les raisonnements de Bill
Cohen/Levy, le détective, qui identifie le meurtrier et distingue un bon
savant et un mauvais.
Je commence par faire la liste de ce que je sais déjà.
1. Le problème est bien d’identifier les différents rôles, de donner des
identités aux positions qui se distinguent dans la scène que retrace
Wiener : la victime, le meurtrier, le détective.
2. Ces questions d’identité sont tout à fait particulières dans l’univers où
se place la nouvelle. Les personnes n’y ont pas de nom et ne se
distinguent donc pas comme elles le font dans le monde que nous
connaissons. Peut-être le même individu peut-il ainsi tenir plusieurs
rôles, être à la fois le narrateur et l’un des personnages par exemple.
3. Il existe, pour Wiener, des formules cruciales qui donnent d’un seul
coup la clé d’une théorie, comme celle de la micro-instrumentation, ou
la clé d’un individu dont elles révèlent l’identité. Mais il faut pour cela
les analyser dans une perspective qui n’est pas celle de la science mais
relève d’une sorte d’enquête.

Le monde réel
Sans doute, la nouvelle doit-elle se lire sur plusieurs plans. Wiener parle
aussi de l’État d’Israël, qui vient d’être créé en 1948. Et, si le nom ne suffit
pas à établir l’identité de celui qui le porte, c’est que beaucoup
d’immigrants en changent et adoptent un nom hébreu. Il faut sans doute,
pour prendre la mesure de ces personnages réunis dans la banlieue de Haïfa,
évoquer les savants du monde réel, à cette époque qui suit la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la bombe atomique et les camps de
concentration.
Wiener naît Américain et il est juif. Ce qui n’est pas fréquent dans la
science d’après-guerre. Les scientifiques qui sont nés Américains, à la
même époque, ne sont pas souvent d’origine juive. Les universités
américaines ont en effet adopté dans les années vingt un système de quotas
qui limitaient le nombre de juifs parmi les étudiants aussi bien que dans le
corps enseignant. Dans son autobiographie et dans ses brouillons, Wiener se
souvient d’avoir souffert de cet antisémitisme, en particulier à l’université
de Harvard. D’autre part, devant le développement du fascisme et la montée
du nazisme, dans les années trente, de nombreux savants, juifs ou non, ont
émigré d’Europe, et surtout d’Europe centrale, vers les États-Unis. L’apport
de ces récents émigrés à la science américaine et à la science militaire
américaine est essentiel : von Neumann, Ulam, Szilard, la liste serait
longue. Ceux-ci partagent cependant une culture que Wiener ne possède
pas. On a parfois l’impression dans son autobiographie que son isolement
tient à ceci, ou que Wiener rapporte son isolement à ceci, qu’il est juif
lorsqu’il cherche un poste à l’université, ou devant le nazisme, sans
pourtant partager l’environnement culturel des juifs émigrés. Von Neumann
et Ulam se font encore aux États-Unis des plaisanteries en yiddish. Il est
tout à fait remarquable, en tout cas, que Wiener situe cette re (dis) parition
en Israël et dans un groupe de savants, qui sont tous juifs mais n’ont pas le
même environnement culturel et social. Ils viennent d’Amérique du Nord
ou d’Amérique du Sud, de ghettos ou de banlieues aisées, ou encore
d’Europe, de l’Ouest ou de l’Est.
D’autre part, il faut évoquer la surveillance dont les savants font l’objet,
en particulier ceux qui ont été associés, pendant la guerre, aux laboratoires
de Los Alamos, où est conçue la première bombe atomique, ou à d’autres
secteurs de la science militarisée. Après la guerre, certains continuent à
travailler pour l’armée américaine, comme von Neumann, tandis que
d’autres s’en éloignent, tels Szilard ou Oppenheimer. Celui-ci, que l’on
surnomme le père de la bombe, doit s’expliquer devant un comité du Sénat.
C’est l’époque du maccarthysme. Wiener, qui n’a pas participé à la
construction de la bombe, a lui-même un dossier au FBI 4. Il note que l’un
des effets de la bombe est la mise sous surveillance de la science : « Que
nous le voulions ou non, nous avons découvert que nous étions les gardiens
de secrets sur lesquels reposait la vie même de la nation. Plus jamais nous
ne pourrons conduire nos recherches en hommes libres 5. »
Sans doute peu de savants disparaissent. Dans le film de Hitchcock Le
Rideau déchiré, de 1966, le professeur Armstrong, joué par Paul Newman,
fait seulement mine de passer à l’Est. Un physicien italien, B. Pontecorvo,
passe en URSS, en 1950, mais il ne disparaît pas pour autant. Le cas le plus
proche de celui de Lilienblum/Posner remonte aux années trente. Ettore
Majorana est né en 1906. Il publie ses premiers travaux en 1928. Il devient
l’assistant de Fermi, lequel partira quelques années plus tard à Los Alamos
travailler sur la bombe. Majorana disparaît en 1938.
Le personnage de Majorana est rendu célèbre par l’enquête de l’écrivain
italien, Sciascia 6. Celui-ci fait du jeune physicien le type même du génie,
ténébreux, imprévisible, un étudiant que Fermi protège en même temps
qu’il le craint. Majorana aurait compris avant tout le monde la possibilité de
fabriquer une nouvelle sorte de bombe. Ses propres recherches semblaient
rendre possible cette fission de l’atome. Il lui fallait ou bien tout arrêter ou
bien accepter ce qui en sortirait. Il prend le bateau de Naples à Palerme, le
16 mars, et disparaît pendant la traversée au cours de la nuit. Personne sur
le pont n’a entendu tomber un homme à la mer et, du reste, le corps n’est
jamais retrouvé. Majorana a pu descendre du bateau sous une fausse
identité et commencer une autre vie ou, aussi bien, partir en Palestine.
Le livre de Sciascia, qui date de 1975, est largement postérieur à la
nouvelle de Wiener. Mais le scientifique américain a pu entendre parler de
Majorana, par Fermi peut-être, ou un autre savant qu’il aurait rencontré, par
exemple au cours de son voyage en Israël.
Mentionnons aussi la pièce de Dürrenmatt, Les Physiciens, de 1962.
L’intrigue est très proche de la nouvelle de Wiener. Le physicien de
Dürrenmatt a lui aussi disparu, non pas dans un kibboutz mais dans un asile
d’aliénés. Il se fait appeler Möbius et passe pour fou. « Il n’y a de liberté
pour nous que chez les fous 7. » Les raisons qu’il donne à sa disparition sont
comparables à celles de Lilienblum/Posner :

Il y a des risques qu’on ne doit jamais faire courir, par exemple la


destruction de l’humanité. Nous savons ce que le monde fait des
armes qu’il possède déjà ; ce qu’il ferait de celles que mes
découvertes lui fourniraient nous pouvons l’imaginer sans peine.
[…] Ma conscience m’obligeait à choisir une autre issue. J’ai quitté
l’université, j’ai lâché l’industrie, j’ai abandonné ma famille à son
sort 8.

Et, comme celle de Lilienblum/Posner, la disparition de Möbius n’est


pas passée inaperçue. Deux physiciens se sont lancés à sa poursuite pour
récupérer sa découverte, obligés finalement eux aussi de se laisser enfermer
dans le même asile.
La pièce est postérieure à la nouvelle de Wiener mais Dürrenmatt ne
pouvait pas connaître celle-ci, qui est restée inédite. Il fallait donc que ce
thème, la disparition d’un savant, soit dans l’air du temps, à la limite de la
réalité.
La nouvelle de Wiener concerne peut-être des savants réels dans les
circonstances contemporaines. Elle s’inscrit peut-être aussi dans l’air du
temps. Mais ce pays, où l’on n’a pas de nom, où les questions d’identité
sont donc brouillées, ce n’est pas tout à fait l’asile d’aliénés de la pièce de
Dürrenmatt, ce n’est pas non plus seulement Israël, c’est un pays propre à
Wiener, un pays de rêve en quelque sorte, et il s’y joue quelque chose qui
concerne d’abord Wiener.
CHAPITRE 2

Les archives

Le cas Gödel
Il me faut revenir en arrière pour expliquer comment je suis tombé sur
cette histoire de savant disparu. Mon intérêt pour les histoires que racontent,
ou se racontent, les savants remonte à mon travail sur Kürt Gödel.
Dans mon livre Les Démons de Gödel 9, j’ai tenté de mettre en évidence
le lien entre la logique de Gödel (les théorèmes qu’il obtient, les directions
dans lesquelles s’engagent ses recherches) et sa philosophie bizarre ou
même sa « folie ».
Kurt Gödel publie en 1931 (il a alors vingt-six ans) l’un des plus
célèbres théorèmes de logique, le théorème d’incomplétude. Celui-ci
implique (pourvu que l’arithmétique élémentaire soit non contradictoire)
que si l’esprit est une machine, ou se comporte comme une machine à
calculer, alors il existe des problèmes d’arithmétique élémentaire qui
resteront absolument indécidables : des problèmes de théorie des nombres
(des équations polynomiales dont il faut trouver les solutions sur l’ensemble
des entiers) ne pourront jamais être résolus. Gödel donne différentes
interprétations de son théorème. Il y voit la preuve de l’immortalité de
l’âme, un signe de l’existence du diable, qui est toujours susceptible de
nous tromper, de nous donner de fausses évidences et contre lequel nous ne
pouvons pas absolument nous prémunir. Le sens que Gödel donne à ses
théorèmes peut nous sembler aberrant. C’est pourtant dans cette perspective
qu’il choisit de nouvelles directions de travail.
Or les mêmes aberrations se répercutent dans la vie de Gödel. Le
logicien tente d’élaborer un système philosophique où se retrouvent un
diable, des démons, des esprits hors du temps, tout un panthéon qu’il inscrit
dans (ou aux marges de) l’univers logique. Ces êtres bizarres, il les craint
aussi dans la vie : cachés dans son bureau, lui volant ses papiers ou se
promenant dans les bois qui entourent l’université. Tout le monde le sait,
dans les cercles logiques ou à Princeton, cette petite bourgade universitaire
où Gödel s’est installé après la Seconde Guerre mondiale : « Gödel est
fou ».
Ce que j’ai voulu montrer, c’est que Gödel est « fou » en logique
comme dans la vie, que la « folie » qui assombrit sa vie se retrouve aussi
dans sa logique : les mêmes éléments déterminent ses comportements
aberrants et ses recherches logiques, la façon dont il voit la vie et celle dont
il avance en logique. Il y a une unité. La logique, telle que Gödel la
considère et la pratique, s’enracine dans un fonds imaginaire.
Évidemment, cela ne pouvait suffire. On m’a immédiatement fait
remarquer que cette relation que je prétendais mettre en évidence entre la
logique et son extérieur restait subjective ou ne concernait que le cas Gödel.
Il pouvait bien exister une unité entre les symptômes de Gödel dans la vie et
son interprétation de la logique. À la limite, je pouvais même expliquer, en
référence à sa « folie », sa découverte de l’incomplétude des formalismes
mathématiques. Cela ne touchait pas au statut même de ces théorèmes, qui
possèdent une justification et un intérêt indépendants. Pour des raisons
contingentes, à cause peut-être de sa psychologie propre, Gödel avait
obtenu un résultat logique, lequel possédait une preuve et une portée
universelles.
Il est certain que nous ne nous intéressons pas au théorème
d’incomplétude pour les mêmes raisons que Gödel : nous n’y voyons pas la
même chose. Mais faut-il pour cela affirmer que notre intérêt pour
l’incomplétude, l’interprétation qu’inévitablement nous en faisons, sont
purs de tout imaginaire, purement techniques ? Ou bien n’est-ce pas plutôt
que notre logique est, elle aussi, enracinée dans un fonds imaginaire, que
nous n’apercevons pas comme tel précisément parce que nous y sommes
englués ? Nous remarquons les images qu’utilise Gödel parce qu’elles nous
semblent folles, aberrantes, extraordinaires, alors que celles qui nous
servent à nous familiariser avec les concepts logiques nous paraissent, du
fait même de leur rôle, tout à fait « naturelles ». Il faudrait montrer alors
que les notions logiques, telles que nous les utilisons, sont associées à
certaines images si étroitement que nous les confondons avec elles et ne les
distinguons pas comme telles. Il n’y aurait pas de logique pure mais une
logique ambiguë, susceptible de se lier à différents imaginaires, chacun
infléchissant son cours, chacun traçant des directions privilégiées mais
entrant en résonance avec les autres pour donner lieu à un développement
continu.
Il s’agirait donc de mettre en évidence non plus des images « folles »
dans le travail des savants mais au contraire des images ordinaires,
communes. La difficulté est que, fascinés par elles, nous avons tendance à
ne pas les voir. À moins peut-être qu’elles n’aient été développées pour
elles-mêmes dans la littérature, le cinéma, la science-fiction.

Piétiner
Je cherchais donc un savant qui associe de façon convaincante, ou plus
exactement dont les travaux mettent en évidence la relation qui lie les
concepts de la science à des images « naturelles », non plus des images
aberrantes mais au contraire des images « canoniques », des images qui
s’imposent à nous, qui se sont si bien diffusées dans nos livres, dans nos
esprits, que nous pouvons à peine les mettre en question. Je travaillais
surtout autour de l’idée de machine, ou d’homme-machine, ce couplage de
l’humain avec la machine qui aboutit à représenter l’humain par des
machines. C’est un élément important de la logique contemporaine. Avec la
thèse de Turing, l’esprit qui calcule est représenté par une certaine machine.
Et c’est évidemment un ingrédient essentiel de la science-fiction, en fait, un
ingrédient essentiel de la culture occidentale, depuis Descartes au moins.
C’est dans ses papiers, ses brouillons, ses carnets, ses lettres, que le
logicien laisse transparaître les images qui animent son travail. Il doit les
effacer dans ses publications, autant que possible. La forme même de la
publication scientifique l’impose. J’avais déjà effectué plusieurs séjours à
Princeton pour étudier les archives de Gödel, passé aussi quelque temps à
Philadelphie pour aborder le cas d’Emil Post, un logicien contemporain de
Gödel. Dans la période qui m’intéressait, immédiatement après la Seconde
Guerre mondiale, les universités américaines ont attiré les plus grands
savants, et c’est donc de l’autre côté de l’Atlantique que restent la plupart
de leurs archives. Les archives de John von Neumann sont conservées à la
bibliothèque du Congrès américain à Washington. Les lettres de
von Neumann à son ami Stanislav Ulam se trouvent dans les papiers de
Ulam à Philadelphie à l’American Philosophical Society, comme les
archives de Warren McCulloch. Celles de Wiener sont à Boston, à la
bibliothèque du MIT.
John von Neumann, Warren McCulloch, Norbert Wiener sont sans
doute les participants les plus importants des conférences Macy, d’où est
sortie la cybernétique. Ces conférences, financées par la fondation Macy,
rassemblent, à partir de 1946, des savants de différentes disciplines dans le
but de tirer les conséquences, quant à la connaissance de l’humain, des
avancées théoriques et techniques réalisées pendant la guerre. Il s’agit
toujours d’avancer dans le couplage de l’humain avec la machine. Les trois
savants tiennent ensemble le groupe cybernétique. Von Neumann et Wiener
lui donnent leur stature scientifique. McCulloch le fait vivre par sa
conviction que quelque chose d’inouï, de radicalement nouveau, va en
sortir. Autour de 1954, ils commencent à se brouiller, von Neumann avec
Wiener, Wiener avec McCulloch. Et Wiener rompt définitivement avec ce
groupe auquel il a donné son nom, « cybernétique ».

John von Neumann


… naît en 1903 à Budapest. Son père est un riche banquier, anobli. Et
von Neumann qui américanisera son prénom, transformant János en John
(Johnny dans la vie quotidienne), conservera la particule. L’enfant János est
un prodige, que l’on montre aux invités, qui regarde une page de l’annuaire
et peut la réciter par cœur ou effectue de tête des divisions à huit chiffres. À
dix-neuf ans, il découvre une nouvelle définition des nombres ordinaux,
beaucoup plus simple que celle de Cantor (chaque nombre est défini par
l’ensemble de ceux qui le précèdent). Dans les années vingt, il enseigne en
Allemagne à Göttingen, qui est alors le centre du monde mathématique, et à
Berlin. Il obtient une multitude de résultats mathématiques, dans des
domaines très variés. Il donne par exemple un cadre rigoureux à la
mécanique quantique. Au début des années trente, il est l’une des premières
recrues avec Einstein de l’Institute for Advanced Studies qui se forme à
Princeton. Il commence à s’intéresser aux mathématiques appliquées. Il
fonde ainsi avec O. Morgenstern la théorie des jeux en économie. Durant la
Seconde Guerre mondiale, il travaille pour l’armée américaine, dans
différents secteurs, les codes d’abord, puis la bombe, le projet Manhattan, à
Los Alamos. L’un des rares papiers de sa main qui restent dans ses archives
est daté des 10 et 11 mai 1945 et donne une liste de villes japonaises, « des
cibles possibles » : Hiroshima vient en deuxième. Après la guerre, il ne
quitte pas complètement Los Alamos, où il place son ami Ulam et revient
lui-même souvent comme consultant. Il milite pour la fabrication de la
bombe à hydrogène, la bombe H, plus puissante que la précédente, et entre
bientôt à la Commission pour l’énergie atomique (l’AEC) qui chapeaute le
développement du programme nucléaire américain, civil et militaire. C’est à
Washington un poste important et politique. La position de von Neumann,
dans la Guerre froide, ne comporte aucune ambiguïté :

Je suis violemment anticommuniste et j’étais probablement


beaucoup plus militariste que la plupart [des scientifiques pendant la
guerre]. Mes opinions ont été violemment opposées au marxisme
10
depuis aussi longtemps que je puisse me souvenir .

Le savant meurt en 1957 d’un cancer des os.


Je me contente de donner un profil du personnage, comme on pourrait
en trouver dans n’importe quelle encyclopédie. C’est un peu comme s’il
fallait identifier un visage sur une photographie, par exemple, devant l’hôtel
Beekman à New York sur Park Avenue, où se tiennent les conférences
Macy. Von Neumann réapparaît de loin en loin à côté de Wiener.
Dans un livre pionnier 11, qui paraît en 1980, S. Heims rapproche et
oppose von Neumann et Wiener. L’un et l’autre viennent de familles juives
assimilées mais rattrapées par l’antisémitisme. Ce sont deux enfants
prodiges, puis deux mathématiciens hors pair. Ils donnent leur science à
l’armée pendant la guerre puis prennent des positions antithétiques devant
la bombe atomique. Ils travaillent pourtant ensemble durant les conférences
Macy, Wiener veut même faire venir von Neumann au MIT. Ils s’écrivent
aussi, des lettres tout à fait importantes, jusqu’à leur brouille.

Un blocage psychologique
Les archives de von Neumann recèlent un mystère. C’est que le savant
n’a pour ainsi dire rien gardé lui-même de sa propre main. Il ne reste que
des doubles de sa correspondance et des discours qu’il prononce, lorsqu’il
préside la Commission pour l’énergie atomique. Ce sont des copies, sur
papier carbone, de lettres, dictées sans doute à un secrétaire et que
l’administration devait elle-même conserver. Des cartons entiers sont
remplis de courriers destinés à des généraux, des membres du Congrès, des
scientifiques aussi, toutes sortes de gens à qui von Neumann s’adresse sur le
même ton formel. Les quelques textes manuscrits sont presque mot pour
mot ceux qu’il a publiés. Von Neumann n’a pas gardé un brouillon, un
journal, une pensée.
Peu de temps avant sa mort, von Neumann accorde un entretien à un
journaliste, J. McDonald, lequel lui renvoie peu de temps après les quelques
pages de notes qu’il a prises. Von Neumann les conserve mais pourquoi ne
reste-t-il rien d’autre ?
Von Neumann a-t-il détruit ses papiers ou n’en a-t-il jamais eu ? Il a pu
brûler ses papiers, une fois malade et se sachant moribond ou, plus
vraisemblablement, au jour le jour, ne voulant rien garder, par peur de
laisser échapper un secret militaire, ou par manie, ne supportant pas les
vieux papiers qui s’entassent et prennent la poussière.
Ou bien il n’écrit jamais pour lui-même. Il rédige des lettres, des
rapports, des articles mais n’écrit rien qui n’ait un destinataire explicite.
Peut-être n’avait-il jamais besoin d’écrire ou ne pouvait-il pas écrire pour
lui-même. Dans ses notes, McDonald rapporte, après son entretien avec le
savant :

Vous avez dit que vous éprouviez une tension, ou un blocage


psychologique qui vous empêchait de parler de ce à propos de quoi
les livres sont écrits. Et que vous étiez enclin à surmonter vos peurs
par la mécanique du travail 12.
Une parfaite mécanique
L’idée de machine, l’image d’une mécanique parfaite, revient souvent
dans les descriptions que ses contemporains donnent de von Neumann. Les
amis eux-mêmes évoquent la puissance et l’exactitude de l’esprit, ou du
cerveau de von Neumann, et quelque chose de trop parfait, voire
d’inhumain, dans cette mécanique. Eugen Wigner, qui obtient le prix Nobel
de physique en 1963, connaît von Neumann depuis l’adolescence. Ils sont
élèves du même lycée à Budapest et se retrouvent bien des années plus tard
à Los Alamos. Il note :

Seul un esprit extraordinaire a pu produire les travaux scientifiques


hors du commun que von Neumann a réalisés. L’exactitude de sa
logique était peut-être le trait le plus caractéristique de son esprit.
On avait l’impression d’un instrument parfait dont les éléments
avaient été machinés pour s’engrener les uns sur les autres au
millième de centimètre près : « Quand on écoute von Neumann, on
comprend comment l’esprit humain devrait fonctionner 13. »

À Los Alamos, von Neumann est célèbre pour les calculs mentaux qu’il
conduit à la « vitesse de l’éclair » et avec une « étrange habileté 14 ». De
nombreuses anecdotes circulent. Un groupe de mathématiciens réunis dans
une salle essaye de résoudre une équation écrite au tableau, von Neumann
passe dans le couloir, découvre l’équation par la porte ouverte et donne la
solution sans même s’arrêter. Ou encore, un physicien passe la nuit sur un
calcul compliqué, quelqu’un par plaisanterie propose le problème à
von Neumann le lendemain, le physicien qui connaît donc la réponse fait
mine de réfléchir et lance le résultat, von Neumann reste silencieux, les
yeux au plafond, puis finit par déclarer : « C’est exact mais je ne comprends
pas comment vous avez pu procéder aussi vite. »
Ulam parle de sa « virtuosité à suivre des raisonnements compliqués »,
de « son cerveau puissant qui élimine obstacles et difficultés » : « Von
Neumann donne l’impression d’opérer séquentiellement par déductions
purement formelles. » Il ne lui manque que « ce don d’une perception
apparemment irrationnelle dans la preuve ou dans la formulation de
nouveaux théorèmes 15 », ce qui explique d’après Ulam que von Neumann
ait pu être doublé, notamment au début de sa carrière par Gödel qui prouve
à sa barbe l’incomplétude de l’arithmétique.
Outre sa capacité calculatoire, sa mémoire est également légendaire.
Son assistant à Princeton, H. Goldstine, remarque : « Von Neumann était
capable de lire une fois un livre et de le citer ensuite verbatim. Il pouvait le
faire quelques années plus tard sans hésitation 16. »
À la fin des années trente, le savant et sa seconde épouse donnent de
grandes fêtes dans leur maison de Princeton. Ils y accueillent les émigrés
qui viennent d’Europe et s’arrêtent sur la côte Est avant d’essayer de
trouver un poste aux États-Unis. Le savant circule de groupe en groupe. Il
raconte des plaisanteries, il retient toutes celles qu’il entend, ou parle de
l’histoire ancienne. Il décrit la Byzance de la fin de l’Antiquité comme s’il
y avait vécu. Il semble être apprécié de tout le monde.

On racontait de lui à Princeton que, bien qu’il soit lui-même un


demi-dieu, il avait conduit une étude détaillée des humains et
pouvait les imiter parfaitement. En fait, il avait une grande présence
sociale, une personnalité humaine très chaleureuse et un merveilleux
17
sens de l’humour .

Manifestement impressionné, après avoir dîné chez le couple à


Princeton, Wiener lui-même note dans une lettre :
Les Neumann sont assez riches. Ils ont de l’argent en Hongrie. […]
Ils aiment la haute société. Tu sais, la vie à Princeton est assez
active, avec pas mal de soirées cocktails. D’un autre côté, Neumann
n’a pas la grosse tête et reste très accessible 18.

Von Neumann est un homme du monde, à l’opposé donc de Wiener, un


savant distrait et irascible : « Wiener était un véritable excentrique alors que
19
von Neumann était tout le contraire, une personne très solide . » Le plus
curieux dans leur relation est que Wiener puisse rester proche de ce « demi-
dieu » aussi longtemps. Wiener est susceptible, bouillonnant, toujours prêt à
prendre la mouche. Il a aussi sur le plan politique des positions très
éloignées de celles de von Neumann. Et, pourtant, les deux savants
semblent entretenir une relation amicale jusqu’à la fin des années quarante,
von Neumann rendant plusieurs fois visite aux Wiener, à Boston ou l’été
dans le New Hampshire. Cela prouve sans doute les extraordinaires qualités
sociales de von Neumann.

Les épouses, celle de von Neumann


Les scientifiques que j’ai étudiés étaient des hommes mariés qui ont
laissé des veuves, et ce sont elles qui ont ensuite donné les papiers de leur
mari aux institutions. La veuve de Gödel, Adele, a supprimé les lettres de sa
belle-mère. Celle de Wiener a ajouté son propre journal intime, demandant
toutefois à ce que celui-ci ne puisse être ouvert que cinquante ans après sa
mort. Klari, la seconde épouse de von Neumann, a donné les lettres qu’il lui
écrivait. Elles forment un petit paquet de feuilles soigneusement pliées en
quatre et qui devait être serré par un cordon. Elles s’étalent de la fin des
années trente jusqu’à la maladie de von Neumann. Je les ai lues bien
entendu, la plupart d’entre elles, celles qui sont en anglais (et non en
hongrois). Ce sont, pour ainsi dire, les seuls documents qui restent de la
main de von Neumann et n’aient pas été publiés. Ces lettres racontent
toujours la même histoire : elles suivent une dispute, Klari est partie et
Johnny la rappelle. Il lui raconte qu’il téléphone à tous les motels sur la
route entre Los Alamos et Princeton. Ou il regrette qu’ils se soient, l’un et
l’autre, laissé emporter.

Hôtel Rice, Houston, 9 h 15, vendredi 28 août


Ma chère, c’était la scène la plus stupide de nos vies. Je pourrais me
taper la tête contre les murs pour t’avoir laissée partir. […] Nous
avons, tous les deux, mauvais caractère mais essayons de nous
disputer moins souvent. […] Soyons amis. S’il te plaît soyons amis.

Hôtel Mayo, Oklahoma, 12 septembre 1950


Tu me manques. Avec la distance, c’est un mystère, pourquoi nous
sommes-nous disputés la dernière fois, et la fois précédente, et celle
d’avant encore ?

Hôtel Mayo, Oklahoma, dimanche 17 décembre 1950


J’éprouve un mauvais blocage mental. Il y a tant d’autres choses
que je voudrais te dire. Devons-nous toujours recommencer la
même scène ?

Institute for Advanced Studies, Princeton


Ma chère, s’il te plaît comprends-moi […] Tu as coupé les
communications avec moi, d’une manière qui n’est pas supportable.
C’est un SOS. Ne nous faisons plus mal.

Los Alamos, dimanche 15 septembre


Ma chère, […] j’ai été plus bête que d’habitude à la station-service.
J’étais préoccupé aussi. J’aurais dû comprendre ce que tu voulais
dire. Crois-moi, c’était juste de la stupidité. Ma chère, bon voyage et
reviens vite. S’il te plaît, reviens vite.

Los Alamos, vendredi 17 novembre


Ma chère, […] je voulais t’écrire une longue lettre analytique mais,
après avoir relu la première version, je ne l’aimais pas, ni dans son
principe, ni dans son exécution. Il vaudrait mieux pouvoir parler
ensemble. J’aimerais pouvoir te parler, sans que nous ayons cette
peur mutuelle, qui est délirante, névrotique. Ma chère, ne pourrions-
nous pas être des adultes normaux ?

Je ne cite que quelques lettres. Il y en a une multitude. Souvent, elles ne


sont pas datées ou l’année manque. Pourquoi Klari von Neumann les a-t-
elle ajoutées aux archives de son mari ? Et pourquoi les ai-je lues et
rapportées ici ? Voici plusieurs raisons, partielles et en partie
contradictoires.
1. Je suis curieux du personnage même du savant et je voudrais montrer
l’humanité, pour ainsi dire, de la machine à calculer que décrivent ses
contemporains.
2. Dans ces lettres, revient toujours ce « blocage mental » qui pouvait
paraître inhumain aux contemporains et semble constituer un trait
essentiel dans l’image qu’a le savant de lui-même 20.
3. Il y a quelque chose d’absurde dans ces lettres et qui n’est pas sans
rapport à la question de la culpabilité des savants telle que la pose
Wiener ou qui peut rappeler les situations qu’imagine Dürrenmatt dans
Les Physiciens. À Los Alamos, par exemple, après avoir passé la
journée à travailler à la conception d’une bombe (de celles qui tuent
d’un seul coup des centaines de milliers d’êtres humains),
von Neumann s’inquiète de ce qu’il a dit à sa femme devant la station-
service ou, mieux encore, demande à pouvoir réagir comme un « adulte
normal ».
4. Von Neumann est l’inventeur de la théorie des jeux. Le défaut de celle-
ci, aux yeux de Wiener par exemple, est que les joueurs y sont
considérés comme parfaitement rationnels et agissant selon leur intérêt,
choisissant la meilleure stratégie sans que rien ne puisse troubler leur
esprit. Von Neumann le savait bien, les relations humaines ne
fonctionnent pas sur ce modèle. Les lettres à sa femme éclairent-elles la
théorie des jeux ? Le savant lui demande sans cesse que leurs relations
soient « normales », rationnelles. Au regard de ces lettres, la théorie des
jeux, l’affrontement de deux adultes entièrement « normaux », semble
apparaître comme une sorte d’idéal, un idéal que le couple
von Neumann n’atteint pas mais auquel le savant peut rêver, peut-être
même sans s’en rendre compte : un blocage mental l’en empêche.

Les écrits de Wiener


Il suffit de feuilleter la bibliographie et le catalogue des archives de
Wiener pour comprendre que celui-ci n’avait pas le blocage de
von Neumann. Wiener écrit sans cesse ou dicte à des secrétaires ou à sa
femme. Il travaille pendant ses vacances dans sa ferme des White
Mountains, dans le New Hampshire, ou durant ses voyages dans des
chambres d’hôtel. Il finit ainsi le premier tome de son autobiographie à
Nancy et le deuxième tome près du boulevard Saint-Germain, à Paris :
Norbert réfléchit à voix haute et Margaret, son épouse, tape à la machine.
Des années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, il reste
essentiellement des lettres, des articles mathématiques et leurs brouillons.
Wiener commence bien à écrire un roman sur le bateau qui le ramène en
Europe après son séjour en Chine, en 1936. Il le montre à son ami
J.S. Haldane, qui lui fait lire en échange son recueil de nouvelles, My
Friend Mr Leakey. Wiener continue à travailler à son manuscrit tout au long
de la guerre. Il l’intitule The Professor’s Progress (« Le Progrès du
professeur ») ou A Lifetime of Learning (« Une vie d’apprentissage »). Le
texte est toujours dans les archives mais, comme le journal de Margaret, à la
demande de celle-ci, ne peut pas encore être ouvert.
Après la guerre, Wiener publie de plus en plus. Cybernetics est l’essai
qui le rend célèbre en 1948. The Human Use of Human Beings (« L’Usage
humain des êtres humains », traduit en français sous le titre Cybernétique et
société), de 1950, propose un exposé moins technique et plus politique de la
cybernétique. En plein maccarthysme, en 1954, Wiener en publie une
seconde version où un certain nombre de considérations politiques sont
remplacées par des réflexions épistémologiques 21. L’année précédente, il a
livré le premier tome de son autobiographie, Ex-prodigy (« Ex-prodige »).
Le deuxième tome paraît en 1956 : I Am a Mathematician (« Je suis un
mathématicien »). Wiener se consacre ensuite à un roman, qui sort en 1959
sous le titre The Tempter. Le titre original était A Sensitive Devil (« Un
diable sensible »). Une seconde édition de Cybernetics augmentée de
plusieurs articles paraît en 1961. Des cours à l’université de Yale, très
remaniés, sont publiés de façon posthume en 1964, God and Golem, Inc.
Parallèlement, Wiener écrit des articles dans les journaux, donne des
entretiens et de très nombreuses conférences, dont les principales sont
réunies dans le dernier volume de ses Collected Works. Il continue à publier
en mathématiques (un ouvrage notamment en 1949). Il entretient également
une abondante correspondance. Les archives contiennent aussi différentes
versions de ses livres, parfois éloignées de la version publiée. Le savant s’y
reprend, par exemple, à quatre fois pour écrire la préface de son
autobiographie et élimine finalement les passages les plus personnels et
ceux aussi qui sont les plus critiques vis-à-vis des collègues ou des
institutions, notamment à propos de l’antisémitisme des années vingt.
Il reste enfin les nouvelles, les scénarios que le savant envoie à
Hitchcock ou à Orson Welles. Wiener en publie deux, d’abord dans le
magazine des étudiants du MIT (The Technical Review) puis dans des
anthologies. Les autres dorment dans les cartons. C’est dans l’une de ces
nouvelles, inédites et pas tout à fait achevées, qu’un savant du nom de
Lilienblum, ou de Posner, re (dis) paraît.
Les écrits de cybernétique ont souvent une part de fiction ou tiennent
pour nous souvent de la science-fiction. Wiener sort de la science pour en
développer les images sous-jacentes ou s’interroger sur le rapport de sa
propre vie à la science. À y mieux regarder, cependant, cette masse de
documents ne signifie pas que Wiener ne souffre pas d’une sorte de
« blocage psychologique ». Le refoulement peut prendre d’autres formes
que le silence. On peut parler beaucoup pour ne rien dire, parler beaucoup
dans l’intention surtout de ne rien dire.

L’autofiction du savant
Dans son œuvre littéraire, Wiener parle beaucoup de lui-même. En
dehors même des deux volumes de l’autobiographie, les textes de fiction
comportent presque toujours un, ou plusieurs, personnages, qui rappellent
Wiener, ou l’un de ses amis, ou l’un de ses ennemis. Dans sa biographie,
P. Masani rapporte, sans donner de source, que, lorsque le savant se
disputait avec l’un de ses collègues, il écrivait une nouvelle à son sujet 22.
Une nouvelle intitulée The Day of the Dead fait intervenir un
mathématicien américain séjournant à Mexico :
[Warschauer] était un mathématicien invité des États-Unis. Il
travaillait avec le Patron sur d’incompréhensibles problèmes de
neurophysique. […] Warschauer réfléchissait au-dessus d’une
feuille de papier couverte de symboles. C’était un professeur
américain, un Yankee, trapu, barbu et distrait, mais au moins il
savait que Mexico appartenait encore aux Mexicains 23.

Wiener passe lui-même l’année 1947 à Mexico pour travailler avec


Rosenblueth qui y dirige un laboratoire de physiologie. Sa distraction est
légendaire, il est pour le moins trapu, porte une barbiche. Si le nom
« Wiener » peut signifier « celui qui vient de Vienne », « Warschauer » est
celui qui vient de Varsovie. Le portrait colle.
Dans cette même nouvelle, le « Patron », le Dr Rodriguez, a

cinquante ans mais semble beaucoup plus jeune. Il est dynamique,


exigeant, austère mais avec un excellent sens de l’humour. Il
travaille volontiers en marchant de long en large comme un lion en
cage. Il est affectueusement surnommé « l’exploiteur d’esclaves »
mais tout le monde sait qu’il s’exploite lui-même plus durement que
les autres 24.

Arturo Rosenblueth est né en 1900 et a donc cinquante et un ans, à


l’époque de la nouvelle. Wiener le décrit, dans son autobiographie, comme
« un homme vigoureux qui arpente la pièce quand il réfléchit ». Un peu plus
loin, « il travaille dur et a les plus grandes exigences quant à la sincérité et à
l’industrie de ceux qui l’entourent, exigences qui ne sont dépassées que par
celles qu’il s’impose à lui-même 25 ». À nouveau, le portrait colle.
Warschauer est l’ami de Rodriguez, évidemment, mais à ces deux
s’oppose un certain Dr Smythe qui vient inspecter le laboratoire pour le
compte d’une société scientifique américaine. Il finira mal, j’y reviendrai.
En attendant, le voici arrivant à Mexico avec sa femme :

il est petit, gros, presque chauve, avec une moustache fine et des
lunettes. Il porte un costume bien coupé avec une boutonnière et
adopte envers chacun une attitude condescendante. […] Il a l’air de
sortir de sous le bureau marqueté du président d’une usine de savon.
Il devrait exister un nom pour cette maladie, pensait Carlson. Sa
chemise blanche amidonnée semblait faire partie de lui tout autant
que la carapace d’une tortue. […] Une « sclérose du plastron » serait
un terme approprié pour le syndrome de Smythe.

L’identité de Smythe sans doute est moins claire. Je me souviens


pourtant d’une photographie de von Neumann, dans les environs de Los
Alamos, au cours d’une randonnée à cheval. Il est en selle, entouré de cow-
boys au milieu du désert, mais il a gardé un costume impeccable et une
chemise blanche sans un pli. Il a grossi avec l’âge. Son crâne s’est dégarni.
Il suffirait qu’il se soit déguisé pour entrer dans l’univers de Wiener, avec
des lunettes et une moustache postiche.

L’affaire Woodbury
En 1959, Wiener rencontre un journaliste qui a des contacts avec John
Huston et lui écrit pour l’engager à adapter au cinéma The Tempter, avec le
savant lui-même dans le rôle de Woodbury. Wiener furieux répond aussitôt :

Je n’ai pas l’intention de jouer le rôle de Woodbury dans une


adaptation de mon livre, ni au cinéma, ni à la télévision, ni au
théâtre. […] Je peux avoir mauvais caractère mais aucune autre de
ses caractéristiques ne m’appartient. […]
P.-S. Je veux souligner qu’il est très important que je ne me mette
pas dans la position fausse d’être identifié avec l’un des
personnages de mon livre. Ce serait dangereux 26 […].

Pourtant, il est clair que Wiener partage avec Woodbury d’autres


caractéristiques que le mauvais caractère. Ils sont sourds tous les deux, et
extrêmement susceptibles. Ils aiment parler. Si Wiener est célèbre au MIT
pour arpenter les couloirs et discuter avec tout le monde des recherches en
27
cours , Woodbury offre, « à n’importe quel jeune collègue », « la même
attention et la même discussion critique mais honnête qu’au dernier prix
Nobel 28 ». Et, surtout, Wiener met nombre de ses idées dans la bouche de
Woodbury, ses perspectives scientifiques mais aussi une certaine conception
de la vie. Le journaliste a parfaitement raison de reconnaître Wiener dans le
personnage de Woodbury.
Ce n’est pas simplement que Wiener refuse le rôle. Pourquoi ne veut-il
pas que l’on puisse l’identifier à Woodbury ? Wiener pourrait-il ressembler
malgré lui à certains de ses personnages ? Ou les avoir mis dans des
situations qu’il redouterait lui-même ? Ou les avoir poussés à se poser des
problèmes dont il ne veut pas lui-même entendre parler ? Ce sont des
questions centrales pour la re (dis) parition qui nous occupe.

W. Norbert et N. Wiener
Cette ambivalence vis-à-vis des personnages est renforcée par le fait
que Wiener ne signe pas de son propre nom ses nouvelles. Il utilise un
pseudonyme, qui figure sous le titre de la nouvelle Un savant réapparaît,
alors même que celle-ci est inédite. C’est seulement à lui-même que Wiener
rappelle que cette nouvelle, ses personnages, ne doivent pas sans ambiguïté
lui être attribués.
Il est vrai, le pseudonyme est transparent : W. Norbert au lieu de
Norbert Wiener. Mais Wiener y attache de l’importance :

Je préfère utiliser pour mes fictions ce pseudonyme qui ne cache


rien justement parce qu’il ne cache rien. En d’autres termes, je n’ai
pas d’objection à ce que le public sache que j’écris des histoires de
ce genre mais je souhaite à l’avenir établir une claire distinction
entre le travail que je publie en tant que scientifique, ou en tant
qu’observateur objectif, et les histoires que je publie par simple
amusement. […] Je pourrais bien produire un travail scientifique
que l’on pourrait confondre avec de la science-fiction, ou un canular
qui pourrait mettre en danger ma réputation scientifique s’il
paraissait sous mon propre nom. […] Je veux placer sur [mes
histoires] une sorte de « trademark » qui les sépare distinctement de
mon travail professionnel 29.

En fait, le souci qu’a Wiener de maintenir étanche la frontière entre


science et fiction montre surtout la possible porosité de celle-ci. Wiener est
persuadé que son travail scientifique est susceptible d’être pris pour de la
science-fiction. Il inclut manifestement dans son travail scientifique ses
recherches cybernétiques et, dans ce cas, il a en partie raison. Mais il est
instructif que Wiener ait conscience de la fragilité de la cybernétique
comme science, conscience du fait que la cybernétique risque de tomber
dans la science-fiction.
Inversement, la fiction risque aussi de basculer dans la science, ou du
moins de venir y interférer, comme si l’on entendait l’annonce d’une
découverte scientifique dans ce qui ne serait qu’un canular. Ou comme si
l’on prenait une histoire policière pour un témoignage véritable, le récit
d’un meurtre qui aurait eu lieu à l’occasion d’un colloque sur la micro-
instrumentation à Haïfa par exemple. C’est ce que Wiener veut éviter. La
fiction doit rester fiction.
Pourrions-nous lire la nouvelle Un savant disparaît comme un
témoignage véridique ? Sans doute pas. Les digressions (l’enfance du
détective par exemple) paraîtraient hors de propos. Et on ne comprendrait
pas pourquoi le journal de Lilienblum/Posner est ainsi intercalé dans le
récit. La fiction se manifeste visiblement comme fiction. Si le pseudonyme
doit marquer le registre de la fiction, il est ici redondant.
Acceptons néanmoins les raisons que donne Wiener pour justifier
l’usage de ce pseudonyme. Cela n’interdit pas qu’il en existe d’autres, que
Wiener ne donne pas ou dont il n’ait pas conscience et que peut-être
W. Norbert exposerait plus facilement.
Mon hypothèse est que, sous le nom de W. Norbert, Wiener s’est
inventé un double pour dire ce qu’il ne réussissait pas à énoncer lui-même.
W. Norbert représente une autre voix qui sort des archives et vient parfois
contredire celle de Wiener.
CHAPITRE 3

Le bon savant, le mauvais


et le détective

Être juif
Le meurtre a lieu près de Haïfa en Israël, en présence de cinq savants :
Rabinovitch, Schmidt-Cohen, Bill Levy (qui deviendra Bill Cohen),
De Gratiansky, Jacques Renard ainsi que du narrateur. À ceux-ci, il faut
ajouter le savant disparu, Lilienblum/Posner. Je me propose de reprendre
l’enquête d’un autre point de vue et d’examiner les identités du meurtrier,
de la victime et du détective. Cependant, avant même d’étudier les détails
qui individualisent ces savants et déterminent leur identité, il faut évoquer
un trait qu’ils partagent tous. La proposition est énoncée deux fois, à propos
de Lilienblum/Posner : « Sa présence ici rend vraisemblable qu’il est juif. »
(page [9] et page [7’])
Ici, c’est-à-dire en Israël. Ou, plus exactement, dans le pays imaginaire
où a lieu cette re (dis) parition du savant. Tous les savants qui y séjournent
sont juifs. Le narrateur remarque également à propos de Jacques Renard :
« Je ne savais pas auparavant qu’il était juif » (page [4]). Auparavant, c’est-
à-dire avant de le rencontrer dans ce pays.
La famille de Wiener, du côté du père comme de la mère, n’a aucune
pratique religieuse et s’est assimilée, au point que le jeune Norbert ignore
leurs origines jusqu’à l’âge de seize ans. Dans un chapitre intitulé
« Déshérité » de son autobiographie, il raconte comment il en prend
conscience lorsqu’un collègue de son père fait allusion, puisque Norbert
étudie la philosophie, à leur ancêtre philosophe, Maïmonide. La légende
familiale des Wiener les fait en effet descendre du philosophe séfarade.
Wiener en conclut qu’ils sont juifs 30.
Rétrospectivement, il s’étonne de n’avoir percé ce secret de polichinelle
qu’aussi tard. Il est déjà à cette époque licencié de l’université. Il connaît les
travaux de son père qui a publié une histoire de la littérature yiddish. Sa
grand-mère paternelle lit un journal écrit dans des caractères que le jeune
Norbert sait être hébraïques. Wiener se souvient aussi que, côté maternel, la
famille Kahn, une cousine a déjà dit devant lui qu’ils étaient juifs. Il ne
l’avait pas crue. C’est seulement en entendant parler de Maïmonide qu’il
accepte de recouper les indices.
La découverte est pour lui douloureuse. Il y a des circonstances
objectives et, aux États-Unis comme en Europe, un antisémitisme latent.
Wiener le ressent particulièrement à l’université de Harvard où il est
étudiant et où son père est professeur. Dans le brouillon de son
autobiographie, il note par exemple :

Il était courant pour les professeurs de Harvard, même ceux qui


n’étaient pas antisémites, de donner ce conseil aux étudiants juifs :
« n’aspirez pas à une position universitaire. Vous rongerez votre
frein dans l’aigreur et l’amertume [you will eat your heart out in
pique and unhappiness] ». Quand est venu le moment de chercher
un poste, je me suis rendu compte que c’était bien le cas. Quelles
que soient les difficultés que j’ai pu avoir par suite de mon caractère
personnel et de mon éducation, le simple fait d’être le fils d’un
professeur de Harvard ne m’ouvrait pas les portes qui m’étaient
31
fermées à cause de ma race .
Cependant, ce n’est pas d’abord directement de ce contexte extérieur
que Wiener se souvient d’avoir souffert mais d’un antisémitisme ou, disons
plus largement, d’une sorte de racisme à l’intérieur même de la famille et
émanant de la mère : « Il n’y avait pratiquement pas un jour où nous
n’entendions quelques remarques sur la gloutonnerie des Juifs ou la
bigoterie des Irlandais ou la paresse des Noirs 32. » D’un seul coup, Wiener
se trouve donc appartenir à « un groupe qu’on lui a appris à déprécier et à
mépriser 33 ». Et ce « on » recouvre surtout sa mère. Alors que le père est
omniprésent dans l’autobiographie, ce sont les rares passages où Wiener
parle en propre de sa mère :

J’étais juif et, si les juifs étaient marqués par des caractéristiques
que ma mère trouvait si détestables, je devais moi-même posséder
ces caractéristiques et les partager avec tous ceux qui m’étaient
chers. Je me regardais dans le miroir et il n’y avait pas de doute : les
yeux à fleur de peau, myopes, les narines légèrement écartées, les
cheveux sombres, ondulés, les lèvres épaisses 34.

Dans ce portrait, le « thème juif » pour traduire une expression de


Wiener (the jewish issue) se lie à un autre, qu’il faudra aussi examiner. Dans
plusieurs autres scènes de son autobiographie, le jeune Norbert porte encore
un tel regard sur lui-même, ou sur son reflet, qui lui paraît détestable, voire
monstrueux. La scène ici est dominée par le thème juif mais elle est
récurrente et se rejoue dans d’autres contextes.
Wiener se trouve placé dans ce qu’il décrit lui-même comme une
« position moralement impossible ». D’un côté, il est juif, devant
l’université par exemple, mais, d’un autre côté, par l’éducation qu’il a
reçue, il est entièrement coupé des traditions juives auxquelles il ne peut
nullement se rattacher 35. Cette contradiction se renforce avec l’émigration
des scientifiques d’Europe centrale dans les années trente, qui partagent une
culture dont Wiener est doublement exclu, alors même qu’il garde le
sentiment d’appartenir à ce peuple que le nazisme extermine de l’autre côté
de l’Atlantique.
Wiener met du temps à s’accepter comme juif et cela exige qu’il
rejette plus largement cette sorte de racisme et ces préjugés de classe qu’il
prête à sa mère :

Je ne pouvais me sentir en paix avec moi-même que si je haïssais le


préjugé [prejudice] antijuif en tant que préjugé et sans mettre
d’abord l’accent sur le fait qu’il était dirigé contre un groupe auquel
j’appartenais […]. En résistant au préjugé contre les Orientaux, au
préjugé contre les catholiques, au préjugé contre les Noirs, je sentais
disposer d’une base solide pour résister aussi au préjugé contre les
36
Juifs .

Le principe qu’énonce Wiener, rejeter en bloc les préjugés racistes et


antisémites, est évidemment juste et raisonnable. Mais il ne suffit pas à
écarter de son esprit cette sorte de question ou, en ce sens, le problème que
représentent ses origines juives.
Au début de son autobiographie, Wiener oppose la coutume chrétienne
qui tendrait à absorber l’homme de savoir dans l’Église où, qu’il ait des
enfants ou non, il était certainement moins fertile que le reste de la
communauté, et la coutume juive qui « met en général le savant en position
de fonder une large famille » :

Ainsi les habitudes biologiques des chrétiens tendaient à éliminer de


la race les qualités héréditaires quelles qu’elles soient qui
interviennent dans le savoir, alors que les habitudes biologiques des
juifs tendaient à renforcer ces qualités. […] Il n’y a pas de raison de
croire que ce facteur génétique ait été négligeable 37.
C’est une question récurrente, que l’on retrouve dans les biographies,
les autobiographies, les interviews des savants, de savoir pourquoi il y eut
autant de grands savants juifs au cours du XXe siècle 38. Mais Wiener semble
y donner une réponse littéralement raciste : la communauté juive aurait
sélectionné en son sein les traits génétiques qui favorisent l’étude. C’est
sous-entendre que l’aptitude à l’étude et le peuple juif se définissent par des
caractéristiques génétiques. C’est une sorte d’antisémitisme à l’envers, qui
tend à affirmer la supériorité des juifs, mais partage avec l’antisémitisme de
prêter aux juifs des caractéristiques, morales, intellectuelles, fondées sur la
race.
Dans d’autres textes, Wiener explique plutôt la vocation scientifique par
des éléments culturels dans l’histoire des communautés juives : la tradition
intellectuelle, fondée sur l’interprétation du Talmud, aurait survécu après la
« période de libération » inaugurée par Mendelsohn mais se serait alors
détournée du fait religieux pour s’appliquer aux nouvelles sciences 39. De ce
point de vue, la situation des juifs ressemble, aux yeux de Wiener, à celles
des brahmanes en Inde qui, dans les années cinquante, s’écarteraient
également de l’étude religieuse pour devenir mathématiciens.
Il faut mentionner aussi que, dans son autobiographie elle-même,
Wiener commence par renvoyer la judéité à une détermination culturelle :
« Je ne dis rien à propos de la race, parce qu’il est évident que les juifs sont
nés d’un mélange de races et, dans bien des cas, ont été à nouveau absorbés
dans un autre mélange 40. »
Il ne s’agit donc pas de prêter au savant une théorie raciste de la
vocation scientifique. Mais je mentionne ses spéculations parce qu’elles
montrent bien que ses origines juives restent jusqu’à la fin un problème. Et
cela à son tour me semble renforcer le caractère énigmatique de la nouvelle
qui nous occupe, et l’hypothèse selon laquelle cette terre où tous les savants
sont juifs est un pays de rêve, que Wiener, ou son double Norbert, a imaginé
pour y poser un problème moral, fondamental dans son existence.
Bill Cohen/Levy
Des savants réunis, ce soir-là, près de Haïfa, seuls Bill Cohen/Levy, qui
jouera le rôle du détective, et le narrateur sont Américains. Si le narrateur
pourrait d’abord être identifié à Wiener, Bill Cohen/Levy vient pour sa part
d’un tout autre milieu. Il grandit dans un quartier pauvre de New York,
quand le jeune Norbert habite une banlieue aisée de Boston. Et le père, Leo
Wiener, est professeur à Harvard, alors que celui de Bill passe la journée
devant sa machine à coudre (page [12]).
Wiener et son détective partagent pourtant une certaine admiration pour
la police ou, plus exactement, pour le policier. Le détective parle de « Bill
Murphy », qui faisait sa ronde dans le quartier et « qui était le héros de tous
les garçons » (page [12]). Wiener se souvient dans son autobiographie
comme, enfant, il discutait avec le policier « Murray » qui lui racontait ses
aventures. Plus tard, adulte, lors d’une grève de la police de Boston, il est
volontaire pour patrouiller en ville. On lui donne un badge, un revolver et
on l’envoie dans les rues :

Je faisais les cent pas dans une rue calme du quartier juif. Je vis un
garçon qui discutait avec ses camarades de quelques difficultés dans
leur leçon d’algèbre. Je l’interrompis, rectifiai son raisonnement et
poursuivis ma patrouille. Quelque temps plus tard, ce garçon est
entré au MIT et est devenu l’un de mes premiers étudiants en
mathématiques 41.

Peut-être était-ce Bill Cohen/Levy. Il faudra revenir sur le statut du


détective, la présence même dans ce contexte d’un savant qui est aussi
détective et dont le caractère est fixé par une double référence à Sherlock
Holmes et à Auguste Dupin, le personnage de Poe. Pourquoi un détective
figure-t-il parmi ces scientifiques, avec la tâche de distinguer le mauvais
savant ? Wiener est un grand amateur de littérature policière. Mais n’est-ce
qu’une affaire de goût personnel ou bien le détective a-t-il en soi sa place
dans le moment cybernétique ?
Laissons en tout cas la question de son identité. Ce sont surtout le
mauvais savant, De Gratiansky, et le bon savant, Lilienblum/Posner, qu’il
s’agit d’interroger.

Lilienblum ou Posner
Wiener entretient une étroite proximité avec le savant disparu. Le nom
lui-même est instructif. Lilienblum, qui semble au départ avoir vécu à
Mexico, peut rappeler Arturo Rosenblueth, qui est lui aussi mexicain :
« Lilienblum », une fleur de lilas au lieu d’un bouton de rose,
« Rosenblueth ». Seulement, le savant disparu change brusquement de nom.
Et, comme « Wiener » signifie celui qui vient de Vienne, comme
« Warschauer », le double du savant dans la nouvelle The Day of the Dead,
vient de Varsovie, « Posner » est celui qui vient de Poznan.
Du reste, les derniers portraits du savant disparu, à partir du moment où
celui-ci a pris le nom de Posner, correspondent à Wiener :

Pour résumer, nous cherchons un Américain, probablement juif, qui


a commencé comme mathématicien et a eu un maître européen, à la
fin de ses études. Ensuite, il s’est tourné vers l’ingénierie électrique
ou la physique.

Wiener, qui rappelle régulièrement avoir eu comme maître Bertrand


Russell à Cambridge, ou se souvient d’avoir passé plusieurs mois à
Göttingen dans le cercle de Hilbert, répond au signalement donné. Et il ne
serait pas invraisemblable que Wiener ait pu entendre dans un couloir,
appliqués à lui-même et au présent, les mots que prononce le mauvais
savant au-dessus du cadavre de Lilienblum/Posner : « Je savais qu’il était
paranoïaque et souffrait d’un délire de persécution. Depuis des années, il
était persuadé que tout le monde voulait lui voler ses idées. »
Plus important, le journal de Lilienblum/Posner, inséré dans le cours de
la nouvelle, reprend presque mot à mot certains textes de Wiener.

Après la bombe

À Karl T. Compton, président du MIT, le 18 octobre 1945


Cher Monsieur le président,
Je vous présente ma démission du MIT […]. À mes yeux, la
position morale du savant en Amérique est devenue intenable.
Le savant est devenu l’armurier des militaires sans disposer d’aucun
contrôle sur les usages aussi bien militaires que civils qui peuvent
être faits de ses armes. Il doit faire entièrement confiance à la bonne
volonté de ceux qu’il a armés, et l’histoire de la bombe atomique
m’a convaincu en tout cas que cette confiance était mal fondée.
Même s’il publie dans des journaux non militaires, il arme ceux qui
lisent ses travaux.
Je ne peux pas accepter la position actuelle de la science et, pour ma
part, je compte abandonner l’activité scientifique complètement et
définitivement. J’essaierai de vivre dans ma ferme à la campagne 42.

Une première bombe explose sur Hiroshima le 6 août 1945, une


seconde sur Nagasaki le 9. Le 11 août, Wiener écrit à son ami Arturo
Rosenblueth :
La fin de la guerre est proche. L’usage de la bombe atomique
conduit les savants américains à un grand examen de conscience [a
lot of soul searching]. Nous devons vivre maintenant avec une
horrible responsabilité potentielle 43.

La formule est curieuse, et son sens n’est pas clair : « vivre maintenant
avec une horrible responsabilité potentielle ». Qu’est-ce qu’une
responsabilité potentielle ? En quoi, après la bombe, la responsabilité des
scientifiques est-elle potentielle ? Wiener ne le dit pas, et le reste de sa lettre
exprime plutôt la bonne humeur. La famille est en vacances dans cette
ferme du New Hampshire, où, dans sa lettre de démission du mois
d’octobre, Wiener exprime l’intention de se retirer. Il raconte comment ses
filles conduisent des tracteurs dans les champs qui viennent d’être fauchés.
Il évoque aussi la visite de von Neumann. Celui-ci, qui a passé les deux
dernières années à Los Alamos, est venu les voir quelques jours.
D’août à octobre, Wiener correspond avec différents collègues, dont
Rosenblueth à nouveau, et évoque ses projets, en relation avec
von Neumann notamment. Rien n’annonce sa démission et les arguments
qui l’accompagnent, avant le 16 octobre. Ce jour-là, Wiener écrit
à G. de Santillana :

Depuis que la bombe atomique est tombée, je guéris peu à peu


d’une attaque de conscience [I have been recovering from an acute
attack of conscience] d’autant plus sévère que je suis un savant qui a
participé au travail de guerre, qui a vu son travail de guerre
s’intégrer dans un ensemble plus large, utilisé d’une façon que je
n’approuve pas et sur laquelle je n’ai absolument aucun contrôle. Je
pense que l’on peut présager qu’il y aura une troisième guerre
mondiale, je n’ai pas l’intention de laisser utiliser mes services dans
un tel conflit. J’ai sérieusement considéré la possibilité
d’abandonner toute production scientifique, parce que je ne connais
pas de moyen de publier sans que mes inventions puissent tomber
dans de mauvaises mains 44.

Wiener n’envisage pas de se cacher en Palestine mais le but de la lettre


à de Santillana est peut-être de sonder celui-ci quant à la possibilité de
trouver un poste en Europe.

Le dilemme du savant
Wiener passe l’essentiel de la guerre à travailler sur un canon antiaérien.
Dans son autobiographie, il raconte, cependant, avoir été contacté en 1942
pour travailler sur des problèmes mathématiques liés au projet Manhattan. Il
ne refuse pas mais ne manifeste pas d’enthousiasme 45. Il est également
possible qu’il ne soit pas jugé assez fiable, que ce soit à cause de ses
relations avec des scientifiques marxistes, comme J.S. Haldane, ou de sa
compulsion à discuter de ses recherches et de celles de ses collègues 46. En
tout cas, Wiener n’est pas intégré au projet Manhattan, ni aux laboratoires
de Los Alamos.
Un théorème obtenu en collaboration avec le mathématicien allemand
E. Hopf, au début des années trente, semble cependant jouer un rôle dans la
conception de la bombe. Or c’est sur ce point que porte l’argument de
Wiener. La difficulté, et ce qui pousse Wiener à arrêter son activité
scientifique, est que non seulement celui qui travaille pour l’armée mais,
finalement, quiconque publie des résultats auxquels l’armée a accès, c’est-
à-dire quiconque publie dans une revue scientifique, peut voir ses travaux
utilisés à des fins meurtrières qu’il n’approuve pas mais qu’il aura rendu
possibles et dont il serait donc également responsable. Cela semble en effet
interdire toute activité scientifique. Tout travail scientifique est susceptible
d’être intégré dans un dispositif meurtrier. Le savant n’aurait alors pas
d’autres solutions que de renoncer à la vocation scientifique qui a déterminé
jusqu’à présent sa vie.
Or c’est ce même problème moral, qui se pose à Wiener au début de
l’automne 1945, qu’il met encore en 1954 sous la plume de
Lilienblum/Posner :

Quand je compris que mes recherches pouvaient amener l’humanité


au bord de l’abîme et même au-delà, je fus frappé d’une profonde
émotion. La voie naturelle sur laquelle s’était jusque-là déroulée
mon existence m’était désormais fermée (page [8]).

Wiener ne démissionne pas du MIT et continue à publier des articles et


des ouvrages scientifiques, moins nombreux sans doute qu’avant la guerre.
Toutefois, quand, en 1946, un service de l’armée américaine, qui travaille
sur le guidage des missiles, lui demande une copie de l’un de ses articles,
Wiener refuse et se justifie dans une lettre ouverte, publiée en janvier 1947
dans l’Atlantic Monthly. L’argument est essentiellement le même : la
science aux mains des militaires est meurtrière, le savant qui met sa science
dans les mains des militaires est complice du, ou même « participe au »,
meurtre.

La politique du gouvernement lui-même, pendant et après la guerre,


avec, par exemple, les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki,
a mis en évidence que la diffusion de l’information scientifique
n’est pas nécessairement innocente et peut entraîner les plus graves
conséquences. […] Si donc je ne veux pas participer au
bombardement ou à l’empoisonnement de gens sans défense, ce qui
est sans nul doute mon souhait, je dois assumer sérieusement ma
responsabilité quant au choix de ceux auxquels je communique mes
idées scientifiques 47.

Wiener reconnaît lui-même que sa position est symbolique puisqu’il


suffit à l’ingénieur militaire de demander l’article ailleurs, à une
bibliothèque par exemple ou à l’éditeur. Par ailleurs, s’il indique ne plus
vouloir publier des résultats qui pourraient servir à l’armée, il n’a plus
l’intention de rompre avec la science, comme c’était le cas en 1945 et
comme c’est encore le cas du savant disparu, Lilienblum/Posner, en 1954.
Or comment le savant pourrait-il prévoir lesquels de ses résultats
s’appliqueront et à quoi ? Pourquoi Wiener n’a-t-il pas quitté la science,
comme son personnage ?
Dans une conférence de 1952, l’année même où est traduit en français
L’Usage humain des êtres humains, Bachelard critique sévèrement les
réflexions morales du savant américain, bien que sans nommer celui-ci. Un
scientifique produit des résultats, accomplit un travail intellectuel, qui
s’intègre pour Bachelard dans un développement de la raison. La question
de la responsabilité se pose pour celui qui utilise l’arme, pour celui qui
fabrique l’arme mais elle ne se pose pas pour le scientifique dont les
résultats sont simplement appliqués dans la conception de l’arme.

Les sociologues nous ont signalé des coutumes juridiques où le


couteau portait la responsabilité du crime. N’est-ce pas par un
jugement similaire qu’on prétend donner une responsabilité à la
science touchant l’énorme cruauté des âmes modernes 48 ?

L’argument de Wiener attribue une responsabilité au savant, alors même


que celui-ci ne participe pas directement à la conception de la bombe. Le
savant qui publie un nouveau résultat (du moins dans certains secteurs des
mathématiques et de la physique) sait, après 1945, que ce résultat est
susceptible d’être utilisé dans la conception d’une arme et de rendre
possible un meurtre de masse. Le savant poursuivant malgré tout son
activité scientifique serait complice de ce meurtre. Ou alors il faudrait
répondre, avec Bachelard, que la science est un travail de la raison et que
c’est accidentellement pour ainsi dire que ses résultats peuvent être utilisés
pour la fabrication d’armes. Le savant et la science sont instrumentalisés et
ne sont pas plus responsables du crime qui peut être commis que ne l’est le
couteau. Devons-nous accepter l’argument de Wiener ou le rejeter ?
En fait, la question, qui me préoccupe en relation à l’affaire
Lilienblum/Posner, est un peu différente. Wiener donne un argument qui
devrait lui interdire l’activité scientifique, un argument qui lui apparaît en
1945 comme lui interdisant l’activité scientifique. Il prête le même
raisonnement en 1954 à son personnage qui s’éloigne alors de la science et
disparaît. Pourquoi Wiener n’a-t-il pas disparu ? Pouvons-nous l’identifier à
son personnage, qui en représenterait une version idéale ? Ou faut-il au
contraire l’en distinguer ? Et, dans ce cas, en quoi l’en distinguer ?

Refuser la bombe
À ma connaissance, nulle part dans ses propres textes, Wiener ne
condamne de façon catégorique l’usage de la bombe ni ne demande le
désarmement nucléaire 49. On voit bien, dans les notes qui précèdent, que
son regard sur la bombe, sur l’existence de la bombe et son usage au Japon,
est critique ou, pour reprendre sa propre expression, « sceptique ».
Cependant, Wiener n’affirme pas de façon explicite que le gouvernement
américain n’aurait pas dû l’utiliser. Il écrit par exemple en 1956 que,
jusqu’en août 1945, il espérait que la bombe ne fonctionne pas. Il ajoute
ensuite :
Bien sûr, je fus content [gratified] que la guerre avec le Japon se
termine sans les lourdes pertes de notre côté qu’une attaque frontale
sur le pays aurait impliquées. Cependant, même ces nouvelles
heureuses [gratifying] me laissèrent dans un état de malaise profond
[profound disquiet] 50.

Dans le même article, il évoque son « scepticisme quant à la direction


que nous [les Américains] avons prise » et indique encore :

Aussi bien au Japon qu’ailleurs en Orient beaucoup ont pensé que


nous avions accepté d’utiliser une arme de cette puissance sur le
Japon alors que nous ne l’aurions peut-être pas fait sur un ennemi
blanc. Et moi-même je ne pouvais pas m’empêcher de me demander
s’il n’y avait pas un certain degré de vérité dans cette accusation 51.

Jusqu’à un « certain degré » donc, Wiener critique la décision


américaine d’utiliser l’arme atomique sur le Japon sans pour autant affirmer
catégoriquement son désaccord. De même, il donne une série d’arguments
montrant le danger à penser pouvoir utiliser l’arme atomique contre
l’URSS, qui en dispose également à partir de 1949, et le danger à s’engager,
avec la bombe H, dans une course en avant pour produire des armes
toujours plus puissantes. Les États-Unis et l’URSS ressemblent à deux
prisonniers dans une étroite cave, chacun tenant à la main une grenade :
« Ils se détestent mais ne sont pas suicidaires et chacun a le désir de
survivre. Dans ces conditions, les grenades n’ont plus aucune fonction 52. »
Wiener entend montrer l’inutilité de l’arme, dans la mesure où chacun des
« prisonniers » a bien le désir de survivre, mais ce n’est pas tout à fait
appeler au désarmement nucléaire ou, comme cela a aussi été envisagé, au
contrôle par l’ONU des armes atomiques.
La science à un million
En réalité, la critique de Wiener concerne avant tout les effets de la
bombe sur la science : l’impasse dans laquelle est placé le savant, qui peut
voir ses découvertes utilisées pour mettre en place des dispositifs
meurtriers ; mais aussi la transformation de l’activité scientifique qui a
accompagné la fabrication de la bombe. Le projet Manhattan, les
laboratoires de Los Alamos ont en effet mobilisé une multitude de savants
collaborant d’une façon tout à fait particulière. Aussi bien pour des raisons
de sécurité, dans l’idée de garder secrets le schéma général et le projet
même de la bombe atomique, que pour de simples raisons d’efficacité, les
savants de Los Alamos semblent, pour la plupart, avoir travaillé par petits
groupes bien cloisonnés, sur des problèmes particuliers, et en restant dans
l’ignorance de l’architecture dans laquelle s’intégraient leurs recherches. Ils
jouaient finalement le rôle d’ouvriers dans une formidable usine de la
science, où chacun accomplit un geste sans se soucier, ni d’un point de vue
théorique, ni d’un point de vue moral, du produit final. Or le « succès » du
projet Manhattan a conduit, selon Wiener, à généraliser ce modèle du travail
scientifique, ce qui implique d’organiser la recherche autour de
gigantesques projets, extrêmement coûteux, et modifie la position du
savant, qui ne peut plus être un chercheur solitaire. C’est ce que Wiener
appelle, à la suite de von Neumann, l’ère de la science à un million de
dollars : Megabuck ou Kilogrand science 53.
Wiener dénonce cette transformation de la recherche dès 1947. Il
renchérit deux ans plus tard :

Il est clair que la dégradation de la position du savant qui, de


penseur et de travailleur indépendant, est devenu un faire-valoir
sans responsabilité morale dans l’usine-science a été encore plus
rapide et plus dévastatrice que je ne le prévoyais 54.
Le chercheur qui travaille dans un champ susceptible de s’appliquer a
maintenant « toutes les chances de se retrouver occuper une place
impersonnelle dans la machine scientifique que sa masse et son volume
entraînent à commettre toutes les bévues 55 ».
Le journal de Lilienblum/Posner reprend également cet aspect des
réflexions de Wiener. Il y est bien question de « la technique de la grande
usine et du laboratoire scientifique conçu à son image » (page [11]). Le
savant y est réduit à un rôle secondaire et servile. Ou alors il est propulsé au
rôle d’administrateur, qui ne lui laisse plus le temps, ni même l’occasion de
conduire une recherche scientifique. Ainsi, le mauvais savant,
De Gratiansky, devenu « un homme d’administration et d’affaires »,
« rencontrant des gens importants cinq fois par jour, disposant de sommes
de plusieurs millions de dollars », doit revenir auprès de Lilienblum/Posner
pour glaner des idées. Les exemples mêmes de Lilienblum/Posner (la
liquéfaction des gaz), ses expressions (les savants ne sont plus des « saints »
mais les « évêques » et les « papes » de la nouvelle Église) sont ceux de
Wiener 56.
Comme Lilienblum/Posner, cette situation pousse Wiener à renoncer à
une telle science :

Je ne peux pas accepter une telle vie et je préfère avoir le droit de


faire des erreurs sur un morceau de papier et en sortir avec une
meilleure compréhension de la vérité que d’avoir le privilège de
contribuer à dépenser des millions de dollars 57.

À nouveau, la question se pose de savoir pourquoi Lilienblum/Posner a


disparu alors que Wiener est resté au MIT.
Un premier suspect
Évidemment, il y a aussi le problème de l’identité du meurtrier.
De Gratiansky vient d’une famille juive aux marges de l’aristocratie
européenne (pages [4], [9’] et [21]). S’il faut l’identifier parmi les savants
qui entourent Wiener, ces deux éléments restreignent considérablement le
nombre des suspects. Et John von Neumann serait le premier auquel je
penserais, avec Stanislav Ulam, dont il est, du reste, très proche.
Même après leur brouille, et alors que von Neumann entre à la
Commission pour l’énergie atomique, Wiener ne critique pas en termes
explicites l’attitude de son collègue. Dans L’Usage humain des êtres
humains, il critique sans doute les hypothèses de la théorie des jeux
développée par von Neumann mais n’ajoute pas un mot sur le scientifique,
anticommuniste et promilitaire. Cependant, alors que des anecdotes
circulent dans les milieux scientifiques sur le cerveau de von Neumann, j’en
ai cité quelques exemples, Wiener intitule l’une de ses nouvelles The
Brain : « Le cerveau » est un patron de la Mafia qu’un « bon » savant
lobotomise. Un scientifique, qui peut ressembler à von Neumann, est
également soumis à une sorte de vivisection sous curare dans The Day of
the Dead.
Von Neumann est-il le modèle du mauvais savant ? De Gratiansky, le
meurtrier, est-il en réalité von Neumann ?
La fascination de von Neumann pour l’armée et la guerre fait l’objet de
plaisanteries, de la part même de ses amis. Ainsi, Ulam note :

Il semblait admirer les généraux et les amiraux. Il s’entendait bien


avec eux. […] Il passait de plus en plus de temps en conférence
avec l’establishment militaire. Une fois je lui ai demandé :
« Comment se fait-il, Johnny, que tu sembles être aussi
impressionné par des officiers même relativement peu
importants ? » […] La fascination de Johnny pour les militaires, je
crois qu’elle était due plus généralement à son admiration pour les
gens qui ont du pouvoir 58.

Von Neumann ne se contente pas de discuter avec les militaires. Il


travaille sur la bombe à hydrogène et sur des missiles transcontinentaux,
capables de porter la bombe de l’autre côté de l’océan. Dans l’immédiat
après-guerre, il semble avoir été partisan de la stratégie de la « première
frappe », consistant à bombarder l’URSS avant qu’elle n’ait eu le temps de
mettre elle-même au point sa bombe atomique 59. Quelque temps avant
l’appel de Stockholm, qui demande l’interdiction de l’arme atomique, et en
même temps que Wiener « se rebelle » selon le titre de sa lettre ouverte,
von Neumann déclare :

Je crois qu’une législation contre les développements militaires dans


le champ atomique est injustifiée à ce moment et serait
excessivement nuisible [harmful]. Il est généralement admis que
nous devons avoir une armée et une marine et qu’elles doivent être
maintenues à un haut niveau d’efficacité. Il serait donc inconsistant
de leur interdire de travailler au développement d’une classe
d’armes qui sera vraisemblablement d’une grande importance, les
armes atomiques 60.

Johnny, comme l’appelle Ulam, reconnaît lui-même que c’est la guerre


qui l’a fait passer des mathématiques pures aux mathématiques appliquées.
Il place sa propre reconversion dans une longue tradition :

L’introduction à la science appliquée via la science militaire, si elle


est rare dans les une ou deux générations qui nous précèdent, n’est
pas tellement paradoxale. Sans vouloir réveiller un lointain passé, de
tels accidents ont depuis Archimède et Léonard de Vinci un certain
pedigree 61.

Von Neumann revient régulièrement sur le personnage d’Archimède et


la façon dont, selon la légende, il sauve Syracuse en imaginant le miroir
parabolique qui mettra le feu aux navires adverses. Et cela n’a rendu « la
science ni plus, ni moins divine. Cela ne l’a pas changée d’un iota 62. »
La science a beau rester la même, von Neumann après la guerre ne
revient pas aux mathématiques pures. Il travaille à titre de consultant pour
une vingtaine d’organisations gouvernementales et industrielles. Il s’agit
d’ordinateurs, de pétrole, de météorologie, de théorie des jeux. Von
Neumann a même un contrat avec la CIA, qui ne spécifie pas quelle y est
son activité. L’ami de toujours, Ulam, lui-même installé à Los Alamos, lui
lance : « Quand les mathématiques s’appliqueront à la dentisterie, tu
63
t’arrêteras peut-être ! » En fait, von Neumann ne s’arrête qu’en 1955, par
obligation, quand il entre à la Commission pour l’énergie atomique.
La même année von Neumann donne une conférence au MIT, le fief de
Wiener, l’institution dans laquelle celui-ci exerce depuis plus de trente ans.
Von Neumann vient expliquer devant Wiener que, en effet, les scientifiques
doivent maintenant être embrigadés :

Les scientifiques ne sont plus libres d’exercer leurs recherches dans


des tours d’ivoire isolées. […] Ils doivent penser et être guidés dans
leurs opérations comme, à des périodes antérieures, les militaires
devaient penser et être guidés.

En contrepartie, cependant, les scientifiques ainsi intégrés dans le


champ social peuvent y exercer un rôle, y avoir une influence, du pouvoir.
Les scientifiques aujourd’hui peuvent être appelés à des positions de
responsabilité considérable. Ils peuvent devenir des administrateurs,
influencer l’opinion publique, avoir de grandes responsabilités, […]
des positions sociales qui ont des aspects tentants, contraignants et
dangereux 64.

Von Neumann vante la conception de la science que Wiener stigmatise.


C’est exactement cette vision que Wiener prête au savant assassin,
De Gratiansky : la science, hiérarchisée, se pratique dans un laboratoire
conçu comme une usine, ou une armée. Elle a ses généraux, ses
administrateurs, qui sont des « évêques plutôt que des saints ».
Le mauvais savant de la nouvelle The Day of The Dead, Smythe, est
découpé en morceaux, sans qu’il perde conscience, par pure cruauté. Je n’ai
pas de mal à croire que, après cet exposé au MIT, Wiener ait pu rêver de
mettre von Neumann dans le fauteuil de Smythe ou, au contraire, lui
attribuer un meurtre, celui d’un savant qui serait resté pur. Ce qui m’étonne,
en fait, c’est que les deux hommes soient restés en bons termes si
longtemps après la bombe. Mais, sans doute l’un et l’autre ont-ils une
ambivalence plus profonde que leurs interventions publiques ne le laissent
penser. Von Neumann garde, bien qu’il l’avoue sur le mode de la
plaisanterie, l’idée d’une pureté des mathématiques, une pureté dont la
guerre l’a éloigné. Ainsi, il écrit en 1942 après un voyage en Grande-
Bretagne :

Je crois que j’ai appris beaucoup en physique expérimentale […] et


que je reviendrai un homme meilleur et plus impur. J’ai développé
un intérêt obscène pour les techniques de calcul 65.

Ou encore, dans les années cinquante,


avant la guerre, j’étais, mis à part des infidélités mineures,
essentiellement un pur mathématicien ou, du moins, un théoricien
très pur. Quoi qu’il ait pu se passer entre-temps, j’ai du moins réussi
à perdre ma pureté 66.

Donc qui a tué qui ? Une première solution


Les réflexions de Lilienblum/Posner suivent celles de Wiener mais le
savant disparu en a tiré une autre conséquence : il a disparu, précisément,
alors que Wiener est resté au MIT. Au regard de son personnage, Wiener
semble n’avoir pris que des demi-mesures : refuser de transmettre ses
articles aux services de l’armée ou s’absenter de certains colloques 67. Ce
qui n’est pas renoncer à l’activité scientifique et se retirer dans un kibboutz,
ni même dans une ferme du New Hampshire comme Wiener en avait
d’abord l’intention. Or rien dans la nouvelle n’indique que le savant disparu
a eu tort ou a, pour ainsi dire, dépassé la mesure. Comme si Wiener avait
lui-même conscience que ses actions n’avaient pas suivi sa pensée. C’est
une première lecture de la re (dis) parition de Lilienblum/Posner.
Le personnage de Lilienblum/Posner peut d’abord être considéré
comme une version idéalisée de Wiener lui-même, un Wiener qui aurait eu
le courage de disparaître ou peut-être un Wiener qui n’ayant pas de famille
(une famille qu’il faut nourrir, une famille qui ne veut pas partir en Israël,
une famille qui déteste le New Hampshire, etc.) aurait pu disparaître. Et,
avec cette histoire de meurtre, Wiener nous dit alors que les mauvais
savants, ces savants qui jouent avec les millions et les bombes, sont en train
de le tuer, lui qui tente d’échapper à la science-usine, ou l’auraient tué,
abattu d’un coup de revolver, s’il avait refusé tout à fait de participer à cette
science-là. Nous pourrions en conclure que, s’il est resté au MIT, c’est
finalement pour sauver sa peau et ne pas finir comme Lilienblum/Posner.
Celui-ci semble avoir dans l’esprit de Wiener quelque chose du
« saint ». Le terme apparaît, qui l’oppose aux « papes » et aux « évêques »
que représentent les savants de la science à millions. Par ailleurs, dans une
lettre de la même époque, Wiener décrit Spinoza comme un « saint 68 ». Or,
dans son kibboutz, Lilienblum/Posner a choisi le métier de Spinoza : il polit
des lentilles.
Dans cette perspective, l’identité du meurtrier De Gratiansky n’a pas
beaucoup d’importance. Le personnage est peut-être constitué par
l’amalgame de différents savants. La transformation qu’opère la guerre sur
De Gratiansky rappelle le parcours de von Neumann. Cependant, celui-ci
n’aurait pas besoin de revenir auprès de Lilienblum/Posner pour lui soutirer
ses idées et acquérir une véritable notoriété scientifique. Von Neumann est
un mathématicien incontestable.
Peut-être faut-il alors penser à S. Ulam, dont les travaux n’ont pas
l’importance de ceux de von Neumann et qui reste dans le sillage de celui-
ci. Ulam vient d’une famille fortunée, des banquiers, comme les
von Neumann. Il quitte la Pologne au début des années trente : on lui fait
comprendre que, quels que soient ses talents mathématiques, étant juif, il ne
trouvera jamais un poste dans une université. Il s’installe aux États-Unis. Il
obtient une bourse à Harvard et travaille avec Wiener dans les années trente.
Wiener a l’habitude de passer chez Ulam le soir après dîner pour lui parler
de mathématiques une partie de la nuit. Rétrospectivement, Ulam peut se
souvenir de ces séances avec une certaine fatigue, et Wiener en garder
l’impression que l’autre y glanait des idées. On voit bien que les deux
hommes, dans les années cinquante, ne s’apprécient guère. Ulam raconte :

Les anecdotes sur Wiener abondent. Chaque mathématicien qui le


connaissait a les siennes. J’en ajouterai une en racontant ce qui s’est
passé quand je suis venu au MIT en tant que professeur invité à
l’automne 1957. […] Le deuxième jour après mon arrivée, je le
croise dans le couloir, il m’arrête : « Ulam, je ne peux pas te dire sur
quoi je travaille en ce moment. Tu pourrais y mettre un coup de
tampon secret défense » (cela vraisemblablement à cause de ma
position à Los Alamos 69).

Nous avons l’identité de la victime, un Wiener idéal, et peut-être celle


du coupable, un amalgame de von Neumann et de Ulam. Et, pourtant, cette
première solution n’est pas satisfaisante. D’une certaine façon, elle est trop
simple. Si c’est une humaine faiblesse qui a empêché Wiener de disparaître
et le distingue du savant « saint », si les termes du problème sont si clairs,
pourquoi écrire une telle nouvelle et pourquoi faire intervenir son double,
W. Norbert ?
Par ailleurs, Wiener donne, dans un texte du moins, une raison pour
n’avoir pas disparu à la façon de Lilienblum/Posner.

La machine et la bombe

Tandis que la cybernétique et l’usine automatique n’étaient pas d’un


point de vue scientifique aussi révolutionnaires que la bombe
atomique, leur potentialité sociale, pour le bien ou pour le mal, était
énorme. J’ai essayé de comprendre dans quelle direction mon devoir
me conduisait et si, par hasard, je ne devais pas exercer sur moi-
même un droit au secret personnel, parallèle à ce droit au secret
défense que se donne le gouvernement, bref supprimer mes idées et
le travail que j’avais accompli […]. J’en vins à la conclusion que
c’était impossible […]. Je décidai donc de passer du plus grand
secret à la plus grande publicité et d’attirer l’attention sur les
possibilités et les dangers liés à ces nouveaux développements 70.
Dans le récit que donne Wiener des origines de la cybernétique, ce sont
ses recherches sur le canon aérien durant la guerre qui le conduisent à l’idée
de rétroaction 71, l’idée donc qu’une machine peut corriger ses processus au
vu de leurs résultats, de sorte qu’elle semble s’approcher peu à peu d’un
but, ou d’un état d’équilibre, et adopter un comportement téléologique
comparable à celui de l’animal. L’idée de rétroaction, à son tour, conduit
Wiener à l’image de l’usine automatique : une usine qui tournerait d’elle-
même sans ouvriers. Cette usine automatique peut représenter aussi bien la
libération du travailleur, qui se consacrerait à autre chose qu’au travail, que
son obsolescence, sa mort, le travailleur restant déterminé par sa fonction,
le travail, et celle-ci devenant inutile.
Que faire ? Wiener doit-il détruire ses recherches, cacher les plans de
l’usine automatique et, à nouveau, disparaître ? Ou bien peut-il espérer que
l’usine automatique soit un instrument de libération et, dans ce cas,
continuer à travailler, développer ses idées sur les possibilités techniques et
morales des nouvelles machines, machines à rétroaction mais aussi
machines à calculer, ordinateurs, et prévenir enfin le monde du travail de ce
qui se prépare, dans des ouvrages populaires et pas seulement techniques ?
Le champ de la cybernétique est ouvert : Wiener s’y lance.
Dans ce récit rétrospectif, la cybernétique, l’usine automatique, est donc
ce qui permet à Wiener de rester dans la science. L’argument développé à
propos de la bombe semblait obliger le savant à quitter la science. Mais,
avec la machine cybernétique, s’ouvre un nouveau champ dans lequel ce
drame d’une science susceptible de tourner au bien comme au mal peut se
rejouer, un nouveau champ dans lequel la science a une chance de se
racheter et dans lequel, par conséquent, le savant doit agir. Aux yeux de
Wiener, la machine cybernétique, l’usine automatique, peut marquer un
extraordinaire progrès, délivrer l’humanité du travail et la ramener dans les
jardins du paradis. Ou, au contraire, rendant caduque le modèle du travail
sans lui offrir d’alternative, plonger nos sociétés dans le chaos et en amener
la fin, plus complètement que la bombe atomique et l’expérience du
nazisme. Le savant doit intervenir. Il ne s’agit plus de disparaître. Le savant
a le devoir de rester, de travailler et de se battre contre la mauvaise science
qui voudra utiliser l’usine automatique à son profit.
Dès l’introduction de Cybernétique, Wiener annonce que cette nouvelle
discipline appartient « au monde qui existe autour de nous, et ce monde est
celui de Bergen-Belsen et d’Hiroshima 72 ». Et, en effet, la cybernétique
suppose la guerre, les camps nazis et la bombe atomique. Ou, plus
exactement, elle est leur autre. Elle ouvre un autre plan sur lequel la
question de la science peut être rejouée.
La cybernétique semble donc marquer l’écart entre la situation de
Wiener dans l’immédiat après-guerre et celle de Lilienblum/Posner, celle
que prête Wiener à son personnage en 1954. Lilienblum/Posner découvre,
avec la micro-instrumentation, un champ où les risques sont trop élevés : les
concepts se traduisent en de nouvelles armes, des poisons, le bon savant n’a
aucune chance contre la mauvaise science que représente De Gratiansky. Il
doit disparaître, alors que Wiener a pu continuer à défricher le champ
cybernétique. La cybernétique a sauvé Wiener de la disparition, sauvé le
savant en tant que savant.
Mais il reste, dans cette perspective, à expliquer que Wiener, en 1954,
place son personnage dans une telle impasse. Comment comprendre que
l’argument développé à propos de la bombe revienne, sans rien pour
empêcher la disparition du savant ? Il faut que Wiener doute. Il sera
trompé : la cybernétique est, elle aussi, condamnée, l’issue sera la même, la
même qu’avec la bombe.

Dr Wiener, quelques questions ?


– Dr Wiener, est-ce qu’il existe un risque que les machines, c’est-à-
dire les ordinateurs, prennent un jour le dessus sur les hommes ?
– Est-ce de la science-fiction de parler de “robots pensants” qui
prendraient le contrôle de la planète ?
– Une telle perspective devrait-elle effrayer les gens ?
– L’homme est-il en train de modifier son environnement au point
de ne plus pouvoir s’y adapter 73 ?
– Le romancier du XIXe siècle Samuel Butler évoquait des machines
nous dominant. Sommes-nous déjà capables de créer de telles
machines ?
– Mais comment allons-nous préserver notre liberté dans une société
aussi planifiée, dans une société coordonnée par les machines 74 ?

Ces questions sont tirées de deux entretiens que donne Wiener. Celui-ci
les a peut-être du reste proposées lui-même. Si la bombe est meurtrière, la
machine cybernétique et le savant qui la conçoit pourraient l’être aussi.
D’une autre façon sans doute, mais le problème est posé. Le problème s’est
transposé de la bombe à la machine : la machine est-elle la fin de
l’humain ?
Il ne s’agit pas de juger Wiener, ni dans ses rapports à la science
militarisée, ni à propos de la cybernétique. C’est Wiener qui met en place
l’opposition entre le bon et le mauvais savant et imagine un détective qui
démasque le mauvais savant. Ce qui m’intéresse est de savoir comment
Wiener (et son double Norbert) se (le) situe lui-même dans cette opposition.
Or la question ne concerne pas seulement la bombe, la responsabilité des
savants vis-à-vis de la bombe et dans l’application de la science à la guerre.
La question porte aussi sur le sens de la machine qui envahit la science,
l’imaginaire et le réel dans l’immédiat après-guerre.
Il est remarquable que Lilienblum/Posner reprenne les réflexions de
Wiener à propos de la bombe mais en les déplaçant pour les faire porter sur
la « micro-instrumentation », les nanotechnologies. Le savant disparu ne
parle pas lui-même de la bombe. Cette impasse où le conduit la science qui
ne peut plus progresser qu’en se faisant destruction se dessine à propos de
cette technique qu’invente Lilienblum/Posner et qui recouvrirait pour nous
les « nanotechnologies ».
Qu’est-ce que la micro-instrumentation ? Ce n’est ici qu’une métaphore
de la cybernétique, un mot pour un autre. Comme la machine cybernétique
est l’autre de la bombe atomique, la micro-instrumentation est l’autre de la
machine cybernétique : un champ où la même question de la science peut
encore se poser. Et la réponse à propos de la micro-instrumentation est
claire : le saint savant a disparu.
Cependant, la question porte bien sur la cybernétique : savoir s’il y a
danger et si Wiener n’aurait pas dû s’enfuir devant ses machines ou, mieux,
ne pas les lâcher dans la nature. C’est de la cybernétique que vient le
danger. Et il y a plusieurs façons de mettre en danger l’humain. Sur le plan
du réel, les machines peuvent prendre le travail et le salaire des humains, ou
de certains humains, les remplacer donc et, ce faisant, les éliminer : c’est
l’automatisation de l’usine qui rend inutile le travail ouvrier. Mais les
machines peuvent agir aussi sur d’autres plans, théoriques, juridiques,
imaginaires : modifier la façon dont nous nous voyons, les théories que
nous pouvons nous appliquer ou les lois que nous nous donnons, concernant
l’usage que nous pouvons faire de nos corps par exemple. Les modifier à tel
point que nos descendants mêlés à ces machines ne se considéreraient plus
comme, et ne seraient en effet plus, « humains ». C’est une autre voie pour
éliminer l’humain, non plus en supprimant physiquement les humains mais
en rendant caduque la notion même d’humain.
Dans une première lecture du meurtre de Lilienblum/Posner, Wiener est
dans la position de la victime. Il est une version humaine du savant saint.
Dans une seconde lecture, Wiener est lui-même du côté des mauvais
savants, ceux qui jouent avec les armes. La cybernétique est une arme
contre l’humain. Le savant disparu est le seul qui soit resté humain, et
Wiener contribue à l’éliminer. C’est un meurtre, il n’y a pas de doute.
On pourrait du reste distinguer ces deux versions en les attribuant l’une
à Wiener et l’autre à son double, W. Norbert. Wiener voudrait écrire
l’histoire d’un bon savant que la mauvaise science pousserait à disparaître
mais, sous la plume de Norbert, le sens de cette histoire se transforme, et
Wiener se retrouve du côté des savants assassins. Norbert lui donne un autre
rôle : un pape, ou un évêque, plutôt qu’un saint, et l’assassin plutôt que la
victime. Peut-être Wiener lui-même ne s’en aperçoit-il pas.
La cybernétique est-elle, ou non, aux yeux de Wiener lui-même, la fin
de l’humain ? Et qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce un mal ? Est-ce un
meurtre ? Et que sont ces machines que nous imaginons nous dénaturer,
nous défigurer ou, tout simplement, nous remplacer à la surface de la
Terre ?
CHAPITRE 4

Visite chez le docteur Freud

La formule
Lord Ewald quitte la demeure d’Edison et emporte la femme-machine
que l’inventeur lui a fabriquée : c’est une femme idéale.
« Je vous prive d’un chef-d’œuvre surhumain ! dit Lord Ewald, après un
moment.
– Non, puisque j’ai la formule, dit l’électricien 75. »
Wiener pourrait sans doute donner une telle réponse. Il a aussi rêvé de
construire des êtres artificiels et, dans sa cybernétique, s’est persuadé que
l’être humain est tout entier représenté dans un message, un code, une sorte
de formule que l’on pourrait transmettre sur une ligne téléphonique pour
reconstituer l’individu ailleurs, ailleurs dans l’espace (à l’autre bout du fil),
dans le temps mais aussi dans d’autres milieux, à l’intérieur d’un ordinateur
par exemple dans une réalité purement virtuelle.
Le savant disparu, Lilienblum/Posner, est lui-même lié à une formule.
C’est à partir de cette formule gribouillée sur la nappe du restaurant que ses
collègues le reconnaissent. La formule caractérise donc parfaitement
l’identité du personnage. On retrouve l’individu d’après sa formule. Il y est,
d’une certaine façon, contenu.
Il est vrai qu’on ne lit pas la formule de Lilienblum/Posner comme un
programme, un code : une machine, un ordinateur ne réussirait pas à
décrypter l’individu à partir de cette formule, et celle-ci ne permet pas de
reconstituer un exemplaire de l’individu, comme la formule dont parle
Edison lui suffirait à reproduire l’androïde. Il n’empêche que, dans la
nouvelle qui nous occupe, l’individu, le savant disparu en l’occurrence, est
bien déterminé à partir d’une formule.
Ce café-restaurant où sont attablés les savants est particulièrement
« confortable », Wiener y insiste et utilise même deux fois le terme
allemand, Gemütlichkeit. L’usine que le narrateur vient de visiter est « un
vaste espace vide d’êtres humains ». On aperçoit parfois « un ouvrier dans
un bleu de travail immaculé, polissant une poignée de cuivre » (page [2]). Il
n’y a que cette formule qui ressorte, qui fasse tache sur la nappe.
Comment lire une formule pour y retrouver le mathématicien qui l’a
inventée ? Wiener affirme du moins que cette lecture est possible : la
formule, l’écriture scientifique reflète l’individualité du savant. C’est l’une
des hypothèses qui guident le cheminement du détective dans la nouvelle.
C’est l’une des choses que Wiener, ou son double W. Norbert, veut nous
dire : la science trahit les savants et, alors même qu’ils voudraient s’y
cacher, dévoile leur identité. C’est peut-être pour cette raison, pour bien
marquer le caractère individualisant de la science, que la formule ressort
dans cet univers immaculé sur lequel s’ouvre le rideau. Un café confortable,
des usines blanches, il n’y a qu’une tache, un gribouillis sur la nappe.

Un autre Norbert
Freud a peut-être discuté d’un cas apparenté, Norbert Hanold. Oui,
Norbert comme le nôtre. C’est un détail, bien sûr, mais dans ce domaine, les
détails ont leur importance.
Norbert Hanold, dans la nouvelle de W. Jensen, Gradiva, fantaisie
pompéienne, est un archéologue. Il est fasciné par un bas-relief antique,
sans savoir pourquoi d’abord. Puis il remarque la démarche de la jeune
femme ou, plus exactement, la façon dont elle pose le pied par terre : le
talon s’élève presque à la verticale. Il s’observe lui-même marchant devant
une glace mais l’axe de son pied ne dessine par rapport au sol qu’un angle
de 45°. Il en vient à suivre les femmes qui marchent dans les rues. Ou il
s’installe à la terrasse des cafés pour scruter, bien assis, leurs chevilles,
surtout quand il pleut et qu’elles remontent le bas de leurs robes. C’était
« se comporter d’une façon qui lui était totalement étrangère : le sexe
féminin jusque-là n’avait été qu’un concept tiré du marbre ou du bronze, et
il n’avait jamais accordé la moindre attention à ses représentantes
contemporaines 76 ».
Une formule mathématique, qui bizarrement mobilise l’attention,
devient l’objet d’un souci maniaque, peut-elle jouer le même rôle, c’est-à-
dire prendre la place pour le mathématicien, notre Norbert, de ce qu’est
pour l’archéologue, l’autre Norbert, la position d’un talon sur un bas-relief ?
En réalité, l’archéologue a simplement retrouvé dans la figure du bas-
relief, la Gradiva comme il l’appelle, la démarche d’une amie d’enfance
dont il avait refoulé le souvenir. Il la rencontrera par hasard à Pompéi alors
qu’il était parti à la recherche de l’autre, la Gradiva. C’est un hasard que la
femme réelle visite également la cité antique au même moment, comme
c’est un hasard tout aussi improbable dans la nouvelle de Wiener, que nos
savants en goguette se soient assis à la table même où leur collègue disparu,
depuis plusieurs années, a laissé la veille sa formule. Pour Freud,
cependant,

l’auteur ne s’écarte pas des possibilités de la vie réelle, ne leur fait


pas violence. [Ce scénario] ne fait qu’appeler à l’aide le hasard qui
intervient incontestablement dans tant de destinées humaines. Et, de
plus, il lui confère une juste signification, car ce hasard reflète la
fatalité qui a décidé que la fuite est précisément le moyen de se
livrer à ce que l’on fuit 77.
Les mathématiques sont-elles, comme l’archéologie, le moyen d’une
fuite où l’on retrouve cependant ce que l’on fuit ?

L’hypothèse freudienne

Si Norbert était un être tiré de la vie, qui aurait chassé ainsi l’amour
et le souvenir de son amitié d’enfance au moyen de l’archéologie, il
serait logique et conforme à la règle que ce soit précisément un
relief antique qui éveille en lui le souvenir oublié de celle qu’il a
aimée avec des sentiments enfantins ; il aurait bien mérité son
destin, c’est-à-dire de s’éprendre de l’image de pierre de Gradiva
derrière laquelle, grâce à une ressemblance inexpliquée, la Zoé
vivante qu’il a délaissée se met à agir sur lui 78.

Il n’est pas même besoin de faire appel à l’appareil technique de la


psychanalyse pour expliquer la situation. Disons que Norbert commence à
s’intéresser à l’archéologie pour ne plus penser à Zoé. Et l’obligation qu’il
s’impose d’oublier Zoé le rend en effet assidu à l’étude. L’archéologie
apparaît comme un domaine éloigné de la vie, un milieu où la vie peut
s’oublier. Le sujet peut se livrer à cette discipline sans crainte. Il ne se méfie
plus. Et, pour cette raison, le souvenir peut resurgir mais sous une autre
forme que le sujet lui-même ne reconnaît pas. C’est la démarche de Gradiva
qui fascine Norbert parce que, sans qu’il s’en rende compte, elle lui rappelle
Zoé. Pour le formuler autrement le refoulé revient à l’intérieur de l’instance
refoulante, dans la mesure même où, dans ce domaine, les défenses du sujet
sont moindres. Le refoulement ayant d’abord fonctionné, il suffit alors d’un
rien, d’un simple mouvement de cheville, pour réveiller le refoulé :
Dans l’état de refoulement, la vie psychique de l’individu devient
extrêmement sensible à l’approche du refoulé et […] de légères,
d’infimes similitudes suffisent pour que le refoulé devienne actif
derrière l’instance refoulante et grâce à elle 79.

Or, précisément, Freud donne, à la suite de ce passage, les


mathématiques comme l’exemple même d’un domaine de refoulement, à
l’intérieur duquel les défenses du sujet tombent et le refoulé est susceptible
d’être réactivé.

Les mathématiques jouissent de la plus haute réputation pour faire


diversion à la sexualité ; déjà Rousseau avait dû recevoir d’une
femme qui n’était pas satisfaite de lui ce conseil : Lascia le donne et
studia matematiche 80.

Laisse les femmes et étudie les mathématiques. Parce que étudier les
mathématiques semble d’abord permettre d’oublier les femmes, ou une
femme, ou un problème avec les femmes. Sauf que le souvenir vient ensuite
s’exprimer à l’intérieur même des mathématiques. Et celles-ci en
deviennent d’autant plus intéressantes. Le sujet y rencontre son objet sous
une forme sublimée, sous une forme qu’il peut sans crainte manipuler.
Ce n’est pas, dans cette perspective freudienne, que le savant s’oublie
dans le travail et retrouve l’objet qui le préoccupe au moment où il
interrompt son activité scientifique. Comme si ses soucis l’empêchaient de
dormir et que le savant gagnait seulement un répit dans l’activité
scientifique. Si c’est le cas, l’objet du souci n’a pas été refoulé. S’il a été
refoulé, il n’apparaît plus de façon explicite dans la vie du sujet, il en a été
apparemment éliminé mais s’est réintroduit là où le sujet a tenté de le fuir :
il s’est greffé sur les notions mathématiques elles-mêmes.
C’est dire que les notions mathématiques, les opérations du savant ont
des motivations plus profondes, qui dépassent leur signification technique.
Elles sont investies de ce que Freud appelle une « double détermination ».
Elles ont, bien sûr, un sens explicite. Le mathématicien manipule des
nombres, des structures, toutes sortes d’objets déterminés par certains
énoncés, des axiomes disons, dans le champ mathématique. Mais ces objets
prennent ensuite un sens second, que le mathématicien lui-même ne
pourrait pas décrire mais qui agit sur lui, qui le fascine, le pousse à
travailler sur ces notions en particulier, à les transformer dans telle direction
plutôt que dans telles autres. Si on lui demandait pourquoi il se concentre
sur ces problèmes précis, il pourrait invoquer leur importance sur le plan
scientifique, ou leur beauté mathématique. Notre archéologue, Norbert
Hanold, est lui aussi convaincu de s’intéresser à son bas-relief, à la
démarche de Gradiva et aux chevilles des femmes qu’il croise dans la rue,
pour des raisons scientifiques, dans une perspective qui possède une
justification dans le champ de l’archéologie. Les éléments scientifiques
prennent une ambiguïté. Le psychanalyste peut leur associer deux
déterminations :

L’une de ces déterminations est celle qui apparaît à Hanold lui-


même, l’autre celle qui se dévoile à nous après examen de ses
processus psychiques. L’une, rapportée à la personne de Hanold, est
celle qui lui est consciente, l’autre celle qui lui est totalement
inconsciente. L’une tire son origine du cercle de représentations de
la science archéologique, l’autre, en revanche, provient des
souvenirs d’enfance refoulés qui se sont éveillés en lui et des
pulsions affectives qui s’y rattachent. L’une est pour ainsi dire en
surface et recouvre l’autre qui se dissimule en quelque sorte derrière
elle. On pourrait dire que la motivation scientifique sert de prétexte
à la motivation érotique inconsciente et que la science s’est mise
entièrement au service du délire 81.

Sans doute, le savant doit respecter les exigences de sa science et, par
exemple, en mathématiques, démontrer. Le savant ne peut pas faire
n’importe quoi avec les notions qu’il utilise, sans quoi il quitterait le champ
de la science et, du même coup, perdrait ce « prétexte » qui lui permet de
jouer avec des objets qu’il a voulu exclure de sa vie. La « motivation
érotique » doit donc composer avec le cadre scientifique. Il faut qu’un
« compromis » s’opère, de sorte que le courant inconscient puisse être
canalisé dans le dispositif qui définit la science. C’est précisément cette
opération que réussit le savant : retrouver et manipuler ce qui l’intéresse au
plus profond à l’intérieur même du champ scientifique.
Dans ces passages, Freud discute surtout de l’archéologie à laquelle se
consacre le personnage de la nouvelle de Jensen, mais nous pouvons bien
appliquer ses analyses aux mathématiques : les notions, les opérations, les
énoncés mathématiques ont eux aussi une double détermination qui les rend
susceptibles de représenter un élément refoulé et de donner corps à un
courant inconscient de la vie du sujet.

Les allusions sexuelles de l’inconscient


mathématicien
Cette thèse, ou cette hypothèse, freudienne, en ce qui concerne les
mathématiques, pose sans doute toute une série de difficultés. En premier
lieu, il s’agirait de savoir comment une notion mathématique peut bien
représenter un élément refoulé. On comprend que la démarche de Gradiva
rappelle celle de Zoé mais comment de telles résonances pourraient-elles
s’établir en mathématiques ? Freud en donne cependant deux exemples. Le
premier est le rêve d’un de ses patients. Nous sommes en 1898. Dans le
rêve, l’homme demande à une jeune femme de sa connaissance (la personne
en réalité qui entre immédiatement après lui dans le cabinet de Freud) :
« Quel âge avez-vous ? » Elle répond : « Je suis née en 1882. » L’homme
conclut : « Alors vous avez 28 ans. »
Le calcul est faux, manifestement. « Il faudrait comparer la faiblesse
mathématique du rêveur à celle d’un paralytique général, si on ne pouvait
trouver d’autre explication 82. » L’interprétation de Freud est la suivante :
l’homme, qui ne connaît pas l’âge exact de la femme, lui donne 28 ans. Il
en est amoureux. 1882 est l’année de son premier mariage, le nombre resté
associé au mariage. S’il épousait (1882 est le nombre représentant le
mariage) une femme de 28 ans aujourd’hui (soit en 1898), cela donnerait
bien 1882 + 28 = 1898. C’est le calcul qu’effectue le rêve. Bien sûr,
l’homme n’est pas mathématicien. Il est, par son calcul, sorti du cadre de
l’arithmétique. Un mathématicien aurait réussi à associer les mêmes
nombres dans une formule arithmétique. C’est ce qui définit le
mathématicien : il parvient à jouer avec les nombres qui l’intéressent dans
le cadre même de notre arithmétique.
Freud mentionne aussi un adolescent qui cherchait à éviter les processus
de la sexualité :

Notre fuyard se jeta avec une ardeur toute particulière dans les
mathématiques et la géométrie du programme scolaire jusqu’au jour
où sa faculté de compréhension se trouva soudain paralysée devant
quelques innocents exercices. Il fut encore possible d’établir
l’énoncé de deux de ces problèmes : « Deux corps se heurtent, l’un
à la vitesse de… », etc. Et : « Inscrire dans un cylindre dont la
surface a un diamètre m un cône… », etc. Devant ces allusions à la
vie sexuelle, certes peu évidentes pour tout autre, il se sentit trahi
par les mathématiques aussi, et prit également la fuite devant elles 83.

Le refoulement n’a donc pas fonctionné. Le refoulé s’est montré dans le


champ mathématique d’une façon immédiate : deux corps se heurtant, un
cône pénétrant un cylindre. Les allusions étaient transparentes. L’adolescent
les a reconnues. Peut-être, s’il n’avait pas fréquenté Freud, serait-il resté
aveuglé par le prestige des mathématiques. Il n’aurait pas consciemment
décrypté les termes des problèmes qu’on lui proposait. Ceux-ci lui offrant
pourtant la possibilité de jouer avec des images interdites, il s’y serait
intéressé et serait finalement devenu mathématicien, qui sait ? En tout cas,
dans cet exemple, le processus inconscient demeure à l’intérieur du cadre
mathématique. Et, à la différence du rêveur de nombres, ce patient de Freud
qui calculait son mariage, le refoulé s’attache ici à des notions générales, et
non plus à des objets singuliers du champ mathématique, des nombres
particuliers.

La reproduction des automates


Les allusions sexuelles ne se rencontrent pas seulement dans les
problèmes de géométrie élémentaire et la lecture qu’en font les potaches.
Von Neumann a, par exemple, proposé une théorie des automates
reproducteurs et autoreproducteurs. Il démontre un théorème (où il voit un
pendant aux résultats de Gödel et de Turing) établissant, à l’intérieur d’un
cadre défini, l’existence possible d’un automate reproducteur, capable de
reproduire n’importe quel autre dont lui est donnée la description et,
finalement, de se reproduire lui-même. Pour reprendre les expressions du
mathématicien, l’automate qui vient se faire reproduire « insère » son
« code » ou ses « instructions » dans l’automate reproducteur 84. Von
Neumann note que ce code, ces instructions jouent le rôle du gène dans la
reproduction humaine. Pour se reproduire, l’automate « insère » donc son
gène dans l’automate reproducteur qui conçoit alors une nouvelle
« génération ».
Cette théorie a un but précis, que von Neumann explicite dans une lettre
à Wiener de 1946 85. Les machines logiques (comme les machines de
Turing, les réseaux neuronaux de McCulloch et Pitts) par lesquelles on
représente le cerveau humain sont en réalité trop générales. Elles permettent
de décrire des dispositifs très différents et ne disent donc rien de précis sur
le cerveau. Nous n’en savons pas beaucoup plus sur le fonctionnement du
cerveau lorsque nous montrons qu’il peut être décrit par de tels modèles,
puisque ceux-ci s’appliquent à toutes sortes d’objets. Il faut donc ajouter à
ces machines logiques une autre clause. Von Neumann en examine
plusieurs et retient celle-ci : le cerveau humain est une machine logique
susceptible de se reproduire. Les cerveaux humains ont bien cette propriété
que deux cerveaux réussissent à en fabriquer un troisième. C’est, parmi les
machines logiques, une propriété tout à fait caractéristique : jusqu’à présent,
un ordinateur ne sait pas se reproduire, ni par lui-même, ni avec un autre. Il
faut donc, pour spécifier à partir des schémas connus de machine logique un
modèle de l’esprit, ou du cerveau, humain, prendre en compte cette capacité
à se reproduire. Bref, il faut étudier à quoi ressemblerait un automate
capable de calculer et de se reproduire. C’est le but de la théorie de
von Neumann.
Celle-ci modélise donc des cerveaux qui se reproduisent. Pour reprendre
à nouveau les expressions du mathématicien, les « muscles » et les
« organes » qui interviennent dans la reproduction sont en réalité les
appendices que les cerveaux, nos cerveaux, utilisent pour se reproduire. Nos
corps semblent n’avoir pour fonction que de permettre à nos cerveaux de
former de nouvelles générations. La sexualité serait, pour ainsi dire, une
ruse du cerveau pour se perpétuer. La théorie de von Neumann est sous-
tendue par une étrange représentation de la sexualité.
Peut-on ne donner à la théorie des automates reproducteurs que son sens
technique ? Ou faut-il accepter l’hypothèse freudienne selon laquelle les
notions mathématiques prennent une double détermination, l’une explicite,
l’autre latente dont le mathématicien peut n’avoir pas conscience et qu’il
reste à amener à l’expression ? Comment ne pas reconnaître sur cet
exemple que les théories mathématiques sont le résultat d’un compromis
entre des exigences formelles et une tout autre problématique (une tendance
érotique, disait Freud) qui cherche à s’y exprimer ? Si, nous l’avons vu,
von Neumann évoque le « blocage » psychologique qui l’empêche de
parler, ce blocage pourrait tomber tout à fait dans les mathématiques. Ce
que von Neumann n’arrive pas à dire, il l’écrit peut-être en mathématiques.
Avant tout, cependant, la théorie des automates reproducteurs doit être
mise en relation avec ses antécédents et ses parallèles dans la littérature,
dans la philosophie et en marge des sciences. C’est en effet une question qui
semble nous préoccuper depuis que nous parlons d’automates, d’automates
qui imiteraient l’humain : ces automates pourraient-ils se reproduire, et
notre reproduction est-elle purement mécanique ? Descartes discute déjà de
ces questions. Elles reviennent dans la littérature du XIXe siècle dans
l’Erewhon de S. Butler notamment, puis dans la science-fiction
contemporaine de von Neumann. La reproduction des automates y prend
des connotations différentes mais la théorie de von Neumann est l’une des
versions possibles de cette inquiétude imaginaire, et c’est d’abord dans cette
perspective qu’elle devrait être interrogée.
Cela dit, la théorie de von Neumann pourrait aussi être rapportée à la
personnalité même de son inventeur. Finalement, le savant esquisse dans le
langage mathématique une parodie de la reproduction. Des cerveaux
flottent dans un milieu de nature inconnue et se rencontrent de temps en
temps pour se présenter mutuellement leurs codes. Ce sont nos cerveaux
représentés par des machines et utilisant nos corps pour se reproduire.
L’idée même de se référer à la reproduction pour mieux comprendre le
cerveau, comme si c’était d’abord le cerveau qui se reproduisait à travers le
corps, exprime une certaine façon de voir la sexualité. Il faudrait pouvoir
lier cette représentation à la vie même du savant, avec ses incidents, son
histoire et ses attitudes singulières.
Et, d’une certaine façon, c’est bien ce que fait Ulam, peut-être malgré
lui. Le vocabulaire de la machine vient naturellement sous sa plume :

Pour sûr, [von Neumann] s’intéressait aux femmes, ostensiblement,


d’une façon tout à fait particulière. Il regardait toujours les jambes
et la silhouette d’une femme. Dès qu’une jupe passait, il se
retournait et la regardait fixement, tout le monde le remarquait. Et,
pourtant, il le faisait presque automatiquement, avec une distraction
mécanique 86.

Les problèmes intéressants


en mathématiques
Il n’est pas très difficile ou, du moins, avant le développement de
l’informatique, il n’était pas très difficile de démontrer un nouveau
théorème en arithmétique. Il suffisait de choisir deux nombres assez grands,
deux nombres à vingt chiffres disons, et de les additionner.
Vraisemblablement, personne n’avait jamais pensé à additionner ces deux
nombres et l’on aurait donc obtenu un résultat nouveau, lequel bien sûr
n’aurait eu aucun intérêt.
Les mathématiques ne sont pas seulement déterminées par l’exigence
démonstrative. Ce qui fait qu’un énoncé devient véritablement un théorème
mathématique, qu’il figure dans des livres, des revues mathématiques, ce
n’est pas seulement qu’il découle de certains axiomes : c’est qu’il est
« intéressant ». Notre addition, avec ces nombres à vingt chiffres, n’aurait
jamais été un travail mathématique. Elle aurait pu être correcte et n’avoir
jamais été effectuée auparavant. Elle aurait alors établi une relation
nouvelle entre des nombres mais cela n’aurait pas suffi à l’inscrire dans la
réalité des mathématiques.
Les axiomes usuels qu’acceptent les mathématiciens (les axiomes de la
théorie des ensembles, en gros) donnent des bornes à ce que l’on peut
appeler mathématique. Ils ouvrent un cadre mais ne suffisent pas à définir la
réalité mathématique. Celle-ci est définie par les textes (les livres, les
articles) qu’écrivent les mathématiciens et les problèmes sur lesquels ils
travaillent effectivement. Or le but des mathématiciens n’est pas de
démontrer des propositions nouvelles (sans quoi ils se contenteraient
d’additionner des nombres toujours plus grands). Les mathématiciens
s’attaquent à des problèmes, à des notions qui leur semblent posséder une
importance, une beauté, des enjeux particuliers. Les mathématiques, telles
qu’elles se constituent dans les manuels, les articles de revue, sont
déterminées par ceci qu’elles sont, ou ont été, « intéressantes ». À chaque
époque, la figure de la science, les recherches qui y sont effectuées, se
dessinent en lien à ce critère difficile à cerner de ce qui est « intéressant ».
En vertu de quoi un problème, une conjecture, une notion sont-ils
« intéressants » et méritent-ils que des mathématiciens travaillent dessus ?
Les mathématiciens eux-mêmes pourraient invoquer différents critères. Il y
aurait la fécondité, par exemple, lorsqu’un théorème possède des
applications, à l’intérieur des mathématiques ou dans d’autres sciences, en
physique, en informatique, en biologie. L’intérêt d’une notion peut aussi
être justifié par sa généralité et l’unité qu’elle peut apporter à différentes
théories, ou par sa beauté intrinsèque, ou quelque chose qu’elle aurait de
particulièrement intrigant. Les mathématiciens aiment à évoquer de telles
valeurs esthétiques. Mais il serait, je crois, difficile d’obtenir une vue
unique et précise de ce qui fait l’intérêt d’une notion mathématique.
L’hypothèse freudienne serait que l’intérêt des notions relève aussi de
déterminations secondes qui débordent le sens technique et dont le
mathématicien peut ne pas avoir conscience mais qui relient les notions en
question à des problématiques extérieures aux mathématiques elles-mêmes.
Comme si, pour prendre un exemple caricatural, l’écolier qu’évoque Freud
s’était attaché à la géométrie en découvrant qu’elle autorisait, ce qui lui
semblait interdit ailleurs, à insérer des cônes dans des cylindres.
Ces déterminations secondes, ces problématiques extérieures, peuvent
être purement subjectives et n’avoir de valeur que pour le mathématicien en
tant qu’individu. Lui seul en vertu de son histoire personnelle saura alors
retrouver tel souvenir, ou réactiver tel conflit, dans le texte mathématique.
Ainsi, Norbert Hanold, dans la nouvelle de Jensen, se laisse fasciner par la
démarche de la figure sur le bas-relief, parce qu’elle lui rappelle
inconsciemment une amie d’enfance, ce qu’elle ne ferait pas aux yeux de
ses collègues. Ces déterminations subjectives ne suffisent donc pas à donner
un intérêt collectif à un problème mathématique, à rendre une notion
« intéressante » pour l’ensemble, ou une part suffisamment importante, de
la communauté scientifique. Elles peuvent expliquer l’intérêt du
mathématicien (pourquoi il travaille sur cette question) mais, pour que son
travail soit accepté, il faut encore que ces déterminations subjectives se
concilient avec d’autres déterminations. Il faut que le bas-relief qu’étudie
Hanold, parce qu’il évoque pour lui la démarche de Zoé, possède par
ailleurs des aspects singuliers : ce serait par exemple un bas-relief grec
ancien dont la présence à Pompéi serait alors inexpliquée.
Cependant, il est également possible que les déterminations extérieures
qui s’attachent aux notions scientifiques ne renvoient pas seulement à
l’histoire personnelle des savants mais se rapportent à des structures
communes aux individus d’une époque, ou d’un certain type de société, et
suffisent alors à donner à ces notions un intérêt pour l’ensemble de la
communauté. Revenons sur l’exemple de la théorie des automates
reproducteurs. Cette question de savoir si et comment une machine, qui
imiterait l’humain, peut se reproduire est récurrente dans la littérature, la
philosophie avant d’entrer, avec von Neumann, dans les mathématiques.
Pourquoi nous intéresse-t-elle ? Que recouvre-t-elle ? Comment
l’interpréter ? Il est clair du moins que, quelles que puissent être les raisons
subjectives, conscientes ou non, qui ont amené von Neumann à se fixer sur
cette question (ce pourrait être le sentiment d’être en effet considéré lui-
même comme une sorte de machine), le savant rejoint une préoccupation
collective et déjà prégnante dans la littérature qui précède. Et sans doute
cette théorie ne pouvait-elle véritablement s’intégrer dans les
mathématiques qu’à la condition de posséder également une certaine
élégance (ces raisonnements ne devaient être ni triviaux, ni trop laborieux)
et de pouvoir se lier à des notions adjacentes, comme celle de machine de
Turing.
Je ne veux pas nier qu’une part au moins de l’intérêt des notions, de ce
qui fait qu’une notion est « intéressante », puisse en effet être intrinsèque,
consistant en des caractéristiques (la fécondité, une certaine beauté, le
mystérieux) difficiles à définir de façon précise mais en tout cas internes
aux mathématiques. Je soutiens seulement qu’en certains points du devenir
mathématique cet intérêt intrinsèque s’accompagne de déterminations
extérieures qui donnent aux notions un caractère fascinant que les
mathématiciens eux-mêmes peuvent ne pas s’expliquer. Ces déterminations
extérieures ne sont pas seulement subjectives, personnelles au savant. Au
même titre que les personnages littéraires, les notions mathématiques
peuvent toucher à une problématique, une préoccupation, renvoyer à une
structure, un complexe, que partagent les hommes d’une époque, en vertu
de l’éducation commune qu’ils ont reçue ou du système socio-économique,
culturel, dans lequel ils vivent.
Les notions scientifiques n’ont donc pas seulement une double
détermination, pour reprendre l’expression de Freud, mais une multiplicité,
ouverte, d’aspects, explicites ou non, qui leur permet de posséder un sens
technique en même temps que d’incarner les mêmes préoccupations que la
littérature et la philosophie, et de représenter encore des éléments singuliers
de la vie des savants. Les notions les plus importantes sont sans doute celles
qui possèdent la plus grande ambiguïté ou, selon un autre principe freudien,
prennent une surdétermination, de façon à concentrer un maximum de
significations et se lier à toute sorte de préoccupations, scientifiques,
philosophiques, personnelles. Le travail du savant passe par un double
compromis entre des tendances personnelles, peut-être inconscientes, des
problématiques dont les antécédents littéraires montreraient le caractère
collectif, et évidemment les exigences mathématiques.
Le modèle d’analyse que donne Freud dans son commentaire de la
Gradiva nous permet d’associer aux notions mathématiques des
déterminations implicites, qui contribuent à expliquer l’intérêt de ces
notions et, par conséquent, leur place à l’intérieur de la science. Il s’agit, si
l’on veut, d’une autre façon d’interroger la science : ne pas s’en tenir au
sens technique mais suivre toutes les résonances que prennent les notions.
Ce n’est pas dire que, pour réactiver ces résonances, nous devions
forcément suivre les méthodes de la psychanalyse, ni que, ces résonances,
nous devions les chercher seulement dans la biographie des savants. En fait,
celle-ci nous est rarement connue en détail, et les déterminations qui s’y
rapportent ne jouent à l’intérieur de la science que dans la mesure où elles
se rattachent à des préoccupations collectives, que partagent les savants
d’une époque. Rapporter à la vie du savant son travail sur une notion
(comme Freud rapporte à un souvenir personnel les recherches de Hanold
autour de son bas-relief) n’est pas interdit, bien sûr, mais le but de
l’exercice doit être de dégager un aspect méconnu de la notion en question,
d’en obtenir une analyse qui soit virtuellement universelle et que nous
puissions reprendre à notre compte.
La question reste de savoir comment saisir ces déterminations qui
peuvent rester inconscientes mais dépassent néanmoins la subjectivité
propre d’un savant. Où en trouver l’illustration, l’explicitation, s’il ne suffit
pas de, et si souvent l’on ne peut pas par manque de documents, examiner
la biographie des savants ? Une réponse est : dans la littérature. Le
rapprochement avec la littérature permet de mettre en évidence les
problématiques implicites dans le texte scientifique et assure leur caractère
collectif. C’est d’abord en ce sens que, dans Les Démons de Gödel,
j’entendais dégager les racines imaginaires d’une notion scientifique,
comme celle de machine 87. Je parle d’« imaginaire » dans la mesure où
certains aspects de la notion se rencontrent également dans la littérature.

Bref retour sur les machines de Turing


Disons simplement que la notion de machine entre véritablement dans
les mathématiques avec Turing. Il s’agit de donner une définition de ce que
c’est qu’un calcul aveugle, un processus formel : que peut-on obtenir
lorsque l’on suit des règles univoques, qui prescrivent des gestes, une étape
après l’autre, sans ambiguïté, sans que l’on ait à réfléchir ? On procède,
répond Turing, comme une machine, une machine idéale qui se laisse
décrire de façon précise. Mais, en 1936, alors que Turing écrit son article, il
existe déjà des définitions de « la calculabilité » qui, d’un point de vue
technique, sont équivalentes à celle de Turing. Pourtant, avant Turing, elles
ne sont pas réellement acceptées. Elles restent problématiques ou sont
considérées comme provisoires. Au même moment, par ailleurs, un autre
logicien, Post, propose une autre réponse dans une analyse proche de celle
de Turing : calculer, affirme-t-il, c’est procéder comme un ouvrier à la
chaîne. Sa définition n’est plus qu’une curiosité pour historiens, alors que
celle de Turing figure dans tous les manuels de logique. Pourquoi la
définition de Turing vient-elle fixer définitivement la notion de calcul ?
Qu’apporte, par rapport aux autres définitions de la calculabilité, la
référence à une machine ?
L’identification du « calcul », du raisonnement « aveugle » à un
processus « mécanique » a lieu dans la littérature avant Turing et constitue
un élément important du personnage du détective, chez E. A. Poe comme
chez Conan Doyle 88. Turing introduit donc dans la logique une notion déjà
chargée d’imaginaire. Cette charge imaginaire est implicite dans le texte
mathématique. Turing ne se réfère pas au détective. Il n’y pense peut-être
même pas. Les résonances de la notion peuvent rester inconscientes pour le
mathématicien qui manipule des machines de Turing. Et, pourtant, cet
imaginaire a une fonction logique. Turing emprunte une notion qui a déjà
été élaborée dans la littérature et s’est incarnée dans le personnage du
détective. Les racines imaginaires de la notion de machine assoient la
définition de Turing et viennent alors refermer la question de la
calculabilité. L’imaginaire de la machine explique par exemple les échos
différents que reçoivent les définitions de Turing et de Post.
Une objection à l’idée de chercher à réactiver le fond imaginaire, ou les
résonances biographiques, des notions mathématiques serait la suivante. De
telles analyses, dira-t-on, n’ont aucune portée pour l’examen de ce qu’est la
science. Le contradicteur se référera en général à une distinction vaguement
inspirée du philosophe K. Popper entre une logique de la découverte et une
logique de la justification : les antécédents littéraires, ou les éléments
biographiques, mis en rapport aux notions scientifiques, ne concernent que
la découverte. Ils expliquent comment le savant a pu d’abord tomber sur
cette notion. Mais, une fois la notion définie, intégrée dans la science, elle
est justifiée tout autrement, dans un système d’axiomes et d’inférences,
dans un ensemble de démonstrations dont la logique est entièrement
différente de celle qui préside à la découverte.
Ce que j’ai voulu montrer dans les paragraphes précédents, c’est que la
référence à la démonstration ne suffit pas à expliquer ce que sont de fait les
mathématiques. Bien que l’ouvrier de Post se prête aux mêmes
démonstrations que la machine de Turing, il a été mis au ban de la logique
contemporaine, alors que la machine de Turing en occupe le centre. Une
addition à vingt chiffres peut être une démonstration nouvelle mais aucun
mathématicien n’y verra un travail mathématique. Les mathématiques
vivantes, les mathématiques réelles ne sont pas la totalité des
démonstrations possibles mais un corps de notions, de problèmes, de
démonstrations « intéressants ». Ce qui fait qu’une notion est intéressante,
que telle notion, comme la machine de Turing, est retenue alors que telle
autre est exclue, est un complexe de déterminations mal défini. Mais il n’y a
pas de raison de penser que l’intérêt des notions est purement technique.
Tout au contraire, en certains points de la science, avec l’introduction des
machines de Turing par exemple, l’intérêt d’une notion semble lié à une
préoccupation plus générale, peut-être implicite dans le texte mathématique
mais que l’on retrouve dans la littérature et que la biographie du savant peut
éclairer. Ce fond imaginaire explique l’intérêt de la notion et, par
conséquent, sa place dans la science. Est en jeu non pas un processus de
découverte qui resterait contingent mais la figure même de la science. La
question, que cette mise en relation avec la littérature, cette « analyse » de
la science, doit permettre d’aborder, est de savoir d’où vient que les
mathématiques se soient développées dans telles directions pour prendre
telle figure et que signifient dans leurs multiples déterminations des notions
comme celle de machine.

Une arithmétique du rêve


Le patient de Freud, évoqué plus haut, calculait 1882 + 28 = 1898, pour
formuler son désir d’épouser dans l’année, en 1898, une femme à laquelle il
donnait 28 ans. Peut-on concevoir une arithmétique du rêve, une
arithmétique dans laquelle les énoncés auraient pour principale fonction
d’exprimer, suivant certains renvois de sens, des désirs ? Pourrait-on
imaginer un peuple qui, possédant un système de numération, utiliserait les
nombres essentiellement dans ce but ? L’ethnologue qui les aurait
découverts pourrait leur affirmer que 1882 + 28 = 1910. Eux répondraient
que ce n’est pas le cas : c’est en 1898 que l’homme veut épouser cette
femme de 28 ans. L’ethnologue rétorquerait que 1882 pommes et
28 pommes font bien 1910 pommes : il n’y a qu’à les compter. Et nos
indigènes s’étonneraient : les nombres ne servent pas à additionner des tas
de pommes (ou seulement dans des circonstances très rares, aussi
inhabituelles que le sont pour nous les rêves dans lesquels les nombres
servent à calculer la date d’un mariage désiré) mais à exprimer ses désirs.
Leur addition n’aurait pas les propriétés de la nôtre sans doute. Ce serait
en réalité une autre opération, que l’ethnologue pourrait chercher à définir
dans notre arithmétique. Il faudrait qu’il se fasse expliquer comment
fonctionne cette opération qui associe des nombres en rêve et dans quelle
mesure par exemple l’addition en ce sens de deux mêmes nombres donne
toujours le même résultat. En retour, il pourrait exposer aux indigènes les
principes de notre arithmétique. Comment procéderait-il ? S’il a suivi des
cours de logique, il écrira les axiomes de l’arithmétique, des schémas
d’inférence, qui permettent de déduire une formule d’une autre, et conclura
que le jeu consiste pour l’essentiel à essayer de tirer telle formule que l’on
veut « démontrer » à partir des axiomes en utilisant ces schémas
d’inférence. On peut aussi partir d’autres axiomes, ceux de la théorie des
ensembles, et déduire à nouveau des formules au moyen de schémas
d’inférence. Ces nouveaux axiomes donnent lieu à un jeu un peu plus
difficile mais qui offre plus de possibilités. L’essentiel des mathématiques
semble y être contenu.
Il est possible que les indigènes questionnent l’ethnologue plus avant
sur les règles du jeu. Comment faut-il manipuler les formules ? Dans quelle
mesure pourrait-on utiliser d’autres axiomes, d’autres schémas
d’inférence ? Comment faut-il procéder alors ? L’ethnologue sera bien
obligé d’en venir à cette idée que, de façon générale, il faut procéder
« mécaniquement » : aligner les formules selon les règles qu’on s’est fixées,
sans réfléchir, comme une « machine ». Et, si les indigènes n’ont jamais vu
nos machines, ils ne comprendront pas.
La notion de machine n’est pas seulement un élément parmi d’autres
dans le champ mathématique. Elle peut servir à définir ce que sont les
mathématiques, ou le cadre dans lequel se développent les mathématiques.
Sans doute, les mathématiciens au travail ne procèdent pas « comme des
machines » mais ils accepteraient en général que leurs résultats ne sont
valables que s’ils sont susceptibles d’être dérivés des axiomes de la théorie
des ensembles par une certaine machine de Turing. Certains, c’est vrai, ne
l’accepteraient pas. Ce cadre donné aux mathématiques est contestable mais
il reste dominant.
Bref, en interrogeant la notion de machine, avec son fond imaginaire, il
s’agit d’étudier la façon dont les mathématiques se caractérisent elles-
mêmes : l’image dominante sous laquelle les mathématiques du XXe siècle
en sont venues à représenter leurs propres opérations.

Le point sur l’enquête en cours


Tout est net, propre. Les cuivres de l’usine automatique brillent. Les
vêtements des rares ouvriers sont immaculés. Nos savants sont
confortablement installés. Il y a pourtant une tache sur la nappe : une
formule griffonnée par le client précédent.
Si Wiener ne nous donne pas cette formule, il indique cependant qu’une
formule mathématique peut se lire de deux façons. Cette formule, qui fait le
centre de la première partie de la nouvelle mais n’est jamais elle-même
explicitée, fournit la clé de la micro-instrumentation en même temps qu’elle
révèle l’identité de son auteur. Un savant est tout entier dans ses formules.
Wiener, ou son double Norbert, nous invite peut-être à lire ses propres
mathématiques de cette façon, non plus dans la perspective de poursuivre le
geste scientifique mais en se tournant vers le sujet qui exécute le geste, en
interrogeant les résonances implicites des notions donc. Ce n’est pas
néanmoins dans cette direction que je m’engagerai. Et, en fait, dans la
nouvelle elle-même, cette tâche, de lire la formule, n’est pas laissée au
lecteur. La formule n’est pas même donnée. C’est le narrateur qui se livre à
cette lecture et en présente les résultats.
Wiener a été mathématicien, un mathématicien de premier plan dont le
nom est encore attaché à des concepts fondamentaux de la théorie des
probabilités. Pourtant, je ne parlerai pratiquement pas de ses
mathématiques. C’est que Wiener a l’originalité d’avoir lui-même tenté
l’analyse d’une notion scientifique, celle de machine. Il ne s’agit pas sans
doute d’une analyse freudienne au sens strict. Cependant, elle passe par
cette sorte de lecture qui fait resurgir les résonances du concept et dont j’ai
tenté de montrer la légitimité à partir du texte de Freud.
Si la notion de machine ne joue pas un rôle primordial dans ses propres
mathématiques, Wiener la place pourtant, après la guerre, au centre d’une
série de textes au statut ambigu : les essais de cybernétique, une
autobiographie scientifique, un roman, des nouvelles. C’est un corps de
textes tout à fait singulier, les savants se livrant rarement à ce genre
d’exercice avec la même constance. Wiener n’écrit pas une ou deux
nouvelles, ni même un recueil, et quelques articles réflexifs. Il y consacre la
plus grande part de son activité entre 1945 et sa mort en 1964 : deux mille
ou trois mille pages.
C’est donc sur ces textes, plutôt que sur les mathématiques de Wiener,
que portera l’enquête. Il s’agit de savoir ce qui se joue dans la cybernétique
et, plus largement, dans ce concept de machine qui hante la science. Ou,
pour reprendre les termes dans lesquels le savant pose le problème, savoir
s’il y a meurtre, et qui l’accomplit, savoir si la machine scientifique amène
la fin de l’humain, d’une certaine représentation de ce que nous sommes.
Sans doute, il ne faut pas suivre Wiener à la lettre dans ses analyses.
Lui-même s’est, du reste, inventé un double, W. Norbert, pour mettre en
question son propre discours. Nous sommes peut-être plongés dans l’une de
ces histoires où le narrateur se révèle être lui-même le meurtrier. Il est
temps de convoquer et d’interroger le savant.
CHAPITRE 5

Le travail du rêve et celui


du mathématicien

Le savant, son psychanalyste


et les mathématiques
Wiener s’est livré à plusieurs psychanalyses. Il commence la première à
la fin des années trente, au moment où la montée du nazisme rend sa
situation en tant que juif américain « ambivalente ». Sa situation ne
ressemble pas à celle des savants qui se réfugient aux États-Unis ni
évidemment à celle des juifs qui restent en Europe. En fait, la position des
juifs aux États-Unis semble s’améliorer. Wiener est titulaire au MIT et vit,
non pas en exil mais dans cette banlieue de Boston où il a lui-même grandi,
et dans un relatif confort. « Cela ne compensait pas le fait de savoir que
quelque part en Europe nous étions menacés d’extermination 89. »
Le savant connaît déjà les écrits psychiatriques, de Charcot, de Janet et
surtout de Freud. Plus largement, ajoute-t-il,

ma propre expérience m’avait convaincu, bien avant d’entendre


parler de Freud, de l’existence de lacunes sombres et de pulsions
cachées dans mon âme qui résistaient fortement à être amenées à la
lumière. Mes études de philosophie m’avaient déjà fait rencontrer la
notion d’inconscient, et je connaissais ces impulsions cruelles et
presque indicibles que l’inconscient cache, aussi bien que la
tendance pour ainsi dire irrésistible à s’en réjouir et à les enterrer
sous une couche de rationalisation 90.

Dans certains passages, j’y reviendrai, Wiener relie ces « impulsions


cruelles » à la vocation scientifique. Si l’activité scientifique entre dans
cette « couche de rationalisation » qui recouvre les pulsions et permet de les
accepter, elle semble s’imprégner de ces dernières. Il serait donc possible de
chercher des éléments inconscients au sein de l’œuvre mathématique
comme Freud le tente sur des œuvres artistiques, de Michel-Ange, de
Léonard de Vinci. Rétrospectivement, Wiener reproche justement à son
premier analyste d’ignorer la place des mathématiques dans sa vie, de ne
s’intéresser qu’à l’enfance et aux rêves et de négliger ce que le savant lui
décrit de la « profondeur de son impulsion au travail créatif ». Finalement,
les deux hommes se séparent après six mois, sans que, selon Wiener, l’autre
n’ait quelque notion de ce qui le fait « battre » : tick en anglais comme une
horloge, une machine.

L’inconscient machinique

Les différents moments d’une démonstration lui viennent souvent à


la conscience comme une suite d’étapes, certainement conduites
dans le bon ordre dans l’inconscient mais amenées à la conscience
(un peu comme quelque chose dont il se souviendrait) dans le
désordre. Quand l’ensemble des étapes a émergé et qu’il en fait un
article, il lui arrive de développer une sorte de dégoût qui l’empêche
de continuer à écrire au-delà d’un certain point. L’expérience lui a
montré qu’un tel blocage lui fait presque toujours découvrir une
erreur à cet endroit 91.

C’est von Neumann à qui les démonstrations arrivent ainsi toutes faites,
leurs étapes mélangées comme les cartes d’un paquet que l’on aurait battu.
Ou les indications d’un interlocuteur au téléphone quand la ligne est
mauvaise et que l’on doit répéter. Von Neumann, l’ego von Neumann si l’on
peut dire, semble être assis sur une machine, un ordinateur qui travaillerait
pour lui. Ce n’est pas le cas de Wiener, ou ce n’est pas de cette façon qu’il
décrit le moteur qui le pousse dans le champ mathématique.

Le travail du rêve et la création


mathématique

Cette relégation de la partie la plus difficile et véritablement


intellectuelle de mon travail à un niveau en deçà de la pleine
conscience ne concerne pas seulement mon enfance mais a perduré
jusqu’à aujourd’hui. Je ne sais pas pleinement comment me
viennent mes idées ou comment je résous les contradictions
apparentes entre les idées que j’ai déjà à l’esprit. Je sais que quand
je réfléchis mes idées sont mes maîtres plutôt que mes serviteurs, et
que si elles se résolvent en configurations utilisables et
compréhensibles, elles le font à un niveau de conscience si bas que
la plus grande part du processus s’opère durant mon sommeil 92.

La source la plus profonde de la création mathématique est en partie


inconsciente. Wiener insiste à plusieurs reprises dans son autobiographie
sur trois aspects, liés entre eux, de l’activité mathématique : elle consiste
avant tout à résorber un conflit intellectuel ; elle passe par une sorte
d’inconscient ; elle s’appuie sur un jeu d’images.
Le savant obtient l’un de ses premiers résultats alors qu’il est atteint de
pneumonie, alité dans un délire fiévreux :

Il m’était impossible de distinguer entre la douleur et la difficulté à


respirer, le battement du rideau devant la fenêtre et certaines parties
encore non résolues du problème sur lequel je travaillais. Je ne peux
pas dire si la douleur provenait d’une tension mathématique, ou si la
tension mathématique se symbolisait dans la douleur, car les deux
étaient unies trop étroitement pour que leur séparation puisse
prendre un sens. Cependant, en réfléchissant plus tard à ces
questions, je me suis aperçu que presque n’importe quelle
expérience pouvait agir comme le symbole temporaire d’une
situation mathématique qui n’a pas encore été organisée et élucidée.
J’en suis aussi venu à comprendre que l’un des principaux motifs
qui me poussait en mathématiques était l’inconfort ou même la
douleur produite par un conflit mathématique irrésolu. J’ai pris
conscience de plus en plus nettement du besoin de réduire de tels
conflits à des termes semi-permanents et reconnaissables avant de
pouvoir m’en libérer et passer à autre chose 93.

Dans le récit qu’en donne Wiener, le travail mathématique, le « travail


créatif », s’enracine dans un malaise produit par une sorte de tension entre
des termes encore vagues. Il s’agit de résoudre cette tension en mettant au
clair la façon dont s’organisent et s’accordent ces différents éléments. La
tension est en elle-même pénible, et c’est pourquoi, dans cet épisode
fiévreux, le problème mathématique peut se représenter dans la douleur
physique.
La difficulté à respirer et le rideau qui bat, sous l’effet d’un courant
d’air ou de la chaleur qui monterait d’un radiateur devant la fenêtre,
renvoient à un même mouvement, l’air qui entre dans les poumons comme
dans l’espace entre le rideau et la fenêtre. Cette sorte de respiration, que la
maladie rend difficile, en vient aussi à incarner une tension mathématique,
qui ne réussit pas à se dénouer. Cependant, ce n’est pas seulement
l’existence même de la tension mathématique qu’une image apparemment
sans rapport, comme celle d’un rideau qui bat, peut symboliser. De telles
images symbolisent finalement les termes mêmes du problème
mathématique pour en permettre alors la résolution en partie inconsciente :

Je suis tout à fait certain qu’une part au moins de ce processus a lieu


durant que ce l’on appellerait ordinairement le sommeil et sous la
forme d’un rêve. Vraisemblablement, ce processus s’opère le plus
souvent dans l’état dit « hypnoïdal » dans lequel on attend le
sommeil, et il est étroitement associé à ces images hypnagogiques
qui ont quelque chose de la solidité sensorielle des hallucinations
mais qui, contrairement aux hallucinations, peuvent être manipulées
plus ou moins volontairement par le sujet. L’utilité de ces images est
que, dans une situation où les principales idées ne sont pas
suffisamment différentiées pour rendre le recours au symbolisme
naturel et facile, elles fournissent une sorte de symbolisme
improvisé qui peut suffire à me conduire à travers toute une série
d’étapes jusqu’au point où un symbolisme ordinaire devient
possible et approprié 94.

Les problèmes mathématiques se résolvent en rêve ou dans une sorte de


rêve à demi éveillé. Les éléments du problème semblent être symbolisés par
certaines images avec lesquelles le sujet joue de façon plus ou moins
volontaire, pour éclaircir par leur intermédiaire la situation mathématique.
Et, une fois cet éclaircissement obtenu, le mathématicien peut refaire
surface et s’appuyer à nouveau sur ses symboles, ses écritures habituelles.
Wiener ne donne pas d’exemple de la façon dont des images de rêve, des
images banales peuvent représenter des termes mathématiques et par leur
jeu éclairer les relations entre ceux-ci. C’est pourtant bien une telle
représentation qu’évoque le savant : la symbolisation d’objets
mathématiques par des images prosaïques (comme celle du rideau qui bat,
Wiener commente encore sa pneumonie mathématique) de telle sorte qu’un
jeu sur le plan des images, comme un rêve exactement, conduit à élucider la
question mathématique. D’autre part, si Wiener laisse au sujet une part
d’activité, une activité volontaire, dans ce jeu sur les images, la
symbolisation elle-même semble d’abord se faire dans le rêve, de façon
inconsciente : ce serait exactement ce que Freud appelle le travail du rêve.
Dans le brouillon de son autobiographie, le savant ajoute encore une
remarque sur le caractère littéralement jouissif du travail mathématique.
C’est une tension qui va croissant et se libère brusquement avec la
résolution du problème. Avec le souci de montrer que ce phénomène se
rencontre aussi ailleurs que dans la jouissance sexuelle, Wiener se trouve
justement rapprocher celle-ci de la création mathématique :

Cette impression de monter toujours plus haut dans nos émotions


pour les voir ensuite se résoudre en un état de calme, bien que,
incontestablement, elle puisse être émotionnellement associée à la
sexualité, se rencontre aussi dans ces formes d’émotions artistiques
où l’association à la sexualité n’est peut-être pas première, est
certainement subtile, est loin d’être grossière […]. Il me semble que
les plus grands travaux mathématiques que je connaisse combinent
l’amoncellement de difficultés sur difficultés et de moyens de
solution sur moyens de solution avec une délibération dans laquelle
le chaos est remplacé par l’ordre et le conflit par un calme
sublime 95.

Dans cette analyse, inachevée, du rapport de la création mathématique,


avec cette sorte de tension et de décharge qu’elle implique, à la sexualité,
Wiener annonce également un thème central dans ses réflexions : l’ordre,
l’idée que les mathématiques introduisent de l’ordre dans le désordre.

L’ordre dans le désordre

[Comment décrire] le mouvement d’un homme qui est tellement


ivre qu’il n’y a plus aucune relation entre la direction du pas qu’il
s’apprête à faire et celle du pas précédent. Si nous plaçons cet
homme au centre d’un champ carré de dimensions données,
combien de temps lui faudra-t-il en moyenne pour sortir du
champ 96 ?

Le premier résultat important de Wiener est une théorie mathématique


du mouvement brownien. Le mouvement brownien a été découvert par le
botaniste Robert Brown au début du XIXe siècle en observant au microscope
du pollen flottant dans l’eau. Les cellules de pollen prennent un mouvement
irrégulier, comme si elles nageaient en tous sens. En réalité, elles sont
heurtées par les molécules de l’eau, et ces chocs les projettent au hasard
dans une direction, puis dans une autre. L’homme ivre semble ne devoir le
hasard de sa démarche qu’à lui-même, à son manque d’équilibre, à la
confusion de son esprit mais, dans la mesure où ses pas ne sont pas corrélés,
il aura le même mouvement.
Est-ce aussi le cas du jeune Wiener, qui, devinant en lui ces « lacunes
sombres » et ces « pulsions cachées », pouvait avoir l’impression d’être
poussé d’un côté et de l’autre, au hasard ? A-t-il gagné quelque assurance à
prouver qu’un tel mouvement aléatoire se prête à une théorie mathématique
permettant de répondre à des questions déterminées : combien de temps en
moyenne pour aller d’un point à un autre ? Cela l’a-t-il aidé à se mettre en
mouvement justement, sortir de la tutelle que lui impose son père, gagner
son indépendance, se faire une situation, devenir mathématicien en réalité ?
C’est du moins l’idée par laquelle Wiener caractérise l’ensemble de son
œuvre : montrer que l’on peut caractériser mathématiquement ce qui
apparaît d’abord seulement comme chaos de façon à pouvoir résoudre des
problèmes concernant en particulier le comportement futur de ce chaos. En
1919, Wiener, qui vient de fêter ses vingt-quatre ans, obtient un poste au
MIT à Boston.

Les bâtiments dominent la rivière Charles et offrent une vue d’une


grande beauté. Il était toujours réjouissant d’observer les
mouvements des eaux de la rivière. Pour moi, en tant que
mathématicien et physicien, ils avaient aussi une autre signification.
Comment amener à une régularité mathématique l’étude de cette
masse de rides et de vagues toujours changeantes, car la découverte
de l’ordre dans le désordre n’était-elle pas la plus grande tâche des
mathématiques ? À certains moments, les vagues étaient hautes,
parsemées d’écume, tandis qu’à d’autres elles se réduisaient à des
rides à peine visibles. Tantôt, la longueur des vagues se mesurait en
centimètres, tantôt elles avaient plusieurs mètres de long. Quel
langage descriptif pouvais-je utiliser pour donner une image de ces
97
faits […] ?
Après ses travaux sur le mouvement brownien, Wiener obtient ses
principaux résultats, tout au long de sa carrière, par des méthodes issues de
l’analyse harmonique, ce que l’on appelle aussi parfois la théorie des
transformées de Fourier. Il applique ces mêmes méthodes à des domaines
tout à fait différents.

Wiener avait une technique merveilleuse pour utiliser les


transformées de Fourier, et c’est étonnant ce que la puissance d’un
algorithme, d’un symbolisme peut accomplir. Je suis toujours
étonné quand je vois ce qu’une certaine facilité dans une technique
particulière, apparemment étroite, peut produire. Wiener était un
98
maître dans ce registre .

Or, pour le dire vite, l’analyse harmonique consiste à décrire des


fonctions quelconques comme la somme de certaines fonctions
particulières, à représenter par exemple la surface de la rivière après une
perturbation quelconque (quelqu’un vient de jeter une grosse pierre dans
l’eau) comme la superposition de vagues régulières de fréquences
différentes. Ceci permet de manipuler beaucoup plus facilement la fonction
initiale : obtenir des renseignements quant à son évolution, filtrer certaines
de ses composantes pour la transformer elle-même en une fonction
régulière ou, plus largement, mesurer la probabilité de produire une onde de
telles caractéristiques en jetant dans la rivière une pierre prise au hasard sur
la grève, etc. Les applications, des mathématiques les plus pures
(concernant la répartition des nombres premiers) jusqu’à la physique la plus
appliquée (notamment le calcul de l’onde de choc produite par la bombe
atomique), sont innombrables. Wiener en est le champion.
Les éléments scientifiques qui dans l’esprit du savant fondent le
développement de la cybernétique en sont également issus : l’analyse de la
rétroaction, c’est-à-dire la façon dont un certain dispositif peut corriger ses
propres opérations en fonction de ses résultats antérieurs, la théorie de
l’information, l’analyse des encéphalogrammes. Plus largement même, la
dernière philosophie de Wiener sur le hasard dans l’univers, le mal comme
bruit, semble encore ressortir du même modèle. Il faut bien pouvoir rendre
compte de l’émergence provisoire d’ordre dans le désordre pour fonder sur
le hasard le monde que nous connaissons.
Je reviendrai bien sûr sur les thèmes cybernétiques et la question de leur
lien à la science. L’important ici est que Wiener distingue un « unique fil
reliant ses différents intérêts scientifiques depuis le premier travail de la
maturité [sur le mouvement brownien] jusqu’au présent [de la
cybernétique] 99 ». Ce fil tient sa solidité de l’idée exprimée au-dessus de la
rivière Charles : faire apparaître de l’ordre dans un désordre premier.
Ce désordre, c’est aussi bien celui de l’univers que celui de l’esprit :
d’un côté, le hasard qui préside à la constitution de l’univers et qu’ont
étudié les mathématiciens, Gibbs, Lebesgue avant Wiener, et, de l’autre,
l’apparente imprévisibilité des pulsions inconscientes sur lesquelles s’est
penché Freud :

La reconnaissance d’un élément de déterminisme incomplet,


presque d’irrationalité dans le monde, est d’une certaine façon
parallèle à l’admission par Freud d’une profonde composante
irrationnelle dans la conduite et la pensée humaine. [… On peut]
bien considérer Gibbs, Freud et les défenseurs de la théorie moderne
des probabilités comme les représentants d’une unique tendance
[…]. De par leur reconnaissance d’un élément fondamental de
hasard dans la texture de l’univers même, ces hommes sont proches
100
les uns des autres […]

Ce sont donc bien en effet le même désordre ou, plus exactement, des
hasards, des irrationalités « d’une certaine façon parallèles » auxquels sont
soumis la particule de pollen sous le choc des molécules d’eau, l’homme
ivre qui marche sans savoir où il va et celui que ses pulsions inconscientes
conduisent. Et, ce désordre, Wiener tente de le surmonter, dans la vie
comme dans la science, en montrant comment on peut le manipuler, en
donner des caractérisations mathématiques pour répondre en moyenne à des
questions concernant son devenir. S. Heims pointe avec une grande justesse
cette unité dans les perspectives de Wiener. Il en obtient aussi des
témoignages auprès des contemporains de Wiener :

Un ami proche de Wiener, un collègue physicien, était tout à fait


réceptif à mes conjectures : « Wiener, lorsqu’il parlait du chaos, ce
qu’il aimait faire, était toujours sur le point de parler du psychique
et du chaos instinctif qu’il portait en lui et qui l’a à la fois effrayé et
101
intrigué toute sa vie. »

Une question que pose S. Heims est de savoir comment se constitue


cette unité entre la préoccupation personnelle, le sentiment d’un chaos
intérieur, et le problème mathématique, le mouvement brownien d’abord.
Cette unité se répercute dans la double hypothèse d’un univers aléatoire, où
la vie se constitue comme un phénomène d’ordre provisoire, et celle d’un
fond irrationnel dont émerge l’esprit conscient. De quel côté chercher le
fondement ? Est-ce le sentiment, et la crainte, de ce chaos intérieur qui
poussent Wiener à s’intéresser au désordre mathématique ? Ou bien est-ce à
l’inverse le succès obtenu dans ce domaine mathématique, ou l’habitude de
ce langage, qui conduit le savant à utiliser le même vocabulaire pour décrire
sa vie intérieure ? Tout en reconnaissant l’unité de ce double désordre, de
cette double irrationalité, Wiener ne semble pas donner de réponse à la
question de la primauté de l’un ou de l’autre.
Cependant, en retraçant l’épisode de sa pneumonie, et la façon dont la
tension mathématique se représente dans la difficulté à respirer et le rideau
qui bat, le savant note que les phénomènes se sont si étroitement liés que
leur séparation en devient impossible. Peut-être est-ce aussi le cas ici : le
désordre que présente la vie psychique et celui qu’étudient les
mathématiques dans l’univers en sont venus à se symboliser l’un l’autre de
telle sorte que l’on ne peut plus les séparer et demander lequel est entré en
premier dans les préoccupations du savant. Il ne reste qu’une intuition
centrale, découvrir l’ordre dans le désordre, maîtriser donc le désordre,
intuition qui opère dans les mathématiques de Wiener comme dans le récit
de sa vie.

Premières machines
L’idée de chercher de l’ordre dans un désordre apparent, prise avec une
certaine généralité, pourrait être considérée comme un élément du roman
policier, expliquer donc l’affection de Wiener pour ce genre d’enquête et
celle en particulier qu’il nous propose, avec cette histoire de meurtre en
Israël. Pour démasquer le meurtrier, le détective reconstitue une
individualité singulière à partir d’un ensemble d’indices que l’on ne saurait
pas soi-même lire. Il organise donc un désordre, des cendres de cigarette,
des bouts de laine accrochés aux meubles, des empreintes laissées sur les
plates-bandes.
Quoi qu’il en soit de son importance réelle dans ses travaux
mathématiques, Wiener place une telle perspective au centre de son œuvre.
La question se pose toutefois de savoir dans quelle mesure la cybernétique
en est réellement tributaire. Sans doute, le savant conçoit la cybernétique
comme une théorie scientifique, au centre de laquelle se retrouvent les
méthodes de l’analyse harmonique. Mais le monde cybernétique que
Wiener imagine dans ses livres repose-t-il sur ces mathématiques ou bien
celles-ci ne représentent-elles qu’une voie d’accès, contingente, vers un
monde dont le ressort est autre ? Peut-être était-il nécessaire, pour qu’il ose
s’y aventurer, que Wiener puisse retrouver dans ce monde ses méthodes
mathématiques et l’intuition centrale par laquelle il décrit ses
mathématiques aussi bien que sa vie : maîtriser le désordre. Il faut bien
reconnaître, du moins, que le thème de l’ordre et du désordre en croise dans
la cybernétique un autre, celui de la machine et de la créature artificielle, le
mythe de Frankenstein si l’on veut.
Wiener se souvient d’avoir rêvé, comme beaucoup d’enfants, de
construire des machines humaines, des automates, des robots. Vers l’âge de
sept ans, il tombe sur un article à propos du système nerveux et de la
propagation des impulsions électriques dans les nerfs.

Cet article a éveillé en moi le désir de fabriquer des automates quasi


vivants […,] les notions que j’en ai tirées ont survécu dans mon
esprit bien des années, jusqu’à ce qu’elles aient été supplantées, au
cours de ma vie adulte, par l’étude formelle de la neurophysiologie
moderne 102.

C’est aussi à cette époque que naît la sœur du jeune Norbert. Celui-ci
s’interroge sur la naissance mais d’un tout autre point de vue : « J’avais
l’idée bizarre que, si l’on pouvait soumettre une poupée, par exemple une
poupée faite à partir d’un flacon de médicament, à une série d’incantations,
on en ferait un bébé 103. »
Les deux épisodes sont à peu près contemporains. Dans son
autobiographie, le savant s’interroge sur leur disparité, et cette sorte
d’inconséquence qui lui permet, enfant, de lire des articles scientifiques sur
le système nerveux en même temps que de réciter des incantations au-
dessus d’une poupée. Je l’ai évoqué, l’enfant est un prodige, qui obtient
l’équivalent du baccalauréat à l’âge de onze ans. Et c’est du reste à propos
de son éducation, beaucoup plus que dans ses rêves de machine, que se
dessine l’image de Frankenstein.

Les leçons paternelles


Norbert ne va pas à l’école, ou très peu. C’est son père qui fait pour
l’essentiel son éducation. Wiener retrace les séances d’algèbre, matière pour
laquelle il confesse avoir été assez doué. La première erreur « remplace le
père doux et aimant par un ange exterminateur ». L’enfant, « pleurant »,
« terrifié », transforme une erreur de calcul en une énorme sottise. Viennent
alors les insultes : « espèce de veau, âne, brute, idiot 104 ». Le père ne donne
pas de coups mais lance « des mots qui ne sont pas loin des coups 105 ». Au
moment où l’adolescent obtient sa licence de Tufts College, en 1909, il a
quinze ans, le père est « resté [s]on maître absolu 106 ».
La précocité de l’enfant, comme le statut du père, qui est professeur à
l’université de Harvard et traducteur reconnu des œuvres de Tolstoï, attire
l’attention. Leo Wiener donne des entretiens, écrit des articles dans les
journaux où il expose ses méthodes (dans des termes bien différents de ceux
qu’utilise son fils dans les passages ci-dessus). Il est convaincu que, avec
une telle éducation, n’importe quel enfant pourrait faire aussi bien que
Norbert, passer le baccalauréat à onze ans par exemple. L’adolescent lit
avidement les articles du père :

[Celui-ci] soutenait que j’étais un enfant tout à fait moyen qui avait
été amené à certains succès par le mérite de son enseignement, et
par cet enseignement seulement. […] Cela eut un effet dévastateur
sur moi. L’article affirmait que mes échecs étaient les miens, mes
succès ceux de mon père 107.
Pourtant, Wiener ne se rebellera jamais contre son père. Il ne conteste
pas véritablement ses vues. Adulte, il accepte encore l’idée que son père,
par sa nature comme par l’éducation qu’il lui a donnée, l’a fait tel qu’il est.
Il note ainsi, pour conclure le récit de son enfance :

Je dois à mon père non seulement sa part des gènes que je porte
mais aussi cette sorte d’éducation qu’il pensait convenir à un enfant
avec exactement les traits de caractère que j’avais tirés de lui. Sans
la part que j’ai reçue de la nature de mon père, j’aurais été un sujet
inadapté pour son éducation, et sans son éducation, les possibilités
dont j’avais hérité de lui auraient pu ne jamais être disciplinées et ne
jamais s’actualiser 108.

Comme S. Heims le note, la figure de la mère est entièrement absente


de ces passages. Le père par ses gènes, par son éducation, semble avoir
informé une matière en elle-même sans caractéristiques, sans origine
déterminée. On ne peut que penser au roman de Mary Shelley et à la façon
dont le docteur Frankenstein produit sa créature à partir de bouts de
cadavre, une matière morte. Le père a fabriqué son fils. Celui-ci est tout
entier son œuvre. C’est aussi ce qui ressort d’un texte où Wiener entend
mettre en garde les pères qui voudraient éduquer eux-mêmes leurs enfants :

Vous pouvez faire de votre enfant un génie, n’est-ce pas ? Oui,


comme vous pouvez faire d’une toile blanche une peinture de
Léonard de Vinci ou d’une rame de papier vierge une pièce de
Shakespeare. Mon père n’a pu me donner que ce qu’il avait : sa
sincérité, son caractère brillant, son savoir et sa passion 109.

C’est à propos d’un autre enfant prodige, W.J. Sidis, dont le père est
psychiatre et que Wiener croise alors qu’il prépare sa thèse à Harvard, que
la fabrication du fils par le père est décrite dans les termes les plus durs.
Apparaît alors un autre aspect qui pointe parfois dans la relation de Wiener
à son propre père mais sous un mode mineur : l’éducation de l’enfant, cette
fabrication d’un humain, relève de la science, d’une science curieuse et
dangereuse ; son modèle est la vivisection. Wiener déclare posséder une
lettre d’un écrivain qui reste anonyme, et assez mystérieux, mais qui est
convaincu que « le père [de Sidis] est coupable d’un crime capital et que ce
crime résulte de l’attitude du scientifique qui est tellement dévoué à sa
science qu’il est prêt à commettre un acte de vivisection spirituelle sur son
propre enfant 110 ».

Le père, le fils et la machine


J’ai souligné le passage précédent en pensant d’abord à notre enquête
autour de l’affaire Lilienblum/Posner. Wiener ne dit pas que le scientifique
qui soumet sa progéniture à une vivisection trahit les exigences de la
science. Ce scientifique est au contraire « dévoué à la science », et cela ne
l’empêche pas d’être coupable, d’un « crime capital ». Comme si, dans le
monde de Wiener, le scientifique pouvait en effet être amené à soumettre
l’humain à la vivisection : l’observer, le découper et le tuer. C’est du moins
une autre occurrence, à côté de la nouvelle qui nous occupe, où Wiener pose
la question de la science en termes de meurtre.
Il faudra revenir sur le thème de la vivisection dans les textes de Wiener.
Mais je veux surtout marquer ici le rôle de la science, le fait que le père
fabrique son fils au nom de la science, avec l’aide de la science. Le fils est
la création du père, ressemblant alors à celle de Victor Frankenstein, dans le
roman de Shelley : une créature artificielle au sens propre, une créature de
la science, d’un art réfléchi. Cette position du fils a deux conséquences.
La première est que, à l’instar de la créature de Frankenstein, le fils
fabriqué par le père est un monstre. Wiener se décrit régulièrement dans le
premier tome de son autobiographie comme un « monstre » (a monster, a
freak of nature), un « rustre » (a boor 111). C’est même dans cette optique
que le savant présente son livre, comme l’autoportrait d’un monstre.

Le présent ouvrage […] sera lu d’abord par ceux qu’intéressent ce


qu’il y a d’inhabituel dans ma carrière et le fait que j’ai été ce que
l’on appelle un enfant prodige. Beaucoup le liront aussi par
curiosité, pour comprendre ce qu’est un tel monstre fabuleux et
112
comment il se voit lui-même .

Mais une seconde conséquence du rôle de la science dans la fabrication


du fils est que celui-ci peut rejouer dans la science cette relation au père, y
refaire ce qu’a fait le père. Ainsi, c’est dans les mêmes termes, en référence
au même mythe, que Wiener décrit la création du fils par le père et la
création scientifique par le fils. Pygmalion donne dans les deux cas le
modèle du créateur.

Galatée a besoin de son Pygmalion. Que fait le sculpteur sinon


éliminer le surplus de marbre dans le bloc et, avec son propre
cerveau et son propre amour, faire prendre vie à cette figure 113 ?

Ces deux phrases concernent la fabrication du fils par le père, création


qui est comparée à une œuvre d’art, alors que le passage suivant se rapporte
au travail mathématique comme acte créatif :

Les récompenses [que donnent les mathématiques] sont exactement


de la même nature que celles de l’artiste. Voir une matière difficile,
qui n’admet pas le compromis, prendre une forme vivante, un sens,
c’est être Pygmalion, que cette matière soit de la pierre ou de la
logique, qui est dure comme la pierre 114.

S. Heims a raison de rapprocher de tels passages : les mathématiques


donnent au fils l’occasion de prendre la place du père, un rôle que Wiener
illustre curieusement par la figure de Pygmalion. Mais il faut aller plus loin.
Ce n’est pas seulement dans ses mathématiques que Wiener se trouve dans
la position du créateur donnant vie et forme à une matière inerte mais aussi,
et surtout, dans la cybernétique. Et l’image alors qui semble s’imposer et
que cache la figure de Pygmalion est celle de Frankenstein. Car, dans la
cybernétique et comme Frankenstein, Wiener forme en effet une créature
artificielle, une sorte de monstre : un homme-machine, une image de
l’humain comme machine.
La cybernétique vise à produire un langage, des concepts, des
distinctions, qui s’appliquent aussi bien à l’humain qu’à la machine. Elle
permet de décrire la machine à partir des caractères humains, de lui
attribuer un comportement téléologique, une mémoire, une personnalité. Et,
inversement, elle conduit à penser l’humain à partir de la machine, étudier
l’humain en prenant pour modèle la machine. Dans ce langage commun à
l’homme et à la machine, se constitue un être à deux faces qui ne coïncident
pas tout à fait : une machine humaine et un homme-machine. Cet objet
bizarre, ce serait, en dernier ressort, la créature du savant, son enfant
littéralement.
Il faudrait conclure que la machine logique, la machine de la science
représente un terme sur lequel se reproduit la relation au père. Comme le
père forme son fils, ce qui en fait une sorte de monstre, le fils forme lui-
même sa créature, une machine qui est elle aussi monstrueuse et représente
un humain diminué.
Il y a sans doute une difficulté. L’autobiographie de Wiener met en
scène une certaine relation entre père et fils. Plusieurs passages, la
récurrence de la référence à Pygmalion par exemple, rapprochent cette
relation entre père et fils de celle qui se noue entre le sujet et l’objet de
science, la machine en l’occurrence. Mais quelle valeur peut prendre cette
thématisation de la machine ? Nous n’avons pas forcément eu un père
comme celui de Wiener. En admettant que le rôle que Wiener donne à ses
machines lui permette de reproduire une relation à son père, n’est-ce pas un
phénomène subjectif, une affaire personnelle, qui ne dirait rien de la
fonction, de la signification des machines dans la science ? À mes yeux, la
prégnance des modèles littéraires, Pygmalion, Frankenstein, établit pourtant
l’objectivité de cette interprétation. L’existence même de la figure de
Frankenstein qui nous est commune, que nous partageons, montre que toute
relation du père au fils est susceptible de prendre cette forme, de même que
toute relation du sujet de science à la machine scientifique. La machine de
la science est l’enfant difforme que l’on produit en prenant dans la science
la place du père. Sans doute, ce n’est qu’un aspect de la machine. Elle a
d’autres significations, peut-être contradictoires. Elle se définit sur d’autres
plans, comme un réseau neuronal, ou une machine de Turing, en logique où
l’on ne parle pas de père et de fils. Mais, dans ses différentes aventures, elle
emporte avec elle cette signification que fixe le modèle de Frankenstein.

Mutilations, vivisections
Wiener a fréquenté des psychanalystes. Il connaissait les textes de Freud
et, au début de son autobiographie, reconnaît qu’« une grande part de [cet
ouvrage] est consacrée au thème très freudien du conflit père-fils ».
Cependant, le savant tient à marquer sa distance avec Freud. Il prend soin
d’avertir son lecteur :
Que [celui-ci] ne s’y trompe pas : la ressemblance entre de
nombreuses idées de ce livre et certaines des notions de Freud n’est
pas une coïncidence. Et, s’il a l’impression qu’il pourrait traduire
mes énoncés dans le jargon freudien, il doit prendre en compte que
j’ai bien conscience de cette possibilité et l’ai rejetée
délibérément 115.

Oublions donc le vocabulaire freudien. J’ai évoqué plus haut le père de


Sidis, qui éduquant son fils scientifiquement opérait sur celui-ci une sorte
de vivisection. Wiener est fasciné par la vivisection que, comme dans le
passage ci-dessus, il associe étroitement à la science.
Le père de Wiener, Leo, a adopté durant une année d’étude à Berlin des
principes tolstoïens et, sa vie durant, reste fidèle à l’interdiction de boire de
l’alcool, de fumer du tabac et de manger de la viande qu’impliquait la
doctrine de Tolstoï. Leo est végétarien et profondément préoccupé par les
différents traitements auxquels les animaux sont soumis. De sorte que la
maison des Wiener est remplie de tracts contre la vivisection montrant des
animaux torturés. Sans Tolstoï, se souvient Wiener,

je n’aurais pas été élevé comme un végétarien, n’aurais pas vécu


dans une maison entourée d’horribles (à faire se dresser les cheveux
sur la tête) tracts végétariens contre la cruauté envers les animaux et
n’aurais pas été soumis aux nombreux préceptes et à l’encombrant
exemple de mon père sur ces sujets 116.

Le jeune Norbert est « terrorisé », « terrifié » par l’idée de la


mutilation : le forgeron qui a un orteil difforme, un volet fermé qui fait
penser à un œil aveugle, suffisent à l’effrayer 117. En même temps, son père
le laisse librement fouiller dans les bibliothèques, et l’enfant puis
l’adolescent cherche dans les livres de médecine et de biologie des images
de difformités, ou des récits d’exécution par l’électricité. « Ces livres
éveillaient ou rappelaient en moi des émotions de douleur et d’horreur et,
pourtant, me montraient que ces émotions étaient liées à celles de
plaisir 118. »
Ou encore,

la biologie peut exercer une fascination morbide sur le jeune


étudiant. Sa légitime curiosité est mêlée à un intérêt prurigineux
pour le douloureux, le dégoûtant. J’avais conscience de cette
confusion dans mes propres motivations. J’ai dit qu’il y avait des
passages dans mes livres, traités scientifiques ou contes de fée, que
je passais rapidement d’abord mais sur lesquels je revenais de temps
en temps avec un plaisir sinistre. Les tracts contre la vivisection qui
encombraient notre table de travail grandissaient ma confusion par
119
leur exagération .

Wiener a douze ans. Il étudie alors la biologie et les mathématiques à


l’université. Il a choisi ces matières en partie parce qu’il y avait distancé
son père 120, ce qui lui épargnait ses terribles leçons. Un jour, avec deux ou
trois compagnons, le jeune étudiant vole un cobaye dans le laboratoire et
tente sur lui quelque expérience in vivo, sur l’artère fémorale, une
vivisection donc durant laquelle l’animal meurt. Norbert passe « devant le
tribunal de sa propre conscience ». Et il y est reconnu coupable. Ce n’était
pourtant qu’un cobaye, un cochon des Indes.
L’épisode illustre parfaitement le thème de la science meurtrière et celui
de la culpabilité du savant, qui sous-tendent également le récit de la re (dis)
parition de Lilienblum/Posner.
L’image de la vivisection, de l’opération chirurgicale, revient du reste
souvent dans les nouvelles. Le meilleur exemple figure dans The Day of the
Dead. La nouvelle, évoquée plus haut, se passe au Mexique dans un
laboratoire de recherche. Un savant américain, un certain Smythe qui
travaille pour le compte d’une riche fondation, un agent de la « science à un
million », vient l’inspecter et vérifier que les travaux des Mexicains
méritent les subventions qu’on leur verse. Le directeur du laboratoire, le Dr
Rodriguez, souffre sa présence en silence. C’est le Dr Vasquez qui verse du
curare dans le café du savant américain, ce qui va le paralyser sans lui faire
perdre conscience, pendant que l’autre le découpe, par pure cruauté.
Smythe, immobilisé sur la chaise, pourra lui-même observer l’opération que
Vasquez s’apprête à accomplir :

« Voyons voir comment vous allez. » Il retourna les paupières de


Smythe et scruta les pupilles. Il tâta les muscles de son invité qui
s’étaient inexplicablement amollis. L’invité s’agitait, tentait
quelques mouvements comme s’il avait voulu se redresser sur sa
chaise. Des sons inarticulés sortaient de sa bouche. Vasquez
s’occupait à défaire la chemise de Smythe pour y fixer un système
d’électrodes […] Il prit un deuxième système d’électrodes et après
avoir soigneusement examiné le crâne de Smythe, il lui ajusta une
sorte de casque. Ensuite, il s’assit sur une chaise confortable, sortit
une boîte à cigares et alluma un havane d’aspect luxurieux. Il tira
une ou deux bouffées luxurieuses 121.

La description de l’opération dure un peu plus d’une page. Le résumé


de la nouvelle met cette scène au centre et l’explicite : le savant mexicain
« utilise sa victime comme matière première pour un épisode de vivisection
humaine, dans le but de tester une variante du curare qui peut être
administrée oralement 122 ».
Dans une autre nouvelle, un neurologue, le Dr Cole, en vient à opérer
un patron de la Mafia, surnommé « le Cerveau », qui a été blessé à la tête
justement. On lui a promis 50 000 dollars mais Cole hésite. Il faut dire que,
quelques années auparavant, le Cerveau a tué la femme et l’enfant du
médecin. Finalement, celui-ci l’opère. Il soigne la blessure mais en profite
pour lobotomiser le Cerveau. L’opération terminée, les acolytes du mafioso
reviennent dans la pièce : « Cole ne dit rien. Ils lui donnèrent
50 000 dollars. Le Cerveau commença à marmonner à travers ses
pansements : “Donnez-lui 100 000, les gars, je me sens bien 123.” »
Comparé à Smythe, Lilienblum/Posner, le savant qui re (dis) paraît, s’en
sort bien finalement : un coup de revolver au lieu d’une lente mise à mort.
Mais, en réalité, un abîme sépare Lilienblum/Posner de Smythe et
De Gratiansky de Vasquez. C’est que, dans The Day of the Dead, le
meurtrier, Vasquez, serait du côté des « bons » savants, du même côté que
Lilienblum/Posner, alors que Smythe se rangerait avec De Gratiansky parmi
les savants de la nouvelle science. Smythe est un argentier de la science,
hautain et désagréable comme De Gratiansky : « certaines personnes parlent
comme si elles avaient les confidences du Seigneur mais ce foutu Smythe
parlait comme si le Seigneur devait avoir les siennes 124 ».
Petit, chauve, sûr de lui, engoncé dans sa chemise rigide comme dans
une carapace, Smythe ne ressemble pas à son bourreau. Le Dr Vasquez est

un homme entre trente et quarante ans, latin, sombre de peau, très


beau. Il porte une grande moustache dont il est très fier, il est
gentiment arrogant, toujours de bonne humeur, sans aucune trace de
sérieux. C’est un homme que l’on ne peut pas s’empêcher d’aimer,
quoi qu’il fasse 125.

Le Dr Cole, ce neurologue qui lobotomise son patient à son insu, est


également un bon médecin, qui n’a que faire de l’argent des mafieux.
Lilienblum/Posner est mis à mort, parce que c’est ce que font les
mauvais savants : ils tuent. La vivisection, qui, c’est vrai, peut conduire à la
mort, est en revanche une opération qu’accomplissent les bons savants.
Dans les nouvelles de Wiener, la vivisection est une opération sympathique.

Une lettre
Je ne connais dans le corpus de Wiener qu’une exception, un exemple
de vivisection opérée par la mauvaise science, et dont le bon savant est, ou
risque d’être, la victime. Wiener répond à son éditeur qui vient de refuser la
première version de l’autobiographie. La lettre fait jouer plusieurs images à
contre-emploi en même temps qu’elle en éclaire la signification. Wiener
veut avant tout se justifier d’avoir écrit ce récit de son enfance que l’éditeur
critique : « Je dis ces choses et j’ai écrit mon livre parce qu’il y a quelque
chose en moi qui demande à ce que je parle et écrive. »
C’est, dans cette lettre, que les mathématiques ne suffisent pas à
l’expression du sujet. Le mathématicien ne peut pas dire dans les
mathématiques tout ce qu’il a à dire. Il ne peut pas s’y exprimer
entièrement. La comparaison du mathématicien avec le sculpteur, dont
Pygmalion donne souvent le modèle, revient pour prendre un sens négatif.
Le mathématicien, comme le sculpteur, travaille un matériau froid, lequel
ne permet pas de rendre la vie qui anime l’humain.

J’ai travaillé dans le médium austère et exigeant des mathématiques


dont la beauté tient à ce qu’elles transforment la froide logique en
des formes contraignantes, pleines de sens, mais j’ai fait cela tout en
restant un homme avec de la chaleur dans ses veines, de même que
l’âme du sculpteur ne prend pas nécessairement la froideur et la
dureté du marbre qu’il façonne.
Le risque serait alors de croire que la science, et surtout la science de
notre époque, la science à un million, suffit à l’homme. Ce serait se mutiler
soi-même, s’ôter une part de soi-même. C’est bien sans doute ce que
l’époque attend du savant, ou ce dont elle tente de le convaincre : qu’il en
reste à ce savoir partiel, incomplet, dont les ambitions sont matérielles et
non plus intellectuelles.

Notre temps est un âge byzantin, un âge d’épigonie, qui partage la


haine et la peur byzantine de l’homme entier. Byzance choisissait
ses fonctionnaires parmi les chambellans mutilés de la cour royale.
Nous dirigeons notre couteau directement sur le cerveau. Une forme
de lobotomie frontale, au moyen d’une épingle, est devenue une
procédure courante chez les psychiatres, et ce manque de respect
pour l’intégrité du cerveau chez ceux que la société considère
comme inadaptés [misfits] n’est que l’extension grotesque d’une
politique qui nourrit ses scientifiques d’un demi-savoir de façon à
en faire les agents serviles de la politique formulée par nos
véritables héros, les businessmen, et les menace de toutes les peines
s’ils ont la présomption de réfléchir à la nature et aux conséquences
des politiques destructrices qu’on leur demande de mettre en
place 126.

La lettre reprend la critique de la mauvaise science, au service de la


guerre et nourrie par l’argent, pour lui donner une tout autre radicalité. Car,
ici, la mauvaise science ne fait qu’accentuer une partialité, une insuffisance
fondamentale de la science mathématique, qui, alors même qu’elle est
conduite par le savant intègre, ne le laisse pas pleinement s’y exprimer. De
sorte que la science doit être complétée par un discours d’un autre genre,
l’espèce de confession que représente l’autobiographie. Ainsi, la science est
encore associée à une vivisection, dont la nature est ici précisée, mais le
couteau s’est retourné contre le bon savant.
Les éléments habituels du discours de Wiener réapparaissent dans cette
lettre, la critique de la science de l’argent, le mythe de Pygmalion, l’image
de la vivisection. Et, pourtant, leur sens est détourné. On pourrait penser à
un Hyde reprenant les vêtements, la fortune, les relations, la matière de la
vie du Dr Jekyll, pour en faire autre chose.
Il faudrait peut-être à nouveau distinguer la version de Wiener et celle
de W. Norbert, son double. Le premier voudrait croire que, lorsqu’elle est
meurtrière, qu’elle produit des bombes ou qu’elle transforme l’humain en
une machine, la science n’exprime pas la subjectivité du savant et laisse la
place pour un autre langage, littéraire et critique. Et, pourtant, quand le
premier lui confie la plume, le second, l’auteur littéraire, commence par
poser que la formule exprime tout entier le savant et que la science,
lorsqu’elle se tourne vers l’humain du moins, est une opération dangereuse,
une sorte de vivisection, qui mutile ce qu’elle touche.

La psychanalyste et l’éditeur
Wiener envoie le manuscrit de son autobiographie à sa psychanalyste du
moment, Janet Rioch, pour lui demander s’il doit omettre certains passages.
Elle remarque :

Cher Dr Wiener, […] Les passages qui me préoccupent un peu


concernent vos descriptions et discussions du facteur de plaisir dans
l’expérience de vivisection [la vivisection du cobaye évoquée plus
haut] et celles de la peur et de la fascination en relation au concept
de mutilation. Vous dites quelque part que Freud a bien décrit ou
plutôt expliqué ces choses. Les freudiens attribueraient, je crois, ces
sentiments, en particulier la peur, à une « angoisse de castration ».
En réalité, je ne pense pas que cela rende compte du phénomène
d’une peur excessive de la mutilation 127.

À la réception de cette lettre, le savant écrit immédiatement à son


éditeur pour qu’il élimine les passages concernés. Celui-ci lui répond :

Cher Dr Wiener, […] S’il y a de bonnes raisons psychiatriques […]


pour l’omission de l’épisode de la vivisection, c’est bien entendu
suffisant pour que nous l’omettions. Sinon, je préférerais le laisser à
sa place, parce qu’il est d’un intérêt considérable 128.

Et Wiener a conservé l’épisode, se contentant d’expliciter au début du


texte ses distances par rapport au « jargon » freudien. Ce qui montre, je
suppose, qu’il accorde plus de confiance à son éditeur qu’à sa
psychanalyste. Et sans doute aussi qu’il place les deux sur le même plan.

La patte de singe
Il est remarquable que Wiener ne cite jamais Frankenstein.
Indépendamment du rapport à son père, et de la similitude de cette relation
telle que Wiener la retrace avec celle qui lie le docteur à sa créature, la
référence semblerait s’imposer. La question que pose Wiener, de savoir si
les créatures que nous avons produites (les usines automatiques par
exemple) peuvent se retourner contre nous, est au centre de cette sorte de
mythe. Les journalistes qui interrogent le savant lui proposent le cas de
Frankenstein. Pourtant, Wiener l’ignore et répond à côté. Pourquoi cette
absence ? L’image de Frankenstein est-elle trop évidente ? Ou bien manque-
t-il un élément à cette histoire ?
La référence privilégiée des textes cybernétiques est une nouvelle de W.
W. Jacobs, La Patte de singe. Cette relique qu’achète un père de famille est
supposée pouvoir accomplir trois souhaits. Le père demande d’abord de
l’argent. Le lendemain, le contremaître de l’usine vient lui proposer une
grosse somme d’argent pour le dédommager : le fils a eu un accident et il
est mort. Le père demande que son fils revienne. Au petit matin, le fils,
mort, dans son corps horriblement mutilé, vient frapper à la porte. Le père
terrifié demande à la patte de singe à ce que le fils reparte. C’est le
troisième souhait.
Wiener compare la technique à la patte de singe : elle réalisera ce que
nous lui demandons mais il nous faut bien réfléchir à ce que nous voulons
lui demander. Cette idée, de bon sens finalement, exige-t-elle cette
présentation macabre ? Wiener tire-t-il tout le sens de la nouvelle de
Jacobs ? Comprend-il lui-même pourquoi elle le fascine ? En tout cas, la
nouvelle met encore en scène un père, un fils et une mutilation. Cependant,
par rapport à la figure de Frankenstein, la nouvelle de Jacobs porte l’accent
sur d’autres points, l’argent et surtout l’importance des énoncés que formule
le père. L’image du père dans la nouvelle de Jacobs peut résonner dans
l’univers de Wiener en deux sens opposés. D’une part, le père a, grâce à la
magie du talisman, mutilé et tué son fils, comme nous, et avant tout le
savant, risquons par la technique de mutiler et de tuer l’humain. Mais,
d’autre part, la silhouette de ce père prononçant des formules magiques au-
dessus de la patte de singe peut rappeler celle du père de Wiener énonçant
des lois morales au-dessus des tracts contre la vivisection. Et le problème,
pour Wiener, est peut-être toujours de savoir si (ou le problème réside dans
la crainte que) la cybernétique tombe sous le coup de ces lois.
À nouveau, le point sur l’enquête
Voici l’histoire en résumé. Le jeune Norbert se lance dans les
mathématiques et la biologie où son père ne peut pas le suivre. Il peut y
« essayer ses ailes 129 ». Il peut aussi y tenter toutes sortes d’expériences,
réelles ou fantasmatiques, qui seraient interdites ailleurs. Il finit par se
concentrer sur les mathématiques mais n’oublie jamais la biologie. La
cybernétique se développe à l’entrecroisement des mathématiques et d’une
certaine biologie. Le savant y dessine ses chefs-d’œuvre : toutes sortes de
créatures bizarres mi-mécaniques, mi-humaines. À la fin, il a donc
recommencé le même jeu que son père lui semble avoir joué avec lui :
produire une créature artificielle forcément incomplète, laquelle finit par le
menacer.
Je veux souligner plusieurs points qui me semblent éclairer le problème
du savant disparu.
1. La machine cybernétique, la machine de la science apparaît au regard
du sujet comme le terme d’une relation réactualisée du père à son fils.
2. Pour cette raison même (parce que c’est, dans l’univers de Wiener, ce
que les fils sont aux pères), la machine est une image du sujet, mutilée
ou monstrueuse.
3. En conséquence aussi, elle est susceptible de se retourner contre celui
qui l’a produite.
4. La science, et les savants, à la fois, mutilent ce qu’ils produisent et, par
ce qu’ils ont produit, mettent l’humanité en danger. Ce n’est pas
seulement le fait des mauvais savants, ceux qui fabriquent des bombes
pour de l’argent. On l’a vu, le savant « dévoué à la science » est « prêt à
commettre un acte de vivisection […] sur son propre enfant » : il est
« coupable d’un crime capital ».
Dr Wiener, un commentaire ?

Le Dr Wiener ne voit pas pourquoi [les nouvelles machines] ne


pourraient pas apprendre par expérience, ou comme des enfants
précoces, monstrueux, passant à toute vitesse les classes du collège.
[…] L’homme, pense-t-il, est en train de se recréer lui-même, à sa
130
propre image, monstrueusement agrandie .

Je ne sais pas si Wiener a effectivement décrit les nouvelles machines,


les « cerveaux mécaniques », en ces termes mais le journaliste a
parfaitement rendu ce qu’est la machine pour le savant : un portrait de soi
en enfant monstrueux.
CHAPITRE 6

Les aventures apocryphes


de la machine cybernétique

L’affaire du joueur d’échecs


Le Turc regarde son adversaire dans les yeux en même temps qu’il
déplace les pièces sur l’échiquier. Son visage reste absolument impassible.
C’est, dit-on, troublant, et souvent le joueur en face s’y laisse prendre. Il
commet des erreurs, le Turc en profite et gagne la partie.
Bien sûr, tout le monde se demande s’il y a quelqu’un dans le Turc.
C’est un buste posé sur une sorte de table où se trouve son mécanisme : un
automate à jouer aux échecs, et l’on ne sait pas si la machine joue
réellement aux échecs ou bien si ses coups sont commandés par un être
humain, qui tiendrait le rôle de l’âme dans la machine en quelque sorte. Son
premier propriétaire, et constructeur, le baron von Kempelen est ambigu à
ce sujet mais ne dévoile pas son secret. Il vend sa machine, et son secret, à
Maelzel, qui part en tournée avec le Turc aux États-Unis.
Il est essentiel pour Poe qu’une machine ne puisse pas jouer, ni aux
échecs, ni à aucun jeu où les coups du joueur doivent répondre à ceux de
l’adversaire. Donc, apprenant l’existence du Turc, Poe enquête, et enquête
au sens propre, en suivant à bien des égards les méthodes du détective,
Auguste Dupin, qu’il invente dans ses nouvelles policières 131. Il entend
d’abord établir a priori qu’aucune machine ne peut jouer aux échecs. Puis il
observe la mise en scène de Maelzel, la façon dont il exhibe son automate
et, de fait, met en évidence la supercherie. Ou, plus exactement, il montre
comment l’être humain intervient dans le dispositif de Maelzel. Il isole le
moment où un humain de petite taille peut entrer dans l’espèce de placard
qui soutient le Turc pour guider alors la main, et le coup, de la machine
pendant la partie.
Seul un être humain peut jouer. Et, pour bien jouer, comme le fait le
détective, il faut utiliser une méthode particulière que Poe appelle l’analyse.
Celle-ci consiste à se mettre à la place de son adversaire : à la place, c’est-à-
dire non seulement dans la situation objective de l’adversaire (en
s’attribuant par l’imagination les pièces et la position de l’adversaire au jeu
d’échecs par exemple) mais aussi dans la posture intellectuelle de
l’adversaire. Il faut mesurer son degré d’intelligence, son habileté, saisir ses
tournures psychologiques et les reprendre à son propre compte : se faire soi-
même autre pour prédire quelles seront les actions de l’autre. Ainsi,

[…] l’analyste entre dans l’esprit de son adversaire, s’identifie à lui,


et souvent découvre d’un seul coup d’œil l’unique moyen – un
moyen quelquefois absurdement simple – de l’attirer dans une faute
132
ou de le précipiter dans un faux calcul .

Dans La Lettre volée, Dupin raconte sa rencontre avec un enfant qui


jouait et gagnait au jeu du pair et de l’impair. On choisit un nombre pair, ou
impair, ou l’on prend, dans sa main gauche ou dans sa main droite, une bille
et l’adversaire doit deviner si le nombre est pair, ou impair, si la bille est
dans la main gauche, ou la main droite. Puis on inverse les rôles, et ainsi de
suite. Est-ce un jeu de hasard ? Le premier coup, bien sûr, se joue au hasard.
Mais, ensuite, il faut utiliser l’analyse : l’autre a dit « main droite », il avait
raison, que va-t-il dire maintenant ? L’enfant qu’évoque Dupin s’efforce de
prendre le visage de son adversaire et, ce faisant, sa tournure d’esprit, pour
suivre le cheminement de ses pensées : « C’est, conclut le narrateur, une
identification de l’intellect du raisonneur à celui de son adversaire 133. »
Sans doute, lorsque Poe entend montrer a priori qu’une machine ne
peut pas jouer aux échecs, ses raisonnements sont faux. Le baron von
Kempelen n’a pas la technique pour construire un tel automate mais ce
n’est qu’une question de fait. Un automate joueur d’échecs est en principe
possible. À l’époque de Poe, le mathématicien anglais Charles Babbage en
est du reste bien convaincu, j’y reviendrai. En tout cas, depuis la fin des
années quarante, la question ne se pose même plus. Nos ordinateurs peuvent
jouer aux échecs. Et ce sont des machines, qui utilisent sans doute une
technique différente (fondée sur l’électricité et, pour les premiers
ordinateurs, le tube à vide) mais dont les architectures, et les programmes,
sont comparables à ceux qu’imaginait Babbage. Nos ordinateurs sont des
contre-exemples à la démonstration de Poe.
Que se passe-t-il lorsque nous jouons contre une machine ? Pouvons-
nous encore « analyser » au sens de Poe, nous projeter dans « l’intellect »
de notre adversaire mécanique ? Et devons-nous considérer que la machine
analyse dans le même sens ? Ou bien faut-il entièrement renoncer à l’idée
d’analyse, avec son soubassement psychologique, telle que la définit Poe ?
Il y aurait différentes façons de répondre à ces questions. L’une d’elles
serait de tenter une sorte de phénoménologie du jeu, nous demander donc
quelle est notre expérience lorsque nous jouons 134. Ce n’est pas la voie que
je suivrai. Je resterai dans un cadre historiographique pour opposer deux
perspectives sur ces questions : celles de Wiener et de Lacan. Wiener et
Lacan donnent au problème de la psychologie des machines deux réponses
antithétiques. Pour amener la machine au niveau de cette analyse
psychologique que Poe place au centre du jeu, Wiener psychologise la
machine et Lacan dé-psychologise l’analyse.
Mon but, à travers une enquête sur le meurtre d’un savant disparu, est
d’examiner les racines, le contexte imaginaire de la machine cybernétique.
J’ai discuté de certains textes de Freud pour montrer comment un concept,
un objet scientifique peuvent se prêter à une interprétation qui déborde leur
sens technique et réactive leurs résonances dans la littérature
contemporaine, comme dans la vie du savant. J’ai voulu illustrer ceci à
partir de l’autobiographie de Wiener. Mais il me faut maintenant faire un
nouveau détour. Dans le sillage de Freud, dans la perspective d’un retour à
Freud, Lacan fait référence, au milieu des années cinquante, à la
cybernétique et donne une place centrale à ses machines. Il s’agit
d’examiner le sens de la machine dans la psychanalyse de Lacan (à cette
époque du milieu des années cinquante) et de savoir si celle-ci peut éclairer
la machine cybernétique ou l’entraîne plutôt dans de nouvelles aventures,
auxquelles du reste la machine cybernétique peut se prêter, ou non. Le
détour par les séminaires de Lacan permettra du moins de préciser les
objectifs et la portée de cette enquête sur la machine cybernétique.
Lacan et Wiener utilisent l’un et l’autre la figure de l’automate à jouer,
que Poe a d’abord mise en scène dans Le Joueur d’échecs de Maelzel. Une
question sur laquelle il faudra revenir concerne la présence récurrente des
personnages de Poe, le détective, cette machine à jouer, dans l’univers
cybernétique.

Comment jouer contre une machine ?


Wiener a lu Poe, son enquête sur le Turc en particulier. Il ne voit dans la
solution que propose Poe « aucune originalité 135 ». C’est que celle-ci est
fausse. Wiener connaît des machines qui jouent. Il réfléchit sur leur
mécanisme. Mais le savant semble accepter l’idée de Poe, selon laquelle le
jeu d’échecs suppose une analyse de la personnalité de l’adversaire, y
compris lorsqu’il implique une machine.
La véritable nouveauté dans les ordinateurs n’est pas qu’ils puissent
jouer. Les machines du XIXe siècle, conçues sur le modèle du métier à tisser,
celles de Babbage par exemple, auraient pu jouer à des jeux simples. Mais
l’ordinateur a une mémoire telle qu’il peut apprendre, pour jouer de mieux
en mieux. Il peut par exemple commencer par jouer au hasard, dans le cadre
qu’imposent les règles du jeu : déplacer les pièces sur l’échiquier selon les
règles habituelles mais sans « réfléchir » à ses coups. Cependant, il garde en
mémoire les coups (que ce soient les siens ou ceux de son adversaire) qui,
dans telles et telles circonstances, ont finalement conduit à la victoire, et
dans les mêmes circonstances, reproduit ces coups. Ainsi, à force de jouer,
la machine s’entraîne. Elle améliore ses stratégies. Elle prend une
« inquiétante astuce 136 ». En fait, elle commence par adopter certains
aspects de la « personnalité » de son adversaire pour gagner sa propre
personnalité.

Il ne sera pas du tout facile pour le joueur humain d’être certain


qu’il joue contre une machine et non contre une personne 137.
Supposons que la machine garde en mémoire les parties précédentes
que vous avez jouées, et mesure en fonction de vos résultats
antérieurs quelle sorte de stratégie sera le plus vraisemblablement
couronnée de succès. Vous commencerez bientôt à sentir que la
machine a développé une sorte de personnalité 138.

Dans ce dernier passage, Wiener esquisse une expérience de pensée où,


la machine étant entraînée par un unique adversaire, « vous », dont elle
apprend peu à peu aussi bien à reproduire qu’à contrer les coups, « vous »
commencez à lui reconnaître une « sorte de personnalité ». Quelle
personnalité ? Cette personnalité que « vous » attribuez à votre adversaire,
sans savoir forcément que « vous » affrontez une machine, n’est qu’une
image en miroir de votre propre personnalité, un double mécanique. La
figure du double, déjà rencontrée avec la créature de Frankenstein et le
personnage du fils dans la relation père-fils telle que la décrit Wiener,
réapparaît ici : un autre créé par l’homme à son image et entrant en
concurrence avec lui. Sauf que « vous » ne savez pas, n’avez pas
conscience, que vous avez vous-même formé votre adversaire.
En tout cas, « vous », le joueur de Wiener, pouvez reprendre la méthode
analytique du détective de Poe. Puisque la machine a acquis une
personnalité, « vous » pourrez donc chercher à vous identifier à votre
adversaire pour deviner les coups qu’il prépare. Le jeu prend quelque chose
de paradoxal si la machine n’a appris à jouer qu’avec « vous » : ce sont
alors d’abord « vos » coups que la machine a en tête, les coups que « vous »
lui avez appris, de sorte qu’il « vous » faut « vous » faire autre que « vous-
même » pour gagner contre ce double.
Lacan adopte une perspective opposée à celle de Wiener. Psychologiser
la machine, lui attribuer une personnalité serait une illusion. Si la machine
joue, si la machine peut même gagner, c’est que cette analyse au centre du
jeu ne se développe pas au niveau psychologique. Lacan discute, plutôt que
des échecs, du jeu du pair et de l’impair dans La Lettre volée, avec cet
enfant qui imite la physionomie de son adversaire pour deviner son état
d’esprit. Or la possibilité de jouer avec une machine, la possibilité qu’une
machine gagne semble rendre inutile cette analyse psychologique. La
machine n’analyse, ni ne se laisse analyser au sens de Poe : il s’agit plutôt
de reconnaître des régularités, d’établir des lois dans la succession des
choix, pairs ou impairs :

Qu’est-ce que c’est que de jouer avec une machine ? La


physionomie de la machine, si avenante que nous la supposions, ne
peut être d’aucune espèce de secours en cette occasion. Aucune
façon de s’en sortir par voie d’identification. On est donc d’emblée
projeté dans la voie du langage, de la combinatoire possible de la
machine 139.

Dans le séminaire de l’année 1954-1955, Lacan s’appuie sur le modèle


de la machine et, plus particulièrement, sur la machine cybernétique pour
établir la possibilité d’une analyse au niveau du symbole, de la
combinatoire qui ne ressortit pas au registre psychologique. Le fait qu’une
machine puisse jouer et gagner tend à montrer que l’on peut faire du sens,
c’est-à-dire découvrir des régularités, des lois dont le sujet peut n’avoir pas
conscience, dans la succession des symboles, pair ou impair, gauche ou
droite, 0 ou 1, sans en passer par la psychologie. « La machine moderne »
est un « symbole construit » ou quelque chose « d’acéphale » en quoi « le
140
sujet en tant qu’il parle peut entièrement trouver sa réponse ». La
machine de la cybernétique manifeste ce que Lacan appelle l’autonomie du
symbolique.
Lacan fait bien référence à la cybernétique, et à ses machines, mais c’est
à contre-emploi : les machines, les concepts, empruntés à la cybernétique
prennent dans les textes de Lacan une autre portée que dans ceux de
Wiener. L’influence de la cybernétique, et de Wiener en particulier, sur
Lacan est ambiguë. Dans cette mesure, les travaux de C. Fontaine,
R. Le Roux, L. H. Liu me semblent surestimer l’influence de Wiener sur
141
Lacan . Celui-ci s’empare des objets cybernétiques mais les arrange dans
un schéma tout à fait différent. Il leur donne de nouvelles fonctions qu’il
s’agit de cerner et qui ont leurs conséquences quant au statut du symbolique
et de l’imaginaire.
En tout cas, le problème n’est pas de savoir lequel, de Lacan ou de
Wiener, a raison et dans quelle mesure la machine à jouer peut « développer
une personnalité » ou doit rester quelque chose « d’acéphale ». Wiener et
Lacan travaillent surtout sur des machines imaginaires, qui n’existent que
dans les histoires. Elles ont sans doute des antécédents dans le monde réel :
Maelzel a bien fait tourner le Turc dans quelques villes américaines et
Wiener a pu jouer aux échecs sur l’un de ces énormes ordinateurs que l’on
voit sur les photographies des années cinquante. Mais les figures que
prennent ces machines dans les textes ne reflètent pas des caractéristiques
réelles. L’ordinateur de Wiener n’a pas de « personnalité ». Le savant
américain le sait parfaitement. Il soutient seulement que, dans un futur
proche, avec une technique perfectionnée et des joueurs assidus qui
entraînent la machine, celle-ci développerait une personnalité. Il imagine
donc une histoire, une courte anticipation, et Lacan en imagine une autre,
où les machines demeurent parfaitement impersonnelles, dans une radicale
neutralité. Rien n’impose que l’une de ces histoires soit vraie et l’autre
fausse, que l’une touche le réel de plus près que l’autre.

La première machine de Lacan


L’automate, la machine, intervient en trois points cruciaux du dispositif
lacanien, y prenant à chaque fois des fonctions différentes. Dès « Le stade
du miroir », et par conséquent dans les années trente, avant la cybernétique,
Lacan situe l’automate dans la série des images auxquelles le sujet humain
peut s’identifier. Le psychanalyste entend montrer comment le sujet humain
fait l’unité de son corps en s’aliénant dans une image. Le corps, dans sa
donnée immédiate, chez le petit enfant, est morcelé, consistant en un simple
divers de sensations et d’appétits. Il n’acquiert une unité que de l’extérieur,
lorsque l’enfant le reconnaît comme un objet dans une image : l’enfant se
reconnaît dans le miroir, c’est-à-dire identifie le corps qui lui est donné de
l’intérieur comme divers, à cet objet qui lui correspond dans le reflet. Mais
cette reconnaissance dans le miroir est une première aliénation, puisque le
sujet humain se constitue en référence à un extérieur, en intégrant à lui-
même une image extérieure. Et cette aliénation, poursuit Lacan, n’est que la
première d’une série :

elle est grosse encore des correspondances qui unissent le je à la


statue où l’homme se projette comme aux fantômes qui le dominent,
à l’automate enfin où dans un rapport ambigu tend à s’achever le
142
monde de sa fabrication .

L’automate est ici l’une des images dans lesquelles le sujet se reconnaît,
un des éléments entrant dans un moi imaginaire, au même titre que le reflet
dans le miroir. Le sujet se voit comme un corps unifié dans un miroir,
comme un automate dans cette espèce de miroir que lui tendent la science et
bientôt la cybernétique.

Une deuxième machine


Les cybernéticiens se fabriquent de petites machines, qu’ils soient
bricoleurs ou qu’ils aiment les jouets. Wiener, que les journaux comparent à
un père Noël, a la sienne. Elle figure en évidence sur le bureau du savant,
dans le portrait pour le magazine Life (reproduit en couverture de ce
volume). Elle porte un nom, Palomilla, qui signifie papillon en espagnol.
Elle dispose d’un interrupteur et, selon la position de l’interrupteur, se
dirige vers la lumière, comme un papillon de nuit, ou la fuit comme une
punaise.
Mais le plus célèbre des automates de compagnie est la tortue de
W. Grey Walter. Celui-ci représente le pôle britannique de la cybernétique
et construit la première version de sa tortue dans son garage à la fin de la
guerre 143. Il ne cessera de l’améliorer. La tortue est d’abord attirée par la
lumière mais elle est aussi capable de contourner les obstacles. Elle cherche
à rejoindre sa niche et à se rebrancher lorsque ses batteries se vident.
W. Grey Walter lui installe ensuite sur le dos une lampe, qui s’éteint lorsque
la tortue rencontre une lumière. Il la lâche devant un miroir. La tortue capte
sa propre lumière dans la glace, sa lampe s’éteint donc, au moment même
où la tortue commence à se diriger vers son reflet, et, dans cette nouvelle
obscurité, sa lampe se rallume, que la tortue reconnaît à nouveau :

La créature par conséquent s’attarde devant le miroir, clignotant,


hésitant comme un Narcisse maladroit. Le comportement de la
créature ainsi fascinée par son propre reflet est tout à fait particulier
et, sur une base purement empirique, si le même comportement était
observé chez un animal, il pourrait être accepté comme la preuve
d’un certain degré de conscience 144.

W. Grey Walter place encore deux tortues dans la même pièce, avec
chacune leur lampe. Tantôt elles s’attirent, tantôt elles s’ignorent, ou
semblent se battre pour atteindre une troisième source de lumière. Wiener
note « qu’à ce jour les machines de ce type les plus complexes ne sont que
des jouets scientifiques servant à explorer les possibilités de la machine
elle-même et de son analogue, le système nerveux ». Il y voit « des
commentaires mécaniques à un texte philosophique 145 ». Dans la même
perspective, W. Grey Walter appelle aussi son automate la Machina
Speculatrix.
C’est bien ce que se propose Lacan, utiliser de telles machines pour
spéculer, sur les limites de la machine et la nature de la conscience. Dans le
séminaire II, de l’année 1954-1955, Lacan emprunte une machine
cybernétique pour décrire non plus un élément du moi imaginaire (comme
dans « Le stade du miroir ») mais la constitution même de ce moi
imaginaire. Comment en venons-nous à nous voir, à nous reconnaître, dans
le reflet du miroir ? Lacan propose plusieurs apologues illustrant la
constitution du moi imaginaire. Le dernier fait intervenir une tortue inspirée
de celle de W. Grey Walter.

Prenons une de ces petites tortues ou renards, comme nous savons


en fabriquer depuis quelque temps, et qui sont l’amusette des
savants de notre époque – les automates ont toujours joué un très
grand rôle, et ils jouent un rôle renouvelé à notre époque –, une de
ces petites machines auxquelles nous savons maintenant, grâce à
toutes sortes d’organes intermédiaires, donner une homéostase et
quelque chose qui ressemble à des désirs. Supposons que cette
machine est constituée de telle sorte qu’elle est inachevée, et se
bloquera, ne se structurera définitivement dans un mécanisme qu’à
percevoir – par quelque moyen que ce soit, une cellule
photoélectrique par exemple – une autre machine semblable à elle-
même, à cette seule différence qu’elle aurait déjà parfait son unité
au cours de ce qu’on peut appeler une expérience antérieure […]. Le
mouvement de chaque machine est conditionné par la perception
d’un certain stade atteint par une autre 146.

Lacan considère donc un automate de compagnie comme en fabriquent


les cybernéticiens. Il n’est pas très précis quant au mécanisme : « Je ne suis
pas ici pour vous faire de la cybernétique, même imaginaire 147. »
Cependant, l’histoire grossièrement est la suivante : nos tortues vivent en
groupe, elles sont susceptibles de se reconnaître entre elles, chaque tortue
peut déterminer si une forme qui passe devant ses cellules photoélectriques
est une tortue. Cela ne semble pas impossible. Mieux, imaginons que les
tortues possèdent, comme celles de W. Grey Walter, une lampe, un phare
qui peut s’allumer et s’éteindre. Quand on lance d’abord une tortue dans la
pièce, sa lampe est éteinte. Elle erre dans la pièce, elle cherche des tortues
dont le phare est allumé et, quand elle en a trouvé une, elle allume aussi son
phare, elle suit cette tortue allumée, parce qu’elle veut rester elle-même
allumée. À quoi ressembleraient alors les mouvements des tortues dans la
pièce ?
Je répète seulement l’histoire qu’esquisse Lacan. Elle illustre la façon
dont l’enfant se reconnaît dans l’image de l’adulte. Le corps que l’enfant
ressent comme morcelé prend la même unité que celui de l’adulte. Il se
modèle sur celui de l’adulte. De sorte qu’il doit avoir les mêmes désirs. Et
les désirs du sujet sont alors les désirs de l’autre. En termes mécaniques,

vous voyez quel cercle, du même coup, peut s’établir. Pour autant
que l’unité de la première machine est suspendue à celle de l’autre,
que l’autre lui donne le modèle et la forme même de son unité, ce
vers quoi se dirigera la première dépendra toujours de ce vers quoi
se dirigera l’autre 148.

La machine n’est plus seulement l’objet de l’identification mais prend la


place même du sujet dans cette première identification à l’autre (cette
première reconnaissance dans le corps de l’adulte) qui permet ensuite de se
reconnaître dans de multiples images et, en particulier, dans celle de la
machine. La référence à la machine ici a pour fonction de montrer que ces
identifications, et la constitution d’un moi imaginaire, ne supposent pas une
conscience de soi première : une machine à laquelle, pour Lacan, on ne peut
pas prêter la conscience, pourrait néanmoins en passer par ces
identifications 149.
Observant de telles machines se presser les unes contre les autres pour
alimenter leurs batteries, ou se rapprocher de la lumière, Wiener leur
attribuait un comportement « social ». W. Grey Walter y voyait « une sorte
de communauté avec un code de comportement particulier 150 ». Mais, à
nouveau, Lacan s’écarte des textes cybernétiques. Il manque encore à ces
machines pour en faire des personnes sociales la dimension du langage, ce
que Lacan appelle le symbolique, et qui ouvre du même coup la possibilité
de dire je et de se situer par rapport à une loi. Il manque finalement « une
grande voix [… qui] intervient pour régler le ballet [des machines] qui
n’était jusqu’à présent qu’une ronde et pouvait aboutir à des résultats
catastrophiques 151 ».

Une troisième machine


Au niveau du symbolique, Lacan introduit une troisième machine
cybernétique pour lui donner alors un rôle fondamental. Nous l’avons vu,
une machine peut jouer et gagner. Elle ne joue pas au hasard. Elle a ses
stratégies. Par conséquent, dans les choix que fait le sujet, impair ou pair, de
façon apparemment arbitraire, apparaissent des régularités qu’une machine
peut cerner et qui sont indépendantes de toute psychologie, de tout
imaginaire : ces régularités, ces écarts par rapport à une distribution
aléatoire, se manifestent et se repèrent au seul niveau des symboles. Il est
inutile de chercher à deviner l’état d’esprit de l’adversaire, comme le
voulait Poe. Il suffit de suivre l’enchaînement des symboles et c’est dans ce
« défilé » que le sujet inconscient se projette. Ainsi, « tout ce qui est de
l’ordre du profil psychologique est strictement éliminé 152 ».
Lacan généralise cette situation pour justifier ce qu’il appelle
l’autonomie du symbolique. Le sujet inconscient se projette et s’entend
dans le jeu, le défilé, des symboles, c’est-à-dire dans sa parole. Peuvent
rester hors de considération la « psychologie du sujet » ou les modèles que
le sujet se donne dans ses identifications imaginaires. En cela, le
symbolique est « autonome » par rapport à l’imaginaire. À l’époque du
séminaire II, 1954-1955, Lacan peut voir dans la machine cybernétique la
« preuve » de cet élément fondamental de sa doctrine qu’est l’autonomie du
symbolique. « S’il y a quelque chose que la cybernétique met en valeur,
c’est bien la différence de l’ordre symbolique radical et de l’ordre
imaginaire 153. » Ou, de façon plus imagée, « la nouveauté, c’est qu’on leur a
permis [aux symboles] de voler de leurs propres ailes 154 ».
Il ne s’agit pas de faire l’inventaire des dispositifs que Lacan emprunte
à la cybernétique. Cependant, la position centrale de la machine
cybernétique, dans la pensée de Lacan à cette époque, est également
illustrée par l’interprétation qu’il propose de Freud. Dans plusieurs passages
du séminaire, Lacan semble établir une sorte de parallélisme entre les états
de la technique et les images de l’homme-machine, les représentations de
l’humain comme machine. Ce parallélisme, assez vague, évoque les textes
de Wiener, qui mettent en correspondance le corps-machine de Descartes et
les mécanismes d’horlogerie, l’homme du XIXe siècle et la machine à
vapeur, nos robots et les machines à calculer, comme si chaque technique
produisait un nouveau modèle de l’humain : un homme-horloge, un
homme-locomotive, un homme-ordinateur. Or, dans la même perspective,
Lacan associe Freud, et le principe de plaisir, à la machine à vapeur 155.
Si une machine à vapeur est en général régulée par une pièce appelée
« gouverneur 156 », qui la maintient dans un état d’équilibre, le principe du
plaisir, dans les textes du premier Freud, aurait un rôle analogue,
homéostatique, ramenant, à l’issue d’un compromis avec la réalité,
l’organisme humain à un état d’équilibre. Dans un deuxième temps, avec
Au-delà du principe de plaisir, Freud s’apercevrait que ce modèle ne suffit
pas : il élabore la notion de pulsion de mort mais il lui manquerait, pour
bien concevoir le « besoin de répétition », un autre modèle. Or, ce modèle,
que Freud cherche en vain, nous est donné dans la cybernétique : c’est « la
plus moderne des machines, beaucoup plus dangereuse pour l’homme que
la bombe atomique, la machine à calculer 157 ».
La cybernétique semble donc offrir un modèle à Lacan : le modèle
d’une machine jouant avec des symboles, les enchaînant indépendamment
du sujet humain et, par conséquent, indépendamment des motivations
« psychologiques ». Lacan utilise manifestement les textes cybernétiques,
de Grey Walter et de Wiener 158. Cependant, il s’en écarte sur des points
cruciaux, à propos des machines à jouer notamment, dans lesquelles Wiener
pressent une personnalité mécanique, alors que Lacan y reconnaît le
paradigme même de la machine symbolique, de la machine supportant le
pur jeu des symboles. Ce que reprend Lacan à la cybernétique, dans ce
séminaire de l’année 1954-1955, c’est donc avant tout une image, une
figure de machine, sur laquelle il appuie la thèse de l’autonomie du
symbolique. Cette thèse est une pièce importante du dispositif de Lacan, qui
se maintient alors même que la référence explicite à la cybernétique
disparaît dans les années ultérieures.
Or la machine de Lacan, « la machine à calculer », « la machine
cybernétique », qui sert de fondement à la thèse de l’autonomie du
symbolique, prend d’abord consistance dans les textes de Wiener. Elle s’y
est formée par l’agglomération de toute une configuration de
préoccupations, sociales, techniques, scientifiques, littéraires et
personnelles. Il est remarquable que Lacan ne s’intéresse pas à la façon dont
son modèle s’est constitué. Pourtant, cette machine qui, pour reprendre une
expression précédente, fait voler le symbole de ses propres ailes, ne tombe
pas du ciel. Précisément, d’où vient-elle ? Qu’est-ce qui, finalement, permet
aux symboles de sembler voler tout seuls ? Qu’est-ce qui soutient
l’apparente autonomie du symbolique ?
Il faut bien reconnaître que la machine à calculer sur laquelle s’appuie
Lacan a une histoire, qui passe par Turing puis par Wiener. Et, dans la
constitution de ce modèle, un moment essentiel dépend de ce que le sujet
humain se comprend lui-même comme une machine. C’est à cette seule
condition que l’idée de machine peut entrer en logique et dans la
cybernétique. La position de la machine dans la cybernétique dépend d’un
regard que le sujet porte sur lui-même. C’est d’abord lui-même que le sujet
voit comme une machine. La machine cybernétique est d’abord une image
de l’humain, l’objet donc d’une identification imaginaire.
Je peux ici prendre le mot d’imaginaire au sens de Lacan. Dans « Le
stade du miroir », Lacan faisait de la machine, de l’automate, l’un des
éléments de cette image de soi que le sujet humain construit, en se
reconnaissant-méconnaissant dans l’extériorité. Or ce mouvement, cette
identification à la machine, est fondamental dans la constitution et le
développement du modèle cybernétique. C’est bien pourquoi il importerait
d’interroger les racines imaginaires du modèle de la machine. Dans la
mesure même où l’autonomie du symbolique est appuyée sur une référence
à la machine à calculer, le « symbolique », dans le dispositif de Lacan, ce
plan de langage où le sujet s’exprime sans réflexion, sans psychologie, reste
fondé sur l’imaginaire, c’est-à-dire ce mouvement par lequel le sujet peut
d’abord se reconnaître dans un objet.

L’imaginaire, le symbolique
et les machines désirantes
Lacan s’appuie sur le modèle de la machine cybernétique pour justifier
l’autonomie du symbolique et, finalement, la possibilité d’une psychanalyse
qui en reste à un certain niveau de discours et n’entre pas dans les
identifications du sujet, lesquelles semblent alors relever d’une mauvaise
psychologie. La difficulté est que cette machine qu’emprunte Lacan est
elle-même un produit imaginaire, imaginaire non seulement au sens où elle
se forme dans un échange entre science, philosophie et littérature mais
imaginaire au sens de Lacan, au sens où elle représente un objet auquel
s’identifie le sujet. Cette machine, qui illustre le défilé des symboles, est
une image du sujet. Le symbolique, la voie de la machine, apparaît donc
comme une direction qui s’ouvre au sein de l’imaginaire et reste fondée sur
l’imaginaire. S’installer dans le symbolique, ce ne serait donc pas quitter
l’imaginaire mais seulement renoncer à l’interroger, renoncer à interroger
comme telles les identifications du sujet, parmi lesquelles cette machine qui
donne corps au symbolique. Ce serait isoler un élément imaginaire de façon
abstraite et arbitraire. Arbitraire, car l’imaginaire comporte d’autres centres,
ouvre d’autres voies, et il n’y a pas de raison a priori de choisir celle de la
machine.
J’ai déjà évoqué les travaux de C. Fontaine, R. Le Roux, L. H. Liu qui
discutent de la référence de Lacan à la cybernétique. La difficulté, à mes
yeux, n’est pas qu’il y ait une influence de la cybernétique sur la
psychanalyse lacanienne qui resterait inassumée dans la philosophie en
France. Lacan adopte des positions tout à fait différentes de celles de
Wiener. Lacan ne reprend pas les thèses de Wiener, il reprend son principal
personnage, la machine cybernétique, pour lui faire vivre d’autres
aventures. Le problème vient de ce que Lacan veut donner à la machine
cybernétique un rôle difficilement compatible avec la nature de ce
personnage dans les textes de Wiener. La question serait de savoir dans
quelle mesure, à quelles conditions, un tel personnage peut être arraché à
son monde, à sa catégorie initiale, pour prendre de nouvelles
déterminations, de nouvelles fonctions, sans perdre tout à fait son identité
première 159.
L’usage que font Deleuze et Guattari de la notion de machine, de
machine désirante, pose du reste le même problème. Pour le dire très vite,
Deleuze et Guattari entendent, en se référant à la machine, dégager la
psychanalyse des structures familiales auxquelles Freud la rapporte et
ouvrir pour le sujet des formes de vie qui ne seraient donc pas enfermées
dans ces structures : « déterritorialiser » ce que la psychanalyse
traditionnelle « re-territorialise ». Les « machines désirantes » vont agir
d’elles-mêmes à partir d’un « corps sans organe », sans qu’il soit nécessaire
d’encadrer la vie qui se dessine alors dans les structures sociales, cette
structure surtout que met en place l’histoire d’Œdipe et dont la
psychanalyse est tributaire.
Sans doute, les machines de Deleuze-Guattari ne sont pas rattachées à la
cybernétique de la même façon que celles de Lacan. Cependant, Deleuze et
Guattari se réfèrent en des points cruciaux aux textes de Lacan sur la
cybernétique 160. Plus largement, les machines désirantes sont décrites par
trois « modes » auxquels répondent parfaitement les machines
cybernétiques. La machine désirante est d’abord un « système de
coupures 161 » : elle coupe dans un flux continu, comme la machine
cybernétique, l’ordinateur, qui transforme un signal électrique, par nature
continu, en une suite discrète de symboles. La machine désirante comporte
ensuite une sorte de code 162, comme sont en effet numérotées, associées à
des codes, les machines cybernétiques, dans les théories où elles figurent,
machines de Turing, automates de von Neumann. Enfin, la machine
désirante produit à côté d’elle un sujet 163, de la même façon que la machine
cybernétique s’adjoint une figure de la subjectivité, un certain humain,
déterminée, produite donc à partir d’elle. Deleuze et Guattari adoptent un
concept de machine qui, sinon se modèle sur la machine cybernétique, s’y
illustre du moins parfaitement. Or la machine cybernétique apparaît dans un
contexte déterminé, où jouent la relation familiale père-fils comme les
figures sociales de la machine-usine et de l’ouvrier-robot. Peut-on alors
s’attacher à l’image de la machine pour sortir le sujet de ce contexte, dans
lequel précisément la machine prend corps et auquel elle semble toujours
nous ramener ? Pourquoi du moins ne pas parler d’autre chose, utiliser une
autre image ? N’est-ce pas justement que l’on est prisonnier de la catégorie
de machine et, finalement, du monde cybernétique avec les structures qui le
sous-tendent.
Laissons ces questions ouvertes. Si Lacan, et Deleuze-Guattari derrière
lui, empruntent un personnage de machine à la cybernétique, il faudra se
demander dans quelle mesure ce personnage peut être détaché de son
contexte, vivre de nouvelles aventures pour perdre alors les déterminations
qui le constituaient. Mon but en tout cas est d’examiner ces déterminations,
les racines imaginaires de la notion de machine, ces racines justement que
Lacan entend déchirer.

La mort du Soleil
À l’intérieur de la philosophie en France, Jean-François Lyotard a tenté,
dans quelques articles, une analyse imaginaire de la machine cybernétique.
Ou, plus exactement, de ce qu’il appelle les « techno-sciences ». Disons-le
d’emblée, les techno-sciences sont, pour Lyotard, déterminées par la mort
du Soleil. On le sait, dans quelques milliards d’années, le Soleil s’éteindra,
et la vie disparaîtra à la surface de la Terre. Ce sera une mort radicale,
puisqu’il n’y aura alors plus personne pour la penser. L’univers retombera
dans le silence. Les techno-sciences cherchent à remédier à ce désastre :

à anticiper le désastre, à y parer, avec les moyens de son ordre, qui


sont ceux des lois de la transformation de l’énergie. Vous décidez de
relever le défi du plus que probable anéantissement de l’ordre
solaire et de votre pensée. Et la tâche alors, la seule, est fort claire,
déjà commencée depuis longtemps : simuler les conditions de la vie
et de la pensée de telle sorte qu’une pensée reste matériellement
possible après le changement d’état de la matière qu’est le
désastre 164.

Les techno-sciences sont donc tendues par ce but de rendre possible une
pensée après le désastre de la mort du Soleil. Il s’agit de détacher la pensée
du corps, qui disparaîtra avec le Soleil, avec la vie terrestre, ou de donner à
la pensée un autre corps. C’est dans cette perspective que Lyotard interprète
l’analogie avec l’ordinateur : la pensée devient un programme pour cette
machine qu’est le corps, un software par rapport à un hardware. Cette
analogie ouvre une solution, une possibilité de survie : il suffirait de donner
au software un autre hardware, de réimplémenter le programme qu’est la
pensée sur une nouvelle machine, qui ne soit pas conditionnée par le milieu
terrestre.

Le problème des techno-sciences s’énonce donc : assurer à ce


software un hardware indépendant des conditions de vie terrestre.
Soit : rendre possible une pensée sans corps, qui persiste après la
mort du corps humain 165.

Je ne sais pas d’où Lyotard tire le thème de la mort du Soleil. Il fait


référence de façon vague à la science-fiction. Une nouvelle d’Asimov, La
Tombée de la nuit [Nightfall], évoque bien une telle disparition de la
lumière naturelle. La planète oscille entre deux soleils de sorte qu’il n’y fait
jamais nuit, sinon quelques minutes à de longs intervalles, de plusieurs
milliers d’années, lorsque des lunes viennent passer devant les soleils et les
masquent. Les chercheurs ont découvert des civilisations anciennes, les ont
datées et ont compris qu’elles s’étaient écroulées au moment de l’éclipse,
dans la nuit. Comme si la nuit rendait impossible la vie civilisée, ou peut-
être conduisait l’esprit à la folie, ramenait donc l’univers à une sorte de
silence, d’où tout recommençait. Mais, justement, la disparition des soleils
dans la nouvelle d’Asimov est momentanée, la lumière revient, une
civilisation renaît qui retrouve les restes de la précédente, alors que la mort
du Soleil, dans le texte de Lyotard, est définitive. Elle n’est suivie par rien
qui soit humain et puisse la raconter.
En tout cas, il faut prendre les analyses de Lyotard tout à fait au sérieux.
Ce rêve de séparer la pensée du corps, comme un programme qui se
laisserait télécharger sur une autre machine et pourrait alors se poursuivre,
indéfiniment, passant de machine en machine, ce rêve est au centre de ce
que l’on appelle aujourd’hui le post- ou le transhumanisme. Il s’ébauche
déjà dans les textes de Wiener. Il peut en effet se comprendre comme une
réponse à un désastre, dont la mort du Soleil donnerait la version la plus
radicale mais que l’immédiat après-guerre, « le monde de Belsen et
d’Hiroshima » pour reprendre l’expression de Wiener, pouvait bien
pressentir. Enfin, il n’offre l’immortalité à l’esprit qu’à la condition de
supprimer l’humain, tel que nous le connaissons, ce composé d’une âme et
d’un corps. Ce rêve donc, qui naît dans la cybernétique, impliquerait une
sorte de meurtre.
Ajoutons aussi une remarque. Le meurtre accompli et quoiqu’il puisse
se passer dans le monde cybernétique, il ne s’agit pas de regretter l’humain,
Lyotard le montre parfaitement. Si le posthumain a quelque chose
d’effrayant, il ne s’agit pas de chercher à revenir à l’humain, qui se
transformerait de lui-même à nouveau en ce même posthumain. Il faudrait
suivre entièrement une autre voie, repartir en deçà de l’humain, avant même
que le sujet se détermine et, au regard de la « machine », devienne
« humain ». Il faudrait déterminer le sujet sans les machines et en faire alors
un tout autre inhumain. À côté du posthumain, ce produit fantasmé de
l’implémentation d’une pensée programme, téléchargeable, sur un corps
machine. À côté de cet inhumain qui s’est dessiné à l’horizon de la
cybernétique et semble maintenant avoir envahi l’espace imaginaire :

Que reste-t-il d’autre, comme « politique », que la résistance à cet


inhumain ? Et que reste-t-il d’autre, pour résister, que la dette que
toute âme a contractée avec l’indétermination misérable et
admirable d’où elle est née et ne cesse de naître ? C’est-à-dire avec
l’autre inhumain 166 ?
CHAPITRE 7

Usines automatiques et machines


167
machinantes

Je souffrais à nouveau de cette maladie qui m’a souvent tourmenté :


celle d’être en avance sur mon temps 168.

Player Piano
Ce roman de Kurt Vonnegut, publié en 1952, quatre ans après
Cybernetics, deux ans après L’Usage humain des êtres humains, décrit très
bien le monde cybernétique, tel que l’imagine Wiener. Une dizaine
d’années a passé depuis la Troisième Guerre mondiale, au cours de laquelle
les Américains ont à nouveau combattu à l’étranger. Pendant la guerre,
l’industrie manquait de main-d’œuvre. Les femmes ne suffisaient plus. Les
usines ont donc été automatisées. Une seconde révolution industrielle a eu
lieu. La première, au début du XIXe siècle, avait été marquée par
l’introduction de la machine à vapeur, qui pouvait remplacer la force,
humaine ou animale. À partir de ce moment, le travailleur avait cessé de
vendre sa force. La machine, la vapeur, fournissait la force. Le travailleur
vendait une sorte d’habileté, ou la capacité à exécuter certains gestes, ne
serait-ce que visser un boulon, tout au long d’une journée, ou vérifier, d’un
mouvement des yeux, que le résultat désiré était bien obtenu. C’était un
travail répétitif mais qui semblait mettre en œuvre des facultés mentales que
la machine ne possédait pas. Sauf que, justement, comme l’avait prévu
Wiener, le développement des calculateurs et l’utilisation de la rétroaction
ont permis d’automatiser ces gestes mêmes.

C’est très bien ce que tu dis à propos de la seconde révolution


industrielle, dit-elle.
– C’est bien connu.
– Cela m’a semblé tout à fait nouveau. Je veux dire, le passage où tu
expliques comment la première révolution industrielle a dévalué le
travail musculaire, et la seconde s’est attaquée au travail mental de
routine, j’étais fascinée.
– Norbert Wiener, un mathématicien, a déjà dit tout cela dès les
années 1940. Cela te semble nouveau parce que tu es trop jeune
pour connaître autre chose que le présent 169.

Il reste des gestionnaires, des ingénieurs, et quelques équipes chargées


de réparer les machines. Mais le travail tel qu’on le connaissait avant
guerre, ces longues files d’ouvriers s’engouffrant dans l’usine, ont disparu.
Les usines sont vides. Les machines vérifient elles-mêmes que leurs
produits sont conformes. Lorsque ce n’est pas le cas, elles détectent
l’origine du problème. C’est le principe de la rétroaction : la machine peut
mesurer l’adéquation, ou non, entre son geste et le but qu’on lui a prescrit.
Les machines sont seulement reliées à des indicateurs, dans le bureau du
directeur, où des lumières s’allument lorsqu’a lieu un incident et qu’est
appelée une équipe de secours.

Le quatrième mur de la pièce était fait d’un seul panneau de verre.


Derrière, des cadrans identiques, de la taille d’un paquet de
cigarettes, étaient empilés comme des briques. Chacun portait une
plaque de cuivre brillante. Il était connecté à un groupe de machines
quelque part dans l’usine. Une lumière rouge attirait l’attention sur
le septième cadran depuis le bas, cinquième rangée à gauche.

Les soldats, rentrant du front, n’ont donc pas retrouvé leur travail. En
fait, il n’y avait plus de travail. Certains sont donc restés soldats, avec la
charge de protéger les usines. Les autres sont vaguement employés dans le
corps « Reconstruction and reclamation » ou, dans leur propre argot,
« Reeks and Wrecks » : les puants et les épaves, qui réparent les routes, les
édifices publics. Les ingénieurs et les gestionnaires sont encore employés
dans les grandes compagnies qui possèdent les usines automatiques. Ils
habitent dans des quartiers entièrement séparés. La frontière entre les deux
classes est tout à fait étanche.
Tout s’est passé, dans Player Piano, comme Wiener le prédit dans ses
livres. La guerre, qui menaçait l’Amérique à la fin des années quarante,
s’est déclenchée. Elle a accéléré l’automatisation de l’industrie, produit une
crise à côté de laquelle la dépression de 1929 n’avait été qu’une « douce
plaisanterie ». Cette crise a conduit à l’établissement d’une classe
dirigeante, isolée, contre laquelle un homme va s’élever, Paul Proteus. C’est
une histoire tout à fait cybernétique, dans son décor comme dans sa morale
humaniste. Le roman tire son titre du piano automatique, dans le bar que
fréquentent les Reeks and Wrecks. Y apparaît même une machine à jouer
(aux dames plutôt qu’aux échecs) comme la cybernétique en étudie. Wiener
est cité au début du roman : la dette est reconnue. Le romancier envoie son
livre au mathématicien. Celui-ci le reçoit froidement. Il répond à l’éditrice,
plutôt qu’à l’auteur :

J’ai bien reçu un exemplaire du roman Player Piano. J’en ai lu des


morceaux de temps en temps mais je ne me suis pas encore fait une
opinion définitive. Je suis flatté par les références à moi-même et à
la cybernétique 170.
Wiener fait quelques reproches à Vonnegut. L’un des personnages porte
le nom de von Neumann, alors qu’un von Neumann sans rapport à celui-ci
existe dans la réalité et à proximité de la cybernétique, ce que Vonnegut
semble ignorer 171. Ou encore, l’avant-propos, qui ne compte qu’une dizaine
de lignes, est un peu ambigu. Mais l’essentiel n’est pas là. Les réserves de
Wiener viennent d’ailleurs :

Ce livre me semble relever très clairement du métier hautement


spécialisé de l’auteur de science-fiction. Je suis pour ma part d’un
âge suffisamment avancé pour être nostalgique des écrits de Jules
Verne et de H. G. Wells, qui étaient des hommes de lettres plutôt
que les dévots d’un nouveau culte. Bref, j’ai le sentiment qu’il était
inévitable que votre nouveau livre soit écrit, et qu’il sera
probablement écrit par différents auteurs quatre ou cinq fois avec
des degrés variables d’originalité 172.

Ce que reproche Wiener au roman de Vonnegut, c’est finalement de


s’inscrire dans le registre de la science-fiction. Le fait que l’univers dans
lequel se place Player Piano se modèle aussi étroitement sur les analyses
cybernétiques ne peut que rendre désagréable à Wiener cette atmosphère de
science-fiction. Car le savant veut décrire la réalité, et non des mondes
imaginaires, en même temps qu’il doit bien se rendre compte que la réalité
cybernétique se rapproche de l’imaginaire de la science-fiction et qu’elle est
reçue et comprise dans cette ambiguïté.

Wiener et la science-fiction
Nous l’avons vu, le savant dit avoir choisi un pseudonyme, W. Norbert
au lieu de N. Wiener, pour distinguer son travail de science et son travail de
fiction. Mais il ne s’agit pas seulement de son travail. Wiener veut
distinguer en général la science de la fiction et, particulièrement, la
cybernétique de la science-fiction. Inlassablement, et comme dans la lettre
précédente, Wiener oppose les précurseurs, Verne et H. G. Wells, à la
science-fiction contemporaine. Il reproche à celle-ci son caractère prévisible
et son manque de sérieux :

Entre parenthèses, je ne suis pas enthousiaste concernant la science-


fiction. Elle s’est rapidement formalisée et ce n’est plus un genre
qui offre une liberté suffisante à l’auteur qui veut suivre ses canons.
Je me suis essayé quelque peu à l’écriture de fiction à propos de
questions scientifiques mais en restant en dehors du monopole de la
science-fiction. Certains auteurs dans ce champ ont laissé leur goût
pour la fiction démolir leur sens de la réalité […]. L’originalité
même de la science-fiction est devenue un cliché. Son caractère
lisse, facile, la distingue entièrement de l’enthousiasme et de la
verve [… de] Jules Verne, ou de la sincérité avec laquelle H.
173
G. Wells rendait si fascinants ses discours sociologiques .

Le savant ne s’arrête pas à dénoncer le « monopole », ou le « racket »,


que représente la science-fiction. Son « développement bourgeonnant
[mushrooming] » l’a « dégoûté ». C’est un « milieu qui n’a qu’une vue et
une technique très limitées 174 ». Pire, malgré ses limitations, la science-
fiction est dangereuse, « pernicieuse », car, précisément, le lecteur peut se
méprendre et la confondre avec la science, ou croire y lire une véritable
réflexion sur la science :

J’étais moi-même dans mon enfance un admirateur de Jules Verne et


de H. G. Wells, auxquels l’actuelle littérature de science-fiction doit
ses origines, mais elle représente une affaire infiniment plus
insidieuse [slicker] et pernicieuse. D’une part, elle conduit à des
fantasmes de puissance et de brutalité aussi dévastateurs que ceux
qui ressortent des histoires de gangster ou des moins comiques des
comics. D’autre part, elle contribue à créer une génération de jeunes
qui croient qu’ils pensent en termes scientifiques parce qu’ils
utilisent le langage de la science-fiction. C’est une réelle
difficulté 175.

Laissons de côté les « fantasmes » de « brutalité », qui ne sont pas


évidents dans un roman comme Player Piano et dont, en revanche, les
nouvelles de Wiener ne sont pas dépourvues. C’est surtout par son
apparente scientificité que la science-fiction corrompt la nouvelle
génération. Elle donne l’illusion d’une pensée scientifique, ou utilise un
vernis scientifique qu’elle plaque sur des préoccupations qui ne relèvent pas
particulièrement de la science. Cependant, la cybernétique ne court-elle pas
le même risque : emprunter des concepts scientifiques pour aborder des
questions de société qui ne relèvent pas rigoureusement de ces concepts, ou
tenter une sorte d’anticipation à partir de résultats scientifiques qui ne lui
donnent qu’une apparente rigueur ? Du moins, Wiener reconnaît lui-même
une parenté entre la cybernétique et la science-fiction : elles passent par les
mêmes canaux, utilisent le même registre, de sorte que le développement de
l’une gêne celui de l’autre.

Dans cette période où la vie et la mort de la race humaine dépendent


d’une évaluation correcte de certains problèmes bien définis qui
nous sont imposés par le développement de la technique, et où les
canaux de la communication scientifique ont été bouchés par le
secret et la politique de la super-organisation de la science, il est
d’une importance vitale pour notre survie d’apprendre à distinguer
entre la science, qui est une préoccupation constante, et un
bavardage populaire à propos de la science. L’émotion investie dans
le mauvais journalisme […] représente une quantité d’émotion
dépensée en vain et qui n’est plus à notre disposition pour nous
confronter à cette question vitale de savoir quel risque nous courons
d’empoisonner l’atmosphère par une guerre nucléaire. Bref, la
science-fiction a produit une inflation de l’ego du lecteur moyen en
le convainquant qu’il pense dans les termes les plus nouveaux, les
plus précis, les plus scientifiques alors qu’il ne fait rien de cela 176.

Mais, à nouveau, ce dernier reproche ne pourrait-il pas être adressé à la


cybernétique ? Comme la science-fiction, elle applique des termes
scientifiques hors de la science au sens strict et engagerait donc ses lecteurs
à reprendre à leur tour hors de leur contexte ces termes qui se videraient
ainsi peu à peu de leur contenu ? Ce phénomène semble avoir touché le
vocabulaire même de Wiener et, d’abord, le mot de cybernétique, qui a pu
être employé pour désigner vaguement toutes sortes de théories avant de
passer de mode. Wiener a raison sans doute de distinguer des questions
sérieuses et d’autres qui ne le sont pas, mais cela ne suffit pas à séparer la
science-fiction et la cybernétique. Cela fait seulement de la cybernétique
une bonne science-fiction, une science-fiction intéressante.
La cybernétique a une relation ambiguë avec la science-fiction. Tout en
cherchant à les distinguer, Wiener les met sur le même plan : elles jouent
sur les mêmes ressorts. Et, de fait, la cybernétique passe dans la science-
fiction, dans le roman de Vonnegut par exemple, comme elle emprunte elle-
même à la science-fiction. Wiener rattache la cybernétique aux grandes
figures de la science-fiction. À son traducteur russe, qui lui demande si la
cybernétique est une nouvelle science ou une nouvelle fiction, le savant
répond : « J’ai suffisamment de préjugés pour penser que c’est une nouvelle
177
science . » Cependant, la nouvelle édition de L’Usage humain des êtres
humains vient de paraître. La couverture porte une sorte de bulle, comme
sur une bande dessinée, dans laquelle on lit : « Un grand scientifique
discute de ce qu’implique pour l’homme sa collaboration avec le robot dans
le monde mécanisé de demain 178. »

Un avertissement
« Si les notions [de la cybernétique] vous plaisent à cause de leur nom
romantique et de leur atmosphère de science-fiction, restez-en éloigné 179. »
Je ne tiendrai aucun compte de cet avertissement. Je m’attacherai au
contraire à cette atmosphère de science-fiction que traîne avec elle la
cybernétique. Je voudrais explorer le monde de Wiener et en repérer les
personnages comme s’ils appartenaient à des romans.
La cybernétique est définie comme science de la communication et du
contrôle chez l’animal, l’humain en particulier, et la machine. Il s’agirait à
partir de la théorie de l’information que met en place Wiener, en même
temps (mais en des termes un peu différents) que C. Shannon, d’étudier les
interactions qui peuvent exister chez et entre l’animal et la machine : la
façon dont l’animal et la machine peuvent dialoguer mais aussi celle dont
les éléments qui les composent se coordonnent et font d’eux des machines
ou des animaux et quels types de machines et d’animaux. Cette théorie de
l’information a fait l’objet de plusieurs remarquables études 180. Je ne
tenterai pas de la présenter à mon tour. Je m’intéresserai plutôt aux
créatures étranges auxquelles ce vocabulaire commun, s’appliquant
également à l’humain, l’animal et la machine, donne naissance.
Nous avons déjà rencontré plusieurs de ces créatures : l’ordinateur par
exemple contre lequel « vous » jouez et qui adopte peu à peu une
personnalité. Cette machine peut être mise en regard de l’automate de
Maelzel tel que l’analyse Poe aussi bien que des machines symboliques de
Lacan. Les créatures de Wiener naviguent entre des champs différents mais
elles prennent certainement pied dans celui de la science-fiction.
La cybernétique met en scène des êtres hybrides, des êtres dont on ne
sait pas s’il faut les considérer comme humains ou comme mécaniques ou
inventer pour eux d’autres catégories. Il y a aussi les tentatives
d’anticipation, les scénarios qu’esquisse Wiener, dans ses fictions comme
dans ses essais. La cybernétique passe par des histoires, des histoires qui
risquent toujours de mal finir. C’est ce risque, en réalité, qui fait l’unité et la
raison d’être de la cybernétique.
La cybernétique commence avec la bombe atomique. La science semble
rendre possible un meurtre de masse dont le savant n’a pas même la liberté
de décider de l’exécution. Comment alors rester savant ? Mais la
cybernétique découvre une autre façon pour l’humanité de se détruire, une
mécanisation, une automatisation virtuellement meurtrière, que cette fois-ci
le savant peut dénoncer. C’est l’imminence d’un nouveau désastre qui
justifie l’existence du savant. La cybernétique est donc centrée sur un
scénario catastrophe, avec de multiples variantes, dont le savant humaniste
doit nous sauver. Comme, dans le roman de Vonnegut, Paul Proteus. Il reste
à savoir, dans le monde cybernétique, si le savant réussit à nous sauver ou
s’il est mis à mort ou si, malgré lui, il se retrouve dans l’autre camp,
travaillant lui aussi à nous éliminer.

L’usine automatique

En résumé : les nombreux automates d’aujourd’hui sont couplés au


monde extérieur pour recevoir des impressions comme pour
accomplir des actions. Ils contiennent des organes sensoriels, des
effecteurs, et l’équivalent d’un système nerveux destiné à transférer
les informations des uns aux autres. Ils se prêtent très bien à une
description en termes physiologiques. Ce n’est guère un miracle
qu’ils puissent être subsumés sous une même théorie que les
mécanismes de la physiologie 181.

Wiener oppose les automates classiques, telles les horloges, les boîtes à
musique, aux automates actuels. Les automates classiques contiennent en
eux-mêmes le principe de leur action. Celle-ci n’est en aucune façon
modifiée par l’extérieur. Elle se déroule suivant un plan établi dans le
mécanisme : la boîte à musique joue toujours le même refrain. Au contraire,
les automates actuels possèdent des récepteurs, analogues à nos organes
sensoriels, qui leur permettent de modifier leurs actions en fonction des
données extérieures. Ainsi la cellule photoélectrique de l’ascenseur repère
un mouvement devant les portes et commande leur ouverture ou leur
fermeture. Celle-ci est actionnée par un petit moteur, un « effecteur » qui
joue le rôle de nos muscles. Enfin, l’automate peut être équipé d’un
ordinateur, qui prend alors différentes décisions selon les circonstances, ou
sert à échanger des informations avec d’autres mécanismes. Le garçon
d’ascenseur est devenu inutile. La machine n’a plus besoin de l’humain.
Elle peut travailler seule : percevoir, réfléchir, agir, considérer le résultat
obtenu et modifier ses gestes en conséquence. Elle possède une structure
semblable à celle de l’animal et peut donc être étudiée au côté de l’animal,
y compris humain, dans cette théorie omni-englobante que représente la
cybernétique.
Maintenant, ce robot-animal qui travaille sans l’aide de l’humain ne
joue pas seulement le rôle de l’ouvrier. Il se développe, s’étend et prend la
forme d’une véritable usine, une usine automatique, une chaîne
d’assemblage dépourvue d’êtres humains.
La machine à calculer représente le centre de l’usine automatique
[…]. D’une part, elle reçoit ses instructions détaillées à partir
d’éléments qui ont la nature des organes sensoriels, comme des
cellules photoélectriques. […] En plus de ces organes sensoriels, le
système de contrôle doit comprendre des effecteurs [effectors] ou
des composants qui agissent sur le monde extérieur. […] Certains
devront être inventés pour reproduire les fonctions de la main
humaine telle qu’elle est guidée par l’œil humain. […] Bien
entendu, nous supposons que les instruments qui agissent comme
organes sensoriels enregistrent non pas seulement l’état actuel du
travail mais aussi les résultats des processus antérieurs. Ainsi la
machine peut accomplir des opérations de rétroaction [… y compris
celles] impliquant des processus de discrimination compliqués,
régulés par le contrôle central […]. En d’autres termes, le système
d’ensemble correspondra à l’animal entier avec ses organes
sensoriels, ses effecteurs et propriocepteurs, et non à un cerveau
isolé, dépendant de notre intervention pour la réception de ses
expériences et pour son efficacité 182.

L’usine automatique est un animal autonome. Elle représente le


personnage central du scénario cybernétique, une créature inquiétante, aussi
dangereuse que la bombe et dont le savant nous avertit de la présence :

Bien avant Nagasaki et les inquiétudes soulevées par la bombe


atomique, il m’était apparu que nous nous trouvions ici en présence
d’un autre potentiel d’une importance sociale inédite pour le
meilleur ou pour le pire 183.

Dans une certaine imagerie (dans le film de Fritz Lang Metropolis par
exemple, où l’une des portes de l’usine est entourée de dents comme la
gueule d’un monstre), l’usine-animal engloutit les humains qui y travaillent.
C’est tout le contraire avec l’usine automatique. Elle rejette les humains.
Elle n’en veut pas. Elle n’en a pas besoin. Que deviennent-ils alors ?
« Des puants et des épaves », des « Reeks and Wrecks » dans Player Piano.
Wiener ne dit pas autre chose. Dans le système actuel, l’apparition d’usines
automatiques conduira à une « période de confusion désastreuse », « une
situation de chômage en comparaison de laquelle la présente récession et
même la dépression des années trente sembleront de douces plaisanteries »,
« un chômage comparé auquel la grande dépression n’était qu’une petite
plaisanterie », « un niveau de ruine sociale et de perversion plus dévastateur
que tout ce que nous avons connu jusqu’à présent 184 ».

D’autres machines
L’usine automatique n’est pas la seule machine, réelle ou imaginaire,
qui nous menace. Elle connaît des variantes, la machine à faire la guerre par
exemple. Ce serait un ordinateur qui « calculerait » la meilleure stratégie
pour gagner une guerre atomique. Contre l’URSS. C’est l’époque de la
Guerre froide.
Lié à cette machine 185, le danger est double, aux yeux de Wiener. Nous
pouvons d’abord craindre que les militaires ne tiennent pas compte de, et
oublient d’indiquer à l’ordinateur, cette clause que l’humanité doit survivre
à la fin du jeu, de sorte que, dans le meilleur des cas, nous gagnerions la
guerre sans pouvoir véritablement profiter de cette victoire, nous
gagnerions « aux points » comme un boxeur aussi étourdi que son
adversaire 186. Mais, d’autre part et surtout, cette machine à faire la guerre
sert d’instrument de propagande. Elle constitue un artifice que l’on utilise
pour justifier une certaine ligne politique : la machine l’exige, dira-t-on,
pour justifier un programme militaire. La machine à faire la guerre est elle-
même un exemplaire de ce que Wiener appelle à la suite d’un article de
Dubarle paru dans Le Monde une machine à gouverner 187.
Une machine pourrait-elle nous gouverner ? Nous gouvernerait-elle
mieux que nous ne le faisons nous-mêmes ? Devrions-nous remplacer le
gouvernement par un ordinateur, qui prendrait les décisions à sa place ? La
machine risquerait-elle de se détraquer ou tenterait-elle de nous asservir ?
La question, le danger, pour Wiener, n’est pas tout à fait là. Il est plutôt que
« de telles machines, bien qu’inoffensives par elles-mêmes, soient utilisées
par un être humain, ou un groupe d’êtres humains, pour gagner le contrôle
sur la race humaine 188 ».
Dans le monde cybernétique, dans sa version pessimiste, nous ferons
confiance aux machines. Et nous accepterons plus facilement les stratégies
militaires, ou les mesures de rigueur économique, si elles ont été calculées
par de surpuissants ordinateurs, que si elles avaient été imaginées par les
patrons désœuvrés des usines automatiques. La machine n’est qu’un prête-
nom, une entité à laquelle on attribue des décisions qui sont prises ailleurs.
Mais, au bout du compte, ce serait aussi plus facile pour ces décideurs,
de faire reposer leurs décisions sur des machines. Cela leur permettrait

d’éviter de prendre une responsabilité personnelle dans une décision


dangereuse et désastreuse en déplaçant cette responsabilité [… par
exemple] dans un dispositif mécanique que l’on ne comprend pas
entièrement mais qui a une objectivité supposée. […] Sans aucun
doute, ce sera de cette manière que celui qui appuiera sur le bouton
de la prochaine (et dernière) guerre atomique, quel que soit le côté
qu’il représente, se donnera bonne conscience 189.

Comme l’usine automatique, la machine à faire la guerre, la machine à


gouverner, est rendue possible par l’existence de l’ordinateur. Mais, à la
différence de l’usine automatique, elle est destinée à rester à l’état de
fiction, et c’est dans cette fonction imaginaire qu’elle nous asservit. C’est
une idole pseudo-scientifique devant laquelle nous nous inclinons, fascinés,
et qui nous transforme nous-mêmes peu à peu en machines. Dès
Cybernétique, Wiener évoque la façon dont « un mélange de religion, de
pornographie et de pseudo-science » est susceptible de nous changer en des
« dupes [fools] aussi prévisibles qu’un rat se démenant dans un
labyrinthe 190 ».

Le journaliste : « Pouvez-vous nous donner un exemple de ce que vous


voulez dire ? »
Pr. Wiener : « Certainement. C’est comme si vous conduisiez une
voiture et, plutôt que de vous laisser regarder où vous allez, quelqu’un met
une image devant votre pare-brise. Vous rateriez le virage. C’est vrai dans
d’autres sphères 191. »

« C’était une machine qui possédait un million de fois plus de synapses


que le cerveau humain. […] C’était une machine qui avait donné les
instructions pour la construction des trois quarts d’elle-même. C’était la fin
peut-être vers laquelle avait évolué le faillible raisonnement, le jugement
biaisé, l’ambition molle des humains. C’était une machine qui réellement
pensait, un million de fois. C’était une machine dont les timides
Cybernéticiens avaient dit qu’on ne pourrait pas la construire. Et c’était
pourtant la machine que les Penseurs avec toute leur énergie yankee avaient
construite. Et surnommée Maisie par une irrévérence elle aussi toute
yankee 192. »
C’est ainsi que la machine est décrite au président américain par les
Penseurs qui en sont les maîtres. Il peut lui poser quelques questions. Les
Penseurs laissent au Président quelques minutes du temps de la machine.
Bien qu’elle fasse référence à la « cybernétique », la nouvelle de Fritz
Leiber, de 1951, semble être antérieure au texte de Wiener sur la machine à
gouverner, lequel apparaît dans la seconde édition de L’Usage humain des
êtres humains, en 1954. L’idée est pourtant la même. La machine s’appelle
Maisie par ironie en réalité, en référence à Maelzel, ce prestidigitateur dont
Poe analyse l’automate à jouer aux échecs. Poe montre qu’un homme se
cache à l’intérieur de l’automate. Et c’est aussi le cas ici. L’un des Penseurs,
caché aussi à l’intérieur de la machine, répond aux questions du Président
tout en buvant une bière. La machine n’est qu’une fiction dont la fonction
est d’assurer le pouvoir des Penseurs.

« Dans plusieurs passages de ce livre, j’ai montré que l’avenir immédiat


de notre société est périlleux et sombre 193. »
Wiener ne cesse de se confronter à des scénarios catastrophes. À la
demande d’un membre du Congrès, Richard Bolling, il tente de décrire la
désorganisation qui suivrait le bombardement des États-Unis par l’URSS et
montre la totale inutilité des mesures adoptées jusqu’à présent 194. Ailleurs,
il imagine l’empoisonnement des eaux d’une ville comme New York, le
développement d’une épidémie comparable à celle de la peste, dans notre
monde aux frontières poreuses, les conséquences de la surpopulation, la
production d’aliments synthétiques 195. Le spectre de l’usine automatique
réapparaît toujours. La guerre, qui exigerait une production soutenue en
même temps qu’elle engendrerait un manque de main-d’œuvre, ferait éclore
les usines automatiques en moins de cinq ans.

« L’Institut de Cybernétique Appliquée […] ne nous a pas donné ses


codes, de sorte que nous ne pouvons pas transmettre notre information aux
usines, cette nouvelle que la guerre est finie et que nous pouvons reprendre
le contrôle des opérations industrielles.
– Et pendant ce temps – ajoute Morrison – ce maudit réseau s’étend et
consomme tous les jours un peu plus de nos ressources 196. »
Dans la nouvelle de Philip K. Dick, Autofac, de 1955, la guerre a eu
lieu, des usines automatiques ont été mises en place, qui peuvent produire et
se reproduire elles-mêmes, indéfiniment. Elles épuisent donc peu à peu les
ressources naturelles pour fabriquer aveuglément toutes sortes de choses
dont les rares humains qui ont survécu n’ont plus usage. Personne ne sait
comment arrêter le processus.

La machine machinante
Les scénarios, les cauchemars, de Wiener sont variés. Néanmoins,
comme l’a bien remarqué K. Hayles 197, il existe un schéma récurrent, une
scène qui se répète : c’est un moment où l’humain, pris dans un dispositif
mécanique, se fait lui-même mécanique :

Quand les atomes humains sont liés dans une organisation où ils ne
sont pas utilisés dans tous leurs droits d’êtres humains responsables,
mais en tant que poulies, leviers, engrenages, il n’importe pas que
ce matériel soit fait de chair et de sang. Ce qui est utilisé comme
élément dans une machine est bien en réalité un élément dans une
machine 198.

Les humains sont ici assimilés par la machine et transformés en des


pièces de machine. Ces pièces sont faites de chair, et non de métal, mais
seule importe la fonction qu’elles possèdent, et cette fonction n’a plus rien
d’humain. Or cette mécanisation s’opère dès que l’humain est inscrit dans
un cadre qui impose la répétition, l’accomplissement de tâches déjà
définies, et ne laisse pas de place à l’initiative. Dans un tel cadre, l’individu
est une machine, ou une pièce de machine, qu’il accomplisse un travail
matériel ou intellectuel. Le laboratoire de la « science à un million », où le
scientifique n’a plus qu’à résoudre des problèmes déterminés, en donne un
exemple aussi bien que le travail à la chaîne, ou les hiérarchies
bureaucratiques dans lesquelles chaque employé est voué à une fonction
immuable et en elle-même abstraite. Ces « machines machinantes », ces
dispositifs qui mécanisent l’individu, s’entrecroisent dans le monde
cybernétique : au travail, dans la politique, ce qu’on appelle les loisirs. Elles
sont mises en place par « les idolâtres de l’efficacité [qui] voudraient que
chaque homme se déplace dans une orbite sociale qui lui aurait été tracée
depuis l’enfance et accomplisse une fonction à laquelle il serait attaché
comme le serf à la terre 199 », ou « les prêtres du pouvoir qui considèrent
avec impatience les limitations de l’humain et en particulier cette limitation
qu’est le caractère imprévisible de l’humain 200 ».
C’est d’abord contre cette mécanisation de l’humain que Wiener écrit
L’Usage humain des êtres humains.

Notre manière de comprendre la société diffère en cela de l’idéal


social de nombreux fascistes, de puissants hommes d’affaires et de
l’État. […] Les êtres humains sous leur férule sont réduits au niveau
de simples exécutants soumis à un organisme nerveux supposé
supérieur. Je voudrais consacrer ce livre à une protestation contre
cet usage inhumain des êtres humains car j’estime que toute
utilisation qui demande et attribue à l’homme moins que ne l’exige
201
son rang d’homme est une dégradation et un gaspillage .

Wiener utilise le présent. C’est au moment où il écrit, en 1950, que des


« nombreux fascistes » espèrent, et œuvrent à, la mécanisation de l’humain,
des fascistes qui peuvent en tant que tels s’ignorer. Le fascisme, pour
Wiener, ne semble pas seulement représenter un exemple d’idéologie
impliquant la mécanisation de l’humain mais il est le nom même de cette
idéologie qui rend possible la mécanisation de l’humain 202. Or le travail en
usine, depuis la révolution industrielle du début du XIXe siècle, est le lieu par
excellence de la mécanisation de l’humain. Les ouvriers qui travaillent à la
chaîne n’exécutent plus qu’une opération en elle-même mécanique. Ils
cessent d’agir en tant qu’êtres humains, ils cessent d’être humains, et c’est
pourquoi ils peuvent être remplacés par des machines :

Ils viennent au travail, ce sont des êtres humains entiers mais ils ne
sont utilisés que comme organes actifs d’un mécanisme surhumain
dont le cerveau est ailleurs, chez les gestionnaires. Ils mangent,
boivent, aiment, haïssent, prennent du plaisir, se fatiguent, comme
d’autres êtres humains, mais, du point de vue de leur travail, leurs
facultés et nécessités extérieures ne sont qu’une tare. Ce bagage
inutile est peut-être inséparablement lié à la paire de mains que
l’employeur paie mais il ne lui est d’aucune utilité. Ainsi, la
question de remplacer ces travailleurs par une machinerie
automatique n’est pas celle de remplacer autant d’hommes mais
plutôt des demi-hommes, ou des quarts d’hommes, ou même des
centièmes d’hommes 203.

L’usine automatique apparaît donc comme la dernière étape d’un


processus qui remonte à la révolution industrielle. Les humains sont entrés
dans l’usine. Leur travail s’est peu à peu rationalisé, décomposé en une
succession de gestes élémentaires, particulièrement au début du XXe siècle,
sous l’influence de Taylor, ou des Gilbreth. Les gestes sont devenus
mécaniques et, par conséquent, mécanisables. Des machines prennent la
place des ouvriers. Le processus qui a mécanisé la production semble
rendre l’humain obsolète.
Cela, bien sûr, à condition d’accepter la prémisse selon laquelle
l’humain s’identifie à son travail. Car l’usine automatique, en délivrant
l’humain du joug du travail, pourrait aussi bien le libérer et le sortir de ce
processus de mécanisation.
Le marché et le travail
À quelles conditions l’usine automatique peut-elle libérer l’humain au
lieu de le rendre obsolète ? À quelles conditions cette machine-animal qui
vomit les humains qu’elle a d’abord assimilés, transformés aussi en
machines, peut-elle, en les rejetant justement, leur permettre de reprendre
une humaine liberté ? Ces conditions sont, pour Wiener, de deux ordres,
pratiques et idéologiques.
En pratique d’abord, l’éclosion des usines automatiques exigera de
réintroduire la planification. Une usine automatique permet en effet de
produire à coût très bas et en quantité pratiquement indéfinie. Il faut donc
empêcher l’industriel qui vient de construire son usine de produire en trop
grande quantité, car, voulant gagner des parts de marché comme on dit,
voulant inonder le marché pour écarter ses concurrents, notre homme
finirait par se mettre en faillite en même temps que ceux-ci, et par ruiner
tout un secteur. Rien ne laisse penser qu’il saura déterminer le moment
exact où arrêter la production :

Si une usine de bouteilles est programmée dans la perspective d’une


productivité maximale, le propriétaire peut être ruiné par la quantité
de bouteilles invendables, avant de comprendre qu’il aurait dû
arrêter la production six mois plus tôt 204.

Cette situation illustre parfaitement le rapprochement qu’opère Wiener


entre mécanique et sorcellerie. Nous utilisons les machines comme des
talismans sans en connaître le fonctionnement, ni par conséquent en
maîtriser les pouvoirs. Et, comme des talismans activés par une formule
magique, les machines accomplissent ce que nous leur demandons
littéralement, sans prendre en compte ce que nous attendions d’elles en
réalité mais ne leur avons pas communiqué. Ainsi, notre industriel,
submergé par les bouteilles qui sortent de l’usine automatique, ressemble à
l’apprenti magicien, dans la nouvelle éponyme de Goethe, qui, ayant
entendu son maître commander à son balai d’apporter de l’eau, répète à son
tour les mêmes mots et manque se noyer dans l’eau que déverse le balai
qu’il ne sait plus arrêter.
Wiener évoque également l’Erewhon de S. Butler et l’asservissement
des humains par les machines dans cette cité de nulle part. Butler met en
évidence « un réel danger » dans la mécanisation 205. Toutefois, le danger,
aux yeux de Wiener, ne vient pas tant des machines, qui n’ont pas de
volonté propre, que de la façon dont nous les utilisons. L’usine automatique
ne décide pas de produire des bouteilles à l’infini. C’est le propriétaire qui
met ce mécanisme en route. Il s’agit donc, pour maîtriser les machines, que
l’humain reprenne le contrôle, ce qui passe très concrètement par la
planification.
Dans l’Amérique des années cinquante, l’idée de planification est
associée à l’URSS, dont le développement est encadré par les fameux
« plans quinquennaux ». Wiener écrit en pleine Guerre froide. Et il a bien
conscience que l’introduction de la planification aux États-Unis
impliquerait une rupture vis-à-vis de l’idéologie du laisser-faire, selon
laquelle le marché laissé à lui-même, et régi par une main invisible, se
régule pour revenir à un état d’équilibre et répartir équitablement les
richesses :

L’hypothèse que font certains d’entre nous que le laisser-faire, ou la


libre concurrence, va automatiquement aplanir les problèmes de la
société, perd sa validité à mesure que les moyens mis en œuvre dans
cette compétition deviennent plus puissants et les conséquences de
nos erreurs plus sérieuses.
Ou, plus explicitement, « la concurrence [competition], telle qu’elle a
été comprise par le passé, est entièrement transformée par l’existence de
l’automatisation. L’automatisation n’est plus compatible avec le laisser-
faire 206 ».
L’apparition d’usines automatiques exige donc d’abord l’abandon de la
doctrine du libre marché. Mais cela ne suffit pas à résoudre le problème
posé par l’absence de travail. Les usines automatiques n’ont plus besoin
d’ouvriers. Elles travaillent toutes seules. La richesse automatiquement
produite, et le loisir qui découle de l’absence de travail, doivent être
répartis. Ce n’est pas seulement que l’industrie doit payer à ne rien faire les
anciens ouvriers, comme « les puants et les épaves » dans Player Piano
reçoivent une sorte d’allocation. Il faut aussi changer radicalement notre
conception de la société et de l’humain, ne plus mesurer l’humain à son
travail ou considérer l’humain comme un travailleur. La société qui naîtra
avec les usines automatiques ne pourra plus être fondée sur le travail. Et il
reste à imaginer « une société qui soit maintenue dans son ensemble par un
ciment différent et n’ait plus besoin de l’équivalent d’un marché aux
esclaves pour continuer à fonctionner 207 ». Wiener revient sans cesse sur ce
problème et, pour lui, la réponse se trouve dans une sorte d’humanisme, qui
donne une valeur intrinsèque à l’humain et, plutôt qu’à son travail, au
loisir :

La solution, bien sûr, est une société basée sur des valeurs humaines
208
autres que l’achat ou la vente .
La réponse est que nous ne pouvons plus estimer l’homme selon le
travail qu’il accomplit. Nous devons l’estimer en tant qu’homme 209.
Nous devons changer beaucoup de chose dans notre façon de vivre
avec les autres gens. Nous devons donner une valeur au loisir 210.
Wiener n’utilise jamais, à ma connaissance, le terme de révolution. Est
pourtant bien appelée dans son esprit une rupture radicale vis-à-vis des
modes de fonctionnement de la société capitaliste et de l’idéologie de la
libre concurrence et de l’humain comme travailleur : l’idéologie selon
laquelle l’humain est essentiellement un travailleur, travaillant à son propre
bien, égoïstement, mais soumis à cette main invisible, par laquelle le
marché se régule de lui-même. En fait, cette idéologie correspond, pour
Wiener, à une époque révolue, celle de la Frontière, du Grand Ouest. Les
théories marxistes comme l’idéologie capitaliste se sont formées à des
époques, et correspondent à des situations, passées. L’humain du marxisme
est un ouvrier du XIXe, dans une usine qui exige des ouvriers, et l’humain du
capitalisme est un colon qui s’installe sur une terre nouvellement conquise
et la fait fructifier par son industrie. L’un et l’autre sont dépassés par la
technique.

D’un côté, les communistes ont ossifié le marxisme et considéré


cette doctrine, formée dans l’environnement politique et scientifique
du milieu du XIXe siècle, comme une panacée pour les problèmes
totalement nouveaux du milieu du XXe siècle. D’un autre côté, nous,
à l’Ouest, avons hypostasié un individualisme approprié à
l’expansion économique et géographique de l’époque de l’Empire et
de l’Ouest américain, et nous avons exalté la libre entreprise comme
le saint des saints de notre philosophie morale et politique 211.

Peu importe que cette brève analyse du marxisme et du capitalisme


puisse être contestable. L’essentiel est que l’usine automatique appelle un
nouvel humanisme, où l’humain ne soit plus considéré comme un
travailleur. Et le problème est de savoir si un tel humanisme est concevable
dans la perspective cybernétique.
Une scène de bain
Dans une scène du film Cheaper by the Dozen (en français, Treize à la
douzaine) 212, Frank Gilbreth montre à la directrice de l’école de quelques-
uns de ses onze enfants comment prendre un bain de la façon la plus
efficace. Il mime, tout habillé, le mouvement de la main droite qui passe sur
le côté gauche du corps, puis l’inverse, quelques tours de main sur le ventre
et les fesses, avant de se laisser tomber par terre, jambes écartées pour
simuler le rinçage. La scène est comique. On rit d’un rire tout bergsonien,
parce qu’une mécanique est plaquée sur un vivant qui lui échappe, qui ne
réussit pas à se maintenir dans ce cadre rigide. Le personnage, par terre,
souriant, parce qu’il vient de prouver la possibilité de prendre un bain
complet en moins de douze secondes est humain : ce n’est pas une machine,
bien qu’il veuille se comporter comme une machine.
Frank B. Gilbreth et son épouse, Lilian M. Gilbreth, analysent les
mouvements des ouvriers ou, au départ, des maçons, pour les simplifier et
rendre leur travail plus efficace. Ils filment les gestes, les chronomètrent, en
reproduisent les lignes avec du fil de fer, pour les décomposer en
mouvements élémentaires et en éliminer les détours inutiles. Ils opèrent en
même temps que Taylor, au début du XXe siècle, à un tournant dans le
développement de l’industrie. Mais, alors que Taylor voit surtout le profit
que l’entrepreneur peut réaliser en obtenant des ouvriers une productivité
meilleure, les Gilbreth sont convaincus que l’efficacité gagnée doit profiter
aux travailleurs. Ils sont humanistes. Et, dans le film, pas seulement dans
cette scène de bain, le couple, avec ses onze enfants, est tout à fait
sympathique, humain justement.
Wiener n’aime pas le film, et cette façon de faire ressortir l’humanité
des personnages sous la mécanique des gestes, comme s’il était évident que
l’humain resterait toujours irréductible à la machine. Ce n’est pas le cas. En
analysant les gestes, en les décomposant, en les simplifiant, les Gilbreth
préparaient en réalité le remplacement du travailleur par la machine et la
venue de l’usine automatique. Ils montraient que l’humain, dans son travail,
se laisse mécaniser, au point où une machine peut lui être substituée. Il n’y
a donc pas de quoi rire. Wiener écrit d’abord à l’acteur, Clifton Webb, puis
reprend un passage de sa lettre dans une conférence de 1954.

Je suppose qu’un bon nombre d’entre vous a vu le film Treize à la


douzaine [Cheaper by the Dozen]. Le film passe complètement à
côté de ce que je considère comme l’idée maîtresse des Gilbreth.
Ceux-ci pensaient que, dans ses opérations ordinaires, l’homme ne
travaille pas avec une pleine efficacité. […] Cependant, quand vous
avez simplifié une tâche en la réduisant à une routine de procédures
consécutives, vous avez à peu près réalisé ce dont vous avez besoin
pour écrire cette tâche sur une bande magnétique et la confier à une
machine entièrement automatique. […] Ainsi, au lieu d’améliorer la
condition de l’ouvrier, leurs études tendent à écarter l’ouvrier
[telescope the worker out of the picture]. C’est une chose très
importante, parce que c’est ce qui arrive en ce moment 213.

La lettre que Wiener a d’abord adressée à l’acteur développe la dernière


idée de ce passage. Il y a une sorte de contradiction, une incohérence, dans
l’humanisme des Gilbreth 214. Alors qu’ils croyaient améliorer la condition
de l’ouvrier par l’augmentation de sa productivité, les Gilbreth ont tout au
contraire rendu possible son remplacement par une machine et lui ont
enlevé jusqu’à sa dignité, si celle-ci dépend de son efficacité. La direction
dans laquelle se développe leur travail en mine les fondements, ou l’idéal.

Ainsi, le résultat du travail de Gilbreth qui devait ouvrir une


nouvelle époque d’efficacité humaine a été si loin qu’il détruit
maintenant la possibilité même de l’emploi humain. L’humain
mécanisé qu’il adore, et qu’il a essayé d’imiter dans sa propre
famille laisse place à une machine de verre et de métal. C’est un fait
sardonique que le type de vie auquel il donne une telle valeur qu’il y
fonde son existence familiale laisse de moins en moins de place non
seulement aux valeurs humaines mais aux êtres humains. […Toute
sa] vie a eu tendance à détruire ses hypothèses fondamentales 215.

Il est remarquable que Wiener oublie, ou ne reprenne pas, la deuxième


partie de cette lettre dans ses conférences : l’humanisme, pour celui qui
participe à la mécanisation de l’humain, risque d’être contradictoire. Car
l’humanisme de Wiener semble se prêter à une analyse semblable et
manifester la même contradiction. Le savant repère, depuis le début de la
révolution industrielle, une tendance à la mécanisation de l’humain, laquelle
aboutit avec l’usine automatique à son remplacement par une machine. Il
invoque alors la nécessité d’organiser la société autour d’une autre idée de
l’humain, qui n’identifierait pas l’humain à un travail, n’exigerait pas de
l’humain qu’il travaille. Mais quel contenu donner à cette idée de
l’humain ? « L’humain » garde-t-il un sens face à la machine cybernétique ?

Le robot
« La main-d’œuvre la moins chère que vous puissiez obtenir : les robots
de Rossum 216. »
Le slogan figure sur l’une des affiches publicitaires qui ornent le bureau
de Domin, le directeur de l’usine de R.U.R., Robots Universels de Rossum,
dans la pièce éponyme de K. Čapek. L’écrivain tchèque introduit ainsi en
1920 le terme de robot qu’il forme à partir de « robota », « travail forcé ».
Les robots sont des créatures artificielles, des sortes de machines, inventées
par le vieux Rossum et développées ensuite par son fils, par et pour
l’industrie. Les robots sont produits en série dans une usine et vendus
comme main-d’œuvre, une main-d’œuvre peu coûteuse et qui rend peu à
peu inutile le travail humain. Les robots sont du reste eux-mêmes fabriqués
par des robots.
Čapek met en scène, avec quelques années d’avance, plusieurs éléments
de la cybernétique. Comme Wiener, il insiste sur le fait que le travail en
usine ne requiert pas l’humain en lui-même, l’humain dans sa totalité, ce
qui permet d’imaginer remplacer l’ouvrier par une créature plus simple,
mieux adaptée et, par conséquent, moins chère :

Le [jeune Rossum] considéra le corps humain et comprit tout de


suite qu’il était trop compliqué. Un bon ingénieur l’aurait dessiné
d’une façon beaucoup plus simple. Il en révisa donc toute
l’anatomie, se demandant ce qu’il pouvait laisser de côté ou
simplifier 217.

De la sorte, il obtint un travailleur, à la fois plus efficace et moins cher :


« Les gens coûtent trop cher 218. »
Le scénario cybernétique, décrit par Wiener, se produit déjà dans la
pièce de Čapek. Les ouvriers sont remplacés par des machines, ce qui
provoque du chômage et des émeutes. Pourtant, le robot en se substituant à
l’humain pourrait libérer celui-ci du travail. Il pourrait être au fondement
d’une sorte de paradis, d’où le travail serait exclu. C’est le rêve qui anime
Domin, le directeur de l’usine :

l’homme cessera de servir d’autres hommes et ne sera plus l’esclave


des choses matérielles. Personne n’aura plus à payer son bout de
pain avec sa vie et avec de la haine. Vous ne travaillez plus. Vous
n’êtes plus obligé de vous asseoir devant une machine à écrire tout
au long de la journée, ni de creuser des mines, ni de vous occuper
des machines de quelqu’un d’autre. Vous n’avez plus besoin de
perdre votre âme dans un travail que vous détestez 219.

Mais ce paradis terrestre, cet humain délivré du travail, n’existent que


dans l’esprit du personnage. Dans la pièce de Čapek, ce rêve reste abstrait,
sans rapport à la réalité, au contexte dans lequel les robots sont développés.
Les robots n’ont pas été conçus dans cette perspective. Ils sont en fait le
fruit d’une coïncidence, d’une rencontre accidentelle entre deux sortes de
spéculations : les spéculations intellectuelles de Rossum père et les
spéculations financières de Rossum fils. L’un voulait fabriquer une machine
humaine et montrer que l’humain peut être engendré sans qu’intervienne
aucun dieu, tandis que l’autre a vu le profit qu’il pouvait tirer de la machine
inventée par le père.

[Ce paradis terrestre], ce n’était le rêve d’aucun des Rossum. Le


vieux Rossum avait l’esprit plein de bêtises athées et le jeune ne
pensait qu’à faire des millions. Et ce n’est pas non plus le rêve des
actionnaires de R.U.R. Leur seul rêve est leur dividende. Et c’est à
cause de leur manie du profit que l’espèce humaine est en train de
périr 220.

La deuxième partie de la pièce prend sans doute une autre tournure : les
robots se révoltent et deviennent eux-mêmes humains en découvrant
l’amour, ce qu’il est difficile d’imaginer des machines que décrit Wiener.
Mais le prologue et le premier acte illustrent par avance le scénario
cybernétique, au point que la question se poserait de savoir si celui-ci n’est
pas, en partie, inspiré de la pièce de Čapek.
Il serait même tentant de situer Wiener parmi les personnages de Čapek.
Ainsi, le vieux Rossum, un pur savant, se trouve malgré lui inventer la
machine qui éliminera l’humain. Ou Domin, le directeur de l’usine, rêvant
d’un paradis sans travail, qui développe pour satisfaire les actionnaires des
robots qui mettent les ouvriers au chômage. Leur situation, la contradiction
entre leurs idéaux et les conséquences de leurs actions, évoquent les
dilemmes de Wiener et l’analyse qu’il donne du personnage de Gilbreth.
Puisque Wiener discute de R.U.R. en 1950, il n’est pas exclu que les
problèmes qu’il se pose par la suite et, dans cette nouvelle qui nous occupe,
Un savant réapparaît, se fondent sur une telle identification aux
personnages de Čapek.
Wiener note que la pièce « a très bien vieilli ». Il reproche toutefois à
Čapek d’avoir gardé une vision anthropomorphique de la machine, qui
restera dans l’image du robot de la science-fiction mais qui est coupée de la
réalité. Le robot qui remplace l’ouvrier, dans la pièce de Čapek, conserve
une silhouette humaine, seulement simplifiée, alors que la machine qui
entre dans l’usine automatique n’a plus rien d’humain :

Les automates de l’industrie ne manifestent pas dans leur apparence


cette ressemblance trompeuse à l’être humain. Ils ne portent pas de
masque mais fonctionnent avec des roues et des leviers plutôt que
221
des bras et des jambes .

Le portrait que donne Čapek de ces robots, leurs formes humanoïdes ne


sont « pas réalistes 222 ».
L’usine automatique représente, pour le savant américain, un système
autonome, où une multitude de machines sont imbriquées les unes dans les
autres, une sorte d’animal qui possède sa vie propre, alors que l’usine de
R.U.R. est restée une simple chaîne où les humains ont été remplacés par
des robots, de même forme. À la limite, un observateur extérieur, et distrait,
pourrait ne pas remarquer la substitution. Bien qu’elle possède des
antécédents, l’usine automatique n’apparaît pas, telle que la conçoit Wiener,
dans la pièce de Čapek et, inversement, les textes de Wiener comportent
peu de robots. Si elles se recoupent et si Wiener a pu emprunter à Čapek,
leurs perspectives ne sont pas superposables. La pièce de Čapek est centrée
sur le motif de la substitution de la machine à l’humain, alors que Wiener
s’intéresse aux caractéristiques de la machine, à sa structure, qui est
comparable à celle de l’humain, et c’est de cette analyse que suit, dans la
cybernétique, le risque d’un humain devenu obsolète au regard de la
machine.
Cependant, avec le robot, Čapek met l’accent sur un point qui reste
aveugle dans les textes de Wiener et que masque l’usine automatique. Dans
les papiers du vieux Rossum, le robot est d’abord un instrument théorique,
qui servirait à étudier la nature et l’origine de l’humain, à montrer l’inutilité
du recours à l’hypothèse d’un Dieu créateur, par exemple. Mais ses
recherches se révèlent chimériques, inutiles, des « bêtises ». C’est avec le
fils que la figure du robot inventée par le père prend son sens véritable : elle
constitue une main-d’œuvre moins chère. Le robot théorique recouvre un
double de l’ouvrier. L’homme-machine est un travailleur que l’on peut
exploiter. Décrire l’humain comme une machine, finalement, c’est destiner
l’humain au travail et à l’exploitation. Et c’est peut-être ce que l’intérêt de
Wiener pour la structure de la machine lui fait oublier.

Les contradictions de l’humanisme


de Wiener
À dire vrai, c’est un problème sur lequel Wiener ne s’arrête guère :
l’homme peut-il être considéré comme une sorte de machine ? Et peut-on
prêter à la machine les attributs de l’humain, la conscience, la pensée,
l’expérience en première personne ? À aucun moment, le savant ne prend le
problème à bras-le-corps, de façon thétique. Et, pourtant, dans le monde
cybernétique, la réponse à ces questions est manifestement positive. Les
textes comprennent des remarques, rapides mais sans ambiguïté.
À la question de savoir si l’on peut dire qu’une machine pense, et vit,
Wiener répond qu’il ne s’agit que d’un « malentendu sur des mots qui sont
adéquatement définis pour les contingences normales de la vie quotidienne
mais non pour les problèmes plus larges que les nouvelles machines
posent 223 ».
Ailleurs, Wiener souligne que « il n’y a rien d’absolument différent en
nature entre l’humain et le non humain [c’est-à-dire la machine] », que « il
n’y a aucune limitation essentielle de la machine par opposition à l’être
humain qui lui interdirait d’apprendre, de converser, de traiter de
l’information ou d’accomplir n’importe quelles activités quasi
humaines 224 ».
Dans L’Usage humain des êtres humains, le savant évoque « cette sorte
particulière de machine connue sous le nom d’être humain » ou encore
« l’être humain en tant […que] machine 225 ».
Il n’y a pas de doute, dans le monde cybernétique, l’être humain est une
sorte de machine qui ne se distingue des machines usuelles que par des
caractéristiques particulières, une façon de traiter des informations vagues
par exemple.

Wiener semble se voir comme contribuant dans le réel à


l’automatisation de l’industrie. Un peu comme le narrateur de la nouvelle
Un savant réapparaît, qui se décrit comme un mathématicien « spécialiste
des usines automatiques » et commence par évoquer une visite dans une
raffinerie. Cependant, à la différence de ceux de von Neumann, les contacts
de Wiener avec l’industrie sont réduits, voire existants. C’est à un autre
niveau qu’il faut considérer ses dilemmes moraux.
Dans le monde cybernétique, les usines automatiques risquent de
produire une catastrophe humaine pire que la bombe atomique, une division
permanente de la société en deux classes, hétérogènes, les possédants et les
autres, qui n’auront rien, pas même une force de travail à vendre. Wiener ne
voit qu’une seule réponse à cette situation : un humanisme qui ne réduirait
pas l’humain à son travail. Mais quel contenu peut prendre l’humain dans la
cybernétique ? En rapprochant l’humain et la machine, Wiener se laisse-t-il
encore la possibilité de trouver un sens à l’humain ? L’humain ne devient-il
pas une machine, c’est-à-dire un robot destiné à l’exploitation ?
La contradiction est analogue à celle que Wiener découvre dans
l’humanisme de Gilbreth, qui, malgré lui, œuvre à détruire l’humain. Elle
n’a pas lieu cependant sur le même plan. Si Gilbreth exerce dans le monde
réel, Wiener ne sort pas du monde cybernétique. Les usines automatiques,
telles qu’il les imagine, avec quelques ouvriers polissant des cuivres, ne se
sont jamais réalisées. Elles appartiennent à la fiction. Ce n’est pas dire bien
sûr que Wiener n’ait pu avoir une influence dans le réel, ni que ses fictions
ne puissent exprimer quelque chose du monde réel. Mais c’est d’abord sur
le plan idéologique, dans le monde cybernétique, que se pose la question
qui dirige notre enquête, à savoir si l’humain survit, ou non, au
développement des machines. Wiener ne formule pas ses doutes sur la base
d’enquêtes socio-économiques, concernant la robotisation de l’industrie ou
la montée du chômage. Il écrit une nouvelle dans laquelle un savant, qui
avait su rester humain au milieu des usines automatiques, est finalement
mis à mort par un autre savant.
Lilienblum/Posner a tenté de disparaître au sein d’un kibboutz, une
petite communauté agricole. Cela ne lui a pas réussi. Peut-être ne fallait-il
pas fuir la technique mais plutôt la détourner. Une solution alors serait de
devenir un cyborg.
CHAPITRE 8

Le cyborg ou l’humanisation
de la machine

Quelques cyborgs

Il vous est bien sans doute arrivé quelquefois, en marchant de nuit


sans flambeau, par des lieux un peu difficiles, qu’il fallait vous aider
d’un bâton pour vous conduire, et vous avez pour lors pu remarquer,
que vous sentiez, par l’entremise de ce bâton, les divers objets qui
se rencontraient autour de vous, et même que vous pouviez
distinguer s’il y avait des herbes, ou de la boue, ou quelque autre
chose de semblable. Il est vrai que cette sorte de sentiment est un
peu confuse et obscure, en ceux qui n’en ont pas un long usage ;
mais considérez-la en ceux qui, étant nés aveugles, s’en sont servis
toute leur vie, et vous l’y trouverez si parfaite et si exacte, qu’on
pourrait quasi dire qu’ils voient des mains, ou que leur bâton est
l’organe de quelque sixième sens, qui leur a été donné au défaut de
la vue 226.

Sans connaître le mot, Descartes décrit un cyborg. L’aveugle muni de


son bâton forme un système hybride, organique et inorganique, humain et
mécanique. Les deux acteurs de ce système, l’homme et le bâton,
interagissent l’un avec l’autre : le bâton prend le mouvement que lui donne
la main de l’aveugle, et inversement, celui-ci choisit sa direction en
fonction des informations transmises par le bâton. L’homme s’est adjoint un
complément pour survivre dans un milieu qui ne lui convenait pas,
inhospitalier donc : un chemin parsemé d’obstacles dans l’obscurité. L’être
ainsi formé, le cyborg, peut alors maintenir l’équilibre instable de la vie, se
maintenir en fait dans une position d’équilibre, debout en équilibre
littéralement. Et cela sans que l’humain n’ait besoin d’y consacrer un effort
conscient. Bien sûr, il faut savoir manœuvrer le bâton mais celui qui en a
l’habitude, dans l’analyse de Descartes, explore le terrain sans y penser,
aussi facilement que je le fais de jour, d’un mouvement des yeux. Mieux, le
bâton forme pour l’humain un nouvel organe, donnant lieu à un nouveau
sens. Il suffit de tenter l’expérience, avec un bâton sur le sol, un stylo sur
une table : nous percevons des textures au bout du bâton, plutôt que les
mouvements du bâton dans la main. Le bâton ouvre donc à l’humain un
toucher à distance, comme la vision est un sens à distance, qui saisit les
qualités sensibles à distance du corps. C’est un sens qui manquait à
l’humain : celui-ci se l’est donné par la technique, une technique
rudimentaire certes.
Par ailleurs, dans le schéma cartésien, le bâton n’est pas d’une nature
différente de celle du corps auquel il est associé. Le corps humain est décrit
par Descartes comme une machine. Il n’a pas d’essence particulière qui le
distinguerait de la matière inorganique. Le bras de la machine du corps a
simplement été prolongé par un bâton. Il est vrai que je peux poser le bâton
et le reprendre, alors que je ne peux pas ôter mon bras pour le remettre
ensuite. Mais cette dernière impossibilité est contingente, dans la
perspective de Descartes, ou ne tient qu’à l’imperfection de notre médecine.
Le bâton est homogène au bras qui le tient.

Le terme de « cyborg » est introduit par M. E. Clynes et N. S. Kline,


dans un article de 1960, « Cyborgs and Space ». Les deux auteurs y
spéculent sur la façon dont l’humain pourrait s’adapter à l’espace : à la fois
à un voyage dans l’espace, susceptible de durer des « milliers d’années », et
à la vie dans des milieux auxquels nos corps seraient naturellement
inadaptés. À l’heure actuelle, la seule possibilité est de s’enfermer dans un
scaphandre, ou la cabine d’une fusée, c’est-à-dire une sorte de bulle, à
l’intérieur de laquelle sont reproduites les conditions de la vie terrestre.
Comme si un poisson emmenait avec lui une petite quantité d’eau pour
parcourir le continent, ou s’enfermait lui-même dans un fragile bocal. « La
bulle peut si facilement éclater. » Une autre solution, cependant, serait de
« modifier ses fonctions corporelles pour s’adapter à différents
environnements » ou, autrement dit, « prendre une part active dans sa
propre évolution biologique 227 ». La nature nous a donné des organes, des
yeux, des poumons, qui nous permettent de vivre dans un certain milieu. Il
s’agit de modifier par la technique ces organes pour vivre dans d’autres
milieux.

Nous proposons le terme de cyborg […]. Le cyborg incorpore


délibérément des composants exogènes étendant les fonctions de
contrôle autorégulatrices de l’organisme dans le but de l’adapter à
228
des environnements nouveaux .

La respiration est une telle fonction autorégulatrice inconsciente. Si je


cours et que mon corps a besoin d’une plus grande quantité d’oxygène, je
respire plus vite, sans y penser particulièrement. Dans l’espace, ou sur une
planète dont l’atmosphère serait dépourvue d’oxygène, il me faudrait ou
bien m’entourer d’une bulle d’oxygène, m’emprisonner dans mon
scaphandre, ou bien, comme le suggèrent les auteurs, m’associer un
composant étranger, exogène, qui oxygénerait mon corps, sans que je ne
respire, sans que je n’utilise mes poumons, peut-être par un processus
chimique qui récupérerait des molécules d’oxygène dans du gaz
carbonique, ou du pétrole. Le système serait homéostatique, maintenant de
lui-même un certain équilibre, étant conçu pour donner à mes muscles une
plus grande quantité d’oxygène à mesure que je force le pas et la réduire
lorsque je m’étends à l’ombre d’un rocher pour « souffler », comme on dit
sur Terre. Bref, il me suffirait d’avoir avalé, ou introduit dans mon
réservoir, une petite quantité d’essence pour me promener librement.
Le bâton, dans le texte de Descartes, prend déjà une fonction analogue :
rendre possible à l’humain l’exploration d’un milieu auquel la nature ne l’a
pas adapté. Une différence est seulement que le marcheur de Descartes est
un humain comme un autre, qui a seulement ramassé un bout de bois, alors
que le cyborg de Clynes et Kline est un cosmonaute, un officier de l’armée
de l’air, choisi, entraîné par la NASA et dont les nouveaux organes, les
poumons à essence, appartiennent aussi à la NASA ou aux sous-traitants
d’un complexe militaro-industriel.

L’importance du cyborg dans la pensée contemporaine 229 doit beaucoup


au Manifeste cyborg que publie Donna Haraway en 1985. L’intérêt de la
figure du cyborg, de « cet hybride de machine et d’organisme » tient, pour
D. Haraway, à ce qu’elle défait des oppositions, « transgresse les
frontières » entre l’organique et le mécanique, entre l’animal et l’humain
mais aussi, à l’intérieur de l’humain, entre les genres 230. Le cyborg qui
transforme par la technique ses organes n’a plus besoin d’être ou homme ou
femme. Il n’est assujetti par aucune des identités définies que nous
connaissons. Il se fabrique lui-même en décomposant son corps et en en
modifiant librement les pièces. En cela, « le cyborg est une sorte de soi
postmoderne, collectif et personnel, désassemblé et réassemblé 231 ». Nous
sommes déjà des cyborgs, de fait, puisque nos corps sont déjà travaillés par
la technique, mais, le revendiquer, faire du cyborg un mythe, c’est défaire
les identités, homme versus femme, noir versus blanc, comme du reste les
dualismes, esprit versus corps, animal versus humain, sans pour autant
tomber dans une « métaphysique antiscience », une « démonologie de la
technologie 232 ».
D. Haraway n’oublie pas l’origine du cyborg, qui semble naître des
recherches de la NASA et de préoccupations militaro-industrielles. Le
cyborg représente « la progéniture bâtarde du militarisme et du capitalisme
patriarcal ». Ou il est lié à « la tentative d’imposer définitivement une grille
de contrôle sur la planète 233 ». Cela n’interdit nullement de reprendre
l’image du cyborg pour la détourner et en faire alors un mythe pour une
réalité sociale où « les gens cesseraient d’avoir peur de leur cousinage avec
les animaux et les machines, ou peur de ces identités partielles mais
permanentes 234 », que représentent les genres. Prenant le cyborg dans son
contexte initial, militaire, capitaliste, D. Haraway entend utiliser le terme de
façon « blasphématoire », « ironique » ou dans une « hétéroglossie 235 ». Ce
faisant, elle lui donne une toute nouvelle portée. Le cyborg, aujourd’hui,
s’entend d’abord sans doute dans le sens que lui donne D. Haraway,
transgressant les frontières dans lesquelles, comme humain, il est né. Ce qui
n’exclut pas néanmoins qu’il puisse garder enfoui en lui son ancien visage,
marqué par la guerre 236.

Les mots portemanteaux


Wiener connaît le mot « cyborg ». Il l’utilise une fois au moins, en
citant et en commentant un passage du livre de K. W. Marek Yestermorrow,
durant les cours à l’université de Yale qui feront la base de God and Golem,
Inc. Voici les deux phrases de Marek, citées en tête de chapitre :

Une forme intermédiaire entre les appareils automatiques et


l’homme est suggérée par le projet de création de cyborg. Ici
l’homme constitue le matériel brut et il est grandement amélioré par
l’implantation chirurgicale d’organes artificiels et de systèmes de
contrôle 237.
Wiener s’empresse d’ajouter qu’il ne « reprend pas à son compte les
fantaisies de science-fiction que développe Marek ». En particulier, il ne
s’agit pas pour le savant de transformer l’organisation générale du corps
humain. C’est au niveau des composants, organes sensoriels, membres ou
effecteurs, qu’il faut travailler, sans toucher à la structure dans laquelle
ceux-ci s’intègrent : « chercher à remplacer des organes sensoriels et des
effecteurs défectueux par leurs équivalents mécaniques et électriques ». Ce
n’est du reste pas une nouveauté. Wiener prend l’exemple des lunettes, de la
jambe de bois. Ce sont de telles prothèses que la cybernétique peut
améliorer.
Le cyborg de Wiener est un humain pourvu de prothèses : il reste
humain. Le savant aurait sans doute pu aussi ajouter quelques mots sur le
terme même de « cyborg ». Il écrit par exemple à propos de la
« cyberculture » :

Je n’aime pas le mot de « cyberculture ». De tels jargons sont, je


crois, l’un des fléaux de la vie moderne, des deux côtés du rideau de
fer. Pourquoi ne parlez-vous pas de « culture dans la cybernétique »,
ou de « culture en communication ». […] Ces mots portemanteaux
me prennent à rebrousse-poil. Ils sonnent à mes oreilles comme un
tramway qui prend un virage sur des rails rouillés 238.

On pourrait objecter que Wiener a lui-même forgé le mot


« cybernétique ». Mais, outre que cybernétique n’est pas la contraction de
deux mots, comme cyberculture, ou cyborg, mais un néologisme à partir du
grec, Wiener avait une raison pour proposer ce mot nouveau, qui devait
désigner une science nouvelle, alors que, aux yeux du savant,
« cyberculture », « cyborg » ne désignent, ou ne doivent désigner, rien de
nouveau. Le pirate à la jambe de bois et l’aveugle avec son bâton sont déjà
des « cyborgs ».
Les prothèses cybernétiques
Dès l’introduction de l’ouvrage de 1948, Wiener donne deux champs
d’application pour la cybernétique : les prothèses et l’usine automatique 239.
La portée de la cybernétique pour l’amélioration des prothèses est elle-
même illustrée par deux exemples. Le premier exemple met l’accent sur la
rétroaction. La façon dont nous mouvons nos membres naturels est en effet
déterminée par rétroaction. Lorsque le sujet déplace sa jambe, toute une
série de boucles l’informent de son mouvement effectif et lui permettent le
cas échéant de le corriger : il y a le sens kinesthésique, le sens tactile, etc.
En perdant un membre, une jambe, le sujet perd non seulement cette
extension de lui-même qu’est la jambe mais aussi ces mécanismes de
rétroaction. Muni d’une jambe de bois, avec une articulation au genou ou à
la cheville, le sujet ne sait pas lui-même quel est le résultat de son
mouvement, quelle est la position du pied à moins de l’observer
délibérément. C’est, semble-t-il, cette absence de rétroaction qui rend sa
marche difficile. Et l’idée de Wiener, dès Cybernetics, est de rétablir une
rétroaction dans la prothèse.
Le deuxième exemple part d’un travail de McCulloch et Pitts dont le but
est de rendre compte de la reconnaissance des formes, des Gestalt, à partir
des données visuelles 240. Comment le cerveau réussit-il à reconnaître un
même triangle dans deux dessins différents, lorsque les deux triangles sont
de tailles, de couleurs ou d’orientations différentes ? McCulloch et Pitts
entendent expliquer cette unité dégagée dans les données visuelles au
moyen de ce modèle abstrait du cerveau que représente le réseau
neuronal 241. Or, si celui-ci peut être un modèle vague du cerveau humain, il
a l’avantage de pouvoir être facilement reproduit par un ordinateur. Les
recherches de McCulloch et Pitts permettraient donc d’implémenter le
processus de reconnaissance des formes sur une machine et d’utiliser celle-
ci comme prothèse : par exemple, la machine qui reconnaîtrait les lettres
imprimées pourrait en faire la lecture à l’aveugle. Dans ce cas,
l’information est déplacée du registre visuel au registre auditif. Et, d’autre
part, comme le remarque Wiener, c’est le cerveau, le système cérébral de
reconnaissance des formes, autant que l’œil, qui fait l’objet de la prothèse.
Les travaux de Wiener sur les prothèses tournent autour de trois
thèmes : la rétroaction, la substitution d’un sens à un autre (l’ouïe à la vue
dans l’exemple précédent) et la mécanisation, l’extension par la machine,
du cerveau humain.

La main
Wiener passe la plus grande partie de l’automne 1961 sur un lit
d’hôpital. Il est tombé dans un escalier et s’est cassé le bras et la hanche. Il
discute avec les médecins et se trouve bientôt à travailler avec eux sur ce
qui deviendra le « bras de Boston » (Boston arm). Il s’agit d’une prothèse
pour les amputés du poignet et de la main. Elle est, pour ainsi dire, branchée
sur l’avant-bras. Les principaux muscles de l’avant-bras, qui servent
normalement à bouger la main, restent en général intacts après
l’amputation. Leur contraction produit certains potentiels électriques, que la
prothèse reconnaît au moyen d’électrodes et qui actionnent alors la main
artificielle. Ainsi, les impulsions électriques qui servaient à mouvoir la
main naturelle dirigent maintenant la main artificielle.
Le système est déjà utilisé en Russie. Wiener voudrait l’améliorer en
introduisant une boucle de rétroaction. Il s’agirait de faire en sorte que
« cette main sente 242 », c’est-à-dire que les qualités tactiles, au bout de ces
doigts mécaniques, puissent être transmises par la main artificielle et
rendues, sous une forme ou une autre, picotement, chatouillement, sur la
peau de l’avant-bras, au niveau où le bras a été coupé. L’idéal, évidemment,
serait de pouvoir se brancher littéralement sur les nerfs coupés, y saisir
directement les impulsions motrices et y réintroduire les qualités tactiles,
distinguées par la main artificielle, sous forme de courants électriques qui
remonteraient le long des nerfs jusqu’au cerveau. De la sorte, cet
« appareil » qu’est la main serait entièrement « réparé » :

Ce serait l’idéal si nous pouvions prendre un nerf qui a été coupé,


poser une électrode au bout de chaque fibre, introduire des
impulsions venant de l’extérieur, prélever les impulsions motrices et
réparer l’appareil endommagé. Je n’affirmerai pas que ceci ne sera
243
jamais accompli .

L’oreille
Dans L’Usage humain des êtres humains, Wiener décrit le « gant à
écouter » (hearing glove) sur lequel il travaille au MIT avec son collègue
J. Wiesner 244. C’est une machine que Wiener aime autant que « Palomilla »,
son papillon mécanique. Elle est aussi posée à côté de lui, sur l’un des
portraits pour le magazine Life. Wiener a un casque sur les oreilles, les
doigts attachés sur la machine. Elle a pour fonction de coder les sons, ceux
en particulier qui interviennent dans la parole, par des données tactiles, de
légers picotements sur les doigts, de sorte qu’un sourd, avec un peu
d’habitude, puisse les reconnaître et suivre ainsi une conversation. Les
sourds entendraient des mains, comme, dans le texte de Descartes, les
aveugles voient des mains. Les accords musicaux aussi seraient transformés
en de complexes chatouillements au bout des doigts. « Il serait curieux de
savoir ce que ces appareils auditifs feraient pour le sens musical 245. »
Et le cerveau
Dans God and Golem, Wiener considère l’ordinateur comme une « aide
mécanique pour la pensée » [mechanical adjuvant to thought] et classe le
programmateur devant sa machine au même titre que le pirate à la jambe de
bois dans la catégorie des « systèmes humains-mécaniques 246 ». Ailleurs, il
remarque que

nous laissons de côté certains des principaux problèmes de la


médecine cybernétique [… dans la mesure où] nous prenons le
cerveau pour quelque chose de donné. Après tout, le cerveau est un
meilleur appareil que ceux que nous pouvons fabriquer pour le
remplacer […] 247.

Cela pourrait-il changer ? Pourrions-nous remplacer le cerveau par une


machine ou, du moins, déplacer certaines des fonctions liées au cerveau
pour les implémenter sur des machines ? Nous le faisons déjà
partiellement : les calculs, mathématiques ou physiques, sont exécutés par
des ordinateurs. Wiener isole, cependant, plusieurs tâches qui lui semblent
devoir échapper encore à la mécanisation : la traduction, les recherches
bibliographiques. Celles-ci exigent une appréciation humaine qui ne se
laisse pas entièrement résumer dans des critères formels. En quoi une
traduction est-elle meilleure qu’une autre ? En quoi tel ouvrage est-il
pertinent pour un problème alors que tel autre, qui utilise abondamment les
termes du problème, ne l’est pas ? C’est l’humain qui en juge, sur la base
d’une sorte d’intuition que, jusqu’à présent, on ne réussit pas à traduire dans
une liste de règles susceptibles d’être appliquées par la machine. Celle-ci
peut aider à la traduction, servir de dictionnaire et proposer toute une série
de termes pour un mot étranger mais ne réussit pas à traduire un texte
correctement sans l’humain. Cependant, Wiener n’exclut jamais que nous
puissions, dans un avenir plus lointain, inculquer à la machine cette
intuition « humaine », comme nous lui apprenons à jouer aux échecs, à
développer des stratégies et à acquérir ce que nous appellerions chez un
humain une personnalité.

Une ingénierie médicale


Il n’y a pas de doute que les systèmes humains-mécaniques qu’évoque
Wiener sont bien des cyborgs, avec la plupart des connotations que nous
attachons à ce terme. Ainsi, l’humain augmenté de ses prothèses fait un pas
en direction de la machine. La médecine se rapproche de l’ingénierie. Le
médecin « répare » et devra « fabriquer » des « appareils » humains :

La médecine cybernétique du futur […] ne consistera pas seulement


dans une médecine de laboratoire, qui découvre des choses, aussi
dans une médecine de l’ingénieur qui répare les choses. Je crois que
nous n’aurions jamais établi les bases fondamentales de l’ingénierie
électrique si nous n’avions pas dû fabriquer et réparer des appareils
par ce moyen. Je crois que c’est également vrai ici 248.

D’autre part, la prothèse peut non seulement pallier les déficiences de


l’humain mais aussi augmenter ses performances naturelles ou lui donner
de nouveaux pouvoirs : « Ces machines peuvent être utilisées pour
remplacer ce qu’ont perdu les mutilés ou ce qui manque aux déficients
sensoriels mais aussi pour donner de nouvelles, et potentiellement
dangereuses, puissances à ceux qui sont déjà puissants 249. »
Pourtant, à la différence de Clynes et Kline, qui lancent leur cyborg
dans des milieux inhumains, Wiener, dans ses exemples, évite
soigneusement de discuter de ces pouvoirs, de ces sens nouveaux que la
technique semble être sur le point d’offrir. C’est que ce cyborg, dont Wiener
est du reste réticent à prononcer le nom, doit rester absolument humain.

Contrôler la machine
L’introduction de Cybernetics distingue deux champs d’application pour
cette nouvelle science : l’usine automatique, qui représente un danger pour
l’humain, et la prothèse, au contraire, qui est manifestement un bienfait
pour l’humain. L’humain augmenté de ses prothèses, le cyborg dirions-
nous, est dans le dispositif cybernétique le pôle opposé à l’usine
automatique.
Celle-ci est, en effet, l’aboutissement d’un processus au cours duquel
l’humain, inscrit dans un dispositif mécanique, se mécanise lui-même pour
être finalement rejeté hors de la machine parce qu’il est moins efficace que
la machine. Wiener entend opposer à ce processus de mécanisation une
conception de l’humain, qui placerait la machine sous le contrôle de
l’humain. La machine doit être soumise à l’humain, et non l’inverse. « Si
nous considérons la machine […] comme quelque chose qui étend nos
pouvoirs, nous pouvons la maintenir sous notre contrôle 250. » Il faut
« considérer la machine non comme un but en soi-même mais comme un
moyen de satisfaire les demandes de l’homme, comme une partie d’un
système humano-mécanique 251 ».
Or c’est un tel renversement que marque l’image de la prothèse. Au lieu
que l’humain soit pris dans une organisation mécanique, la machine comme
prothèse est intégrée à l’organisation humaine. La cybernétique peut dresser
un cyborg face à l’usine automatique. Le cyborg représente le bénéfice de la
technique opposé au péril de la mécanisation.
Pour cette raison même, la figure du cyborg est essentielle à la
cybernétique mais Wiener ne peut pas lui donner un nom propre – comme
l’ont fait Clynes et Kline en introduisant ce terme de cyborg – ni même
expliciter sa nouveauté. Si le cyborg a pour fonction de contrebalancer
l’usine automatique, la machine doit y être entièrement assujettie à
l’humain. Le cyborg ne doit donc pas représenter un être nouveau. Tout au
contraire, il doit rester un être humain. D’autre part, comme l’usine
automatique s’inscrit dans un processus plus ancien, le cyborg trouve lui-
même des antécédents, chez l’homme à la jambe de bois par exemple. S’il
a, malgré lui, engendré le cosmonaute de Clynes et Kline ou l’hybride de
Haraway, l’humain aux prothèses cybernétiques rappelle surtout l’aveugle
cartésien qui explore le chemin de son bâton : il est aussi humain que lui.

Quelques monstres

La sous-station automatique doit écouter et elle doit parler. Mais,


puisque ses oreilles et sa bouche ont été fabriquées par des
ingénieurs, et non pas installées par le processus embryologique,
nous savons ce que nous devons en attendre mieux que nous ne le
faisons des oreilles et des bouches humaines 252.

La sous-station automatique, avec ses oreilles et sa bouche, pourrait


certainement figurer dans un roman de science-fiction, une nouvelle comme
celle de Philip K. Dick, Autofac, précédemment citée. Les textes de Wiener
fourmillent d’êtres bizarres et inquiétants. Nous en avons rencontré
quelques-uns, l’animal-usine, la machine qui apprend à parer « vos » coups
aux échecs, les savants lobotomisés par la « science à un million », « le
naïf » que la publicité a rendu prévisible comme un rat dans un labyrinthe,
les centièmes d’hommes que l’usine a avalés et commence maintenant à
recracher. Il est impossible de les passer tous en revue, il y en aurait une
multitude.
Wiener rencontre l’idée de rétroaction au cours de ses recherches,
durant la guerre, pour un canon antiaérien qui pourrait prédire la trajectoire
future de l’avion. Sans doute, le pilote que cherchent dans le ciel les
projecteurs et le canon ennemis ne poursuivra pas sa route en ligne droite. Il
se lancera dans une manœuvre pour leur échapper. Mais les pilotes ont reçu
la même formation, les avions aussi sont les mêmes, les pilotes tentent les
mêmes évolutions dans les mêmes circonstances, on peut négliger ce qu’ils
ont d’humain et d’imprévisible.

Il était nécessaire d’assimiler les différentes parties du système sur


une base unique, ou bien humaine ou bien mécanique. Puisque notre
compréhension des éléments mécaniques nous est apparue conduire
bien au-delà de notre compréhension psychologique, nous avons
choisi de chercher un analogue mécanique pour l’artilleur et pour le
pilote 253.

Les systèmes humains-mécaniques, qu’il s’agit de penser de façon


unitaire, le pilote-avion et l’artilleur-canon, sont des cyborgs. Mais, comme
l’a fait remarquer P. Galison, dans ses recherches de guerre, en amont de la
cybernétique, Wiener réduit ces cyborgs à des machines. Des machines qui
alors se battent sans raison.
Dans le même temps, pourtant, les machines peuvent prendre une
personnalité. Les pilotes parlent souvent des « gremlins », ces créatures
fantastiques qui s’abattent sur un avion et en gênent l’évolution :

[…] la superstition des gremlins chez les aviateurs […] Les ailes de
l’avion sont délibérément conçues pour stabiliser l’avion et cette
stabilisation, qui a la nature d’une rétroaction, […] peut facilement
être ressentie comme une personnalité contre laquelle il faut lutter
lorsque l’avion est contraint à des manœuvres inhabituelles 254.

Le pilote n’a pas tort de reconnaître dans ces phénomènes de rétroaction


l’effet d’un être malveillant, pas plus que « vous » ne devez hésiter à prêter
une personnalité à la machine qui vous bat aux échecs. C’est que les
attributs humains et mécaniques s’intervertissent. Le pilote est devenu une
machine mais l’avion couve une multitude de personnalités.
Les monstres cybernétiques naissent de cet échange, où l’humain prend
les qualités de la machine, et la machine celles de l’humain. Par exemple,
l’ordinateur, que Wiener joue à décrire dans les termes mêmes par lesquels
on décrirait un humain, prend de ce fait une individualité, un caractère
particulier : une rapidité dans le calcul, une précision extraordinaire,
contrebalancées par l’impossibilité à penser à plusieurs choses à la fois et à
mobiliser des idées vagues. L’ordinateur a aussi une tendance à la
monomanie, à l’obsession, les programmes bouclent et reviennent toujours
au même point, ce qui éclaire les idées fixes que les humains peuvent aussi
entretenir 255. Enfin, un peu comme le chat, dit-on, l’ordinateur est un être
aux vies multiples : puisque l’éteindre, arrêter les processus en cours, ce
serait pour un cerveau le tuer. Ou, à l’inverse, le cerveau humain est un
ordinateur que l’on ne peut mettre en route qu’une seule fois.
L’ordinateur considéré en termes humains devient un être fantastique,
une sorte de génie monomaniaque et pointilleux, qui meurt et se réveille
toujours à nouveau. Il fait partie des monstres cybernétiques et, comme eux,
il est le produit d’une hybridation entre l’humain et le mécanique. L’être
alors engendré a quelque chose de difforme et, au regard de l’humain, il
semble être mutilé, il lui manque quelque chose.
J’ai essayé de montrer, dans les chapitres précédents, comment, dans les
textes de Wiener mais, pour ainsi dire, malgré lui, la science devient
mutilation. Le meilleur exemple de ce processus est donné par l’usine
automatique. C’est le monstre wienerien par excellence, qui mêle des
composants quasi organiques dans une structure contre nature et qui, une
fois mis en action, mutile à son tour ses propres créatures : il mécanise les
humains pour les rejeter ensuite comme inutiles.
Le cyborg est le seul à échapper à cette hybridation qui produit les
monstres. L’image de la prothèse représente une autre façon de lier les
mêmes éléments, la mutilation, la machine, l’humain, la science. Mais, au
lieu que la science mutile les humains pour les transformer en machines,
dans l’image de la prothèse, elle répare les humains mutilés au moyen des
machines. Avec le cyborg, qui ne peut pas se nommer, Wiener semble avoir
réussi à rassembler les éléments de l’univers cybernétique en une figure
positive, une sorte de talisman, qu’il peut brandir contre l’usine
automatique et ce qu’elle représente : la mécanisation et le rejet de
l’humain, l’adoration du gadget qui fait dire l’homme obsolète.

Le cyborg peut-il rester humain ?


Un premier problème serait de savoir, dans le dispositif cybernétique,
où le cyborg, ou l’image de la prothèse, est opposé à l’usine automatique, si
ces deux figures possèdent la même solidité. L’humain augmenté de ses
prothèses peut-il arrêter l’usine automatique et le mouvement de
mécanisation qui la sous-tend ? Ou bien son existence est-elle trop précaire,
trop transitoire, comme une sorte de fantoche, exhumé faute de mieux
devant l’avancée de la mécanisation ? Il s’agit de savoir dans quelle mesure
le cyborg peut en effet rester humain sans se laisser contaminer par les
machines qu’il s’adjoint. Un deuxième problème serait de savoir pourquoi,
finalement, refuser cette hybridation et exiger du cyborg qu’il reste humain.
Si l’humain aux prothèses, tel que l’imagine la cybernétique, ressemble
à l’aveugle de Descartes qui prend un bâton, il reste cependant une
différence entre eux. Le bras de l’homme cartésien, qui tient le bâton,
pourrait aussi être remplacé par une prothèse. Celle-ci pourrait même
fonctionner par rétroaction. Sans connaître le mot, Descartes décrit des
mécanismes physiologiques faisant intervenir une rétroaction 256.
Cependant, dans la perspective cartésienne, l’homme demeure le composé
d’un corps et d’une âme. Le corps humain comprend donc une partie tout à
fait singulière, un organe par l’intermédiaire duquel l’âme peut agir sur le
corps :

en examinant la chose avec soin, il me semble avoir évidemment


reconnu que la partie du corps en laquelle l’âme exerce
immédiatement ses fonctions n’est nullement le cœur, ni aussi tout
le cerveau mais seulement la plus intérieure de ses parties, qui est
une certaine glande fort petite, située dans le milieu de sa
substance 257.

Le fonctionnement de cette « glande pinéale », la façon dont l’âme peut


la mouvoir, dans l’action volontaire, ou recevoir d’elle ses impressions,
dans les passions, échappe au mécanisme. La glande pinéale ne se laisse pas
décrire comme une machine, ni ne pourrait être remplacée par une machine.
Elle est un organe irréductiblement humain, qui n’appartient qu’au composé
d’un corps et d’une âme. Le cyborg cartésien pourrait avoir des bras et des
jambes de métal, un estomac comme une cuve où les aliments fermentent,
une mémoire imprimée sur des cartes perforées, mais un organe absolument
réfractaire à cette mécanisation demeure caché au milieu de son cerveau et
marque son humanité : ce en quoi le cyborg est bien humain, le composé
d’une âme et d’un corps.
Or l’homme cybernétique a perdu cet organe singulier. Chacun de ses
organes, y compris son cerveau, pourrait en principe être remplacé, en
totalité ou en partie, par une machine. Après avoir évoqué le cyborg de
Marek, dans le texte précédemment cité, Wiener ne marque qu’une limite à
l’inscription des machines dans le corps humain. Il ne faut pas « sacrifier le
principal atout de l’homme – son organisation d’ensemble, et en particulier
l’organisation de son système nerveux – [… sans quoi] son avantage par
rapport à une machine construite serait sujet à caution 258 ». C’est dire a
contrario que l’on pourrait entièrement réassembler l’humain à partir
d’organes mécaniques à condition de maintenir sa structure d’ensemble.
Dans la mesure où le cyborg garde une forme humaine, on peut bien utiliser
des prothèses pour les bras et les jambes, des tubes à vide pour les neurones
du cerveau ou du fil électrique pour les nerfs. Mais, précisément, l’être
obtenu, ce cyborg dont la matière organique aurait été entièrement éliminée,
resterait-il humain, en un sens plausible ?
Ce corps entièrement mécanique quoique isomorphe au corps naturel
ressemble étrangement au robot de Čapek. Mieux, la substitution de
prothèses aux organes, si elle est menée à son terme, semble devoir donner
à ce cyborg des propriétés surhumaines : l’immortalité par exemple puisque
chaque machine pourrait être réparée ou remplacée à nouveau. Et de telles
propriétés distingueraient radicalement ce cyborg de l’humain au sens où on
l’entend habituellement. L’homme aux prothèses semble à son tour être
entraîné dans ce mouvement de mécanisation qui accompagne la
cybernétique.

Le scalpel de l’anatomiste
Il est remarquable que, dans son dernier ouvrage et ses brouillons, alors
que Wiener découvre le mot de cyborg et souligne ce qu’il y a de
« merveilleux » dans ce système homme-machine, il remet également en
usage l’image de la science comme vivisection, mutilation, et insiste sur le
caractère impersonnel, inévitable de cette opération. Ce dernier ouvrage,
God and Golem, Inc., tente d’éclairer certains aspects de la théologie par la
cybernétique et compare la situation de Dieu devant ses créatures à celle de
l’homme devant ses machines. Wiener s’excuse de forcer le sens de la
théologique : « Mon excuse est que c’est seulement grâce au scalpel de
l’anatomiste qu’on possède la science de l’anatomie, et le scalpel de
l’anatomiste est aussi un instrument qui n’explore qu’en faisant
violence 259. »
Or rien n’arrête, ni ne doit arrêter cette violence de la science, cette
curiosité excitante qui comme le scalpel, ouvre les corps, certainement pas
des atermoiements humanistes :

Il n’est pas nécessaire, ni même possible de penser, en relation à


chacun des problèmes [de la science] au bien que l’on ferait à
l’humanité. Ce ne sont pas les amis hystériques des animaux
[hysterical animal lovers] qui font les meilleurs vétérinaires. Le
médecin également, bien qu’il doive être conscient qu’il a affaire à
des gens et non à des organes, ne doit pas laisser la pensée du bien
de l’humanité le détourner des petites horreurs [detailed drudgery]
de sa recherche, ou lui donner honte de ce qu’elle a d’excitant [make
him ashamed of its excitement]. Il ne faut pas oublier comme il est
heureux pour l’humanité que la pure curiosité et le désir de
comprendre comment les choses fonctionnent soient de meilleures
garanties pour du bon travail et de bons résultats que la conscience
260
vertueuse .

Wiener semble vouloir excuser la curiosité scientifique, comme si donc


celle-ci en avait besoin. Et il évoque pour cela un thème central de son
autobiographie. Le savant y raconte, nous l’avons vu, comment il a passé
son enfance au milieu des tracts contre la vivisection que ramenait son
père : des tracts illustrant en images la cruauté de la vivisection. Faut-il
considérer que celle-ci est maintenant justifiée, et que Wiener a finalement
rompu avec sa propre prudence, cette culpabilité diffuse dans ses écrits ? La
justification que la science se donne est pourtant ici fragile. Si elle opère
pour le bien de l’animal, ou de l’humain, c’est en vertu d’une sorte
d’harmonie préétablie, d’une coïncidence « heureuse » : au bout du compte,
la curiosité sert l’humain. Comment cette harmonie est-elle garantie ?
Pourquoi la curiosité scientifique devrait-elle faire le bien de l’humain ?
Pourquoi n’amènerait-elle pas la fin de l’humain ?
En fait, c’est devant un cadavre prêt à être disséqué que Wiener se place
pour son dernier essai : « Si cet essai doit signifier quoi que ce soit, il doit
s’attaquer réellement à de réelles questions. L’esprit dans lequel est
entrepris cet essai est celui de la table d’opération, et non d’une cérémonie
larmoyante autour d’un cadavre 261. »
Dix ans auparavant, la nouvelle qui nous occupe, Un savant réapparaît,
se terminait sur une scène d’enterrement, celui de Lilienblum/Posner.
Wiener devrait interroger son double, Norbert, l’auteur de la nouvelle, qui
lui rappellerait alors qu’il n’est pas facile de se débarrasser d’un cadavre
sans quelque cérémonie.
CHAPITRE 9

262
Le posthumain

Le futur

Ce qui viendra n’est pas le néant mais plutôt un futur qui, de notre
point de vue actuel, serait décrit au mieux par les mots « post-
biologique » ou même « super-naturel ». C’est un monde dans
lequel la race humaine a été balayée par la vague d’un changement
culturel, sa place usurpée par sa progéniture artificielle. […]
Aujourd’hui, nos machines sont encore des créatures simples,
exigeant le soin et l’attention que les parents donnent au nouveau-
né, des créatures qu’il est difficile de dire « intelligentes ». Mais, au
cours du prochain siècle, elles vont mûrir pour devenir des entités
aussi complexes que nous le sommes et, finalement, des êtres qui
dépasseront tout ce que nous connaissons. Nous pourrons être fiers
qu’ils se considèrent comme nos descendants.
263
H. Moravec , 1988

Je n’aime pas particulièrement les gens. Je ne les ai jamais tellement


aimés. L’homme pour moi est à peu près l’animal le plus méchant,
le plus destructeur qui soit. Si l’homme peut développer des
machines qui s’amusent plus [have more fun] que lui n’en est pas
capable, je ne vois pas pourquoi elles ne prendraient pas le relais,
elles nous esclavageraient joyeusement. Elles s’amuseraient
beaucoup. Inventeraient des jeux plus drôles que les nôtres.
264
W. McCulloch , 1968

Concevoir le futur comme une guerre entre les hommes et les


machines, ou comme le remplacement des hommes par les
machines, est une perspective tout à fait limitée. Si nous sommes
assez stupides pour abdiquer en tant qu’êtres humains et refuser le
respect à nos congénères au nom de considérations douteuses sur
l’efficacité et l’intelligence des machines, alors en effet l’humanité
quittera la scène et le mérite bien. Ce qui importe est de préserver
un mode de vie humain, et aucune des perfections attribuées à la
machine ne peut modifier substantiellement notre responsabilité à ce
propos.
265
N. Wiener , 1952

H. Moravec entend dans son livre de 1988 tracer le futur de l’humanité,


la façon dont elle se transformera pour donner naissance et céder la place à
une nouvelle espèce. Par le style de son anticipation, les concepts qu’elle
mobilise, il ouvre à bien des égards une ère de spéculation sur le
posthumain, dans laquelle il faudrait aussi situer M. Minsky et R. Kurzweil.
Cependant, l’idée que l’humain risque, pour son bien ou pour son mal,
d’être dépassé par une créature qu’il a produite ou en laquelle il s’est
transformé, mais suffisamment différente de lui-même pour mériter un autre
nom, est ancienne, elle parcourt la cybernétique : Wiener s’en inquiète,
McCulloch, qui préside les conférences Macy, s’en amuse.
Et, un siècle et demi auparavant, le docteur Frankenstein entrevoyait le
danger, lui qui refusait à sa créature une compagne, de peur qu’à eux deux
ils ne donnent naissance à « une race de démons [qui] se propagerait à la
surface de la terre, mettant peut-être en péril l’existence même de la race
humaine 266 ».
Il ne fait pas de doute que, sans en connaître le nom, Wiener est
confronté au posthumain. Inlassablement il lui oppose l’humain. La
question est de savoir si, malgré les réticences de Wiener, la cybernétique
elle-même ne donne pas une réalité et une force nouvelles au posthumain
qui restait encore chimérique dans le roman de M. Shelley ou, pour citer les
mêmes textes que Wiener, dans le monde des machines, l’Erewhon, de
S. Butler. L’humain de Wiener est-il assez solide pour résister à la
mécanisation et à l’émergence du posthumain ? Ou bien n’est-il déjà plus
qu’une sorte de fantôme auquel le savant voudrait croire ?

La fin de l’humain
Après la bombe, le savant ne peut justifier son existence en tant que
savant que dans la mesure où, après avoir contribué à détruire, il doit encore
pouvoir sauver l’humanité. Le savant se dresse devant un danger, un danger
qui le touche particulièrement, un danger donc qui a rapport à la science,
qui est produit par la science. C’est l’histoire que raconte la cybernétique.
Dans ses essais comme ses fictions, sur des thèmes différents, de l’usine
automatique à la guerre nucléaire en passant par l’écologie, Wiener met en
scène l’ambiguïté du savant sur fond d’apocalypse. C’est encore le motif de
notre nouvelle, Un savant réapparaît, l’assassinat d’un savant par un autre à
l’heure des nanotechnologies et des poisons atomiques.

En un sens tout à fait réel, nous sommes des naufragés sur une
planète condamnée. Mais, même dans un naufrage, la décence et les
valeurs humaines ne disparaissent pas forcément, et nous devons les
porter le plus loin possible. Nous allons sombrer mais que cela soit
d’une manière qui convienne à notre dignité 267.

La cybernétique est parcourue par un pessimisme ou, mieux, une sorte


d’hypocondrie, une attention maniaque à tous les signes susceptibles
d’annoncer notre fin. Cela tient à son point de départ : il faut qu’il y ait
danger pour que le savant puisse légitimement rester savant. Et, comme
certains hypocondriaques, Wiener, lorsque son imagination est arrivée à ses
limites et ne réussit plus à distinguer aucun nouveau signe mortifère, peut
encore se réfugier dans cette dernière vérité qu’il faudra bien que nous
mourions, individuellement et collectivement, au moment où le Soleil
s’éteindra ou que l’univers du big bang se refermera dans une gigantesque
implosion. D’ici là restons humains.
Mais justement est-ce possible ? Nous avons déjà aperçu quelques-uns
des dangers qui nous guettent : la bombe, l’usine automatique, la
mécanisation de l’humain. La faute en est d’abord à nos machines.
À vrai dire, les textes sont ambigus. Le plus souvent, Wiener fait porter
la responsabilité du processus sur l’humain qui utilise les machines 268.
Cependant, il lui arrive de prêter à la machine une sorte de malveillance,
comme si donc la machine prenant conscience, s’améliorant elle-même peu
à peu, pouvait finir par vouloir s’opposer à l’humain, l’éliminer et le
remplacer : « Si les machines deviennent de plus en plus efficaces et
opèrent à des niveaux psychologiques de plus en plus élevés, la catastrophe
anticipée par Butler, la domination des machines s’approchent. »
Ou encore :

Une machine peut apprendre. Tentons un parallèle folklorique avec


le conte du pêcheur et du génie. Vous connaissez tous l’histoire. Le
pêcheur ouvre une bouteille qu’il a trouvée sur le rivage et un génie
apparaît. Le génie menace de se venger de son emprisonnement. Le
pêcheur réussit à le convaincre de rentrer à nouveau dans la
bouteille. [… Mais] quand nous aurons des problèmes avec la
machine, nous ne pourrons pas la convaincre de retourner dans la
bouteille 269.

Ce dernier passage suppose bien la malveillance de la machine, et une


confrontation de l’humain et de la machine, semblable à celle du pêcheur et
du génie, dans laquelle l’humain perdrait la face.
Il n’est pas nécessaire, cependant, d’imaginer une telle révolte des
machines pour mettre l’humain en danger. L’humain a d’autres ennemis,
des ennemis passifs qui se contenteront de cesser de collaborer avec lui,
cette Terre par exemple sur laquelle il s’est installé. Il l’exploite,
transforme, volontairement et involontairement, son environnement, la
composition de l’atmosphère, le climat.

– Dr Wiener, est-ce que l’homme est en train de modifier son


environnement au-delà de sa capacité à s’y adapter ?
– C’est la question à 1 000 francs. Il le modifie certainement
beaucoup. Sera-t-il toujours capable de s’y adapter ? nous le saurons
bien assez tôt. Ou nous ne le saurons pas, nous ne serons plus là 270.

Nous aurons disparu, et nos machines, qui supporteront mieux la


chaleur excessive et l’air vicié, continueront à tourner, à dialoguer entre
elles, à s’aimer peut-être :

Pour construire des machines, il est parfois important de leur


appliquer des attributs humains […]. Si le lecteur souhaite
concevoir ceci comme une extension métaphorique de nos
personnalités humaines, il est libre de le faire. Mais qu’il soit averti,
ces nouvelles machines ne s’arrêteront pas de fonctionner quand
nous aurons cessé de leur donner notre appui 271.

L’humain est une espèce menacée, par ses propres créatures, par son
environnement qu’il transforme mais peut-être aussi par l’évolution, la
sélection naturelle qui fait et défait les espèces. L’humain pourrait
représenter une impasse dans le développement de la vie. L’humain a
d’abord pour arme son cerveau et, plus exactement, la capacité à raisonner,
c’est-à-dire, selon Wiener, à utiliser dans le cerveau de longues chaînes de
neurones. Les neurones se connectent les uns aux autres sur des circuits
longs et compliqués, ce qui multiplie les risques d’erreurs et de surcharges,
comme sur un réseau téléphonique, où les appels seraient trop nombreux et
où chaque appel passerait par de trop nombreux standards. Il suffit que l’un
des standards saute, et l’appel ne passe plus. Il ne servirait à rien de
disposer de plus gros cerveaux, les chaînes n’en seraient que plus longues et
fragiles. C’est le mécanisme de l’organe qui est en cause. Nous ressemblons
à ces dinosaures qui, pour se défendre, avaient développé des cornes
toujours plus grosses, jusqu’à ne plus pouvoir se déplacer. Ils étaient
condamnés eux aussi.

Il est intéressant de penser que l’on pourrait être en face d’une de


ces limitations de la nature dans lesquelles des organes hautement
spécialisés atteignent un niveau d’efficacité déclinante et finissent
par mener à l’extinction de l’espèce. Le cerveau humain est peut-
être parvenu aussi loin sur la voie de cette spécialisation destructrice
que les grandes défenses du dernier des titanothères 272.

Et, dans cette perspective, l’ordinateur représenterait une voie


alternative, un cerveau d’une autre nature qui ne connaîtrait pas les
difficultés du nôtre. Il n’importe pas ici que l’analyse de Wiener puisse être
erronée. Ce n’est qu’une nouvelle version de ce scénario catastrophe qui
amène la disparition de l’humain. Chacun des pas (des progrès dirait-on)
que fait l’humain, en construisant des machines, en exploitant les ressources
naturelles, en se donnant un cerveau de plus en plus complexe, l’approche
de sa fin.

Une quasi-immortalité
Sans doute, ce pessimisme, cette inquiétude de la fin, peut fonctionner
dans la pensée de Wiener en deux sens opposés et s’inventer pour ainsi dire
son antidote :

Presque tous les enfants ont une peur instinctive de la mort, et les
rationalisations mises en place pour contenir cette peur sont tout à
fait intéressantes. […] Quand j’ai atteint l’âge d’avoir une
conscience scientifique, je me suis construit une curieuse structure
de rationalisation, dans laquelle je m’imaginais que les grandes
victoires déjà obtenues par la médecine conduiraient, sinon à
l’élimination de la mort, du moins à repousser la mort au-delà de
toute limite définie. J’espérais pouvoir appartenir à la première
génération à qui les charmes de l’immortalité seraient donnés 273.

Avec l’âge, le savant a dû se rendre à l’évidence qu’il lui faudrait


mourir. Mais il n’a pas tout à fait renoncé à ce rêve. Un passage de God and
Golem, Inc., écrit dans l’année qui précède sa mort, exprime la même
espérance, pour un futur proche :
J’ai dîné avec un groupe de docteurs. Nous parlions librement […]
de la maladie dégénérative connue sous le nom de « vieillesse ». Ils
ne la considéraient pas comme outrepassant les possibilités de la
médecine mais évoquaient plutôt le jour – pas trop loin dans le
futur – où le moment de la mort serait reculé, peut-être dans un futur
indéterminé et où la mort serait seulement accidentelle, comme elle
semble l’être pour le séquoia géant et quelques poissons 274.

Près de cinquante ans ont passé depuis que Wiener a écrit ce texte et il
nous faut encore attendre ce moment où la médecine nous rendra
virtuellement immortels. Un penseur comme R. Kurzweil le situe vers les
années 2040, c’est-à-dire qu’à nouveau il offre l’immortalité à la génération
275
suivante .
En fait, ce n’est pas exactement l’immortalité qu’évoque Wiener, mais
une victoire de la médecine sur le vieillissement et la maladie, une vie donc
indéfinie que ne viendrait interrompre qu’un accident. Cet accident,
évidemment, finirait vraisemblablement par arriver. C’est, comme on dit, la
loi des grands nombres. Nous pouvons n’avoir que peu de chance de nous
faire renverser en traversant la rue, plus nous traversons, plus nos chances
augmentent, et l’accident finit par devenir pratiquement inévitable.
Je ne suis pas sûr que cette sorte d’immortalité est tout à fait enviable et
qu’elle nous libérerait de nos peurs. Oserions-nous traverser une rue si nous
savions qu’un accident ne nous priverait pas seulement de quelques
dizaines d’années mais d’une éternité de vie ? Car il reste toujours en
principe la possibilité que l’accident n’arrive jamais, comme, en jouant à
pile ou face, il est possible de toujours tomber sur pile. Nous prendrions
toutes sortes de précautions. Nos vies seraient entièrement régulées. Nous
serions obsédés par le risque de la mort.
Dans la nouvelle de B. Stableford, The History of Death by Mortimer
Gray, le narrateur est un « émortel » : son corps a été modifié pour ne plus
vieillir et, comme l’espérait Wiener, seul un accident peut le tuer. Il passe
les quelque cinq cents ans que la nouvelle retrace à écrire une histoire de la
mort, en dix volumes, et ne s’interrompt qu’en apprenant le développement
de microbes extraterrestres auxquels l’émortalité ne résiste pas.
Il est certain en tout cas que les angoisses des « émortels » ne seraient
pas les nôtres, nous qui attendons ou de vieillir et de mourir, ou de mourir
avant d’avoir vieilli. Un poème comme celui de Ronsard, « Mignonne
allons voir si la rose… », ne les concernerait plus. Les roses pourraient
perdre leur « robe pourprée » et leur « teint », les émortels garderaient le
leur. Inutile pour eux de « cueillir leur jeunesse ». Je ne crois pas cependant
qu’ils auraient oublié la mort. Je suis persuadé au contraire que, comme
Mortimer Gray, ils y penseraient sans cesse mais dans une autre
perspective. En un sens, l’immortalité, ou « l’émortalité » pour reprendre le
terme de B. Stableford 276, ne sauverait pas l’humain de sa fin : elle en ferait
un posthumain, avec d’autres problèmes et d’autres peurs.

Une lettre de condoléances


Wiener lui-même est resté humain. Il est mort d’une crise cardiaque, le
18 mars 1964 à Stockholm, en haut d’un escalier qui devait le mener à une
salle de conférences. On ne sait pas de quoi il comptait parler, peut-être de
l’immortalité comme dans son dernier livre. Il meurt en quelques instants
en tout cas. Son épouse y voit une chance. Haldane, un ami proche, répond :

Chère Madame Wiener, je ne suis pas sûr que la mort de Norbert ait
été aussi heureuse que possible. Il avait en lui suffisamment du
biologiste et du neurologue pour trouver le processus de la mort
intéressant, si celui-ci avait été un peu plus lent. Cependant, c’était
grandement préférable à une longue maladie 277.
Les savants écrivent parfois de curieuses lettres de condoléances. Je me
souviens d’en avoir trouvé d’étonnantes dans les archives de Gödel 278. Celle
de Haldane fait écho à une nouvelle de Wiener évoquée plus haut : un
mauvais savant paralysé par le curare, ne sentant pas la douleur mais
gardant toute sa conscience, peut observer le bon savant le disséquer. Il
assiste ainsi libre d’esprit à sa propre mort.

L’ubiquité de l’humain
augmenté : la télépathie
En même temps qu’il anticipe, sous différentes modalités, la fin de
l’humain, Wiener imagine sa transformation, ou une augmentation de ses
pouvoirs, et la question est encore celle que pose l’émortalité. Cet humain
augmenté est-il encore humain ? Le sujet cybernétique, muni de ses
prothèses, devait rester humain mais qu’en est-il lorsque l’être obtenu
transcende les limites habituelles de la vie humaine, la mort comme
l’incarnation, la position dans un corps localisé dans l’espace et le temps ?
La cybernétique a, dans l’esprit de Wiener, des applications étranges.
Dès l’ouvrage de 1948, le savant rêve de trouver un moyen pour réactiver la
mémoire des morts, en analysant leur cerveau 279. Ce qui serait déjà un
moyen pour l’humain d’outrepasser les limites temporelles de son
existence : les morts transmettraient leurs souvenirs depuis l’au-delà.
Plus tard, Wiener s’intéresse à la télépathie. Il travaille à l’analyse des
« rythmes » du cerveau, c’est-à-dire des oscillations que présentent les
courants électriques à la surface du crâne et qu’un encéphalogramme
permet d’enregistrer. Il rêve de pouvoir décrypter et interpréter ces
courbes 280. Il mène des recherches, publie un certain nombre d’articles.
L’un des chapitres ajoutés pour la seconde édition de Cybernetics porte sur
ces ondes cérébrales. Mais Wiener garde en réserve d’autres perspectives :
« Je suis très intéressé par ce que vous me dites sur la télépathie 281. » Il
n’est pas impossible, ni contraire au dogme scientifique que ces courants
électriques que dessine l’encéphalogramme ne représentent qu’une partie
des ondes qu’émet le cerveau et dont l’essentiel nous échapperait encore. Il
n’est pas impossible non plus qu’un autre cerveau puisse capter et réactiver
ces ondes, un peu comme un transistor capte les ondes radio et les
transforme à nouveau en voix humaines. La télépathie ne doit pas être
considérée comme un phénomène surnaturel :

Concernant la télépathie, je doute beaucoup que, si l’on peut


admettre la réalité de tels phénomènes, ceux-ci soient totalement
séparés des phénomènes physiques. […] Les preuves s’accumulent :
il existe des oscillations du système nerveux d’une fréquence
relativement élevée […] dont une part pourrait être émise dans
l’environnement par le corps humain. […] Ainsi, c’est une véritable
question de savoir s’il y a des fréquences d’oscillation grâce
auxquelles le système humain peut communiquer directement avec
un autre système humain. […] Je crois qu’il y a ici un véritable
champ de recherche et je suis sûr que nous avons de nombreux sens
dont nous ne sommes pas conscients, qui n’entrent pas directement
dans la conscience mais produisent des effets secondaires qui
282
peuvent modifier la conscience .

Wiener remplit un questionnaire qui lui a été adressé par le groupe de


recherche parapsychologique du MIT. Ses réponses aux entrées
« Clairvoyance » et « Télékinesthésie » sont du même ordre : le corps et le
cerveau humain pourraient émettre des ondes, et agir sur leur
environnement d’une façon encore inconnue. Wiener refuse seulement la
précognition, la perception des événements futurs, qui contredirait la
structure causale de l’univers : « Ici, il faut tirer un trait ».
La télépathie nous libérerait sans doute de certaines limitations de
l’incarnation humaine. Pour communiquer ma pensée, je dois parler, alors
qu’entre posthumains télépathes, nous pourrions échanger de silencieux
messages, sans utiliser nos gorges mais seulement nos cerveaux. Il est
possible cependant que ces ondes cérébrales n’aient qu’un rayon d’action
restreint et ne voyagent pas aussi facilement que les ondes radio que capte
le transistor. Dans le chapitre V de L’Usage humain des êtres humains,
Wiener imagine une rupture plus radicale avec l’incarnation naturelle.

L’ubiquité de l’humain
augmenté : un corps disséminé
Le savant part d’une nouvelle de Kipling, Avec la poste de nuit (With
the Night Mail), qui raconte le voyage au-dessus de l’Atlantique d’un
inspecteur du Bureau Aérien. La nouvelle date de 1905. Les vols aériens, en
dirigeable ou en avion, en sont à leurs balbutiements. Kipling imagine leur
développement et le moment où la traversée de l’Atlantique se fera en une
nuit et aussi régulièrement qu’un voyage en train. Le courrier est acheminé,
de l’Europe vers l’Amérique, en dirigeable. Les gestes du pilote et des
dockers de ces ports aériens sont rodés par l’habitude. L’intensité du trafic a
obligé les États à céder la plupart de leurs prérogatives à un « Bureau
Aérien » qui gouverne donc de fait la planète.
Mis à part cette idée que l’extension des échanges amène la paix
universelle et un gouvernement unique, sous l’égide du Bureau Aérien, la
situation qu’imagine Kipling, ce monde où les vols transatlantiques sont
quotidiens, s’est réalisée. Dans les grands traits, Kipling a vu juste. Et
Wiener, qui a connu les paquebots transatlantiques et découvre dans les
années cinquante la généralisation progressive du transport aérien, veut
faire à son tour un pas de plus. Au fond, le transport physique de l’être
humain n’a que peu d’importance.
Imaginons un architecte qui, depuis l’Europe, construit un bâtiment en
Amérique. Il lui suffit de pouvoir observer le chantier au moyen de
photographies qu’on lui transmet régulièrement ou, dirions-nous, d’une
télévision, et, en retour, de pouvoir envoyer ses directives, ses plans, par
télégraphe, téléphone ou ce que Wiener appelle l’ultrafax. L’architecte n’a
pas besoin de se rendre sur place. Le trafic aérien imaginé par Kipling est
devenu une réalité mais cette réalité doit encore être dépassée. Il est inutile
de transporter le corps humain, il suffit d’étendre son rayon d’action, de lui
donner des organes de perception et d’action partout à la surface de la
Terre :

[Kipling] ne semble pas se rendre compte que partout où portent les


mots d’un homme, en tout lieu que sa capacité de perception atteint,
son contrôle et en un sens son existence physique s’étendent. Voir et
donner des ordres dans le monde entier, c’est pour ainsi dire être
partout. […] Le transport des messages amène l’extension des sens
de l’homme et de sa capacité d’action d’un bout du monde à
l’autre 283.

Wiener souligne que cette capacité à percevoir et à agir à travers le


monde, que rendent possible son « ultrafax » et notre internet, est une
extension, et une modification, de l’existence humaine. Les caméras qui
surveillent le chantier et informent l’architecte, les machines qui crachent
en retour ses ordres sont les prothèses de ce cyborg dont le corps est
disséminé à la surface de la Terre. L’architecte a rompu avec les modes
d’incarnation, la localisation dans l’espace et le temps, naturels. Il a pris une
sorte d’ubiquité.
La liseuse de von Neumann
Sans doute, le corps humain résiste à cette hybridation par la machine
qui modifie ses caractéristiques et son implantation en une région donnée de
l’espace et du temps. Le corps souffre, ce que ne font pas les caméras qui
nous servent à observer derrière un écran des lieux où nous ne sommes pas.
La douleur, l’inconfort marque la position du corps que nous a légué
l’espèce humaine. Il faudrait pouvoir encore réduire son rôle, pour
s’échapper tout à fait.
Quelques années plus tard, en 1956, John von Neumann est alité de
façon permanente. On lui a diagnostiqué un cancer des os, peut-être causé
par les radiations auxquelles il a été exposé à Los Alamos ou lors des essais
américains aux îles Sandwich. Il a passé quelque temps dans un fauteuil
roulant mais, à partir du printemps 1956, il reste allongé jusqu’à sa mort, au
début de l’année 1957. Il reçoit un journaliste qui prépare un livre sur
l’énergie atomique. Celui-ci prend des notes de leur conversation :

Vous avez dit que vous étiez dans un état d’introversion, que vous
luttiez avec un problème de claustrophobie dans l’espace et le
temps : dans l’espace parce que votre corps physique vous gêne ;
dans le temps à cause de la lenteur de vos réactions élémentaires
pour des choses triviales (vous gratter). Aussi une difficulté à lire à
cause de l’échelle temporelle des processus corporels. Ces
problèmes, avez-vous dit, pourraient être surmontés avec un
appareil mécanique qui requière un minimum de mouvement
physique de votre part et vous permette de travailler en état
d’anesthésie. Vous suggériez une machine qui projetterait la page
d’un livre sur une surface photosensible au plafond, un crayon
phosphorescent pour écrire dessus, et quelques options : tourner les
pages vers le début ou la fin, un pointeur lumineux avec plusieurs
couleurs, la possibilité d’effacer. Vous disiez qu’une telle invention
était difficile sans être impossible, et que les appareils actuels que
vous aviez vus n’étaient pas satisfaisants. L’idéal serait de pouvoir
lire et écrire dans la pure conscience sans intervention physique 284.

Nous pourrions sans doute réaliser aujourd’hui l’appareil dont rêve le


savant et lui permettre ainsi de lire sans un geste, par la seule action de la
pensée 285. Un simple casque suffirait à repérer dans son cerveau certains
signaux (par exemple le savant imaginant lever ou son bras gauche ou son
bras droit) qui seraient utilisés pour tourner ou vers le début ou vers la fin
les pages affichées sur l’écran d’une liseuse.
L’important, toutefois, n’est pas cet appareil mais la façon dont le
savant s’imagine l’utiliser : bloqué dans l’espace et le temps par son corps
et essayant par la technique d’ouvrir son esprit à un ailleurs. Von Neumann
malade ressemble à l’architecte de Wiener. Chacun tente d’étendre son
rayon d’action par la technique, dans un univers réel ou, avec
von Neumann, purement intellectuel. Par contraste, le corps apparaît alors
enfermer l’humain dans une cellule, cette petite sphère que ses gestes
peuvent atteindre, les quelques livres qu’il a la force de porter. Il n’y a pas
de doute, il faut se débarrasser de ce corps.

L’ubiquité de l’humain
augmenté : la téléportation
Wiener franchit le pas. Le modèle de l’architecte ne mène pas encore à
leur terme les transformations qu’implique la théorie de l’information dans
la situation humaine. L’architecte utilise les fils de télégraphe pour étendre
le champ de ses messages. Ses perceptions consistent bien en certains
messages, certains codes qui parcourent les fils télégraphiques, entrent dans
le système nerveux, aboutissent au cerveau où ils produisent d’autres
messages, des codes, qui prennent le chemin inverse le long des nerfs puis
des câbles électriques jusqu’à leur point d’arrivée, un chantier disions-nous,
où ils se transforment en action, que celle-ci soit exécutée par des machines
ou des ouvriers qui sont alors utilisés comme des machines. Mais, au lieu
d’envoyer ainsi les messages sur les lignes télégraphiques, pourquoi ne pas
reproduire sur place ce rapport entre messages entrants et messages
sortants, cet appareil à transformer des messages que représente l’architecte
pour la théorie de l’information ? Notre architecte, considéré comme une
boîte noire qui transforme les messages, peut être caractérisé par un certain
code, ce code peut être transmis par téléphone, et le même appareil peut être
reconstruit sur place. Voici donc l’architecte qui sort de la cabine
téléphonique, sur le chantier. C’est une cabine un peu spéciale, elle peut
aussi servir de téléporteur : nous entrons d’un côté, la machine nous code et,
avec la mélodie d’un vieux fax, nous envoie de l’autre côté de l’Atlantique,
où une autre machine nous décode et nous reconstitue.

Il n’y a pas de distinction absolue entre les types de transmission


que nous utilisons pour envoyer un télégramme d’un pays à un autre
et ceux qui sont du moins théoriquement possibles pour transmettre
un organisme vivant tel un être humain. Admettons donc que l’idée
selon laquelle nous puissions voyager par le télégraphe, outre le
train et l’avion, n’est pas intrinsèquement absurde, aussi lointaine
que puisse être sa réalisation 286.

Kipling entendait déplacer le corps de l’humain. Wiener commence à


étendre son rayon d’action en multipliant les messages que l’humain peut
recevoir et envoyer. Puis il transforme l’humain en message de façon à
pouvoir à son tour l’envoyer. L’erreur, ou la limite, des réflexions de
Kipling tient à ce que la circulation future, le « trafic » qu’il faut analyser,
n’est pas « la transmission des corps humains » mais « la transmission des
informations humaines 287 ».
Plus exactement, Wiener donne, sans utiliser le terme, deux modèles de
« téléportation ». Dans L’Usage humain des êtres humains, le savant part de
l’idée que l’identité du corps ne tient pas à la matière dont il est constitué
mais à sa forme, à sa configuration : en anglais, pattern. La matière de notre
corps se renouvelle régulièrement. Les aliments ingérés sont assimilés, et
cette matière vient remplacer celle que l’usure du temps nous enlève.
Certains mécanismes permettent au corps de conserver sa configuration en
même temps qu’il remplace sa matière.
Or cette configuration qui définit l’identité du corps, de l’individu,
pourrait être analysée, codée sous la forme d’un message et, dès lors,
envoyée par télégraphe. Wiener n’y voit pas plus d’information que dans
l’Encyclopedia Britannica (ce qui n’est pas énorme). Il resterait ensuite à
décoder l’information au point d’arrivée et à trouver le moyen de
reconstruire l’individu à partir de sa configuration. La machine aurait à sa
disposition des atomes de carbone, de l’eau, du calcium, etc., toutes les
molécules qui entrent dans la composition du corps. Elle lirait la
configuration reçue et reproduirait l’individu.

Ce serait amusant aussi bien qu’instructif de se demander ce qui


arriverait si l’on transmettait la configuration [pattern] entière du
corps humain, du cerveau humain avec ses souvenirs, ses
connexions particulières, de telle sorte que l’hypothétique récepteur
puisse réincarner ces messages dans une matière appropriée, où
puissent se poursuivre les processus en cours dans le corps et
l’esprit 288.
Ainsi, bien qu’il n’emploie pas le terme, Wiener invente le téléporteur :
un appareil susceptible de transporter l’humain d’un point à un autre sous
forme de message et cela, le cas échéant, à la vitesse de la lumière. Un
scanner au départ analyse la configuration du corps et la transmet, grâce à
un signal lumineux par exemple, jusqu’à une autre machine qui reforme le
corps dans la même configuration. Le téléporteur sera utilisé, avec des
variations, dans de multiples histoires de science-fiction, dans la série Star
Trek notamment.
Celui de Wiener comporte cependant deux défauts. Le premier est que
le corps sera vraisemblablement détruit dans l’analyse initiale qui isole sa
configuration. Cette analyse, anticipe Wiener, sera sans doute conduite au
moyen d’une sonde qui endommagera les tissus qu’elle pénètre. Il faudrait
commencer par tuer l’architecte dans la cabine du téléporteur pour espérer
le reconstruire à l’autre bout du fil. Mais, d’autre part et surtout, c’est
encore le corps que l’appareil déplace, un corps qui garde sa nature. Le
téléporteur est plus rapide que le train, ou l’avion. Il fonctionne sur un autre
principe, transporte un message plutôt qu’une matière mais, dans ses effets,
n’est pas très différent. Notre architecte s’endort à Paris et se réveille à New
York, comme après un voyage aérien qu’il aurait oublié. Ce téléporteur ne
libère donc pas encore l’humain de son incarnation. Von Neumann, qui se
sentait enfermé par son corps souffrant dans une étroite cellule d’espace-
temps, rêve d’autre chose. Il ne s’agit pas de se réveiller ailleurs dans le
même corps toujours malade.
Dans God and Golem, Inc., Wiener ébauche une seconde version du
téléporteur. Si l’humain est à nouveau réduit à une certaine configuration,
susceptible d’être transmise sous forme de message, ce n’est plus la
configuration isolée dans L’Usage humain des êtres humains, cette forme
indépendante de la matière et qui se maintient alors que la matière se
renouvelle. Ce qui est transmis, dans ce nouveau téléporteur, c’est un
certain rapport entre les messages entrants et les messages sortants, par
lequel toute machine, tout organisme vivant peut être caractérisé : « Pour
nous, une machine est un appareil [device] qui convertit des messages
entrants en messages sortants 289. » Et il en est de même d’un être vivant, et
d’un être humain. Notre architecte peut être représenté comme une certaine
façon de répondre aux sollicitations de la vie, aux perceptions par des
gestes, aux paroles entendues par d’autres paroles, etc. C’est ce rapport,
cette façon de répondre, qu’il s’agit maintenant de coder, de transmettre et
de réactualiser. Au départ, sans doute, il faudra soumettre notre architecte à
une série de tests pour enregistrer ses réponses aux situations les plus
probables. Mais, ensuite, il ne sera pas difficile de coder cette configuration
pour l’envoyer par télégraphe. Et, en ce qui concerne l’arrivée, qui intéresse
surtout le savant dans ces chapitres de God and Golem, Inc., Wiener prouve
l’existence d’une machine universelle, susceptible de mimer n’importe
quelle configuration, n’importe quel rapport entre messages entrants et
messages sortants. Un second modèle de téléportation peut être envisagé.

C’est une idée avec laquelle j’ai déjà joué – qu’il est en théorie
possible d’envoyer un être humain par une ligne télégraphique. […]
À présent, et peut-être pour toute la durée de l’existence de la race
humaine, l’idée est impraticable mais elle n’en est pas pour cela
290
inconcevable .

Wiener fait référence aux passages déjà évoqués de L’Usage humain


des êtres humains. Cependant, la téléportation, selon le mécanisme
qu’ébauche Wiener en 1964, est fondamentalement différente de celle qu’il
a imaginée auparavant. Dans ce nouveau modèle, en effet, le corps du
voyageur n’est pas reconstitué mais seulement le rapport entre entrées et
sorties qui le caractérise. L’architecte se réveille dans une machine
universelle, et non dans son corps, qu’il a laissé en Europe. Il peut interagir
avec son environnement, prendre des décisions au vu de l’état du chantier,
répondre aux interrogations de l’entrepreneur. Il n’a plus besoin de son
corps naturel. C’est le mode de transport, le mode d’existence dont semble
rêver von Neumann : renoncer à son corps et s’installer sur une machine,
voyager de machine en machine ou se dupliquer pour exister en même
temps dans des machines différentes. Notre architecte posséderait ubiquité
et immortalité.

Un postulat métaphysique
Il y a un postulat métaphysique, implicite, dans ce rêve de téléportation.
Ce postulat est le suivant : il suffit de rétablir sur un autre support le même
rapport entre les messages qui entrent dans mon corps, ou dans mon
cerveau, et ceux qui en sortent pour que la même expérience en première
personne s’incarne dans ce nouveau support.
L’architecte, dont la voix sort des haut-parleurs de la machine, répond
aux questions qu’on lui pose comme s’il était présent en chair et en os.
Nous pouvons l’interroger : « Tu es bien là ? Tu n’es pas devenu un
zombie ? » Il répond, par principe, comme il l’aurait fait dans sa vie
antérieure : « Oui, je suis là. » Les mêmes entrées produisent les mêmes
sorties. Cela ne prouve pas que l’homme vive dans la machine. Pour que
nous puissions accepter que l’architecte s’y est bien réincarné, il faut qu’il y
possède la même conscience, la même expérience qui animait son corps de
chair. Ce n’est pas seulement un programme que nous voulons implémenter
sur la machine, ou une encyclopédie, qui donne certaines réponses à
certaines questions, mais un être humain qui doit donc avoir conscience.
L’architecte doit vivre dans la machine. Comment s’en assurer ?
Le narrateur de la nouvelle de G. Egan, Learning to Be Me, est
confronté à ce problème. Depuis son enfance, il porte un « diamant » dans
la tête, qui reçoit les messages entrants dans le cerveau et apprend à y
répondre comme le cerveau auquel il est couplé. Lorsque le sujet est arrivé
à maturité, on élimine le cerveau et on connecte le diamant à la place.
Comment savoir que l’humain, ainsi reconfiguré, ne sombre pas dans la
non-existence et que ceux qui ont déjà franchi le pas ne sont pas réduits à
l’état de zombies ?
Mon but n’est pas de discuter de la faisabilité technique de la
téléportation mais de mettre en évidence le postulat métaphysique sur
lequel elle repose. Nous pouvons imaginer reproduire sur une énorme
machine les états du cerveau et les corréler aux mêmes messages. Cela ne
signifie pas que la machine accède au domaine « mental ». Il faut admettre
que la même configuration, le même programme, la même façon de traiter
les messages, produit la même expérience quel que soit le support, sur une
machine ou dans le corps. Ou, autrement dit, l’esprit dont nous faisons
l’expérience en première personne consiste en une certaine configuration,
un certain programme, un certain rapport qui peut être implémenté sur des
supports différents 291.
Wiener, qui décrit l’humain comme une machine, ou ne reconnaît pas de
différence essentielle entre l’homme et la machine, semble accepter sans
difficulté ce postulat selon lequel l’esprit, la vie « mentale », est une forme
indépendante de sa matière et susceptible de se concrétiser dans des
matières différentes. La vie est abstraite, ou peut toujours se laisser
abstraire. C’est à cette condition que l’architecte transformé en message
peut abandonner son corps et reprendre conscience sur une machine.

La vie abstraite
des posthumains : A. C. Clarke et G. Egan
À quoi ressemblerait cette vie sur la machine, cette vie abstraite qui est
susceptible de se transmettre sous forme de message ? En réalité, elle a fait
l’objet d’une multitude de descriptions dans la science-fiction. Wiener a
inventé un élément essentiel de la science-fiction d’après guerre. Il a bien
conscience du reste, à propos de la téléportation, « de pénétrer dans le
domaine de la science-fiction 292 ».
Une des premières versions de la vie abstraite est due à A. C. Clarke.
Celui-ci connaît Wiener. Il l’a invité, en 1953, à venir parler des extra-
terrestres dans un symposium. Wiener a refusé. Ce qu’il pouvait avoir à dire
des extra-terrestres et de la possibilité de communiquer avec eux tenait en
quelques phrases :

J’ai des vues très précises concernant la possibilité de communiquer


avec des êtres qui pourraient être intelligents mais qui, s’ils le sont,
sont probablement bâtis sur des principes très différents des nôtres.
Mon opinion est que si et quand nous réussirons à atteindre la
surface d’une autre planète, nous la trouverons ou bien sans vie ou
bien pourvue d’une vie sur des principes si différents que nous la
reconnaîtrons à peine et n’y verrons rien de plus qu’un film de
végétation 293.

En 1953, Clarke a vraisemblablement déjà lu les textes de Wiener. Ce


n’est donc pas par hasard que les habitants de Diaspar, dans le roman The
City and the Stars de 1956, survivent sous forme de « configuration »,
pattern, le terme même que Wiener emploie dans L’Usage humain des êtres
humains :

Un être humain, comme tout autre objet, est défini par sa structure –
sa configuration [pattern]. La configuration d’un homme et plus
encore la configuration qui définit l’esprit d’un homme est
incroyablement complexe.
Les fondateurs de Diaspar ont cependant « compris comment analyser
et stocker l’information qui définit un être humain et comment utiliser cette
information pour recréer l’original 294 ». Ces humains, ces posthumains,
vivent mille ans, puis leur configuration est stockée dans la mémoire de
l’ordinateur central, où elle dort encore pour quelques centaines de milliers
d’années avant que la machine ne la réactive et ne réveille l’individu dans
un nouveau corps.
Clarke suit l’analyse de Wiener dans L’Usage humain des êtres
humains, avec cette seule différence que l’individu est téléporté dans un
autre temps plutôt que dans un autre lieu. L’individu est une configuration,
qui se laisse coder et transmettre sur un fil télégraphique, aussi bien que
stocker sur un ordinateur. Le roman The City and the Stars est du reste une
version augmentée d’une longue nouvelle parue en 1948, Against the Fall
of the Night, dans laquelle cette sorte d’immortalité par réduction au pattern
ne figure pas. Et Clarke reconnaît que les différences entre les deux textes
sont dues à « certains développements en théorie de l’information [qui]
suggèrent des révolutions dans la forme de vie humaine encore plus
profondes que celles que l’énergie atomique introduit déjà 295 ».
Clarke semble donc prendre l’humain télégraphié, l’individu-pattern,
qu’invente Wiener dans cette marge des sciences que représente la
cybernétique, pour le faire passer dans le domaine de la fiction. À dire vrai,
cependant, les habitants de Diaspar, dans le roman de Clarke, bien que
réduits à des configurations dans la mémoire d’un ordinateur, mènent une
vie heureuse. Or je crois qu’aucun personnage de Wiener n’en serait
capable. Les rêves cybernétiques tournent toujours mal.
L’individu-pattern de Wiener est un être qui restera inquiet. Il serait plus
proche des personnages que décrit G. Egan, dans des textes récents, publiés
dans les années quatre-vingt-dix. Les personnages de G. Egan ont toutes
sortes d’angoisses face à l’immortalité numérique.
J’ai déjà évoqué le narrateur de Learning to Be Me, d’abord sceptique
devant le postulat métaphysique de la vie abstraite : le « diamant » qu’il a
dans la tête a beau avoir enregistré les configurations que prend son cerveau
dans les situations de la vie, le « diamant » a beau être capable de les
reproduire, ouvrira-t-il la même expérience intérieure ? Dans la deuxième
partie de la nouvelle, le logiciel qui accorde le diamant sur le cerveau, pour
apprendre au diamant à imiter le cerveau, dysfonctionne, de sorte que le
diamant et le cerveau ne forment plus les mêmes projets, ne donnent plus
les mêmes réponses. Ils se sont désynchronisés. Le narrateur se rend alors
compte qu’il est lui-même l’esprit du diamant plutôt que celui du cerveau et
qu’il a seulement vécu par imitation, en calquant ses pensées sur celles de
l’autre qui occupe le cerveau.
Le thème du double réapparaît dans Permutation City. L’un des
protagonistes se donne des doubles numériques. La même configuration qui
le définit en tant qu’individu est implémentée sur différents ordinateurs.
L’homme veut tenter quelques expériences sur ces avatars digitaux mais
ceux-ci quittent le jeu sitôt qu’ils reprennent conscience dans la machine :
ils se suicident en quelque sorte. L’homme ne comprend pas pourquoi ni ce
qu’il y a d’effrayant à se retrouver enfermé dans l’univers clos de la
machine. Il y réfléchit en se réveillant et avant de s’apercevoir qu’il est lui-
même un de ces avatars, cette conscience dans la machine que son double
humain vient à nouveau de programmer.
Le narrateur de Transition Dreams, une nouvelle de 1993, est fasciné
par le moment même de cette réincarnation. Il doit lui aussi échanger son
cerveau humain contre un cerveau mécanique. L’opération se fait dans une
clinique. Le sujet s’endort et se réveille de l’autre côté de la barrière qui
devrait séparer le vivant et le non vivant : logé dans un cerveau artificiel.
Celui-ci aura appris à donner les mêmes réponses aux messages entrants. Il
aura été mis dans le même état que le cerveau naturel du sujet endormi. Le
sujet ne devrait donc s’apercevoir de rien. Et pourtant, si le cerveau
artificiel donne lieu à une vie intérieure, celle-ci ne vient pas d’un seul coup
à la fin du processus mais se met en place peu à peu. Une conscience, une
expérience en première personne, précède donc le réveil, une vie dans un
univers en formation, avec une mémoire mouvante, incohérente. Ce sont
des « rêves de transition » que le sujet au réveil aura oubliés mais qu’il aura
néanmoins vécus.
Wiener ne parle pas sans doute des « rêves de transition » mais il
mentionne, je l’ai dit, la façon dont le corps de l’architecte qui s’apprête à
être télégraphié devrait être sondé et « lentement détruit 296 ». Le verbe
« détruire » apparaît trois fois dans ce passage de cinq lignes qui fait penser
aux scènes de vivisection dans les nouvelles du savant. L’essai posthume,
God and Golem, Inc., insiste également sur le fait que, pour saisir la
configuration qui définit la machine ou, le cas échéant, l’humain, il faut
soumettre celui-ci à des messages aléatoires, une sollicitation chaotique,
durant lesquels ses réactions sont enregistrées. La réduction au pattern
commence dans le désordre. Elle y revient ensuite inévitablement. Car la
configuration a beau être extraite du corps, circuler dans des fils
télégraphiques, attendre dans un ordinateur, l’information se dégrade. C’est
le « bruit » : des perturbations aléatoires viennent détruire peu à peu la
configuration de l’individu. C’est aussi ce que Wiener appelle le « mal »,
cette « incomplétude organique », « cet élément fondamental de hasard dans
la texture même de l’univers 297 ». La vie de l’homme téléporté est un
combat contre le mal, c’est-à-dire contre le bruit.
Le posthumain de Wiener est un architecte européen qui voulait aller en
Amérique. Il a choisi le télégraphe, plutôt que l’avion, ou le bateau, et lutte
maintenant contre le vent qui agite les fils.
L’équilibre instable de l’homme
télégraphié
La cybernétique fait intervenir une multitude de personnages qui
oscillent entre la science et la fiction. C’est le cas de l’usine automatique, de
l’humain aux prothèses (le cyborg), mais notre architecte télégraphié est un
être à part. Il représente, à mes yeux, la clé de voûte de l’imaginaire
wienerien.
D’un côté, cette télégraphie poursuit l’extension des facultés,
« l’augmentation » de l’humain, commencée avec l’adjonction de prothèses.
L’homme télégraphié possède une sorte d’ubiquité, la possibilité de se
multiplier (puisqu’un message peut toujours être dupliqué) et une quasi-
immortalité. Clarke, dans le roman de 1956, le remarque aussitôt, la
téléportation est aussi efficace dans le temps que dans l’espace. L’homme
télégraphié survit à l’usure de son corps pour se réincarner toujours à
nouveau. Il ne succombe qu’à ce mal, qui touchera finalement l’univers
entier : le désordre prévu par la seconde loi de la thermodynamique qui
engloutit toute chose.
Mais l’homme télégraphié représente aussi le résultat d’une
mécanisation de l’humain. Il a subi cette vivisection/mutilation à laquelle la
science soumet ses sujets : son corps est « lentement détruit », parcouru
« par une sonde qui passe dans toutes ses parties et, en conséquence, tend à
détruire les tissus sur son chemin 298 ». Mieux, avec l’homme télégraphié,
apparaît une nouvelle façon de mécaniser l’humain. L’architecte n’est pas
intégré dans une machine, considéré comme une pièce dans la machine, à la
façon de l’ouvrier de l’usine qui s’automatise. Néanmoins, sa configuration
est abstraite et reproduite sur une machine. L’architecte s’est incarné dans
une machine, est devenu machine et ne se distingue plus de la machine.
Wiener commence par opposer la mécanisation de l’humain, avec
l’usine automatique, et l’humanisation de la machine, avec l’image de la
prothèse. La machine doit se soumettre à la volonté humaine. La machine
ne doit pas être usine mais prothèse. Seulement les prothèses ont, pour ainsi
dire, mangé le corps humain. Elles en ont remplacé toutes les parties, de
sorte que c’est finalement dans une machine que l’humain prétend
s’incarner. Et, justement, que reste-t-il d’humain dans le dispositif ?
L’homme télégraphié est la figure en laquelle se rejoignent les deux
lignes tracées par Wiener : la mécanisation de l’humain dans l’usine, avec la
mutilation qu’elle implique, et le devenir cyborg, l’augmentation de
l’humain grâce à la machine, avec ses différents aspects (prothèses,
ubiquité, immortalité). De quel côté penche alors cette figure instable ? Est-
ce le cyborg qui retombe dans le processus de mécanisation et se
déshumanise tout à fait, ou le robot qu’a fabriqué l’usine qui redevient
humain ? Ou encore, l’homme télégraphié sort-il entièrement de la
dichotomie, humain versus non humain, pour entrer dans une autre
problématique ? Il serait posthumain.
La téléportation, dans sa deuxième version en particulier, semble
extraire le sujet cybernétique de la perspective humaniste dans laquelle
Wiener veut le maintenir. Et le savant a bien conscience du risque qu’il
prend. Immédiatement, après son analyse des patterns, Wiener se demande
dans quelle mesure cette téléportation touche à la sorcellerie. La
« sorcellerie », c’est le terme qui qualifie l’œuvre des « mauvais » savants,
ceux qui cherchent à éliminer l’humain.

Se télécharger
Ce moment de la transmigration, ce moment où nous pourrons nous
installer sur des machines, est une étape décisive du récit posthumain. C’est
à ce point que l’humain rompt avec les contraintes que lui impose son
incarnation.
H. Moravec en donne deux versions correspondant à peu près aux deux
modèles imaginés par Wiener. Dans le premier, le cerveau est scanné strate
par strate, il est détruit dans le processus mais sa structure est
progressivement dupliquée sur une machine. Dans le second, dont semble
être directement inspirée la nouvelle de G. Egan, Learning to Be Me, le
sujet porte avec lui un programme qui apprend à imiter ses réactions. Il
suffit ensuite de remplacer le sujet humain par le programme :

Vous portez avec vous cet ordinateur pendant la plus grande partie
de votre vie. Il écoute diligemment, il observe, il surveille votre
cerveau et apprend à anticiper vos mouvements et vos réponses.
Bientôt il réussit à tromper vos amis au téléphone par une imitation
convaincante de vous-même. Quand vous mourrez, le programme
sera installé sur un corps mécanique qui prolongera sans heurt votre
vie et prendra en charge toutes vos responsabilités 299.

R. Kurzweil adopte la même perspective, privilégiant le premier


modèle :

Télécharger un cerveau humain signifie en scanner tous les détails


saillants et les implémenter sur un substrat computationnel
suffisamment puissant. Ce processus capturerait la personnalité
entière de la personne, sa mémoire, ses capacités, son histoire 300.

R. Kurzweil estime que les premiers téléchargements de cerveau auront


lieu dans les années 2030 et se généraliseront dans la décennie suivante. Par
ailleurs, nous aurons déjà pris peu à peu l’habitude d’augmenter les
capacités de nos cerveaux en leur adjoignant des logiciels, de sorte que c’est
progressivement que nous passerons du côté de la machine.
Donc nous nous téléchargerons effectivement mais
progressivement, sans jamais vraiment remarquer le transfert. Il n’y
aura pas un « ancien Ray » et un « nouveau Ray » mais un Ray
toujours plus compétent 301.

D’après les estimations de R. Kurzweil, il faudra donc attendre les


années 2040 pour pouvoir s’offrir ce téléchargement graduel. Pour nous qui
sommes adultes aujourd’hui, cette promesse d’immortalité est un peu
hasardeuse. Il n’est pas exclu que nous puissions sauvegarder nos vieux
cerveaux. Mais, comme souvent lorsqu’un scientifique rêve d’immortalité,
c’est la génération suivante qui devrait surtout en bénéficier.

Où l’homme de Descartes ne se laisse


pas télégraphier
Ce n’est pas seulement parce que l’homme télégraphié anticipe les
spéculations de Moravec et de Kurzweil qu’il entre dans l’espèce du
posthumain. Il implique, tel que le décrit Wiener, une véritable rupture vis-
à-vis de la conception cartésienne de l’être humain.
Descartes décrit l’être humain comme l’union d’une âme et d’un corps.
L’âme est une chose pensante. Elle est donnée dans l’expérience de la
pensée, dans le je pense. Je puis douter de tout, imaginer que le monde qui
m’entoure est une illusion, il n’en reste pas moins que je pense et, pour
penser, il faut au minimum que je sois une chose pensante. D’un autre côté,
le corps est une chose étendue participant des lois de l’univers matériel. Il
est possible de le considérer comme une machine. L’être humain est donc
constitué de l’union de ce corps machine avec une âme. Cependant, il se
produit dans l’humain des phénomènes que ne suffisent à expliquer ni
l’âme, ni le corps : la parole par exemple, un corps seul ne pourrait pas
parler, affirme Descartes 302, ni une âme qui ne serait pas incarnée. Il faut
considérer l’être humain, l’union de l’âme et du corps, comme une notion
primitive à part entière, qui ne se réduit ni à l’âme, ni au corps, ni à leur
simple somme 303.
Or l’homme, qu’espère télégraphier Wiener, échappe à ce modèle.
L’être humain, dans ce dispositif, est identifié à une configuration,
susceptible d’être codée. Cette configuration n’est pas le simple corps de
l’humain cartésien. À la différence de ce qu’il considère comme un
matérialisme dépassé, Wiener n’identifie pas l’être humain au corps-
machine. La preuve en est que notre architecte peut quitter son corps pour
parcourir les lignes télégraphiques et se réincarner dans une autre machine.
Mais cette configuration, qui définit l’être humain, n’est pas non plus l’âme
cartésienne, car elle participe à la spatialité dans laquelle est plongé le
corps. Elle peut être représentée adéquatement par une courbe, ou un
message, dans l’espace donc. Elle peut en fait être transmise sur une ligne
télégraphique, ce qui n’aurait pas de sens pour la chose pensante du système
de Descartes.
La « configuration », qui définit l’homme télégraphié, occupe un niveau
propre qui ne se trouve pas dans la conception classique de l’être humain.
Elle est abstraite du corps comme, en mathématiques, ou dans les
mathématiques qui se sont élaborées au cours du XIXe siècle, une structure
peut être abstraite d’un certain domaine et représentée ensuite dans ce
même domaine, par une sorte de codage : le rapport entre messages entrants
et messages sortants peut être représenté à son tour sous la forme d’un
message qu’un télégraphiste transmet. La configuration n’est pas
désincarnée au même sens que l’âme cartésienne, qui relève de la
« pensée » et pour laquelle on ne peut concevoir aucune représentation
adéquate dans « l’étendue », la spatialité.
C’est une première différence avec le système de Descartes, qui ne
connaît pas ce niveau d’abstraction où se situe la configuration wienerienne.
Mais une seconde tient au rapport au corps. Comme l’âme cartésienne, la
configuration est indépendante du corps dans lequel elle se réalise. Elle
pourrait du moins se réaliser dans un autre corps. Cependant, dans la
perspective cartésienne, l’union de l’âme avec le corps donne lieu à un être
nouveau, l’humain, dont les gestes, la parole par exemple, n’appartiennent
en propre ni à l’âme, ni au corps. Descartes a besoin d’un terme
« l’homme », ou « l’humain », pour désigner ce troisième élément qui naît
de l’union de l’âme et du corps mais ne se réduit ni à l’un ni à l’autre ou
dont les gestes propres ne s’expliquent ni par l’âme, ni par le corps. Or cet
élément est inutile pour Wiener. L’individu peut être tout entier identifié à
sa configuration abstraite. La portée de l’incarnation a été résorbée. Le
corps n’apporte plus à la configuration qui s’y réalise qu’une matière.
Bref, l’homme télégraphié, l’individu identifié à une configuration,
échappe à la conception cartésienne de l’être humain. Et, inversement, l’être
humain de la pensée cartésienne a perdu son rôle dans la cybernétique. Il
venait marquer l’inconcevable point de croisement de l’âme, ou de l’esprit,
et du corps. La cybernétique n’en a plus besoin. L’individu est une certaine
configuration qui peut être abstraite du corps et à nouveau représentée dans
un autre corps. Il est bien posthumain.

Quelques mises au point


Nous l’avons vu, Lyotard rapporte les techno-sciences à cet événement
singulier que serait la mort du Soleil. Le but des techno-sciences est de
rendre possible la survie d’une pensée à la mort du Soleil. Et, pour cela, les
techno-sciences s’efforcent d’inventer une vie désincarnée, ou une vie
autrement incarnée, incarnée sur une machine, et une vie alors inhumaine.
Je suis entièrement la leçon de Lyotard et, dans cette optique, considère
l’homme télégraphié comme un tel être inhumain, ou posthumain,
constituant la fin de la cybernétique, le but qui la dirige et par rapport
auquel il faut la mesurer.
Je reprends aussi, avec une argumentation un peu différente, la thèse
que défend K. Hayles dans son livre How We Became Posthumans ? 304,
selon laquelle la cybernétique forme le socle conceptuel dont part l’idée
contemporaine du posthumain. Pour des penseurs comme M. Minsky,
H. Moravec, R. Kurzweil, nous formons, ou sommes sur le point de former
des êtres, une espèce si l’on veut, fondamentalement différents des humains
que nous avons été et qu’il vaut donc mieux dire posthumains. Or, soutient
K. Hayles, l’une des opérations, sinon l’opération essentielle, qui sous-tend
l’idée du posthumain, remonte à la cybernétique et consiste à donner une
caractérisation abstraite de l’humain qui néglige son incarnation. La
cybernétique, plus exactement, développe une théorie de l’information et
thématise l’humain dans ce cadre comme système de traitement
d’information de sorte que l’humain peut alors être assimilé à, couplé avec,
reproduit dans, ces machines à traiter de l’information que sont les
ordinateurs.
Il faut dire que cette thèse a été, en France, sévèrement critiquée par
M. Triclot 305, qui s’appuie sur une autre analyse de la notion d’information,
telle que la définissent Shannon et Wiener. M. Triclot entend montrer que,
contrairement à l’interprétation de K. Hayles, la cybernétique ne détache
pas l’information de sa matière, du signal concret qui la porte.
Je ne veux pas entrer dans l’histoire de l’information. En fait, depuis le
début de cette enquête, je laisse entièrement de côté la théorie de
l’information et l’aspect scientifique de la cybernétique pour m’intéresser
uniquement à un domaine en marge, entre science et fiction. Je m’attache
aux personnages de Wiener. Et il n’est pas exclu que Wiener dise à propos
de l’homme télégraphié plus, ou autre chose, que ce qu’implique sa théorie
de l’information.
Incontestablement, l’homme télégraphié que décrit L’Usage humain des
êtres humains et auquel God and Golem, Inc. fait à nouveau référence,
anticipe les expériences de pensée d’un H. Moravec. La situation de
l’individu cybernétique est identique à celle de ce posthumain que l’on
conserve sur une disquette. Comme le montre bien le roman de A.
C. Clarke de 1956, la téléportation, telle que l’imagine Wiener, fonctionne
aussi bien dans le temps et rend possible la conservation de l’individu en
tant que code dans la mémoire d’un ordinateur. L’homme ainsi télégraphié a
les propriétés (la quasi-immortalité par exemple) et la nature du
posthumain : il existe essentiellement comme une configuration qui se
laisse abstraire de sa matière.
Cela dit, alors que K. Hayles voit dans la cybernétique l’origine de cette
désincarnation qui définit le posthumain, M. Triclot a sans doute raison de
renvoyer plutôt au programme de l’intelligence artificielle, de J. McCarthy,
A. Newell et H. Simon notamment, et d’opposer celui-ci au projet
cybernétique.
Quoi qu’il en soit de la théorie de l’information, il est certain que, dans
cet espace entre science, philosophie et fiction que ménagent des textes
comme L’Usage humain des êtres humains, Wiener esquisse une
conception abstraite de l’individu qui pousse celui-ci du côté du
posthumain. Néanmoins, cette abstraction a son origine ailleurs. Elle
renvoie avant tout aux machines de Turing et se développe principalement
dans l’intelligence artificielle et le fonctionnalisme d’un H. Putnam par
exemple. Il faut reconnaître que la cybernétique représente dans
l’élaboration de cette conception abstraite de l’être humain un rameau
parallèle, et relativement mineur.
La question de l’abstraction
J’utilise le mot d’abstraction en référence à l’abstraction mathématique.
On raconte que le mathématicien D. Hilbert, au début du XXe siècle, a
déclaré à ses étudiants, après son cours, dans un café, que l’on pourrait en
géométrie parler de bières, de tabourets et de tables plutôt que de points, de
droites et de plans. Il voulait vraisemblablement dire que seule importe en
mathématiques la structure du domaine, et non ses termes. Sans doute, la
géométrie, telle que nous la connaissons, traite de points, de droites et de
plans. Nous posons entre ces objets différentes relations, qui sont
explicitées dans les axiomes. Ceux-ci définissent une certaine structure, qui
détermine les opérations susceptibles d’être accomplies. La nature des
objets n’est pas prise en compte. Ce pourrait donc aussi bien être des bières,
des tabourets et des tables du moment qu’ils entretiennent les mêmes
relations et obéissent à la même structure que les points, les droites et les
plans. L’effort de l’axiomatisation, dont le travail de Hilbert marque une
étape décisive, a été de définir ces structures pour elles-mêmes, les isolant
ainsi de leur domaine d’origine.
Or c’est dans le même sens que l’homme télégraphié est abstrait de son
incarnation singulière. Il est identifié à une configuration (pattern), une
forme (form), c’est-à-dire certaines relations qu’entretiennent des objets
(molécules constituant le corps, messages entrants et messages sortants)
dont la nature même, la matière propre n’importent pas.

Pour récapituler : l’individualité du corps est celle de la flamme


plutôt que de la pierre, celle de la forme plutôt que d’un morceau de
substance. Cette forme peut être transmise ou modifiée et
dupliquée 306.
Wiener identifie ici le « corps » à une forme. Ailleurs, dans le même
chapitre, il évoque (et rapporte à une forme ou une configuration)
« l’organisme », « l’identité personnelle », « l’individualité humaine »,
« l’identité physique de l’individu ». Mais la première formule est d’autant
plus remarquable. Le corps même, dans son identité permanente, et non
seulement l’individu, peut être considéré comme une structure abstraite.
Cependant, c’est d’abord avec Turing que cette abstraction de la
structure est appliquée à l’être humain et à l’esprit. Définir une machine de
Turing 307, c’est poser certaines règles déterminant la façon dont la machine
agit, et modifie le cas échéant son état interne, en fonction de son état
antérieur et des données extérieures. Mais, à nouveau, la nature des états
internes de la machine n’importe pas. Les états internes peuvent être
constitués par la position de roues crantées, celle d’une série d’interrupteurs
ou de tubes à vide mais également consister en des états mentaux, des états
d’esprit. Bien que ses états internes appartiennent au domaine mental,
l’esprit qui calcule en suivant un certain algorithme est la même machine de
Turing que l’ordinateur qui calcule selon le même algorithme. Et il est
essentiel dans la thèse de Turing, pour la définition de ce qu’est un calcul,
que l’esprit qui calcule puisse être décrit comme une machine au même titre
qu’un dispositif matériel. Bref, la machine de Turing est une structure
abstraite susceptible d’être réalisée sur des supports différents.
Au cours des années soixante, dans le cadre du « fonctionnalisme » qui
entend montrer que le problème du corps et de l’esprit peut être posé dans
les mêmes termes pour l’humain et pour la machine de sorte que rien
finalement ne nous permet de nous distinguer d’une machine, H. Putnam a
fait un large usage de la notion de machine de Turing. Or, lorsqu’il revient
rétrospectivement sur l’importance de cette notion pour la philosophie de
l’esprit, c’est sur l’idée de structure abstraite qu’il met l’accent :
Les machines nous ont obligés à distinguer entre une structure
abstraite et sa réalisation concrète. Non pas que cette distinction ait
été mise au jour pour la première fois avec les machines. Mais, dans
le cas des machines computationnelles, nous ne pouvions pas éviter
de nous confronter au fait que ce que nous devions considérer
comme la même structure pouvait être réalisé d’une étonnante
diversité de façons 308.

Ainsi, cette abstraction qui intervient dans l’épisode de l’homme


télégraphié prend son origine dans l’axiomatisation de Hilbert et dans les
machines de Turing, c’est-à-dire en dehors et en amont de la cybernétique.
La configuration, le pattern auquel Wiener renvoie l’identité individuelle
est abstrait dans le même sens que le programme, « la table d’instruction »
de la machine de Turing. Ce n’est pas cependant que Wiener se situe
immédiatement dans le sillage de Turing. Ces deux structures abstraites, le
pattern et le programme, auxquelles l’être humain peut être identifié, ne
sont pas les mêmes. Wiener abstrait une structure, comme Turing, mais ce
n’est pas la même structure : la configuration qu’évoque Wiener n’est pas le
programme d’une machine de Turing. En fait, l’identification de l’être, ou
de l’esprit, humain à un programme, dans le droit fil de la perspective de
Turing, conduit à l’intelligence artificielle et à un projet différent de la
cybernétique.

Comment se réincarner dans


une machine : l’intelligence artificielle
et la cybernétique
Le narrateur de la nouvelle de Pohl, Schematic Man, de 1968, veut se
donner une seconde vie sur son ordinateur. Il écrit, avec quelques étudiants,
un programme qui permettrait de reproduire sur l’ordinateur les façons de
penser de l’être humain. Et il tente ensuite de donner à l’ordinateur
l’ensemble des connaissances qu’il possède lui-même. Si l’ordinateur est
capable de simuler la pensée humaine et qu’il part des mêmes données, ses
enchaînements seront identiques à ceux de l’être humain. Il s’agit donc
d’analyser la personnalité du sujet, de la réduire à un système de
propositions, des prémisses dans un enchaînement formel, et de transmettre
celles-ci à l’ordinateur :

J’ai […] essayé de rendre les réponses de l’ordinateur


indistinguables des miennes. Je lui ai appris ce à quoi ressemblait
une rage de dents, ce que je me rappelais du sexe. Je lui ai appris à
mettre en relation les gens et les numéros de téléphone. Je lui ai
appris toutes les capitales des États que je connaissais, pour avoir
gagné un prix de géographie quand j’avais dix ans. Je lui ai appris à
mal orthographier « rhythme », comme je le fais toujours, et à dire
309
dans la conversation « amener » au lieu de « apporter » .

C’est d’une tout autre façon que, dans la nouvelle de G. Egan, Learning
to Be Me, la machine apprend à simuler la personnalité humaine. Il ne s’agit
pas d’analyser celle-ci, comme se le propose F. Pohl, mais de la reproduire
de l’extérieur, sans en comprendre le mécanisme. Le « diamant » est
entraîné à adopter la même configuration que le cerveau, donner les mêmes
réponses dans les mêmes circonstances. S’il adopte une configuration
différente, il repère son erreur et, dans une sorte de rétroaction, modifie ses
propres paramètres de façon à pouvoir, les mêmes circonstances se
reproduisant, prendre la configuration qu’a adoptée le cerveau. Peu importe
que les mécanismes du diamant et du cerveau soient entièrement différents.
Le diamant (qui utilise du reste le réseau neuronal qu’introduisent
McCulloch et Pitts, un mécanisme cybernétique) se règle sur le cerveau
qu’il observe seulement de l’extérieur :

un réseau neuronal est un dispositif utilisé seulement pour résoudre


des problèmes qui sont trop compliqués pour être compris. Un
réseau neuronal suffisamment flexible peut être configuré par
rétroaction pour imiter à peu près n’importe quel système – pour
reproduire la même configuration en sortie à partir des mêmes
configurations en entrée – mais réussir, cela ne donne aucune
310
lumière sur la nature du système ainsi égalisé .

La différence dans la programmation de ces deux machines, l’ordinateur


de Pohl et le diamant de Egan, exprime parfaitement l’écart entre
l’intelligence artificielle et le projet cybernétique. Dans la nouvelle de Egan
et la perspective cybernétique, le cerveau, l’esprit, est une boîte noire, que
l’on ne tente pas d’ouvrir mais seulement d’imiter 311. Il s’agit, dans les
textes de Wiener déjà, de reproduire le rapport entre entrée et sortie sur une
machine qui peut procéder d’une façon différente de celle du cerveau, ou de
l’esprit, humain. En revanche, l’informaticien de Pohl et l’intelligence
artificielle entendent analyser le mécanisme de l’esprit humain et
implémenter ce mécanisme ainsi analysé sur l’ordinateur. Il s’agit donc de
formaliser les enchaînements de pensée, le « programme » de l’être humain,
et d’énoncer le système de connaissances qui en forme les prémisses. C’est
ce projet d’analyse qui définit l’intelligence artificielle.

L’étude procédera sur la base de la conjecture que tous les aspects


de l’apprentissage et tout autre trait de l’intelligence peuvent en
principe être analysés de façon si précise qu’une machine peut être
programmée pour les simuler. […] On peut spéculer qu’une large
partie de la pensée humaine consiste à manipuler des mots selon
certaines règles de raisonnement et de conjecture 312.

La conférence de 1955 à Darmouth, à l’issue de laquelle est formulé ce


texte, à la fois projet et manifeste, marque le début de l’intelligence
artificielle et la rupture de celle-ci avec la sphère cybernétique.
L’intelligence artificielle est le projet dominant des années soixante, après la
mort de Wiener et l’éclatement du groupe cybernétique. La nouvelle de
Pohl appartient pleinement à son époque. À partir des années soixante-dix,
avec le développement du « connexionisme » et le retour aux « réseaux
neuronaux », l’informatique revient à une perspective plus proche de celle
de Wiener, comme en témoigne dans le registre de la fiction la nouvelle de
G. Egan.

Un tunnel sous le monde


Il faut mentionner cependant que F. Pohl connaît la cybernétique. Il
correspond avec Wiener au début des années soixante, à propos des
nouvelles que le savant cherche à faire publier 313. D’autre part, et surtout, il
publie en 1954 une nouvelle, A Tunnel Under the World, qui exprime
parfaitement les préoccupations cybernétiques.
Les principaux personnages sont des humains réincarnés dans des corps
de machine. Les modalités de cette réincarnation ne sont pas explicitées
aussi clairement que dans L’Homme schématique, plus tardif, mais F. Pohl
reprend le terme de Wiener, « configuration », pattern. L’histoire se passe
dans une petite ville qui (cela n’apparaît qu’à la fin) a été entièrement
détruite par une explosion, la nuit du 14 au 15 juin. Un publiciste, Dorchin,
a réussi à récupérer la « configuration » des habitants pour les reproduire
sur des machines. Les habitants eux-mêmes l’ignorent. Ils ne savent rien de
l’explosion qui a eu lieu et croient vivre normalement, dans un corps de
chair. Mais, chaque nuit, ils sont remis dans la configuration qu’ils avaient
avant l’explosion, le 14 au soir, et se réveillent donc au matin, persuadés
d’être au 15 juin, et sans se rendre compte que chaque jour est pour eux un
15 juin qu’ils vivent dans des corps de machine. L’intérêt du dispositif (qui
tient tout entier sur une grande table : la ville, les corps des habitants sont
reproduits en miniature) est de permettre au publiciste, Dorchin, de tester
les campagnes qu’il prépare. Les habitants servent de cobayes et entendent,
chaque jour, différents slogans dont les plus efficaces seront retenus et
lancés dans le monde réel.
Le rapport avec la cybernétique, outre l’usage du terme de pattern, tient
à l’analogie qu’établit F. Pohl entre ces humains transplantés, ces humains-
robots, et les machines de l’usine automatique. Si Wiener marque bien
l’analogie de l’usine automatique avec l’organisme vivant, Pohl fait un pas
de plus. Pour automatiser l’usine, il a fallu analyser les gestes de l’ouvrier et
programmer ceux-ci sur une machine. C’était déjà implémenter sur celle-ci
une part de l’être humain. L’idée de réduire l’humain à sa configuration
pour le réincarner sur une machine pousse à son terme le même processus
qui donne lieu à l’usine automatique. C’est dans une usine automatique, en
observant ces machines sur lesquelles semble avoir été transplantée l’âme
de l’ouvrier, que le personnage principal, Burckhardt, comprend qu’il est
lui-même une machine, à figure humaine :

La preuve en était devant lui. L’usine automatique, avec ses esprits


transplantés. Pourquoi ne pas transférer un esprit sur un robot
humanoïde, en donnant à celui-ci les traits et la forme de l’individu
314
initial ?

Le point de départ, et le sens véritable, de ce processus de transfert


semblent donc se trouver dans l’usine automatique. C’est, du reste, devant
le spectacle d’une usine automatique qu’apparaît dans la nouvelle pour la
première fois le terme de pattern :

Selon Barth, chaque machine était contrôlée par une sorte


d’ordinateur reproduisant dans son grondement électronique la
mémoire et l’esprit d’un être humain. C’était une image
désagréable. Barth, riant, lui avait assuré qu’il ne s’agissait plus de
dévaliser des cimetières comme le faisait Frankenstein et
d’implanter des cerveaux dans des machines. Il s’agissait, disait-il,
de transférer la configuration [pattern] des habitudes humaines
depuis les cellules du cerveau jusque sur ces cellules que
représentent les tubes à vide. Cela n’était pas douloureux pour
315
l’homme et ne faisait pas un monstre de la machine .

Le texte de Pohl appelle plusieurs remarques.

1. Le parcours de Pohl, et la confrontation entre ces deux nouvelles, de


1954 et de 1968, montrent bien à la fois la proximité et l’écart entre
l’intelligence artificielle et la cybernétique. Pohl peut aller de l’une à
l’autre, à la condition de modifier la façon dont l’humain se transfère
sur la machine, comme pattern ou comme « programme ». Les
modalités de ce transfert ne sont pas les mêmes. Cependant, d’un côté
comme de l’autre, il y a, bel et bien, transfert, c’est-à-dire réduction de
l’humain à une structure abstraite qu’il est alors possible d’imaginer
implémenter sur une machine. Et, cela implique une rupture, Pohl le
souligne dans sa description de l’usine automatique : il ne s’agit plus de
fouiller les cimetières et de greffer des cerveaux sur des machines. Nous
disposons d’une tout autre technique.
2. Il existe, en amont de l’intelligence artificielle et de la cybernétique, des
machines qu’anime un humain. L’idée de reloger l’humain dans la
machine ne naît pas avec la cybernétique, ni avec l’intelligence
artificielle. Cependant, en amont de ces projets de l’après-guerre et de
l’après Turing, elle prend une forme différente ou, plus exactement,
deux formes différentes. Il peut s’agir d’associer un cerveau à la
machine. Ainsi, dans la nouvelle de C. L. Moore, No Woman Born, de
1944, Deirdre a été victime d’un incendie. Seul son cerveau a été sauvé
que l’ingénieur Maltzer a branché sur une sorte de robot. En revanche,
dans l’Ève future, le roman de Villiers de l’Isle-Adam, de 1886, Sowana
anime la créature qu’a construite Edison par magnétisme. L’esprit de
Sowana interagit avec cette sorte de robot comme, chez l’humain en
général, l’esprit interagit avec le corps. Dans les deux cas, est isolée une
partie de l’humain (le cerveau, l’esprit) qui est mise en relation avec un
corps mécanique. Or la possibilité de considérer l’humain, ou son esprit,
comme une structure abstraite rend inutiles ces opérations de découpe et
de greffe. Car il suffit que la machine puisse prendre la même structure
pour que l’humain y soit du même coup transféré.
3. En ce qui concerne la cybernétique, ce personnage de l’humain réduit à
la configuration abstraite est placé par Pohl dans une perspective tout à
fait différente de celle de Wiener. Alors que la figure de l’homme
télégraphié, dans le texte de Wiener, semble poursuivre un processus
d’augmentation de l’humain par la prothèse (notre architecte ne se
contentant plus de disséminer ses prothèses à la surface de la Terre mais
investissant lui-même comme message tout l’espace et le temps), Pohl
situe au contraire l’humain-pattern dans le sillage de l’usine
automatique, au point d’aboutissement du mouvement qui mécanise
l’humain. Les personnages du Tunnel sous le monde ne sont pas
seulement exploités à l’usine mais dans leur vie, qui n’a pour raison
d’être que de servir à tester des campagnes publicitaires. Logiquement,
ils ne sont pas seulement des robots à l’usine mais dans leur vie. Le
dernier personnage qu’ébauche Wiener, et qui forme pour ainsi dire le
sommet de la cybernétique, l’homme télégraphié, retombe dans le
processus de mécanisation de l’humain qu’illustre d’abord l’usine
automatique.

Pourquoi une machine ?


Les tensions qui agitent la cybernétique tiennent pour une grande part à
ce que les figures qui y évoluent possèdent des attributs hétérogènes. C’est
le cas de l’humain mais aussi de la machine à laquelle l’humain s’identifie.
Qu’est-ce qu’être une machine et quelle est cette machine à laquelle nous
nous identifions ? Nous avons rencontré différentes modalités de cette
reconnaissance-méconnaissance dans la machine. La machine cybernétique
prend différents visages et se concrétise dans de multiples personnages qui
sont hétérogènes mais interdépendants. Le monde cybernétique est peuplé
de machines qui possèdent des origines différentes mais que, dans cet
horizon, des liens secrets réunissent. Ces différentes machines en effet
interagissent et se modifient les unes les autres. La machine de Turing est
ainsi un ingrédient dans la mise en place de l’usine automatique. Les calculs
que font les cols blancs, les décisions que prennent les humains sont, dans
l’usine automatique, laissés à l’ordinateur. L’usine automatique suppose le
développement de l’ordinateur, lequel part de la machine de Turing. Mais,
inversement, l’usine automatique telle que la décrit Wiener finit par éclairer
la machine de Turing.
Sans doute, la machine de Turing représente d’abord la rigueur
mathématique. Une théorie formelle, une théorie mathématique au sens le
plus fort, c’est une machine de Turing qui enchaîne des théorèmes. L’esprit
mathématicien, l’esprit qui démontre, se décrit comme une machine de
Turing. La machine de Turing est le modèle que donne de lui-même l’esprit
mathématicien.
Mais, dans le monde cybernétique, cette identification à la machine, à
l’intérieur des mathématiques, ne peut qu’être solidaire de la mécanisation
de l’humain que sous-tend l’usine automatique. La machine de Turing
constitue une autre façon de mécaniser l’humain, l’autre versant d’un
processus qui ne se contente pas de jouer dans la pratique mais s’exprime
aussi dans le domaine conceptuel, dans la superstructure si l’on veut.
Descartes décrit le corps humain comme une machine. Il en isole
l’esprit qui est une chose pensante et en lui-même étranger à la spatialité
des machines. Turing propose, trois siècles environ après Descartes, une
façon de concevoir également l’esprit comme une machine. Ainsi, plus rien
de l’humain n’échappe à la mécanisation.
Pourquoi voulons-nous nous voir comme des machines ? Une réponse
serait que, dans le régime capitaliste, nous travaillons en général pour le
compte d’un autre, qui possède les moyens de production que nous
utilisons. Nous travaillons en cela avec une machine et comme une
machine. Ce serait pourquoi alors nous nous identifions à des machines, de
toutes formes, décrivons notre esprit comme une machine aussi bien que
nous nous imaginons remplacés par des machines dans l’usine. Nous
tendons vers l’état de robot, nous nous voyons comme des robots, au sens
de Čapek, et de façon toujours plus adéquate. Sous différentes formes, la
mécanisation imaginaire de l’humain progresse, nous y travaillons depuis
Descartes, la rendant toujours plus complète jusqu’au moment où, avec le
posthumain peut-être, elle aboutit : notre humanité n’est qu’un souvenir. Le
posthumain est un robot qui s’ignore.
Sans doute, cette interprétation ne peut pas suffire dans le cas de
Wiener, car celui-ci ajoute un autre ingrédient à la machine : il en fait aussi
un autre de la bombe, un autre plan sur lequel le savant peut rejouer le
drame de la bombe.
L’ambiguïté de l’humain
Tout autant que la machine à laquelle il s’identifie et s’oppose, l’humain
est traversé par des ambiguïtés et renvoie à des champs différents. Dans
l’espace contemporain, l’humain désigne d’abord une espèce dont il s’agit
alors d’interroger la définition et de fixer les relations aux autres espèces
naturelles aussi bien qu’à des êtres artificiels, réels ou imaginaires,
possédant une certaine homogénéité, les automates notamment. Mais, d’un
autre côté, on peut soutenir, à partir de Foucault et de Lyotard, que cette
façon de définir l’humain est liée à un contexte épistémique, un ensemble
de discours de toutes sortes, scientifiques aussi bien que littéraires, qui
rendent possible cette thématisation de l’humain. L’humain continue alors à
désigner une certaine espèce mais son statut change, car son objet
n’apparaît plus comme un élément naturel, un élément du réel que le mot
désigne, mais comme un phénomène culturel, formé dans une culture
contingente, laquelle n’a pas toujours existé et peut à son tour se
transformer.
Cette première ambiguïté joue de façon particulière dans le posthumain.
Car dépasser l’humain et devenir posthumain, ce peut être modifier notre
espèce par la technique au point de former une nouvelle espèce aussi bien
que changer le contexte épistémique qui nous permet de nous voir comme
des « humains ». Le posthumain, dans les textes contemporains, est à
l’entrecroisement de deux lignes d’origine différente : une ligne issue de
l’informatique et déterminée par l’idée que la technique est en train de
modifier radicalement les caractéristiques de notre espèce ; et une ligne
dont les sources sont philosophiques, dans l’œuvre de Foucault surtout,
soutenant que, pour toutes sortes de raisons, qui ne sont pas uniquement
techniques, le contexte épistémique actuel doit nous conduire, ou nous
conduit déjà, à nous représenter nous-mêmes sous d’autres traits, non plus
humains mais posthumains. Et, de ce côté, le posthumain peut se
rapprocher, ou apparaître comme l’héritier, de la veine antihumaniste de la
philosophie en France 316. C’est du reste sur cette seconde ligne que « le
posthumain » a d’abord pris son importance au cours des années 1990,
avant de mettre véritablement un pied de chaque côté, dans l’histoire de la
technique et dans celle de la philosophie, avec les textes de K. Hayles
notamment 317.
Cette ambiguïté de l’humain et du posthumain détermine l’héritage de
la cybernétique, la façon dont nous percevons la cybernétique, mais elle ne
joue pas à l’intérieur même de la cybernétique. Car l’humain, pour Wiener,
est bien une espèce que l’on peut comparer aux ordinateurs et aux fourmis.
Une seconde ambiguïté de l’humain, toutefois, est centrale pour la
cybernétique. C’est que l’humain désigne aussi une attitude morale, une
attitude « humaine ». « L’humain » apparaît dans les textes de Wiener sous
ces deux aspects. Dans L’Usage humain des êtres humains, lorsque Wiener
s’oppose à « une utilisation inhumaine des êtres humains 318 », les « êtres
humains » renvoient à cette espèce dont Wiener distingue par la suite les
caractéristiques, en les opposant à celles des fourmis et des ordinateurs.
Mais l’usage « humain », ou « inhumain » a une connotation morale. Dans
cet usage inhumain, l’être humain ne peut pas développer les possibilités
impliquées dans sa configuration. Ce n’est pas simplement que cet usage
« inhumain » est inadapté, ou moins efficace : il est immoral. C’est
pourquoi Wiener peut y voir une « dégradation ». De façon générale,
« l’humanisme » de Wiener se décline en termes moraux.
Les tensions qui animent les textes, les essais comme les fictions, sont
liées à cette ambiguïté de l’humain. Dans le vocabulaire même de la
cybernétique, il faudrait dire que « l’humain » est un concept
homéostatique, et c’est pourquoi il est si difficile de s’en débarrasser. Le
concept d’humain semble comporter un mécanisme qui ramène à lui un
discours qui voudrait s’en éloigner. Supprimer l’humain est immoral.
Mettre en question la spécificité de l’humain, c’est prendre une attitude
« inhumaine ». C’est une sorte de meurtre.

La voix de W. Norbert
Si je voulais véritablement écrire une suite policière à la nouvelle Un
savant réapparaît, il serait maintenant grand temps de réunir les différents
protagonistes, dans cette dernière scène du whodunit, et d’exposer Wiener.
Celui-ci a bien tenté de faire face à la mécanisation de l’humain, en
dénonçant l’usine automatique et en lui opposant l’image de la prothèse.
Mais celle-ci s’est révélée sans consistance. L’homme aux prothèses s’est
transformé en un autre personnage. Il est passé par le télégraphe, il s’est
réincarné sur une machine, il est retombé dans le processus de mécanisation
que le savant semble donc avoir prolongé, ou mené même à son terme : un
être qui n’est plus humain et que, pour utiliser un mot que la cybernétique
ne connaît pas, nous pouvons appeler posthumain.
Il ne s’agit pas de chercher une faille dans la narration pour faire du
narrateur lui-même l’auteur du meurtre qu’il rapporte. Le narrateur de notre
nouvelle n’est pas Norbert Wiener mais W. Norbert, le double que le savant
s’est donné dans la fiction. Et c’est lui qui expose Wiener. Je me contente,
du reste, d’écouter son histoire. Je ne la reprends pas à mon compte. Je
n’entends pas établir en soi la « culpabilité » de Wiener. C’est dans
l’univers de la cybernétique et, par la voix de W. Norbert en l’occurrence,
que se met en place cette opposition entre « bons » et « mauvais » savants.
C’est dans son propre univers que Wiener s’interroge sur sa culpabilité et sa
position entre « bons » et « mauvais » savants. Cette opposition doit être
interprétée en tant que symptôme, en tant qu’elle manifeste la singularité du
personnage et de son parcours. En soi, elle serait aberrante.
Wiener commence par poser la question de la responsabilité, et de sa
propre responsabilité dans la conception de la bombe, au moyen d’un
argument tout à fait discutable. Il prend lui-même la question au sérieux
puisqu’il songe à quitter la science. Mais en quoi un savant dont les
résultats antérieurs sont utilisés dans la conception d’une arme, et qui n’a
pas lui-même participé à sa mise au point, serait-il responsable des
conséquences que son usage entraîne ? N’est-ce pas, pour reprendre la
formule de Bachelard, considérer le couteau comme responsable du
meurtre ?
Ensuite, sur le plan de la machine, la « culpabilité » de Wiener, ses
hésitations, tiennent à cette ambiguïté : il dénonce le processus de
mécanisation de l’humain dans l’usine automatique mais contribue lui-
même à le renforcer par ses travaux sur la cybernétique. « Ceux d’entre
nous qui ont contribué à la nouvelle science cybernétique se trouvent ainsi
dans une position morale qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas très
confortable 319. » Cependant, à la différence de von Neumann, Wiener n’a
pas de liens directs à l’industrie. À la différence de son narrateur dans le
meurtre de Lilienblum/Posner, il ne prolonge pas ses spéculations
philosophico-mathématiques par la conception d’usines automatiques. C’est
sur le plan conceptuel que ses recherches jouent. S’il participe à ce
processus de mécanisation de l’humain, c’est en développant l’analogie
entre l’homme et la machine, qui conduit à ne voir entre eux « aucune
différence essentielle », ou en mettant en scène le personnage de l’homme
télégraphié qui vient annoncer le posthumain contemporain. Mais en quoi
sur ce plan conceptuel serait-il coupable de liquider l’humain ? La
« culpabilité » du savant semble résulter du mécanisme homéostatique, du
versant moral, qui assure la stabilité du concept d’humain. Et le savant n’est
« coupable » que dans la mesure où, justement, il ne réussit pas à se
détacher du concept de l’humain et de son ambiguïté, épistémologique et
morale : éliminer « l’humain » reste « inhumain ».
Le caractère tardif de l’humanisme de Wiener est du reste instructif.
Dans ses textes précybernétiques, Wiener ne défend pas l’humanisme de
L’Usage humain des êtres humains, un humanisme qui aurait une valeur en
soi. L’un de ses premiers articles adopte au contraire une sorte de
relativisme moral :

Ce qui est bon à un moment peut être mauvais quand on regarde en


arrière au moment suivant. L’idéal de la moralité aujourd’hui peut
être atteint ou écarté de sa position d’idéal. Il n’y a pas d’idéal
universel de la moralité, le même pour tous les temps et toute
320
l’humanité. La moralité est humaine et changeante .

L’humanité ici n’est pas la base d’un système de valeurs mais au


contraire le substrat changeant qui rend toute morale provisoire et partielle.
C’est seulement au moment où Wiener met en question l’humain d’un point
de vue épistémologique qu’il commence à faire référence à l’humain d’un
point de vue moral.
Cet humanisme alors n’est-il pas d’emblée condamné ? Il est du moins
sous-tendu dès le début par la mise en question de l’humain. Après le
nazisme et après la bombe, devant la tentation de quitter la science, Wiener
a besoin de la cybernétique, et c’est seulement le spectre de l’usine
automatique qui justifie encore son existence en tant que savant. L’usine
automatique, la mécanisation de l’humain, représenterait un danger égal à la
bombe et un autre plan sur lequel le savant, les savants, peuvent agir. Mais
que se passe-t-il ? Sur ce plan parallèle également l’humain disparaît pour
se transformer en machine. C’est peut-être ce qui terrifie Wiener mais aussi
ce que lui, ou son double W. Norbert, veut dire. La cybernétique serait une
longue histoire pour dire qu’en effet, après le nazisme et la bombe, il n’y a
plus d’humain : l’humain a disparu.
Bien avant Nagasaki et les inquiétudes soulevées par la bombe
atomique, il m’était apparu que nous nous trouvions ici en présence
d’un autre potentiel d’une importance sociale inédite pour le
meilleur ou pour le pire 321.

La machine cybernétique, et le posthumain qu’elle annonce, sont


régulièrement comparés, par leur puissance, par le danger qu’ils
représentent, à la bombe atomique. Nous avons rencontré dans les pages qui
précèdent plusieurs exemples, avec Moravec, A. C. Clarke ou Lacan : « la
plus moderne des machines, beaucoup plus dangereuse pour l’homme que
la bombe atomique, la machine à calculer 322 ».
Dans notre imaginaire, du moins en marge de la science, l’humain se
323
fait posthumain : une structure abstraite dans un corps mécanique . Ce
posthumain représente une étape supplémentaire dans un processus de
mécanisation. L’homme, dans la perspective classique, gardait en effet
quelque chose d’irréductiblement humain, dont on ne pouvait pas rendre
compte à partir de la machine : un cerveau que l’on pouvait brancher sur
une machine mais non remplacer par une machine ; une âme qui guidait le
corps et, le cas échéant, un corps artificiel ; ou même seulement une façon
de parler, une capacité dans la parole à produire du sens sans logique, qui,
comme le voulait Descartes, suffisait à distinguer l’humain d’une machine,
ou d’un perroquet, mais aussi d’un pur esprit qui n’aurait pas eu de corps.
Le posthumain a perdu cette partie humaine : son esprit peut être
considéré comme une machine de Turing et celle-ci implémentée sur un
ordinateur. Le posthumain est tout entier du côté de la machine et, dans
cette mesure, tout entier produit et moyen de production, tout entier
exploitable.
Il ne s’agit pas de revenir à l’humain. La cybernétique l’a tenté, avec ce
cyborg dans lequel la machine devait se soumettre à l’humain, et cette
figure du cyborg a éclaté pour ainsi dire, s’est volatilisée en une suite de 0
et de 1, dans le tic-tac du télégraphe, un simple message. Si l’on ne veut pas
tomber dans le posthumain, il ne suffit donc pas de chercher à freiner le
processus de mécanisation. La pression est trop forte. Il faut faire un pas de
côté. Il faut utiliser d’autres catégories, constituer une image de nous-
mêmes qui ne doive plus rien à la machine mais se fonde sur d’autres
éléments.
EN GUISE DE CONCLUSION

Le rapport

Adressé aux participants de la conférence


Macy
Le Pr Wiener m’a invité à présenter mon cas lors de la précédente
conférence à l’hôtel Beekman. Je tiens à nouveau à le remercier pour cet
honneur.
Je m’appelle Roy L. Smith. Je suis né dans le Missouri, le 18 avril 1920.
J’ai fait mes études secondaires dans la ville de Springfield. J’ai commencé
des études d’ingénieur en septembre 1939 au MIT. Mon diplôme obtenu en
1942, je me suis engagé dans l’armée de l’air. J’ai été nommé lieutenant en
mai 1943 et exercé les fonctions de navigateur à partir de cette date jusqu’à
la fin de la guerre. Ma tâche, à bord d’un bombardier, consistait à dessiner
la route de l’avion, repérer les cibles qui nous avaient été assignées, et noter
toute information susceptible d’être utile à nos forces, mouvements de
troupe, positions des navires, activité industrielle. En décembre 1944, au
cours d’une mission en Allemagne, notre avion, contraint par l’artillerie
ennemie à passer au-dessus des nuages, a traversé un orage. Il est possible
que la foudre soit tombée sur l’appareil. Je me souviens distinctement
d’avoir été ébloui par une violente lumière. J’ai ensuite perdu connaissance
et me suis réveillé plusieurs heures plus tard sur un lit d’infirmerie, une fois
l’avion rentré à la base. Pendant environ un mois, j’ai souffert de violents
maux de tête dont la cause est demeurée inconnue. Ces migraines,
cependant, ont disparu progressivement. J’ai pu reprendre du service
jusqu’à l’armistice.
Après la guerre, bénéficiant des mesures fédérales qui me permettaient
de poursuivre mes études, je me suis inscrit en doctorat au MIT. Mon
accident avait renforcé mon intérêt pour le cerveau. J’ai pu travailler avec le
Pr Wiener sur la cybernétique des processus cérébraux. J’ai soutenu mon
doctorat en 1949. J’ai ensuite obtenu une bourse de la fondation Rockefeller
pour des recherches à Mexico sous la direction du Pr Rosenblueth. Lorsque
le Pr Wiener a mis au point sa technique d’analyse des encéphalogrammes,
il m’a rappelé au MIT. C’est au cours d’un essai pour étalonner la machine
que la singularité de ma physiologie s’est révélée. Les nombreux
encéphalogrammes qui ont été réalisés sur moi sont absolument blancs.
C’est comme si je n’avais pas de cerveau. J’ai été opéré par le Pr Smart de
la Boston Medical School, qui a prélevé un échantillon, une carotte comme
disent les géologues, de mon cortex supérieur, lequel semble composé
d’une matière homogène où ne se reconnaissent pas les composants naturels
du cerveau humain.
À ce point de mon exposé, à l’hôtel Beekman, le Pr Wiener, qui assistait
à la séance, m’a interrompu pour s’exclamer : « Pour une fois, ce n’est pas
mon cerveau que l’on siphonne. » Je me suis alors permis de répéter
verbatim le diagnostic du Pr Smart : « Votre cerveau – c’est-à-dire le mien,
non pas celui du Pr Wiener –, on dirait de la sauce blanche. »
Je réaffirme n’avoir jamais ressenti de maux de tête depuis mai 1945, ni
aucune gêne dans mes fonctions sensorielles, motrices ou intellectuelles.
Je résume brièvement le contenu des discussions qui ont suivi.
Le Pr McCulloch m’a demandé si je n’avais jamais la gueule de bois.
J’ai répondu négativement. C’est en effet une contingence que je ne connais
plus depuis mon accident. Mr Pitts a immédiatement conclu : « C’est un
robot, il n’est pas humain. » Le Pr von Neumann a remarqué que ceci ne
résolvait en rien la difficulté, car un robot doit aussi avoir une sorte de
cerveau. Il a toussoté et m’a demandé si je ressentais le désir de me
reproduire. « Ce point, a-t-il ajouté, éclairerait grandement la nature de
votre cerveau. »
Après un silence, la discussion a repris. Trois hypothèses ont émergé. 1.
Mon cerveau aurait été remplacé par un mécanisme qui nous resterait
invisible. Il pourrait s’agir d’une intervention extra-terrestre qu’aurait
masquée cet orage apparent. 2. Mon cerveau aurait été remplacé par un
émetteur-récepteur, caché quelque part sous l’enveloppe de ma peau. Je
serais alors téléguidé par une puissance ennemie, bien que l’on puisse
douter que l’URSS dispose de la technique nécessaire. 3. Mon cerveau
aurait subi sous l’effet d’un phénomène physique inconnu une modification
physiologique naturelle, rare mais pas forcément isolée qui en aurait
profondément transformé les couches superficielles. Dans tous les cas, des
études approfondies sont exigées quant à ma physiologie cérébrale mais
aussi concernant d’autres sujets ayant survécu à la foudre notamment dans
les régions du nord de l’Europe.
Le Pr von Neumann a ensuite demandé à ce que l’on revienne sur la
question de mon humanité. Dans les deux premières hypothèses, il faudrait
en effet me considérer comme un système mécanique-humain, ou un
système mécanique-humain-extra-terrestre : sinon un robot, du moins un
cyborg dans lequel la composante humaine n’est pas forcément dominante.
Dans la troisième hypothèse, les modifications qu’a subies mon cerveau
pourraient être telles qu’elles feraient de moi le premier exemplaire d’une
nouvelle espèce, possiblement concurrente à l’espèce humaine. Le Pr
von Neumann a souligné qu’il entend par là mettre en question
l’applicabilité à mon égard des droits relatifs aux membres de l’espèce
humaine et particulièrement aux citoyens américains. Il a également
recommandé que, au vu de la seconde hypothèse notamment, mon cas soit
confié aux services spéciaux de l’armée de l’air pour observation jusqu’à ce
que de nouveaux éléments permettent de me donner un statut défini.
À ces mots, le Pr Wiener s’est dressé sur sa chaise et a jeté au
Pr von Neumann : « Fasciste, tes crimes te rattraperont ! » Ce dernier a pâli
et répondu : « Sale communiste, je te ferai enfermer toi aussi ! » Le Dr
McCulloch s’est interposé entre les deux éminents savants et a levé la
séance.
Cambridge, Massachusetts, le 2 juin,
Roy L. Smith

Un fameux bricoleur
Sans doute, c’est un faux. Wiener n’a pas reçu et archivé les notes que
lui aurait envoyées cet ancien lieutenant de l’armée de l’air. Parce qu’il est
impossible que se soient trouvés dans une même salle Wiener,
von Neumann et un cyborg. Von Neumann est mort en 1957. Il était brouillé
avec Wiener depuis plusieurs années. L’expression de cyborg apparaît en
1960.
Ou bien il faudrait accepter que cette séance, au cours de laquelle Roy
L. Smith raconte son cas, se tient dans un paradis des savants, à une date
postérieure à la mort de von Neumann et à celle de Wiener. Ou que nos
savants hantent l’hôtel Beekman, sur Park Avenue à New York. C’est dans
cet hôtel luxueux, au sortir de la guerre, qu’avaient lieu les conférences
Macy et que la cybernétique et ce couplage particulier de l’humain et de la
machine se sont mis en place. Nos savants pourraient y revenir les soirs de
pleine lune, faire craquer les planchers, souffler les lumières, pour effrayer
les locataires et reprendre tranquillement entre eux des discussions vieilles
de trois quarts de siècle. Ils ne disposaient pas entièrement du vocabulaire
que nous utilisons, « cyborg », « posthumain », « transhumain », mais ils
ont contribué à son développement : Wiener a utilisé dans des conférences
le mot « cyborg », von Neumann a parlé de « singularité » pour désigner ce
moment où l’espèce humaine se dépasserait elle-même 324. Ils s’occupaient
de questions qui sont restées dans l’air du temps, et nous essayons de relire
leurs textes pour analyser le sens de ces problèmes. Peut-être nos savants
pourraient-ils répondre à nos invocations.
Wiener rattache la cybernétique à ses recherches sur la défense
antiaérienne au cours de la guerre. Il y découvre l’idée de rétroaction, selon
laquelle une machine peut corriger ses actions en fonction de leur résultat et
adopter ainsi un comportement téléologique, aussi bien qu’un être humain.
Le pilote qui module la trajectoire de l’avion, l’artilleur qui rectifie le tir
peuvent être placés sur le même plan que les machines avec lesquelles ils
dialoguent. Renforcé par l’émergence des ordinateurs et un modèle
mécanique du cerveau et de l’esprit, un couplage inédit, une façon nouvelle
d’associer l’humain et la machine, semble s’esquisser. Il s’agit de savoir ce
que devient le pilote ainsi inscrit dans un système humano-mécanique, s’il
doit lui-même forcément se mécaniser, s’il peut rester humain, devenir un
cyborg ou s’il passe dans le posthumain. Il s’agit de savoir si la technique
l’a libéré des contraintes humaines ou, au contraire, asservi, à la machine à
laquelle il répond, au commandement qui lui donne ses ordres, à l’industrie
qui produit l’appareil auquel il est associé. Il s’agit de savoir si la machine
cybernétique, le cyborg et le posthumain restent des produits de la guerre,
au même titre que la bombe, ou s’ils sont susceptibles de s’en détacher pour
vivre alors d’autres aventures.
C’est dans ces perspectives que la cybernétique est lue, depuis une
trentaine d’années, depuis le « Manifeste Cyborg » de D. Haraway
notamment, les travaux de K. Hayles sur le posthumain ou, en France, ceux
de Lyotard.
Sans doute, le cas de Roy Smith est différent. Son cerveau a pris la
consistance de la sauce blanche, ce qui est (sérieusement) tout le contraire
d’une machine : la sauce blanche, la béchamel est homogène, alors que la
machine se différencie en pièces, elle forme un milieu continu alors que
l’ordinateur dont l’état est caractérisé par des interrupteurs, ouverts ou
fermés, et les résultats s’affichent comme des symboles, est discret. Et,
pourtant, Boris Vian nous présente, à l’époque même de la cybernétique, un
savant dont le cerveau rappelle la sauce blanche et qui lui aussi fabrique des
bombes 325. Par le ton du texte, comme par son contenu, ce « fameux
bricoleur » est, pris dans le même contexte, à l’opposé du pilote
cybernétique.
Dans une perspective spéculative, où la fiction détermine le possible,
comme je l’ai défendu ailleurs 326, il est tout à fait possible d’imaginer
penser sans cerveau, ou avec un cerveau indifférencié comme de la sauce
blanche. Il faut sans doute disposer d’un corps, ne serait-ce que pour
raconter cette présence à soi acéphale, mais ce corps peut n’avoir pas de
cerveau. Il lui suffit d’un larynx d’où sorte une voix, ou d’une main qui
écrive. Par conséquent, d’un point de vue spéculatif, la cybernétique, le
couplage de l’humain et de la machine qui s’y constitue, peut bien mettre en
évidence certaines caractéristiques de notre pensée, elle ne touche pas à la
question de l’essence de la pensée, ou de l’esprit, qui peut s’imaginer sans
rapport au cerveau et sans rapport à la machine. Il ne faut pas aborder la
cybernétique dans cette visée spéculative. La cybernétique représente plutôt
une certaine structure, des relations établies entre différents personnages,
l’humain, la machine, le pilote, le cyborg, mais aussi le détective
qu’invoquait Wiener pour mener à bien son enquête dans l’affaire
Lilienblum/Posner. Et il s’agit d’analyser cette catégorie : préciser les
relations qu’entretiennent les personnages, déterminer la portée de leur
influence, savoir s’ils sont prisonniers de ce contexte ou, au contraire, lui
échappent.
La machine cybernétique : cinq aspects
Dans les textes de Wiener, la machine cybernétique conjoint cinq
grandes déterminations. Ce personnage de machine qui est au centre de la
cybernétique a différents aspects, différentes facettes, comme Sherlock
Holmes est, à la fois, un détective, un automate, un cocaïnomane, et cela
sans perdre son unité, tout en possédant une vie propre.

1. La machine est d’abord l’autre de la bombe. La bombe atomique


marque profondément Wiener, qui songe alors à arrêter son travail
scientifique. Il se raccroche pourtant à la notion de machine, qui lui
semble pouvoir encore représenter ou un bien ou un mal, et qu’un
savant se doit donc de chercher à mettre dans le bon sens. La machine
donne ainsi lieu à un second plan, par rapport à celui de la bombe, où la
science peut ou se racheter ou sombrer à nouveau.
2. La machine est aussi la créature de la créature. C’est le terme manquant
qui permet au fils de rejouer la relation au père en prenant la place du
père. Le fils, fabriqué par son père, la créature de son père, commence à
son tour à créer, créer dans la science, des machines. Dans ce processus,
la créature est toujours difforme. Elle est repoussante et toujours sur le
point de se retourner contre celui qui l’a créée. Elle est une menace pour
le créateur, pour l’humain. C’est, dans La Patte de singe, le fils mort,
dans son corps torturé, qui revient après que le père l’a invoqué, grâce à
ce talisman que Wiener compare à la technique. C’est aussi et surtout la
créature de Victor Frankenstein, animée à partir de bouts de chair, qui
poursuit son créateur. Ces histoires donnent une portée plus large à ce
qui, sans quoi, ne serait qu’un visage subjectif de la machine, propre au
regard du sujet Wiener. La relation à son père a conduit Wiener à
donner un certain sens à la machine mais ce sens est modelé sur des
histoires, celle de Frankenstein par exemple, que nous connaissons tous
et pouvons reprendre à notre compte.
3. La machine est l’esprit mathématique. Un théorème mathématique doit
pouvoir être déduit des axiomes de la théorie des ensembles par une
certaine machine, une machine de Turing. Démontrer en mathématiques
revient donc à enchaîner des énoncés comme une machine… Ce n’est
pas tout à fait vrai sans doute. Ce critère de validité peut être contesté et
ne reflète pas exactement l’activité véritable des mathématiciens au
travail. Néanmoins, le modèle de la machine reste la principale
représentation d’elle-même que la raison mathématique se soit donnée.
Faire des mathématiques, c’est donc procéder au plus près de la
machine.
4. La machine est une usine automatique. C’est, en réalité, la première
machine qui arrête Wiener au sortir de la guerre, celle à propos de
laquelle la question morale se pose d’abord. L’usine automatique peut
libérer l’humain du travail. Mais, d’un autre côté, elle s’enracine dans
un processus de mécanisation, qui transforme peu à peu l’humain en
une machine, maladroite, inefficace et, peut-être, obsolète : ce serait la
fin de l’humain, la conclusion de l’histoire, la créature aurait enfin
supprimé son créateur pour le remplacer à la surface de la Terre.
5. La machine est un robot. Elle est un moyen de production, qui
appartient à un capitaliste. Celui-ci fait travailler sur la machine un
ouvrier qui ne reçoit qu’une part de la plus-value produite. L’ouvrier
travaille sur une machine et comme une machine, pour le compte d’un
autre. C’est pourquoi il, et chacun d’entre nous, se voit comme une
machine : son corps d’abord qui manœuvre les leviers et en prolonge le
mécanisme ; puis son esprit, qui devient une machine à calculer ; et le
composé des deux enfin, l’union du corps et de l’esprit, qu’il n’est plus
nécessaire de distinguer comme « humain » mais qui peut s’unir
entièrement à la machine, devenir posthumain.
God And Golem, Inc.
La machine comme esprit mathématique et la machine comme robot ne
sont pas des apports de Wiener. Ces deux aspects sont déjà associés à la
notion de machine quand Wiener la reprend. Le personnage de Frankenstein
existe aussi déjà mais Wiener réussit à lui donner une nouvelle vie, ou à
l’intégrer dans ce nouvel avatar qu’est la machine cybernétique.
Dans son dernier livre, le savant tente d’utiliser la cybernétique pour
éclairer certaines questions de la religion et de la morale. Il aborde celles-ci
principalement à partir du problème de la création, la production d’une
créature par un créateur, processus qu’il se propose d’étudier en lui-même,
abstraitement, sans en distinguer les différents niveaux, la création de
l’homme par Dieu, celle de l’homme par l’homme, celle de la machine par
l’homme. Dans l’esprit de Wiener, il est évident que ce processus de
production, la création d’une créature, s’intègre à un contexte économique.
C’est pourquoi le savant peut choisir un titre calqué sur le nom d’une
entreprise, d’une corporation.

Puisque j’ai voulu discuter de l’activité créatrice sous un seul chef,


et ne pas la diviser en mécanismes séparés, appartenant à Dieu, à
l’homme ou à la machine, je ne crois pas avoir abusé de ma liberté
en tant qu’auteur en appelant ce livre : GOD AND GOLEM, Inc 327.

Ce processus de création, qui se répète de Dieu à l’homme et de


l’homme à la machine, ou au Golem, s’est incorporé littéralement c’est-à-
dire, dans le contexte qui est le nôtre, fonde une industrie. Le titre de
Wiener rappelle celui de Čapek, Robots Universaux de Rossum, qui est
aussi, dans la pièce, le nom de l’entreprise qui fabrique les robots. La
machine-créature, dans l’univers cybernétique, fait un avec la machine-
robot.
Sans doute, à considérer la cybernétique de l’extérieur, on se
demanderait comment la même machine peut incarner aussi l’esprit
mathématique et l’autre de la bombe. De la même façon, celui qui ne
connaît pas Sherlock Holmes pourrait être incrédule : comment le même
personnage peut-il être décrit comme un détective et un cocaïnomane, une
machine à calculer et un violoniste virtuose ? C’est pourtant le génie de
l’auteur, d’avoir su réunir sous un même nom des déterminations
apparemment hétérogènes, d’avoir su aussi transformer les résidus d’une
histoire personnelle en des déterminations universelles. La machine
cybernétique est un tel personnage, au même titre que le détective,
possédant une unité et marqué par des déterminations qui dépassent
l’univers propre de son créateur.

Des histoires

J’avais trouvé un refuge dans les mathématiques où mon père ne


pouvait pas me suivre. […] Je ne peux pas nier avoir été influencé
par le fait que les mathématiques étaient à la fois un champ que mon
père approuvait et dans lequel il lui était impossible de me suivre
jusqu’au bout et de briser mon indépendance 328.

Il en est de même de la biologie. Le père y est perdu, tout autant qu’en


mathématiques. Il lui est impossible de corriger le petit Norbert qui peut s’y
réfugier. Le père respecte la rigueur scientifique. Il inscrit sans doute son
fils pour un doctorat en philosophie mais celui-ci revient aux
mathématiques par le biais de la logique, et le père ne s’y oppose pas. Il
approuve la voie scientifique choisie par le fils. C’est ce que répète, et se
répète, Norbert. Mais il reste un doute, une culpabilité possible de la science
qui, dans le récit rétrospectif de l’autobiographie, pointe dès le début : la
science, c’est aussi la vivisection du cobaye ; le scientifique, c’est aussi
celui qui, comme le père de Sidis, est capable d’opérer un acte de
vivisection sur son propre enfant.
Lorsque nous pensons trop souvent à une même chose, si nous nous
posons une même question de façon répétitive, les neurones impliqués
renforcent leurs connexions, de sorte qu’ils reprennent facilement la même
configuration. Et nous en revenons alors à la même question. Il y a aussi les
obsessions, quand une boucle se forme dans le cerveau, un court-circuit par
où passe toute la puissance disponible. Nous ne pouvons plus penser à autre
chose, et le cerveau peut chauffer. Dans Cybernetics, Wiener a toutes sortes
de théories (un peu fantaisistes certes) pour expliquer la répétition,
comment nous retombons toujours sur les mêmes dilemmes ou comment
une idée, toute petite d’abord, à peine un doute, peut enfler et prendre toute
la place.
La question de la culpabilité de la science domine l’histoire
intellectuelle de Wiener. Elle est présente dès le début mais, évidemment,
prend une autre dimension avec la bombe. Ou, plus exactement, elle tombe
dans le réel, parce que l’on peut réellement se demander alors si la science
ne dépasse pas les bornes, « ne pousse pas l’humanité au bord de l’abîme et
même au-delà », pour reprendre une expression du savant disparu,
Lilienblum/Posner. Wiener réussit pourtant à se raccrocher à l’usine
automatique, une machine pour laquelle rien n’est encore décidé, semble-t-
il. Wiener développe donc une grande théorie, la cybernétique, et parcourt
le monde, de conférence en conférence, imaginant toutes sortes de scénarios
catastrophes en réponse auxquels la science justifie son existence. Certains
sont bien réels, sans doute. Et des réponses que la science donne aux
dangers existants viennent de nouveaux dangers, et ceux-ci sont toujours
plus pressants. Il faut aller toujours plus vite :
Chaque progrès dans le contenu de la science nous oblige non
seulement à courir très vite pour le comprendre et l’appliquer mais
encore à courir deux fois plus vite pour nous adapter aux
changements qu’il produit dans notre environnement. L’épuisement
des ressources naturelles, le problème de la surpopulation, la bombe
atomique, l’automatisation nous ont déjà fait courir très vite mais
nous devrons courir deux fois plus vite pour rattraper les
conséquences produites par notre propre course 329.

La machine s’emballe. Il arrive au savant de douter et de se demander


si, en restant dans la science, en développant la cybernétique, il ne contribue
pas lui-même à la fin de l’humain. C’est toujours la même question de
savoir si la science, et le savant qui lui est dévoué, sont coupables, d’un
crime capital, une dernière explosion, une vivisection générale, qui
anéantiraient les humains, ou les rendraient difformes, les transformeraient
au-delà de toute reconnaissance : « Les races meurent aussi bien que les
individus. Elles meurent lorsqu’elles perdent rapport à leur environnement,
que ce soit à cause d’un changement dans celui-ci ou de leur propre
330
évolution . »
Le savant a encore une idée : la prothèse. Il imagine un humain qui
s’attacherait des machines comme des prothèses et dominerait ces
machines, les humaniserait, plutôt que l’inverse. Mais cela ne suffit pas. Le
cyborg veut lui aussi marcher plus vite. Ou marcher ne le satisfait pas. Il
faut le télégraphier d’un point à un autre. Et il finit par devenir autre chose,
disons, un posthumain. La fin de l’histoire était peut-être prévisible, et la
créature quelle qu’elle soit n’attendait-elle que de se libérer des contraintes
que son créateur lui imposait.
Le développement, imaginaire, du posthumain s’est largement poursuivi
depuis la mort de Wiener. Plus que jamais, le posthumain rêve d’être
implémenté sur des machines, tout entier moyen de production et produit
lui-même, un amoncellement de gadgets, un système d’« applications », qui
s’achètent, se téléchargent, s’améliorent avec l’usage et se rachètent sous
une nouvelle version. Le posthumain n’est qu’une version indéfiniment
augmentée de la machine robot, un robot 2.0, 2.1, 3.0, etc. Il faudrait
conclure que, au regard de l’humain, le pressentiment de Wiener était juste :
l’humain était en train de s’éteindre. Seulement, il ne s’agit pas de regretter
l’humain, lequel a toujours eu rapport à la machine qui le phagocyte, mais
de rompre avec la machine et de penser, de se penser, sous d’autres
catégories.
Wiener est célèbre dans l’Amérique, et le monde, des années cinquante.
Le magazine Life le photographie à côté de l’une de ses machines,
« Palomilla », un automate de compagnie que nous avons déjà rencontré. À
la suite de tels articles, Wiener reçoit toutes sortes de courriers, qui lui
proposent différentes machines, différentes idées.

Jean Perdrizet se décrit lui-même comme un inventeur. Il habite près de


Digne-les-Bains, en France. Il imagine des robots et des soucoupes
volantes. Il les dessine et accompagne ses dessins de quelques phrases :
« Peu importe la lenteur des pensées de ce robot, les cybernéticiens le
rendront électronique. » Et il envoie l’ensemble à des institutions, la NASA,
le CNES en France, l’académie Nobel, ou à des savants. Il ne garde rien,
puisqu’il espère seulement que des scientifiques construisent ses machines,
ces robots auxquels il donne « l’imagination » qui leur manquait pour être
des « hommes sans âmes » ou ces soucoupes volantes qui fonctionnent à
l’eau et que l’on peut essayer chez soi, en les branchant sur le tuyau
d’arrosage. Son œuvre est dispersée dans les archives, inexistante en tant
que telle.
J’ai trouvé dans la correspondance de Wiener plusieurs dessins de
Perdrizet, un long panneau en particulier qui rassemblait sept plans pour la
construction de ce robot, un peu lent mais dont la cybernétique devait
accélérer les processus, par l’électronique. Wiener les a gardés et archivés.
Perdrizet avait lu des textes de Wiener, ou d’autres cybernéticiens. Il est
vrai par exemple que le développement des ordinateurs est rendu possible
par l’électronique, qui permet des calculs plus longs et rapides que ceux que
l’on peut obtenir avec un dispositif mécanique. Il est vrai aussi que la
cybernétique discute de la reproduction des machines. Le thème fascine
Perdrizet, qui dessine des robots-pères, des robots-fils. Certains ont un
tournevis à la main pour fabriquer une nouvelle génération.
Perdrizet reprend le personnage de la machine cybernétique mais
l’intègre dans une autre histoire, qui finit bien. Comme J.-G. Barbara l’a
bien montré, Perdrizet est obsédé par la mort, et ses machines ont d’abord
pour fonction de nous permettre de communiquer avec cet « au-delà » 331.
Ses robots, les robots-spiritistes, ne vont pas se retourner contre leur
créateur. Par leur moyen, Perdrizet veut seulement réveiller les morts et les
réincarner. Dans l’un des derniers dessins, Vaucanson est ainsi « reconstruit
par ses automates ».
L’histoire que je prête à Wiener, le rôle de la culpabilité et celui de la
relation au père, est contingente. Je voudrais, du reste, la raconter comme
un roman, un roman psychologique. Cela ne doit pas cacher que certains
éléments touchent au monde réel mais je ne crois pas que l’important dans
la cybernétique tienne aux avertissements de Wiener ni à la question qui le
hante, la culpabilité de la science. À mes yeux, l’œuvre de Wiener est dans
la constitution d’un personnage, la machine cybernétique, qui s’enracine
dans la science aussi bien que dans la littérature et la philosophie. Ce
personnage est susceptible de vivre une multitude d’histoires, celle que me
semble tracer le parcours intellectuel de Wiener, celles que racontent les
textes cybernétiques mais aussi des aventures apocryphes, comme en
montrent les dessins de Perdrizet.
EN GUISE DE CONCLUSION II

Brève histoire des catégories


de machine

Principaux personnages de la catégorie


cybernétique
La machine cybernétique ou, simplement, la machine est le personnage
central auquel tous les autres ont rapport. Le monde cybernétique peut être
considéré comme le déploiement des relations de la machine à un deuxième
personnage, l’humain, d’origine plus ancienne et que la machine finit par
faire disparaître.
Les personnages suivants sont présentés grossièrement par ordre
d’apparition. Le pilote que nous rencontrons pour la première fois autour de
1943 est un être mi-humain, mi-machine. Il est à l’origine un humain à qui
l’association avec une machine, l’avion, enlève ses qualités humaines. Il est
ensuite condamné à errer dans le ciel du monde cybernétique où il sert de
cible pour un canon imaginé par le savant. Celui-ci, appelé aussi le
Professeur, est également un élément central du monde cybernétique, où il
resurgit à côté de nombreux personnages. Je ne veux pas parler de Wiener
en tant qu’auteur de Cybernétique mais du personnage de savant que ses
textes mettent en scène. Son rôle est ambigu : il semble vouloir protéger
l’humain contre la machine en même temps qu’il développe les machines
qui feront disparaître l’humain. Son rapport au pilote est exemplaire. Car,
c’est sous l’œil du savant, observant les évolutions de l’avion qui fuit les
obus, que le pilote s’unit à la machine, perd son autonomie et, finalement,
son humanité. En fait, dans le monde cybernétique, chaque évocation du
pilote-machine fait apparaître le savant à côté d’un canon imaginaire. Il
existe donc entre le pilote et le savant une connivence étroite, une relation
de double détermination : pas de pilote sans le savant et pas de savant sans
le pilote.
L’usine automatique qui se concrétise dans le monde cybernétique
autour de 1947 est la principale et la plus dangereuse des émanations de la
machine. C’est elle qui menace d’abord l’humain. Palomilla est également
une émanation de la machine mais, à la différence de l’usine automatique,
elle est entièrement domestiquée par le savant qu’elle accompagne souvent.
Le cyborg est né de l’accouplement de la machine et de l’humain. Il est
élevé par le savant qui en attend beaucoup. Très vite, cependant, il tourne
mal, exigeant du savant qu’il le dote de qualités surhumaines. Il est donc
bientôt remplacé par l’homme télégraphié : celui-ci parcourt les lignes de
communication, qui quadrillent le monde cybernétique, pour s’incarner
partout où se trouve une machine adaptée. Son seul souci est le bruit qui
brouille le message et le transforme peu à peu en stéréotype, en cliché,
avant de l’anéantir tout à fait. L’homme obsolète est le frère du cyborg,
enfanté lui aussi dans l’accouplement de l’humain et de la machine mais
héritant principalement des qualités de la machine et, pour cette raison,
banni par le savant. Il réapparaît pourtant de temps en temps comme une
sorte de mirage dont on ne sait pas bien s’il est réel. Il ne faut pas le
confondre avec le posthumain. Celui-ci descend de l’homme télégraphié et
renie entièrement ses origines humaines, à la différence de l’homme
obsolète qui hérite de la machine mais voudrait au contraire cultiver sa part
humaine.
Il faut aussi mentionner quelques-uns des antécédents des personnages
ci-dessus. La machine cybernétique hérite en particulier de la créature de
Frankenstein et de la machine de Turing. Celle-ci n’intervient pas en
personne dans le monde cybernétique. Wiener n’en parle pratiquement pas
mais elle détermine en sous-main la machine cybernétique, dont le cerveau
est un ordinateur. La créature de Frankenstein figure pour sa part à l’horizon
du monde cybernétique. Les journalistes la croisent régulièrement lorsqu’ils
se préparent à interroger le savant mais celui-ci l’écarte toujours à nouveau.
On pourrait aussi considérer ces antécédents comme des ancêtres dont
les portraits ornent les galeries du dispositif cybernétique et dont le souvenir
est parfois invoqué, ou des spectres qui reviennent pour dialoguer avec les
personnages propres à la cybernétique. La prégnance de la figure de
Frankenstein, cependant, est telle que la créature se codétermine avec la
machine cybernétique. Le monstre du médecin détermine la machine
cybernétique, il en apparaît comme le modèle de sorte que, en retour, il est
lui-même interprété dans ce contexte comme une sorte de machine : il est
en retour déterminé par la machine cybernétique.
Le savant a lui aussi ses antécédents. L’image de Frankenstein revient
en effet en relation au savant, à la fois Victor Frankenstein et sa créature.
Car le savant peut se voir non seulement comme le créateur d’une série de
machines mais aussi comme une créature difforme qui a son créateur, un
père en l’occurrence. Le savant doit également au détective, qui surveille le
monde cybernétique. Le savant semble parfois vouloir se considérer lui-
même comme un détective, imiter donc cet ancêtre, en même temps qu’il le
craint : le détective distingue les bons savants et les mauvais.
Figure 1. La catégorie cybernétique.

Enfin, le déploiement du monde cybernétique est provoqué par un


événement, un double événement : les deux bombes qui frappent Hiroshima
et Nagasaki. La machine cybernétique prend corps dans l’écho de la bombe.
Celle-ci représente un événement en deçà du monde cybernétique, dans une
profondeur souterraine, et dont les personnages n’ont pas connaissance, mis
à part le savant.
Wiener propose parfois ses fictions sous forme de scénario, qu’il envoie
à Hitchcock ou à O. Welles. Il commence alors toujours par une
présentation des personnages. C’est ce que je voulais tenter. Il est
impossible de donner un inventaire exhaustif des personnages
cybernétiques et de leurs antécédents. Mais j’ai cherché à en indiquer
quelques-uns et à marquer les relations qu’ils entretiennent. Celles-ci
dessinent une sorte de généalogie. Il ne s’agit pas d’un arbre généalogique
au sens propre, car il existe des rapports de double détermination entre
certains personnages : ceux-ci se déterminent mutuellement,
rétroactivement, comme si l’ascendant n’était ce qu’il est qu’au regard de
ses descendants. Il se forme donc des boucles. Il faudrait parler d’une
catégorie généalogique.

Personnages, mondes, scènes


Les textes cybernétiques donnent lieu à différents personnages entre
lesquels existent des relations de détermination : les uns déterminent les
autres. « Déterminer » est évidemment un mot vague. Le monstre de
Frankenstein « détermine » l’usine automatique en ce qu’il donne le modèle
de cette créature qui se retourne contre son créateur. Mais l’usine
automatique « détermine » le cyborg, qui apparaît comme une réponse au
processus de mécanisation dont l’usine automatique est l’incarnation. Un
personnage en détermine un autre, lorsqu’il représente, pour ainsi dire, un
ingrédient dans la recette, cette espèce d’alchimie, qui donne corps au
second. À l’intérieur du monde cybernétique, ces déterminations sont
transitives : si la machine de Turing détermine la machine cybernétique et si
celle-ci détermine l’usine automatique, c’est que la machine de Turing
détermine aussi l’usine automatique. Cette flèche qui relie la machine de
Turing à l’usine automatique reste implicite sur la figure précédente.
Admettons aussi que chaque personnage se détermine lui-même. Cet
ensemble de personnages et de déterminations, cet ensemble d’objets et de
flèches constitue alors une catégorie au sens de la théorie des catégories.
Je voudrais, pour conclure cette enquête, tenter d’appliquer la même
analyse à d’autres moments, les catégoriser pour ainsi dire, et les comparer
alors à la catégorie cybernétique.
Les personnages imaginaires semblent en effet se répartir en différents
moments, ou mondes, au sein desquels les rapports de détermination sont
bien transitifs. En certains points, cependant, la transitivité cesse. Par
exemple, si le posthumain naît dans le moment cybernétique, où il est donc
déterminé par l’humain et par la machine, il est susceptible de s’en détacher
et de s’intégrer dans d’autres moments au sein desquels cette détermination
par l’humain ne jouera pas forcément. Ou encore, dans le monde
cybernétique, la créature de Frankenstein détermine, et est déterminée par,
la machine : elle sera vue comme une sorte de machine. Pourtant, cela
n’implique pas que la machine cybernétique détermine tous les personnages
que détermine le modèle de Frankenstein dans d’autres contextes. Le
personnage de Frankenstein, ou celui de la créature, figure dans différents
contextes, entre lesquels ne jouent pas les rapports généalogiques. C’est
seulement au sein de certains ensembles que ces déterminations sont
transitives et forment alors des catégories. Ces ensembles, ces systèmes
possèdent une unité particulière. Je les appelle des mondes, ou des moments
pour en marquer aussi la dimension transitoire : le moment cybernétique a
marqué l’imaginaire des années cinquante, soixante, puis, ayant donné
naissance au cyborg et au posthumain, il a passé. Les usines automatiques
ont sans doute gagné en réalité mais ont perdu en imaginaire.
Dans quelle mesure les personnages cybernétiques, arrachés au monde
cybernétique et plongés dans un autre monde, peuvent-ils prendre de
nouveaux visages, de nouveaux caractères, de nouvelles déterminations ?
Nous avons assisté, dans les pages qui précèdent, à plusieurs tentatives pour
détacher ainsi les personnages cybernétiques de leur environnement
premier. Le cyborg de D. Haraway ne s’identifie qu’imparfaitement à celui
de Clynes et Kline, ou au pilote humano-mécanique de Wiener. Ou encore
la machine cybernétique qui, chez Lacan, porte le symbole de sorte qu’il
semble « voler de ses propres ailes », a perdu la psychologie que lui attribue
Wiener. Ses tentatives réussissent-elles ? Ou bien le personnage perd-il son
unité, ou emporte avec lui ses déterminations anciennes dans ce milieu
nouveau qui perd alors sa cohérence, son équilibre ? Il n’y a pas de réponse
univoque à ces questions. Certaines transpositions réussissent, d’autres
échouent, selon la souplesse des personnages, la complexité du milieu.
Une telle analyse met sur le même plan des textes littéraires,
philosophiques et scientifiques. Il s’agit de chercher à cerner la machine
aussi bien dans l’article de Turing de 1937, qui définit la calculabilité, que
dans la science-fiction et dans les réflexions de Wiener sur la mécanisation
de l’humain. La cybernétique, qui, de façon explicite, s’appuie sur la
science, la philosophie et la littérature, se prête à cette démarche. Elle
constitue un monde qui s’enracine dans ces trois formes et possède donc
une stabilité particulière. Elle n’est pas cependant un cas unique : d’autres
mondes, un monde de Descartes, un monde de Poe, s’élaborent aussi en
relation à ce qui est, pour nous, littérature, philosophie et science.
Ce n’est pas en tout cas rabattre la science et la philosophie sur la
littérature. Au contraire, le thème de la machine met en évidence la
spécificité de la science et des mathématiques. Les mathématiques
marquent, on l’a vu, le cadre dans lequel l’humain a d’abord pu s’identifier
à la machine sans reste. Dans la perspective dominante, la perspective des
manuels de logique où un théorème doit pouvoir être déduit formellement
des axiomes ensemblistes, la machine de Turing représente adéquatement
l’esprit mathématicien. Penser mathématiquement, c’est se faire machine,
au plus près, autant que possible.
Ailleurs, dans Mon zombie et moi en particulier, j’ai soutenu que la
philosophie pouvait utiliser la littérature comme un mode d’intuition,
représenter le possible qu’elle étudie dans la fiction en se soumettant à ce
critère immanent à la fiction : une fiction réussit, on y adhère, ou elle
échoue. Cependant, la philosophie ne se réduit pas à la fiction (pas plus que
la géométrie kantienne qui s’appuie sur une représentation dans l’intuition
ne se réduit au dessin d’une figure). Elle analyse, théorise le possible que
lui donne la fiction. La philosophie s’engage dans une autre direction que la
littérature.
Si ces formes ne doivent donc pas être confondues, la science et la
philosophie semblent néanmoins impliquer des objets que l’on peut
concevoir sur le modèle des personnages de la littérature. L’usine
automatique, la machine cybernétique sont de tels personnages. Il est
impossible de les considérer comme de purs concepts. Elles possèdent des
significations hétérogènes dont le philosophe peut chercher à montrer la
compatibilité mais qui prennent une unité propre indépendamment de cette
analyse. C’est une unité qui n’est pas d’abord réfléchie, qui peut résister à la
réflexion mais qui se dessine dans une série de scènes, ou d’aventures. Le
personnage y gagne différents aspects tout en conservant son unité.
Pour cette même raison, la machine cybernétique ne peut pas être
réduite à un archétype qui dominerait ses différents avatars, usines
automatiques, ordinateurs, automates de compagnie, réels ou imaginaires 332.
Ces automates de compagnie, ou ces usines automatiques qui apparaissent
aussi bien dans les essais cybernétiques que dans la science-fiction (Player
Piano, Autofac évoqués plus haut), sont devenus, de fait, des personnages
littéraires. Mais la question se poserait de placer la machine cybernétique à
un niveau supérieur pour la considérer non comme un concept sans doute
mais du moins comme un archétype dominant un éventail d’incarnations,
réelles ou fictives. Cependant, outre que le statut de l’archétype est
problématique, ce serait à nouveau dissocier l’essai philosophique, qui
toucherait alors essentiellement à l’archétype, et la fiction littéraire qui
mettrait en scène les incarnations concrètes de l’archétype. À mes yeux, il
faut lire les réflexions de Wiener (dans L’Usage humain des êtres humains
notamment) comme la mise en situation de la machine, l’élaboration de
scènes dans lesquelles la machine intervient en tant que telle. La machine se
trouve bien alors sur le même plan que les personnages qu’elle détermine.
Dans cette perspective, il faudrait écrire une histoire qui fasse
entièrement l’économie des « idées », des « concepts » ou des
« archétypes ». Une idée (par exemple la rétroaction qui possède des
antécédents anonymes avant Wiener) n’aurait d’efficace que dans la mesure
où elle trouve à s’incarner dans un personnage (la machine cybernétique en
l’occurrence). Les personnages seraient ainsi le véhicule d’idées qui restent
sans eux abstraites. À la limite, pour intégrer dans cette histoire les
mathématiques, il faudrait accepter que ce qui est habituellement considéré
comme concept, ou idée (la machine de Turing, le discret, l’infini), devient
en certains points personnage et subit, dans le texte de Turing, dans ceux de
Cantor, de véritables aventures.
L’analyse de l’imaginaire, embrassant des textes littéraires,
philosophiques et scientifiques, prend donc pour élément dernier des
personnages. Ceux-ci entrent dans des scènes. Ils entretiennent des
relations. Des sortes de filiation se mettent en place qui dessinent alors des
catégories, des mondes ou des moments, possédant une cohésion propre et
dont certains personnages peuvent occuper le centre, être en relation à tous
les autres, comme le sont la machine et le savant dans le monde
cybernétique.

Babbage et ses deux machines

La Dame d’Argent [The Silver Lady] portait ce soir-là un très bel


habit. […] Je commençais à mettre en action ses mouvements
gracieux et fascinants. Une foule joyeuse, mais en aucune façon non
intellectuelle, entourait l’automate. Dans la pièce adjacente, se tenait
la machine à différences, presque abandonnée : deux étrangers seuls
se vouaient à son culte. L’un d’eux, qui venait d’arriver des États-
Unis, expliquait à un savant professeur de Hollande ce qu’il avait
lui-même appris du constructeur au cours de la matinée. Appuyé sur
le chambranle, j’étais moi-même en train de contempler cette scène
fortement contrastée 333.

La scène comporte donc deux machines. La Dame d’Argent est un petit


automate, que l’on remonte et qui danse. Elle avait impressionné Babbage
enfant. Devenu adulte, il l’a par hasard retrouvée et rachetée. Elle était
cassée. Il l’a réparée, en a rétabli les mouvements, l’a éduquée dit-il. De
l’autre côté, la machine à différences est une machine à calculer (fondée sur
la méthode dite des différences) que Babbage a conçue. Il l’a abandonnée
au profit de la machine analytique, qui aurait pu être programmée et dont
l’architecture s’apparente à celle de nos ordinateurs. Babbage ne finira
jamais la machine analytique, il y laissera une partie de sa fortune mais
c’est à cause d’elle que nous évoquons encore ses travaux. Elle lui a ouvert
l’avenir, alors que la Dame d’Argent appartenait au passé ou se tenait du
moins sur une autre ligne que le futur n’a pas développée. La Dame
334
d’Argent renvoie à un « amour, une passion d’enfant ».
Le savant, qui se tient sur le seuil, fait pleinement partie de la scène.
C’est lui qui nous introduit dans ces deux chambres et nous fait passer de
l’une à l’autre, de la Dame d’Argent à la machine à calculer. Cet automate
qui imite nos mouvements, avec plus ou moins de grâce et de précision,
rappelle d’abord celui de Descartes, par lequel la pensée classique
représente le corps humain. La machine à calculer, telle que Babbage l’a
conçue, est en revanche un ingrédient essentiel de notre propre
représentation. Ce cerveau manque à l’automate classique. L’époque
classique imagine, et construit, des machines à calculer mais celles-ci
n’interviennent pas dans l’automate qui imite l’humain, alors que nos robots
exigent un ordinateur qui fait leur cerveau. Et, devant ces machines à
calculer, cet ordinateur, le problème pour nous n’est plus, ou plus
seulement, de savoir si la machine peut imiter nos mouvements. Il concerne
la pensée : la machine peut-elle reproduire nos calculs, nos raisonnements,
notre parole ? La machine peut-elle penser ?
Babbage se tient en effet sur le seuil, entre deux mondes, ou deux
moments, caractérisés par deux modèles différents de cette machine qui
représente l’humain.

Du malin génie au perroquet : le moment


cartésien

Figure 2. La catégorie cartésienne.

Descartes décrit le corps humain comme une machine. Les petites


particules qui roulent dans le sang et les nerfs en animent les différentes
pièces.

Ainsi que vous avez vu, dans les grottes et les fontaines qui sont aux
jardins de nos rois, que la seule force dont l’eau se meut en sortant
de sa source, est suffisante pour y mouvoir diverses machines, et
même pour les y faire jouer de quelques instruments, ou prononcer
quelques paroles, selon la diverse disposition des tuyaux qui la
conduisent 335.

L’automate, un automate de spectacle telle la Dame d’Argent, tout


autant que la montre, l’horloge, est le modèle de la représentation du corps
en machine dans la configuration cartésienne. Cet automate ne suffit pas
cependant à constituer un humain. L’automate de la fontaine n’est pas non
plus un être autonome. Il ne vit que de l’application d’une sorte d’ingénieur,
qui oriente et régule la circulation de l’eau de sorte que la machine exécute
les mouvements voulus :

l’âme raisonnable sera en cette machine [du corps humain…]


comme le fontenier qui doit être dans les regards où vont se rendre
tous les tuyaux de ces machines, quand il veut exciter, ou empêcher,
ou changer en quelque façon leurs mouvements 336.

Le corps-machine appelle une âme qui le gouverne. Cependant, la


position de l’âme répond à une autre nécessité. Je ne peux pas me réduire à
un corps-machine. En fait, je peux imaginer n’avoir pas de corps, ou que le
corps et le monde extérieur dans lesquels j’ai l’impression d’être logé ne
soient que des illusions. Comme si je rêvais ou comme si un malin génie
sans cesse jouait à me tromper, me donnant l’illusion de disposer de ce
corps, de vivre dans ce monde. Cette illusion n’atteindrait toutefois pas ma
propre existence. Car, quoi que puisse faire le malin génie, je pense, je le
sais, je ne peux pas en douter et, pour penser, il faut que je sois. Donc je
suis, en tant que je pense : je suis une chose pensante, ce que l’on peut
appeler une âme.
Descartes tire ensuite de la position de l’âme celle d’un Dieu, qui n’est
pas trompeur et ne me laisserait pas être trompé de la sorte par un malin
génie. Je suis donc bien, en tant qu’âme, attaché à ce corps qui peut être
décrit comme une machine. La position de l’âme reconduit à celle du corps.
L’homme, l’humain, est l’union de l’âme et du corps. Ce composé doit
être considéré comme un être à part, prendre donc un nom propre. Car, nous
l’avons vu, se produisent dans cette union de l’âme et du corps des
phénomènes qui ne relèvent par eux-mêmes ni de l’âme, ni du corps, ou ne
s’expliquent ni par l’âme, ni par le corps : la parole par exemple. Une âme
seule ne pourrait pas parler, puisqu’il faut bien disposer d’un corps pour
proférer des sons, mais un corps seul, une machine ne pourrait pas non plus
parler, à la façon de l’humain. Une machine pourrait par quelques signes
exprimer quelques états de son mécanisme ou répondre à des données
extérieures : le bras de l’automate se lève quand il n’y a plus assez d’eau
dans la fontaine, ou on peut apprendre à un perroquet à prononcer quelques
mots dans des situations déterminées, apprendre à « une pie à dire bonjour à
sa maîtresse lorsqu’elle la voit arriver 337 ». Mais la parole humaine ne se
réduit pas à de tels signes. Elle peut n’avoir pas rapport à de telles passions.
Et ce sont ces paroles, qui ne répondent pas de façon univoque à des
circonstances extérieures, qui caractérisent l’humain et le distinguent de la
machine et de l’animal : des paroles qui font sens, sont ainsi « à propos » et
ne résultent pas simplement de l’effet mécanique du monde sur le corps
(comme la présence de la maîtresse produit le « Bonjour ! » de la pie) alors
même qu’elles peuvent ne pas suivre la logique ;

les paroles ou autres signes faits à propos des sujets qui se


présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis […] que ces
signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans
exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets
qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison 338.

De nouveaux personnages apparaissent donc dans le monde cartésien, le


perroquet, le fou dont la parole est sensée mais illogique. Il y en aurait
beaucoup d’autres. Le monde cartésien est centré sur un triangle, l’âme, le
corps-machine, l’humain, dont les pointes s’entourent de personnages
secondaires. C’est une catégorie, de même que le monde cybernétique. Les
rapports généalogiques y sont transitifs. Ces deux mondes touchent
également à la littérature (où les personnages cartésiens, l’animal-machine
en particulier, trouvent de multiples échos), à la philosophie et à la science.
Ils sont cependant séparés, comme le montre bien la scène de Babbage : la
machine de la cybernétique est essentiellement calculatoire, alors que
l’automate de Descartes fascine par ses mouvements. Les personnages de
Descartes peuvent réapparaître dans le monde cybernétique mais les
rapports qui les déterminent dans le monde classique ne jouent plus
forcément dans ce milieu nouveau. Ils ont vécu entre-temps d’autres
aventures. L’homme, l’humain, a acquis un aspect moral. Des droits de
l’homme, des sciences humaines se sont mis en place qu’il est évidemment
impossible d’analyser ici. Sans doute, l’homme de Wiener est d’abord celui
de Descartes : il est confronté à une machine, et la question se pose du
surplus qui le distingue de la machine. Mais l’homme de Wiener a acquis
d’autres aspects, et la machine qui lui fait face n’est plus la même. Nos
personnages ont pris corps dans la catégorie cartésienne, puis s’en sont
échappés pour s’inscrire dans un autre monde.

Le corbeau et le détective
La mise en scène de Babbage serait trompeuse si elle conduisait à situer
le monde cartésien et le monde cybernétique dans des chambres adjacentes
que ne séparerait qu’une cloison. Comme s’il n’y avait rien entre eux que
cette différence entre deux machines. Sans doute, la Dame d’Argent
qu’évoque Babbage lui vient d’un passé qui le précède. Il ne l’a pas créée
comme il a inventé la machine à différences. Mais il a éduqué la Dame
d’Argent, il a réparé, amélioré l’automate. La Dame d’Argent semble ainsi
pouvoir provoquer l’amour chez l’humain, ce que ne feraient pas les
automates de Descartes dont on peut admirer les mouvements, dans les
jardins, mais dont on ne tombe pas amoureux. La Dame d’Argent évoque
l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. Le roman paraît quelques années
plus tard en 1886. Villiers de l’Isle-Adam ne mentionne pas Babbage mais
des constructeurs d’automates de la génération de celui qui a dû concevoir
la Dame d’Argent, que Babbage a achetée chez un antiquaire, Vaucanson,
Maelzel 339.
La machine à calculer est également passée par quelques aventures
avant de tomber dans le monde cybernétique. J’ai déjà évoqué l’enquête
que mène Poe auprès du Turc de Maelzel, l’automate à jouer aux échecs. Le
monde de Wiener comprend plusieurs personnages de Poe, la machine à
jouer mais aussi le détective.
Poe mentionne le nom de Babbage, par deux fois 340. Dans Le Joueur
d’échecs de Maelzel, Poe tire de l’existence de la machine de Babbage la
thèse que tout calcul peut être réalisé sur une machine :

Les calculs arithmétiques ou algébriques sont, par leur nature même,


fixes et déterminés. Certaines données étant acceptées, certains
résultats s’ensuivent nécessairement et inévitablement. […] Ceci
étant adopté, nous pouvons, sans difficulté, concevoir la possibilité
de construire une pièce mécanique qui, prenant son point de départ
dans les données de la question à résoudre, continuera ses
mouvements régulièrement, progressivement, sans déviation
aucune, vers la solution demandée, puisque ces mouvements,
quelque complexes qu’on les suppose, n’ont jamais pu être conçus
que finis et déterminés 341.

L’argument de Poe repose sur l’idée selon laquelle le résultat d’un


calcul et le cheminement vers ce résultat sont entièrement déterminés par
les données proposées. On connaît une méthode pour additionner deux
nombres à quatre chiffres, 1234 + 6789. Celle-ci est fixée, et le résultat est
parfaitement défini à partir des deux nombres. Dans de telles circonstances,
Poe ne doute pas que nous puissions concevoir une machine qui réalise le
calcul. Ainsi, un calcul peut toujours être implémenté sur une machine. Il
existe toujours une machine pour calculer ce qui peut être calculé. Poe
donne un antécédent à la thèse de Turing, qui définit aussi ce qui est
calculable par la possibilité de réaliser ces calculs sur certaines machines 342.
La « thèse » de Poe comprend plusieurs zones d’obscurité : quelle est
l’extension donnée à la notion de calcul ? La machine évoquée est-elle
analogique ou digitale ? La réponse à ces questions déterminerait la portée
de la « thèse » de Poe et sa distance à la thèse de Turing. Mais, quoi qu’il en
soit, Poe identifie, confusément du moins, le calcul et le mécanique.
Si la machine peut calculer, pourquoi ne peut-elle pas jouer aux
échecs ? C’est que Poe ignore la rétroaction. La différence entre le calcul et
les échecs tient à ce que les étapes d’un calcul sont fixées dès le début, alors
que, aux échecs, chaque coup doit répondre à ceux de l’adversaire. Or Poe
ne conçoit pas que la machine puisse modifier ses actions en fonction de
leur résultat et de données extérieures, que l’automate à jouer aux échecs
puisse élaborer ses coups en fonction de ceux de son adversaire. Dans
l’esprit de Poe, la suite des coups de la machine devrait être inscrite dans
son mécanisme et ne pourrait aucunement être modifiée au cours de la
partie. L’automate jouerait non seulement à l’aveugle mais en ignorant
absolument son adversaire. Clairement, une partie d’échecs n’est pas
possible dans ces conditions. S’il ne faisait qu’égrener une suite de coups
préalablement établie, comme une boîte à musique ses notes, « les
mouvements de l’automate joueur d’échecs […] seraient nécessairement
interrompus et dérangés par la volonté non déterminée de son
adversaire 343 ». La difficulté tient à ce que, à la différence du calcul, dont
chaque étape est déterminée, le jeu d’échecs comporte une indétermination :
« D’aucune disposition particulière des pièces, à un point quelconque de la
partie, nous ne pouvons déduire leur disposition future à un autre point
quelconque. » Et, si elle peut calculer, la machine de Poe ne peut pas
s’adapter à cette indétermination.
Ainsi, il existe, dans l’univers de Poe, des machines à calculer mais non
des machines à jouer. Pourtant, si la technique du XIXe siècle n’est pas
suffisante pour la fabriquer, il faut bien reconnaître qu’une machine à jouer
est en principe possible. Nos ordinateurs peuvent jouer. On peut concevoir
une machine qui joue ses coups en fonction de la disposition des pièces sur
l’échiquier. Babbage, à la même époque, s’en rend compte. Le
raisonnement de Poe est simplement faux. Cependant, par le biais de cette
erreur, prennent naissance dans l’univers de Poe différents personnages et
d’abord celui du détective.
Nous l’avons vu, dans sa première nouvelle policière, Double
assassinat dans la rue Morgue, Poe commence par fixer le personnage du
détective en décrivant sa méthode, l’analyse. Celle-ci est illustrée par
l’exemple des jeux (échecs, dames, whist ou jeu du pair et de l’impair), où
les coups semblent imprévisibles. Le détective réussit néanmoins à se
mettre à la place de son adversaire, pour deviner ses actions et y répondre
par avance :

[…] l’analyste entre dans l’esprit de son adversaire, s’identifie à lui,


et souvent découvre d’un seul coup d’œil l’unique moyen – un
moyen quelquefois absurdement simple – de l’attirer dans une faute
ou de le précipiter dans un faux calcul 344.

Mais l’utilité et la spécificité de « l’analyse » reposent sur cette sorte


d’incomplétude des machines à calculer, qui ne savent pas jouer et s’adapter
à un adversaire. Le détective peut calculer, procéder donc comme une
machine, cela ne suffit pas. Il faut analyser et, « calculer, ce n’est pas
345
encore analyser ». C’est bien pourquoi le détective a sa place dans
l’univers de Poe. Si le calcul pouvait recouvrir entièrement le domaine de
l’analyse, si les machines pouvaient jouer et gagner en vertu de leur
puissance calculatoire, « l’analyse » n’aurait plus sa raison d’être, et le
détective non plus.
Sherlock Holmes est sans doute l’héritier de Dupin. À la différence de
celui-ci, il est cependant identifié à une machine à calculer, aussi bien en
raison de son intelligence que de sa froideur, de son indifférence. Watson lui
jette : « Vous êtes vraiment un automate, une machine à calculer […] il y a
346
parfois quelque chose de positivement inhumain en vous . » C’est
seulement lorsqu’il manifeste des sentiments humains, ou par exemple se
laisse gagner par la vanité, qu’il se distingue de la machine : « C’était en
effet à ces moments qu’il cessait d’être une machine à raisonner et trahissait
son amour tout humain pour l’admiration et les applaudissements 347. »
L’image de la machine à calculer est également reprise par Jacques Futrelle
dans une série de nouvelles, dont le personnage principal, S. F. X. Van
Dusen, un savant que l’on vient consulter pour toutes sortes de problèmes,
est surnommé la machine à penser, the thinking machine 348.
La machine à calculer, et celle de Babbage d’abord à laquelle renvoie
Poe, est un antécédent essentiel pour le personnage du détective. Celui-ci
semble toujours être fixé en référence à la machine à calculer. Il s’agit de
savoir dans quelle mesure le détective est une machine ou en quoi il s’en
distingue. Et, en fait, le rapport du détective à la machine est d’abord, avec
Poe, négatif. Le personnage du détective naît de l’écart présumé entre le
calcul de la machine et l’analyse du jeu, laquelle fait le domaine du
détective.
L’image de la machine, enchaînant ses opérations de façon aveugle,
selon un déterminisme strict, intervient en d’autres points dans les textes de
Poe. Elle sous-tend notamment Le Corbeau tel que Poe l’analyse dans
l’essai La Genèse d’un poème.
Le poème met en scène le dialogue d’un étudiant avec un corbeau qui
répond inlassablement aux questions de l’étudiant d’un même Nevermore,
« Jamais plus ». Poe explique avoir d’abord décidé de bâtir le poème à
partir de la répétition du refrain, « Jamais plus ». La difficulté alors était
d’imaginer une créature et une situation susceptibles de donner lieu et sens
à la répétition de ce même mot.

Observant la difficulté que j’éprouvais à trouver une raison


plausible et suffisante pour cette répétition continue, je ne manquais
pas d’apercevoir que cette difficulté surgissait uniquement de l’idée
préconçue que ce mot, si opiniâtrement et monotonement répété,
devait être proféré par un être humain ; qu’en somme la difficulté
consistait à concilier cette monotonie avec l’exercice de la raison
dans la créature chargée de répéter le mot. Alors se dressa tout de
suite l’idée d’une créature non raisonnable et cependant douée de
parole, et très naturellement un perroquet se présenta d’abord ; mais
il fut immédiatement dépossédé par un corbeau, celui-ci étant
également doué de parole et infiniment plus en accord avec le ton
voulu 349.

Les oiseaux (perroquets, pies) représentent, dans les textes de Descartes,


l’exemple récurrent de machines douées d’une parole minimale : puisque
les animaux sont des machines, le perroquet ne recouvre qu’un dispositif
mécanique et, pourtant, il a, dans une certaine mesure, l’usage de la parole.
C’est une parole qui, par sa répétition, son caractère mécanique
précisément, est inhumaine. Le perroquet, ou le corbeau, de Poe n’est sans
doute pas lui-même une machine. Néanmoins, il se conforme à l’image de
la machine qui ressort du joueur d’échecs de Maelzel en ce que ses
opérations ou, plus exactement, cette unique opération que constitue
l’énonciation du « Jamais plus », doivent être supposées s’enchaîner en
vertu d’un principe rigide, indépendant des circonstances extérieures, de la
même façon qu’un automate enchaînerait ses coups dans l’abstraction de la
disposition des pièces sur l’échiquier. Cet aveuglement du volatile est
essentiel dans le poème. Le corbeau ne « réfléchit » pas, ne « choisit » pas
une réponse appropriée aux questions que lui pose l’étudiant. Il répète en
réponse au son de la voix humaine son monotone refrain. Et c’est l’étudiant
qui choisit les questions pour lesquelles le cri de l’oiseau prendra le plus de
sens :

[…] il est poussé bientôt, par l’ardeur du cœur humain à se torturer


soi-même et aussi par une sorte de superstition, à proposer à
l’oiseau des questions choisies, de telle sorte que la réponse
attendue, l’intolérable jamais plus, doit lui apporter, à lui, l’amant
350
solitaire, la plus affreuse moisson de douleurs .

Les personnages de Poe, le corbeau, le détective, le joueur de Maelzel,


ont une cohésion propre. Ils s’intègrent dans notre imaginaire. Et, pourtant,
ils sont fondés sur une image de la machine qui n’est pas adéquate au réel,
on l’a vu. Comme si donc l’adéquation au réel n’était que de peu
d’importance dans ce domaine imaginaire. Les personnages, rencontrés
dans ces quelques textes du XIXe siècle, forment aussi un moment, une
catégorie, qui ressemblent alors à un arbre généalogique, à partir du savant
et de ses deux machines, la Dame d’Argent et la machine à différences. Il
faudrait sans doute introduire de nouveaux personnages, Frankenstein par
exemple. Des rapports de codétermination se mettraient en place qui
rompraient cette structure d’arbre. Cependant, l’erreur de Poe n’empêche
pas la position d’une catégorie entre le moment cartésien et le moment
cybernétique, un moment intermédiaire donc où se forment quelques-uns
des personnages que reprendra la catégorie cybernétique.

Figure 3. La catégorie du détective.

Un problème de rentabilité
En parlant de l’erreur de Poe, je ne juge pas de la science de Poe par
rapport à la nôtre. Ce n’est pas que l’image de la machine aveugle soit un
élément de la science de l’époque de Poe, et que la rétroaction soit un
concept qui appartiendrait en propre à notre science. À l’époque de Poe,
Babbage peut concevoir des machines à jouer et à jouer aux échecs. En fait,
dans Le Joueur d’échecs de Maelzel, Poe donne, sans s’en rendre compte,
l’exemple d’une machine pourvue de rétroaction.
Le « magicien » de Maillardet est en effet capable de répondre à vingt
questions. On place dans son tiroir un jeton sur lequel figure l’une de ces
vingt questions, et la machine donne une réponse appropriée. Les jetons
ont, chacun, un poids différent, et la réponse de la machine dépend du poids
du jeton inséré dans le tiroir. Ses actions dépendent donc d’une donnée
extérieure, un jeton d’un certain poids inséré dans son tiroir, une question
parmi vingt possibles. Chaque jeton produit (par son poids spécifique) une
action particulière. On pourrait concevoir sur ce modèle un automate à
jouer aux échecs. À chaque position des pièces sur le tableau correspondrait
un certain coup. L’automate serait conçu de telle sorte que la position des
pièces déterminerait son coup, comme le jeton détermine la réponse du
magicien. L’automate serait peut-être un joueur maladroit, inélégant, ses
coups ne dépendraient pas du fil de la partie mais uniquement de la position
des pièces à l’instant qui précède. Néanmoins, si ses coups sont bien
choisis, l’automate pourrait gagner la partie. C’est ce qu’imagine Babbage :
« Partant de n’importe quelle position des pièces sur l’échiquier (que cette
position soit possible ou non), alors si l’automate peut jouer son premier
coup avec justesse, il doit pouvoir gagner la partie 351. »
En tout cas, une telle machine pourrait jouer, à défaut de toujours
gagner. Si la technique du XIXe siècle, les automates mécaniques, n’en
permettent pas la construction effective, un automate à jouer aux échecs est
en principe (et dans l’esprit de Babbage) tout à fait possible. Babbage veut
du reste s’attaquer à un autre jeu, plus simple, le morpion. Il songe à
construire une machine à jouer au morpion qu’il pourrait présenter dans les
foires de façon à lever les fonds qui lui manquent pour finir la « machine
analytique » :
M’étant tout à fait assuré de la possibilité de fabriquer un tel
automate [pour le morpion], l’étape suivante était de déterminer s’il
y avait une chance que, présenté en public, l’automate puisse
produire en un temps raisonnable une somme d’argent qui me
permettrait de construire la machine analytique.

Babbage se renseigne, et il est déçu :

À mon retour en ville, j’ai donc mené une petite enquête et


découvert que la machine anglaise à faire des vers latins, la machine
parlante allemande, ainsi que plusieurs autres, étaient des échecs
d’un point de vue financier. J’ai aussi découvert que le spectacle qui
avait été le plus profitable depuis de nombreuses années était celui
du nain, le général Tom Pouce 352.

La machine à jouer au morpion ne serait vraisemblablement pas


rentable. Il n’y a donc plus, pour Babbage, aucun intérêt à la construire. Et
c’est pourquoi finalement le XIXe siècle ne connaît pas de véritables
machines à jouer. L’erreur de Poe qui déclare impossible la machine à jouer
repose en réalité sur un problème de rentabilité. Dans un autre contexte
économique, où l’objet d’une machine ne serait pas la production de plus-
value, il aurait pu exister des machines à jouer. Le calcul aurait alors été
coextensif à l’analyse. Poe n’aurait pas eu la place pour fixer, dans son
écart, la méthode du détective, ni isoler comme un calcul réduit à sa plus
simple expression la figure du corbeau. Il faut conclure que le moment du
corbeau et du détective, le personnage du détective tel qu’il est mis en place
par Poe sont rendus possibles par le capitalisme.
Palomilla !
Le mot de la fin revient à Wiener. C’est du monde qu’il a découvert que
sont issus les personnages imaginaires qui hantent encore les marges de nos
sciences. Par ailleurs, comme Sherlock Holmes, que la vanité seule
empêche d’être tout à fait une machine, Wiener aime les applaudissements.
Il faut donc imaginer une petite salle de théâtre. Les trois coups retentissent
qui annoncent le début de la pièce. C’est R.U.R., de Čapek. Le silence se
fait. Les lumières s’éteignent. Il ne reste qu’un projecteur braqué sur le
rideau qui n’a pas été levé. Un pan du rideau s’écarte. Wiener apparaît sur
la scène. On le reconnaît facilement, à son air de père Noël et sa barbiche.
On l’a souvent croisé sur le campus du MIT ou sur les bords de la rivière
Charles. Il commence à parler puis brusquement

le professeur se tourne vers une aile de la petite scène, tape dans ses
mains et ordonne : « Ici, Palomilla ! » Palomilla sort son nez de
derrière le rideau, un petit chariot à quatre roues qui bourdonne tout
en suivant avec obstination le rayon d’une lampe de poche tenue par
un assistant. Palomilla commet des erreurs. Elle court dans le rideau
et s’immobilise souvent. Mais elle agit avec autant de décision et
beaucoup plus vite qu’un ver de terre. Quand Palomilla quitte la
scène en rampant, le professeur Wiener indique que « c’est un
animal très simple » et commence à décrire quelques-uns de ses
descendants, plus modernes 353.

Le compte rendu de la pièce, et de cette apparition de Wiener, est publié


dans le journal des étudiants de Harvard en mai 1950. Wiener donne, de
vive voix, une sorte de préface à la pièce de Čapek. Il situe ainsi l’usine
automatique et l’automate de compagnie dans le sillage du robot, auquel il
faut seulement ôter son « masque » humanoïde. Le robot de Čapek
détermine encore les figures cybernétiques. C’est dire que la machine a
toujours pour fonction de travailler, de produire de la plus-value, comme
c’était déjà le cas dans le moment précédent, celui du corbeau et du
détective. Et, dans la mesure où il est identifié à cette machine, l’homme
devient lui-même moyen de production, un robot justement. La question est
de savoir comment échapper à cette figure : est-ce que le posthumain qui
apparaît à l’horizon du monde cybernétique s’en détache ou, au contraire,
n’élimine que l’humain pour mieux livrer le sujet à la machine ?

Le décor est sombre. Une voix annonce : « C’est l’histoire d’une


révolution dans les machines… Une nouvelle espèce de robots qui va
bientôt changer nos vies… Ce n’est pas de la science-fiction… Ces
machines existent aujourd’hui. » La caméra plonge dans un couloir. Ce sont
des bureaux.

Les portes sont ouvertes, toutes les lumières sont éteintes sauf une.
On aperçoit cette lumière depuis le couloir. Felix [un petit chariot
sur quatre roues, le frère jumeau de Palomilla] parcourt le couloir,
ignore les premières portes et entre dans le bureau qui est éclairé.
Wiener : Je vous présente Felix, le papillon de nuit. Il a été dessiné
et assemblé ici au MIT. Il ne vole pas. Il reste au sol mais il est attiré
par la lumière.
Le journaliste : Je connais pas mal d’enfants qui adoreraient un
jouet comme celui-ci.
Wiener : Oui, un jour, les enfants auront des jouets si compliqués
que leurs parents ne comprendront pas comment ils marchent, ni
354
comment les réparer .

Wiener continue sur un air qu’il connaît bien, ces nouvelles machines
peuvent être un bien ou un mal pour l’humanité, elles sont susceptibles de
se retourner contre leurs créateurs, elles rappellent la sorcellerie, etc., etc.
J’imagine que, pendant que la caméra fixe alternativement le visage du
journaliste et celui du professeur, Felix commence à dévorer les jambes des
deux hommes. Ou s’attaque d’abord à l’assistant assis sur le bureau. Cela
n’a pas d’importance. À la fin, l’automate est seul face à l’objectif. Il est
entouré de carcasses et ne sourit même pas.
Si nous n’y prenons garde, la machine nous dévore, mais
intellectuellement, sur le plan des concepts et des images. Et nous ne
pouvons plus nous voir que sous les traits d’une machine.
[1] « UN SAVANT
RÉAPPARAÎT »
355
NOUVELLE DE W. NORBERT
Nous étions rassemblés sur la terrasse de l’hôtel Quisisana, près de la
route qui monte vers les falaises du mont Carmel à Haïfa. Nous observions
la Méditerranée chatoyante et la ligne de côte qui filait au nord jusqu’à Acre
et la frontière libanaise. Il soufflait une brise fraîche, j’avais bien fait de
prendre un gilet. La terrasse, très viennoise, était entourée de lauriers roses
et de géraniums plantés dans des bidons d’huile, venant d’une station-
service mais peints en gris comme pour s’accorder avec le terrain calcaire
des environs.
Cette union de Vienne et de l’Orient se manifestait tout autour de nous.
Malgré son hébreu, la propriétaire venait tout droit de Vienne et n’avait rien
perdu de sa Gemütlichkeit ni de son fort accent autrichien. La serveuse était
yéménite, une rose sombre de Sharon, et les hôtes formaient un bon
exemple de l’intellectualisme cosmopolite de plusieurs continents.
Je venais de donner une conférence sur la micro-instrumentation au
Technion. J’appréciais maintenant l’habituel réconfort d’une Nachsitzung.
C’était une vieille coutume universitaire, particulièrement en vogue en
Allemagne et en Autriche, que de se rendre après une rencontre scientifique
dans une Bierhalle, ou un café, pour discuter informellement de toutes les
implications que la conférence pouvait avoir. Au bon vieux temps, en
Allemagne, ces Nachsitzungen étaient faites d’un mélange particulier
d’esprit de cour, entretenu par les professeurs les plus pompeux et leurs
assistants les plus ambitieux, de très honnête camaraderie [2] et de
Gemütlichkeit, chez ceux que leur inclination portait dans cette direction.
Ici, en Israël, même après la guerre et la répudiation de tant de choses
allemandes, la Nachsitzung était restée une coutume trop belle pour être
abandonnée.
Je suis un scientifique aux intérêts divers. Je vais vous dire pourquoi je
me trouvais en Israël. J’ai travaillé sur les aspects les plus abstraits de la
conception des usines automatiques. Aujourd’hui déjà, les grandes
raffineries consistent pour une large part en un enchevêtrement de tuyaux,
de fûts et de chaudières dans de vastes espaces vides d’êtres humains. Vous
pourrez peut-être, si vous regardez bien, apercevoir un ouvrier dans un bleu
de travail immaculé, polissant une poignée de cuivre ou debout devant des
instruments de mesure, vérifiant que toutes les pièces fonctionnent bien. En
gros, la machinerie travaille toute seule, à partir des jauges qui indiquent la
température, la pression, etc., et grâce à des amplificateurs qui ouvrent les
valves, tournent les robinets et enregistrent leurs actions de sorte qu’on
puisse les corriger en cas de problème.
Les usines automatiques se multipliaient. Mais nous étions confrontés à
une crise. Alec I, un de mes étudiants, m’avait fait remarquer que nous ne
pouvions pas améliorer les mécanismes actuels sans de meilleurs
instruments de mesure. [3] Nos instruments sont les doigts avec lesquels
nous sentons. Or nos doigts jusqu’à présent n’avaient été que des pouces.
Nos thermomètres par exemple sont tout simplement trop gros et ne nous
disent presque rien de ce petit monde des températures variables qui s’étend
dans les profondeurs du chaudron de l’ingénieur chimiste. Alec soutenait
que les micro-instruments – des instruments à une échelle miniature –
représentaient le futur de l’industrie. Et je m’étais convaincu de la valeur et
de l’applicabilité de ses idées.
Nous travaillions ensemble depuis quelque temps quand je reçus une
invitation à me rendre en Israël. Je n’y vis d’abord que la réitération d’une
invitation qui m’avait déjà été faite plusieurs années auparavant. Je n’avais
pas compris l’urgence avec laquelle mes services étaient requis. J’ai
découvert par la suite que la cause en était la découverte de pétrole en
Israël. Le pétrole israélien posait des problèmes particuliers dans les
raffineries, et les ingénieurs voulaient mettre en place une formation
spécifique pour les experts israéliens en automatisation qui leur permettrait
de faire face à ces nouvelles difficultés. C’est pourquoi j’étais là, assis sur la
terrasse au milieu d’un groupe de scientifiques aussi différents qu’il est
possible même en Israël.
Il y avait Rabinovitch de Glasgow, un spécialiste en aérodynamique,
avec un accent écossais qui n’aurait pas été plus prononcé si son nom avait
été McPherson – ce dont Rabinovitch était en fait l’équivalent exact.
Schmidt-Cohen, ingénieur en chimie, avait été libéré par les Russes d’un
camp de la mort nazi, pour passer ensuite plusieurs années prisonnier des
Russes dans un camp de travail en Sibérie. Il s’était [4] échappé en passant
par Tachkent et le Pamir. Bill Levy, physicien chimiste, venait
manifestement des bons vieux ghettos de New York mais je ne connaissais
pas encore les détails de son histoire.
De Gratiansky était certainement russe et avait gardé quelque chose de
l’aristocratie européenne dans son assurance et sa courtoisie pointilleuse. Il
avait été l’assistant de Lilienblum, pendant les quelques années que celui-ci
avait passées à l’université de Mexico en biophysique, avant le scandale de
sa disparition. Maintenant, De Gratiansky était un grand ponte dans quelque
laboratoire militaire américain, si secret qu’il n’était pas même censé
exister. De Gratiansky se trouvait en Israël pour une mission encore plus
secrète que son laboratoire. Cela m’avait surpris qu’il puisse s’élever aussi
haut. Il y avait eu des rumeurs – je n’avais jamais su les détails –
concernant ses frasques d’étudiant. Mais son nom prenait une importance
croissante dans certains cercles de l’administration scientifique américaine.
Jacques Renard, de Paris, était là aussi. C’était un physicien théoricien.
Comme moi, il donnait une série de conférences. Je ne savais pas
auparavant qu’il était juif. Il était de ce type fin 356 de juif français qui est le
summum de la finesse française. L’université d’Ashkelon avait négocié ses
services. Jacques et moi étions de vieux amis. Nous nous étions souvent
rencontrés dans des congrès et aux États-Unis.
Comme j’étais l’invité d’honneur de la soirée, le groupe m’interrogeait
sur les idées de Grant. Je m’autorisais de ce droit ancien des compositeurs
et des mathématiciens [5] pour griffonner quelques notes sur la nappe, qui
n’était déjà pas tout à fait vierge. Je les passais à Schmidt-Cohen qui
commença lui aussi à écrire quelque chose pour vérifier qu’il avait
interprété correctement ce que je disais. Il me rendit le morceau, et je fus
stupéfait de lire l’expression d’une idée géniale qui, j’ai honte de l’avouer,
m’avait complètement échappé. C’était, sous une forme abrégée, chargée de
formules mathématiques étranges mais bien reconnaissables à l’œil
expérimenté du physicien mathématicien, les linéaments d’une idée si
importante que j’aurais pu me donner des coups pour ne pas l’avoir
découverte plus tôt.
Il s’agissait de ceci : de la même façon que nous pouvons manipuler des
pièces de métal pour faire une machine, nous pouvons manipuler des
atomes pour faire une molécule chimique, ou une masse de plastique, ce qui
est à peu près une molécule géante. Tout chimiste organique, et en
particulier tout pharmacologiste, sait bien fabriquer une molécule qui
réponde à certains besoins. Ce qu’il y avait de nouveau dans ces notes sur la
nappe était essentiellement ceci : on pouvait très bien fabriquer ces
molécules de telle sorte qu’elles servent de micro-instruments ou, du moins,
en forment les principaux constituants. En observant les formules de
Schmidt-Cohen, je compris qu’il avait une idée très claire de la façon de
fabriquer, par exemple, une molécule qui pourrait jouer le rôle d’un
thermomètre, et de la façon aussi de lier un certain nombre de telles
molécules pour qu’il soit possible de lire non seulement des températures
moyennes mais aussi d’autres propriétés statistiques concernant les
réactions chimiques.
Je me tournai vers Schmidt-Cohen et m’exclamai :
« Kurt, [6] tu te rends compte de ce que tu as écrit là ? C’est la réponse
à la question à mille francs. Nous réfléchissons tous à la micro-
instrumentation mais ta formule nous dit comment fabriquer des micro-
instruments. Cela demandera un peu de travail, bien sûr, mais je pense
qu’avec un bon étudiant, un peu de chance, des gros sous, nous pouvons
espérer voir les premières applications pratiques dans trois ans. Nous
n’avons plus besoin de nous demander si la micro-instrumentation est
possible. Elle est sous nos yeux.
– Arrête un peu, répondit Kurt, j’ai juste gribouillé quelques idées. Mais
non, pas là, c’est de l’autre côté. »
Il retourna le coin de la nappe. Je remarquai que De Gratiansky
regardait Schmidt-Cohen attentivement et que Levy à son tour observait
De Gratiansky avec beaucoup d’intérêt.
« Mais de quoi parles-tu ?, poursuivit Kurt, ce n’est pas mon écriture.
C’est la première fois que je vois cela. Qu’est-ce que c’est ? Ça vient de toi,
Jacques ?
– Non, je ne comprends pas, dit Renard.
– Ce n’est pas mon domaine », dit Bill.
Tous nièrent avoir quelque chose à voir avec la formule. Rabinovitch
assura que c’était la première fois que la nappe avait été retournée depuis
que nous étions entrés dans le restaurant.
« Mais alors qui a pu écrire ceci ?, demandai-je, qui a pu être assez
distrait pour laisser quelque chose d’aussi important dans un lieu public ?
On se moque de nous. Écoutez, jouons franc jeu, nous allons tous montrer
aux autres l’un de nos gribouillages pour [7] vérifier qu’il ne s’agit pas d’un
canular. Chacun écrit une formule qui l’intéresse. »
Nous avons tous participé au jeu. Je ne me souviens plus de ce que les
autres ont écrit. Pour ma part, je notai une formule de la théorie de la
rétroaction et du contrôle automatique. Je considérai les différents
griffonnages avec un certain intérêt. Même si je n’avais connu les travaux
d’aucun de ces hommes, j’aurais pu les distinguer d’après les particularités
de leur symbolisme. Le chiffre 7 apparaissait quelque part dans la formule
de Jacques et, comme tout continental, il lui avait ajouté une barre 357. De
plus, il avait utilisé dans sa formule la fonction inverse du sinus qu’il avait
notée arcsin. Cela suffisait à l’identifier comme français ou, du moins, un
homme éduqué dans un milieu très français.
Rabinovitch avait simplement écrit le nombre pi, qu’il avait exprimé
sous la forme 3· 141, 592. C’est aussi britannique que le fish and chips.
Étant américain, j’aurais placé le point qui sépare les décimales en bas au
même niveau qu’un signe de ponctuation, plutôt qu’au milieu de la ligne, à
hauteur des chiffres. Les continentaux auraient utilisé une virgule plutôt
qu’un point et marqué les groupes de trois chiffres, dans la série des
décimales, par de simples espaces sans aucune ponctuation.
Les Allemands ont l’habitude d’utiliser des caractères gothiques pour
distinguer les fonctions hyperboliques des fonctions trigonométriques qui
leur correspondent. Cette habitude peut se retrouver dans le travail d’un
Hollandais, d’un Scandinave ou d’un Russe mais jamais dans le celui d’un
Français, d’un Anglo-Saxon ou d’un Européen du Sud. Aucune de ces
différences ne pose de [8] problème au mathématicien possédant la moindre
expérience. Elles ne font qu’ajouter un peu de couleur locale à ses textes. Il
paraît que l’on rencontre quelque chose d’analogue dans les notations
musicales.
Avec ces idées en tête, je dis aux autres :
« Écoutez, cette formule a bien été écrite par quelqu’un, et ce n’est
certainement pas une personne ordinaire. Voyons voir si notre homme n’a
pas laissé ses empreintes digitales intellectuelles.
– Cela ne nous servira pas à grand-chose, dit Schmidt-Cohen. Nous ne
savons pas où l’homme se trouve. Nous ne sommes pas même certains que
c’est ici qu’il a écrit cette formule.
– Bien sûr que si, répondis-je, c’est une nappe de restaurant. Elle est
identique aux autres là-bas. Supposer qu’elle vienne de l’extérieur, c’est
faire trop de cas des coïncidences. Notre oiseau est passé par ici. Il s’est
même assis à cette table dans les dernières quarante-huit heures, si je ne me
trompe. Bill, appelle la serveuse. Ils changent certainement les nappes avant
le vendredi soir et nous ne sommes que lundi. »
La serveuse confirma mes conjectures.
« Donc notre homme était ici il y a deux jours au plus, dis-je. Non ! Un
seul jour. Ils ne laisseraient pas une nappe sale sur la table pour le shabbat.
Ou bien nous sommes tous ivres ou bien l’un des plus grands physiciens du
monde se cache par ici. Voyons voir si nous pouvons forcer M. X à nous
raconter son histoire.
– D’abord, commença Renard, il a probablement vécu un certain temps
en Italie ou en Amérique latine. J’écarte l’Espagne et le Portugal parce que
je ne crois pas qu’il y existe des physiciens mathématiciens de ce niveau.
Regardez ce symbole, on dirait sen. Je ne crois pas [9] que ce puisse être
sin. Ensuite, sa formation initiale n’est pas en physique, ni en ingénierie. Il
utilise plusieurs fois le symbole i pour désigner la racine carrée de -1. Vous
pouvez corrompre un mathématicien et l’amener à écrire j pour i, s’il
travaille avec ces philistins de physiciens assez longtemps, mais aucun
physicien n’écrira i au lieu de son j. Il réserve i pour l’électricité.
» Bref, nous avons un physicien qui a commencé dans les
mathématiques pures. Il a habité dans le Sud, probablement en Italie ou en
Amérique du Sud. Sa présence ici rend vraisemblable qu’il est juif.
Remarquez aussi qu’il a utilisé les caractères gothiques pour le sinus
hyperbolique. Nous en savons déjà beaucoup. Je parierais que c’est un juif
allemand, ou d’Europe de l’Est, qui a trouvé refuge en Amérique latine
après avoir reçu une formation de mathématicien. »
Les noms qui me vinrent d’abord à l’esprit étaient ceux de Lilienblum,
Posner et Sachs. Posner avait d’abord été un pur mathématicien avant d’être
obligé de travailler sur l’énergie atomique, et avant cela, il avait étudié
quelques années en Italie. Je croyais cependant qu’il était mort en Argentine
plusieurs années auparavant. En tout cas, je n’avais vu passer aucun papier
de lui ces derniers temps.
Sachs aurait pu faire l’affaire mais je venais de recevoir une lettre où il
me racontait comme il était heureux de son séjour en Inde et pourquoi il
comptait y rester encore quelques mois. Je ne croyais pas qu’il puisse avoir
changé d’avis aussi brusquement. Lilienblum, enfin, lui, avait disparu. S’il
était toujours en vie, c’était probablement de l’autre côté du rideau de fer,
dans ces limbes qu’habitent les savants qui ont écouté les sirènes [10]
soviétiques. Par ailleurs, Lilienblum travaillait en biophysique, et j’aurais
été surpris qu’il se livre à des recherches de ce genre. Je posai la question à
Bill :
« Tu crois que ce pourrait être le vieux Lilienblum de retour de Russie ?
– Il y a toujours eu quelque chose de louche dans sa disparition,
répondit Bill, je pense qu’il est mort. Pour moi, il a bien pu être égorgé
quelque part dans Harlem. En plus, je croyais qu’il était biophysicien. Au
moins, c’est comme cela qu’il s’est décrit quand je lui ai rendu visite à
Mexico il y a cinq ans. Et cette formule, là, ne ressemble pas à de la
biophysique.
– Je ne sais pas, dis-je, qu’est-ce que la biophysique, finalement ? C’est
l’étude de ce qui se passe dans la cellule. Pour une large part du moins. Je
vois la cellule comme une machine pourvue d’un nombre colossal de jauges
submicroscopiques et de filtres. Et beaucoup de gens partagent cette
opinion. Si je me souviens bien, j’ai discuté de quelque chose comme cela
avec Lilienblum la dernière fois que je l’ai vu à Mexico.
– Nous devrions pouvoir répondre à cette question immédiatement,
intervint Bill. Est-ce que quelqu’un ici se souvient de l’écriture de
Lilienblum ? Mais, oui, bien sûr, De Gratiansky ! Ha !, il est parti ? Il était
assistant de Lilienblum.
– Je suis là, dit De Gratiansky en entrant dans la pièce. Il fallait que
j’envoie mon rapport à Washington. Pourquoi m’appelle-t-on ?
– Nous nous demandions si Lilienblum ne serait pas ce M. X de la
nappe, expliqua Renard. Tu te souviens de son écriture ? »

[7’] 358 « Bill, appelle la serveuse. Ils changent certainement les nappes
avant le vendredi soir et nous ne sommes que lundi. »
La serveuse acquiesça.
« Notre ami était ici il y a deux jours au plus, dis-je. Non ! Un jour et
demi. Ils ne laisseraient pas une nappe sale sur la table pour le shabbat. Ou
bien nous sommes tous ivres ou bien l’un des plus grands physiciens du
monde se cache par ici. Voyons voir si nous pouvons forcer M. X à nous
raconter son histoire.
– D’abord, commença ___, il a probablement vécu un certain temps en
Italie ou en Amérique latine. Je ne crois pas que ce symbole puisse être sin.
On dirait plutôt sen. Une autre chose est claire, sa formation initiale n’est
pas en physique, ni en ingénierie. Il utilise plusieurs fois le symbole i pour
désigner la racine carrée de -1. Vous pouvez corrompre un mathématicien et
l’amener à écrire j pour i, s’il travaille avec ces philistins de physiciens
assez longtemps, mais aucun physicien n’écrira i au lieu de j. Il réserve i
pour l’électricité.
– Nous connaissons donc deux choses de lui. C’était un pur
mathématicien, au départ, et il a vécu dans le Sud, en Italie ou en Amérique
du Sud. Sa présence ici rend vraisemblable qu’il est juif. Remarquez aussi
qu’il a utilisé les caractères gothiques pour le sinus hyperbolique. Nous en
savons déjà beaucoup. Je parierais que c’est un juif allemand, ou d’Europe
de l’Est, qui a reçu une formation de mathématicien et finalement trouvé un
poste en Amérique du Sud.
– Oh !, il y en a beaucoup !, Rashevsky, Posner, Sachs. Mais je croyais
que Sachs était mort juste après s’être installé en Argentine. Posner était à
Mexico il y a quelques années mais les derniers travaux de lui dont j’ai
entendu parler étaient en biophysique. Rashevsky n’est resté qu’un an au
Brésil, avant de partir en Inde. Ce n’est pas suffisant pour [8’] prendre de
telles habitudes. D’un autre côté, les morts n’écrivent pas sur les nappes. Et
la formule qui est là ne concerne pas la biophysique. Elle ne semble pas
relever du domaine de Posner. Ce doit être quelqu’un d’autre à qui je n’ai
pas pensé.
– Attends un peu. Qu’est-ce que la biophysique, finalement ? C’est
l’étude de ce qui se passe dans la cellule. Pour une large part du moins. Je
vois la cellule comme une machine pourvue d’un nombre colossal de jauges
submicroscopiques et de filtres. Et beaucoup de gens partagent cette
opinion. Du reste, j’ai parlé de quelque chose comme cela avec Posner il y a
trois ans quand il était en Israël, juste avant de rentrer à Mexico. Il ne
m’avait pas paru en pleine forme à l’époque. Il avait l’air un peu déprimé.
Je crois qu’il avait derrière lui ses meilleurs travaux. Comment tu l’as
trouvé, Bill, quand tu es passé à Mexico l’an dernier ?
– Je ne l’ai pas vu, son laboratoire était fermé, et son assistant
participait à une conférence, je crois, à Washington. Tu sais comment ça se
passe. J’avais l’intention de demander de ses nouvelles à Reyes et puis je ne
l’ai jamais fait.
– Tu sais au moins s’il travaille toujours à Mexico ?
– Je le croyais mais, finalement, je n’en sais rien.
– Je peux trancher la question, dit ___, il m’a donné un tiré à part juste
avant de partir et me l’a dédicacé. Tiens, ___, tu as une voiture ? Est-ce que
tu peux passer à mon bureau ? L’article doit se trouver sur l’étagère du haut.
Amène-le et nous verrons. »

*
Quand je compris que mes recherches pouvaient amener l’humanité au
bord de l’abîme et même au-delà, je fus frappé d’une profonde émotion. La
voie naturelle sur laquelle s’était jusque-là déroulée mon existence m’était
désormais fermée, et toute tentative pour modeler ma vie scientifique de
façon à éviter ce désastreux [9’] exil gardait quelque chose d’illusoire. Il
était clair que, divulguer mes idées, c’était aller droit dans le tourbillon. La
personnalité de mon assistant rendait la situation particulièrement difficile.
Au départ, sa franchise apparente, son enthousiasme, ses dons sociaux,
m’avaient plu. Il venait d’une famille qui avait été aisée, en marge de la
vieille aristocratie. Sa famille était ruinée mais ses goûts n’avaient changé
en rien. C’est lui qui m’a appris tout ce que je connais de la bonne chère, du
bon vin, de la vie facile. Il faisait en sorte que je ne remarquais même pas
que je payais pour des choses dont il était le seul bénéficiaire.
Pendant la guerre, il est parti dans un grand laboratoire gouvernemental
qui fabriquait et testait des poisons nucléaires. Et il s’y est fait un nom. Il
est revenu avec une nouvelle conception du rôle du savant, qu’il voyait
maintenant comme un administrateur et un homme d’affaires. C’est un
monde nouveau, disait-il, et les professeurs devraient se réjouir
d’abandonner leur isolement académique et le refuge de leur conscience
pour gagner une autorité qui leur donnera une véritable stature.
Les jours de l’Église des saints étaient passés pour les savants. Les
nouveaux savants devaient être des évêques et des papes.
D’abord je n’ai pas compris pourquoi il était revenu vers moi. Il n’avait
pas besoin de moi pour s’imposer dans les mondanités scientifiques. Je
pensais bien que ses narines avaient déjà reniflé le délicieux parfum des
marmites d’Égypte mais je ne savais pas à quel point il en était devenu
l’esclave. Rencontrer des gens importants cinq fois par jour, disposer de
sommes de plusieurs millions de dollars, sourire, toujours sourire, tout cela
[10’] fait une vie épuisante et laisse peu de place au développement de
l’intellect. Il avait besoin de quelqu’un qui ait moins de distractions et
puisse former ces conceptions nouvelles qu’il habillerait des vêtements
étincelants que donne le pouvoir, et distribuerait à tous ceux pour qui le
pouvoir signifie beaucoup et la science peu.
J’ai eu un certain succès comme scientifique, même si j’ai aussi commis
des bévues. Du moins, j’ai toujours eu une provision d’idées nouvelles,
bonnes ou mauvaises. Sur le moment, je ne me rendais pas compte que les
idées que j’exposais naturellement à ___ réapparaissaient plus tard dans ses
articles, rendues plus attrayantes par une meilleure connaissance des
préjugés scientifiques du temps et quelques références à des personnalités
en vogue. Quoi qu’il en soit, le fait est que, aussi déterminé qu’ait pu être
___ à se hisser tout en haut de l’administration scientifique, il n’avait pas
encore trouvé le moindre résultat susceptible de lui assurer la
reconnaissance ultime et, aussi longtemps que celle-ci lui manquait, il ne
pouvait pas couper le cordon ombilical qui le liait à moi.
Je me suis occupé, pendant de nombreuses années, de la physique et de
la chimie du très petit. Faire de la physique avec les instruments grossiers
que nous utilisons aujourd’hui, c’est comme jouer une sonate avec des
gants de boxe. Ce que le thermomètre par exemple montre de la
température d’un corps est une moyenne grossière qui élimine la plupart des
détails importants. Ainsi, j’en vins à me convaincre que la panoplie de la
physique du futur contiendrait des outils beaucoup plus petits que les
nôtres, et même trop petits pour que l’œil humain puisse les voir.
De tous les artisans qui travaillent dans le royaume du superlativement
petit, les plus habiles sont peut-être les chimistes et [11] surtout les
chimistes organiques. Ils fabriquent leurs molécules avec l’adresse d’un
serrurier qui ajuste ses verrous mais à une échelle beaucoup plus petite. Il
m’était apparu que le microscope électronique et d’autres outils similaires
qui nous avaient permis d’observer l’univers à l’échelle moléculaire
permettraient peut-être finalement l’élaboration de nouvelles molécules.
J’en parlai avec ___ qui acquiesça d’une façon un peu contrainte. Je
n’appris que bien plus tard, quand me revint l’écho d’une conversation qu’il
avait eue avec un tiers, combien il avait été impressionné par cette idée.
Pendant des années, j’ai été obsédé par la possibilité de fabriquer des
instruments moléculaires. Évidemment, lui aussi en était obsédé. Sinon il ne
serait pas resté aussi longtemps auprès d’une personnalité renfermée,
poussiéreuse, comme la mienne. Il aurait profité des joies et des
récompenses flatteuses que lui offrait sa position. En même temps, je
n’avais pas réellement conscience des implications de mon idée. Je pensais
à améliorer l’outillage de la chimie par l’usage d’instruments atomiques. Il
ne m’était pas venu à l’esprit que les principes de la micro-instrumentation
pourraient être étendus au champ de la physique nucléaire.
À mon avis, il y a deux façons de réaliser le presque impossible dans la
science, deux techniques qui se concurrencent l’une l’autre. C’est, d’un
côté, la technique de la grosse usine et du laboratoire qui est conçu à son
image. Les travaux de Kamerlingh Onnes sur la liquéfaction des gaz et ceux
de Kapitza sur les champs magnétiques en donnent les premières
illustrations. Ils marquent le début d’une tendance qui a conduit au projet
Manhattan et à la bombe atomique. [12] Mais une autre technique, qui
pourrait s’opposer à la première dans le futur, serait fondée sur de petits
instruments, normalement petits et microscopiquement petits. On pourrait
concevoir une molécule qui ait les fonctions d’une pile atomique.

*
« Écoutez, dit Cohen, l’affaire devient sérieuse… Vous savez, j’ai été
policier.
– Comment ? Notre chimiste physicien serait un ancien policier ?
– Tu te moques de nous ?
– Pas du tout, répondit Cohen, en fait, c’est par là que je suis venu à la
chimie physique. Je suis né dans l’Upper East Side, du temps où c’était
vraiment l’Upper East Side. Les ateliers de couture étaient installés entre la
cinquantième et la soixantième rue. Mon père s’occupait de sa machine à
coudre et ne m’a pas appris grand-chose. Ou plutôt, si, il m’a appris une
chose, c’est à ne pas travailler sur une machine à coudre.
– Je vois bien comment cela a pu te sortir de l’industrie vestimentaire
mais pourquoi la police ?
– Bill Murphy était le policier du quartier, un héros pour tous les
garçons, y compris ceux qui entraient dans le gang du Tigre Rouge. C’est
juste à cause de ma timidité que je n’y suis pas allé, moi aussi. J’aurais
commencé par tabasser les ivrognes. C’est ce qu’ont fait beaucoup de mes
camarades. Certains sont encore en prison et le seront toujours deux tiers de
leur temps. En tout cas, Bill Murphy était un honnête homme et faisait de
son mieux pour stopper l’éducation des gangsters dès le début. Il parlait
yiddish beaucoup mieux que moi. Ça faisait partie du boulot dans le
quartier et Murphy ne négligeait rien qui puisse l’aider dans son boulot.
» Quand j’ai eu dix-huit ans, j’avais fini le lycée, j’ai décidé d’entrer
dans la police. J’atteignais juste la taille minimale mais il me fallut deux ans
pour avoir le poids requis. Murphy m’a [13] dirigé vers un certain
Kilpatrick, un ancien boxeur qui avait arrêté avant d’être groggy pour
toujours et s’occupait maintenant de préparer les jeunes aux épreuves
physiques pour le recrutement dans la police. Je ne le savais pas à l’époque,
mais il me faisait un tarif préférentiel et je crois que Murphy payait la
différence. Je n’eus aucun mal dans les épreuves écrites. J’avais toujours été
un bon élève. Ensuite j’ai passé quelques années à battre le pavé, jusqu’à ce
que je sois entraîné dans une bagarre avec quelques voyous qui m’ont laissé
avec une jambe cassée. L’os s’est ressoudé mais j’ai gardé la patte un peu
courte. Je pensais en avoir fini avec la police mais le commissaire m’aimait
bien et m’a transféré au laboratoire. Je m’occupais des analyses de sang et
de toutes sortes de sécrétions corporelles, et j’ai fini par inventer moi-même
un nouveau test. Alors on m’a envoyé à la fac de médecine pour une
formation spécifique. Et depuis je suis resté dans la chimie.
– Donc nous avons un policier parmi nous, un expert scientifique qui
plus est. Cohen, dis-nous ce que tu en penses. Cette formule sur la nappe, il
faut faire une enquête ?
– En toute rigueur, ce n’est pas mon affaire. Je suis ici en tant que
chimiste et, si j’ai bien gardé quelques amis dans la police israélienne, ils ne
savent pas que je suis là. Mais, puisque vous me le demandez, je crois qu’il
est clair que quelqu’un d’inhabituel est passé par là, et je suis prêt à vous
aider à suivre sa piste. Ce n’est que de la curiosité. Si ça ne l’était pas, si
nous pouvions soupçonner qu’un crime ait eu lieu, autre que d’avoir sali la
nappe, il faudrait appeler la police [14], et nous-mêmes abandonner la
partie. La police n’aime pas les interventions extérieures. Des Sherlock
Holmes, il y en a partout. Mais, comme il ne s’agit que de satisfaire notre
curiosité, allons-y.
» Je suppose que vous vous rendez compte que les problèmes d’identité
sont ici beaucoup plus délicats qu’aux États-Unis. Nous sommes dans un
pays d’immigrants. Il y en arrive de nouveaux chaque jour. Aucun des
éléments qui permettent d’identifier un individu n’est standardisé, comme
c’est le cas dans les pays plus anciens. Beaucoup d’immigrants n’ont pas de
passeport, pas même un nom. Sans doute chacun d’entre nous avait quelque
chose comme un nom, là-bas, d’où nous venons, mais beaucoup de gens
prennent un autre nom, hébreu, par patriotisme ou parce qu’ils ont décidé
de rompre avec le passé. Si vous voulez trouver un poste qui ait quelque
importance politique, il vous faut un nom hébreu. Je vous préviens, vous
devrez sans doute établir l’identité de votre homme uniquement à partir de
ce qui est écrit sur la nappe.
» Mais que nous apprend cette nappe ? D’abord, l’homme est un
physicien théorique de bon niveau, c’est absolument clair. Aucun de nous
ne pourrait être trompé par un charlatan. En fait, pour que nous cinq nous
donnions sens à la formule mais ne la connaissions pas déjà, il doit être très
fort. Ensuite, il me semble que nous avons suffisamment de matériau pour
le situer géographiquement. Il écrit ___ au lieu de ___, ce qui en fait un
Américain, ou un Anglais, ou du moins, quelqu’un qui a subi une influence
américaine ou anglaise. On le voit aussi à ce que ses 7 ne sont pas barrés.
Par ailleurs, il place le point qui isole les décimales sur la ligne sur laquelle
s’appuient aussi les chiffres, ce qui semble éliminer l’Angleterre. Il utilise
enfin le mot “billion” [15] pour 106, plutôt que 109, ce qui est un autre point
en faveur de l’Amérique.
» Pourtant, ce n’est pas un pur Américain. Un pur Américain
n’utiliserait pas des caractères gothiques pour le sinus hyperbolique et, du
reste, ne saurait pas les former aussi naturellement. Cela signifie ou bien
qu’il a été formé en Allemagne, je dirais assez tard dans sa carrière, ou bien
qu’il a étudié avec quelqu’un possédant lui-même une éducation allemande.
Allemande ou, bien sûr, hollandaise, suisse ou suédoise, vous voyez ce que
je veux dire.
» Considérez maintenant la façon dont il désigne la racine carrée de -1.
Il hésite entre i et j. Cela signifie qu’il a subi différentes influences,
certaines venant des mathématiques pures, d’autres de la physique
mathématique ou de l’ingénierie, probablement l’ingénierie électrique.
Quand il écrit des mathématiques sans lien avec l’ingénierie électrique ou
avec la physique quantique, il préfère le i. Je dirais que c’est un
mathématicien qui s’est par la suite aventuré dans des champs appliqués,
plutôt que l’inverse. Pour résumer, nous cherchons un Américain,
probablement juif, qui a commencé comme mathématicien et a eu un maître
européen, à la fin de ses études. Ensuite, il s’est tourné vers l’ingénierie
électrique ou la physique. Comme son petit travail, sur la nappe, relève de
la physique, faisons l’hypothèse qu’il est maintenant physicien. Mais vous
connaissez le champ mieux que moi. Est-ce que vous voyez quelqu’un qui
correspondrait à ce portrait, particulièrement quelqu’un qui s’intéresserait à
la fois à l’instrumentation et à la physique nucléaire ? »

*
[16] Nous nous sommes entassés dans la voiture de Rabinovitch pour
parcourir les quelques kilomètres qui nous séparaient du kibboutz Beth
Shalom. Il était entouré de vignes. Des étendues de sable nu, qui n’étaient
pas irriguées, se détachaient au milieu des lignes de feuilles vertes. Certains
bâtiments ressemblaient à un vieux cantonnement américain. D’autres à une
Bauernhof allemande. Un groupe de granges d’un blanc éclatant, qui faisait
penser à une usine, et de petites maisons propres mais sinistres complétaient
ce tableau incongru d’un pays nouveau possédant des antécédents
divergents.
Nous avons rencontré des enfants qui jouaient et Rabinovitch leur a
demandé en hébreu de nous amener auprès d’un responsable. Après bien
des détours, ils nous ont conduits vers une femme anguleuse, portant un
tablier bucolique et qui me rappelait Marjorie Main. Elle nous a montré une
maison, une pauvre cabane proprette. Nous sommes entrés. ___ n’était pas
là. Toutes ses affaires étaient rassemblées dans l’unique pièce. Il y avait un
lit de camp avec une couverture grise, une table en bois, une seule chaise, et
quelques étagères sur lesquelles s’entassaient des livres dans plusieurs
langues européennes et quelques-uns en hébreu dont je ne parvenais pas à
lire les titres. Rabinovitch m’a dit par la suite que c’était là une belle
collection. Une gabardine d’Europe centrale et un chapeau à larges bords
étaient pendus dans un coin.
La propriétaire dit quelques mots en hébreu et Bill traduisit :
« Il doit être à la boutique. Je crois que c’est là que nous le trouverons. »
La femme nous emmena le long d’une rangée d’étables dont sortaient
l’odeur et les meuglements d’un bétail nombreux. Derrière des balles de
foin, superposées pour former de grandes piles, se trouvait un petit bâtiment
dans un style allemand qui datait sans doute du temps où le domaine
appartenait à un groupe de colons [17] luthériens. Une aile en était utilisée
pour stocker du bois et des provisions. J’entendais aussi derrière une
palissade de planches ce grincement aigu que produit le polissage du verre.
La dame du kibboutz appela. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait
mais ce devait être : « Ah !, vous voilà !, vous avez des visiteurs. » Apparut
alors derrière le coin de la palissade un vieux monsieur barbu avec de
longues boucles de cheveux comme en portent les juifs orthodoxes, une
kippa et un grand manteau. Il était courbé et marchait à petits pas hésitants
et, pourtant, quelque chose en lui me rappelait le vieux ___que j’avais
connu à Mexico.
Il commença par nous accueillir en anglais. « Je n’ai pas beaucoup de
visiteurs mais je suis heureux de recevoir ceux qui viennent me voir. » Son
anglais avait un accent particulier, les mêmes intonations que les Israéliens,
mais cela ressemblait plutôt à une parodie de l’accent israélien. Puis il mit
ses lunettes et jeta un regard prolongé à l’un d’entre nous, je ne voyais pas
bien à qui, mais sur le moment je crus qu’il s’agissait de ___. Il rentra
précipitamment dans son baraquement. ___ le suivit aussitôt. Ils disparurent
derrière la pile de planches et, soudain, j’entendis deux coups de revolver
très rapprochés 359.
___ cria, derrière les planches :
« Il m’a touché. J’ai dû tirer, en légitime défense. »
___ tenait son épaule gauche de la main droite. Quelques gouttes de
sang coulaient entre ses doigts et il grimaçait sous l’effet semblait-il d’une
douleur terrible. Nous contournâmes la pile de planches, ___ s’était arrêté
pour voir s’il pouvait faire quelque chose pour ___. [18] Le corps usé,
comme rapetissé, de ___ était étendu par terre, devant sa machine qui
continuait à tourner inexorablement. Il tenait à la main un revolver encore
fumant.
Nous avons pansé la blessure de ___, pendant que ___ éteignait la
machine. ___ n’était pas gravement touché. Ce n’était qu’une égratignure. Il
s’avança vers le corps de ___ et dit pensivement :
« Ainsi s’en va mon maître. C’était un grand homme mais il avait
sombré dans la folie. Je savais qu’il était paranoïaque et souffrait d’un
délire de persécution. Depuis des années, il était persuadé que tout le monde
voulait lui voler ses idées. Il s’était attaqué à moi juste après la guerre.
Quand il a disparu, j’ai cru qu’il s’était suicidé, ou qu’il était devenu
amnésique. Mais, même s’il vient d’essayer de me tuer, c’était mon maître
après tout. Et nous devons honorer sa mémoire. »
___ avait l’air menaçant.
« T’en fais pas pour ça, dit-il, tu vas rester avec moi jusqu’à ce que
j’appelle la police. »
Il attrapa le bras valide de ___ avec ce qui semblait une poigne de fer,
qu’il ne relâcha pas même en se penchant pour prendre le revolver que ___
avait lâché au moment où il avait été blessé.

*
[nouvelle page non numérotée]
Nous trouvâmes enfin le journal de ___, qui l’avait caché, dans la
meilleure tradition de Auguste Dupin, en le mettant sous les yeux de tout le
monde. ___ n’était pas seulement l’opticien du kibboutz, de tout un groupe
de kibboutz, il était aussi comptable. Ses comptes étaient tenus d’une main
aussi propre et précise que l’on pouvait souhaiter. Mais ils étaient
accompagnés d’innombrables documents, des notes, des factures, des
choses de ce genre, sur ce qui semblait être du papier usagé, au dos duquel
restaient de vieilles écritures. Les comptes constituaient ainsi une sorte de
palimpseste. Mais personne n’aurait pu deviner quel en était le côté
important, d’autant que le journal était rédigé en français et qu’il y avait très
peu de juifs marocains ou francophones dans le kibboutz. Chaque page était
du reste barrée de deux grosses lignes diagonales. Les pages avaient été
délibérément mélangées. Il était difficile de croire que ___ se soit donné
autant de mal pour conserver ce qu’il semblait traiter aussi légèrement.
Voici une traduction de ces notes, réorganisées dans un ordre naturel.

*
Nous sommes en mai 1954 et je travaille depuis maintenant deux ans
dans cette petite communauté naïve et généreuse. Personne ne me pose de
questions. La plupart des gens ont vécu de telles choses qu’ils ne veulent
pas parler du passé. Je me demandais au début comment un citadin comme
moi pourrait se cacher au milieu d’un groupe de fermiers. Je n’ai jamais eu
les doigts verts. Mais, même dans notre kibboutz, nous sommes cinq cents
âmes et chacun peut être utile. J’avais du reste un métier, un métier qui
m’avait rendu de grands services dans mes recherches scientifiques. Mon
père était opticien et, suivant une vieille tradition juive, il m’avait appris
son métier, de sorte que, quoi qu’il arrive, je puisse trouver un travail et ne
sois pas obligé de prostituer mon savoir pour de l’argent.
Le kibboutz est plus qu’une ferme. Il y a un magasin de meubles, où
l’on fabrique des tables et des chaises pour nos voisins et qui nous permet
de faire face à de mauvaises récoltes. Nos jeunes gens ont de meilleurs yeux
que leurs aïeux mais il reste quelques vieux professeurs devenus fermiers
qui ont besoin d’une bonne paire de lunettes. Et, quand on ne me demande
pas de lunettes, je fais la comptabilité. Ainsi personne ne s’étonne que je
sois en train de griffonner quelque chose.
Je ne me suis jamais inquiété de ce que l’on puisse découvrir mon
identité à partir de mon visage ou de mon nom. Une barbe est un bon
déguisement pour un homme glabre, surtout dans un environnement où les
barbes [nouvelle page non numérotée] et les boucles longues sont courantes
et ne donnent lieu à aucun commentaire. Beaucoup de gens prennent des
noms hébreux. Il est facile de changer le sien. Chaim Ben Moshel, le
polisseur de lentilles.
Les habitants du kibboutz sont pour la plupart de bonnes gens, pleins de
simplicité. Une fois tous les deux ou trois mois, j’ai l’occasion d’aller en
ville, pour acheter des provisions ou faire réparer mes outils. J’en profite
pour écouter de la musique, voir un spectacle ou goûter de cette ancienne
vie de café qui disparaît un peu partout même à Vienne mais n’est pas tout à
fait morte à Haïfa. Beaucoup de choses me rappellent la Vienne de mes
parents, et je préfère de loin Haïfa à cette espèce de super-Bronx qu’on
appelle Tel-Aviv. Parfois, je m’assieds à la table d’un café et je me laisse
aller à de petites spéculations mathématiques ou physiques. Je ne devrais
pas, je finirai par me trahir. Et ce sera ma perte. Je serai traqué, et toutes ces
années d’abnégation, durant lesquelles je me suis délibérément détruit,
n’auront servi à rien.
[Le texte est interrompu au milieu de la page]
[Nouvelle page non numérotée]
« Eh bien, dit ___, je ne croyais pas que tu en aies su assez sur lui mais
ces notes ne laissent aucun doute. Qu’est-ce qui t’a mis la puce à l’oreille ?
– Vous savez, répondit ___, je suis un ancien policier. Et nous, les
policiers, ne voyons pas les choses de la même façon que les citoyens
ordinaires. Nous ne sommes pas juges, ni avocats. Bien sûr, nous devons
trouver des preuves pour les juges et les avocats mais, si nous attendions
pour soupçonner quelqu’un d’avoir bouclé l’enquête, les criminels
pourraient continuer à nous faire des pieds de nez, jusqu’à ce que l’enfer
prenne en glace.
» J’ai connu ___ dans l’entre-deux-guerres. Nous étions envahis par les
Russes blancs en ce temps-là. Certains avaient de véritables titres de
noblesse, et les autres prétendaient en avoir. Dès que les communistes ont
pris le pouvoir, beaucoup de réfugiés sont arrivés sans papiers d’identité. Et
c’était aussi facile de s’inventer un comte pour père que de dire la vérité et
d’admettre que l’on venait d’une famille de marchands aisés dans une petite
ville en -insk.
» … Je dois dire que nous cherchions les ennuis. On nous avait rebattu
les oreilles avec toutes sortes d’histoires – beaucoup étaient vraies – sur les
souffrances subies par les émigrés. Les patrons, en Amérique, n’aimaient
pas les bolcheviques et voulaient écarter la menace communiste en
commençant par dénigrer le régime. Des femmes idiotes frétillaient à l’idée
d’être vues au bras d’un aristocrate. Ces beaux jours n’ont pas duré mais les
aristocrates ont eu quelques beaux jours.
» Cela n’avait pas finalement beaucoup d’importance, d’être un
véritable aristocrate ou un faux. Les faux étaient des escrocs mais au fond
les autres l’étaient aussi. Il y avait eu, c’est vrai, des gens bien dans
l’aristocratie russe, des hommes comme Tolstoï qui avaient essayé de
contribuer à la libération de leur peuple, mais le courant a été trop fort pour
eux quand les digues ont sauté. L’aristocrate moyen était un homme qui
rechignait à tricher aux cartes mais n’hésitait pas à voler son tailleur. Vous
savez, mon père avait été tailleur, en Russie, et il m’a raconté des histoires à
vous faire se dresser les cheveux sur la tête.
[Nouvelle page non numérotée mais tapée à la machine]
» Eh bien, j’ai croisé le nom de ___ quand j’étais dans la police au
début des années trente. Il avait à peu près mon âge. Je ne crois pas qu’il ait
eu plus de cinq ans quand il est arrivé aux États-Unis après la révolution.
Mais certains de ces enfants étaient des aristocrates russes plus encore que
leurs parents. Vous voyez, pour les parents, l’aristocratie, c’était une façon
de vivre mais, pour les enfants, c’était une sorte de paradis, dont ils
entendaient leurs parents parler. L’Amérique leur semblait un pauvre pays
de petits tailleurs. Ils se disaient qu’ils avaient été roulés. Et les autres
émigrants, plus modestes, particulièrement les juifs, devinrent leurs
victimes naturelles.
» Oh !, il était intelligent, je vous l’accorde. Il avait de belles manières.
Les riches aimaient l’inviter et le flatter. Mais il n’avait pas l’ombre d’un
principe et, franchement, je me demande d’où il aurait pu tenir ses
principes. Il pensait pouvoir s’installer dans une sinécure, utiliser ses belles
manières, le charme de sa présence dans les dîners et en compagnie des
dames, avoir une vie facile et jouer avec l’argent des autres. J’ai entendu
dire qu’il avait fait un très beau mariage, avec Marjorie Collins, la fille du
roi du cuivre, mais cela n’a pas duré. Il était dans une petite université à
l’époque, au département de physique, et on m’a raconté que plusieurs de
ses collègues avaient fini par lui demander de mieux traiter sa femme.
» Finalement, il est tombé dans les griffes des usuriers. Je ne sais pas si
vous savez à quoi ressemblent les pires de nos usuriers mais je suis policier
et je le sais. Il lui fallait de l’argent, et il ne pouvait pas être regardant sur
les moyens. Vous vous souvenez du scandale en 1938 quand Midatlantic
Electronics a fait faillite ? [nouvelle page non numérotée] C’est cette affaire
de brevets qui les a coulés. Planetary Electrics est arrivé avec les textes
qu’eux-mêmes devaient soumettre la semaine suivante au bureau des
brevets. C’était peu de temps après que Midatlantic Electronics a reçu la
visite de ___. Je me souviens qu’on parlait beaucoup d’un dossier qui avait
disparu. L’affaire a été étouffée et je me demande combien Collins a dû
dépenser pour cela. C’est une de ces affaires dans lesquelles la police sait
tout mais ne peut rien prouver. Je travaillais au laboratoire à cette époque
mais, même dans la police, les bruits circulent.
» Je ne pensais pas qu’il réussirait à entrer dans les services
gouvernementaux pendant la guerre. Mais ses sympathies étaient
antiallemandes et antibolcheviques. Cela convenait au gouvernement. Nous
avions besoin de tout le monde et nous avons fermé les yeux sur beaucoup
de choses. Et puis ___ a fait du bon travail. Les autorités ont fait mine
d’oublier ce qui appartenait au passé. Du reste, c’est parfois plus sûr de
recruter un homme qui a un passé et qui sait que l’on connaît son passé.
Celui qui a la conscience tranquille peut prendre certaines libertés, surtout
s’il sait avoir raison. Quand vous avez affaire à un escroc, au moins vous
savez à quoi vous en tenir.
» Très vite, il a été chargé d’assister ___. J’ai eu quelques soupçons
quand ___ a disparu. Mais l’assistant est dans la place. Il lui est facile de
colorer comme il le souhaite les travaux de son maître. Quoi qu’il en soit,
on a dit que ___ était passé de l’autre côté du rideau de fer. Et quelques-
unes de ses recherches secrètes sont en effet tombées dans les mains des
Soviétiques. J’en ai toujours été certain mais je sais comment maintenant. »
[Nouvelle page non numérotée, manuscrite]
« Que tu aies pu suspecter ___ de quelques malversations, d’accord,
mais pourquoi voulait-il tuer ___ ?
– D’abord, tant que ___ ne pouvait pas utiliser le secret de ___, la
meilleure chose pour ___, c’était la disparition de l’autre. Je suis sûr que
___ avait fait un marché avec les Soviétiques, il était sous la coupe des
usuriers, et le scandale aurait certainement éclaté si ___ avait resurgi.
N’oubliez pas son visage quand nous avons découvert ces notes sur la
nappe. Il était fini, s’il ne trouvait pas très vite une solution. Il a quitté le
restaurant, sous prétexte d’envoyer son rapport, et il est allé trouver ___. Je
pense qu’il a croisé le portier qui devait connaître le kibboutz où ___
habitait. ___ avait une voiture rapide. Il a foncé au kibboutz. Il est entré
dans la boutique pendant que l’autre était dans sa hutte. Il y avait là un
revolver. C’était l’occasion ou jamais. Il est sorti du village, il a marché
jusqu’aux champs. Il a tiré une fois en l’air. Les enfants jouent souvent à
tirer sur les oiseaux. La détonation n’a pas éveillé l’attention. Puis il a remis
le revolver à sa place, sans rien déranger.
» Il était prêt quand nous sommes tous venus au kibboutz. Il connaissait
les lieux. Il savait que la palissade cacherait le vieil homme à nos yeux. Et,
comme il l’espérait, celui-ci, en le voyant, a couru chercher son revolver,
sans doute pour pouvoir se défendre. Il l’a suivi et a tiré lui-même deux
fois : une fois sur le vieil homme et une fois par la fenêtre. La police a
retrouvé la balle dans le tronc d’un olivier. Elle correspond à celle qui était
dans le corps de ___. C’est assez pour le coincer.
» Oh !, pour la blessure, après avoir tiré sur une pie, comme le croyaient
les villageois, il s’est égratigné délibérément l’épaule. Il ne s’est pas fait
bien mal mais il a pu arracher le pansement et nous montrer sa blessure
quand nous sommes entrés dans la pièce. Cela suffisait pour expliquer qu’il
ait tiré. ___ a presque réussi son coup.
» Ce n’était pas un crime parfait mais cela s’en approchait. »
[Nouvelle page non numérotée manuscrite]
La police emmena ___. J’ai entendu dire qu’un représentant du consulat
s’est présenté pour assister ___ mais, quand les faits ont éclaté au grand
jour, les diplomates n’ont plus voulu s’en mêler. Ils ont laissé l’affaire
suivre son cours. Et, quand ils vous lâchent, croyez-moi, vous tombez de
haut.
Les diplomates, nous les avons vus à l’enterrement de ___ au côté du
gouvernement israélien. Et chacun a fait l’éloge de Posner. Rien n’était
assez beau. C’était à la fois Arthur Schnitzler [?], Albert Einstein et le vieux
Jéhovah lui-même. Une figure paternelle en tout cas. Moi je me souvenais
qu’il avait fait ses meilleurs travaux trente ans auparavant alors qu’il était
encore un fougueux jeune homme. Évidemment, j’oublie cette intuition
malheureuse qui l’a conduit en exil.
Nous étions assis à nouveau à la terrasse du restaurant sur le mont
Carmel après les funérailles – tous sauf ___, qui faisait son deuil à sa façon
dans une cellule solitaire. ___ commença à pontifier :
« Un grand homme, dit-il, un grand savant et un grand juif.
– Des balivernes, répondit ___, c’était un type bien qui a eu la
malchance d’être au bon endroit au mauvais moment. »

I. C’est une découverte réelle, et Alec Grant est une personne réelle, dont je transforme
seulement le nom pour ne pas l’embarrasser (note de W. Norbert).
Remerciements

Je tiens à remercier Pascale Gillot, Noëlle Batt, Jean-Marc Lévy-


Leblond, Hélène Machinal, Arnaud Regnauld, Sara Touiza, Mathieu Triclot,
qui, par leurs suggestions, dans différentes discussions, ou en me permettant
de présenter mes recherches dans d’autres contextes, ont contribué à
l’avancement de celles-ci.
La nouvelle « Un savant réapparaît », en appendice, est traduite et
publiée avec la permission des archives du MIT (Massachusetts Institute of
Technology, Norbert Wiener papers, MC 22, box 31A. Massachusetts
Institute of Technology, Institute Archives and Special Collections,
Cambridge, Massachusetts). Je tiens à remercier le personnel des archives,
et particulièrement Nora Murphy, pour son accueil chaleureux et son aide
tout au long de ce travail.
Notes

1. Un article de la même année, écrit en collaboration avec D. Campbell, reprend une idée
similaire, sans toutefois prononcer le mot de « micro-instrumentation »
(« Automatization », in N.Wiener, Collected Works, P. Masani et al. (éd.), Cambridge, MIT
Press, 1985, t. IV, p. 680.
2. N. Wiener, La Cybernétique [1948], tr. fr. Ronan Le Roux, Paris, Seuil, 2014, p. 9.
3. C’est la thèse de Carlo Ginzburg dans Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, 1989.
4. Cf. F. Conway, J. Siegelman, Héros pathétique de l’âge de l’information [2005], tr. fr.
N. Vallée-Lévy, Paris, Hermann, 2012, p. 303 sq.
5. « Moral Reflections of a Mathematician » [1956], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 755.
6. Leonardo Sciascia, La Disparition de Majorana [1974], Paris, GF, 1975.
7. Friedrich Dürrenmatt, Les Physiciens, tr. fr. J.-P. Porret, Paris, L’Âge d’Homme, 1988,
p. 87.
8. Ibid., p. 86.
9. Les Démons de Gödel [2007], Paris, Seuil, « Points Sciences », 2012.
10. J. von Neumann [1955], cité par W. Aspray, John von Neumann and the Origins of Modern
Computing, Cambridge, MIT Press, 1990, p. 247.
11. S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, Cambridge, MIT Press, 1980.
12. Archives John von Neumann, boîte 12, dossier « Conversations : memoranda », notes par
John McDonald, 6 juillet 1956.
13. E. Wigner, Symmetries and Reflections, Bloomington, Indiana University Press, 1967,
p. 260. S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit. donne de nombreux
autres témoignages des contemporains de von Neumann.
14. H. H. Goldstine, The Computer from Pascal to von Neumann, Princeton, Princeton
University Press, 1972, p. 175 et p. 181.
15. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, New York, Scribners and sons, 1976, p. 76 et
p. 78.
16. H. H. Goldstine, The Computer from Pascal to von Neumann, op. cit., p. 167.
17. Ibid., p. 176.
18. Archives Wiener, à Lee, 4 mai 1937, boîte 3, dossier 45 : « […] The Neumanns rather like
to hit the high spot socially. You know Princeton life is a bit fast and “cocktail partyish”.
On the other hand, Neumann is not high-hat in any way […] is most accessible to young
students. »
19. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 96.
20. E. Wigner insiste aussi sur l’apparente froideur de von Neumann, son apparente absence de
sentiments (cité par S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit., p. 350).
21. M. Triclot (Le Moment cybernétique, Seyssel, Champ Vallon, 2008) a bien mis en évidence
la différence entre les deux éditions et l’importance de la première, qu’il faudrait presque
considérer comme un livre à part. J’indiquerai l’année de publication pour distinguer les
deux versions. L’ouvrage est traduit sous le titre Cybernétique et société. La première
version originale de 1950 a été traduite en 1952 aux éditions des Deux-Rives. La seconde
version originale de 1954 a été traduite par Pierre-Yves Mistoulon et publiée à l’UGE en
1962 dans la collection « 10/18 ». C’est cette dernière traduction de Pierre-Yves Mistoulon,
revue par Ronan Le Roux, qui est rééditée aux éditions du Seuil, « Points Sciences », 2014.
Les citations données dans cet ouvrage sont traduites par moi-même. La pagination renvoie
à l’édition « Points Sciences », 2014.
22. P. Masani, Norbert Wiener, Basel, Birkhäuser, 1990.
23. Archives Wiener, boîte 29C, dossier 682, The Day of the Dead.
24. Id.
25. N. Wiener, I Am a Mathematician [1956], Cambridge, MIT Press, 1964, p. 17 et p. 278.
26. Archives Wiener, à G. Wilson, 2 novembre 1959, boîte 19, dossier 267.
27. Cf. notamment les « promenades Wiener » dans F. Conway, J. Siegelman, Héros pathétique
de l’âge de l’information, op. cit.
28. The Tempter, New York, Random House, 1959, p. 114.
29. Archives Wiener, à Groff Conklin, 1er juin 1953, boîte 12, dossier 174.
30. N. Wiener, Ex-prodigy [1953], Cambridge, MIT Press, 1983, p. 143 sq.
31. Archives Wiener, boîte 30A, dossier 700. Le passage est supprimé de la version publiée.
Wiener écrit alors : « Mon sentiment d’appartenir à un groupe qui était traité injustement a
tué les derniers liens d’amitié et d’affection qui m’attachaient à Harvard » (Ex-prodigy, op.
cit., p. 272). Dans une lettre à son éditeur H. Simon, il commente : « Le problème pour moi
ne venait pas d’un environnement excessivement antisémite mais d’une réaction familiale
de peur et d’un antisémitisme intérieur, en particulier chez ma mère. Plus tard, j’ai fait
l’expérience de l’antisémitisme dans le monde extérieur, à cause de quoi j’ai eu de
sérieuses difficultés à trouver un travail. J’ai vu ensuite cet antisémitisme diminuer et
pratiquement disparaître de l’université depuis la Seconde Guerre mondiale, quand les
horreurs de l’hitlérisme sont devenues manifestes aux yeux de tous » (22 avril 1952,
archives Wiener, boîte 10, dossier 149). Cf. aussi S. Heims, The Cybernetics Group,
Cambridge, MIT Press, 1991, notamment p. 49.
32. Ex-prodigy, op. cit., p. 146.
33. Ibid., p. 145.
34. Ibid., p. 148.
35. « Il m’était impossible de revenir dans le judaïsme. Je n’y avais jamais été et, de toute mon
éducation, je n’avais vu la communauté juive que de l’extérieur et n’avais que l’idée la plus
vague de ses rites et de ses coutumes […] Un retour au judaïsme de ma part n’aurait pas été
un véritable retour mais une nouvelle conversion » (archives Wiener, boîte 30A,
dossier 700).
36. Ex-prodigy, op. cit., p. 155.
37. Ibid., p. 11.
38. Par exemple, von Neumann explique ce phénomène « statistiquement singulier » par la
« coïncidence de facteurs culturels qu’il ne pouvait pas énoncer de façon précise, une
pression externe sur l’ensemble de la société de cette partie [la Hongrie] de l’Europe
centrale, un sentiment inconscient d’extrême insécurité chez les individus, la nécessité de
produire l’inhabituel ou de risquer l’extinction » (cité dans S. Heim, John von Neumann
and Norbert Wiener, op. cit., p. 37).
39. « The Scientist’s Dilemma in a Materialistic World » [1957], Collected Works, op. cit.,
p. 707.
40. Ex-prodigy, op. cit., p. 9.
41. Ibid., p. 276.
42. Archives Wiener, boîte 4, dossier 69. La lettre semble bien avoir été envoyée mais Wiener
est manifestement revenu sur sa décision.
43. Id.
44. Id.
45. I Am a Mathematician, op. cit., p. 293.
46. En particulier durant la guerre, Wiener prend de la Benzedrine qui « surimpose à [s]a
nature pas très secrète une logorrhée qui ne convenait aucunement à ce temps » (I Am a
Mathematician, op. cit., p. 249).
47. « A Scientist Rebels » [1947], Collected Works, op. cit., p. 748 ; tr. fr. Alliage,
octobre 2003.
48. G. Bachelard, « La vocation scientifique et l’âme humaine », L’Homme devant la science,
Neuchâtel, La Baconnière, 1952, p. 11. Cf. aussi V. Bontems, Bachelard, Paris, Les Belles
Lettres, 2010, p. 37.
49. M. Triclot et S. Heims rapportent que Wiener aurait signé le manifeste de Stockholm pour
l’interdiction des armes atomiques. Je n’ai pas trouvé son nom dans les listes de signataires
que j’ai pu consulter : Mathieu Triclot, Le Moment cybernétique, op. cit., p. 337 sq. ;
S. Heims, The Cybernetics Group, op. cit., p. 199.
50. « Moral Reflexions of a Mathematician » [1956], Collected Works, op. cit, t. IV, p. 753.
51. Ibid., p. 754.
52. « Too Damn Close » [1950], Collected Works, op. cit, t. IV, p. 706.
53. Notamment, « Science : The Megabuck Era » [1958], Collected Works, op. cit., t. IV,
p. 710-711.
54. « A Rebellious Scientist After Two Years » [1948], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 749.
Cf. aussi sur ce thème, J.-M. Lévy-Leblond, A. Jaubert, (Auto)-critique de la science, Paris,
Seuil, « Points Sciences », 1975, p. 245 sq.
55. « This I believe » [1953], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 751.
56. « Un savant réapparaît », p. 9 et, notamment, « Moral Reflections of a Mathematician »
[1956], op. cit., t. IV, p. 754.
57. « This I believe » [1953], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 751.
58. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 232.
59. G. Israel, A.M. Gasca, The World as a Mathematical Game, Basel, Birkhäuser, 2009, p. 94
60. J. von Neumann, « Statement Before the Special Senate Committee on Atomic Energy »
[1947], in A.H. Taub (éd.), Collected Works, New York, Pergamon Press, 1966, t. VI,
p. 501.
61. J. von Neumann, « Defense in Atomic War » [1955], Collected Works, op. cit., t. VI,
p. 523.
62. J. von Neumann, « The Role of Mathematics in the Science and in Society » [1954],
Collected Works, op. cit., t. VI, p. 477.
63. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 182.
64. « Impact of Atomic Energy on the Physical and Chemical Sciences » [1955], Collected
Works, op. cit., t. VI, p. 522.
65. J. von Neumann à Veblen, 21 mai 1943, cité par W. Aspray, John von Neumann and the
Origins of Modern Computing, op. cit., p. 27.
66. J. von Neumann, « Defense in Atomic War » [1955], Collected Works, op. cit., t. VI,
p. 523.
67. Voir par exemple l’affaire du colloque organisé par Aiken dans F. Conway, J. Siegelman,
Héros pathétique de l’âge de l’information, op. cit.
68. Archives Wiener, à H. Simon, 5 octobre 1953, boîte 12, dossier 1979.
69. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 94.
70. « Moral Reflections of a Mathematician » (1956), Collected Works, op. cit., t. IV, p. 756.
71. Laquelle est dévelopée dans un article de 1943 écrit en collaboration avec J. Bigelow et
A. Rosenblueth, « Behavior, Purpose, and Teleology ».
72. La Cybernétique, op. cit., p. 95.
73. « Machines Smarter than Men » [1964], Collected Works, op. cit., t. IV p. 722.
74. « Norbert Wiener, Interview » [1959], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 713 sq.
75. Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 344.
76. W. Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne, dans S. Freud, Le Délire et les rêves dans la
Gradiva de W. Jensen, tr. fr. P. Arhex, R.-M. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1986.
77. S. Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, op. cit., p. 182.
78. Ibid., p. 175.
79. Ibid., p. 174.
80. Id.
81. Ibid., p. 194.
82. S. Freud, L’Interprétation des rêves, tr. fr. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, p. 355-356.
83. S. Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, op. cit., p. 174-175.
84. « General and Logical Theory of Automata » [1948], in J. von Neumann, Collected Works,
op. cit., t. IV, p. 316. Cf. P. Cassou-Noguès, « La reproduction des automates : de Descartes
à von Neumann, en passant par Erewhon », in V. Adam et al. (éd.), La Fabrique du corps
humain, Grenoble, MSH-Alpes, 2010, p. 149-163. Je ne discute ici que du modèle que
A.W. Burks appelle « cinématique », dans J. von Neumann, in A.W. Burks (éd.), Theory of
Self-Reproducing Automata, Urbana, University of Illinois Press, 1966.
85. À Wiener, 29 novembre 1946, in M. Rédei (éd.), J. von Neumann, Selected Letters,
Providence, AMS press, 2005, p. 278 sq.
86. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 79. Cf. aussi les commentaires de
Wigner sur la « froideur » de von Neumann, cité par S. Heims, John von Neumann and
Norbert Wiener, op. cit., p. 350.
87. P. Cassou-Noguès, Les Démons de Gödel, op. cit., « Postface ».
88. Cf. infra, « En guise de conclusion II ».
89. Ex-prodigy, op. cit., p. 212.
90. Ibid., p. 213.
91. R. Gerard, cité par S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit., p. 449-450.
92. Ex-prodigy, op. cit., p. 46.
93. I Am a Mathematician, op. cit., p. 86.
94. Ex-prodigy, op. cit., p. 213.
95. Archives Wiener, boîte 31B, dossier 778, p.f.
96. I Am a Mathematician, op. cit., p. 35.
97. Ibid., p. 33.
98. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 96.
99. Ex-prodigy, op. cit., p. 275.
100. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 45.
101. S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit., p. 154 ; également p. 147.
102. Ex-prodigy, op. cit., p. 65.
103. Ibid., p. 82.
104. Ibid., p. 67.
105. Ibid., p. 94.
106. Ibid., p. 112.
107. Ibid., p. 159, également, p. 119. Les articles du père, Leo Wiener, sont longuement cités par
S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit., p. 6.
108. Ex-prodigy, op. cit., p. 357-358.
109. Ibid., p. 136.
110. Ibid., p. 134. Je souligne.
111. Ibid., p. 117.
112. Ibid., p. 288.
113. Ibid., p. 136.
114. Ibid., p. 212.
115. Ibid., p. 5-6.
116. Ibid., p. 15.
117. Ibid., p. 32, 33, 40, 41.
118. Ibid., p. 65 ; également, p. 63.
119. Ibid., p. 110.
120. Ibid., p. 121.
121. The Day of the Dead, op. cit. Le mot luxurious est répété dans les deux dernières phrases.
122. Archives Wiener, à G. Conklin, 15 juin 1953.
123. Archives Wiener, boîte 28D, dossier 632, The Brain.
124. The Day of the Dead, op. cit.
125. Id.
126. Archives Wiener, à H. Simon, 5 octobre 1953, boîte 12, dossier 179.
127. Archives Wiener, boîte 41, pas de numéro de dossier, 2 septembre 1952.
128. Archives Wiener, boîte 41, pas de numéro de dossier, 8 septembre 1952.
129. Ex-prodigy, op. cit., p. 121.
130. Time Magazine, 27 décembre 1948.
131. E. A. Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel, in Contes, essais, poèmes, trad. fr.
C. Baudelaire, édité par C. Richard, Paris, Laffont, 1989, p. 1035-1055.
132. E. A. Poe, Double assassinat dans la rue Morgue, in Contes, essais, poèmes, op. cit.,
p. 518.
133. E. A. Poe, La Lettre volée, in Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 827.
134. Comme notamment se le propose, sur d’autres jeux de machine, M. Triclot, Philosophie du
jeu vidéo, Paris, La Découverte, 2011.
135. « Chess-Playing Automata, The Turk, Mephisto and Ajeeb », archives Wiener, boîte 28C,
dossier 605. Wiener se réfère également à Poe dans Cybernétique et société [1954], op. cit.,
p. 239.
136. « Uncanny canniness », in God and Golem, Inc., Cambrige, MIT Press, 1965, p. 21.
137. « The Brain and the Machine » [1960], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 686.
138. « Man and the Machine » [1959], Collected Works, op. cit., p. 714.
139. J. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil,
« Points », 1978, p. 248.
140. J. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 253.
141. C. Lafontaine, L’Empire cybernétique, Paris, Seuil, 2004, chap. III ; R. Le Roux,
« Psychanalyse et cybernétique. Les machines de Lacan », L’Évolution psychiatrique, 72/2,
2007, p. 346-369 ; L. H. Liu, The Freudian Robot, Chicago, Chicago University Press,
2010, chap. IV.
142. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 95.
143. Sur les origines de la tortue, A. Pickering, The Cybernetic Brain, Sketches of Another
Future, Chicago, Chicago University Press, 2009, chap. III.
144. W. Grey Walter, The Living Brain [1953], Harmondsworth, Penguin, 1961, p. 115.
145. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 65 et p. 193.
146. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 75. Quelques pages plus loin (p. 80),
Lacan évoque les « braves petites bêtes de Grey Walter ».
147. Ibid., p. 80.
148. Ibid., p. 76.
149. Ibid., p. 84.
150. W Grey Walter, The Living Brain, op. cit., p. 116.
151. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 81.
152. Ibid., p. 252.
153. Lacan, Écrits, op. cit., p. 59 ; Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 419.
154. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 411.
155. Ibid., p. 90 et p. 108.
156. Cf. plus haut p. 14.
157. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 125 ; aussi p. 114.
158. L. H. Liu (The Freudian Robot, op. cit.) insiste sur l’importance du livre de G.-
Th. Guilbaud, La Cybernétique, Paris, PUF, 1954.
159. L’article de P. Galison, « The Ontology of the Enemy » (Critical Inquiry, 21/1, 1994,
p. 228-266) à propos du cyborg et de l’usage qu’en fait D. Harraway, développe
longuement cette difficulté de savoir si un tel personnage conceptuel peut prendre une
valeur antithétique au contexte qui lui a donné naissance.
160. Notamment au séminaire sur La Lettre volée, G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe,
Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 46.
161. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 43.
162. Ibid., p. 46.
163. Ibid., p. 48.
164. J.-F. Lyotard, L’Inhumain, causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, p. 20.
165. Ibid., p. 22 ; p. 73-74.
166. Ibid., p. 15.
167. Une première version de ce chapitre est parue dans Théorie, littérature, épistémologie, 29-
2012, numéro spécial, éd. N. Batt.
168. Projet de préface pour I Am a Mathematician, archives Wiener, boîte 31A, dossier 773,
p. 46 : « I was again suffering from a malady which had repeatedly attacked me : that of
being before my time. »
169. K. Vonnegut, Player Piano [1952], New York, Delta Books, 1999, p. 14.
170. N. Wiener à H. English, chez Charles Scribners Publishers, 17 juillet 1952, archives
Wiener, boîte 10, dossier 153.
171. Réponse de Vonnegut à Wiener, archives Wiener, boîte 10, dossier 153.
172. N. Wiener à H. English, op. cit.
173. Ex-prodigy, op. cit., p. 84-85.
174. Notamment, à Martin Greenberg, 19 novembre 1959, archives Wiener, boîte 11,
dossier 159 ; à A. G. Hansen, Jr, 13 janvier 1955, boîte 14, dossier 207 ; à Arnold
B. Larson, 12 décembre 1958, boîte 18, dossier 255.
175. I Am a Mathematician, op. cit., p. 270.
176. À Martin Greenberg, archives Wiener, op. cit.
177. À G. H. Povarov, 18 mars 1960, archives Wiener, boîte 19, dossier 276.
178. En anglais : « A great scientist discusses what man’s robot partner might mean to him in
the mechanized world of tomorrow. »
179. « Automatization », Collected Works, op. cit., t. IV, p. 683.
180. Citons surtout, en français, pour une analyse dans son ensemble de la cybernétique, le livre
de M. Triclot, Le Moment cybernétique, op. cit., et pour la mathématique de l’information,
les travaux de M.-J. Durand-Richard.
181. La Cybernétique, op. cit., p. 116.
182. Cybernétique et société [1954], op. cit., p.182.
183. La Cybernétique, op. cit., p. 92.
184. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 186-187 ; Collected Works, op. cit., t. IV, p. 677
et p. 798.
185. La corporation Rand, une sorte de think tank, comme on dit, un groupe de réflexion financé
par l’armée de l’air américaine, entendait en effet programmer des ordinateurs sur la base
de la théorie des jeux de von Neumann, pour évaluer les situations militaires et fournir
automatiquement les meilleures solutions. Sur la « Rand corporation », notamment, Paul
N. Edwards, The Closed World, Cambridge, MIT Press, 1996, chap. IV.
186. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 206 sq. ; « Some Moral and Technical
Consequences of Automation » [1960] et « Intellectual Honesty and the Contemporary
Scientist », Collected Works, op. cit., p. 720 et p. 729.
187. Le Monde, 28 décembre 1948.
188. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 206.
189. God and Golem, Inc., op. cit., p. 54. L’ouvrage déjà évoqué de Paul N. Edwards, The
Closed World, op. cit., retrace exactement le rôle de l’ordinateur dans la prise et la
justification publique des décisions stratégiques.
190. La Cybernétique, op. cit., p. 238.
191. « Man and the Machine », Collected Works, op. cit., t. IV, p. 717.
192. F. Leiber, « Poor Superman », The Best of F. Leiber, Londres, Sphere, 1951, p. 101.
193. Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 265.
194. À Richard Bolling, 10 mai 1954, archives Wiener, boîte 13, dossier 193.
195. Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 58 sq. ; p. 67.
196. Philip K. Dick, Autofac [1955], in Minority Report, Collected Stories IV, Londres,
Gollancz, 1985, p. 1-21 ; p. 5.
197. K. Hayles, How We Became Posthumans, Chicago, Chicago University Press, 1999, p. 105
sq.
198. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 210.
199. Ibid., p. 81.
200. God and Golem, Inc., op. cit., p. 53.
201. Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 29.
202. « The Future of Automatic Machinery » [1953], Collected Works, op. cit., p. 665 : « Ceux
qui estiment l’homme non dans son plein droit mais seulement en tant qu’instrument de
production sont à la hauteur des marchands d’esclaves […]. Cette évaluation de l’homme
est celle du fascisme, de l’attitude selon laquelle j’appartiens à une élite privilégiée, et le
commun des mortels n’existe que pour l’élévation de cette élite. » Ou encore, brouillon
pour God and Golem, Inc., archives Wiener, boîte 33A, dossier 880, p. 84 : « Les hommes
ne sont pour eux que des outils peu sûrs. Ils préfèrent les subordonnés mécaniques, qui ne
mangent pas, ne sentent pas, n’ont pas d’émotions et ne mettent pas en question leurs
ordres. […] Ce sont émotionnellement les véritables totalitaires, les hommes de la bombe
atomique. »
203. « The Future of Automatic Machinery », Collected Works, op. cit., p. 664.
204. « Some Moral and Technical Consequences of Automation », Collected Works, op. cit.,
t. IV, p. 720.
205. « The Future of Automatic Machinery », Collected Works, op. cit., p. 665.
206. « Machines Smarter than Men ? », Collected Work, op. cit., t. IV, p. 724. Également, « Man
and the Machine », op. cit., p. 716.
207. « The Electronic Brain and the Next Industrial Revolution » [1953], Collected Works, op.
cit., p. 672.
208. La Cybernétique, op. cit., p. 94.
209. « Machines Smarter than Men ? », op. cit., p. 723 : « We can no longer value a man by the
jobs he does. We have got to value him as a man. »
210. « Men, Machines and the World about » [1954], Collected Works, op. cit., p. 798.
211. Brouillon pour God and Golem, Inc., op. cit., p. 113. Cf. aussi God and Golem, Inc., op.
cit., p. 83, Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 282.
212. Cheaper by the Dozen, 1950, dirigé par Walter Lang. Frank B. Gilbreth senior est joué par
Clifton Webb. Le film est basé sur le livre éponyme de 1948 écrit par deux des enfants,
Frank Gilbreth junior et Ernestine Gilbreth Carey.
213. « Men, Machines, and the World About » [1954], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 797.
214. Ailleurs, Wiener évoque cependant les « leçons » des Gilbreth et leurs « techniques qui
donnent conscience des potentialités et de la dignité des mains de l’homme et, par-dessus
tout, de son cerveau » (« The Future of Automatic Machinery », Collected Works, op. cit.,
p. 665).
215. À Clifton Webb, avril 1950, archives Wiener, boîte 8, dossier 116 : « his whole life had the
tendency to destroy its fundamental assumptions ».
216. Karel Čapek, R.U.R., Rossum’s Universal Robots, tr. angl. sur projet Gutenberg, p. 1.
217. Čapek, R.U.R., op. cit., p. 4.
218. Čapek, R.U.R., op. cit., p. 11.
219. Čapek, R.U.R., op. cit., p. 11 ; p. 23.
220. Čapek, R.U.R., op. cit., p. 36.
221. Archives Wiener, boîte 29B, dossier 657.
222. Ibid., « Čapek’s play has stood up very well with the passing of time. »
223. « Cybernetics » [1950], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 791.
224. « The Electronic Brain and the Next Industrial Revolution », Collected Works, op. cit.,
t. IV, p. 669-670.
225. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 108.
226. R. Descartes, La Dioptrique [1637], discours premier, in Adam et Tannery (éd.), Œuvres,
Paris, Vrin, 1996, t. VI, p. 83-84.
227. M. E. Clynes, N. S. Kline, « Cyborgs and Space », Astronautics, septembre 1960, p. 26-27
et p. 74-76.
228. Clynes, Kline, « Cyborgs and Space », op. cit., p. 27.
229. Dont témoigne notamment en français l’ouvrage de T. Hocquet, Cyborg philosophie, Paris,
Seuil, 2011.
230. D. Haraway, « A Cyborg Manifesto : Science, Technology, and Socialist-Feminism in the
Late Twentieth Century » [1985], Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of
Nature, New York, Routledge, 1991, p. 149-181 et p. 154.
231. Haraway, « A Cyborg Manifesto », op. cit., p. 163.
232. Ibid., p. 181.
233. Ibid., p. 152, p. 154.
234. Ibid., p. 154.
235. Ibid., p. 149, p. 181.
236. Dans un article déjà évoqué, P. Galison, op. cit., montre les origines du cyborg en amont de
l’article de Clynes et Kline dans la cybernétique de Wiener et les recherches de celui-ci
durant la guerre, pour mettre alors en question la possibilité de détourner cette figure
comme se le propose D. Haraway.
237. K. W. Mareck, Yestermorrow. Notes on Man’s Progress, New York, A.A. Knof, 1961. Cité
dans « Terry Lectures », archives Wiener, boîte 33A, dossier 880.
238. À A.M. Hilton, archives Wiener, 8 mars 1963, boîte 19, dossier 275.
239. La Cybernétique, op. cit., p. 90.
240. W. Pitts, W. McCulloch, « How We Know Universals : the Perception of Auditory and
Visual Forms », Bulletin of Mathematical Biophysics, 1947, vol. IX, p. 127-147.
241. W. McCulloch, W. Pitts, « A Logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous
Activity », Bulletin of Mathematical Biophysics, 1943, vol. V, p. 115-133.
242. God and Golem, Inc., op. cit., p. 75.
243. « Epilogue », Collected Works, op. cit., p. 427. Il faut souligner que, si les bras artificiels ne
sont pas sensibles, au sens où Wiener l’espérait, ces prothèses ont été développées dans les
directions qu’esquissait le savant et rendent aujourd’hui possibles des mouvements
complexes et très précis.
244. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 193 sq.
245. « Problems of Sensory Prosthesis » [1951], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 419.
246. God and Golem, Inc., op. cit., p. 73.
247. « Epilogue », op. cit., t. IV, p. 431.
248. Id. Je souligne.
249. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 193.
250. « Machines Smarter than Men ? », op. cit., t. IV, p. 723.
251. « L’homme et la machine » [1965], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 827.
252. « Problems of Sensory Prosthesis », op. cit., t. IV, p. 415.
253. I Am a Mathematician, op. cit., p. 252. Cf. P. Galison, « The Ontology of the Ennemy », op.
cit.
254. « Operationalism – Old, New » [1945], archives Wiener, boîte 11, dossier 570, cité par
P. Galison, « The Ontology of the Ennemy », op. cit., p. 246.
255. La Cybernétique, op. cit., p. 272 sq.
256. On pourrait, par exemple, comprendre l’analyse du sommeil et de la veille dans le Traité de
l’homme comme une rétroaction négative : Descartes décrit un mécanisme par lequel les
effets du sommeil sur le corps produisent le réveil, et les effets de la veille
l’endormissement (Traité de l’homme [1648], in Descartes, Œuvres, op. cit., t. XI, p. 198 ;
sur le mécanisme de rétroaction négative pour la machine à vapeur, Cybernetics, op. cit.,
p. 115).
257. Descartes, Les Passions de l’âme, I, art. 31, Œuvres, op. cit., t. XI, p. 351-352.
258. « Terry Lectures », archives Wiener, boîte 33A, dossier 880.
259. God and Golem, Inc., op. cit., p. 9.
260. Brouillon pour I Am a Mathematician, op. cit., p. 347.
261. God and Golem, Inc., op. cit., p. 3.
262. Des premières versions de ce chapitre sont parues, pour les premiers paragraphes dans la
revue NRP, automne 2013, et pour la deuxième partie dans H. Machinal et al. (éd.), Les
Confins de l’humain, Rennes, PUR, 2014.
263. H. Moravec, Mind Children, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 1.
264. W. McCulloch, cité par C. M. Bateson, Our Own Metaphor, New York, A. Knopf, 1972,
p. 226.
265. N. Wiener, brouillon pour God and Golem, Inc., op. cit.
266. M. Shelley, Frankenstein ou Le Prométhée moderne [1818], tr. fr. L. Couturiau, Paris, Le
Livre de Poche, 1997, p. 231.
267. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 72.
268. Notamment, ibid., p. 208 : « Le danger que représente la machine pour la société ne tient
pas à la machine elle-même mais à l’homme qui la fabrique. »
269. N. Wiener, « Some Moral and Technical Consequences of Automation » [1960], « Men,
Machines and the World about » [1954], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 720 et p. 798.
270. « Machines Smarter than Men ? », op. cit., t. IV, p. 724.
271. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 107.
272. La Cybernétique, op. cit., p. 277.
273. Brouillon pour Ex-prodigy, archives Wiener, boîte 30A, dossier 699.
274. God and Golem, Inc., op. cit., p. 22
275. R. Kurzweil, The Singularity is Near, Londres, Penguin, 2005.
276. E. Morin parle dans le même sens d’a-mortalité dans L’Homme et la mort, Paris, Seuil,
1976 ; cf. aussi C. Lafontaine, La Société postmortelle, Paris, Seuil, 2008.
277. J.S. Haldane à M. Wiener, 11 avril 1964, archives Wiener, boîte 24, dossier 338.
278. Notamment de Gödel à A. Robinson, Les Démons de Gödel, op. cit., p. 142.
279. La Cybernétique, op. cit., p. 265.
280. I Am a Mathematician, op. cit., p. 289 ; cf. également, S. Heims, The Cybernetics Group,
op. cit., p. 222, et F. Conway et J. Siegelman, Héros pathétique de l’âge de l’information,
op. cit., p. 332-333.
281. À Lojze Vodovnik, 25 février 1963, archives Wiener, boîte 23, dossier 323. Également,
« Fundamental Science in 1984 », archives Wiener, boîte 33B, dossier 885.
282. Au MIT Parapsychological Research Group, 13 mars 1963, archives Wiener, boîte 23,
dossier 324.
283. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 126-127.
284. Memoranda de John McDonald, 6 juillet 1956, archives von Neumann, boîte 12, dossier
« conversations ».
285. Cf. P. Cassou-Noguès, Lire le cerveau, Paris, Seuil, 2012, chap. V.
286. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 131.
287. Ibid., p. 131-132.
288. Ibid., p. 125.
289. God and Golem, Inc., op. cit., p. 32.
290. Ibid., p. 36.
291. Cf. notamment M. Minsky, La Société de l’esprit [1985], tr. fr. J. Henry, Paris,
InterÉditions, 1988, p. 558-559.
292. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 125.
293. N. Wiener à A. C. Clarke, 25 juillet 1953, archives Wiener, boîte 12, dossier 176.
294. A. C. Clarke, The City and the Stars [1956], New York, Warner, 2001, p. 18.
295. Ibid., préface. Cf. aussi Joseph E. Davis, « If the “Human” Is Finished, What Comes
Next ? », The Hedgehog Review, automne 2002, p. 110-125.
296. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 132.
297. Ibid., p. 145.
298. Ibid., p. 132.
299. H. Moravec, Mind Children, op. cit., p. 109.
300. R. Kurzweil, The Singularity is Near, op. cit., p. 198-199.
301. Ibid., p. 202.
302. Notamment, Descartes, Discours de la méthode, partie V.
303. Descartes à Élisabeth, 21 mai 1643.
304. Notamment, K. Hayles, How We Became Posthuman, op. cit., chap. I.
305. M. Triclot, Le Moment cybernétique, op. cit., notamment p. 229-230.
306. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 131.
307. A. Turing, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem »
[1937], repris dans M. Davies, The Undecidable, Hewlett, Raven Press, 1965.
308. H. Putnam, « Philosophy and Our Mental Life » [1973], Mind, Language and Reality,
Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 291-292.
309. F. Pohl, « Schematic Man » [1968], in R. Rucker (éd.), Mathenauts, New York, Arbor
House, 1987, p. 260.
310. G. Egan, Learning to Be Me [1990], in J Dann et al. (éd.), Beyond Flesh, New York, Ace
Books, 2003, p. 53.
311. Sur le thème de la boîte noire dans l’épistémologie de la cybernétique, cf. A. Pickering, The
Cybernetic Brain, op. cit., introduction.
312. J. McCarthy et al., « Proposal for the Darmouth Summer Research Project on Artifical
Intelligence », 1955.
313. Archives Wiener, boîte 21, dossier 309, janvier 1962.
314. F. Pohl, The Tunnel Under the World [1954], in The Best of Frederik Pohl, New York,
Double Day, 1975, p. 37. Une autre nouvelle, The Day the Icicle Works Closed [1960],
reprend aussi l’identification de l’esprit à une configuration pour imaginer un nouveau
tourisme, l’esprit réduit à une configuration voyagerait à la vitesse de la lumière pour
s’installer dans un corps loué pour une durée déterminée.
315. F. Pohl, The Tunnel Under the World, op. cit. p. 14.
316. Cf. par exemple C. Lafontaine, L’Empire cybernétique, Paris, Seuil, 2004.
317. En particulier, How We Became Posthuman, op. cit.
318. Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 29.
319. La Cybernétique, op. cit., p. 95.
320. « The Highest Good » [1914], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 49.
321. La Cybernétique, op. cit., p. 92.
322. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 125.
323. Cf. à nouveau K. Hayles, How We Became Posthuman, op. cit.
324. S. Ulam, « John von Neumann 1903-1957 », Bulletin of the American Mathematical
Society, 1958, 64/2, p. 1-49 ; p. 5 : « Une de nos conversations [avec von Neumann] s’est
centrée sur le progrès toujours plus rapide de la technique et les changements dans le mode
de vie humain qui donnent l’impression qu’approche une singularité essentielle dans
l’histoire de la race, singularité à partir de laquelle les affaires humaines telles que nous les
connaissons ne pourront plus continuer. » Cf. aussi l’interprétation qu’en donne V. Vinge
dans un article de 1993 (« The Coming Technological Singularity », Vision-21 :
Interdisciplinary Science and Engineering in the Era of CyberSpace, NASA conference
publication) qui fixe alors l’usage du mot singularité (singularity) pour désigner le
dépassement de l’humain dans un posthumain.
325. B. Vian, La Java des bombes atomiques [1954] : « Mon oncle, un fameux bricoleur Faisait
en amateur Des bombes atomiques… Voilà tonton qui soupire Et qui nous fait comme ça…
J’ai le cerveau qui flanche… C’est comme de la sauce blanche… »
326. Mon zombie et moi. La philosophie comme fiction, Paris, Seuil, 2012.
327. God and Golem, Inc., op. cit., p. 95.
328. Archives Wiener, Ex-prodigy, première version, boîte 29C, dossier 693, p. IV,-7. La version
publiée est moins explicite, Ex-prodigy, op. cit., p. 121.
329. Archives Wiener, « Prolegoma to Theology » (première version de God and Golem, Inc.),
boîte 33A, dossier 880, p. 107.
330. Ibid.
331. J.-G. Barbara, « L’œuvre de Perdrizet, entre invention scientifique et utopie », Jean
Perdrizet, catalogue de l’exposition, galerie Christian Berst, 2012 ; P. Cassou-Noguès,
« “Vaucanson androïde” : Jean Perdrizet, la cybernétique et le spiritisme », in I. Moindrot
et S. Shin (éd.), Transhumanités, Paris, L’Harmattan, 2013.
332. Dans le roman de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep ?, notamment.
333. C. Babbage, Passages from the Life of a Philosopher [1864], Londres, Pickering and
Chatto, 2002, p. 320.
334. Ibid. : « the romance of my boyish passion ».
335. Descartes, Traité de l’homme, in Œuvres, op. cit., t. XI, p. 131.
336. Id.
337. Descartes au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, in Œuvres, op. cit., t. IV, p. 574.
338. Id.
339. Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 120.
340. E. A. Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel et Le Mille et deuxième conte de Schéhérazade,
in Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 1037 et p. 846.
341. Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel, op. cit., p. 1037-1038.
342. Cf. S. Lévy, « Poe : Expérience de pensée, la pensée comme expérience »,
Épistémocritique, vol. II, 2008 ; « Why an Ourang-Outang ? Thinking and Computing with
Poe », Épistemocritique, vol. VI, 2010.
343. Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel, op. cit., p. 1038.
344. Double assassinat dans la rue Morgue, op. cit., p. 518. Cf. également l’exemple du jeu
« pair ou impair » dans La Lettre volée, op. cit., p. 827.
345. Ibid., tr. modifiée, op. cit., p. 517. En anglais : « Yet to calculate is not in itself to analyse »
(in Poetry and Tales, New York, Library of America, 1984, p. 397).
346. A.C. Doyle, The Sign of Four, in The Penguin Complete Sherlock Holmes, London,
Penguin, 1981, p. 96.
347. A. C. Doyle, The Return of Sherlock Holmes, « The Adventures of the Six Napoleons », op.
cit., p. 593.
348. J. Futrelle, The Thinking Machine, 1907.
349. La Genèse d’un poème, in Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 1012.
350. Ibid., p. 1016. Je souligne.
351. Babbage, Passages from the Life of a Philosopher, op. cit., p. 350.
352. Ibid., p. 353.
353. Harvard Crimson, mai 1950.
354. The Search, script pour CBS Television, 1954, archives Wiener, boîte 31A, dossier 759.
355. Archives Wiener, boîte 31A, dossier 758, « A Scientist Reappears » ; les chiffres entre
crochets indiquent la pagination du texte original.
356. En français dans le texte.
357. Les anglophones écrivent 7 au lieu du nôtre qui contient une barre horizontale.
358. Les pages dans ce second fragment sont numérotées à partir de 7, et l’histoire reprend sur
une réplique du narrateur, p. [8] dans le fragment précédent.
359. Le texte tapé à la machine s’arrête ici. La suite est manuscrite.

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