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Déclaration de Jacques Derrida au colloque: "17 et 18 octobre 1961 :

massacres d'Algériens sur ordonnance?" (octobre 2000)

Jacques Derrida

Nous aurions, me semble-t-il " contre l'oubli ", un premier devoir : pensons d'abord aux
victimes, rendons-leur la voix qu'elles ont perdue. Pensons d'abord à la destinée - chaque fois
unique et irremplaçable - de ceux et de celles à qui on a dénié le droit à la parole et au
témoignage et qui ont eu à souffrir l'injustice dans leur vie, parfois dans leur honneur. Pensons
à la machine qui les a ainsi broyés, à l'ignominie de certains individus, de certaines forces
sociales, de certains appareils étatiques ou policiers. A chacune des victimes, toujours au
singulier, à tous ces " disparus ", nous devons épargner ce surcroît de violence : l'indignité,
l'ensevelissement du nom ou la défiguration du souvenir.
Mais un autre devoir, je le crois, est indissociable du premier : en réparant l'injustice et en
sauvant la mémoire, il nous revient de faire oeuvre critique, analytique et politique. En général
et cette fois au-delà des singularités exemplaires. Les crimes en question, les censures, les
amnésies, les refoulements, la manipulation ou le détournement des archives, tout cela
signifie un certain état de la société civile, du droit et de l'État dans lesquels nous vivons.
Citoyens de cet État ou citoyens du monde, au-delà même de la citoyenneté et de l'Etat-
nation, nous devons tout faire pour mettre fin à l'inadmissible. Il ne s'agit plus seulement alors
du passé, de mémoire et d'oubli. Nous n'accepterons plus de vivre dans un monde qui non
seulement tolère les violences illégales mais viole la mémoire et organise l'amnésie de ses
forfaits. Notre témoignage critique doit transformer l'espace public, le droit, la police, la
politique de l'archive, des media et de la mémoire vive. Et il doit le faire en passant les
frontières nationales.
Nota : ce texte sera reproduit dans l'ouvrage Le 17 octobre 1961, un crime d'Etat à Paris (Paris,
éditions La Dispute), à paraître en septembre 2001 .

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