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Essais
De l’expérience mathématique
Vrin, 2001
Hilbert
Les Belles Lettres, (édition revue et corrigée), 2005
Gödel
Les Belles Lettres, 2004
Le Bord de l’expérience
Essai de cosmologie
MétaphysiqueS, PUF, 2010
La Mélodie du tic-tac
et autres bonnes raisons de perdre son temps
Flammarion, 2013
Fictions
La ville aux deux lumières
Éditions MF, 2009
www.seuil.com
Couverture
Du même auteur
Copyright
Coupures de presse
Un savant réapparaît
La visite au kibboutz
Norbert Wiener
Et la cybernétique
Les blancs
Un problème d’identification
Ma propre enquête
Le monde réel
Le cas Gödel
Piétiner
Un blocage psychologique
L’autofiction du savant
L’affaire Woodbury
W. Norbert et N. Wiener
Être juif
Bill Cohen/Levy
Lilienblum ou Posner
Après la bombe
Le dilemme du savant
Refuser la bombe
La science à un million
Un premier suspect
La machine et la bombe
La formule
Un autre Norbert
L’hypothèse freudienne
L’inconscient machinique
Premières machines
Mutilations, vivisections
Une lettre
La psychanalyste et l’éditeur
La patte de singe
Dr Wiener, un commentaire ?
Player Piano
Wiener et la science-fiction
Un avertissement
L’usine automatique
D’autres machines
La machine machinante
Le marché et le travail
Le robot
Quelques cyborgs
La main
L’oreille
Et le cerveau
Contrôler la machine
Quelques monstres
Le scalpel de l’anatomiste
CHAPITRE 9 - Le posthumain
Le futur
La fin de l’humain
Une quasi-immortalité
Un postulat métaphysique
Se télécharger
La question de l’abstraction
L’ambiguïté de l’humain
La voix de W. Norbert
Un fameux bricoleur
La machine cybernétique : cinq aspects
Des histoires
Le corbeau et le détective
Un problème de rentabilité
Palomilla !
Remerciements
Notes
CHAPITRE 1
Coupures de presse
Un savant réapparaît
Le soir, en sortant de la bibliothèque, j’admirais moi aussi la rivière
Charles. Large comme un bras de mer, enjambée de rares ponts, elle sépare
Boston de Cambridge, sa banlieue universitaire. J’étudiais les archives de
Wiener, les papiers qu’il a laissés, des lettres, des brouillons, enfermés dans
des cartons. La salle dans laquelle je travaillais tournait le dos à la rivière et
ouvrait sur une pelouse, entourée des bureaux du MIT et des laboratoires,
dans lesquels sans doute s’inventent les machines qui nous aliéneront
demain. On y a programmé le premier jeu vidéo. Wiener a passé toute sa
carrière dans ces bâtiments. Il a été nommé au MIT, pour enseigner les
mathématiques, alors qu’il avait une vingtaine d’années, et il y est resté
jusqu’à sa mort.
« Un savant réapparaît ». J’ai demandé le carton au bibliothécaire sans
savoir ce qu’il contiendrait. Je suis tombé sur une vingtaine de pages
racontant un meurtre. C’était une fiction, une courte nouvelle. Le titre en
anglais est A Scientist Reappears. L’anglais scientist pourrait se traduire par
« scientifique » aussi bien que « savant ». Je choisis « savant » pour faire
entrer la nouvelle de Wiener dans cette tradition des histoires de savants,
qui est antérieure à l’usage en français du mot « scientifique » dans ce sens.
Le Dr Frankenstein est un « savant fou ».
Wiener a laissé son récit dans ses papiers, sans tenter de le publier. Je
n’en ai nulle part trouvé mention dans la littérature qui le concerne. Son
savant a donc bel et bien disparu, comme Wiener, il a connu cette seconde
mort qui convient aux personnages de fiction comme aux personnes réelles,
l’oubli. Et j’avais l’impression en lisant le texte de faire réapparaître le
savant de la nouvelle mais peut-être aussi avec lui Wiener. En tout cas, le
savant ne réapparaît que pour disparaître à nouveau. On ne le voit que
quelques secondes dans le texte. Puis il s’enfuit et s’écroule bientôt. Il est
abattu par un autre savant.
Cette brusque apparition, cette re (dis) parition est une mise en scène
intrigante. Le savant a les mouvements d’un spectre, et j’attendais que, par
sa bouche, Wiener enfin s’explique, qu’il donne cet indice, cette clé que
l’on ne peut pas s’empêcher de chercher même si l’on se doute qu’elle
n’existe pas. Ou qu’il n’existe pas une seule clé mais une multitude
d’éléments qui se recoupent et dessinent peu à peu un personnage, sur
différents plans, avec des contradictions.
La nouvelle, que je traduis en appendice de ce volume, comprend une
anticipation scientifique mais celle-ci y est tout à fait anecdotique. Il n’y est
pas question de cette révolte des machines qu’évoque la presse à propos de
la cybernétique. Le texte appartient à la littérature policière plutôt qu’à la
science-fiction. Un détective cherche le meurtrier parmi un groupe de
savants. Le problème est classique : qui a tué qui ? Et qui sont ceux qui se
cachent derrière ces déguisements respectables, ces savants en vadrouille
dont l’un au moins n’hésite pas à en tuer un autre ?
La visite au kibboutz
Ils sont cinq, assis autour d’une table, dans un restaurant. Le soir tombe
sur les collines qui environnent Haïfa, en Israël. C’est peut-être Wiener, le
narrateur, qui retrace la scène. Il se décrit comme un spécialiste des usines
automatiques et des mathématiques qui s’y rattachent. Bien que située en
1954 (page [19]), l’histoire semble se passer dans le futur, et les usines
automatiques dont rêvait Wiener s’y sont déjà réalisées.
Les cinq savants se sont retrouvés un peu par hasard à l’occasion d’une
série de conférences. Ils se rencontrent ainsi à intervalles réguliers dans des
colloques. Leurs rapports restent impersonnels. Ils discutent de leurs
collègues et de leur science. Ce soir-là, ils parlent de la « micro-
instrumentation ». Nous dirions « nanotechnologie » : la possibilité de
forger des instruments de la taille d’une molécule ou de créer des molécules
susceptibles d’accomplir des fonctions spécifiques.
Je ne connais pas d’autres mentions de la micro-instrumentation dans
les écrits de Wiener. Cette anticipation des nanotechnologies semble
n’apparaître que dans cette nouvelle, qui est restée inédite. À ma
connaissance, Wiener ne l’a pas développée ailleurs 1.
Quoi qu’il en soit, les savants attablés découvrent bientôt une formule
sur la nappe, une formule qui résout le problème de la micro-
instrumentation. C’est le chaînon manquant. Forcément, elle a été
griffonnée par un client du restaurant, au cours des derniers jours. Nos
savants se penchent sur la formule, non plus pour en examiner le sens
mathématique, mais pour en retrouver l’auteur. Ce ne peut être qu’un savant
lui-même, un savant de premier ordre, un collègue certainement que les
convives doivent connaître, mais qui ? Comment établir son identité ? Il a
seulement laissé une formule.
Cependant, chacun, à l’intérieur de la science, possède ses
idiosyncrasies, son style propre. Et l’auteur de la formule y a laissé,
involontairement, sa marque ou, comme le dit le narrateur, « ses empreintes
digitales intellectuelles ». Les savants dissèquent donc la formule. Ils ne
s’intéressent pas tant à l’écriture qu’aux symboles utilisés, au style. Mais
cela leur suffit : ils reconnaissent le vieux Lilienblum.
Celui-ci a disparu quelques années auparavant. On le croyait mort, ou
passé de l’autre côté du rideau de fer. En réalité, il a disparu parce qu’il a
compris que ses recherches pouvaient servir à la conception de nouvelles
armes, des poisons atomiques. Il a compris que ses travaux « conduiraient
vraisemblablement l’humanité au bord de l’abîme et même au-delà ». Il a
alors décidé d’arrêter toute activité scientifique. Il a abandonné son
laboratoire et personne ne l’a revu. Il s’est volatilisé pour ainsi dire.
Dans le texte de la nouvelle, le nom Lilienblum est maintenant remplacé
par celui de Posner. Cela ne semble rien changer à l’affaire. Nos savants
savent que l’homme se cache autour de Haïfa. Il suffit d’interroger la
serveuse, ou le portier, qui reconnaît aussitôt le personnage à la description
qu’on lui en fait. Les savants s’entassent dans un taxi et les voici qui
arrivent bientôt au kibboutz où s’est réfugié Posner. Ils se dirigent vers la
cabane du vieil homme. Celui-ci apparaît sur le seuil : « Je n’ai pas
beaucoup de visiteurs mais je suis heureux de souhaiter la bienvenue à ceux
qui viennent. »
Puis il met ses lunettes et voit à qui il a affaire. Il rentre précipitamment
dans sa hutte. Deux coups de feu retentissent. De Gratiansky, l’un des
savants du groupe, ressort, se tenant le bras ensanglanté. Il explique que
Posner est devenu fou en le reconnaissant et qu’il a tenté de le tuer.
De Gratiansky a tiré, en légitime défense. Posner est mort.
Bill Cohen, un ancien policier devenu savant, une sorte de détective,
saisit alors De Gratiansky. Et il explique rapidement pourquoi celui-ci a
assassiné Posner et comment il a prémédité son meurtre : « Ce n’était pas
un crime parfait mais cela s’en approchait. »
Norbert Wiener
… est né en 1894 aux États-Unis dans le Missouri. Son père, Leo, a
émigré de Russie, en passant par Berlin. D’origine juive, il ne fuyait pas les
premiers pogroms mais voulait fonder une colonie basée sur des principes
tolstoïens. Il a vite renoncé. Il est seulement resté végétarien. Norbert le
sera aussi.
Après de multiples pérégrinations, Leo Wiener se retrouve professeur de
langues slaves à l’université de Harvard, à Cambridge. Il prétend s’occuper
lui-même de l’instruction de ses enfants, et les éduquer selon des principes
réfléchis. De fait, Norbert manifeste une extraordinaire précocité. Pendant
quelques années, il fréquente le lycée dans la journée et suit les leçons de
son père le soir. Puis il entre à l’université à onze ans. Il en ressort avec une
thèse de logique mathématique, à dix-huit ans. Il a également pendant ce
temps étudié la philosophie et la biologie.
Après la Première Guerre mondiale, il commence à enseigner au MIT,
où il restera professeur jusqu’à sa mort. Il obtient des résultats
mathématiques très importants. Les plus célèbres, parce qu’ils se laissent le
plus facilement décrire, concernent le mouvement brownien, le mouvement
dans un fluide d’une particule soumise aux chocs aléatoires des molécules.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il réfléchit à un canon antiaérien
qui pourrait de lui-même prévoir les trajectoires que prennent les avions. Le
canon ne sera jamais mis en service, mais Wiener en tire le concept de
rétroaction et une théorie de l’information qui formera la base de la
cybernétique.
C’est à la cybernétique que Wiener consacre l’essentiel de son activité
après la guerre. Il a toujours beaucoup voyagé, passant par exemple un an
en Chine en 1935-1936. Dans les années cinquante, il parcourt le monde
pour planter un peu partout la graine cybernétique, du Mexique à l’URSS,
en passant par la France ou le nouvel État d’Israël, où il séjourne en 1954. Il
rédige sans doute cette histoire de meurtre quelques mois après son retour.
Et la cybernétique
… est définie comme la « science de la communication et du contrôle
que ce soit chez la machine ou l’animal », l’humain étant inclus dans
« l’animal ». Le terme vient du mot grec désignant, sur un bateau, l’homme
de barre et dont sont dérivés en français « gouvernail » et « gouverneur ».
Par là, Wiener entend se référer à – et placer le point de départ de la
cybernétique dans – un article de Clerk Maxwell de 1868, sur les
« gouverneurs 2 ». Un gouverneur, en ce sens, est une pièce placée sur la
soupape d’une machine à vapeur, comprenant une petite boule de métal
reliée à la soupape par un levier : quand la machine tourne trop vite, la force
centrifuge écarte cette petite boule, ce qui déplace le levier et entrouvre la
soupape. Un peu de vapeur s’échappe, ce qui ralentit la machine. La boule
revient alors à sa place. La soupape se referme. La machine continue à
tourner. C’est un exemple de mécanisme « homéostatique » – qui tend à
revenir à un état d’équilibre – et un exemple de « rétroaction » [feedback] :
le mécanisme se modifie lui-même (accélère ou ralentit) selon son propre
résultat (la vitesse actuelle).
En réalité, la cybernétique, dans les textes de Wiener, désigne un champ
beaucoup plus large que cette science de la communication : une série de
réflexions sur l’animal, l’humain et la machine, la constitution d’un
vocabulaire commun s’appliquant à l’humain comme à la machine et dans
lequel c’est tantôt l’humain qui semble être décrit comme une machine,
tantôt la machine comme un humain.
La question sera, du reste, de savoir qui sort vainqueur de ce face-à-
face, si l’humain survit ou s’il est transformé en machine.
Les blancs
On a un cadavre, un détective, un meurtrier. L’affaire semble pouvoir
être classée. Il reste peut-être quelques invraisemblances, des incohérences
dans l’histoire que raconte Wiener mais c’est aussi le cas dans les aventures
des plus grands détectives. Les problèmes viennent plutôt des blancs que le
savant a laissés.
La nouvelle a sans doute été écrite en plusieurs fois. On peut la lire en
continu de la page [1] à la page [10]. Wiener s’est alors interrompu. Le
texte reprend à une seconde page numérotée [7] par une phrase qui se
trouvait déjà page [8], dans la première numérotation, une phrase
apparemment insignifiante : « Bill, appelle la serveuse ! »
Une seconde séance s’engage alors qui nous conduit jusqu’à la
page [17]. Ce sont dix pages tapées à la machine. Les dernières pages, à
partir de la page [18], ne sont pas numérotées et sont écrites à la main, sauf
pour deux pages qui précisent le portrait de De Gratiansky, comme si
Wiener voulait rendre plus lisibles les traits du meurtrier.
Les coupures entre ces différentes séances donnent lieu à quelques
incohérences. Wiener fait référence à des détails qu’il n’a pas mentionnés
dans les pages qui précèdent. Le savant disparu s’appelle d’abord
Lilienblum puis Posner, ou le détective Bill Levy puis Bill Cohen. Wiener
aurait très bien pu rectifier cette hésitation et remplacer un nom par un
autre. Cependant, dans les dernières pages de la nouvelle, les personnages,
le savant meurtrier, le savant disparu et le détective perdent tout à fait leur
nom. Il ne s’agit plus ni de Lilienblum ni même de Posner, il n’y a plus que
des blancs à la place des noms : « ___ grimaçait de douleur. Nous
contournâmes la pile de planches. ___ s’arrêta pour voir s’il pouvait faire
quelque chose pour ___. »
Ils sont tous présents dans ce court passage (par ordre d’apparition, le
mauvais savant, le détective et le savant disparu) mais anonymement. Il est
parfois difficile de savoir qui est qui. Et c’est bien la question : qui a tué qui
et qui détermine l’identité du meurtrier ?
Un problème d’identification
La première véritable nouvelle policière, avec un crime, un détective et
un narrateur qui observe le détective pendant que celui-ci recherche le
criminel, est due à Edgar Alan Poe. C’est le Double assassinat dans la rue
Morgue. La mère et la fille Lespanaye ont été assassinées, avec une
violence extraordinaire. Le corps de la fille a été enfoncé dans la cheminée,
comme si l’on avait voulu l’y cacher, et les policiers n’arrivent plus à l’en
retirer. Les voisins ont entendu le bruit et les cris du meurtrier. Chacun croit
y reconnaître une langue différente mais toujours une langue qu’il ignore
lui-même. Personne n’y reconnaît sa propre langue. La police cherche donc
un étranger, qui ne serait d’aucune des nombreuses nationalités représentées
dans cet immeuble où logent des émigrés et des marins polyglottes. Dupin,
le détective de Poe, résout l’affaire en tirant autre chose des déclarations des
voisins : si ce n’est la langue de personne, ce n’est pas une langue humaine.
Le meurtrier n’est pas humain. C’est un gorille échappé.
Wiener place sa nouvelle dans la même tradition. Il cite une autre
nouvelle policière de Poe, où apparaît également Dupin, La Lettre volée. Il
mentionne Sherlock Holmes, qui a lui aussi résolu des affaires d’identité.
En réalité, on peut considérer que cette question de l’identité (qui a commis
le meurtre et à quoi reconnaître cet individu ? quelles traces laissées sur la
scène du crime permettent de l’identifier ?) est à la source de la nouvelle
policière. On peut de ce point de vue rapprocher le détective et le
psychanalyste, dans la mesure où l’un et l’autre semblent partir de « riens »,
des éléments qui restaient négligés, des rêves, des lapsus comme des
cendres de cigarette, l’usure d’une chaussure, pour reconstituer un
individu 3. Conan Doyle et Freud auraient l’un comme l’autre rattaché
l’identité de l’individu à des « riens », des éléments disparates que l’on ne
voyait pas avant eux : personne n’avait une véritable théorie du lapsus avant
Freud, ni ne publiait des monographies sur les cendres du cigare avant
Sherlock Holmes.
En tout cas, Wiener nous le dit de façon explicite (page [14]) : il s’agit
dans cette nouvelle d’un « problème d’identité ». Et nous sommes, ajoute
son détective, dans un pays où ces questions sont très difficiles à résoudre.
Car aucune des procédures qui permettent habituellement de déterminer
l’identité d’une personne n’a cours. Il n’y a pas d’état civil. Mieux, « la
plupart des gens n’ont pas de nom ici » (page [14]).
De sorte que c’est seulement la formule laissée sur la nappe qui permet
d’identifier et de retrouver le savant disparu : « Je vous préviens, vous
devrez sans doute établir l’identité de votre homme uniquement à partir de
ce qui est écrit sur la nappe » (page [14]).
Ma propre enquête
Le savant, dans la nouvelle, intervient comme un spectre qui réapparaît
brusquement pour redisparaître aussitôt. Je serais tenté d’y voir Wiener,
bien entendu, ou du moins de lire dans cette nouvelle une sorte de message
laissé par Wiener, qu’il en ait conscience ou non. Il me faudrait donc
enquêter à mon tour et commencer par reprendre les raisonnements de Bill
Cohen/Levy, le détective, qui identifie le meurtrier et distingue un bon
savant et un mauvais.
Je commence par faire la liste de ce que je sais déjà.
1. Le problème est bien d’identifier les différents rôles, de donner des
identités aux positions qui se distinguent dans la scène que retrace
Wiener : la victime, le meurtrier, le détective.
2. Ces questions d’identité sont tout à fait particulières dans l’univers où
se place la nouvelle. Les personnes n’y ont pas de nom et ne se
distinguent donc pas comme elles le font dans le monde que nous
connaissons. Peut-être le même individu peut-il ainsi tenir plusieurs
rôles, être à la fois le narrateur et l’un des personnages par exemple.
3. Il existe, pour Wiener, des formules cruciales qui donnent d’un seul
coup la clé d’une théorie, comme celle de la micro-instrumentation, ou
la clé d’un individu dont elles révèlent l’identité. Mais il faut pour cela
les analyser dans une perspective qui n’est pas celle de la science mais
relève d’une sorte d’enquête.
Le monde réel
Sans doute, la nouvelle doit-elle se lire sur plusieurs plans. Wiener parle
aussi de l’État d’Israël, qui vient d’être créé en 1948. Et, si le nom ne suffit
pas à établir l’identité de celui qui le porte, c’est que beaucoup
d’immigrants en changent et adoptent un nom hébreu. Il faut sans doute,
pour prendre la mesure de ces personnages réunis dans la banlieue de Haïfa,
évoquer les savants du monde réel, à cette époque qui suit la fin de la
Seconde Guerre mondiale, la bombe atomique et les camps de
concentration.
Wiener naît Américain et il est juif. Ce qui n’est pas fréquent dans la
science d’après-guerre. Les scientifiques qui sont nés Américains, à la
même époque, ne sont pas souvent d’origine juive. Les universités
américaines ont en effet adopté dans les années vingt un système de quotas
qui limitaient le nombre de juifs parmi les étudiants aussi bien que dans le
corps enseignant. Dans son autobiographie et dans ses brouillons, Wiener se
souvient d’avoir souffert de cet antisémitisme, en particulier à l’université
de Harvard. D’autre part, devant le développement du fascisme et la montée
du nazisme, dans les années trente, de nombreux savants, juifs ou non, ont
émigré d’Europe, et surtout d’Europe centrale, vers les États-Unis. L’apport
de ces récents émigrés à la science américaine et à la science militaire
américaine est essentiel : von Neumann, Ulam, Szilard, la liste serait
longue. Ceux-ci partagent cependant une culture que Wiener ne possède
pas. On a parfois l’impression dans son autobiographie que son isolement
tient à ceci, ou que Wiener rapporte son isolement à ceci, qu’il est juif
lorsqu’il cherche un poste à l’université, ou devant le nazisme, sans
pourtant partager l’environnement culturel des juifs émigrés. Von Neumann
et Ulam se font encore aux États-Unis des plaisanteries en yiddish. Il est
tout à fait remarquable, en tout cas, que Wiener situe cette re (dis) parition
en Israël et dans un groupe de savants, qui sont tous juifs mais n’ont pas le
même environnement culturel et social. Ils viennent d’Amérique du Nord
ou d’Amérique du Sud, de ghettos ou de banlieues aisées, ou encore
d’Europe, de l’Ouest ou de l’Est.
D’autre part, il faut évoquer la surveillance dont les savants font l’objet,
en particulier ceux qui ont été associés, pendant la guerre, aux laboratoires
de Los Alamos, où est conçue la première bombe atomique, ou à d’autres
secteurs de la science militarisée. Après la guerre, certains continuent à
travailler pour l’armée américaine, comme von Neumann, tandis que
d’autres s’en éloignent, tels Szilard ou Oppenheimer. Celui-ci, que l’on
surnomme le père de la bombe, doit s’expliquer devant un comité du Sénat.
C’est l’époque du maccarthysme. Wiener, qui n’a pas participé à la
construction de la bombe, a lui-même un dossier au FBI 4. Il note que l’un
des effets de la bombe est la mise sous surveillance de la science : « Que
nous le voulions ou non, nous avons découvert que nous étions les gardiens
de secrets sur lesquels reposait la vie même de la nation. Plus jamais nous
ne pourrons conduire nos recherches en hommes libres 5. »
Sans doute peu de savants disparaissent. Dans le film de Hitchcock Le
Rideau déchiré, de 1966, le professeur Armstrong, joué par Paul Newman,
fait seulement mine de passer à l’Est. Un physicien italien, B. Pontecorvo,
passe en URSS, en 1950, mais il ne disparaît pas pour autant. Le cas le plus
proche de celui de Lilienblum/Posner remonte aux années trente. Ettore
Majorana est né en 1906. Il publie ses premiers travaux en 1928. Il devient
l’assistant de Fermi, lequel partira quelques années plus tard à Los Alamos
travailler sur la bombe. Majorana disparaît en 1938.
Le personnage de Majorana est rendu célèbre par l’enquête de l’écrivain
italien, Sciascia 6. Celui-ci fait du jeune physicien le type même du génie,
ténébreux, imprévisible, un étudiant que Fermi protège en même temps
qu’il le craint. Majorana aurait compris avant tout le monde la possibilité de
fabriquer une nouvelle sorte de bombe. Ses propres recherches semblaient
rendre possible cette fission de l’atome. Il lui fallait ou bien tout arrêter ou
bien accepter ce qui en sortirait. Il prend le bateau de Naples à Palerme, le
16 mars, et disparaît pendant la traversée au cours de la nuit. Personne sur
le pont n’a entendu tomber un homme à la mer et, du reste, le corps n’est
jamais retrouvé. Majorana a pu descendre du bateau sous une fausse
identité et commencer une autre vie ou, aussi bien, partir en Palestine.
Le livre de Sciascia, qui date de 1975, est largement postérieur à la
nouvelle de Wiener. Mais le scientifique américain a pu entendre parler de
Majorana, par Fermi peut-être, ou un autre savant qu’il aurait rencontré, par
exemple au cours de son voyage en Israël.
Mentionnons aussi la pièce de Dürrenmatt, Les Physiciens, de 1962.
L’intrigue est très proche de la nouvelle de Wiener. Le physicien de
Dürrenmatt a lui aussi disparu, non pas dans un kibboutz mais dans un asile
d’aliénés. Il se fait appeler Möbius et passe pour fou. « Il n’y a de liberté
pour nous que chez les fous 7. » Les raisons qu’il donne à sa disparition sont
comparables à celles de Lilienblum/Posner :
Les archives
Le cas Gödel
Il me faut revenir en arrière pour expliquer comment je suis tombé sur
cette histoire de savant disparu. Mon intérêt pour les histoires que racontent,
ou se racontent, les savants remonte à mon travail sur Kürt Gödel.
Dans mon livre Les Démons de Gödel 9, j’ai tenté de mettre en évidence
le lien entre la logique de Gödel (les théorèmes qu’il obtient, les directions
dans lesquelles s’engagent ses recherches) et sa philosophie bizarre ou
même sa « folie ».
Kurt Gödel publie en 1931 (il a alors vingt-six ans) l’un des plus
célèbres théorèmes de logique, le théorème d’incomplétude. Celui-ci
implique (pourvu que l’arithmétique élémentaire soit non contradictoire)
que si l’esprit est une machine, ou se comporte comme une machine à
calculer, alors il existe des problèmes d’arithmétique élémentaire qui
resteront absolument indécidables : des problèmes de théorie des nombres
(des équations polynomiales dont il faut trouver les solutions sur l’ensemble
des entiers) ne pourront jamais être résolus. Gödel donne différentes
interprétations de son théorème. Il y voit la preuve de l’immortalité de
l’âme, un signe de l’existence du diable, qui est toujours susceptible de
nous tromper, de nous donner de fausses évidences et contre lequel nous ne
pouvons pas absolument nous prémunir. Le sens que Gödel donne à ses
théorèmes peut nous sembler aberrant. C’est pourtant dans cette perspective
qu’il choisit de nouvelles directions de travail.
Or les mêmes aberrations se répercutent dans la vie de Gödel. Le
logicien tente d’élaborer un système philosophique où se retrouvent un
diable, des démons, des esprits hors du temps, tout un panthéon qu’il inscrit
dans (ou aux marges de) l’univers logique. Ces êtres bizarres, il les craint
aussi dans la vie : cachés dans son bureau, lui volant ses papiers ou se
promenant dans les bois qui entourent l’université. Tout le monde le sait,
dans les cercles logiques ou à Princeton, cette petite bourgade universitaire
où Gödel s’est installé après la Seconde Guerre mondiale : « Gödel est
fou ».
Ce que j’ai voulu montrer, c’est que Gödel est « fou » en logique
comme dans la vie, que la « folie » qui assombrit sa vie se retrouve aussi
dans sa logique : les mêmes éléments déterminent ses comportements
aberrants et ses recherches logiques, la façon dont il voit la vie et celle dont
il avance en logique. Il y a une unité. La logique, telle que Gödel la
considère et la pratique, s’enracine dans un fonds imaginaire.
Évidemment, cela ne pouvait suffire. On m’a immédiatement fait
remarquer que cette relation que je prétendais mettre en évidence entre la
logique et son extérieur restait subjective ou ne concernait que le cas Gödel.
Il pouvait bien exister une unité entre les symptômes de Gödel dans la vie et
son interprétation de la logique. À la limite, je pouvais même expliquer, en
référence à sa « folie », sa découverte de l’incomplétude des formalismes
mathématiques. Cela ne touchait pas au statut même de ces théorèmes, qui
possèdent une justification et un intérêt indépendants. Pour des raisons
contingentes, à cause peut-être de sa psychologie propre, Gödel avait
obtenu un résultat logique, lequel possédait une preuve et une portée
universelles.
Il est certain que nous ne nous intéressons pas au théorème
d’incomplétude pour les mêmes raisons que Gödel : nous n’y voyons pas la
même chose. Mais faut-il pour cela affirmer que notre intérêt pour
l’incomplétude, l’interprétation qu’inévitablement nous en faisons, sont
purs de tout imaginaire, purement techniques ? Ou bien n’est-ce pas plutôt
que notre logique est, elle aussi, enracinée dans un fonds imaginaire, que
nous n’apercevons pas comme tel précisément parce que nous y sommes
englués ? Nous remarquons les images qu’utilise Gödel parce qu’elles nous
semblent folles, aberrantes, extraordinaires, alors que celles qui nous
servent à nous familiariser avec les concepts logiques nous paraissent, du
fait même de leur rôle, tout à fait « naturelles ». Il faudrait montrer alors
que les notions logiques, telles que nous les utilisons, sont associées à
certaines images si étroitement que nous les confondons avec elles et ne les
distinguons pas comme telles. Il n’y aurait pas de logique pure mais une
logique ambiguë, susceptible de se lier à différents imaginaires, chacun
infléchissant son cours, chacun traçant des directions privilégiées mais
entrant en résonance avec les autres pour donner lieu à un développement
continu.
Il s’agirait donc de mettre en évidence non plus des images « folles »
dans le travail des savants mais au contraire des images ordinaires,
communes. La difficulté est que, fascinés par elles, nous avons tendance à
ne pas les voir. À moins peut-être qu’elles n’aient été développées pour
elles-mêmes dans la littérature, le cinéma, la science-fiction.
Piétiner
Je cherchais donc un savant qui associe de façon convaincante, ou plus
exactement dont les travaux mettent en évidence la relation qui lie les
concepts de la science à des images « naturelles », non plus des images
aberrantes mais au contraire des images « canoniques », des images qui
s’imposent à nous, qui se sont si bien diffusées dans nos livres, dans nos
esprits, que nous pouvons à peine les mettre en question. Je travaillais
surtout autour de l’idée de machine, ou d’homme-machine, ce couplage de
l’humain avec la machine qui aboutit à représenter l’humain par des
machines. C’est un élément important de la logique contemporaine. Avec la
thèse de Turing, l’esprit qui calcule est représenté par une certaine machine.
Et c’est évidemment un ingrédient essentiel de la science-fiction, en fait, un
ingrédient essentiel de la culture occidentale, depuis Descartes au moins.
C’est dans ses papiers, ses brouillons, ses carnets, ses lettres, que le
logicien laisse transparaître les images qui animent son travail. Il doit les
effacer dans ses publications, autant que possible. La forme même de la
publication scientifique l’impose. J’avais déjà effectué plusieurs séjours à
Princeton pour étudier les archives de Gödel, passé aussi quelque temps à
Philadelphie pour aborder le cas d’Emil Post, un logicien contemporain de
Gödel. Dans la période qui m’intéressait, immédiatement après la Seconde
Guerre mondiale, les universités américaines ont attiré les plus grands
savants, et c’est donc de l’autre côté de l’Atlantique que restent la plupart
de leurs archives. Les archives de John von Neumann sont conservées à la
bibliothèque du Congrès américain à Washington. Les lettres de
von Neumann à son ami Stanislav Ulam se trouvent dans les papiers de
Ulam à Philadelphie à l’American Philosophical Society, comme les
archives de Warren McCulloch. Celles de Wiener sont à Boston, à la
bibliothèque du MIT.
John von Neumann, Warren McCulloch, Norbert Wiener sont sans
doute les participants les plus importants des conférences Macy, d’où est
sortie la cybernétique. Ces conférences, financées par la fondation Macy,
rassemblent, à partir de 1946, des savants de différentes disciplines dans le
but de tirer les conséquences, quant à la connaissance de l’humain, des
avancées théoriques et techniques réalisées pendant la guerre. Il s’agit
toujours d’avancer dans le couplage de l’humain avec la machine. Les trois
savants tiennent ensemble le groupe cybernétique. Von Neumann et Wiener
lui donnent leur stature scientifique. McCulloch le fait vivre par sa
conviction que quelque chose d’inouï, de radicalement nouveau, va en
sortir. Autour de 1954, ils commencent à se brouiller, von Neumann avec
Wiener, Wiener avec McCulloch. Et Wiener rompt définitivement avec ce
groupe auquel il a donné son nom, « cybernétique ».
Un blocage psychologique
Les archives de von Neumann recèlent un mystère. C’est que le savant
n’a pour ainsi dire rien gardé lui-même de sa propre main. Il ne reste que
des doubles de sa correspondance et des discours qu’il prononce, lorsqu’il
préside la Commission pour l’énergie atomique. Ce sont des copies, sur
papier carbone, de lettres, dictées sans doute à un secrétaire et que
l’administration devait elle-même conserver. Des cartons entiers sont
remplis de courriers destinés à des généraux, des membres du Congrès, des
scientifiques aussi, toutes sortes de gens à qui von Neumann s’adresse sur le
même ton formel. Les quelques textes manuscrits sont presque mot pour
mot ceux qu’il a publiés. Von Neumann n’a pas gardé un brouillon, un
journal, une pensée.
Peu de temps avant sa mort, von Neumann accorde un entretien à un
journaliste, J. McDonald, lequel lui renvoie peu de temps après les quelques
pages de notes qu’il a prises. Von Neumann les conserve mais pourquoi ne
reste-t-il rien d’autre ?
Von Neumann a-t-il détruit ses papiers ou n’en a-t-il jamais eu ? Il a pu
brûler ses papiers, une fois malade et se sachant moribond ou, plus
vraisemblablement, au jour le jour, ne voulant rien garder, par peur de
laisser échapper un secret militaire, ou par manie, ne supportant pas les
vieux papiers qui s’entassent et prennent la poussière.
Ou bien il n’écrit jamais pour lui-même. Il rédige des lettres, des
rapports, des articles mais n’écrit rien qui n’ait un destinataire explicite.
Peut-être n’avait-il jamais besoin d’écrire ou ne pouvait-il pas écrire pour
lui-même. Dans ses notes, McDonald rapporte, après son entretien avec le
savant :
À Los Alamos, von Neumann est célèbre pour les calculs mentaux qu’il
conduit à la « vitesse de l’éclair » et avec une « étrange habileté 14 ». De
nombreuses anecdotes circulent. Un groupe de mathématiciens réunis dans
une salle essaye de résoudre une équation écrite au tableau, von Neumann
passe dans le couloir, découvre l’équation par la porte ouverte et donne la
solution sans même s’arrêter. Ou encore, un physicien passe la nuit sur un
calcul compliqué, quelqu’un par plaisanterie propose le problème à
von Neumann le lendemain, le physicien qui connaît donc la réponse fait
mine de réfléchir et lance le résultat, von Neumann reste silencieux, les
yeux au plafond, puis finit par déclarer : « C’est exact mais je ne comprends
pas comment vous avez pu procéder aussi vite. »
Ulam parle de sa « virtuosité à suivre des raisonnements compliqués »,
de « son cerveau puissant qui élimine obstacles et difficultés » : « Von
Neumann donne l’impression d’opérer séquentiellement par déductions
purement formelles. » Il ne lui manque que « ce don d’une perception
apparemment irrationnelle dans la preuve ou dans la formulation de
nouveaux théorèmes 15 », ce qui explique d’après Ulam que von Neumann
ait pu être doublé, notamment au début de sa carrière par Gödel qui prouve
à sa barbe l’incomplétude de l’arithmétique.
Outre sa capacité calculatoire, sa mémoire est également légendaire.
Son assistant à Princeton, H. Goldstine, remarque : « Von Neumann était
capable de lire une fois un livre et de le citer ensuite verbatim. Il pouvait le
faire quelques années plus tard sans hésitation 16. »
À la fin des années trente, le savant et sa seconde épouse donnent de
grandes fêtes dans leur maison de Princeton. Ils y accueillent les émigrés
qui viennent d’Europe et s’arrêtent sur la côte Est avant d’essayer de
trouver un poste aux États-Unis. Le savant circule de groupe en groupe. Il
raconte des plaisanteries, il retient toutes celles qu’il entend, ou parle de
l’histoire ancienne. Il décrit la Byzance de la fin de l’Antiquité comme s’il
y avait vécu. Il semble être apprécié de tout le monde.
L’autofiction du savant
Dans son œuvre littéraire, Wiener parle beaucoup de lui-même. En
dehors même des deux volumes de l’autobiographie, les textes de fiction
comportent presque toujours un, ou plusieurs, personnages, qui rappellent
Wiener, ou l’un de ses amis, ou l’un de ses ennemis. Dans sa biographie,
P. Masani rapporte, sans donner de source, que, lorsque le savant se
disputait avec l’un de ses collègues, il écrivait une nouvelle à son sujet 22.
Une nouvelle intitulée The Day of the Dead fait intervenir un
mathématicien américain séjournant à Mexico :
[Warschauer] était un mathématicien invité des États-Unis. Il
travaillait avec le Patron sur d’incompréhensibles problèmes de
neurophysique. […] Warschauer réfléchissait au-dessus d’une
feuille de papier couverte de symboles. C’était un professeur
américain, un Yankee, trapu, barbu et distrait, mais au moins il
savait que Mexico appartenait encore aux Mexicains 23.
il est petit, gros, presque chauve, avec une moustache fine et des
lunettes. Il porte un costume bien coupé avec une boutonnière et
adopte envers chacun une attitude condescendante. […] Il a l’air de
sortir de sous le bureau marqueté du président d’une usine de savon.
Il devrait exister un nom pour cette maladie, pensait Carlson. Sa
chemise blanche amidonnée semblait faire partie de lui tout autant
que la carapace d’une tortue. […] Une « sclérose du plastron » serait
un terme approprié pour le syndrome de Smythe.
L’affaire Woodbury
En 1959, Wiener rencontre un journaliste qui a des contacts avec John
Huston et lui écrit pour l’engager à adapter au cinéma The Tempter, avec le
savant lui-même dans le rôle de Woodbury. Wiener furieux répond aussitôt :
W. Norbert et N. Wiener
Cette ambivalence vis-à-vis des personnages est renforcée par le fait
que Wiener ne signe pas de son propre nom ses nouvelles. Il utilise un
pseudonyme, qui figure sous le titre de la nouvelle Un savant réapparaît,
alors même que celle-ci est inédite. C’est seulement à lui-même que Wiener
rappelle que cette nouvelle, ses personnages, ne doivent pas sans ambiguïté
lui être attribués.
Il est vrai, le pseudonyme est transparent : W. Norbert au lieu de
Norbert Wiener. Mais Wiener y attache de l’importance :
Être juif
Le meurtre a lieu près de Haïfa en Israël, en présence de cinq savants :
Rabinovitch, Schmidt-Cohen, Bill Levy (qui deviendra Bill Cohen),
De Gratiansky, Jacques Renard ainsi que du narrateur. À ceux-ci, il faut
ajouter le savant disparu, Lilienblum/Posner. Je me propose de reprendre
l’enquête d’un autre point de vue et d’examiner les identités du meurtrier,
de la victime et du détective. Cependant, avant même d’étudier les détails
qui individualisent ces savants et déterminent leur identité, il faut évoquer
un trait qu’ils partagent tous. La proposition est énoncée deux fois, à propos
de Lilienblum/Posner : « Sa présence ici rend vraisemblable qu’il est juif. »
(page [9] et page [7’])
Ici, c’est-à-dire en Israël. Ou, plus exactement, dans le pays imaginaire
où a lieu cette re (dis) parition du savant. Tous les savants qui y séjournent
sont juifs. Le narrateur remarque également à propos de Jacques Renard :
« Je ne savais pas auparavant qu’il était juif » (page [4]). Auparavant, c’est-
à-dire avant de le rencontrer dans ce pays.
La famille de Wiener, du côté du père comme de la mère, n’a aucune
pratique religieuse et s’est assimilée, au point que le jeune Norbert ignore
leurs origines jusqu’à l’âge de seize ans. Dans un chapitre intitulé
« Déshérité » de son autobiographie, il raconte comment il en prend
conscience lorsqu’un collègue de son père fait allusion, puisque Norbert
étudie la philosophie, à leur ancêtre philosophe, Maïmonide. La légende
familiale des Wiener les fait en effet descendre du philosophe séfarade.
Wiener en conclut qu’ils sont juifs 30.
Rétrospectivement, il s’étonne de n’avoir percé ce secret de polichinelle
qu’aussi tard. Il est déjà à cette époque licencié de l’université. Il connaît les
travaux de son père qui a publié une histoire de la littérature yiddish. Sa
grand-mère paternelle lit un journal écrit dans des caractères que le jeune
Norbert sait être hébraïques. Wiener se souvient aussi que, côté maternel, la
famille Kahn, une cousine a déjà dit devant lui qu’ils étaient juifs. Il ne
l’avait pas crue. C’est seulement en entendant parler de Maïmonide qu’il
accepte de recouper les indices.
La découverte est pour lui douloureuse. Il y a des circonstances
objectives et, aux États-Unis comme en Europe, un antisémitisme latent.
Wiener le ressent particulièrement à l’université de Harvard où il est
étudiant et où son père est professeur. Dans le brouillon de son
autobiographie, il note par exemple :
J’étais juif et, si les juifs étaient marqués par des caractéristiques
que ma mère trouvait si détestables, je devais moi-même posséder
ces caractéristiques et les partager avec tous ceux qui m’étaient
chers. Je me regardais dans le miroir et il n’y avait pas de doute : les
yeux à fleur de peau, myopes, les narines légèrement écartées, les
cheveux sombres, ondulés, les lèvres épaisses 34.
Je faisais les cent pas dans une rue calme du quartier juif. Je vis un
garçon qui discutait avec ses camarades de quelques difficultés dans
leur leçon d’algèbre. Je l’interrompis, rectifiai son raisonnement et
poursuivis ma patrouille. Quelque temps plus tard, ce garçon est
entré au MIT et est devenu l’un de mes premiers étudiants en
mathématiques 41.
Lilienblum ou Posner
Wiener entretient une étroite proximité avec le savant disparu. Le nom
lui-même est instructif. Lilienblum, qui semble au départ avoir vécu à
Mexico, peut rappeler Arturo Rosenblueth, qui est lui aussi mexicain :
« Lilienblum », une fleur de lilas au lieu d’un bouton de rose,
« Rosenblueth ». Seulement, le savant disparu change brusquement de nom.
Et, comme « Wiener » signifie celui qui vient de Vienne, comme
« Warschauer », le double du savant dans la nouvelle The Day of the Dead,
vient de Varsovie, « Posner » est celui qui vient de Poznan.
Du reste, les derniers portraits du savant disparu, à partir du moment où
celui-ci a pris le nom de Posner, correspondent à Wiener :
Après la bombe
La formule est curieuse, et son sens n’est pas clair : « vivre maintenant
avec une horrible responsabilité potentielle ». Qu’est-ce qu’une
responsabilité potentielle ? En quoi, après la bombe, la responsabilité des
scientifiques est-elle potentielle ? Wiener ne le dit pas, et le reste de sa lettre
exprime plutôt la bonne humeur. La famille est en vacances dans cette
ferme du New Hampshire, où, dans sa lettre de démission du mois
d’octobre, Wiener exprime l’intention de se retirer. Il raconte comment ses
filles conduisent des tracteurs dans les champs qui viennent d’être fauchés.
Il évoque aussi la visite de von Neumann. Celui-ci, qui a passé les deux
dernières années à Los Alamos, est venu les voir quelques jours.
D’août à octobre, Wiener correspond avec différents collègues, dont
Rosenblueth à nouveau, et évoque ses projets, en relation avec
von Neumann notamment. Rien n’annonce sa démission et les arguments
qui l’accompagnent, avant le 16 octobre. Ce jour-là, Wiener écrit
à G. de Santillana :
Le dilemme du savant
Wiener passe l’essentiel de la guerre à travailler sur un canon antiaérien.
Dans son autobiographie, il raconte, cependant, avoir été contacté en 1942
pour travailler sur des problèmes mathématiques liés au projet Manhattan. Il
ne refuse pas mais ne manifeste pas d’enthousiasme 45. Il est également
possible qu’il ne soit pas jugé assez fiable, que ce soit à cause de ses
relations avec des scientifiques marxistes, comme J.S. Haldane, ou de sa
compulsion à discuter de ses recherches et de celles de ses collègues 46. En
tout cas, Wiener n’est pas intégré au projet Manhattan, ni aux laboratoires
de Los Alamos.
Un théorème obtenu en collaboration avec le mathématicien allemand
E. Hopf, au début des années trente, semble cependant jouer un rôle dans la
conception de la bombe. Or c’est sur ce point que porte l’argument de
Wiener. La difficulté, et ce qui pousse Wiener à arrêter son activité
scientifique, est que non seulement celui qui travaille pour l’armée mais,
finalement, quiconque publie des résultats auxquels l’armée a accès, c’est-
à-dire quiconque publie dans une revue scientifique, peut voir ses travaux
utilisés à des fins meurtrières qu’il n’approuve pas mais qu’il aura rendu
possibles et dont il serait donc également responsable. Cela semble en effet
interdire toute activité scientifique. Tout travail scientifique est susceptible
d’être intégré dans un dispositif meurtrier. Le savant n’aurait alors pas
d’autres solutions que de renoncer à la vocation scientifique qui a déterminé
jusqu’à présent sa vie.
Or c’est ce même problème moral, qui se pose à Wiener au début de
l’automne 1945, qu’il met encore en 1954 sous la plume de
Lilienblum/Posner :
Refuser la bombe
À ma connaissance, nulle part dans ses propres textes, Wiener ne
condamne de façon catégorique l’usage de la bombe ni ne demande le
désarmement nucléaire 49. On voit bien, dans les notes qui précèdent, que
son regard sur la bombe, sur l’existence de la bombe et son usage au Japon,
est critique ou, pour reprendre sa propre expression, « sceptique ».
Cependant, Wiener n’affirme pas de façon explicite que le gouvernement
américain n’aurait pas dû l’utiliser. Il écrit par exemple en 1956 que,
jusqu’en août 1945, il espérait que la bombe ne fonctionne pas. Il ajoute
ensuite :
Bien sûr, je fus content [gratified] que la guerre avec le Japon se
termine sans les lourdes pertes de notre côté qu’une attaque frontale
sur le pays aurait impliquées. Cependant, même ces nouvelles
heureuses [gratifying] me laissèrent dans un état de malaise profond
[profound disquiet] 50.
La machine et la bombe
Ces questions sont tirées de deux entretiens que donne Wiener. Celui-ci
les a peut-être du reste proposées lui-même. Si la bombe est meurtrière, la
machine cybernétique et le savant qui la conçoit pourraient l’être aussi.
D’une autre façon sans doute, mais le problème est posé. Le problème s’est
transposé de la bombe à la machine : la machine est-elle la fin de
l’humain ?
Il ne s’agit pas de juger Wiener, ni dans ses rapports à la science
militarisée, ni à propos de la cybernétique. C’est Wiener qui met en place
l’opposition entre le bon et le mauvais savant et imagine un détective qui
démasque le mauvais savant. Ce qui m’intéresse est de savoir comment
Wiener (et son double Norbert) se (le) situe lui-même dans cette opposition.
Or la question ne concerne pas seulement la bombe, la responsabilité des
savants vis-à-vis de la bombe et dans l’application de la science à la guerre.
La question porte aussi sur le sens de la machine qui envahit la science,
l’imaginaire et le réel dans l’immédiat après-guerre.
Il est remarquable que Lilienblum/Posner reprenne les réflexions de
Wiener à propos de la bombe mais en les déplaçant pour les faire porter sur
la « micro-instrumentation », les nanotechnologies. Le savant disparu ne
parle pas lui-même de la bombe. Cette impasse où le conduit la science qui
ne peut plus progresser qu’en se faisant destruction se dessine à propos de
cette technique qu’invente Lilienblum/Posner et qui recouvrirait pour nous
les « nanotechnologies ».
Qu’est-ce que la micro-instrumentation ? Ce n’est ici qu’une métaphore
de la cybernétique, un mot pour un autre. Comme la machine cybernétique
est l’autre de la bombe atomique, la micro-instrumentation est l’autre de la
machine cybernétique : un champ où la même question de la science peut
encore se poser. Et la réponse à propos de la micro-instrumentation est
claire : le saint savant a disparu.
Cependant, la question porte bien sur la cybernétique : savoir s’il y a
danger et si Wiener n’aurait pas dû s’enfuir devant ses machines ou, mieux,
ne pas les lâcher dans la nature. C’est de la cybernétique que vient le
danger. Et il y a plusieurs façons de mettre en danger l’humain. Sur le plan
du réel, les machines peuvent prendre le travail et le salaire des humains, ou
de certains humains, les remplacer donc et, ce faisant, les éliminer : c’est
l’automatisation de l’usine qui rend inutile le travail ouvrier. Mais les
machines peuvent agir aussi sur d’autres plans, théoriques, juridiques,
imaginaires : modifier la façon dont nous nous voyons, les théories que
nous pouvons nous appliquer ou les lois que nous nous donnons, concernant
l’usage que nous pouvons faire de nos corps par exemple. Les modifier à tel
point que nos descendants mêlés à ces machines ne se considéreraient plus
comme, et ne seraient en effet plus, « humains ». C’est une autre voie pour
éliminer l’humain, non plus en supprimant physiquement les humains mais
en rendant caduque la notion même d’humain.
Dans une première lecture du meurtre de Lilienblum/Posner, Wiener est
dans la position de la victime. Il est une version humaine du savant saint.
Dans une seconde lecture, Wiener est lui-même du côté des mauvais
savants, ceux qui jouent avec les armes. La cybernétique est une arme
contre l’humain. Le savant disparu est le seul qui soit resté humain, et
Wiener contribue à l’éliminer. C’est un meurtre, il n’y a pas de doute.
On pourrait du reste distinguer ces deux versions en les attribuant l’une
à Wiener et l’autre à son double, W. Norbert. Wiener voudrait écrire
l’histoire d’un bon savant que la mauvaise science pousserait à disparaître
mais, sous la plume de Norbert, le sens de cette histoire se transforme, et
Wiener se retrouve du côté des savants assassins. Norbert lui donne un autre
rôle : un pape, ou un évêque, plutôt qu’un saint, et l’assassin plutôt que la
victime. Peut-être Wiener lui-même ne s’en aperçoit-il pas.
La cybernétique est-elle, ou non, aux yeux de Wiener lui-même, la fin
de l’humain ? Et qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce un mal ? Est-ce un
meurtre ? Et que sont ces machines que nous imaginons nous dénaturer,
nous défigurer ou, tout simplement, nous remplacer à la surface de la
Terre ?
CHAPITRE 4
La formule
Lord Ewald quitte la demeure d’Edison et emporte la femme-machine
que l’inventeur lui a fabriquée : c’est une femme idéale.
« Je vous prive d’un chef-d’œuvre surhumain ! dit Lord Ewald, après un
moment.
– Non, puisque j’ai la formule, dit l’électricien 75. »
Wiener pourrait sans doute donner une telle réponse. Il a aussi rêvé de
construire des êtres artificiels et, dans sa cybernétique, s’est persuadé que
l’être humain est tout entier représenté dans un message, un code, une sorte
de formule que l’on pourrait transmettre sur une ligne téléphonique pour
reconstituer l’individu ailleurs, ailleurs dans l’espace (à l’autre bout du fil),
dans le temps mais aussi dans d’autres milieux, à l’intérieur d’un ordinateur
par exemple dans une réalité purement virtuelle.
Le savant disparu, Lilienblum/Posner, est lui-même lié à une formule.
C’est à partir de cette formule gribouillée sur la nappe du restaurant que ses
collègues le reconnaissent. La formule caractérise donc parfaitement
l’identité du personnage. On retrouve l’individu d’après sa formule. Il y est,
d’une certaine façon, contenu.
Il est vrai qu’on ne lit pas la formule de Lilienblum/Posner comme un
programme, un code : une machine, un ordinateur ne réussirait pas à
décrypter l’individu à partir de cette formule, et celle-ci ne permet pas de
reconstituer un exemplaire de l’individu, comme la formule dont parle
Edison lui suffirait à reproduire l’androïde. Il n’empêche que, dans la
nouvelle qui nous occupe, l’individu, le savant disparu en l’occurrence, est
bien déterminé à partir d’une formule.
Ce café-restaurant où sont attablés les savants est particulièrement
« confortable », Wiener y insiste et utilise même deux fois le terme
allemand, Gemütlichkeit. L’usine que le narrateur vient de visiter est « un
vaste espace vide d’êtres humains ». On aperçoit parfois « un ouvrier dans
un bleu de travail immaculé, polissant une poignée de cuivre » (page [2]). Il
n’y a que cette formule qui ressorte, qui fasse tache sur la nappe.
Comment lire une formule pour y retrouver le mathématicien qui l’a
inventée ? Wiener affirme du moins que cette lecture est possible : la
formule, l’écriture scientifique reflète l’individualité du savant. C’est l’une
des hypothèses qui guident le cheminement du détective dans la nouvelle.
C’est l’une des choses que Wiener, ou son double W. Norbert, veut nous
dire : la science trahit les savants et, alors même qu’ils voudraient s’y
cacher, dévoile leur identité. C’est peut-être pour cette raison, pour bien
marquer le caractère individualisant de la science, que la formule ressort
dans cet univers immaculé sur lequel s’ouvre le rideau. Un café confortable,
des usines blanches, il n’y a qu’une tache, un gribouillis sur la nappe.
Un autre Norbert
Freud a peut-être discuté d’un cas apparenté, Norbert Hanold. Oui,
Norbert comme le nôtre. C’est un détail, bien sûr, mais dans ce domaine, les
détails ont leur importance.
Norbert Hanold, dans la nouvelle de W. Jensen, Gradiva, fantaisie
pompéienne, est un archéologue. Il est fasciné par un bas-relief antique,
sans savoir pourquoi d’abord. Puis il remarque la démarche de la jeune
femme ou, plus exactement, la façon dont elle pose le pied par terre : le
talon s’élève presque à la verticale. Il s’observe lui-même marchant devant
une glace mais l’axe de son pied ne dessine par rapport au sol qu’un angle
de 45°. Il en vient à suivre les femmes qui marchent dans les rues. Ou il
s’installe à la terrasse des cafés pour scruter, bien assis, leurs chevilles,
surtout quand il pleut et qu’elles remontent le bas de leurs robes. C’était
« se comporter d’une façon qui lui était totalement étrangère : le sexe
féminin jusque-là n’avait été qu’un concept tiré du marbre ou du bronze, et
il n’avait jamais accordé la moindre attention à ses représentantes
contemporaines 76 ».
Une formule mathématique, qui bizarrement mobilise l’attention,
devient l’objet d’un souci maniaque, peut-elle jouer le même rôle, c’est-à-
dire prendre la place pour le mathématicien, notre Norbert, de ce qu’est
pour l’archéologue, l’autre Norbert, la position d’un talon sur un bas-relief ?
En réalité, l’archéologue a simplement retrouvé dans la figure du bas-
relief, la Gradiva comme il l’appelle, la démarche d’une amie d’enfance
dont il avait refoulé le souvenir. Il la rencontrera par hasard à Pompéi alors
qu’il était parti à la recherche de l’autre, la Gradiva. C’est un hasard que la
femme réelle visite également la cité antique au même moment, comme
c’est un hasard tout aussi improbable dans la nouvelle de Wiener, que nos
savants en goguette se soient assis à la table même où leur collègue disparu,
depuis plusieurs années, a laissé la veille sa formule. Pour Freud,
cependant,
L’hypothèse freudienne
Si Norbert était un être tiré de la vie, qui aurait chassé ainsi l’amour
et le souvenir de son amitié d’enfance au moyen de l’archéologie, il
serait logique et conforme à la règle que ce soit précisément un
relief antique qui éveille en lui le souvenir oublié de celle qu’il a
aimée avec des sentiments enfantins ; il aurait bien mérité son
destin, c’est-à-dire de s’éprendre de l’image de pierre de Gradiva
derrière laquelle, grâce à une ressemblance inexpliquée, la Zoé
vivante qu’il a délaissée se met à agir sur lui 78.
Laisse les femmes et étudie les mathématiques. Parce que étudier les
mathématiques semble d’abord permettre d’oublier les femmes, ou une
femme, ou un problème avec les femmes. Sauf que le souvenir vient ensuite
s’exprimer à l’intérieur même des mathématiques. Et celles-ci en
deviennent d’autant plus intéressantes. Le sujet y rencontre son objet sous
une forme sublimée, sous une forme qu’il peut sans crainte manipuler.
Ce n’est pas, dans cette perspective freudienne, que le savant s’oublie
dans le travail et retrouve l’objet qui le préoccupe au moment où il
interrompt son activité scientifique. Comme si ses soucis l’empêchaient de
dormir et que le savant gagnait seulement un répit dans l’activité
scientifique. Si c’est le cas, l’objet du souci n’a pas été refoulé. S’il a été
refoulé, il n’apparaît plus de façon explicite dans la vie du sujet, il en a été
apparemment éliminé mais s’est réintroduit là où le sujet a tenté de le fuir :
il s’est greffé sur les notions mathématiques elles-mêmes.
C’est dire que les notions mathématiques, les opérations du savant ont
des motivations plus profondes, qui dépassent leur signification technique.
Elles sont investies de ce que Freud appelle une « double détermination ».
Elles ont, bien sûr, un sens explicite. Le mathématicien manipule des
nombres, des structures, toutes sortes d’objets déterminés par certains
énoncés, des axiomes disons, dans le champ mathématique. Mais ces objets
prennent ensuite un sens second, que le mathématicien lui-même ne
pourrait pas décrire mais qui agit sur lui, qui le fascine, le pousse à
travailler sur ces notions en particulier, à les transformer dans telle direction
plutôt que dans telles autres. Si on lui demandait pourquoi il se concentre
sur ces problèmes précis, il pourrait invoquer leur importance sur le plan
scientifique, ou leur beauté mathématique. Notre archéologue, Norbert
Hanold, est lui aussi convaincu de s’intéresser à son bas-relief, à la
démarche de Gradiva et aux chevilles des femmes qu’il croise dans la rue,
pour des raisons scientifiques, dans une perspective qui possède une
justification dans le champ de l’archéologie. Les éléments scientifiques
prennent une ambiguïté. Le psychanalyste peut leur associer deux
déterminations :
Sans doute, le savant doit respecter les exigences de sa science et, par
exemple, en mathématiques, démontrer. Le savant ne peut pas faire
n’importe quoi avec les notions qu’il utilise, sans quoi il quitterait le champ
de la science et, du même coup, perdrait ce « prétexte » qui lui permet de
jouer avec des objets qu’il a voulu exclure de sa vie. La « motivation
érotique » doit donc composer avec le cadre scientifique. Il faut qu’un
« compromis » s’opère, de sorte que le courant inconscient puisse être
canalisé dans le dispositif qui définit la science. C’est précisément cette
opération que réussit le savant : retrouver et manipuler ce qui l’intéresse au
plus profond à l’intérieur même du champ scientifique.
Dans ces passages, Freud discute surtout de l’archéologie à laquelle se
consacre le personnage de la nouvelle de Jensen, mais nous pouvons bien
appliquer ses analyses aux mathématiques : les notions, les opérations, les
énoncés mathématiques ont eux aussi une double détermination qui les rend
susceptibles de représenter un élément refoulé et de donner corps à un
courant inconscient de la vie du sujet.
Notre fuyard se jeta avec une ardeur toute particulière dans les
mathématiques et la géométrie du programme scolaire jusqu’au jour
où sa faculté de compréhension se trouva soudain paralysée devant
quelques innocents exercices. Il fut encore possible d’établir
l’énoncé de deux de ces problèmes : « Deux corps se heurtent, l’un
à la vitesse de… », etc. Et : « Inscrire dans un cylindre dont la
surface a un diamètre m un cône… », etc. Devant ces allusions à la
vie sexuelle, certes peu évidentes pour tout autre, il se sentit trahi
par les mathématiques aussi, et prit également la fuite devant elles 83.
L’inconscient machinique
C’est von Neumann à qui les démonstrations arrivent ainsi toutes faites,
leurs étapes mélangées comme les cartes d’un paquet que l’on aurait battu.
Ou les indications d’un interlocuteur au téléphone quand la ligne est
mauvaise et que l’on doit répéter. Von Neumann, l’ego von Neumann si l’on
peut dire, semble être assis sur une machine, un ordinateur qui travaillerait
pour lui. Ce n’est pas le cas de Wiener, ou ce n’est pas de cette façon qu’il
décrit le moteur qui le pousse dans le champ mathématique.
Ce sont donc bien en effet le même désordre ou, plus exactement, des
hasards, des irrationalités « d’une certaine façon parallèles » auxquels sont
soumis la particule de pollen sous le choc des molécules d’eau, l’homme
ivre qui marche sans savoir où il va et celui que ses pulsions inconscientes
conduisent. Et, ce désordre, Wiener tente de le surmonter, dans la vie
comme dans la science, en montrant comment on peut le manipuler, en
donner des caractérisations mathématiques pour répondre en moyenne à des
questions concernant son devenir. S. Heims pointe avec une grande justesse
cette unité dans les perspectives de Wiener. Il en obtient aussi des
témoignages auprès des contemporains de Wiener :
Premières machines
L’idée de chercher de l’ordre dans un désordre apparent, prise avec une
certaine généralité, pourrait être considérée comme un élément du roman
policier, expliquer donc l’affection de Wiener pour ce genre d’enquête et
celle en particulier qu’il nous propose, avec cette histoire de meurtre en
Israël. Pour démasquer le meurtrier, le détective reconstitue une
individualité singulière à partir d’un ensemble d’indices que l’on ne saurait
pas soi-même lire. Il organise donc un désordre, des cendres de cigarette,
des bouts de laine accrochés aux meubles, des empreintes laissées sur les
plates-bandes.
Quoi qu’il en soit de son importance réelle dans ses travaux
mathématiques, Wiener place une telle perspective au centre de son œuvre.
La question se pose toutefois de savoir dans quelle mesure la cybernétique
en est réellement tributaire. Sans doute, le savant conçoit la cybernétique
comme une théorie scientifique, au centre de laquelle se retrouvent les
méthodes de l’analyse harmonique. Mais le monde cybernétique que
Wiener imagine dans ses livres repose-t-il sur ces mathématiques ou bien
celles-ci ne représentent-elles qu’une voie d’accès, contingente, vers un
monde dont le ressort est autre ? Peut-être était-il nécessaire, pour qu’il ose
s’y aventurer, que Wiener puisse retrouver dans ce monde ses méthodes
mathématiques et l’intuition centrale par laquelle il décrit ses
mathématiques aussi bien que sa vie : maîtriser le désordre. Il faut bien
reconnaître, du moins, que le thème de l’ordre et du désordre en croise dans
la cybernétique un autre, celui de la machine et de la créature artificielle, le
mythe de Frankenstein si l’on veut.
Wiener se souvient d’avoir rêvé, comme beaucoup d’enfants, de
construire des machines humaines, des automates, des robots. Vers l’âge de
sept ans, il tombe sur un article à propos du système nerveux et de la
propagation des impulsions électriques dans les nerfs.
C’est aussi à cette époque que naît la sœur du jeune Norbert. Celui-ci
s’interroge sur la naissance mais d’un tout autre point de vue : « J’avais
l’idée bizarre que, si l’on pouvait soumettre une poupée, par exemple une
poupée faite à partir d’un flacon de médicament, à une série d’incantations,
on en ferait un bébé 103. »
Les deux épisodes sont à peu près contemporains. Dans son
autobiographie, le savant s’interroge sur leur disparité, et cette sorte
d’inconséquence qui lui permet, enfant, de lire des articles scientifiques sur
le système nerveux en même temps que de réciter des incantations au-
dessus d’une poupée. Je l’ai évoqué, l’enfant est un prodige, qui obtient
l’équivalent du baccalauréat à l’âge de onze ans. Et c’est du reste à propos
de son éducation, beaucoup plus que dans ses rêves de machine, que se
dessine l’image de Frankenstein.
[Celui-ci] soutenait que j’étais un enfant tout à fait moyen qui avait
été amené à certains succès par le mérite de son enseignement, et
par cet enseignement seulement. […] Cela eut un effet dévastateur
sur moi. L’article affirmait que mes échecs étaient les miens, mes
succès ceux de mon père 107.
Pourtant, Wiener ne se rebellera jamais contre son père. Il ne conteste
pas véritablement ses vues. Adulte, il accepte encore l’idée que son père,
par sa nature comme par l’éducation qu’il lui a donnée, l’a fait tel qu’il est.
Il note ainsi, pour conclure le récit de son enfance :
Je dois à mon père non seulement sa part des gènes que je porte
mais aussi cette sorte d’éducation qu’il pensait convenir à un enfant
avec exactement les traits de caractère que j’avais tirés de lui. Sans
la part que j’ai reçue de la nature de mon père, j’aurais été un sujet
inadapté pour son éducation, et sans son éducation, les possibilités
dont j’avais hérité de lui auraient pu ne jamais être disciplinées et ne
jamais s’actualiser 108.
C’est à propos d’un autre enfant prodige, W.J. Sidis, dont le père est
psychiatre et que Wiener croise alors qu’il prépare sa thèse à Harvard, que
la fabrication du fils par le père est décrite dans les termes les plus durs.
Apparaît alors un autre aspect qui pointe parfois dans la relation de Wiener
à son propre père mais sous un mode mineur : l’éducation de l’enfant, cette
fabrication d’un humain, relève de la science, d’une science curieuse et
dangereuse ; son modèle est la vivisection. Wiener déclare posséder une
lettre d’un écrivain qui reste anonyme, et assez mystérieux, mais qui est
convaincu que « le père [de Sidis] est coupable d’un crime capital et que ce
crime résulte de l’attitude du scientifique qui est tellement dévoué à sa
science qu’il est prêt à commettre un acte de vivisection spirituelle sur son
propre enfant 110 ».
Mutilations, vivisections
Wiener a fréquenté des psychanalystes. Il connaissait les textes de Freud
et, au début de son autobiographie, reconnaît qu’« une grande part de [cet
ouvrage] est consacrée au thème très freudien du conflit père-fils ».
Cependant, le savant tient à marquer sa distance avec Freud. Il prend soin
d’avertir son lecteur :
Que [celui-ci] ne s’y trompe pas : la ressemblance entre de
nombreuses idées de ce livre et certaines des notions de Freud n’est
pas une coïncidence. Et, s’il a l’impression qu’il pourrait traduire
mes énoncés dans le jargon freudien, il doit prendre en compte que
j’ai bien conscience de cette possibilité et l’ai rejetée
délibérément 115.
Une lettre
Je ne connais dans le corpus de Wiener qu’une exception, un exemple
de vivisection opérée par la mauvaise science, et dont le bon savant est, ou
risque d’être, la victime. Wiener répond à son éditeur qui vient de refuser la
première version de l’autobiographie. La lettre fait jouer plusieurs images à
contre-emploi en même temps qu’elle en éclaire la signification. Wiener
veut avant tout se justifier d’avoir écrit ce récit de son enfance que l’éditeur
critique : « Je dis ces choses et j’ai écrit mon livre parce qu’il y a quelque
chose en moi qui demande à ce que je parle et écrive. »
C’est, dans cette lettre, que les mathématiques ne suffisent pas à
l’expression du sujet. Le mathématicien ne peut pas dire dans les
mathématiques tout ce qu’il a à dire. Il ne peut pas s’y exprimer
entièrement. La comparaison du mathématicien avec le sculpteur, dont
Pygmalion donne souvent le modèle, revient pour prendre un sens négatif.
Le mathématicien, comme le sculpteur, travaille un matériau froid, lequel
ne permet pas de rendre la vie qui anime l’humain.
La psychanalyste et l’éditeur
Wiener envoie le manuscrit de son autobiographie à sa psychanalyste du
moment, Janet Rioch, pour lui demander s’il doit omettre certains passages.
Elle remarque :
La patte de singe
Il est remarquable que Wiener ne cite jamais Frankenstein.
Indépendamment du rapport à son père, et de la similitude de cette relation
telle que Wiener la retrace avec celle qui lie le docteur à sa créature, la
référence semblerait s’imposer. La question que pose Wiener, de savoir si
les créatures que nous avons produites (les usines automatiques par
exemple) peuvent se retourner contre nous, est au centre de cette sorte de
mythe. Les journalistes qui interrogent le savant lui proposent le cas de
Frankenstein. Pourtant, Wiener l’ignore et répond à côté. Pourquoi cette
absence ? L’image de Frankenstein est-elle trop évidente ? Ou bien manque-
t-il un élément à cette histoire ?
La référence privilégiée des textes cybernétiques est une nouvelle de W.
W. Jacobs, La Patte de singe. Cette relique qu’achète un père de famille est
supposée pouvoir accomplir trois souhaits. Le père demande d’abord de
l’argent. Le lendemain, le contremaître de l’usine vient lui proposer une
grosse somme d’argent pour le dédommager : le fils a eu un accident et il
est mort. Le père demande que son fils revienne. Au petit matin, le fils,
mort, dans son corps horriblement mutilé, vient frapper à la porte. Le père
terrifié demande à la patte de singe à ce que le fils reparte. C’est le
troisième souhait.
Wiener compare la technique à la patte de singe : elle réalisera ce que
nous lui demandons mais il nous faut bien réfléchir à ce que nous voulons
lui demander. Cette idée, de bon sens finalement, exige-t-elle cette
présentation macabre ? Wiener tire-t-il tout le sens de la nouvelle de
Jacobs ? Comprend-il lui-même pourquoi elle le fascine ? En tout cas, la
nouvelle met encore en scène un père, un fils et une mutilation. Cependant,
par rapport à la figure de Frankenstein, la nouvelle de Jacobs porte l’accent
sur d’autres points, l’argent et surtout l’importance des énoncés que formule
le père. L’image du père dans la nouvelle de Jacobs peut résonner dans
l’univers de Wiener en deux sens opposés. D’une part, le père a, grâce à la
magie du talisman, mutilé et tué son fils, comme nous, et avant tout le
savant, risquons par la technique de mutiler et de tuer l’humain. Mais,
d’autre part, la silhouette de ce père prononçant des formules magiques au-
dessus de la patte de singe peut rappeler celle du père de Wiener énonçant
des lois morales au-dessus des tracts contre la vivisection. Et le problème,
pour Wiener, est peut-être toujours de savoir si (ou le problème réside dans
la crainte que) la cybernétique tombe sous le coup de ces lois.
À nouveau, le point sur l’enquête
Voici l’histoire en résumé. Le jeune Norbert se lance dans les
mathématiques et la biologie où son père ne peut pas le suivre. Il peut y
« essayer ses ailes 129 ». Il peut aussi y tenter toutes sortes d’expériences,
réelles ou fantasmatiques, qui seraient interdites ailleurs. Il finit par se
concentrer sur les mathématiques mais n’oublie jamais la biologie. La
cybernétique se développe à l’entrecroisement des mathématiques et d’une
certaine biologie. Le savant y dessine ses chefs-d’œuvre : toutes sortes de
créatures bizarres mi-mécaniques, mi-humaines. À la fin, il a donc
recommencé le même jeu que son père lui semble avoir joué avec lui :
produire une créature artificielle forcément incomplète, laquelle finit par le
menacer.
Je veux souligner plusieurs points qui me semblent éclairer le problème
du savant disparu.
1. La machine cybernétique, la machine de la science apparaît au regard
du sujet comme le terme d’une relation réactualisée du père à son fils.
2. Pour cette raison même (parce que c’est, dans l’univers de Wiener, ce
que les fils sont aux pères), la machine est une image du sujet, mutilée
ou monstrueuse.
3. En conséquence aussi, elle est susceptible de se retourner contre celui
qui l’a produite.
4. La science, et les savants, à la fois, mutilent ce qu’ils produisent et, par
ce qu’ils ont produit, mettent l’humanité en danger. Ce n’est pas
seulement le fait des mauvais savants, ceux qui fabriquent des bombes
pour de l’argent. On l’a vu, le savant « dévoué à la science » est « prêt à
commettre un acte de vivisection […] sur son propre enfant » : il est
« coupable d’un crime capital ».
Dr Wiener, un commentaire ?
L’automate est ici l’une des images dans lesquelles le sujet se reconnaît,
un des éléments entrant dans un moi imaginaire, au même titre que le reflet
dans le miroir. Le sujet se voit comme un corps unifié dans un miroir,
comme un automate dans cette espèce de miroir que lui tendent la science et
bientôt la cybernétique.
W. Grey Walter place encore deux tortues dans la même pièce, avec
chacune leur lampe. Tantôt elles s’attirent, tantôt elles s’ignorent, ou
semblent se battre pour atteindre une troisième source de lumière. Wiener
note « qu’à ce jour les machines de ce type les plus complexes ne sont que
des jouets scientifiques servant à explorer les possibilités de la machine
elle-même et de son analogue, le système nerveux ». Il y voit « des
commentaires mécaniques à un texte philosophique 145 ». Dans la même
perspective, W. Grey Walter appelle aussi son automate la Machina
Speculatrix.
C’est bien ce que se propose Lacan, utiliser de telles machines pour
spéculer, sur les limites de la machine et la nature de la conscience. Dans le
séminaire II, de l’année 1954-1955, Lacan emprunte une machine
cybernétique pour décrire non plus un élément du moi imaginaire (comme
dans « Le stade du miroir ») mais la constitution même de ce moi
imaginaire. Comment en venons-nous à nous voir, à nous reconnaître, dans
le reflet du miroir ? Lacan propose plusieurs apologues illustrant la
constitution du moi imaginaire. Le dernier fait intervenir une tortue inspirée
de celle de W. Grey Walter.
vous voyez quel cercle, du même coup, peut s’établir. Pour autant
que l’unité de la première machine est suspendue à celle de l’autre,
que l’autre lui donne le modèle et la forme même de son unité, ce
vers quoi se dirigera la première dépendra toujours de ce vers quoi
se dirigera l’autre 148.
L’imaginaire, le symbolique
et les machines désirantes
Lacan s’appuie sur le modèle de la machine cybernétique pour justifier
l’autonomie du symbolique et, finalement, la possibilité d’une psychanalyse
qui en reste à un certain niveau de discours et n’entre pas dans les
identifications du sujet, lesquelles semblent alors relever d’une mauvaise
psychologie. La difficulté est que cette machine qu’emprunte Lacan est
elle-même un produit imaginaire, imaginaire non seulement au sens où elle
se forme dans un échange entre science, philosophie et littérature mais
imaginaire au sens de Lacan, au sens où elle représente un objet auquel
s’identifie le sujet. Cette machine, qui illustre le défilé des symboles, est
une image du sujet. Le symbolique, la voie de la machine, apparaît donc
comme une direction qui s’ouvre au sein de l’imaginaire et reste fondée sur
l’imaginaire. S’installer dans le symbolique, ce ne serait donc pas quitter
l’imaginaire mais seulement renoncer à l’interroger, renoncer à interroger
comme telles les identifications du sujet, parmi lesquelles cette machine qui
donne corps au symbolique. Ce serait isoler un élément imaginaire de façon
abstraite et arbitraire. Arbitraire, car l’imaginaire comporte d’autres centres,
ouvre d’autres voies, et il n’y a pas de raison a priori de choisir celle de la
machine.
J’ai déjà évoqué les travaux de C. Fontaine, R. Le Roux, L. H. Liu qui
discutent de la référence de Lacan à la cybernétique. La difficulté, à mes
yeux, n’est pas qu’il y ait une influence de la cybernétique sur la
psychanalyse lacanienne qui resterait inassumée dans la philosophie en
France. Lacan adopte des positions tout à fait différentes de celles de
Wiener. Lacan ne reprend pas les thèses de Wiener, il reprend son principal
personnage, la machine cybernétique, pour lui faire vivre d’autres
aventures. Le problème vient de ce que Lacan veut donner à la machine
cybernétique un rôle difficilement compatible avec la nature de ce
personnage dans les textes de Wiener. La question serait de savoir dans
quelle mesure, à quelles conditions, un tel personnage peut être arraché à
son monde, à sa catégorie initiale, pour prendre de nouvelles
déterminations, de nouvelles fonctions, sans perdre tout à fait son identité
première 159.
L’usage que font Deleuze et Guattari de la notion de machine, de
machine désirante, pose du reste le même problème. Pour le dire très vite,
Deleuze et Guattari entendent, en se référant à la machine, dégager la
psychanalyse des structures familiales auxquelles Freud la rapporte et
ouvrir pour le sujet des formes de vie qui ne seraient donc pas enfermées
dans ces structures : « déterritorialiser » ce que la psychanalyse
traditionnelle « re-territorialise ». Les « machines désirantes » vont agir
d’elles-mêmes à partir d’un « corps sans organe », sans qu’il soit nécessaire
d’encadrer la vie qui se dessine alors dans les structures sociales, cette
structure surtout que met en place l’histoire d’Œdipe et dont la
psychanalyse est tributaire.
Sans doute, les machines de Deleuze-Guattari ne sont pas rattachées à la
cybernétique de la même façon que celles de Lacan. Cependant, Deleuze et
Guattari se réfèrent en des points cruciaux aux textes de Lacan sur la
cybernétique 160. Plus largement, les machines désirantes sont décrites par
trois « modes » auxquels répondent parfaitement les machines
cybernétiques. La machine désirante est d’abord un « système de
coupures 161 » : elle coupe dans un flux continu, comme la machine
cybernétique, l’ordinateur, qui transforme un signal électrique, par nature
continu, en une suite discrète de symboles. La machine désirante comporte
ensuite une sorte de code 162, comme sont en effet numérotées, associées à
des codes, les machines cybernétiques, dans les théories où elles figurent,
machines de Turing, automates de von Neumann. Enfin, la machine
désirante produit à côté d’elle un sujet 163, de la même façon que la machine
cybernétique s’adjoint une figure de la subjectivité, un certain humain,
déterminée, produite donc à partir d’elle. Deleuze et Guattari adoptent un
concept de machine qui, sinon se modèle sur la machine cybernétique, s’y
illustre du moins parfaitement. Or la machine cybernétique apparaît dans un
contexte déterminé, où jouent la relation familiale père-fils comme les
figures sociales de la machine-usine et de l’ouvrier-robot. Peut-on alors
s’attacher à l’image de la machine pour sortir le sujet de ce contexte, dans
lequel précisément la machine prend corps et auquel elle semble toujours
nous ramener ? Pourquoi du moins ne pas parler d’autre chose, utiliser une
autre image ? N’est-ce pas justement que l’on est prisonnier de la catégorie
de machine et, finalement, du monde cybernétique avec les structures qui le
sous-tendent.
Laissons ces questions ouvertes. Si Lacan, et Deleuze-Guattari derrière
lui, empruntent un personnage de machine à la cybernétique, il faudra se
demander dans quelle mesure ce personnage peut être détaché de son
contexte, vivre de nouvelles aventures pour perdre alors les déterminations
qui le constituaient. Mon but en tout cas est d’examiner ces déterminations,
les racines imaginaires de la notion de machine, ces racines justement que
Lacan entend déchirer.
La mort du Soleil
À l’intérieur de la philosophie en France, Jean-François Lyotard a tenté,
dans quelques articles, une analyse imaginaire de la machine cybernétique.
Ou, plus exactement, de ce qu’il appelle les « techno-sciences ». Disons-le
d’emblée, les techno-sciences sont, pour Lyotard, déterminées par la mort
du Soleil. On le sait, dans quelques milliards d’années, le Soleil s’éteindra,
et la vie disparaîtra à la surface de la Terre. Ce sera une mort radicale,
puisqu’il n’y aura alors plus personne pour la penser. L’univers retombera
dans le silence. Les techno-sciences cherchent à remédier à ce désastre :
Les techno-sciences sont donc tendues par ce but de rendre possible une
pensée après le désastre de la mort du Soleil. Il s’agit de détacher la pensée
du corps, qui disparaîtra avec le Soleil, avec la vie terrestre, ou de donner à
la pensée un autre corps. C’est dans cette perspective que Lyotard interprète
l’analogie avec l’ordinateur : la pensée devient un programme pour cette
machine qu’est le corps, un software par rapport à un hardware. Cette
analogie ouvre une solution, une possibilité de survie : il suffirait de donner
au software un autre hardware, de réimplémenter le programme qu’est la
pensée sur une nouvelle machine, qui ne soit pas conditionnée par le milieu
terrestre.
Player Piano
Ce roman de Kurt Vonnegut, publié en 1952, quatre ans après
Cybernetics, deux ans après L’Usage humain des êtres humains, décrit très
bien le monde cybernétique, tel que l’imagine Wiener. Une dizaine
d’années a passé depuis la Troisième Guerre mondiale, au cours de laquelle
les Américains ont à nouveau combattu à l’étranger. Pendant la guerre,
l’industrie manquait de main-d’œuvre. Les femmes ne suffisaient plus. Les
usines ont donc été automatisées. Une seconde révolution industrielle a eu
lieu. La première, au début du XIXe siècle, avait été marquée par
l’introduction de la machine à vapeur, qui pouvait remplacer la force,
humaine ou animale. À partir de ce moment, le travailleur avait cessé de
vendre sa force. La machine, la vapeur, fournissait la force. Le travailleur
vendait une sorte d’habileté, ou la capacité à exécuter certains gestes, ne
serait-ce que visser un boulon, tout au long d’une journée, ou vérifier, d’un
mouvement des yeux, que le résultat désiré était bien obtenu. C’était un
travail répétitif mais qui semblait mettre en œuvre des facultés mentales que
la machine ne possédait pas. Sauf que, justement, comme l’avait prévu
Wiener, le développement des calculateurs et l’utilisation de la rétroaction
ont permis d’automatiser ces gestes mêmes.
Les soldats, rentrant du front, n’ont donc pas retrouvé leur travail. En
fait, il n’y avait plus de travail. Certains sont donc restés soldats, avec la
charge de protéger les usines. Les autres sont vaguement employés dans le
corps « Reconstruction and reclamation » ou, dans leur propre argot,
« Reeks and Wrecks » : les puants et les épaves, qui réparent les routes, les
édifices publics. Les ingénieurs et les gestionnaires sont encore employés
dans les grandes compagnies qui possèdent les usines automatiques. Ils
habitent dans des quartiers entièrement séparés. La frontière entre les deux
classes est tout à fait étanche.
Tout s’est passé, dans Player Piano, comme Wiener le prédit dans ses
livres. La guerre, qui menaçait l’Amérique à la fin des années quarante,
s’est déclenchée. Elle a accéléré l’automatisation de l’industrie, produit une
crise à côté de laquelle la dépression de 1929 n’avait été qu’une « douce
plaisanterie ». Cette crise a conduit à l’établissement d’une classe
dirigeante, isolée, contre laquelle un homme va s’élever, Paul Proteus. C’est
une histoire tout à fait cybernétique, dans son décor comme dans sa morale
humaniste. Le roman tire son titre du piano automatique, dans le bar que
fréquentent les Reeks and Wrecks. Y apparaît même une machine à jouer
(aux dames plutôt qu’aux échecs) comme la cybernétique en étudie. Wiener
est cité au début du roman : la dette est reconnue. Le romancier envoie son
livre au mathématicien. Celui-ci le reçoit froidement. Il répond à l’éditrice,
plutôt qu’à l’auteur :
Wiener et la science-fiction
Nous l’avons vu, le savant dit avoir choisi un pseudonyme, W. Norbert
au lieu de N. Wiener, pour distinguer son travail de science et son travail de
fiction. Mais il ne s’agit pas seulement de son travail. Wiener veut
distinguer en général la science de la fiction et, particulièrement, la
cybernétique de la science-fiction. Inlassablement, et comme dans la lettre
précédente, Wiener oppose les précurseurs, Verne et H. G. Wells, à la
science-fiction contemporaine. Il reproche à celle-ci son caractère prévisible
et son manque de sérieux :
Un avertissement
« Si les notions [de la cybernétique] vous plaisent à cause de leur nom
romantique et de leur atmosphère de science-fiction, restez-en éloigné 179. »
Je ne tiendrai aucun compte de cet avertissement. Je m’attacherai au
contraire à cette atmosphère de science-fiction que traîne avec elle la
cybernétique. Je voudrais explorer le monde de Wiener et en repérer les
personnages comme s’ils appartenaient à des romans.
La cybernétique est définie comme science de la communication et du
contrôle chez l’animal, l’humain en particulier, et la machine. Il s’agirait à
partir de la théorie de l’information que met en place Wiener, en même
temps (mais en des termes un peu différents) que C. Shannon, d’étudier les
interactions qui peuvent exister chez et entre l’animal et la machine : la
façon dont l’animal et la machine peuvent dialoguer mais aussi celle dont
les éléments qui les composent se coordonnent et font d’eux des machines
ou des animaux et quels types de machines et d’animaux. Cette théorie de
l’information a fait l’objet de plusieurs remarquables études 180. Je ne
tenterai pas de la présenter à mon tour. Je m’intéresserai plutôt aux
créatures étranges auxquelles ce vocabulaire commun, s’appliquant
également à l’humain, l’animal et la machine, donne naissance.
Nous avons déjà rencontré plusieurs de ces créatures : l’ordinateur par
exemple contre lequel « vous » jouez et qui adopte peu à peu une
personnalité. Cette machine peut être mise en regard de l’automate de
Maelzel tel que l’analyse Poe aussi bien que des machines symboliques de
Lacan. Les créatures de Wiener naviguent entre des champs différents mais
elles prennent certainement pied dans celui de la science-fiction.
La cybernétique met en scène des êtres hybrides, des êtres dont on ne
sait pas s’il faut les considérer comme humains ou comme mécaniques ou
inventer pour eux d’autres catégories. Il y a aussi les tentatives
d’anticipation, les scénarios qu’esquisse Wiener, dans ses fictions comme
dans ses essais. La cybernétique passe par des histoires, des histoires qui
risquent toujours de mal finir. C’est ce risque, en réalité, qui fait l’unité et la
raison d’être de la cybernétique.
La cybernétique commence avec la bombe atomique. La science semble
rendre possible un meurtre de masse dont le savant n’a pas même la liberté
de décider de l’exécution. Comment alors rester savant ? Mais la
cybernétique découvre une autre façon pour l’humanité de se détruire, une
mécanisation, une automatisation virtuellement meurtrière, que cette fois-ci
le savant peut dénoncer. C’est l’imminence d’un nouveau désastre qui
justifie l’existence du savant. La cybernétique est donc centrée sur un
scénario catastrophe, avec de multiples variantes, dont le savant humaniste
doit nous sauver. Comme, dans le roman de Vonnegut, Paul Proteus. Il reste
à savoir, dans le monde cybernétique, si le savant réussit à nous sauver ou
s’il est mis à mort ou si, malgré lui, il se retrouve dans l’autre camp,
travaillant lui aussi à nous éliminer.
L’usine automatique
Wiener oppose les automates classiques, telles les horloges, les boîtes à
musique, aux automates actuels. Les automates classiques contiennent en
eux-mêmes le principe de leur action. Celle-ci n’est en aucune façon
modifiée par l’extérieur. Elle se déroule suivant un plan établi dans le
mécanisme : la boîte à musique joue toujours le même refrain. Au contraire,
les automates actuels possèdent des récepteurs, analogues à nos organes
sensoriels, qui leur permettent de modifier leurs actions en fonction des
données extérieures. Ainsi la cellule photoélectrique de l’ascenseur repère
un mouvement devant les portes et commande leur ouverture ou leur
fermeture. Celle-ci est actionnée par un petit moteur, un « effecteur » qui
joue le rôle de nos muscles. Enfin, l’automate peut être équipé d’un
ordinateur, qui prend alors différentes décisions selon les circonstances, ou
sert à échanger des informations avec d’autres mécanismes. Le garçon
d’ascenseur est devenu inutile. La machine n’a plus besoin de l’humain.
Elle peut travailler seule : percevoir, réfléchir, agir, considérer le résultat
obtenu et modifier ses gestes en conséquence. Elle possède une structure
semblable à celle de l’animal et peut donc être étudiée au côté de l’animal,
y compris humain, dans cette théorie omni-englobante que représente la
cybernétique.
Maintenant, ce robot-animal qui travaille sans l’aide de l’humain ne
joue pas seulement le rôle de l’ouvrier. Il se développe, s’étend et prend la
forme d’une véritable usine, une usine automatique, une chaîne
d’assemblage dépourvue d’êtres humains.
La machine à calculer représente le centre de l’usine automatique
[…]. D’une part, elle reçoit ses instructions détaillées à partir
d’éléments qui ont la nature des organes sensoriels, comme des
cellules photoélectriques. […] En plus de ces organes sensoriels, le
système de contrôle doit comprendre des effecteurs [effectors] ou
des composants qui agissent sur le monde extérieur. […] Certains
devront être inventés pour reproduire les fonctions de la main
humaine telle qu’elle est guidée par l’œil humain. […] Bien
entendu, nous supposons que les instruments qui agissent comme
organes sensoriels enregistrent non pas seulement l’état actuel du
travail mais aussi les résultats des processus antérieurs. Ainsi la
machine peut accomplir des opérations de rétroaction [… y compris
celles] impliquant des processus de discrimination compliqués,
régulés par le contrôle central […]. En d’autres termes, le système
d’ensemble correspondra à l’animal entier avec ses organes
sensoriels, ses effecteurs et propriocepteurs, et non à un cerveau
isolé, dépendant de notre intervention pour la réception de ses
expériences et pour son efficacité 182.
Dans une certaine imagerie (dans le film de Fritz Lang Metropolis par
exemple, où l’une des portes de l’usine est entourée de dents comme la
gueule d’un monstre), l’usine-animal engloutit les humains qui y travaillent.
C’est tout le contraire avec l’usine automatique. Elle rejette les humains.
Elle n’en veut pas. Elle n’en a pas besoin. Que deviennent-ils alors ?
« Des puants et des épaves », des « Reeks and Wrecks » dans Player Piano.
Wiener ne dit pas autre chose. Dans le système actuel, l’apparition d’usines
automatiques conduira à une « période de confusion désastreuse », « une
situation de chômage en comparaison de laquelle la présente récession et
même la dépression des années trente sembleront de douces plaisanteries »,
« un chômage comparé auquel la grande dépression n’était qu’une petite
plaisanterie », « un niveau de ruine sociale et de perversion plus dévastateur
que tout ce que nous avons connu jusqu’à présent 184 ».
D’autres machines
L’usine automatique n’est pas la seule machine, réelle ou imaginaire,
qui nous menace. Elle connaît des variantes, la machine à faire la guerre par
exemple. Ce serait un ordinateur qui « calculerait » la meilleure stratégie
pour gagner une guerre atomique. Contre l’URSS. C’est l’époque de la
Guerre froide.
Lié à cette machine 185, le danger est double, aux yeux de Wiener. Nous
pouvons d’abord craindre que les militaires ne tiennent pas compte de, et
oublient d’indiquer à l’ordinateur, cette clause que l’humanité doit survivre
à la fin du jeu, de sorte que, dans le meilleur des cas, nous gagnerions la
guerre sans pouvoir véritablement profiter de cette victoire, nous
gagnerions « aux points » comme un boxeur aussi étourdi que son
adversaire 186. Mais, d’autre part et surtout, cette machine à faire la guerre
sert d’instrument de propagande. Elle constitue un artifice que l’on utilise
pour justifier une certaine ligne politique : la machine l’exige, dira-t-on,
pour justifier un programme militaire. La machine à faire la guerre est elle-
même un exemplaire de ce que Wiener appelle à la suite d’un article de
Dubarle paru dans Le Monde une machine à gouverner 187.
Une machine pourrait-elle nous gouverner ? Nous gouvernerait-elle
mieux que nous ne le faisons nous-mêmes ? Devrions-nous remplacer le
gouvernement par un ordinateur, qui prendrait les décisions à sa place ? La
machine risquerait-elle de se détraquer ou tenterait-elle de nous asservir ?
La question, le danger, pour Wiener, n’est pas tout à fait là. Il est plutôt que
« de telles machines, bien qu’inoffensives par elles-mêmes, soient utilisées
par un être humain, ou un groupe d’êtres humains, pour gagner le contrôle
sur la race humaine 188 ».
Dans le monde cybernétique, dans sa version pessimiste, nous ferons
confiance aux machines. Et nous accepterons plus facilement les stratégies
militaires, ou les mesures de rigueur économique, si elles ont été calculées
par de surpuissants ordinateurs, que si elles avaient été imaginées par les
patrons désœuvrés des usines automatiques. La machine n’est qu’un prête-
nom, une entité à laquelle on attribue des décisions qui sont prises ailleurs.
Mais, au bout du compte, ce serait aussi plus facile pour ces décideurs,
de faire reposer leurs décisions sur des machines. Cela leur permettrait
La machine machinante
Les scénarios, les cauchemars, de Wiener sont variés. Néanmoins,
comme l’a bien remarqué K. Hayles 197, il existe un schéma récurrent, une
scène qui se répète : c’est un moment où l’humain, pris dans un dispositif
mécanique, se fait lui-même mécanique :
Quand les atomes humains sont liés dans une organisation où ils ne
sont pas utilisés dans tous leurs droits d’êtres humains responsables,
mais en tant que poulies, leviers, engrenages, il n’importe pas que
ce matériel soit fait de chair et de sang. Ce qui est utilisé comme
élément dans une machine est bien en réalité un élément dans une
machine 198.
Ils viennent au travail, ce sont des êtres humains entiers mais ils ne
sont utilisés que comme organes actifs d’un mécanisme surhumain
dont le cerveau est ailleurs, chez les gestionnaires. Ils mangent,
boivent, aiment, haïssent, prennent du plaisir, se fatiguent, comme
d’autres êtres humains, mais, du point de vue de leur travail, leurs
facultés et nécessités extérieures ne sont qu’une tare. Ce bagage
inutile est peut-être inséparablement lié à la paire de mains que
l’employeur paie mais il ne lui est d’aucune utilité. Ainsi, la
question de remplacer ces travailleurs par une machinerie
automatique n’est pas celle de remplacer autant d’hommes mais
plutôt des demi-hommes, ou des quarts d’hommes, ou même des
centièmes d’hommes 203.
La solution, bien sûr, est une société basée sur des valeurs humaines
208
autres que l’achat ou la vente .
La réponse est que nous ne pouvons plus estimer l’homme selon le
travail qu’il accomplit. Nous devons l’estimer en tant qu’homme 209.
Nous devons changer beaucoup de chose dans notre façon de vivre
avec les autres gens. Nous devons donner une valeur au loisir 210.
Wiener n’utilise jamais, à ma connaissance, le terme de révolution. Est
pourtant bien appelée dans son esprit une rupture radicale vis-à-vis des
modes de fonctionnement de la société capitaliste et de l’idéologie de la
libre concurrence et de l’humain comme travailleur : l’idéologie selon
laquelle l’humain est essentiellement un travailleur, travaillant à son propre
bien, égoïstement, mais soumis à cette main invisible, par laquelle le
marché se régule de lui-même. En fait, cette idéologie correspond, pour
Wiener, à une époque révolue, celle de la Frontière, du Grand Ouest. Les
théories marxistes comme l’idéologie capitaliste se sont formées à des
époques, et correspondent à des situations, passées. L’humain du marxisme
est un ouvrier du XIXe, dans une usine qui exige des ouvriers, et l’humain du
capitalisme est un colon qui s’installe sur une terre nouvellement conquise
et la fait fructifier par son industrie. L’un et l’autre sont dépassés par la
technique.
Le robot
« La main-d’œuvre la moins chère que vous puissiez obtenir : les robots
de Rossum 216. »
Le slogan figure sur l’une des affiches publicitaires qui ornent le bureau
de Domin, le directeur de l’usine de R.U.R., Robots Universels de Rossum,
dans la pièce éponyme de K. Čapek. L’écrivain tchèque introduit ainsi en
1920 le terme de robot qu’il forme à partir de « robota », « travail forcé ».
Les robots sont des créatures artificielles, des sortes de machines, inventées
par le vieux Rossum et développées ensuite par son fils, par et pour
l’industrie. Les robots sont produits en série dans une usine et vendus
comme main-d’œuvre, une main-d’œuvre peu coûteuse et qui rend peu à
peu inutile le travail humain. Les robots sont du reste eux-mêmes fabriqués
par des robots.
Čapek met en scène, avec quelques années d’avance, plusieurs éléments
de la cybernétique. Comme Wiener, il insiste sur le fait que le travail en
usine ne requiert pas l’humain en lui-même, l’humain dans sa totalité, ce
qui permet d’imaginer remplacer l’ouvrier par une créature plus simple,
mieux adaptée et, par conséquent, moins chère :
La deuxième partie de la pièce prend sans doute une autre tournure : les
robots se révoltent et deviennent eux-mêmes humains en découvrant
l’amour, ce qu’il est difficile d’imaginer des machines que décrit Wiener.
Mais le prologue et le premier acte illustrent par avance le scénario
cybernétique, au point que la question se poserait de savoir si celui-ci n’est
pas, en partie, inspiré de la pièce de Čapek.
Il serait même tentant de situer Wiener parmi les personnages de Čapek.
Ainsi, le vieux Rossum, un pur savant, se trouve malgré lui inventer la
machine qui éliminera l’humain. Ou Domin, le directeur de l’usine, rêvant
d’un paradis sans travail, qui développe pour satisfaire les actionnaires des
robots qui mettent les ouvriers au chômage. Leur situation, la contradiction
entre leurs idéaux et les conséquences de leurs actions, évoquent les
dilemmes de Wiener et l’analyse qu’il donne du personnage de Gilbreth.
Puisque Wiener discute de R.U.R. en 1950, il n’est pas exclu que les
problèmes qu’il se pose par la suite et, dans cette nouvelle qui nous occupe,
Un savant réapparaît, se fondent sur une telle identification aux
personnages de Čapek.
Wiener note que la pièce « a très bien vieilli ». Il reproche toutefois à
Čapek d’avoir gardé une vision anthropomorphique de la machine, qui
restera dans l’image du robot de la science-fiction mais qui est coupée de la
réalité. Le robot qui remplace l’ouvrier, dans la pièce de Čapek, conserve
une silhouette humaine, seulement simplifiée, alors que la machine qui
entre dans l’usine automatique n’a plus rien d’humain :
Le cyborg ou l’humanisation
de la machine
Quelques cyborgs
La main
Wiener passe la plus grande partie de l’automne 1961 sur un lit
d’hôpital. Il est tombé dans un escalier et s’est cassé le bras et la hanche. Il
discute avec les médecins et se trouve bientôt à travailler avec eux sur ce
qui deviendra le « bras de Boston » (Boston arm). Il s’agit d’une prothèse
pour les amputés du poignet et de la main. Elle est, pour ainsi dire, branchée
sur l’avant-bras. Les principaux muscles de l’avant-bras, qui servent
normalement à bouger la main, restent en général intacts après
l’amputation. Leur contraction produit certains potentiels électriques, que la
prothèse reconnaît au moyen d’électrodes et qui actionnent alors la main
artificielle. Ainsi, les impulsions électriques qui servaient à mouvoir la
main naturelle dirigent maintenant la main artificielle.
Le système est déjà utilisé en Russie. Wiener voudrait l’améliorer en
introduisant une boucle de rétroaction. Il s’agirait de faire en sorte que
« cette main sente 242 », c’est-à-dire que les qualités tactiles, au bout de ces
doigts mécaniques, puissent être transmises par la main artificielle et
rendues, sous une forme ou une autre, picotement, chatouillement, sur la
peau de l’avant-bras, au niveau où le bras a été coupé. L’idéal, évidemment,
serait de pouvoir se brancher littéralement sur les nerfs coupés, y saisir
directement les impulsions motrices et y réintroduire les qualités tactiles,
distinguées par la main artificielle, sous forme de courants électriques qui
remonteraient le long des nerfs jusqu’au cerveau. De la sorte, cet
« appareil » qu’est la main serait entièrement « réparé » :
L’oreille
Dans L’Usage humain des êtres humains, Wiener décrit le « gant à
écouter » (hearing glove) sur lequel il travaille au MIT avec son collègue
J. Wiesner 244. C’est une machine que Wiener aime autant que « Palomilla »,
son papillon mécanique. Elle est aussi posée à côté de lui, sur l’un des
portraits pour le magazine Life. Wiener a un casque sur les oreilles, les
doigts attachés sur la machine. Elle a pour fonction de coder les sons, ceux
en particulier qui interviennent dans la parole, par des données tactiles, de
légers picotements sur les doigts, de sorte qu’un sourd, avec un peu
d’habitude, puisse les reconnaître et suivre ainsi une conversation. Les
sourds entendraient des mains, comme, dans le texte de Descartes, les
aveugles voient des mains. Les accords musicaux aussi seraient transformés
en de complexes chatouillements au bout des doigts. « Il serait curieux de
savoir ce que ces appareils auditifs feraient pour le sens musical 245. »
Et le cerveau
Dans God and Golem, Wiener considère l’ordinateur comme une « aide
mécanique pour la pensée » [mechanical adjuvant to thought] et classe le
programmateur devant sa machine au même titre que le pirate à la jambe de
bois dans la catégorie des « systèmes humains-mécaniques 246 ». Ailleurs, il
remarque que
Contrôler la machine
L’introduction de Cybernetics distingue deux champs d’application pour
cette nouvelle science : l’usine automatique, qui représente un danger pour
l’humain, et la prothèse, au contraire, qui est manifestement un bienfait
pour l’humain. L’humain augmenté de ses prothèses, le cyborg dirions-
nous, est dans le dispositif cybernétique le pôle opposé à l’usine
automatique.
Celle-ci est, en effet, l’aboutissement d’un processus au cours duquel
l’humain, inscrit dans un dispositif mécanique, se mécanise lui-même pour
être finalement rejeté hors de la machine parce qu’il est moins efficace que
la machine. Wiener entend opposer à ce processus de mécanisation une
conception de l’humain, qui placerait la machine sous le contrôle de
l’humain. La machine doit être soumise à l’humain, et non l’inverse. « Si
nous considérons la machine […] comme quelque chose qui étend nos
pouvoirs, nous pouvons la maintenir sous notre contrôle 250. » Il faut
« considérer la machine non comme un but en soi-même mais comme un
moyen de satisfaire les demandes de l’homme, comme une partie d’un
système humano-mécanique 251 ».
Or c’est un tel renversement que marque l’image de la prothèse. Au lieu
que l’humain soit pris dans une organisation mécanique, la machine comme
prothèse est intégrée à l’organisation humaine. La cybernétique peut dresser
un cyborg face à l’usine automatique. Le cyborg représente le bénéfice de la
technique opposé au péril de la mécanisation.
Pour cette raison même, la figure du cyborg est essentielle à la
cybernétique mais Wiener ne peut pas lui donner un nom propre – comme
l’ont fait Clynes et Kline en introduisant ce terme de cyborg – ni même
expliciter sa nouveauté. Si le cyborg a pour fonction de contrebalancer
l’usine automatique, la machine doit y être entièrement assujettie à
l’humain. Le cyborg ne doit donc pas représenter un être nouveau. Tout au
contraire, il doit rester un être humain. D’autre part, comme l’usine
automatique s’inscrit dans un processus plus ancien, le cyborg trouve lui-
même des antécédents, chez l’homme à la jambe de bois par exemple. S’il
a, malgré lui, engendré le cosmonaute de Clynes et Kline ou l’hybride de
Haraway, l’humain aux prothèses cybernétiques rappelle surtout l’aveugle
cartésien qui explore le chemin de son bâton : il est aussi humain que lui.
Quelques monstres
[…] la superstition des gremlins chez les aviateurs […] Les ailes de
l’avion sont délibérément conçues pour stabiliser l’avion et cette
stabilisation, qui a la nature d’une rétroaction, […] peut facilement
être ressentie comme une personnalité contre laquelle il faut lutter
lorsque l’avion est contraint à des manœuvres inhabituelles 254.
Le scalpel de l’anatomiste
Il est remarquable que, dans son dernier ouvrage et ses brouillons, alors
que Wiener découvre le mot de cyborg et souligne ce qu’il y a de
« merveilleux » dans ce système homme-machine, il remet également en
usage l’image de la science comme vivisection, mutilation, et insiste sur le
caractère impersonnel, inévitable de cette opération. Ce dernier ouvrage,
God and Golem, Inc., tente d’éclairer certains aspects de la théologie par la
cybernétique et compare la situation de Dieu devant ses créatures à celle de
l’homme devant ses machines. Wiener s’excuse de forcer le sens de la
théologique : « Mon excuse est que c’est seulement grâce au scalpel de
l’anatomiste qu’on possède la science de l’anatomie, et le scalpel de
l’anatomiste est aussi un instrument qui n’explore qu’en faisant
violence 259. »
Or rien n’arrête, ni ne doit arrêter cette violence de la science, cette
curiosité excitante qui comme le scalpel, ouvre les corps, certainement pas
des atermoiements humanistes :
262
Le posthumain
Le futur
Ce qui viendra n’est pas le néant mais plutôt un futur qui, de notre
point de vue actuel, serait décrit au mieux par les mots « post-
biologique » ou même « super-naturel ». C’est un monde dans
lequel la race humaine a été balayée par la vague d’un changement
culturel, sa place usurpée par sa progéniture artificielle. […]
Aujourd’hui, nos machines sont encore des créatures simples,
exigeant le soin et l’attention que les parents donnent au nouveau-
né, des créatures qu’il est difficile de dire « intelligentes ». Mais, au
cours du prochain siècle, elles vont mûrir pour devenir des entités
aussi complexes que nous le sommes et, finalement, des êtres qui
dépasseront tout ce que nous connaissons. Nous pourrons être fiers
qu’ils se considèrent comme nos descendants.
263
H. Moravec , 1988
La fin de l’humain
Après la bombe, le savant ne peut justifier son existence en tant que
savant que dans la mesure où, après avoir contribué à détruire, il doit encore
pouvoir sauver l’humanité. Le savant se dresse devant un danger, un danger
qui le touche particulièrement, un danger donc qui a rapport à la science,
qui est produit par la science. C’est l’histoire que raconte la cybernétique.
Dans ses essais comme ses fictions, sur des thèmes différents, de l’usine
automatique à la guerre nucléaire en passant par l’écologie, Wiener met en
scène l’ambiguïté du savant sur fond d’apocalypse. C’est encore le motif de
notre nouvelle, Un savant réapparaît, l’assassinat d’un savant par un autre à
l’heure des nanotechnologies et des poisons atomiques.
En un sens tout à fait réel, nous sommes des naufragés sur une
planète condamnée. Mais, même dans un naufrage, la décence et les
valeurs humaines ne disparaissent pas forcément, et nous devons les
porter le plus loin possible. Nous allons sombrer mais que cela soit
d’une manière qui convienne à notre dignité 267.
L’humain est une espèce menacée, par ses propres créatures, par son
environnement qu’il transforme mais peut-être aussi par l’évolution, la
sélection naturelle qui fait et défait les espèces. L’humain pourrait
représenter une impasse dans le développement de la vie. L’humain a
d’abord pour arme son cerveau et, plus exactement, la capacité à raisonner,
c’est-à-dire, selon Wiener, à utiliser dans le cerveau de longues chaînes de
neurones. Les neurones se connectent les uns aux autres sur des circuits
longs et compliqués, ce qui multiplie les risques d’erreurs et de surcharges,
comme sur un réseau téléphonique, où les appels seraient trop nombreux et
où chaque appel passerait par de trop nombreux standards. Il suffit que l’un
des standards saute, et l’appel ne passe plus. Il ne servirait à rien de
disposer de plus gros cerveaux, les chaînes n’en seraient que plus longues et
fragiles. C’est le mécanisme de l’organe qui est en cause. Nous ressemblons
à ces dinosaures qui, pour se défendre, avaient développé des cornes
toujours plus grosses, jusqu’à ne plus pouvoir se déplacer. Ils étaient
condamnés eux aussi.
Une quasi-immortalité
Sans doute, ce pessimisme, cette inquiétude de la fin, peut fonctionner
dans la pensée de Wiener en deux sens opposés et s’inventer pour ainsi dire
son antidote :
Presque tous les enfants ont une peur instinctive de la mort, et les
rationalisations mises en place pour contenir cette peur sont tout à
fait intéressantes. […] Quand j’ai atteint l’âge d’avoir une
conscience scientifique, je me suis construit une curieuse structure
de rationalisation, dans laquelle je m’imaginais que les grandes
victoires déjà obtenues par la médecine conduiraient, sinon à
l’élimination de la mort, du moins à repousser la mort au-delà de
toute limite définie. J’espérais pouvoir appartenir à la première
génération à qui les charmes de l’immortalité seraient donnés 273.
Près de cinquante ans ont passé depuis que Wiener a écrit ce texte et il
nous faut encore attendre ce moment où la médecine nous rendra
virtuellement immortels. Un penseur comme R. Kurzweil le situe vers les
années 2040, c’est-à-dire qu’à nouveau il offre l’immortalité à la génération
275
suivante .
En fait, ce n’est pas exactement l’immortalité qu’évoque Wiener, mais
une victoire de la médecine sur le vieillissement et la maladie, une vie donc
indéfinie que ne viendrait interrompre qu’un accident. Cet accident,
évidemment, finirait vraisemblablement par arriver. C’est, comme on dit, la
loi des grands nombres. Nous pouvons n’avoir que peu de chance de nous
faire renverser en traversant la rue, plus nous traversons, plus nos chances
augmentent, et l’accident finit par devenir pratiquement inévitable.
Je ne suis pas sûr que cette sorte d’immortalité est tout à fait enviable et
qu’elle nous libérerait de nos peurs. Oserions-nous traverser une rue si nous
savions qu’un accident ne nous priverait pas seulement de quelques
dizaines d’années mais d’une éternité de vie ? Car il reste toujours en
principe la possibilité que l’accident n’arrive jamais, comme, en jouant à
pile ou face, il est possible de toujours tomber sur pile. Nous prendrions
toutes sortes de précautions. Nos vies seraient entièrement régulées. Nous
serions obsédés par le risque de la mort.
Dans la nouvelle de B. Stableford, The History of Death by Mortimer
Gray, le narrateur est un « émortel » : son corps a été modifié pour ne plus
vieillir et, comme l’espérait Wiener, seul un accident peut le tuer. Il passe
les quelque cinq cents ans que la nouvelle retrace à écrire une histoire de la
mort, en dix volumes, et ne s’interrompt qu’en apprenant le développement
de microbes extraterrestres auxquels l’émortalité ne résiste pas.
Il est certain en tout cas que les angoisses des « émortels » ne seraient
pas les nôtres, nous qui attendons ou de vieillir et de mourir, ou de mourir
avant d’avoir vieilli. Un poème comme celui de Ronsard, « Mignonne
allons voir si la rose… », ne les concernerait plus. Les roses pourraient
perdre leur « robe pourprée » et leur « teint », les émortels garderaient le
leur. Inutile pour eux de « cueillir leur jeunesse ». Je ne crois pas cependant
qu’ils auraient oublié la mort. Je suis persuadé au contraire que, comme
Mortimer Gray, ils y penseraient sans cesse mais dans une autre
perspective. En un sens, l’immortalité, ou « l’émortalité » pour reprendre le
terme de B. Stableford 276, ne sauverait pas l’humain de sa fin : elle en ferait
un posthumain, avec d’autres problèmes et d’autres peurs.
Chère Madame Wiener, je ne suis pas sûr que la mort de Norbert ait
été aussi heureuse que possible. Il avait en lui suffisamment du
biologiste et du neurologue pour trouver le processus de la mort
intéressant, si celui-ci avait été un peu plus lent. Cependant, c’était
grandement préférable à une longue maladie 277.
Les savants écrivent parfois de curieuses lettres de condoléances. Je me
souviens d’en avoir trouvé d’étonnantes dans les archives de Gödel 278. Celle
de Haldane fait écho à une nouvelle de Wiener évoquée plus haut : un
mauvais savant paralysé par le curare, ne sentant pas la douleur mais
gardant toute sa conscience, peut observer le bon savant le disséquer. Il
assiste ainsi libre d’esprit à sa propre mort.
L’ubiquité de l’humain
augmenté : la télépathie
En même temps qu’il anticipe, sous différentes modalités, la fin de
l’humain, Wiener imagine sa transformation, ou une augmentation de ses
pouvoirs, et la question est encore celle que pose l’émortalité. Cet humain
augmenté est-il encore humain ? Le sujet cybernétique, muni de ses
prothèses, devait rester humain mais qu’en est-il lorsque l’être obtenu
transcende les limites habituelles de la vie humaine, la mort comme
l’incarnation, la position dans un corps localisé dans l’espace et le temps ?
La cybernétique a, dans l’esprit de Wiener, des applications étranges.
Dès l’ouvrage de 1948, le savant rêve de trouver un moyen pour réactiver la
mémoire des morts, en analysant leur cerveau 279. Ce qui serait déjà un
moyen pour l’humain d’outrepasser les limites temporelles de son
existence : les morts transmettraient leurs souvenirs depuis l’au-delà.
Plus tard, Wiener s’intéresse à la télépathie. Il travaille à l’analyse des
« rythmes » du cerveau, c’est-à-dire des oscillations que présentent les
courants électriques à la surface du crâne et qu’un encéphalogramme
permet d’enregistrer. Il rêve de pouvoir décrypter et interpréter ces
courbes 280. Il mène des recherches, publie un certain nombre d’articles.
L’un des chapitres ajoutés pour la seconde édition de Cybernetics porte sur
ces ondes cérébrales. Mais Wiener garde en réserve d’autres perspectives :
« Je suis très intéressé par ce que vous me dites sur la télépathie 281. » Il
n’est pas impossible, ni contraire au dogme scientifique que ces courants
électriques que dessine l’encéphalogramme ne représentent qu’une partie
des ondes qu’émet le cerveau et dont l’essentiel nous échapperait encore. Il
n’est pas impossible non plus qu’un autre cerveau puisse capter et réactiver
ces ondes, un peu comme un transistor capte les ondes radio et les
transforme à nouveau en voix humaines. La télépathie ne doit pas être
considérée comme un phénomène surnaturel :
L’ubiquité de l’humain
augmenté : un corps disséminé
Le savant part d’une nouvelle de Kipling, Avec la poste de nuit (With
the Night Mail), qui raconte le voyage au-dessus de l’Atlantique d’un
inspecteur du Bureau Aérien. La nouvelle date de 1905. Les vols aériens, en
dirigeable ou en avion, en sont à leurs balbutiements. Kipling imagine leur
développement et le moment où la traversée de l’Atlantique se fera en une
nuit et aussi régulièrement qu’un voyage en train. Le courrier est acheminé,
de l’Europe vers l’Amérique, en dirigeable. Les gestes du pilote et des
dockers de ces ports aériens sont rodés par l’habitude. L’intensité du trafic a
obligé les États à céder la plupart de leurs prérogatives à un « Bureau
Aérien » qui gouverne donc de fait la planète.
Mis à part cette idée que l’extension des échanges amène la paix
universelle et un gouvernement unique, sous l’égide du Bureau Aérien, la
situation qu’imagine Kipling, ce monde où les vols transatlantiques sont
quotidiens, s’est réalisée. Dans les grands traits, Kipling a vu juste. Et
Wiener, qui a connu les paquebots transatlantiques et découvre dans les
années cinquante la généralisation progressive du transport aérien, veut
faire à son tour un pas de plus. Au fond, le transport physique de l’être
humain n’a que peu d’importance.
Imaginons un architecte qui, depuis l’Europe, construit un bâtiment en
Amérique. Il lui suffit de pouvoir observer le chantier au moyen de
photographies qu’on lui transmet régulièrement ou, dirions-nous, d’une
télévision, et, en retour, de pouvoir envoyer ses directives, ses plans, par
télégraphe, téléphone ou ce que Wiener appelle l’ultrafax. L’architecte n’a
pas besoin de se rendre sur place. Le trafic aérien imaginé par Kipling est
devenu une réalité mais cette réalité doit encore être dépassée. Il est inutile
de transporter le corps humain, il suffit d’étendre son rayon d’action, de lui
donner des organes de perception et d’action partout à la surface de la
Terre :
Vous avez dit que vous étiez dans un état d’introversion, que vous
luttiez avec un problème de claustrophobie dans l’espace et le
temps : dans l’espace parce que votre corps physique vous gêne ;
dans le temps à cause de la lenteur de vos réactions élémentaires
pour des choses triviales (vous gratter). Aussi une difficulté à lire à
cause de l’échelle temporelle des processus corporels. Ces
problèmes, avez-vous dit, pourraient être surmontés avec un
appareil mécanique qui requière un minimum de mouvement
physique de votre part et vous permette de travailler en état
d’anesthésie. Vous suggériez une machine qui projetterait la page
d’un livre sur une surface photosensible au plafond, un crayon
phosphorescent pour écrire dessus, et quelques options : tourner les
pages vers le début ou la fin, un pointeur lumineux avec plusieurs
couleurs, la possibilité d’effacer. Vous disiez qu’une telle invention
était difficile sans être impossible, et que les appareils actuels que
vous aviez vus n’étaient pas satisfaisants. L’idéal serait de pouvoir
lire et écrire dans la pure conscience sans intervention physique 284.
L’ubiquité de l’humain
augmenté : la téléportation
Wiener franchit le pas. Le modèle de l’architecte ne mène pas encore à
leur terme les transformations qu’implique la théorie de l’information dans
la situation humaine. L’architecte utilise les fils de télégraphe pour étendre
le champ de ses messages. Ses perceptions consistent bien en certains
messages, certains codes qui parcourent les fils télégraphiques, entrent dans
le système nerveux, aboutissent au cerveau où ils produisent d’autres
messages, des codes, qui prennent le chemin inverse le long des nerfs puis
des câbles électriques jusqu’à leur point d’arrivée, un chantier disions-nous,
où ils se transforment en action, que celle-ci soit exécutée par des machines
ou des ouvriers qui sont alors utilisés comme des machines. Mais, au lieu
d’envoyer ainsi les messages sur les lignes télégraphiques, pourquoi ne pas
reproduire sur place ce rapport entre messages entrants et messages
sortants, cet appareil à transformer des messages que représente l’architecte
pour la théorie de l’information ? Notre architecte, considéré comme une
boîte noire qui transforme les messages, peut être caractérisé par un certain
code, ce code peut être transmis par téléphone, et le même appareil peut être
reconstruit sur place. Voici donc l’architecte qui sort de la cabine
téléphonique, sur le chantier. C’est une cabine un peu spéciale, elle peut
aussi servir de téléporteur : nous entrons d’un côté, la machine nous code et,
avec la mélodie d’un vieux fax, nous envoie de l’autre côté de l’Atlantique,
où une autre machine nous décode et nous reconstitue.
C’est une idée avec laquelle j’ai déjà joué – qu’il est en théorie
possible d’envoyer un être humain par une ligne télégraphique. […]
À présent, et peut-être pour toute la durée de l’existence de la race
humaine, l’idée est impraticable mais elle n’en est pas pour cela
290
inconcevable .
Un postulat métaphysique
Il y a un postulat métaphysique, implicite, dans ce rêve de téléportation.
Ce postulat est le suivant : il suffit de rétablir sur un autre support le même
rapport entre les messages qui entrent dans mon corps, ou dans mon
cerveau, et ceux qui en sortent pour que la même expérience en première
personne s’incarne dans ce nouveau support.
L’architecte, dont la voix sort des haut-parleurs de la machine, répond
aux questions qu’on lui pose comme s’il était présent en chair et en os.
Nous pouvons l’interroger : « Tu es bien là ? Tu n’es pas devenu un
zombie ? » Il répond, par principe, comme il l’aurait fait dans sa vie
antérieure : « Oui, je suis là. » Les mêmes entrées produisent les mêmes
sorties. Cela ne prouve pas que l’homme vive dans la machine. Pour que
nous puissions accepter que l’architecte s’y est bien réincarné, il faut qu’il y
possède la même conscience, la même expérience qui animait son corps de
chair. Ce n’est pas seulement un programme que nous voulons implémenter
sur la machine, ou une encyclopédie, qui donne certaines réponses à
certaines questions, mais un être humain qui doit donc avoir conscience.
L’architecte doit vivre dans la machine. Comment s’en assurer ?
Le narrateur de la nouvelle de G. Egan, Learning to Be Me, est
confronté à ce problème. Depuis son enfance, il porte un « diamant » dans
la tête, qui reçoit les messages entrants dans le cerveau et apprend à y
répondre comme le cerveau auquel il est couplé. Lorsque le sujet est arrivé
à maturité, on élimine le cerveau et on connecte le diamant à la place.
Comment savoir que l’humain, ainsi reconfiguré, ne sombre pas dans la
non-existence et que ceux qui ont déjà franchi le pas ne sont pas réduits à
l’état de zombies ?
Mon but n’est pas de discuter de la faisabilité technique de la
téléportation mais de mettre en évidence le postulat métaphysique sur
lequel elle repose. Nous pouvons imaginer reproduire sur une énorme
machine les états du cerveau et les corréler aux mêmes messages. Cela ne
signifie pas que la machine accède au domaine « mental ». Il faut admettre
que la même configuration, le même programme, la même façon de traiter
les messages, produit la même expérience quel que soit le support, sur une
machine ou dans le corps. Ou, autrement dit, l’esprit dont nous faisons
l’expérience en première personne consiste en une certaine configuration,
un certain programme, un certain rapport qui peut être implémenté sur des
supports différents 291.
Wiener, qui décrit l’humain comme une machine, ou ne reconnaît pas de
différence essentielle entre l’homme et la machine, semble accepter sans
difficulté ce postulat selon lequel l’esprit, la vie « mentale », est une forme
indépendante de sa matière et susceptible de se concrétiser dans des
matières différentes. La vie est abstraite, ou peut toujours se laisser
abstraire. C’est à cette condition que l’architecte transformé en message
peut abandonner son corps et reprendre conscience sur une machine.
La vie abstraite
des posthumains : A. C. Clarke et G. Egan
À quoi ressemblerait cette vie sur la machine, cette vie abstraite qui est
susceptible de se transmettre sous forme de message ? En réalité, elle a fait
l’objet d’une multitude de descriptions dans la science-fiction. Wiener a
inventé un élément essentiel de la science-fiction d’après guerre. Il a bien
conscience du reste, à propos de la téléportation, « de pénétrer dans le
domaine de la science-fiction 292 ».
Une des premières versions de la vie abstraite est due à A. C. Clarke.
Celui-ci connaît Wiener. Il l’a invité, en 1953, à venir parler des extra-
terrestres dans un symposium. Wiener a refusé. Ce qu’il pouvait avoir à dire
des extra-terrestres et de la possibilité de communiquer avec eux tenait en
quelques phrases :
Un être humain, comme tout autre objet, est défini par sa structure –
sa configuration [pattern]. La configuration d’un homme et plus
encore la configuration qui définit l’esprit d’un homme est
incroyablement complexe.
Les fondateurs de Diaspar ont cependant « compris comment analyser
et stocker l’information qui définit un être humain et comment utiliser cette
information pour recréer l’original 294 ». Ces humains, ces posthumains,
vivent mille ans, puis leur configuration est stockée dans la mémoire de
l’ordinateur central, où elle dort encore pour quelques centaines de milliers
d’années avant que la machine ne la réactive et ne réveille l’individu dans
un nouveau corps.
Clarke suit l’analyse de Wiener dans L’Usage humain des êtres
humains, avec cette seule différence que l’individu est téléporté dans un
autre temps plutôt que dans un autre lieu. L’individu est une configuration,
qui se laisse coder et transmettre sur un fil télégraphique, aussi bien que
stocker sur un ordinateur. Le roman The City and the Stars est du reste une
version augmentée d’une longue nouvelle parue en 1948, Against the Fall
of the Night, dans laquelle cette sorte d’immortalité par réduction au pattern
ne figure pas. Et Clarke reconnaît que les différences entre les deux textes
sont dues à « certains développements en théorie de l’information [qui]
suggèrent des révolutions dans la forme de vie humaine encore plus
profondes que celles que l’énergie atomique introduit déjà 295 ».
Clarke semble donc prendre l’humain télégraphié, l’individu-pattern,
qu’invente Wiener dans cette marge des sciences que représente la
cybernétique, pour le faire passer dans le domaine de la fiction. À dire vrai,
cependant, les habitants de Diaspar, dans le roman de Clarke, bien que
réduits à des configurations dans la mémoire d’un ordinateur, mènent une
vie heureuse. Or je crois qu’aucun personnage de Wiener n’en serait
capable. Les rêves cybernétiques tournent toujours mal.
L’individu-pattern de Wiener est un être qui restera inquiet. Il serait plus
proche des personnages que décrit G. Egan, dans des textes récents, publiés
dans les années quatre-vingt-dix. Les personnages de G. Egan ont toutes
sortes d’angoisses face à l’immortalité numérique.
J’ai déjà évoqué le narrateur de Learning to Be Me, d’abord sceptique
devant le postulat métaphysique de la vie abstraite : le « diamant » qu’il a
dans la tête a beau avoir enregistré les configurations que prend son cerveau
dans les situations de la vie, le « diamant » a beau être capable de les
reproduire, ouvrira-t-il la même expérience intérieure ? Dans la deuxième
partie de la nouvelle, le logiciel qui accorde le diamant sur le cerveau, pour
apprendre au diamant à imiter le cerveau, dysfonctionne, de sorte que le
diamant et le cerveau ne forment plus les mêmes projets, ne donnent plus
les mêmes réponses. Ils se sont désynchronisés. Le narrateur se rend alors
compte qu’il est lui-même l’esprit du diamant plutôt que celui du cerveau et
qu’il a seulement vécu par imitation, en calquant ses pensées sur celles de
l’autre qui occupe le cerveau.
Le thème du double réapparaît dans Permutation City. L’un des
protagonistes se donne des doubles numériques. La même configuration qui
le définit en tant qu’individu est implémentée sur différents ordinateurs.
L’homme veut tenter quelques expériences sur ces avatars digitaux mais
ceux-ci quittent le jeu sitôt qu’ils reprennent conscience dans la machine :
ils se suicident en quelque sorte. L’homme ne comprend pas pourquoi ni ce
qu’il y a d’effrayant à se retrouver enfermé dans l’univers clos de la
machine. Il y réfléchit en se réveillant et avant de s’apercevoir qu’il est lui-
même un de ces avatars, cette conscience dans la machine que son double
humain vient à nouveau de programmer.
Le narrateur de Transition Dreams, une nouvelle de 1993, est fasciné
par le moment même de cette réincarnation. Il doit lui aussi échanger son
cerveau humain contre un cerveau mécanique. L’opération se fait dans une
clinique. Le sujet s’endort et se réveille de l’autre côté de la barrière qui
devrait séparer le vivant et le non vivant : logé dans un cerveau artificiel.
Celui-ci aura appris à donner les mêmes réponses aux messages entrants. Il
aura été mis dans le même état que le cerveau naturel du sujet endormi. Le
sujet ne devrait donc s’apercevoir de rien. Et pourtant, si le cerveau
artificiel donne lieu à une vie intérieure, celle-ci ne vient pas d’un seul coup
à la fin du processus mais se met en place peu à peu. Une conscience, une
expérience en première personne, précède donc le réveil, une vie dans un
univers en formation, avec une mémoire mouvante, incohérente. Ce sont
des « rêves de transition » que le sujet au réveil aura oubliés mais qu’il aura
néanmoins vécus.
Wiener ne parle pas sans doute des « rêves de transition » mais il
mentionne, je l’ai dit, la façon dont le corps de l’architecte qui s’apprête à
être télégraphié devrait être sondé et « lentement détruit 296 ». Le verbe
« détruire » apparaît trois fois dans ce passage de cinq lignes qui fait penser
aux scènes de vivisection dans les nouvelles du savant. L’essai posthume,
God and Golem, Inc., insiste également sur le fait que, pour saisir la
configuration qui définit la machine ou, le cas échéant, l’humain, il faut
soumettre celui-ci à des messages aléatoires, une sollicitation chaotique,
durant lesquels ses réactions sont enregistrées. La réduction au pattern
commence dans le désordre. Elle y revient ensuite inévitablement. Car la
configuration a beau être extraite du corps, circuler dans des fils
télégraphiques, attendre dans un ordinateur, l’information se dégrade. C’est
le « bruit » : des perturbations aléatoires viennent détruire peu à peu la
configuration de l’individu. C’est aussi ce que Wiener appelle le « mal »,
cette « incomplétude organique », « cet élément fondamental de hasard dans
la texture même de l’univers 297 ». La vie de l’homme téléporté est un
combat contre le mal, c’est-à-dire contre le bruit.
Le posthumain de Wiener est un architecte européen qui voulait aller en
Amérique. Il a choisi le télégraphe, plutôt que l’avion, ou le bateau, et lutte
maintenant contre le vent qui agite les fils.
L’équilibre instable de l’homme
télégraphié
La cybernétique fait intervenir une multitude de personnages qui
oscillent entre la science et la fiction. C’est le cas de l’usine automatique, de
l’humain aux prothèses (le cyborg), mais notre architecte télégraphié est un
être à part. Il représente, à mes yeux, la clé de voûte de l’imaginaire
wienerien.
D’un côté, cette télégraphie poursuit l’extension des facultés,
« l’augmentation » de l’humain, commencée avec l’adjonction de prothèses.
L’homme télégraphié possède une sorte d’ubiquité, la possibilité de se
multiplier (puisqu’un message peut toujours être dupliqué) et une quasi-
immortalité. Clarke, dans le roman de 1956, le remarque aussitôt, la
téléportation est aussi efficace dans le temps que dans l’espace. L’homme
télégraphié survit à l’usure de son corps pour se réincarner toujours à
nouveau. Il ne succombe qu’à ce mal, qui touchera finalement l’univers
entier : le désordre prévu par la seconde loi de la thermodynamique qui
engloutit toute chose.
Mais l’homme télégraphié représente aussi le résultat d’une
mécanisation de l’humain. Il a subi cette vivisection/mutilation à laquelle la
science soumet ses sujets : son corps est « lentement détruit », parcouru
« par une sonde qui passe dans toutes ses parties et, en conséquence, tend à
détruire les tissus sur son chemin 298 ». Mieux, avec l’homme télégraphié,
apparaît une nouvelle façon de mécaniser l’humain. L’architecte n’est pas
intégré dans une machine, considéré comme une pièce dans la machine, à la
façon de l’ouvrier de l’usine qui s’automatise. Néanmoins, sa configuration
est abstraite et reproduite sur une machine. L’architecte s’est incarné dans
une machine, est devenu machine et ne se distingue plus de la machine.
Wiener commence par opposer la mécanisation de l’humain, avec
l’usine automatique, et l’humanisation de la machine, avec l’image de la
prothèse. La machine doit se soumettre à la volonté humaine. La machine
ne doit pas être usine mais prothèse. Seulement les prothèses ont, pour ainsi
dire, mangé le corps humain. Elles en ont remplacé toutes les parties, de
sorte que c’est finalement dans une machine que l’humain prétend
s’incarner. Et, justement, que reste-t-il d’humain dans le dispositif ?
L’homme télégraphié est la figure en laquelle se rejoignent les deux
lignes tracées par Wiener : la mécanisation de l’humain dans l’usine, avec la
mutilation qu’elle implique, et le devenir cyborg, l’augmentation de
l’humain grâce à la machine, avec ses différents aspects (prothèses,
ubiquité, immortalité). De quel côté penche alors cette figure instable ? Est-
ce le cyborg qui retombe dans le processus de mécanisation et se
déshumanise tout à fait, ou le robot qu’a fabriqué l’usine qui redevient
humain ? Ou encore, l’homme télégraphié sort-il entièrement de la
dichotomie, humain versus non humain, pour entrer dans une autre
problématique ? Il serait posthumain.
La téléportation, dans sa deuxième version en particulier, semble
extraire le sujet cybernétique de la perspective humaniste dans laquelle
Wiener veut le maintenir. Et le savant a bien conscience du risque qu’il
prend. Immédiatement, après son analyse des patterns, Wiener se demande
dans quelle mesure cette téléportation touche à la sorcellerie. La
« sorcellerie », c’est le terme qui qualifie l’œuvre des « mauvais » savants,
ceux qui cherchent à éliminer l’humain.
Se télécharger
Ce moment de la transmigration, ce moment où nous pourrons nous
installer sur des machines, est une étape décisive du récit posthumain. C’est
à ce point que l’humain rompt avec les contraintes que lui impose son
incarnation.
H. Moravec en donne deux versions correspondant à peu près aux deux
modèles imaginés par Wiener. Dans le premier, le cerveau est scanné strate
par strate, il est détruit dans le processus mais sa structure est
progressivement dupliquée sur une machine. Dans le second, dont semble
être directement inspirée la nouvelle de G. Egan, Learning to Be Me, le
sujet porte avec lui un programme qui apprend à imiter ses réactions. Il
suffit ensuite de remplacer le sujet humain par le programme :
Vous portez avec vous cet ordinateur pendant la plus grande partie
de votre vie. Il écoute diligemment, il observe, il surveille votre
cerveau et apprend à anticiper vos mouvements et vos réponses.
Bientôt il réussit à tromper vos amis au téléphone par une imitation
convaincante de vous-même. Quand vous mourrez, le programme
sera installé sur un corps mécanique qui prolongera sans heurt votre
vie et prendra en charge toutes vos responsabilités 299.
C’est d’une tout autre façon que, dans la nouvelle de G. Egan, Learning
to Be Me, la machine apprend à simuler la personnalité humaine. Il ne s’agit
pas d’analyser celle-ci, comme se le propose F. Pohl, mais de la reproduire
de l’extérieur, sans en comprendre le mécanisme. Le « diamant » est
entraîné à adopter la même configuration que le cerveau, donner les mêmes
réponses dans les mêmes circonstances. S’il adopte une configuration
différente, il repère son erreur et, dans une sorte de rétroaction, modifie ses
propres paramètres de façon à pouvoir, les mêmes circonstances se
reproduisant, prendre la configuration qu’a adoptée le cerveau. Peu importe
que les mécanismes du diamant et du cerveau soient entièrement différents.
Le diamant (qui utilise du reste le réseau neuronal qu’introduisent
McCulloch et Pitts, un mécanisme cybernétique) se règle sur le cerveau
qu’il observe seulement de l’extérieur :
La voix de W. Norbert
Si je voulais véritablement écrire une suite policière à la nouvelle Un
savant réapparaît, il serait maintenant grand temps de réunir les différents
protagonistes, dans cette dernière scène du whodunit, et d’exposer Wiener.
Celui-ci a bien tenté de faire face à la mécanisation de l’humain, en
dénonçant l’usine automatique et en lui opposant l’image de la prothèse.
Mais celle-ci s’est révélée sans consistance. L’homme aux prothèses s’est
transformé en un autre personnage. Il est passé par le télégraphe, il s’est
réincarné sur une machine, il est retombé dans le processus de mécanisation
que le savant semble donc avoir prolongé, ou mené même à son terme : un
être qui n’est plus humain et que, pour utiliser un mot que la cybernétique
ne connaît pas, nous pouvons appeler posthumain.
Il ne s’agit pas de chercher une faille dans la narration pour faire du
narrateur lui-même l’auteur du meurtre qu’il rapporte. Le narrateur de notre
nouvelle n’est pas Norbert Wiener mais W. Norbert, le double que le savant
s’est donné dans la fiction. Et c’est lui qui expose Wiener. Je me contente,
du reste, d’écouter son histoire. Je ne la reprends pas à mon compte. Je
n’entends pas établir en soi la « culpabilité » de Wiener. C’est dans
l’univers de la cybernétique et, par la voix de W. Norbert en l’occurrence,
que se met en place cette opposition entre « bons » et « mauvais » savants.
C’est dans son propre univers que Wiener s’interroge sur sa culpabilité et sa
position entre « bons » et « mauvais » savants. Cette opposition doit être
interprétée en tant que symptôme, en tant qu’elle manifeste la singularité du
personnage et de son parcours. En soi, elle serait aberrante.
Wiener commence par poser la question de la responsabilité, et de sa
propre responsabilité dans la conception de la bombe, au moyen d’un
argument tout à fait discutable. Il prend lui-même la question au sérieux
puisqu’il songe à quitter la science. Mais en quoi un savant dont les
résultats antérieurs sont utilisés dans la conception d’une arme, et qui n’a
pas lui-même participé à sa mise au point, serait-il responsable des
conséquences que son usage entraîne ? N’est-ce pas, pour reprendre la
formule de Bachelard, considérer le couteau comme responsable du
meurtre ?
Ensuite, sur le plan de la machine, la « culpabilité » de Wiener, ses
hésitations, tiennent à cette ambiguïté : il dénonce le processus de
mécanisation de l’humain dans l’usine automatique mais contribue lui-
même à le renforcer par ses travaux sur la cybernétique. « Ceux d’entre
nous qui ont contribué à la nouvelle science cybernétique se trouvent ainsi
dans une position morale qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’est pas très
confortable 319. » Cependant, à la différence de von Neumann, Wiener n’a
pas de liens directs à l’industrie. À la différence de son narrateur dans le
meurtre de Lilienblum/Posner, il ne prolonge pas ses spéculations
philosophico-mathématiques par la conception d’usines automatiques. C’est
sur le plan conceptuel que ses recherches jouent. S’il participe à ce
processus de mécanisation de l’humain, c’est en développant l’analogie
entre l’homme et la machine, qui conduit à ne voir entre eux « aucune
différence essentielle », ou en mettant en scène le personnage de l’homme
télégraphié qui vient annoncer le posthumain contemporain. Mais en quoi
sur ce plan conceptuel serait-il coupable de liquider l’humain ? La
« culpabilité » du savant semble résulter du mécanisme homéostatique, du
versant moral, qui assure la stabilité du concept d’humain. Et le savant n’est
« coupable » que dans la mesure où, justement, il ne réussit pas à se
détacher du concept de l’humain et de son ambiguïté, épistémologique et
morale : éliminer « l’humain » reste « inhumain ».
Le caractère tardif de l’humanisme de Wiener est du reste instructif.
Dans ses textes précybernétiques, Wiener ne défend pas l’humanisme de
L’Usage humain des êtres humains, un humanisme qui aurait une valeur en
soi. L’un de ses premiers articles adopte au contraire une sorte de
relativisme moral :
Le rapport
Un fameux bricoleur
Sans doute, c’est un faux. Wiener n’a pas reçu et archivé les notes que
lui aurait envoyées cet ancien lieutenant de l’armée de l’air. Parce qu’il est
impossible que se soient trouvés dans une même salle Wiener,
von Neumann et un cyborg. Von Neumann est mort en 1957. Il était brouillé
avec Wiener depuis plusieurs années. L’expression de cyborg apparaît en
1960.
Ou bien il faudrait accepter que cette séance, au cours de laquelle Roy
L. Smith raconte son cas, se tient dans un paradis des savants, à une date
postérieure à la mort de von Neumann et à celle de Wiener. Ou que nos
savants hantent l’hôtel Beekman, sur Park Avenue à New York. C’est dans
cet hôtel luxueux, au sortir de la guerre, qu’avaient lieu les conférences
Macy et que la cybernétique et ce couplage particulier de l’humain et de la
machine se sont mis en place. Nos savants pourraient y revenir les soirs de
pleine lune, faire craquer les planchers, souffler les lumières, pour effrayer
les locataires et reprendre tranquillement entre eux des discussions vieilles
de trois quarts de siècle. Ils ne disposaient pas entièrement du vocabulaire
que nous utilisons, « cyborg », « posthumain », « transhumain », mais ils
ont contribué à son développement : Wiener a utilisé dans des conférences
le mot « cyborg », von Neumann a parlé de « singularité » pour désigner ce
moment où l’espèce humaine se dépasserait elle-même 324. Ils s’occupaient
de questions qui sont restées dans l’air du temps, et nous essayons de relire
leurs textes pour analyser le sens de ces problèmes. Peut-être nos savants
pourraient-ils répondre à nos invocations.
Wiener rattache la cybernétique à ses recherches sur la défense
antiaérienne au cours de la guerre. Il y découvre l’idée de rétroaction, selon
laquelle une machine peut corriger ses actions en fonction de leur résultat et
adopter ainsi un comportement téléologique, aussi bien qu’un être humain.
Le pilote qui module la trajectoire de l’avion, l’artilleur qui rectifie le tir
peuvent être placés sur le même plan que les machines avec lesquelles ils
dialoguent. Renforcé par l’émergence des ordinateurs et un modèle
mécanique du cerveau et de l’esprit, un couplage inédit, une façon nouvelle
d’associer l’humain et la machine, semble s’esquisser. Il s’agit de savoir ce
que devient le pilote ainsi inscrit dans un système humano-mécanique, s’il
doit lui-même forcément se mécaniser, s’il peut rester humain, devenir un
cyborg ou s’il passe dans le posthumain. Il s’agit de savoir si la technique
l’a libéré des contraintes humaines ou, au contraire, asservi, à la machine à
laquelle il répond, au commandement qui lui donne ses ordres, à l’industrie
qui produit l’appareil auquel il est associé. Il s’agit de savoir si la machine
cybernétique, le cyborg et le posthumain restent des produits de la guerre,
au même titre que la bombe, ou s’ils sont susceptibles de s’en détacher pour
vivre alors d’autres aventures.
C’est dans ces perspectives que la cybernétique est lue, depuis une
trentaine d’années, depuis le « Manifeste Cyborg » de D. Haraway
notamment, les travaux de K. Hayles sur le posthumain ou, en France, ceux
de Lyotard.
Sans doute, le cas de Roy Smith est différent. Son cerveau a pris la
consistance de la sauce blanche, ce qui est (sérieusement) tout le contraire
d’une machine : la sauce blanche, la béchamel est homogène, alors que la
machine se différencie en pièces, elle forme un milieu continu alors que
l’ordinateur dont l’état est caractérisé par des interrupteurs, ouverts ou
fermés, et les résultats s’affichent comme des symboles, est discret. Et,
pourtant, Boris Vian nous présente, à l’époque même de la cybernétique, un
savant dont le cerveau rappelle la sauce blanche et qui lui aussi fabrique des
bombes 325. Par le ton du texte, comme par son contenu, ce « fameux
bricoleur » est, pris dans le même contexte, à l’opposé du pilote
cybernétique.
Dans une perspective spéculative, où la fiction détermine le possible,
comme je l’ai défendu ailleurs 326, il est tout à fait possible d’imaginer
penser sans cerveau, ou avec un cerveau indifférencié comme de la sauce
blanche. Il faut sans doute disposer d’un corps, ne serait-ce que pour
raconter cette présence à soi acéphale, mais ce corps peut n’avoir pas de
cerveau. Il lui suffit d’un larynx d’où sorte une voix, ou d’une main qui
écrive. Par conséquent, d’un point de vue spéculatif, la cybernétique, le
couplage de l’humain et de la machine qui s’y constitue, peut bien mettre en
évidence certaines caractéristiques de notre pensée, elle ne touche pas à la
question de l’essence de la pensée, ou de l’esprit, qui peut s’imaginer sans
rapport au cerveau et sans rapport à la machine. Il ne faut pas aborder la
cybernétique dans cette visée spéculative. La cybernétique représente plutôt
une certaine structure, des relations établies entre différents personnages,
l’humain, la machine, le pilote, le cyborg, mais aussi le détective
qu’invoquait Wiener pour mener à bien son enquête dans l’affaire
Lilienblum/Posner. Et il s’agit d’analyser cette catégorie : préciser les
relations qu’entretiennent les personnages, déterminer la portée de leur
influence, savoir s’ils sont prisonniers de ce contexte ou, au contraire, lui
échappent.
La machine cybernétique : cinq aspects
Dans les textes de Wiener, la machine cybernétique conjoint cinq
grandes déterminations. Ce personnage de machine qui est au centre de la
cybernétique a différents aspects, différentes facettes, comme Sherlock
Holmes est, à la fois, un détective, un automate, un cocaïnomane, et cela
sans perdre son unité, tout en possédant une vie propre.
Des histoires
Ainsi que vous avez vu, dans les grottes et les fontaines qui sont aux
jardins de nos rois, que la seule force dont l’eau se meut en sortant
de sa source, est suffisante pour y mouvoir diverses machines, et
même pour les y faire jouer de quelques instruments, ou prononcer
quelques paroles, selon la diverse disposition des tuyaux qui la
conduisent 335.
Le corbeau et le détective
La mise en scène de Babbage serait trompeuse si elle conduisait à situer
le monde cartésien et le monde cybernétique dans des chambres adjacentes
que ne séparerait qu’une cloison. Comme s’il n’y avait rien entre eux que
cette différence entre deux machines. Sans doute, la Dame d’Argent
qu’évoque Babbage lui vient d’un passé qui le précède. Il ne l’a pas créée
comme il a inventé la machine à différences. Mais il a éduqué la Dame
d’Argent, il a réparé, amélioré l’automate. La Dame d’Argent semble ainsi
pouvoir provoquer l’amour chez l’humain, ce que ne feraient pas les
automates de Descartes dont on peut admirer les mouvements, dans les
jardins, mais dont on ne tombe pas amoureux. La Dame d’Argent évoque
l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam. Le roman paraît quelques années
plus tard en 1886. Villiers de l’Isle-Adam ne mentionne pas Babbage mais
des constructeurs d’automates de la génération de celui qui a dû concevoir
la Dame d’Argent, que Babbage a achetée chez un antiquaire, Vaucanson,
Maelzel 339.
La machine à calculer est également passée par quelques aventures
avant de tomber dans le monde cybernétique. J’ai déjà évoqué l’enquête
que mène Poe auprès du Turc de Maelzel, l’automate à jouer aux échecs. Le
monde de Wiener comprend plusieurs personnages de Poe, la machine à
jouer mais aussi le détective.
Poe mentionne le nom de Babbage, par deux fois 340. Dans Le Joueur
d’échecs de Maelzel, Poe tire de l’existence de la machine de Babbage la
thèse que tout calcul peut être réalisé sur une machine :
Un problème de rentabilité
En parlant de l’erreur de Poe, je ne juge pas de la science de Poe par
rapport à la nôtre. Ce n’est pas que l’image de la machine aveugle soit un
élément de la science de l’époque de Poe, et que la rétroaction soit un
concept qui appartiendrait en propre à notre science. À l’époque de Poe,
Babbage peut concevoir des machines à jouer et à jouer aux échecs. En fait,
dans Le Joueur d’échecs de Maelzel, Poe donne, sans s’en rendre compte,
l’exemple d’une machine pourvue de rétroaction.
Le « magicien » de Maillardet est en effet capable de répondre à vingt
questions. On place dans son tiroir un jeton sur lequel figure l’une de ces
vingt questions, et la machine donne une réponse appropriée. Les jetons
ont, chacun, un poids différent, et la réponse de la machine dépend du poids
du jeton inséré dans le tiroir. Ses actions dépendent donc d’une donnée
extérieure, un jeton d’un certain poids inséré dans son tiroir, une question
parmi vingt possibles. Chaque jeton produit (par son poids spécifique) une
action particulière. On pourrait concevoir sur ce modèle un automate à
jouer aux échecs. À chaque position des pièces sur le tableau correspondrait
un certain coup. L’automate serait conçu de telle sorte que la position des
pièces déterminerait son coup, comme le jeton détermine la réponse du
magicien. L’automate serait peut-être un joueur maladroit, inélégant, ses
coups ne dépendraient pas du fil de la partie mais uniquement de la position
des pièces à l’instant qui précède. Néanmoins, si ses coups sont bien
choisis, l’automate pourrait gagner la partie. C’est ce qu’imagine Babbage :
« Partant de n’importe quelle position des pièces sur l’échiquier (que cette
position soit possible ou non), alors si l’automate peut jouer son premier
coup avec justesse, il doit pouvoir gagner la partie 351. »
En tout cas, une telle machine pourrait jouer, à défaut de toujours
gagner. Si la technique du XIXe siècle, les automates mécaniques, n’en
permettent pas la construction effective, un automate à jouer aux échecs est
en principe (et dans l’esprit de Babbage) tout à fait possible. Babbage veut
du reste s’attaquer à un autre jeu, plus simple, le morpion. Il songe à
construire une machine à jouer au morpion qu’il pourrait présenter dans les
foires de façon à lever les fonds qui lui manquent pour finir la « machine
analytique » :
M’étant tout à fait assuré de la possibilité de fabriquer un tel
automate [pour le morpion], l’étape suivante était de déterminer s’il
y avait une chance que, présenté en public, l’automate puisse
produire en un temps raisonnable une somme d’argent qui me
permettrait de construire la machine analytique.
le professeur se tourne vers une aile de la petite scène, tape dans ses
mains et ordonne : « Ici, Palomilla ! » Palomilla sort son nez de
derrière le rideau, un petit chariot à quatre roues qui bourdonne tout
en suivant avec obstination le rayon d’une lampe de poche tenue par
un assistant. Palomilla commet des erreurs. Elle court dans le rideau
et s’immobilise souvent. Mais elle agit avec autant de décision et
beaucoup plus vite qu’un ver de terre. Quand Palomilla quitte la
scène en rampant, le professeur Wiener indique que « c’est un
animal très simple » et commence à décrire quelques-uns de ses
descendants, plus modernes 353.
Les portes sont ouvertes, toutes les lumières sont éteintes sauf une.
On aperçoit cette lumière depuis le couloir. Felix [un petit chariot
sur quatre roues, le frère jumeau de Palomilla] parcourt le couloir,
ignore les premières portes et entre dans le bureau qui est éclairé.
Wiener : Je vous présente Felix, le papillon de nuit. Il a été dessiné
et assemblé ici au MIT. Il ne vole pas. Il reste au sol mais il est attiré
par la lumière.
Le journaliste : Je connais pas mal d’enfants qui adoreraient un
jouet comme celui-ci.
Wiener : Oui, un jour, les enfants auront des jouets si compliqués
que leurs parents ne comprendront pas comment ils marchent, ni
354
comment les réparer .
Wiener continue sur un air qu’il connaît bien, ces nouvelles machines
peuvent être un bien ou un mal pour l’humanité, elles sont susceptibles de
se retourner contre leurs créateurs, elles rappellent la sorcellerie, etc., etc.
J’imagine que, pendant que la caméra fixe alternativement le visage du
journaliste et celui du professeur, Felix commence à dévorer les jambes des
deux hommes. Ou s’attaque d’abord à l’assistant assis sur le bureau. Cela
n’a pas d’importance. À la fin, l’automate est seul face à l’objectif. Il est
entouré de carcasses et ne sourit même pas.
Si nous n’y prenons garde, la machine nous dévore, mais
intellectuellement, sur le plan des concepts et des images. Et nous ne
pouvons plus nous voir que sous les traits d’une machine.
[1] « UN SAVANT
RÉAPPARAÎT »
355
NOUVELLE DE W. NORBERT
Nous étions rassemblés sur la terrasse de l’hôtel Quisisana, près de la
route qui monte vers les falaises du mont Carmel à Haïfa. Nous observions
la Méditerranée chatoyante et la ligne de côte qui filait au nord jusqu’à Acre
et la frontière libanaise. Il soufflait une brise fraîche, j’avais bien fait de
prendre un gilet. La terrasse, très viennoise, était entourée de lauriers roses
et de géraniums plantés dans des bidons d’huile, venant d’une station-
service mais peints en gris comme pour s’accorder avec le terrain calcaire
des environs.
Cette union de Vienne et de l’Orient se manifestait tout autour de nous.
Malgré son hébreu, la propriétaire venait tout droit de Vienne et n’avait rien
perdu de sa Gemütlichkeit ni de son fort accent autrichien. La serveuse était
yéménite, une rose sombre de Sharon, et les hôtes formaient un bon
exemple de l’intellectualisme cosmopolite de plusieurs continents.
Je venais de donner une conférence sur la micro-instrumentation au
Technion. J’appréciais maintenant l’habituel réconfort d’une Nachsitzung.
C’était une vieille coutume universitaire, particulièrement en vogue en
Allemagne et en Autriche, que de se rendre après une rencontre scientifique
dans une Bierhalle, ou un café, pour discuter informellement de toutes les
implications que la conférence pouvait avoir. Au bon vieux temps, en
Allemagne, ces Nachsitzungen étaient faites d’un mélange particulier
d’esprit de cour, entretenu par les professeurs les plus pompeux et leurs
assistants les plus ambitieux, de très honnête camaraderie [2] et de
Gemütlichkeit, chez ceux que leur inclination portait dans cette direction.
Ici, en Israël, même après la guerre et la répudiation de tant de choses
allemandes, la Nachsitzung était restée une coutume trop belle pour être
abandonnée.
Je suis un scientifique aux intérêts divers. Je vais vous dire pourquoi je
me trouvais en Israël. J’ai travaillé sur les aspects les plus abstraits de la
conception des usines automatiques. Aujourd’hui déjà, les grandes
raffineries consistent pour une large part en un enchevêtrement de tuyaux,
de fûts et de chaudières dans de vastes espaces vides d’êtres humains. Vous
pourrez peut-être, si vous regardez bien, apercevoir un ouvrier dans un bleu
de travail immaculé, polissant une poignée de cuivre ou debout devant des
instruments de mesure, vérifiant que toutes les pièces fonctionnent bien. En
gros, la machinerie travaille toute seule, à partir des jauges qui indiquent la
température, la pression, etc., et grâce à des amplificateurs qui ouvrent les
valves, tournent les robinets et enregistrent leurs actions de sorte qu’on
puisse les corriger en cas de problème.
Les usines automatiques se multipliaient. Mais nous étions confrontés à
une crise. Alec I, un de mes étudiants, m’avait fait remarquer que nous ne
pouvions pas améliorer les mécanismes actuels sans de meilleurs
instruments de mesure. [3] Nos instruments sont les doigts avec lesquels
nous sentons. Or nos doigts jusqu’à présent n’avaient été que des pouces.
Nos thermomètres par exemple sont tout simplement trop gros et ne nous
disent presque rien de ce petit monde des températures variables qui s’étend
dans les profondeurs du chaudron de l’ingénieur chimiste. Alec soutenait
que les micro-instruments – des instruments à une échelle miniature –
représentaient le futur de l’industrie. Et je m’étais convaincu de la valeur et
de l’applicabilité de ses idées.
Nous travaillions ensemble depuis quelque temps quand je reçus une
invitation à me rendre en Israël. Je n’y vis d’abord que la réitération d’une
invitation qui m’avait déjà été faite plusieurs années auparavant. Je n’avais
pas compris l’urgence avec laquelle mes services étaient requis. J’ai
découvert par la suite que la cause en était la découverte de pétrole en
Israël. Le pétrole israélien posait des problèmes particuliers dans les
raffineries, et les ingénieurs voulaient mettre en place une formation
spécifique pour les experts israéliens en automatisation qui leur permettrait
de faire face à ces nouvelles difficultés. C’est pourquoi j’étais là, assis sur la
terrasse au milieu d’un groupe de scientifiques aussi différents qu’il est
possible même en Israël.
Il y avait Rabinovitch de Glasgow, un spécialiste en aérodynamique,
avec un accent écossais qui n’aurait pas été plus prononcé si son nom avait
été McPherson – ce dont Rabinovitch était en fait l’équivalent exact.
Schmidt-Cohen, ingénieur en chimie, avait été libéré par les Russes d’un
camp de la mort nazi, pour passer ensuite plusieurs années prisonnier des
Russes dans un camp de travail en Sibérie. Il s’était [4] échappé en passant
par Tachkent et le Pamir. Bill Levy, physicien chimiste, venait
manifestement des bons vieux ghettos de New York mais je ne connaissais
pas encore les détails de son histoire.
De Gratiansky était certainement russe et avait gardé quelque chose de
l’aristocratie européenne dans son assurance et sa courtoisie pointilleuse. Il
avait été l’assistant de Lilienblum, pendant les quelques années que celui-ci
avait passées à l’université de Mexico en biophysique, avant le scandale de
sa disparition. Maintenant, De Gratiansky était un grand ponte dans quelque
laboratoire militaire américain, si secret qu’il n’était pas même censé
exister. De Gratiansky se trouvait en Israël pour une mission encore plus
secrète que son laboratoire. Cela m’avait surpris qu’il puisse s’élever aussi
haut. Il y avait eu des rumeurs – je n’avais jamais su les détails –
concernant ses frasques d’étudiant. Mais son nom prenait une importance
croissante dans certains cercles de l’administration scientifique américaine.
Jacques Renard, de Paris, était là aussi. C’était un physicien théoricien.
Comme moi, il donnait une série de conférences. Je ne savais pas
auparavant qu’il était juif. Il était de ce type fin 356 de juif français qui est le
summum de la finesse française. L’université d’Ashkelon avait négocié ses
services. Jacques et moi étions de vieux amis. Nous nous étions souvent
rencontrés dans des congrès et aux États-Unis.
Comme j’étais l’invité d’honneur de la soirée, le groupe m’interrogeait
sur les idées de Grant. Je m’autorisais de ce droit ancien des compositeurs
et des mathématiciens [5] pour griffonner quelques notes sur la nappe, qui
n’était déjà pas tout à fait vierge. Je les passais à Schmidt-Cohen qui
commença lui aussi à écrire quelque chose pour vérifier qu’il avait
interprété correctement ce que je disais. Il me rendit le morceau, et je fus
stupéfait de lire l’expression d’une idée géniale qui, j’ai honte de l’avouer,
m’avait complètement échappé. C’était, sous une forme abrégée, chargée de
formules mathématiques étranges mais bien reconnaissables à l’œil
expérimenté du physicien mathématicien, les linéaments d’une idée si
importante que j’aurais pu me donner des coups pour ne pas l’avoir
découverte plus tôt.
Il s’agissait de ceci : de la même façon que nous pouvons manipuler des
pièces de métal pour faire une machine, nous pouvons manipuler des
atomes pour faire une molécule chimique, ou une masse de plastique, ce qui
est à peu près une molécule géante. Tout chimiste organique, et en
particulier tout pharmacologiste, sait bien fabriquer une molécule qui
réponde à certains besoins. Ce qu’il y avait de nouveau dans ces notes sur la
nappe était essentiellement ceci : on pouvait très bien fabriquer ces
molécules de telle sorte qu’elles servent de micro-instruments ou, du moins,
en forment les principaux constituants. En observant les formules de
Schmidt-Cohen, je compris qu’il avait une idée très claire de la façon de
fabriquer, par exemple, une molécule qui pourrait jouer le rôle d’un
thermomètre, et de la façon aussi de lier un certain nombre de telles
molécules pour qu’il soit possible de lire non seulement des températures
moyennes mais aussi d’autres propriétés statistiques concernant les
réactions chimiques.
Je me tournai vers Schmidt-Cohen et m’exclamai :
« Kurt, [6] tu te rends compte de ce que tu as écrit là ? C’est la réponse
à la question à mille francs. Nous réfléchissons tous à la micro-
instrumentation mais ta formule nous dit comment fabriquer des micro-
instruments. Cela demandera un peu de travail, bien sûr, mais je pense
qu’avec un bon étudiant, un peu de chance, des gros sous, nous pouvons
espérer voir les premières applications pratiques dans trois ans. Nous
n’avons plus besoin de nous demander si la micro-instrumentation est
possible. Elle est sous nos yeux.
– Arrête un peu, répondit Kurt, j’ai juste gribouillé quelques idées. Mais
non, pas là, c’est de l’autre côté. »
Il retourna le coin de la nappe. Je remarquai que De Gratiansky
regardait Schmidt-Cohen attentivement et que Levy à son tour observait
De Gratiansky avec beaucoup d’intérêt.
« Mais de quoi parles-tu ?, poursuivit Kurt, ce n’est pas mon écriture.
C’est la première fois que je vois cela. Qu’est-ce que c’est ? Ça vient de toi,
Jacques ?
– Non, je ne comprends pas, dit Renard.
– Ce n’est pas mon domaine », dit Bill.
Tous nièrent avoir quelque chose à voir avec la formule. Rabinovitch
assura que c’était la première fois que la nappe avait été retournée depuis
que nous étions entrés dans le restaurant.
« Mais alors qui a pu écrire ceci ?, demandai-je, qui a pu être assez
distrait pour laisser quelque chose d’aussi important dans un lieu public ?
On se moque de nous. Écoutez, jouons franc jeu, nous allons tous montrer
aux autres l’un de nos gribouillages pour [7] vérifier qu’il ne s’agit pas d’un
canular. Chacun écrit une formule qui l’intéresse. »
Nous avons tous participé au jeu. Je ne me souviens plus de ce que les
autres ont écrit. Pour ma part, je notai une formule de la théorie de la
rétroaction et du contrôle automatique. Je considérai les différents
griffonnages avec un certain intérêt. Même si je n’avais connu les travaux
d’aucun de ces hommes, j’aurais pu les distinguer d’après les particularités
de leur symbolisme. Le chiffre 7 apparaissait quelque part dans la formule
de Jacques et, comme tout continental, il lui avait ajouté une barre 357. De
plus, il avait utilisé dans sa formule la fonction inverse du sinus qu’il avait
notée arcsin. Cela suffisait à l’identifier comme français ou, du moins, un
homme éduqué dans un milieu très français.
Rabinovitch avait simplement écrit le nombre pi, qu’il avait exprimé
sous la forme 3· 141, 592. C’est aussi britannique que le fish and chips.
Étant américain, j’aurais placé le point qui sépare les décimales en bas au
même niveau qu’un signe de ponctuation, plutôt qu’au milieu de la ligne, à
hauteur des chiffres. Les continentaux auraient utilisé une virgule plutôt
qu’un point et marqué les groupes de trois chiffres, dans la série des
décimales, par de simples espaces sans aucune ponctuation.
Les Allemands ont l’habitude d’utiliser des caractères gothiques pour
distinguer les fonctions hyperboliques des fonctions trigonométriques qui
leur correspondent. Cette habitude peut se retrouver dans le travail d’un
Hollandais, d’un Scandinave ou d’un Russe mais jamais dans le celui d’un
Français, d’un Anglo-Saxon ou d’un Européen du Sud. Aucune de ces
différences ne pose de [8] problème au mathématicien possédant la moindre
expérience. Elles ne font qu’ajouter un peu de couleur locale à ses textes. Il
paraît que l’on rencontre quelque chose d’analogue dans les notations
musicales.
Avec ces idées en tête, je dis aux autres :
« Écoutez, cette formule a bien été écrite par quelqu’un, et ce n’est
certainement pas une personne ordinaire. Voyons voir si notre homme n’a
pas laissé ses empreintes digitales intellectuelles.
– Cela ne nous servira pas à grand-chose, dit Schmidt-Cohen. Nous ne
savons pas où l’homme se trouve. Nous ne sommes pas même certains que
c’est ici qu’il a écrit cette formule.
– Bien sûr que si, répondis-je, c’est une nappe de restaurant. Elle est
identique aux autres là-bas. Supposer qu’elle vienne de l’extérieur, c’est
faire trop de cas des coïncidences. Notre oiseau est passé par ici. Il s’est
même assis à cette table dans les dernières quarante-huit heures, si je ne me
trompe. Bill, appelle la serveuse. Ils changent certainement les nappes avant
le vendredi soir et nous ne sommes que lundi. »
La serveuse confirma mes conjectures.
« Donc notre homme était ici il y a deux jours au plus, dis-je. Non ! Un
seul jour. Ils ne laisseraient pas une nappe sale sur la table pour le shabbat.
Ou bien nous sommes tous ivres ou bien l’un des plus grands physiciens du
monde se cache par ici. Voyons voir si nous pouvons forcer M. X à nous
raconter son histoire.
– D’abord, commença Renard, il a probablement vécu un certain temps
en Italie ou en Amérique latine. J’écarte l’Espagne et le Portugal parce que
je ne crois pas qu’il y existe des physiciens mathématiciens de ce niveau.
Regardez ce symbole, on dirait sen. Je ne crois pas [9] que ce puisse être
sin. Ensuite, sa formation initiale n’est pas en physique, ni en ingénierie. Il
utilise plusieurs fois le symbole i pour désigner la racine carrée de -1. Vous
pouvez corrompre un mathématicien et l’amener à écrire j pour i, s’il
travaille avec ces philistins de physiciens assez longtemps, mais aucun
physicien n’écrira i au lieu de son j. Il réserve i pour l’électricité.
» Bref, nous avons un physicien qui a commencé dans les
mathématiques pures. Il a habité dans le Sud, probablement en Italie ou en
Amérique du Sud. Sa présence ici rend vraisemblable qu’il est juif.
Remarquez aussi qu’il a utilisé les caractères gothiques pour le sinus
hyperbolique. Nous en savons déjà beaucoup. Je parierais que c’est un juif
allemand, ou d’Europe de l’Est, qui a trouvé refuge en Amérique latine
après avoir reçu une formation de mathématicien. »
Les noms qui me vinrent d’abord à l’esprit étaient ceux de Lilienblum,
Posner et Sachs. Posner avait d’abord été un pur mathématicien avant d’être
obligé de travailler sur l’énergie atomique, et avant cela, il avait étudié
quelques années en Italie. Je croyais cependant qu’il était mort en Argentine
plusieurs années auparavant. En tout cas, je n’avais vu passer aucun papier
de lui ces derniers temps.
Sachs aurait pu faire l’affaire mais je venais de recevoir une lettre où il
me racontait comme il était heureux de son séjour en Inde et pourquoi il
comptait y rester encore quelques mois. Je ne croyais pas qu’il puisse avoir
changé d’avis aussi brusquement. Lilienblum, enfin, lui, avait disparu. S’il
était toujours en vie, c’était probablement de l’autre côté du rideau de fer,
dans ces limbes qu’habitent les savants qui ont écouté les sirènes [10]
soviétiques. Par ailleurs, Lilienblum travaillait en biophysique, et j’aurais
été surpris qu’il se livre à des recherches de ce genre. Je posai la question à
Bill :
« Tu crois que ce pourrait être le vieux Lilienblum de retour de Russie ?
– Il y a toujours eu quelque chose de louche dans sa disparition,
répondit Bill, je pense qu’il est mort. Pour moi, il a bien pu être égorgé
quelque part dans Harlem. En plus, je croyais qu’il était biophysicien. Au
moins, c’est comme cela qu’il s’est décrit quand je lui ai rendu visite à
Mexico il y a cinq ans. Et cette formule, là, ne ressemble pas à de la
biophysique.
– Je ne sais pas, dis-je, qu’est-ce que la biophysique, finalement ? C’est
l’étude de ce qui se passe dans la cellule. Pour une large part du moins. Je
vois la cellule comme une machine pourvue d’un nombre colossal de jauges
submicroscopiques et de filtres. Et beaucoup de gens partagent cette
opinion. Si je me souviens bien, j’ai discuté de quelque chose comme cela
avec Lilienblum la dernière fois que je l’ai vu à Mexico.
– Nous devrions pouvoir répondre à cette question immédiatement,
intervint Bill. Est-ce que quelqu’un ici se souvient de l’écriture de
Lilienblum ? Mais, oui, bien sûr, De Gratiansky ! Ha !, il est parti ? Il était
assistant de Lilienblum.
– Je suis là, dit De Gratiansky en entrant dans la pièce. Il fallait que
j’envoie mon rapport à Washington. Pourquoi m’appelle-t-on ?
– Nous nous demandions si Lilienblum ne serait pas ce M. X de la
nappe, expliqua Renard. Tu te souviens de son écriture ? »
[7’] 358 « Bill, appelle la serveuse. Ils changent certainement les nappes
avant le vendredi soir et nous ne sommes que lundi. »
La serveuse acquiesça.
« Notre ami était ici il y a deux jours au plus, dis-je. Non ! Un jour et
demi. Ils ne laisseraient pas une nappe sale sur la table pour le shabbat. Ou
bien nous sommes tous ivres ou bien l’un des plus grands physiciens du
monde se cache par ici. Voyons voir si nous pouvons forcer M. X à nous
raconter son histoire.
– D’abord, commença ___, il a probablement vécu un certain temps en
Italie ou en Amérique latine. Je ne crois pas que ce symbole puisse être sin.
On dirait plutôt sen. Une autre chose est claire, sa formation initiale n’est
pas en physique, ni en ingénierie. Il utilise plusieurs fois le symbole i pour
désigner la racine carrée de -1. Vous pouvez corrompre un mathématicien et
l’amener à écrire j pour i, s’il travaille avec ces philistins de physiciens
assez longtemps, mais aucun physicien n’écrira i au lieu de j. Il réserve i
pour l’électricité.
– Nous connaissons donc deux choses de lui. C’était un pur
mathématicien, au départ, et il a vécu dans le Sud, en Italie ou en Amérique
du Sud. Sa présence ici rend vraisemblable qu’il est juif. Remarquez aussi
qu’il a utilisé les caractères gothiques pour le sinus hyperbolique. Nous en
savons déjà beaucoup. Je parierais que c’est un juif allemand, ou d’Europe
de l’Est, qui a reçu une formation de mathématicien et finalement trouvé un
poste en Amérique du Sud.
– Oh !, il y en a beaucoup !, Rashevsky, Posner, Sachs. Mais je croyais
que Sachs était mort juste après s’être installé en Argentine. Posner était à
Mexico il y a quelques années mais les derniers travaux de lui dont j’ai
entendu parler étaient en biophysique. Rashevsky n’est resté qu’un an au
Brésil, avant de partir en Inde. Ce n’est pas suffisant pour [8’] prendre de
telles habitudes. D’un autre côté, les morts n’écrivent pas sur les nappes. Et
la formule qui est là ne concerne pas la biophysique. Elle ne semble pas
relever du domaine de Posner. Ce doit être quelqu’un d’autre à qui je n’ai
pas pensé.
– Attends un peu. Qu’est-ce que la biophysique, finalement ? C’est
l’étude de ce qui se passe dans la cellule. Pour une large part du moins. Je
vois la cellule comme une machine pourvue d’un nombre colossal de jauges
submicroscopiques et de filtres. Et beaucoup de gens partagent cette
opinion. Du reste, j’ai parlé de quelque chose comme cela avec Posner il y a
trois ans quand il était en Israël, juste avant de rentrer à Mexico. Il ne
m’avait pas paru en pleine forme à l’époque. Il avait l’air un peu déprimé.
Je crois qu’il avait derrière lui ses meilleurs travaux. Comment tu l’as
trouvé, Bill, quand tu es passé à Mexico l’an dernier ?
– Je ne l’ai pas vu, son laboratoire était fermé, et son assistant
participait à une conférence, je crois, à Washington. Tu sais comment ça se
passe. J’avais l’intention de demander de ses nouvelles à Reyes et puis je ne
l’ai jamais fait.
– Tu sais au moins s’il travaille toujours à Mexico ?
– Je le croyais mais, finalement, je n’en sais rien.
– Je peux trancher la question, dit ___, il m’a donné un tiré à part juste
avant de partir et me l’a dédicacé. Tiens, ___, tu as une voiture ? Est-ce que
tu peux passer à mon bureau ? L’article doit se trouver sur l’étagère du haut.
Amène-le et nous verrons. »
*
Quand je compris que mes recherches pouvaient amener l’humanité au
bord de l’abîme et même au-delà, je fus frappé d’une profonde émotion. La
voie naturelle sur laquelle s’était jusque-là déroulée mon existence m’était
désormais fermée, et toute tentative pour modeler ma vie scientifique de
façon à éviter ce désastreux [9’] exil gardait quelque chose d’illusoire. Il
était clair que, divulguer mes idées, c’était aller droit dans le tourbillon. La
personnalité de mon assistant rendait la situation particulièrement difficile.
Au départ, sa franchise apparente, son enthousiasme, ses dons sociaux,
m’avaient plu. Il venait d’une famille qui avait été aisée, en marge de la
vieille aristocratie. Sa famille était ruinée mais ses goûts n’avaient changé
en rien. C’est lui qui m’a appris tout ce que je connais de la bonne chère, du
bon vin, de la vie facile. Il faisait en sorte que je ne remarquais même pas
que je payais pour des choses dont il était le seul bénéficiaire.
Pendant la guerre, il est parti dans un grand laboratoire gouvernemental
qui fabriquait et testait des poisons nucléaires. Et il s’y est fait un nom. Il
est revenu avec une nouvelle conception du rôle du savant, qu’il voyait
maintenant comme un administrateur et un homme d’affaires. C’est un
monde nouveau, disait-il, et les professeurs devraient se réjouir
d’abandonner leur isolement académique et le refuge de leur conscience
pour gagner une autorité qui leur donnera une véritable stature.
Les jours de l’Église des saints étaient passés pour les savants. Les
nouveaux savants devaient être des évêques et des papes.
D’abord je n’ai pas compris pourquoi il était revenu vers moi. Il n’avait
pas besoin de moi pour s’imposer dans les mondanités scientifiques. Je
pensais bien que ses narines avaient déjà reniflé le délicieux parfum des
marmites d’Égypte mais je ne savais pas à quel point il en était devenu
l’esclave. Rencontrer des gens importants cinq fois par jour, disposer de
sommes de plusieurs millions de dollars, sourire, toujours sourire, tout cela
[10’] fait une vie épuisante et laisse peu de place au développement de
l’intellect. Il avait besoin de quelqu’un qui ait moins de distractions et
puisse former ces conceptions nouvelles qu’il habillerait des vêtements
étincelants que donne le pouvoir, et distribuerait à tous ceux pour qui le
pouvoir signifie beaucoup et la science peu.
J’ai eu un certain succès comme scientifique, même si j’ai aussi commis
des bévues. Du moins, j’ai toujours eu une provision d’idées nouvelles,
bonnes ou mauvaises. Sur le moment, je ne me rendais pas compte que les
idées que j’exposais naturellement à ___ réapparaissaient plus tard dans ses
articles, rendues plus attrayantes par une meilleure connaissance des
préjugés scientifiques du temps et quelques références à des personnalités
en vogue. Quoi qu’il en soit, le fait est que, aussi déterminé qu’ait pu être
___ à se hisser tout en haut de l’administration scientifique, il n’avait pas
encore trouvé le moindre résultat susceptible de lui assurer la
reconnaissance ultime et, aussi longtemps que celle-ci lui manquait, il ne
pouvait pas couper le cordon ombilical qui le liait à moi.
Je me suis occupé, pendant de nombreuses années, de la physique et de
la chimie du très petit. Faire de la physique avec les instruments grossiers
que nous utilisons aujourd’hui, c’est comme jouer une sonate avec des
gants de boxe. Ce que le thermomètre par exemple montre de la
température d’un corps est une moyenne grossière qui élimine la plupart des
détails importants. Ainsi, j’en vins à me convaincre que la panoplie de la
physique du futur contiendrait des outils beaucoup plus petits que les
nôtres, et même trop petits pour que l’œil humain puisse les voir.
De tous les artisans qui travaillent dans le royaume du superlativement
petit, les plus habiles sont peut-être les chimistes et [11] surtout les
chimistes organiques. Ils fabriquent leurs molécules avec l’adresse d’un
serrurier qui ajuste ses verrous mais à une échelle beaucoup plus petite. Il
m’était apparu que le microscope électronique et d’autres outils similaires
qui nous avaient permis d’observer l’univers à l’échelle moléculaire
permettraient peut-être finalement l’élaboration de nouvelles molécules.
J’en parlai avec ___ qui acquiesça d’une façon un peu contrainte. Je
n’appris que bien plus tard, quand me revint l’écho d’une conversation qu’il
avait eue avec un tiers, combien il avait été impressionné par cette idée.
Pendant des années, j’ai été obsédé par la possibilité de fabriquer des
instruments moléculaires. Évidemment, lui aussi en était obsédé. Sinon il ne
serait pas resté aussi longtemps auprès d’une personnalité renfermée,
poussiéreuse, comme la mienne. Il aurait profité des joies et des
récompenses flatteuses que lui offrait sa position. En même temps, je
n’avais pas réellement conscience des implications de mon idée. Je pensais
à améliorer l’outillage de la chimie par l’usage d’instruments atomiques. Il
ne m’était pas venu à l’esprit que les principes de la micro-instrumentation
pourraient être étendus au champ de la physique nucléaire.
À mon avis, il y a deux façons de réaliser le presque impossible dans la
science, deux techniques qui se concurrencent l’une l’autre. C’est, d’un
côté, la technique de la grosse usine et du laboratoire qui est conçu à son
image. Les travaux de Kamerlingh Onnes sur la liquéfaction des gaz et ceux
de Kapitza sur les champs magnétiques en donnent les premières
illustrations. Ils marquent le début d’une tendance qui a conduit au projet
Manhattan et à la bombe atomique. [12] Mais une autre technique, qui
pourrait s’opposer à la première dans le futur, serait fondée sur de petits
instruments, normalement petits et microscopiquement petits. On pourrait
concevoir une molécule qui ait les fonctions d’une pile atomique.
*
« Écoutez, dit Cohen, l’affaire devient sérieuse… Vous savez, j’ai été
policier.
– Comment ? Notre chimiste physicien serait un ancien policier ?
– Tu te moques de nous ?
– Pas du tout, répondit Cohen, en fait, c’est par là que je suis venu à la
chimie physique. Je suis né dans l’Upper East Side, du temps où c’était
vraiment l’Upper East Side. Les ateliers de couture étaient installés entre la
cinquantième et la soixantième rue. Mon père s’occupait de sa machine à
coudre et ne m’a pas appris grand-chose. Ou plutôt, si, il m’a appris une
chose, c’est à ne pas travailler sur une machine à coudre.
– Je vois bien comment cela a pu te sortir de l’industrie vestimentaire
mais pourquoi la police ?
– Bill Murphy était le policier du quartier, un héros pour tous les
garçons, y compris ceux qui entraient dans le gang du Tigre Rouge. C’est
juste à cause de ma timidité que je n’y suis pas allé, moi aussi. J’aurais
commencé par tabasser les ivrognes. C’est ce qu’ont fait beaucoup de mes
camarades. Certains sont encore en prison et le seront toujours deux tiers de
leur temps. En tout cas, Bill Murphy était un honnête homme et faisait de
son mieux pour stopper l’éducation des gangsters dès le début. Il parlait
yiddish beaucoup mieux que moi. Ça faisait partie du boulot dans le
quartier et Murphy ne négligeait rien qui puisse l’aider dans son boulot.
» Quand j’ai eu dix-huit ans, j’avais fini le lycée, j’ai décidé d’entrer
dans la police. J’atteignais juste la taille minimale mais il me fallut deux ans
pour avoir le poids requis. Murphy m’a [13] dirigé vers un certain
Kilpatrick, un ancien boxeur qui avait arrêté avant d’être groggy pour
toujours et s’occupait maintenant de préparer les jeunes aux épreuves
physiques pour le recrutement dans la police. Je ne le savais pas à l’époque,
mais il me faisait un tarif préférentiel et je crois que Murphy payait la
différence. Je n’eus aucun mal dans les épreuves écrites. J’avais toujours été
un bon élève. Ensuite j’ai passé quelques années à battre le pavé, jusqu’à ce
que je sois entraîné dans une bagarre avec quelques voyous qui m’ont laissé
avec une jambe cassée. L’os s’est ressoudé mais j’ai gardé la patte un peu
courte. Je pensais en avoir fini avec la police mais le commissaire m’aimait
bien et m’a transféré au laboratoire. Je m’occupais des analyses de sang et
de toutes sortes de sécrétions corporelles, et j’ai fini par inventer moi-même
un nouveau test. Alors on m’a envoyé à la fac de médecine pour une
formation spécifique. Et depuis je suis resté dans la chimie.
– Donc nous avons un policier parmi nous, un expert scientifique qui
plus est. Cohen, dis-nous ce que tu en penses. Cette formule sur la nappe, il
faut faire une enquête ?
– En toute rigueur, ce n’est pas mon affaire. Je suis ici en tant que
chimiste et, si j’ai bien gardé quelques amis dans la police israélienne, ils ne
savent pas que je suis là. Mais, puisque vous me le demandez, je crois qu’il
est clair que quelqu’un d’inhabituel est passé par là, et je suis prêt à vous
aider à suivre sa piste. Ce n’est que de la curiosité. Si ça ne l’était pas, si
nous pouvions soupçonner qu’un crime ait eu lieu, autre que d’avoir sali la
nappe, il faudrait appeler la police [14], et nous-mêmes abandonner la
partie. La police n’aime pas les interventions extérieures. Des Sherlock
Holmes, il y en a partout. Mais, comme il ne s’agit que de satisfaire notre
curiosité, allons-y.
» Je suppose que vous vous rendez compte que les problèmes d’identité
sont ici beaucoup plus délicats qu’aux États-Unis. Nous sommes dans un
pays d’immigrants. Il y en arrive de nouveaux chaque jour. Aucun des
éléments qui permettent d’identifier un individu n’est standardisé, comme
c’est le cas dans les pays plus anciens. Beaucoup d’immigrants n’ont pas de
passeport, pas même un nom. Sans doute chacun d’entre nous avait quelque
chose comme un nom, là-bas, d’où nous venons, mais beaucoup de gens
prennent un autre nom, hébreu, par patriotisme ou parce qu’ils ont décidé
de rompre avec le passé. Si vous voulez trouver un poste qui ait quelque
importance politique, il vous faut un nom hébreu. Je vous préviens, vous
devrez sans doute établir l’identité de votre homme uniquement à partir de
ce qui est écrit sur la nappe.
» Mais que nous apprend cette nappe ? D’abord, l’homme est un
physicien théorique de bon niveau, c’est absolument clair. Aucun de nous
ne pourrait être trompé par un charlatan. En fait, pour que nous cinq nous
donnions sens à la formule mais ne la connaissions pas déjà, il doit être très
fort. Ensuite, il me semble que nous avons suffisamment de matériau pour
le situer géographiquement. Il écrit ___ au lieu de ___, ce qui en fait un
Américain, ou un Anglais, ou du moins, quelqu’un qui a subi une influence
américaine ou anglaise. On le voit aussi à ce que ses 7 ne sont pas barrés.
Par ailleurs, il place le point qui isole les décimales sur la ligne sur laquelle
s’appuient aussi les chiffres, ce qui semble éliminer l’Angleterre. Il utilise
enfin le mot “billion” [15] pour 106, plutôt que 109, ce qui est un autre point
en faveur de l’Amérique.
» Pourtant, ce n’est pas un pur Américain. Un pur Américain
n’utiliserait pas des caractères gothiques pour le sinus hyperbolique et, du
reste, ne saurait pas les former aussi naturellement. Cela signifie ou bien
qu’il a été formé en Allemagne, je dirais assez tard dans sa carrière, ou bien
qu’il a étudié avec quelqu’un possédant lui-même une éducation allemande.
Allemande ou, bien sûr, hollandaise, suisse ou suédoise, vous voyez ce que
je veux dire.
» Considérez maintenant la façon dont il désigne la racine carrée de -1.
Il hésite entre i et j. Cela signifie qu’il a subi différentes influences,
certaines venant des mathématiques pures, d’autres de la physique
mathématique ou de l’ingénierie, probablement l’ingénierie électrique.
Quand il écrit des mathématiques sans lien avec l’ingénierie électrique ou
avec la physique quantique, il préfère le i. Je dirais que c’est un
mathématicien qui s’est par la suite aventuré dans des champs appliqués,
plutôt que l’inverse. Pour résumer, nous cherchons un Américain,
probablement juif, qui a commencé comme mathématicien et a eu un maître
européen, à la fin de ses études. Ensuite, il s’est tourné vers l’ingénierie
électrique ou la physique. Comme son petit travail, sur la nappe, relève de
la physique, faisons l’hypothèse qu’il est maintenant physicien. Mais vous
connaissez le champ mieux que moi. Est-ce que vous voyez quelqu’un qui
correspondrait à ce portrait, particulièrement quelqu’un qui s’intéresserait à
la fois à l’instrumentation et à la physique nucléaire ? »
*
[16] Nous nous sommes entassés dans la voiture de Rabinovitch pour
parcourir les quelques kilomètres qui nous séparaient du kibboutz Beth
Shalom. Il était entouré de vignes. Des étendues de sable nu, qui n’étaient
pas irriguées, se détachaient au milieu des lignes de feuilles vertes. Certains
bâtiments ressemblaient à un vieux cantonnement américain. D’autres à une
Bauernhof allemande. Un groupe de granges d’un blanc éclatant, qui faisait
penser à une usine, et de petites maisons propres mais sinistres complétaient
ce tableau incongru d’un pays nouveau possédant des antécédents
divergents.
Nous avons rencontré des enfants qui jouaient et Rabinovitch leur a
demandé en hébreu de nous amener auprès d’un responsable. Après bien
des détours, ils nous ont conduits vers une femme anguleuse, portant un
tablier bucolique et qui me rappelait Marjorie Main. Elle nous a montré une
maison, une pauvre cabane proprette. Nous sommes entrés. ___ n’était pas
là. Toutes ses affaires étaient rassemblées dans l’unique pièce. Il y avait un
lit de camp avec une couverture grise, une table en bois, une seule chaise, et
quelques étagères sur lesquelles s’entassaient des livres dans plusieurs
langues européennes et quelques-uns en hébreu dont je ne parvenais pas à
lire les titres. Rabinovitch m’a dit par la suite que c’était là une belle
collection. Une gabardine d’Europe centrale et un chapeau à larges bords
étaient pendus dans un coin.
La propriétaire dit quelques mots en hébreu et Bill traduisit :
« Il doit être à la boutique. Je crois que c’est là que nous le trouverons. »
La femme nous emmena le long d’une rangée d’étables dont sortaient
l’odeur et les meuglements d’un bétail nombreux. Derrière des balles de
foin, superposées pour former de grandes piles, se trouvait un petit bâtiment
dans un style allemand qui datait sans doute du temps où le domaine
appartenait à un groupe de colons [17] luthériens. Une aile en était utilisée
pour stocker du bois et des provisions. J’entendais aussi derrière une
palissade de planches ce grincement aigu que produit le polissage du verre.
La dame du kibboutz appela. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait
mais ce devait être : « Ah !, vous voilà !, vous avez des visiteurs. » Apparut
alors derrière le coin de la palissade un vieux monsieur barbu avec de
longues boucles de cheveux comme en portent les juifs orthodoxes, une
kippa et un grand manteau. Il était courbé et marchait à petits pas hésitants
et, pourtant, quelque chose en lui me rappelait le vieux ___que j’avais
connu à Mexico.
Il commença par nous accueillir en anglais. « Je n’ai pas beaucoup de
visiteurs mais je suis heureux de recevoir ceux qui viennent me voir. » Son
anglais avait un accent particulier, les mêmes intonations que les Israéliens,
mais cela ressemblait plutôt à une parodie de l’accent israélien. Puis il mit
ses lunettes et jeta un regard prolongé à l’un d’entre nous, je ne voyais pas
bien à qui, mais sur le moment je crus qu’il s’agissait de ___. Il rentra
précipitamment dans son baraquement. ___ le suivit aussitôt. Ils disparurent
derrière la pile de planches et, soudain, j’entendis deux coups de revolver
très rapprochés 359.
___ cria, derrière les planches :
« Il m’a touché. J’ai dû tirer, en légitime défense. »
___ tenait son épaule gauche de la main droite. Quelques gouttes de
sang coulaient entre ses doigts et il grimaçait sous l’effet semblait-il d’une
douleur terrible. Nous contournâmes la pile de planches, ___ s’était arrêté
pour voir s’il pouvait faire quelque chose pour ___. [18] Le corps usé,
comme rapetissé, de ___ était étendu par terre, devant sa machine qui
continuait à tourner inexorablement. Il tenait à la main un revolver encore
fumant.
Nous avons pansé la blessure de ___, pendant que ___ éteignait la
machine. ___ n’était pas gravement touché. Ce n’était qu’une égratignure. Il
s’avança vers le corps de ___ et dit pensivement :
« Ainsi s’en va mon maître. C’était un grand homme mais il avait
sombré dans la folie. Je savais qu’il était paranoïaque et souffrait d’un
délire de persécution. Depuis des années, il était persuadé que tout le monde
voulait lui voler ses idées. Il s’était attaqué à moi juste après la guerre.
Quand il a disparu, j’ai cru qu’il s’était suicidé, ou qu’il était devenu
amnésique. Mais, même s’il vient d’essayer de me tuer, c’était mon maître
après tout. Et nous devons honorer sa mémoire. »
___ avait l’air menaçant.
« T’en fais pas pour ça, dit-il, tu vas rester avec moi jusqu’à ce que
j’appelle la police. »
Il attrapa le bras valide de ___ avec ce qui semblait une poigne de fer,
qu’il ne relâcha pas même en se penchant pour prendre le revolver que ___
avait lâché au moment où il avait été blessé.
*
[nouvelle page non numérotée]
Nous trouvâmes enfin le journal de ___, qui l’avait caché, dans la
meilleure tradition de Auguste Dupin, en le mettant sous les yeux de tout le
monde. ___ n’était pas seulement l’opticien du kibboutz, de tout un groupe
de kibboutz, il était aussi comptable. Ses comptes étaient tenus d’une main
aussi propre et précise que l’on pouvait souhaiter. Mais ils étaient
accompagnés d’innombrables documents, des notes, des factures, des
choses de ce genre, sur ce qui semblait être du papier usagé, au dos duquel
restaient de vieilles écritures. Les comptes constituaient ainsi une sorte de
palimpseste. Mais personne n’aurait pu deviner quel en était le côté
important, d’autant que le journal était rédigé en français et qu’il y avait très
peu de juifs marocains ou francophones dans le kibboutz. Chaque page était
du reste barrée de deux grosses lignes diagonales. Les pages avaient été
délibérément mélangées. Il était difficile de croire que ___ se soit donné
autant de mal pour conserver ce qu’il semblait traiter aussi légèrement.
Voici une traduction de ces notes, réorganisées dans un ordre naturel.
*
Nous sommes en mai 1954 et je travaille depuis maintenant deux ans
dans cette petite communauté naïve et généreuse. Personne ne me pose de
questions. La plupart des gens ont vécu de telles choses qu’ils ne veulent
pas parler du passé. Je me demandais au début comment un citadin comme
moi pourrait se cacher au milieu d’un groupe de fermiers. Je n’ai jamais eu
les doigts verts. Mais, même dans notre kibboutz, nous sommes cinq cents
âmes et chacun peut être utile. J’avais du reste un métier, un métier qui
m’avait rendu de grands services dans mes recherches scientifiques. Mon
père était opticien et, suivant une vieille tradition juive, il m’avait appris
son métier, de sorte que, quoi qu’il arrive, je puisse trouver un travail et ne
sois pas obligé de prostituer mon savoir pour de l’argent.
Le kibboutz est plus qu’une ferme. Il y a un magasin de meubles, où
l’on fabrique des tables et des chaises pour nos voisins et qui nous permet
de faire face à de mauvaises récoltes. Nos jeunes gens ont de meilleurs yeux
que leurs aïeux mais il reste quelques vieux professeurs devenus fermiers
qui ont besoin d’une bonne paire de lunettes. Et, quand on ne me demande
pas de lunettes, je fais la comptabilité. Ainsi personne ne s’étonne que je
sois en train de griffonner quelque chose.
Je ne me suis jamais inquiété de ce que l’on puisse découvrir mon
identité à partir de mon visage ou de mon nom. Une barbe est un bon
déguisement pour un homme glabre, surtout dans un environnement où les
barbes [nouvelle page non numérotée] et les boucles longues sont courantes
et ne donnent lieu à aucun commentaire. Beaucoup de gens prennent des
noms hébreux. Il est facile de changer le sien. Chaim Ben Moshel, le
polisseur de lentilles.
Les habitants du kibboutz sont pour la plupart de bonnes gens, pleins de
simplicité. Une fois tous les deux ou trois mois, j’ai l’occasion d’aller en
ville, pour acheter des provisions ou faire réparer mes outils. J’en profite
pour écouter de la musique, voir un spectacle ou goûter de cette ancienne
vie de café qui disparaît un peu partout même à Vienne mais n’est pas tout à
fait morte à Haïfa. Beaucoup de choses me rappellent la Vienne de mes
parents, et je préfère de loin Haïfa à cette espèce de super-Bronx qu’on
appelle Tel-Aviv. Parfois, je m’assieds à la table d’un café et je me laisse
aller à de petites spéculations mathématiques ou physiques. Je ne devrais
pas, je finirai par me trahir. Et ce sera ma perte. Je serai traqué, et toutes ces
années d’abnégation, durant lesquelles je me suis délibérément détruit,
n’auront servi à rien.
[Le texte est interrompu au milieu de la page]
[Nouvelle page non numérotée]
« Eh bien, dit ___, je ne croyais pas que tu en aies su assez sur lui mais
ces notes ne laissent aucun doute. Qu’est-ce qui t’a mis la puce à l’oreille ?
– Vous savez, répondit ___, je suis un ancien policier. Et nous, les
policiers, ne voyons pas les choses de la même façon que les citoyens
ordinaires. Nous ne sommes pas juges, ni avocats. Bien sûr, nous devons
trouver des preuves pour les juges et les avocats mais, si nous attendions
pour soupçonner quelqu’un d’avoir bouclé l’enquête, les criminels
pourraient continuer à nous faire des pieds de nez, jusqu’à ce que l’enfer
prenne en glace.
» J’ai connu ___ dans l’entre-deux-guerres. Nous étions envahis par les
Russes blancs en ce temps-là. Certains avaient de véritables titres de
noblesse, et les autres prétendaient en avoir. Dès que les communistes ont
pris le pouvoir, beaucoup de réfugiés sont arrivés sans papiers d’identité. Et
c’était aussi facile de s’inventer un comte pour père que de dire la vérité et
d’admettre que l’on venait d’une famille de marchands aisés dans une petite
ville en -insk.
» … Je dois dire que nous cherchions les ennuis. On nous avait rebattu
les oreilles avec toutes sortes d’histoires – beaucoup étaient vraies – sur les
souffrances subies par les émigrés. Les patrons, en Amérique, n’aimaient
pas les bolcheviques et voulaient écarter la menace communiste en
commençant par dénigrer le régime. Des femmes idiotes frétillaient à l’idée
d’être vues au bras d’un aristocrate. Ces beaux jours n’ont pas duré mais les
aristocrates ont eu quelques beaux jours.
» Cela n’avait pas finalement beaucoup d’importance, d’être un
véritable aristocrate ou un faux. Les faux étaient des escrocs mais au fond
les autres l’étaient aussi. Il y avait eu, c’est vrai, des gens bien dans
l’aristocratie russe, des hommes comme Tolstoï qui avaient essayé de
contribuer à la libération de leur peuple, mais le courant a été trop fort pour
eux quand les digues ont sauté. L’aristocrate moyen était un homme qui
rechignait à tricher aux cartes mais n’hésitait pas à voler son tailleur. Vous
savez, mon père avait été tailleur, en Russie, et il m’a raconté des histoires à
vous faire se dresser les cheveux sur la tête.
[Nouvelle page non numérotée mais tapée à la machine]
» Eh bien, j’ai croisé le nom de ___ quand j’étais dans la police au
début des années trente. Il avait à peu près mon âge. Je ne crois pas qu’il ait
eu plus de cinq ans quand il est arrivé aux États-Unis après la révolution.
Mais certains de ces enfants étaient des aristocrates russes plus encore que
leurs parents. Vous voyez, pour les parents, l’aristocratie, c’était une façon
de vivre mais, pour les enfants, c’était une sorte de paradis, dont ils
entendaient leurs parents parler. L’Amérique leur semblait un pauvre pays
de petits tailleurs. Ils se disaient qu’ils avaient été roulés. Et les autres
émigrants, plus modestes, particulièrement les juifs, devinrent leurs
victimes naturelles.
» Oh !, il était intelligent, je vous l’accorde. Il avait de belles manières.
Les riches aimaient l’inviter et le flatter. Mais il n’avait pas l’ombre d’un
principe et, franchement, je me demande d’où il aurait pu tenir ses
principes. Il pensait pouvoir s’installer dans une sinécure, utiliser ses belles
manières, le charme de sa présence dans les dîners et en compagnie des
dames, avoir une vie facile et jouer avec l’argent des autres. J’ai entendu
dire qu’il avait fait un très beau mariage, avec Marjorie Collins, la fille du
roi du cuivre, mais cela n’a pas duré. Il était dans une petite université à
l’époque, au département de physique, et on m’a raconté que plusieurs de
ses collègues avaient fini par lui demander de mieux traiter sa femme.
» Finalement, il est tombé dans les griffes des usuriers. Je ne sais pas si
vous savez à quoi ressemblent les pires de nos usuriers mais je suis policier
et je le sais. Il lui fallait de l’argent, et il ne pouvait pas être regardant sur
les moyens. Vous vous souvenez du scandale en 1938 quand Midatlantic
Electronics a fait faillite ? [nouvelle page non numérotée] C’est cette affaire
de brevets qui les a coulés. Planetary Electrics est arrivé avec les textes
qu’eux-mêmes devaient soumettre la semaine suivante au bureau des
brevets. C’était peu de temps après que Midatlantic Electronics a reçu la
visite de ___. Je me souviens qu’on parlait beaucoup d’un dossier qui avait
disparu. L’affaire a été étouffée et je me demande combien Collins a dû
dépenser pour cela. C’est une de ces affaires dans lesquelles la police sait
tout mais ne peut rien prouver. Je travaillais au laboratoire à cette époque
mais, même dans la police, les bruits circulent.
» Je ne pensais pas qu’il réussirait à entrer dans les services
gouvernementaux pendant la guerre. Mais ses sympathies étaient
antiallemandes et antibolcheviques. Cela convenait au gouvernement. Nous
avions besoin de tout le monde et nous avons fermé les yeux sur beaucoup
de choses. Et puis ___ a fait du bon travail. Les autorités ont fait mine
d’oublier ce qui appartenait au passé. Du reste, c’est parfois plus sûr de
recruter un homme qui a un passé et qui sait que l’on connaît son passé.
Celui qui a la conscience tranquille peut prendre certaines libertés, surtout
s’il sait avoir raison. Quand vous avez affaire à un escroc, au moins vous
savez à quoi vous en tenir.
» Très vite, il a été chargé d’assister ___. J’ai eu quelques soupçons
quand ___ a disparu. Mais l’assistant est dans la place. Il lui est facile de
colorer comme il le souhaite les travaux de son maître. Quoi qu’il en soit,
on a dit que ___ était passé de l’autre côté du rideau de fer. Et quelques-
unes de ses recherches secrètes sont en effet tombées dans les mains des
Soviétiques. J’en ai toujours été certain mais je sais comment maintenant. »
[Nouvelle page non numérotée, manuscrite]
« Que tu aies pu suspecter ___ de quelques malversations, d’accord,
mais pourquoi voulait-il tuer ___ ?
– D’abord, tant que ___ ne pouvait pas utiliser le secret de ___, la
meilleure chose pour ___, c’était la disparition de l’autre. Je suis sûr que
___ avait fait un marché avec les Soviétiques, il était sous la coupe des
usuriers, et le scandale aurait certainement éclaté si ___ avait resurgi.
N’oubliez pas son visage quand nous avons découvert ces notes sur la
nappe. Il était fini, s’il ne trouvait pas très vite une solution. Il a quitté le
restaurant, sous prétexte d’envoyer son rapport, et il est allé trouver ___. Je
pense qu’il a croisé le portier qui devait connaître le kibboutz où ___
habitait. ___ avait une voiture rapide. Il a foncé au kibboutz. Il est entré
dans la boutique pendant que l’autre était dans sa hutte. Il y avait là un
revolver. C’était l’occasion ou jamais. Il est sorti du village, il a marché
jusqu’aux champs. Il a tiré une fois en l’air. Les enfants jouent souvent à
tirer sur les oiseaux. La détonation n’a pas éveillé l’attention. Puis il a remis
le revolver à sa place, sans rien déranger.
» Il était prêt quand nous sommes tous venus au kibboutz. Il connaissait
les lieux. Il savait que la palissade cacherait le vieil homme à nos yeux. Et,
comme il l’espérait, celui-ci, en le voyant, a couru chercher son revolver,
sans doute pour pouvoir se défendre. Il l’a suivi et a tiré lui-même deux
fois : une fois sur le vieil homme et une fois par la fenêtre. La police a
retrouvé la balle dans le tronc d’un olivier. Elle correspond à celle qui était
dans le corps de ___. C’est assez pour le coincer.
» Oh !, pour la blessure, après avoir tiré sur une pie, comme le croyaient
les villageois, il s’est égratigné délibérément l’épaule. Il ne s’est pas fait
bien mal mais il a pu arracher le pansement et nous montrer sa blessure
quand nous sommes entrés dans la pièce. Cela suffisait pour expliquer qu’il
ait tiré. ___ a presque réussi son coup.
» Ce n’était pas un crime parfait mais cela s’en approchait. »
[Nouvelle page non numérotée manuscrite]
La police emmena ___. J’ai entendu dire qu’un représentant du consulat
s’est présenté pour assister ___ mais, quand les faits ont éclaté au grand
jour, les diplomates n’ont plus voulu s’en mêler. Ils ont laissé l’affaire
suivre son cours. Et, quand ils vous lâchent, croyez-moi, vous tombez de
haut.
Les diplomates, nous les avons vus à l’enterrement de ___ au côté du
gouvernement israélien. Et chacun a fait l’éloge de Posner. Rien n’était
assez beau. C’était à la fois Arthur Schnitzler [?], Albert Einstein et le vieux
Jéhovah lui-même. Une figure paternelle en tout cas. Moi je me souvenais
qu’il avait fait ses meilleurs travaux trente ans auparavant alors qu’il était
encore un fougueux jeune homme. Évidemment, j’oublie cette intuition
malheureuse qui l’a conduit en exil.
Nous étions assis à nouveau à la terrasse du restaurant sur le mont
Carmel après les funérailles – tous sauf ___, qui faisait son deuil à sa façon
dans une cellule solitaire. ___ commença à pontifier :
« Un grand homme, dit-il, un grand savant et un grand juif.
– Des balivernes, répondit ___, c’était un type bien qui a eu la
malchance d’être au bon endroit au mauvais moment. »
I. C’est une découverte réelle, et Alec Grant est une personne réelle, dont je transforme
seulement le nom pour ne pas l’embarrasser (note de W. Norbert).
Remerciements
1. Un article de la même année, écrit en collaboration avec D. Campbell, reprend une idée
similaire, sans toutefois prononcer le mot de « micro-instrumentation »
(« Automatization », in N.Wiener, Collected Works, P. Masani et al. (éd.), Cambridge, MIT
Press, 1985, t. IV, p. 680.
2. N. Wiener, La Cybernétique [1948], tr. fr. Ronan Le Roux, Paris, Seuil, 2014, p. 9.
3. C’est la thèse de Carlo Ginzburg dans Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, 1989.
4. Cf. F. Conway, J. Siegelman, Héros pathétique de l’âge de l’information [2005], tr. fr.
N. Vallée-Lévy, Paris, Hermann, 2012, p. 303 sq.
5. « Moral Reflections of a Mathematician » [1956], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 755.
6. Leonardo Sciascia, La Disparition de Majorana [1974], Paris, GF, 1975.
7. Friedrich Dürrenmatt, Les Physiciens, tr. fr. J.-P. Porret, Paris, L’Âge d’Homme, 1988,
p. 87.
8. Ibid., p. 86.
9. Les Démons de Gödel [2007], Paris, Seuil, « Points Sciences », 2012.
10. J. von Neumann [1955], cité par W. Aspray, John von Neumann and the Origins of Modern
Computing, Cambridge, MIT Press, 1990, p. 247.
11. S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, Cambridge, MIT Press, 1980.
12. Archives John von Neumann, boîte 12, dossier « Conversations : memoranda », notes par
John McDonald, 6 juillet 1956.
13. E. Wigner, Symmetries and Reflections, Bloomington, Indiana University Press, 1967,
p. 260. S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit. donne de nombreux
autres témoignages des contemporains de von Neumann.
14. H. H. Goldstine, The Computer from Pascal to von Neumann, Princeton, Princeton
University Press, 1972, p. 175 et p. 181.
15. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, New York, Scribners and sons, 1976, p. 76 et
p. 78.
16. H. H. Goldstine, The Computer from Pascal to von Neumann, op. cit., p. 167.
17. Ibid., p. 176.
18. Archives Wiener, à Lee, 4 mai 1937, boîte 3, dossier 45 : « […] The Neumanns rather like
to hit the high spot socially. You know Princeton life is a bit fast and “cocktail partyish”.
On the other hand, Neumann is not high-hat in any way […] is most accessible to young
students. »
19. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 96.
20. E. Wigner insiste aussi sur l’apparente froideur de von Neumann, son apparente absence de
sentiments (cité par S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit., p. 350).
21. M. Triclot (Le Moment cybernétique, Seyssel, Champ Vallon, 2008) a bien mis en évidence
la différence entre les deux éditions et l’importance de la première, qu’il faudrait presque
considérer comme un livre à part. J’indiquerai l’année de publication pour distinguer les
deux versions. L’ouvrage est traduit sous le titre Cybernétique et société. La première
version originale de 1950 a été traduite en 1952 aux éditions des Deux-Rives. La seconde
version originale de 1954 a été traduite par Pierre-Yves Mistoulon et publiée à l’UGE en
1962 dans la collection « 10/18 ». C’est cette dernière traduction de Pierre-Yves Mistoulon,
revue par Ronan Le Roux, qui est rééditée aux éditions du Seuil, « Points Sciences », 2014.
Les citations données dans cet ouvrage sont traduites par moi-même. La pagination renvoie
à l’édition « Points Sciences », 2014.
22. P. Masani, Norbert Wiener, Basel, Birkhäuser, 1990.
23. Archives Wiener, boîte 29C, dossier 682, The Day of the Dead.
24. Id.
25. N. Wiener, I Am a Mathematician [1956], Cambridge, MIT Press, 1964, p. 17 et p. 278.
26. Archives Wiener, à G. Wilson, 2 novembre 1959, boîte 19, dossier 267.
27. Cf. notamment les « promenades Wiener » dans F. Conway, J. Siegelman, Héros pathétique
de l’âge de l’information, op. cit.
28. The Tempter, New York, Random House, 1959, p. 114.
29. Archives Wiener, à Groff Conklin, 1er juin 1953, boîte 12, dossier 174.
30. N. Wiener, Ex-prodigy [1953], Cambridge, MIT Press, 1983, p. 143 sq.
31. Archives Wiener, boîte 30A, dossier 700. Le passage est supprimé de la version publiée.
Wiener écrit alors : « Mon sentiment d’appartenir à un groupe qui était traité injustement a
tué les derniers liens d’amitié et d’affection qui m’attachaient à Harvard » (Ex-prodigy, op.
cit., p. 272). Dans une lettre à son éditeur H. Simon, il commente : « Le problème pour moi
ne venait pas d’un environnement excessivement antisémite mais d’une réaction familiale
de peur et d’un antisémitisme intérieur, en particulier chez ma mère. Plus tard, j’ai fait
l’expérience de l’antisémitisme dans le monde extérieur, à cause de quoi j’ai eu de
sérieuses difficultés à trouver un travail. J’ai vu ensuite cet antisémitisme diminuer et
pratiquement disparaître de l’université depuis la Seconde Guerre mondiale, quand les
horreurs de l’hitlérisme sont devenues manifestes aux yeux de tous » (22 avril 1952,
archives Wiener, boîte 10, dossier 149). Cf. aussi S. Heims, The Cybernetics Group,
Cambridge, MIT Press, 1991, notamment p. 49.
32. Ex-prodigy, op. cit., p. 146.
33. Ibid., p. 145.
34. Ibid., p. 148.
35. « Il m’était impossible de revenir dans le judaïsme. Je n’y avais jamais été et, de toute mon
éducation, je n’avais vu la communauté juive que de l’extérieur et n’avais que l’idée la plus
vague de ses rites et de ses coutumes […] Un retour au judaïsme de ma part n’aurait pas été
un véritable retour mais une nouvelle conversion » (archives Wiener, boîte 30A,
dossier 700).
36. Ex-prodigy, op. cit., p. 155.
37. Ibid., p. 11.
38. Par exemple, von Neumann explique ce phénomène « statistiquement singulier » par la
« coïncidence de facteurs culturels qu’il ne pouvait pas énoncer de façon précise, une
pression externe sur l’ensemble de la société de cette partie [la Hongrie] de l’Europe
centrale, un sentiment inconscient d’extrême insécurité chez les individus, la nécessité de
produire l’inhabituel ou de risquer l’extinction » (cité dans S. Heim, John von Neumann
and Norbert Wiener, op. cit., p. 37).
39. « The Scientist’s Dilemma in a Materialistic World » [1957], Collected Works, op. cit.,
p. 707.
40. Ex-prodigy, op. cit., p. 9.
41. Ibid., p. 276.
42. Archives Wiener, boîte 4, dossier 69. La lettre semble bien avoir été envoyée mais Wiener
est manifestement revenu sur sa décision.
43. Id.
44. Id.
45. I Am a Mathematician, op. cit., p. 293.
46. En particulier durant la guerre, Wiener prend de la Benzedrine qui « surimpose à [s]a
nature pas très secrète une logorrhée qui ne convenait aucunement à ce temps » (I Am a
Mathematician, op. cit., p. 249).
47. « A Scientist Rebels » [1947], Collected Works, op. cit., p. 748 ; tr. fr. Alliage,
octobre 2003.
48. G. Bachelard, « La vocation scientifique et l’âme humaine », L’Homme devant la science,
Neuchâtel, La Baconnière, 1952, p. 11. Cf. aussi V. Bontems, Bachelard, Paris, Les Belles
Lettres, 2010, p. 37.
49. M. Triclot et S. Heims rapportent que Wiener aurait signé le manifeste de Stockholm pour
l’interdiction des armes atomiques. Je n’ai pas trouvé son nom dans les listes de signataires
que j’ai pu consulter : Mathieu Triclot, Le Moment cybernétique, op. cit., p. 337 sq. ;
S. Heims, The Cybernetics Group, op. cit., p. 199.
50. « Moral Reflexions of a Mathematician » [1956], Collected Works, op. cit, t. IV, p. 753.
51. Ibid., p. 754.
52. « Too Damn Close » [1950], Collected Works, op. cit, t. IV, p. 706.
53. Notamment, « Science : The Megabuck Era » [1958], Collected Works, op. cit., t. IV,
p. 710-711.
54. « A Rebellious Scientist After Two Years » [1948], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 749.
Cf. aussi sur ce thème, J.-M. Lévy-Leblond, A. Jaubert, (Auto)-critique de la science, Paris,
Seuil, « Points Sciences », 1975, p. 245 sq.
55. « This I believe » [1953], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 751.
56. « Un savant réapparaît », p. 9 et, notamment, « Moral Reflections of a Mathematician »
[1956], op. cit., t. IV, p. 754.
57. « This I believe » [1953], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 751.
58. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 232.
59. G. Israel, A.M. Gasca, The World as a Mathematical Game, Basel, Birkhäuser, 2009, p. 94
60. J. von Neumann, « Statement Before the Special Senate Committee on Atomic Energy »
[1947], in A.H. Taub (éd.), Collected Works, New York, Pergamon Press, 1966, t. VI,
p. 501.
61. J. von Neumann, « Defense in Atomic War » [1955], Collected Works, op. cit., t. VI,
p. 523.
62. J. von Neumann, « The Role of Mathematics in the Science and in Society » [1954],
Collected Works, op. cit., t. VI, p. 477.
63. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 182.
64. « Impact of Atomic Energy on the Physical and Chemical Sciences » [1955], Collected
Works, op. cit., t. VI, p. 522.
65. J. von Neumann à Veblen, 21 mai 1943, cité par W. Aspray, John von Neumann and the
Origins of Modern Computing, op. cit., p. 27.
66. J. von Neumann, « Defense in Atomic War » [1955], Collected Works, op. cit., t. VI,
p. 523.
67. Voir par exemple l’affaire du colloque organisé par Aiken dans F. Conway, J. Siegelman,
Héros pathétique de l’âge de l’information, op. cit.
68. Archives Wiener, à H. Simon, 5 octobre 1953, boîte 12, dossier 1979.
69. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 94.
70. « Moral Reflections of a Mathematician » (1956), Collected Works, op. cit., t. IV, p. 756.
71. Laquelle est dévelopée dans un article de 1943 écrit en collaboration avec J. Bigelow et
A. Rosenblueth, « Behavior, Purpose, and Teleology ».
72. La Cybernétique, op. cit., p. 95.
73. « Machines Smarter than Men » [1964], Collected Works, op. cit., t. IV p. 722.
74. « Norbert Wiener, Interview » [1959], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 713 sq.
75. Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, Paris, Gallimard, « Folio », 1986, p. 344.
76. W. Jensen, Gradiva, fantaisie pompéienne, dans S. Freud, Le Délire et les rêves dans la
Gradiva de W. Jensen, tr. fr. P. Arhex, R.-M. Zeitlin, Paris, Gallimard, 1986.
77. S. Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, op. cit., p. 182.
78. Ibid., p. 175.
79. Ibid., p. 174.
80. Id.
81. Ibid., p. 194.
82. S. Freud, L’Interprétation des rêves, tr. fr. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967, p. 355-356.
83. S. Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, op. cit., p. 174-175.
84. « General and Logical Theory of Automata » [1948], in J. von Neumann, Collected Works,
op. cit., t. IV, p. 316. Cf. P. Cassou-Noguès, « La reproduction des automates : de Descartes
à von Neumann, en passant par Erewhon », in V. Adam et al. (éd.), La Fabrique du corps
humain, Grenoble, MSH-Alpes, 2010, p. 149-163. Je ne discute ici que du modèle que
A.W. Burks appelle « cinématique », dans J. von Neumann, in A.W. Burks (éd.), Theory of
Self-Reproducing Automata, Urbana, University of Illinois Press, 1966.
85. À Wiener, 29 novembre 1946, in M. Rédei (éd.), J. von Neumann, Selected Letters,
Providence, AMS press, 2005, p. 278 sq.
86. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 79. Cf. aussi les commentaires de
Wigner sur la « froideur » de von Neumann, cité par S. Heims, John von Neumann and
Norbert Wiener, op. cit., p. 350.
87. P. Cassou-Noguès, Les Démons de Gödel, op. cit., « Postface ».
88. Cf. infra, « En guise de conclusion II ».
89. Ex-prodigy, op. cit., p. 212.
90. Ibid., p. 213.
91. R. Gerard, cité par S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit., p. 449-450.
92. Ex-prodigy, op. cit., p. 46.
93. I Am a Mathematician, op. cit., p. 86.
94. Ex-prodigy, op. cit., p. 213.
95. Archives Wiener, boîte 31B, dossier 778, p.f.
96. I Am a Mathematician, op. cit., p. 35.
97. Ibid., p. 33.
98. S. Ulam, Adventures of a Mathematician, op. cit., p. 96.
99. Ex-prodigy, op. cit., p. 275.
100. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 45.
101. S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit., p. 154 ; également p. 147.
102. Ex-prodigy, op. cit., p. 65.
103. Ibid., p. 82.
104. Ibid., p. 67.
105. Ibid., p. 94.
106. Ibid., p. 112.
107. Ibid., p. 159, également, p. 119. Les articles du père, Leo Wiener, sont longuement cités par
S. Heims, John von Neumann and Norbert Wiener, op. cit., p. 6.
108. Ex-prodigy, op. cit., p. 357-358.
109. Ibid., p. 136.
110. Ibid., p. 134. Je souligne.
111. Ibid., p. 117.
112. Ibid., p. 288.
113. Ibid., p. 136.
114. Ibid., p. 212.
115. Ibid., p. 5-6.
116. Ibid., p. 15.
117. Ibid., p. 32, 33, 40, 41.
118. Ibid., p. 65 ; également, p. 63.
119. Ibid., p. 110.
120. Ibid., p. 121.
121. The Day of the Dead, op. cit. Le mot luxurious est répété dans les deux dernières phrases.
122. Archives Wiener, à G. Conklin, 15 juin 1953.
123. Archives Wiener, boîte 28D, dossier 632, The Brain.
124. The Day of the Dead, op. cit.
125. Id.
126. Archives Wiener, à H. Simon, 5 octobre 1953, boîte 12, dossier 179.
127. Archives Wiener, boîte 41, pas de numéro de dossier, 2 septembre 1952.
128. Archives Wiener, boîte 41, pas de numéro de dossier, 8 septembre 1952.
129. Ex-prodigy, op. cit., p. 121.
130. Time Magazine, 27 décembre 1948.
131. E. A. Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel, in Contes, essais, poèmes, trad. fr.
C. Baudelaire, édité par C. Richard, Paris, Laffont, 1989, p. 1035-1055.
132. E. A. Poe, Double assassinat dans la rue Morgue, in Contes, essais, poèmes, op. cit.,
p. 518.
133. E. A. Poe, La Lettre volée, in Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 827.
134. Comme notamment se le propose, sur d’autres jeux de machine, M. Triclot, Philosophie du
jeu vidéo, Paris, La Découverte, 2011.
135. « Chess-Playing Automata, The Turk, Mephisto and Ajeeb », archives Wiener, boîte 28C,
dossier 605. Wiener se réfère également à Poe dans Cybernétique et société [1954], op. cit.,
p. 239.
136. « Uncanny canniness », in God and Golem, Inc., Cambrige, MIT Press, 1965, p. 21.
137. « The Brain and the Machine » [1960], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 686.
138. « Man and the Machine » [1959], Collected Works, op. cit., p. 714.
139. J. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil,
« Points », 1978, p. 248.
140. J. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 253.
141. C. Lafontaine, L’Empire cybernétique, Paris, Seuil, 2004, chap. III ; R. Le Roux,
« Psychanalyse et cybernétique. Les machines de Lacan », L’Évolution psychiatrique, 72/2,
2007, p. 346-369 ; L. H. Liu, The Freudian Robot, Chicago, Chicago University Press,
2010, chap. IV.
142. J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 95.
143. Sur les origines de la tortue, A. Pickering, The Cybernetic Brain, Sketches of Another
Future, Chicago, Chicago University Press, 2009, chap. III.
144. W. Grey Walter, The Living Brain [1953], Harmondsworth, Penguin, 1961, p. 115.
145. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 65 et p. 193.
146. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 75. Quelques pages plus loin (p. 80),
Lacan évoque les « braves petites bêtes de Grey Walter ».
147. Ibid., p. 80.
148. Ibid., p. 76.
149. Ibid., p. 84.
150. W Grey Walter, The Living Brain, op. cit., p. 116.
151. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 81.
152. Ibid., p. 252.
153. Lacan, Écrits, op. cit., p. 59 ; Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 419.
154. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 411.
155. Ibid., p. 90 et p. 108.
156. Cf. plus haut p. 14.
157. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 125 ; aussi p. 114.
158. L. H. Liu (The Freudian Robot, op. cit.) insiste sur l’importance du livre de G.-
Th. Guilbaud, La Cybernétique, Paris, PUF, 1954.
159. L’article de P. Galison, « The Ontology of the Enemy » (Critical Inquiry, 21/1, 1994,
p. 228-266) à propos du cyborg et de l’usage qu’en fait D. Harraway, développe
longuement cette difficulté de savoir si un tel personnage conceptuel peut prendre une
valeur antithétique au contexte qui lui a donné naissance.
160. Notamment au séminaire sur La Lettre volée, G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe,
Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 46.
161. Deleuze et Guattari, L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 43.
162. Ibid., p. 46.
163. Ibid., p. 48.
164. J.-F. Lyotard, L’Inhumain, causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, p. 20.
165. Ibid., p. 22 ; p. 73-74.
166. Ibid., p. 15.
167. Une première version de ce chapitre est parue dans Théorie, littérature, épistémologie, 29-
2012, numéro spécial, éd. N. Batt.
168. Projet de préface pour I Am a Mathematician, archives Wiener, boîte 31A, dossier 773,
p. 46 : « I was again suffering from a malady which had repeatedly attacked me : that of
being before my time. »
169. K. Vonnegut, Player Piano [1952], New York, Delta Books, 1999, p. 14.
170. N. Wiener à H. English, chez Charles Scribners Publishers, 17 juillet 1952, archives
Wiener, boîte 10, dossier 153.
171. Réponse de Vonnegut à Wiener, archives Wiener, boîte 10, dossier 153.
172. N. Wiener à H. English, op. cit.
173. Ex-prodigy, op. cit., p. 84-85.
174. Notamment, à Martin Greenberg, 19 novembre 1959, archives Wiener, boîte 11,
dossier 159 ; à A. G. Hansen, Jr, 13 janvier 1955, boîte 14, dossier 207 ; à Arnold
B. Larson, 12 décembre 1958, boîte 18, dossier 255.
175. I Am a Mathematician, op. cit., p. 270.
176. À Martin Greenberg, archives Wiener, op. cit.
177. À G. H. Povarov, 18 mars 1960, archives Wiener, boîte 19, dossier 276.
178. En anglais : « A great scientist discusses what man’s robot partner might mean to him in
the mechanized world of tomorrow. »
179. « Automatization », Collected Works, op. cit., t. IV, p. 683.
180. Citons surtout, en français, pour une analyse dans son ensemble de la cybernétique, le livre
de M. Triclot, Le Moment cybernétique, op. cit., et pour la mathématique de l’information,
les travaux de M.-J. Durand-Richard.
181. La Cybernétique, op. cit., p. 116.
182. Cybernétique et société [1954], op. cit., p.182.
183. La Cybernétique, op. cit., p. 92.
184. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 186-187 ; Collected Works, op. cit., t. IV, p. 677
et p. 798.
185. La corporation Rand, une sorte de think tank, comme on dit, un groupe de réflexion financé
par l’armée de l’air américaine, entendait en effet programmer des ordinateurs sur la base
de la théorie des jeux de von Neumann, pour évaluer les situations militaires et fournir
automatiquement les meilleures solutions. Sur la « Rand corporation », notamment, Paul
N. Edwards, The Closed World, Cambridge, MIT Press, 1996, chap. IV.
186. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 206 sq. ; « Some Moral and Technical
Consequences of Automation » [1960] et « Intellectual Honesty and the Contemporary
Scientist », Collected Works, op. cit., p. 720 et p. 729.
187. Le Monde, 28 décembre 1948.
188. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 206.
189. God and Golem, Inc., op. cit., p. 54. L’ouvrage déjà évoqué de Paul N. Edwards, The
Closed World, op. cit., retrace exactement le rôle de l’ordinateur dans la prise et la
justification publique des décisions stratégiques.
190. La Cybernétique, op. cit., p. 238.
191. « Man and the Machine », Collected Works, op. cit., t. IV, p. 717.
192. F. Leiber, « Poor Superman », The Best of F. Leiber, Londres, Sphere, 1951, p. 101.
193. Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 265.
194. À Richard Bolling, 10 mai 1954, archives Wiener, boîte 13, dossier 193.
195. Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 58 sq. ; p. 67.
196. Philip K. Dick, Autofac [1955], in Minority Report, Collected Stories IV, Londres,
Gollancz, 1985, p. 1-21 ; p. 5.
197. K. Hayles, How We Became Posthumans, Chicago, Chicago University Press, 1999, p. 105
sq.
198. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 210.
199. Ibid., p. 81.
200. God and Golem, Inc., op. cit., p. 53.
201. Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 29.
202. « The Future of Automatic Machinery » [1953], Collected Works, op. cit., p. 665 : « Ceux
qui estiment l’homme non dans son plein droit mais seulement en tant qu’instrument de
production sont à la hauteur des marchands d’esclaves […]. Cette évaluation de l’homme
est celle du fascisme, de l’attitude selon laquelle j’appartiens à une élite privilégiée, et le
commun des mortels n’existe que pour l’élévation de cette élite. » Ou encore, brouillon
pour God and Golem, Inc., archives Wiener, boîte 33A, dossier 880, p. 84 : « Les hommes
ne sont pour eux que des outils peu sûrs. Ils préfèrent les subordonnés mécaniques, qui ne
mangent pas, ne sentent pas, n’ont pas d’émotions et ne mettent pas en question leurs
ordres. […] Ce sont émotionnellement les véritables totalitaires, les hommes de la bombe
atomique. »
203. « The Future of Automatic Machinery », Collected Works, op. cit., p. 664.
204. « Some Moral and Technical Consequences of Automation », Collected Works, op. cit.,
t. IV, p. 720.
205. « The Future of Automatic Machinery », Collected Works, op. cit., p. 665.
206. « Machines Smarter than Men ? », Collected Work, op. cit., t. IV, p. 724. Également, « Man
and the Machine », op. cit., p. 716.
207. « The Electronic Brain and the Next Industrial Revolution » [1953], Collected Works, op.
cit., p. 672.
208. La Cybernétique, op. cit., p. 94.
209. « Machines Smarter than Men ? », op. cit., p. 723 : « We can no longer value a man by the
jobs he does. We have got to value him as a man. »
210. « Men, Machines and the World about » [1954], Collected Works, op. cit., p. 798.
211. Brouillon pour God and Golem, Inc., op. cit., p. 113. Cf. aussi God and Golem, Inc., op.
cit., p. 83, Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 282.
212. Cheaper by the Dozen, 1950, dirigé par Walter Lang. Frank B. Gilbreth senior est joué par
Clifton Webb. Le film est basé sur le livre éponyme de 1948 écrit par deux des enfants,
Frank Gilbreth junior et Ernestine Gilbreth Carey.
213. « Men, Machines, and the World About » [1954], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 797.
214. Ailleurs, Wiener évoque cependant les « leçons » des Gilbreth et leurs « techniques qui
donnent conscience des potentialités et de la dignité des mains de l’homme et, par-dessus
tout, de son cerveau » (« The Future of Automatic Machinery », Collected Works, op. cit.,
p. 665).
215. À Clifton Webb, avril 1950, archives Wiener, boîte 8, dossier 116 : « his whole life had the
tendency to destroy its fundamental assumptions ».
216. Karel Čapek, R.U.R., Rossum’s Universal Robots, tr. angl. sur projet Gutenberg, p. 1.
217. Čapek, R.U.R., op. cit., p. 4.
218. Čapek, R.U.R., op. cit., p. 11.
219. Čapek, R.U.R., op. cit., p. 11 ; p. 23.
220. Čapek, R.U.R., op. cit., p. 36.
221. Archives Wiener, boîte 29B, dossier 657.
222. Ibid., « Čapek’s play has stood up very well with the passing of time. »
223. « Cybernetics » [1950], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 791.
224. « The Electronic Brain and the Next Industrial Revolution », Collected Works, op. cit.,
t. IV, p. 669-670.
225. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 108.
226. R. Descartes, La Dioptrique [1637], discours premier, in Adam et Tannery (éd.), Œuvres,
Paris, Vrin, 1996, t. VI, p. 83-84.
227. M. E. Clynes, N. S. Kline, « Cyborgs and Space », Astronautics, septembre 1960, p. 26-27
et p. 74-76.
228. Clynes, Kline, « Cyborgs and Space », op. cit., p. 27.
229. Dont témoigne notamment en français l’ouvrage de T. Hocquet, Cyborg philosophie, Paris,
Seuil, 2011.
230. D. Haraway, « A Cyborg Manifesto : Science, Technology, and Socialist-Feminism in the
Late Twentieth Century » [1985], Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of
Nature, New York, Routledge, 1991, p. 149-181 et p. 154.
231. Haraway, « A Cyborg Manifesto », op. cit., p. 163.
232. Ibid., p. 181.
233. Ibid., p. 152, p. 154.
234. Ibid., p. 154.
235. Ibid., p. 149, p. 181.
236. Dans un article déjà évoqué, P. Galison, op. cit., montre les origines du cyborg en amont de
l’article de Clynes et Kline dans la cybernétique de Wiener et les recherches de celui-ci
durant la guerre, pour mettre alors en question la possibilité de détourner cette figure
comme se le propose D. Haraway.
237. K. W. Mareck, Yestermorrow. Notes on Man’s Progress, New York, A.A. Knof, 1961. Cité
dans « Terry Lectures », archives Wiener, boîte 33A, dossier 880.
238. À A.M. Hilton, archives Wiener, 8 mars 1963, boîte 19, dossier 275.
239. La Cybernétique, op. cit., p. 90.
240. W. Pitts, W. McCulloch, « How We Know Universals : the Perception of Auditory and
Visual Forms », Bulletin of Mathematical Biophysics, 1947, vol. IX, p. 127-147.
241. W. McCulloch, W. Pitts, « A Logical Calculus of the Ideas Immanent in Nervous
Activity », Bulletin of Mathematical Biophysics, 1943, vol. V, p. 115-133.
242. God and Golem, Inc., op. cit., p. 75.
243. « Epilogue », Collected Works, op. cit., p. 427. Il faut souligner que, si les bras artificiels ne
sont pas sensibles, au sens où Wiener l’espérait, ces prothèses ont été développées dans les
directions qu’esquissait le savant et rendent aujourd’hui possibles des mouvements
complexes et très précis.
244. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 193 sq.
245. « Problems of Sensory Prosthesis » [1951], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 419.
246. God and Golem, Inc., op. cit., p. 73.
247. « Epilogue », op. cit., t. IV, p. 431.
248. Id. Je souligne.
249. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 193.
250. « Machines Smarter than Men ? », op. cit., t. IV, p. 723.
251. « L’homme et la machine » [1965], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 827.
252. « Problems of Sensory Prosthesis », op. cit., t. IV, p. 415.
253. I Am a Mathematician, op. cit., p. 252. Cf. P. Galison, « The Ontology of the Ennemy », op.
cit.
254. « Operationalism – Old, New » [1945], archives Wiener, boîte 11, dossier 570, cité par
P. Galison, « The Ontology of the Ennemy », op. cit., p. 246.
255. La Cybernétique, op. cit., p. 272 sq.
256. On pourrait, par exemple, comprendre l’analyse du sommeil et de la veille dans le Traité de
l’homme comme une rétroaction négative : Descartes décrit un mécanisme par lequel les
effets du sommeil sur le corps produisent le réveil, et les effets de la veille
l’endormissement (Traité de l’homme [1648], in Descartes, Œuvres, op. cit., t. XI, p. 198 ;
sur le mécanisme de rétroaction négative pour la machine à vapeur, Cybernetics, op. cit.,
p. 115).
257. Descartes, Les Passions de l’âme, I, art. 31, Œuvres, op. cit., t. XI, p. 351-352.
258. « Terry Lectures », archives Wiener, boîte 33A, dossier 880.
259. God and Golem, Inc., op. cit., p. 9.
260. Brouillon pour I Am a Mathematician, op. cit., p. 347.
261. God and Golem, Inc., op. cit., p. 3.
262. Des premières versions de ce chapitre sont parues, pour les premiers paragraphes dans la
revue NRP, automne 2013, et pour la deuxième partie dans H. Machinal et al. (éd.), Les
Confins de l’humain, Rennes, PUR, 2014.
263. H. Moravec, Mind Children, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 1.
264. W. McCulloch, cité par C. M. Bateson, Our Own Metaphor, New York, A. Knopf, 1972,
p. 226.
265. N. Wiener, brouillon pour God and Golem, Inc., op. cit.
266. M. Shelley, Frankenstein ou Le Prométhée moderne [1818], tr. fr. L. Couturiau, Paris, Le
Livre de Poche, 1997, p. 231.
267. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 72.
268. Notamment, ibid., p. 208 : « Le danger que représente la machine pour la société ne tient
pas à la machine elle-même mais à l’homme qui la fabrique. »
269. N. Wiener, « Some Moral and Technical Consequences of Automation » [1960], « Men,
Machines and the World about » [1954], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 720 et p. 798.
270. « Machines Smarter than Men ? », op. cit., t. IV, p. 724.
271. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 107.
272. La Cybernétique, op. cit., p. 277.
273. Brouillon pour Ex-prodigy, archives Wiener, boîte 30A, dossier 699.
274. God and Golem, Inc., op. cit., p. 22
275. R. Kurzweil, The Singularity is Near, Londres, Penguin, 2005.
276. E. Morin parle dans le même sens d’a-mortalité dans L’Homme et la mort, Paris, Seuil,
1976 ; cf. aussi C. Lafontaine, La Société postmortelle, Paris, Seuil, 2008.
277. J.S. Haldane à M. Wiener, 11 avril 1964, archives Wiener, boîte 24, dossier 338.
278. Notamment de Gödel à A. Robinson, Les Démons de Gödel, op. cit., p. 142.
279. La Cybernétique, op. cit., p. 265.
280. I Am a Mathematician, op. cit., p. 289 ; cf. également, S. Heims, The Cybernetics Group,
op. cit., p. 222, et F. Conway et J. Siegelman, Héros pathétique de l’âge de l’information,
op. cit., p. 332-333.
281. À Lojze Vodovnik, 25 février 1963, archives Wiener, boîte 23, dossier 323. Également,
« Fundamental Science in 1984 », archives Wiener, boîte 33B, dossier 885.
282. Au MIT Parapsychological Research Group, 13 mars 1963, archives Wiener, boîte 23,
dossier 324.
283. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 126-127.
284. Memoranda de John McDonald, 6 juillet 1956, archives von Neumann, boîte 12, dossier
« conversations ».
285. Cf. P. Cassou-Noguès, Lire le cerveau, Paris, Seuil, 2012, chap. V.
286. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 131.
287. Ibid., p. 131-132.
288. Ibid., p. 125.
289. God and Golem, Inc., op. cit., p. 32.
290. Ibid., p. 36.
291. Cf. notamment M. Minsky, La Société de l’esprit [1985], tr. fr. J. Henry, Paris,
InterÉditions, 1988, p. 558-559.
292. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 125.
293. N. Wiener à A. C. Clarke, 25 juillet 1953, archives Wiener, boîte 12, dossier 176.
294. A. C. Clarke, The City and the Stars [1956], New York, Warner, 2001, p. 18.
295. Ibid., préface. Cf. aussi Joseph E. Davis, « If the “Human” Is Finished, What Comes
Next ? », The Hedgehog Review, automne 2002, p. 110-125.
296. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 132.
297. Ibid., p. 145.
298. Ibid., p. 132.
299. H. Moravec, Mind Children, op. cit., p. 109.
300. R. Kurzweil, The Singularity is Near, op. cit., p. 198-199.
301. Ibid., p. 202.
302. Notamment, Descartes, Discours de la méthode, partie V.
303. Descartes à Élisabeth, 21 mai 1643.
304. Notamment, K. Hayles, How We Became Posthuman, op. cit., chap. I.
305. M. Triclot, Le Moment cybernétique, op. cit., notamment p. 229-230.
306. Cybernétique et société [1954], op. cit., p. 131.
307. A. Turing, « On Computable Numbers, with an Application to the Entscheidungsproblem »
[1937], repris dans M. Davies, The Undecidable, Hewlett, Raven Press, 1965.
308. H. Putnam, « Philosophy and Our Mental Life » [1973], Mind, Language and Reality,
Cambridge, Cambridge University Press, 1975, p. 291-292.
309. F. Pohl, « Schematic Man » [1968], in R. Rucker (éd.), Mathenauts, New York, Arbor
House, 1987, p. 260.
310. G. Egan, Learning to Be Me [1990], in J Dann et al. (éd.), Beyond Flesh, New York, Ace
Books, 2003, p. 53.
311. Sur le thème de la boîte noire dans l’épistémologie de la cybernétique, cf. A. Pickering, The
Cybernetic Brain, op. cit., introduction.
312. J. McCarthy et al., « Proposal for the Darmouth Summer Research Project on Artifical
Intelligence », 1955.
313. Archives Wiener, boîte 21, dossier 309, janvier 1962.
314. F. Pohl, The Tunnel Under the World [1954], in The Best of Frederik Pohl, New York,
Double Day, 1975, p. 37. Une autre nouvelle, The Day the Icicle Works Closed [1960],
reprend aussi l’identification de l’esprit à une configuration pour imaginer un nouveau
tourisme, l’esprit réduit à une configuration voyagerait à la vitesse de la lumière pour
s’installer dans un corps loué pour une durée déterminée.
315. F. Pohl, The Tunnel Under the World, op. cit. p. 14.
316. Cf. par exemple C. Lafontaine, L’Empire cybernétique, Paris, Seuil, 2004.
317. En particulier, How We Became Posthuman, op. cit.
318. Cybernétique et société [1950], op. cit., p. 29.
319. La Cybernétique, op. cit., p. 95.
320. « The Highest Good » [1914], Collected Works, op. cit., t. IV, p. 49.
321. La Cybernétique, op. cit., p. 92.
322. Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud, op. cit., p. 125.
323. Cf. à nouveau K. Hayles, How We Became Posthuman, op. cit.
324. S. Ulam, « John von Neumann 1903-1957 », Bulletin of the American Mathematical
Society, 1958, 64/2, p. 1-49 ; p. 5 : « Une de nos conversations [avec von Neumann] s’est
centrée sur le progrès toujours plus rapide de la technique et les changements dans le mode
de vie humain qui donnent l’impression qu’approche une singularité essentielle dans
l’histoire de la race, singularité à partir de laquelle les affaires humaines telles que nous les
connaissons ne pourront plus continuer. » Cf. aussi l’interprétation qu’en donne V. Vinge
dans un article de 1993 (« The Coming Technological Singularity », Vision-21 :
Interdisciplinary Science and Engineering in the Era of CyberSpace, NASA conference
publication) qui fixe alors l’usage du mot singularité (singularity) pour désigner le
dépassement de l’humain dans un posthumain.
325. B. Vian, La Java des bombes atomiques [1954] : « Mon oncle, un fameux bricoleur Faisait
en amateur Des bombes atomiques… Voilà tonton qui soupire Et qui nous fait comme ça…
J’ai le cerveau qui flanche… C’est comme de la sauce blanche… »
326. Mon zombie et moi. La philosophie comme fiction, Paris, Seuil, 2012.
327. God and Golem, Inc., op. cit., p. 95.
328. Archives Wiener, Ex-prodigy, première version, boîte 29C, dossier 693, p. IV,-7. La version
publiée est moins explicite, Ex-prodigy, op. cit., p. 121.
329. Archives Wiener, « Prolegoma to Theology » (première version de God and Golem, Inc.),
boîte 33A, dossier 880, p. 107.
330. Ibid.
331. J.-G. Barbara, « L’œuvre de Perdrizet, entre invention scientifique et utopie », Jean
Perdrizet, catalogue de l’exposition, galerie Christian Berst, 2012 ; P. Cassou-Noguès,
« “Vaucanson androïde” : Jean Perdrizet, la cybernétique et le spiritisme », in I. Moindrot
et S. Shin (éd.), Transhumanités, Paris, L’Harmattan, 2013.
332. Dans le roman de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep ?, notamment.
333. C. Babbage, Passages from the Life of a Philosopher [1864], Londres, Pickering and
Chatto, 2002, p. 320.
334. Ibid. : « the romance of my boyish passion ».
335. Descartes, Traité de l’homme, in Œuvres, op. cit., t. XI, p. 131.
336. Id.
337. Descartes au marquis de Newcastle, 23 novembre 1646, in Œuvres, op. cit., t. IV, p. 574.
338. Id.
339. Villiers de l’Isle-Adam, L’Ève future, op. cit., p. 120.
340. E. A. Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel et Le Mille et deuxième conte de Schéhérazade,
in Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 1037 et p. 846.
341. Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel, op. cit., p. 1037-1038.
342. Cf. S. Lévy, « Poe : Expérience de pensée, la pensée comme expérience »,
Épistémocritique, vol. II, 2008 ; « Why an Ourang-Outang ? Thinking and Computing with
Poe », Épistemocritique, vol. VI, 2010.
343. Poe, Le Joueur d’échecs de Maelzel, op. cit., p. 1038.
344. Double assassinat dans la rue Morgue, op. cit., p. 518. Cf. également l’exemple du jeu
« pair ou impair » dans La Lettre volée, op. cit., p. 827.
345. Ibid., tr. modifiée, op. cit., p. 517. En anglais : « Yet to calculate is not in itself to analyse »
(in Poetry and Tales, New York, Library of America, 1984, p. 397).
346. A.C. Doyle, The Sign of Four, in The Penguin Complete Sherlock Holmes, London,
Penguin, 1981, p. 96.
347. A. C. Doyle, The Return of Sherlock Holmes, « The Adventures of the Six Napoleons », op.
cit., p. 593.
348. J. Futrelle, The Thinking Machine, 1907.
349. La Genèse d’un poème, in Contes, essais, poèmes, op. cit., p. 1012.
350. Ibid., p. 1016. Je souligne.
351. Babbage, Passages from the Life of a Philosopher, op. cit., p. 350.
352. Ibid., p. 353.
353. Harvard Crimson, mai 1950.
354. The Search, script pour CBS Television, 1954, archives Wiener, boîte 31A, dossier 759.
355. Archives Wiener, boîte 31A, dossier 758, « A Scientist Reappears » ; les chiffres entre
crochets indiquent la pagination du texte original.
356. En français dans le texte.
357. Les anglophones écrivent 7 au lieu du nôtre qui contient une barre horizontale.
358. Les pages dans ce second fragment sont numérotées à partir de 7, et l’histoire reprend sur
une réplique du narrateur, p. [8] dans le fragment précédent.
359. Le texte tapé à la machine s’arrête ici. La suite est manuscrite.