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HAEC VERA PHILOSOPHIA

Notes sur les sermons Qui habitat de Bernard de Clairvaux

Cédric Giraud

Vrin | « Revue des sciences philosophiques et théologiques »

2013/2 Tome 97 | pages 277 à 298


ISSN 0035-2209
DOI 10.3917/rspt.972.0277
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theologiques-2013-2-page-277.htm
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Rev. Sc. ph. th. 97 (2013) 277-298

HAEC VERA PHILOSOPHIA


NOTES SUR LES SERMONS QUI HABITAT
DE BERNARD DE CLAIRVAUX

par Cédric GIRAUD


Université de Lorraine – Institut universitaire de France

La longue histoire du christianisme pose à l’historien le redoutable


problème de lui faire étudier les formes littéraires et doctrinales
changeantes selon lesquelles s’est transmise de façon censément pérenne
la tradition chrétienne. Dans le cadre de ce numéro portant sur
« théologie et philosophie en prédication », les deux premiers termes
proposés, éminemment problématiques en eux-mêmes, voient leur
difficulté accrue dès lors qu’ils sont associés à Bernard de Clairvaux. Au
truisme qu’implique la diachronie – entre l’écrivain du XIIe siècle et son
lecteur du XXIe siècle, les termes ont à l’évidence changé de sens –
s’ajoute la polysémie du lexique et des réceptions, au Moyen Âge comme
aujourd’hui : lire Bernard en 2013 ne signifie pas la même chose pour
l’historien professionnel, le philosophe de métier ou le docteur en
théologie. Il en allait de même au XIIe siècle, et la conscience que les
contemporains avaient de ces différences n’est pas épuisée par nos cadres
historiographiques, théologie monastique et théologie scolastique par
exemple, qui se révèlent souvent être des décalques d’oppositions alors
effectivement proclamées, mais vécues sur un mode parfois différent 1.

1. L’expression de théologie monastique a été accréditée par les nombreux travaux


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que dom Jean Leclercq a consacrés à la question : elle trouve son origine dans © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
« S. Bernard et la théologie monastique du XIIe siècle », Analecta sacri ordinis
Cisterciensis 9 (1953), p. 7-23, aux p. 7-16 et a reçu ses meilleurs développements dans
L’Amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 1957. La bibliographie sur ce
point étant abondante, on se contentera de renvoyer à la mise au point historiographique
donnée par Ferrucio GASTALDELLI, « Teologia monastica, teologia scolastica e lectio
divina », Analecta Cisterciensia 46 (1990), p. 25-63.
278 CÉDRIC GIRAUD

Pour le dire autrement, si Bernard de Clairvaux, théologien monastique


par excellence, s’est opposé avec fracas à quelques figures magistrales
célèbres et à certaines méthodes de la théologie scolastique, le moine fut,
dans le même temps, par bien des aspects proche des écoles de son temps
et de certains maîtres 2. Situer la prédication de Bernard par rapport à des
appellations comme « philosophie » et « théologie » n’a donc pas grand
sens si l’on assigne une identité univoque à un personnage aussi
mouvant que l’abbé cistercien et des étiquettes simplificatrices à des
notions polysémiques.
Tenir compte de ces précautions incite à lire avec prudence la
prédication de Bernard, dès lors que l’on cherche à s’extraire de
l’évidence fournie par l’immédiateté sensible d’une langue ou de la
continuité rassurante procurée par la Tradition. Le risque inverse, sans
doute de plus en plus présent, consiste à placer ces œuvres à une distance
telle qu’elles ne représentent plus qu’une source documentaire traduite
en vernaculaire et privée de toute résonance avec notre époque, alors que
pour être compris ces textes demandent aussi à être sentis. C’est dire que
même l’historien à la recherche d’objectivité ne saurait priver son objet
d’étude d’une empathie nécessaire au travail herméneutique. Quelle que
soit sa situation académique et personnelle, le lecteur de Bernard se
trouve donc sur le fil du rasoir pour traiter le thème proposé,
potentiellement écarté qu’il est entre plusieurs lectures insistant sur
l’actualité d’une pensée ou son irréductible historicité, son apport à la
philosophie et à la théologie contemporaines ou son caractère de
témoignage daté 3. La prise de conscience de ces difficultés doit aider à
aborder avec humilité, vertu bernardine s’il en est, l’œuvre oratoire du
cistercien : la polysémie de notions comme « philosophie » et
« théologie » devrait garder philosophes et théologiens d’une lecture
actualisante et dogmatique naïve sub specie aeternitatis ; en sens inverse,
leur anachronisme partiel et assumé pourrait inciter l’historien à ne pas
peindre en gris son objet d’étude et à reconnaître en Bernard un mort
encore bien vivant…

2. Sur la question, voir Jean CHÂTILLON, « L’influence de saint Bernard sur la pensée
scolastique au XIIe et au XIIIe s. », Analecta sacri ordinis Cisterciensis 9 (1953), p. 268-288 ;
Jacques VERGER, « Le cloître et les écoles », dans Bernard de Clairvaux, histoire,
mentalités, spiritualité, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Sources chrétiennes » 380), 1992, p. 459-
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473 ; Matthew A. DOYLE, Bernard of Clairvaux and the Schools. The Formation of an © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
Intellectual Milieu in the First Half of the Twelfth Century, Spolète, Fondazione Centro
italiano di studi sull’alto Medioevo, 2005.
3. Sur l’apport de Bernard à la philosophie voir notamment Rémi BRAGUE (éd.), Saint
Bernard et la philosophie, Paris, PUF, 1993 ; L’Actualité de saint Bernard, colloque des 20
et 21 novembre 2009, Paris, Parole et silence, 2010 ; Bernard de Clairvaux et la pensée des
cisterciens, Cîteaux, Commentarii Cistercienses 63 (2012).
HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 279
Pour pratiquer cette lecture historique entre l’époque de Bernard et
notre propre temps, nous avons choisi un corpus à la fois célèbre par sa
qualité doctrinale et littéraire mais paradoxalement peu fréquenté des
commentateurs contemporains 4 : la série des dix-sept sermons sur le
Psaume 90 Qui habitat prêchés par Bernard de Clairvaux lors du temps
liturgique de Carême 5. Cet ensemble, connu par plus de soixante-quinze
codices anciens, a joui d’une vogue certaine au Moyen Âge jusqu’à
l’époque moderne où le corpus fit l’objet de deux traductions françaises
particulières par Guillaume Le Roy ou Antoine Le Maistre en 1658 et par
Antoine de Saint-Gabriel Desprez en 1681 6. En revanche, en dehors des
recherches d’histoire littéraire de dom Jean Leclercq, d’une présentation
générale par Marie-Noël Bouchard et d’allusions éparses dans la vaste
bibliographie bernardine, le texte n’a, à ma connaissance, que peu suscité
l’intérêt chez les chercheurs récents 7.

UNE THÉOLOGIE DE LA PRÉDICATION ?


Le premier point qui mérite attention concerne la situation littéraire
de l’œuvre, inséparable d’une interrogation sur le statut de la
prédication, que l’on peut reformuler de la sorte : existe-t-il une
théologie, même implicite, de la prédication chez Bernard ? L’expression,

4. Jean LECLERCQ, « Cette sorte de traité sur le Psaume Qui habitat passe à bon droit
pour l’un des chefs d’œuvre de saint Bernard et l’un des joyaux de la littérature
chrétienne médiévale » (« Les sermons de Bernard sur le psaume Qui habitat », Bernard
de Clairvaux, Paris, Éditions Alsatia, 1953, p. 435-446 repris dans Recueil d’études sur
Saint Bernard et le texte de ses écrits, Rome, Ed. di storia e letteratura, 1966, t. 2, p. 3-18,
ici p. 3) repris par Pierre-Yves EMERY, Saint Bernard. Sermons pour l’année, Taizé,
Brepols-Les presses de Taizé, 1990, p. 277.
5. Le texte est édité par Jean Leclercq au t. 4, p. 383-492, de la série des Sancti
Bernardi opera (désormais SBO), Rome, Editiones Cistercienses, 1957-1977. Il a fait l’objet
d’une traduction française annotée par P.-Y. EMERY, Saint Bernard. Sermons pour l’année,
op. cit., p. 278-387.
6. Voir Simon ICARD, Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux, 1608-1709, Paris,
Champion, p. 65-72 sur les traductions modernes ainsi que la liste fournie aux p. 500-502.
Il existe d’autres traductions modernes, comme celle donnée par Jean TOURNET dans Les
sermons de saint Bernard, Paris, 1620, sans compter les traductions des œuvres
complètes.
7. J. LECLERCQ, « Les sermons de Bernard… », art. cit. (résumé en latin dans SBO, t. 4,
p. VIII) et ID., « Saint Bernard écrivain d’après les sermons sur le psaume Qui habitat »,
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Revue bénédictine 77 (1967), p. 364-374, repris dans Recueil d’études, op. cit., t. 4, p. 107- © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
122, Marie-Noël BOUCHARD, « Une lecture monastique du Psaume 90 : les sermons de
saint Bernard sur le Psaume Qui habitat », Collectanea Cisterciensia 49 (1987), p. 156-172.
Voir, entre autres, des allusions dans les études de Ferrucio GASTALDELLI, « Optimus
praedicator. L’opera oratoria di S. Bernardo », Analecta Cisterciensia 51 (1994), p. 321-
418, ici p. 379-381 et Pierluigi LIA, L’estetica teologica di Bernardo di Chiaravalle,
Florence, Edizioni del Galluzzo per la Fondazione Ezio Franceschini, 2007, p. 324-325.
280 CÉDRIC GIRAUD

choisie de manière volontairement anachronique par rapport à l’abbé de


Clairvaux, nous sert ici à désigner, à titre d’hypothèse, la place que le
cistercien pourrait accorder à la prédication comme genre littéraire dans
l’économie du salut. En effet, selon Bernard, theologia ne signifie pas
notre moderne théologie, c’est-à-dire la science procurant une
connaissance rationnelle des mystères chrétiens 8 : il n’emploie que deux
fois le mot de manière péjorative dans sa correspondance pour désigner
l’œuvre de Pierre Abélard que l’abbé entend faire condamner 9. Si
Abélard, à date contemporaine, cherche à dégager la science divine de
l’exégèse dans un dialogue tendu mais fécond avec Hugues de Saint-
Victor, leur contemporain cistercien reste à l’écart de ce mouvement
consacré par l’évolution ultérieure 10. L’interrogation sur le statut
théologique de la prédication exige donc de comprendre avant tout le
contexte littéraire et liturgique de l’œuvre.

Quelques éléments d’histoire littéraire


Pour répondre à la question de manière fondée, il faut d’abord
rappeler les résultats auxquels ont abouti les recherches de dom Jean
Leclercq sur la genèse du texte 11. L’éditeur du texte a ainsi pu établir que
la série des sermons sur le psaume 90 avait été mise par écrit en trois
étapes. Une première version primitive et non achevée dite brevis ou Scio
d’après son incipit, correspondant aux sermons 1 à 6 présentés sous la
forme de courts fragments, trouve son origine dans la prédication de
Carême 1139 : elle est significativement connue par des témoins
manuscrits anciens, issus de la filiation clarévalienne 12. La seconde

8. Sur l’évolution du mot et de la discipline même, la bibliographie est immense ;


voir, en dernier lieu, la synthèse de Dominique POIREL, « Pierre Abélard, Hugues de
Saint-Victor et la naissance de la théologie », Perspectives médiévales 31 (2007), p. 45-85
repris dans Des symboles et des anges. Hugues de Saint-Victor et le réveil dyonisien du
XIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2013, p. 435-473, ici p. 437-452.
9. « Legite, si placet, librum Petri Abaelardi quem dicit Theologiae : ad manum est
enim, cum, sicut gloriatur, a pluribus lectitetur in curia et videte qualia ibi de sancta
Trinitate dicantur, de genitura Filii et de processione Spiritus Sancti et innumera alia
catholicis prorsus auribus et mentibus dissueta » (BERNARD DE CLAIRVAUX, Epistola 188,
SBO, t. 8, p. 11) et « Denique in primo limine Theologiae vel potius Stultilogiae suae,
fidem diffinit aestimationem. Quasi cuique in ea sentire et loqui quae libeat liceat aut
pendeant sub incerto in vagis ac variis opinionibus nostrae fidei sacramenta et non magis
certa veritate subsistant. » (Epistola 190, SBO, t. 8, p. 24).
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10. Sur Pierre Abélard et Hugues de Saint-Victor, voir D. POIREL, « Pierre Abélard, © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
Hugues de Saint-Victor… », art. cit., p. 452-473.
11. Nous résumons ici J. LECLERCQ, Recueil d’études…, op. cit., t. 2, p. 3-18 et
l’introduction des SBO, t. 4, p. 119-125.
12. C’est le renvoi dans le sermon 6 à In Cantica canticorum 33 (« Et haec quidem
dicta sint de tentationibus istis ; nam et in sermone quodam super Cantica canticorum
memini me super his tractasse similiter, cum meridiani huius demonii mentio incidisset,
HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 281
version (longior ou Considero I), précédée d’un nouveau prologue, a
surtout circulé sous le nom de tractatus dans les régions germaniques et
contient le texte de la version Scio pour les six premiers sermons
auxquels sont ajoutés les sermons 7 à 10. Une dernière rédaction
(perfecta ou Considero II), très largement diffusée jusqu’à l’âge de
l’imprimé, transmet une réécriture des sermons 4 à 6 et les sermons 11 à
17, non sans d’importantes variantes dans le détail du texte transmis.
Souvent copié dans des manuscrits livrant les sermons liturgiques per
annum de Bernard, l’ensemble des dix-sept sermons correspond à une
prédication effective dont les trois rédactions permettent de suivre les
remaniements successifs.
De nombreux indices faisant directement référence à la liturgie
quadragésimale 13 permettent d’ailleurs de trancher le débat, en partie
artificiel, qui, dans la recherche, met le lecteur actuel en demeure de
choisir entre « Bernard orateur » et « Bernard écrivain » 14 : le cistercien,
tout en remaniant son texte, a voulu y maintenir nettement présente la
référence à la situation initiale d’énonciation. Cette présence de Bernard
prédicateur s’entend naturellement des nombreuses marques
d’interlocution (interpellation fratres, seconde personne du pluriel, mode
impératif, etc.) qui émaillent régulièrement les sermons comme autant de
rappel de leur vocation parénétique et monastique, mais vaut également
pour la préface, para-texte justifiant la prise de parole de l’orateur 15.
L’incipit annonce et résume le reste de la prédication qui est située dans
un cadre monastique très précis : « Je considère votre labeur, mes frères,
non sans une grande affection compatissante » 16. La position du père
abbé prêchant revient à exercer une sorte de considération affective du
prochain qui est un moine (quae circa te, dira-t-il dans le De

ex occasione scilicet meridiani accubitus sponsi, quem sibi sponsa peteret indicari. »,
BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 6, 7, SBO, t. 4, p. 411, l. 3-6, ou selon la version primitive :
« Haec modo breviter tetigisse sufficiat. Memini enim me de tentationibus istis aliquando
latius disputasse in fine sermonis cuiusdam super Cantica canticorum, qui tertius est
super versum illum : indica mihi, quem diligit anima mea, ubi pascis, ubis cubas in
meridie. », ibid., p. 410, ad app. l. 14), datant de la série donnée par Bernard au retour de
Rome à l’automne 1138, ce qui autorise cette datation relative.
13. Voir le détail dans J. LECLERCQ, Recueil d’études…, op. cit., t. 2, p. 15-17.
14. Voir, dans le même sens, l’introduction de Marielle Lamy à BERNARD DE
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CLAIRVAUX, Sermons pour l’année, t. I-1, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Sources chrétiennes » © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
480), 200, p. 23-86, ici p. 59-60.
15. Sur la composition de ce texte liminaire, voir l’étude de critique génétique de Jean
LECLERCQ, « Aspects littéraires de l’œuvre de s. Bernard », Cahiers de civilisation
médiévale 1 (1958), p. 425-450, aux p. 441-444.
16. « Considero laborem vestrum, fratres, non sine multo miserationis affectu. »
(BERNARD DE CLAIRVAUX, praefatio, SBO, t. 4, p. 383, l. 1-2).
282 CÉDRIC GIRAUD

consideratione) 17, cherchant à lui porter secours en prenant part à ses


peines 18.
Dans la préface simplement structurée en deux temps, Bernard
commence par montrer en quoi l’Écriture sert de secours en période de
Carême pour ensuite justifier le choix du psaume 90. En effet, le remède
adopté par le prédicateur ne saurait, en vertu du statut même de
l’orateur, être un secours matériel, mais découle implicitement de la
nature de son ministère : dans un monde soutenu par le Verbe divin, le
ministre de la parole apporte, dans les tribulations, le secours de
l’Écriture et plus particulièrement du psaume utilisé par le Christ lors de
sa tentation au désert 19. Ainsi définie par référence à la scène de
l’évangile, la prédication de Bernard possède une double vertu
pédagogique : elle spiritualise le Carême en déplaçant l’accent du combat
matériel et des mortifications vers les dispositions intérieures favorisées
par la lectio monastique 20 ; elle dénonce un usage démoniaque de la
Parole qui, à l’instar de la tentation subie au désert, détourne l’Écriture
pour la faire servir au mensonge 21.
Dès l’ouverture, le cistercien noue donc avec finesse trois fils qui
pouvaient paraître indépendants : prédication abbatiale, exégèse du
psaume et temps liturgique se retrouvent dans un rapport analogique par
rapport au Verbe divin. Le ministère de la Parole, l’interprétation de la
Bible comme la mise en pratique de la pénitence trouvent, en effet, leur
vérité dans un retour au Christ et dans le passage de la lettre à l’esprit.
En faisant de sa praedicatio l’occasion d’une lectio poursuivie le temps
d’un ou plusieurs Carêmes, Bernard transcende également les
distinctions alors en cours de formalisation entre exercices scolaires

17. Voir BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione, II, 3.


18. Ce qui participe du « socratisme eschatologique » de Bernard qui fait détour par
la charité, voir les analyses de Christian TROTTMANN, « Bernard de Clairvaux et
l’inflexion cistercienne du socratisme chrétien », Bernard de Clairvaux…, op. cit., p. 45-
61, ici p. 55-58.
19. « Nonne enim certum est supra vires humanas, ultra naturam, contra
consuetudinem esse quae sustinetis Alius igitur portat ista, ille sine dubio qui portat
omnia verbo virtutis suae. […] Unde eligendus est nobis Psalmus ipse de quo tentationis
occasionem inimicus assumpsit, ut inde confringantur arma maligni, unde sibi usurpare
presumpserit. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, praefatio, SBO, t. 4, p. 384, l. 2-4 et 17-19).
20. Jean Leclercq insiste significativement sur la substitution, dans la nouvelle
rédaction, de l’adverbe intrinsecus à extrinsecus, en la qualifiant d’« artifice le plus
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raffiné de toute cette page » (« Aspects littéraires… », art. cit., p. 443). Par comparaison, © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
les sermons de Carême per annum insistent plus sur la pénitence et ses aspects matériels,
voir Jean LECLERCQ, « Observations sur les sermons de saint Bernard pour le Carême »,
Commentarii Cistercienses 18 (1967), p. 119-129.
21. Sur le diable mauvais exégète, voir Charles DUMONT, « Le carême, sacrement du
combat spirituel chez S. Bernard », Collectanea ordinis Cisterciensium Reformatorum 24
(1962), p. 11-21, ici p. 13 (le thème trouve sa source chez Origène et Cassien).
HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 283
devenus des genres littéraire. En ce sens, la prédication de Bernard relève
bien d’une pratique monastique de la théologie, voire d’une théologie de
la prédication car le commentaire que propose Bernard de la parole
divine est comme dramatisé par son insertion dans le temps liturgique 22.

La structure et le contenu des sermons


Le contenu des dix-sept sermons confirme le statut original de cette
prédication conçue comme une exégèse monastique suivie, adaptée à un
temps liturgique. Sans pouvoir commenter dans le détail l’exégèse de
Bernard, il a semblé intéressant de suivre quelques pistes afin d’indiquer,
même brièvement, les thèmes traités et la conception parfois explicite de
la prédication qu’ils manifestent 23. Conformément à ce que l’histoire du
texte nous a appris, les six premiers sermons forment un tout assez
cohérent dominé par une tonalité pénitentielle marquée. Un exemple
frappant en est fourni par le premier sermon : s’agissant d’expliquer le
premier verset du psaume 90 (« Qui habite à l’abri du Très-Haut
demeurera sons la protection du Dieu du Ciel »), Bernard procède a
contrario en définissant les trois sortes d’hommes qui sont exclus de cette
habitation : ceux qui n’espèrent rien de Dieu, ceux qui désespèrent, ceux
qui espèrent abusivement. L’attention apportée à la pars construens est,
comparativement, plutôt limitée : Bernard se contente de définir cette
habitation par le désir de Dieu seul 24 et s’attache davantage à justifier le
sens de l’expression « Dieu du ciel ». Le bref sermon 2 (« Il dira au
Seigneur : c’est toi mon soutien et mon refuge ; mon Dieu, j’espérerai en
lui », Ps 90, 2) distingue deux types de chutes, celle dans lequel se
complaît le juste et celle du juste qui cherche à y échapper en recourant à
Dieu. Le troisième sermon (« Parce que c’est lui qui me libérera du filet
des chasseurs et de l’âpre parole », Ps 90, 3) approprie à son auditoire le
thème de la chasse spirituelle qui met aux prises le moine et le démon
qui utilise les filets des richesses mondaines. Le moyen d’échapper à
l’âpre parole de la damnation consiste à renoncer aux possessions en se

22. Faire des recueils de sermons un des « genres littéraires de la scolastique


naissante » (Introduction à l’histoire de la littérature théologique de la scolastique
naissante, Montréal-Paris, Vrin, 1973, p. 55-56) comme le propose Artur Landgraf ne va
d’ailleurs pas sans problème, les œuvres retenues comme représentatives étant en
majorité des sermons de chanoines victorins ou d’évêques, tous prêchant ex officio et non
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en raison de leur activité magistrale, souvent difficile à dater. © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
23. On trouve également un résumé doctrinal dans l’annotation de la traduction
française et une présentation d’ensemble par M.-N. BOUCHARD, « Une lecture
monastique… », art. cit.
24. « Soli enim in adiutorio Altissimi habitant qui id solum obtinere desiderant, id
solum amittere trepidant, sedula circa illud et sollicita cogitatione versantes, quae est
utique pietas, cultus Dei » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 1, 2, SBO, t. 4, p. 388, l. 1-4).
284 CÉDRIC GIRAUD

gardant de toute rechute. Dans le quatrième sermon (« De l’ombre de ses


ailes il te couvrira et sous ses plumes tu espéreras », Ps 90, 4), Bernard
propose, en accord avec la tonalité du verset commenté, une conception
plus optimiste du combat chrétien pour lequel Dieu fournit les moyens
proportionnés que sont sa Parole et quatre bienfaits (vie monastique
cachée, protection divine, don tempéré des grâces, don de la charité). En
écho à la préface, le prédicateur se livre à un vibrant éloge de la parole
divine 25 : instrument utilisé par le Christ pour vaincre le diable au désert,
elle est aussi proposée au moine comme le moyen de parvenir au terme
de sa vocation. Le sermon 5 (« D’un bouclier sa vérité m’entourera », Ps
90, 5) renoue avec une inspiration plus sombre, en dépit du caractère
positif du verset : la vie est formée d’une série de tentations contre
lesquelles l’homme doit se prémunir. Le sermon 6 (« Tu ne craindras ni
la crainte de la nuit, ni la flèche qui vole de jour, ni la manœuvre qui se
trame dans les ténèbres, ni l’attaque et le démon de midi », Ps 90, 5-6)
associe à chaque partie des versets une tentation : crainte de l’ascèse
corporelle, vaine gloire, honneurs et richesse, apparence du bien. Outre
leur interprétation morale, ces quatre tentations, déjouées par la vérité,
sont également appliquées à l’état de l’Église à travers quatre périodes
depuis l’âge des persécutions jusqu’au temps contemporain de Bernard.
Le long septième sermon (« Il en tombera mille à ton côté et dix mille
à ta droite, mais de toi il n’approchera pas », Ps 90, 7) fait passer le
lecteur de l’ombre à la lumière et opère un renversement de perspective
dès son incipit : « nous vivons dans l’espérance, frères, et nous ne
défaillons pas dans la tribulation présente, car nous sommes en attente
des joies indéfectibles » 26. En fait, les quatre premiers paragraphes
forment une sorte de nouvelle préface qui méritera un traitement
particulier 27. Le sermon, après cet avant-propos sur la protection divine,
définit la vie monastique comme un passage entre deux éternités, entre
la prédestination et l’exaltation. L’explication précise du verset retenu
révèle un sens allégorique dans les chutes à droite et à gauche, c’est-à-
dire la lutte menée par les ennemis de l’Église contre ses membres
spirituels et ses membres charnels. Ajoutant une application morale,

25. « Manna enim est, omnem saporem habens et odoris delectationem, requies vera
et sincera, suavis et salubris, iucunda et sancta » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 4, 2,
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SBO, t. 4, p. 399, l. 3-4). © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
26. « In spe vivimus fratres nec deficimus in tribulatione praesenti quod in
exspectatione simus indefectibilium gaudiorum » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 7, 1,
SBO, t. 4, p. 412, l. 1-2).
27. Bernard a lui-même signalé l’autonomie du début : « Sed non sunt haec
praeoccupanda modo, series magis ipsa Scripturae expositionis ordine sequenda est »
(BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 7, 4, SBO, t. 4, p. 415, l. 10-12) ; voir commentaire infra.
HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 285
Bernard reconnaît dans ces attaques la lutte du diable contre les biens
spirituels et les biens matériels.
Comme le précédent avec lequel il partage une certaine longueur, le
sermon 8 (« Cependant de tes yeux, tu regarderas et tu verras le salaire
des pécheurs », Ps 90, 8) forme le pivot de l’ensemble de la prédication :
Bernard y envisage la manière dont les mérites des bons et des méchants
seront récompensés ou punis en mettant en scène sa propre prédication.
En effet, l’orateur place ses auditeurs en situation de voir les tourments
des damnés 28. Il ne faudrait pas se méprendre sur le sens de cet exercice
spirituel qui consiste à justifier le plaisir, il est vrai potentiellement un
peu scabreux, des élus à se délecter de la vision des tourments infernaux :
le prédicateur ne saurait encourager le voyeurisme spirituel dans cette
anticipation volontairement dramatisée car il propose en fait un véritable
exercice de considération qui doit porter l’auditeur à faire un examen de
conscience et un acte de gratitude 29. En installant cette scène au centre
de sa prédication, c’est le sens même du Carême que le prédicateur
entend manifester : période sombre de pénitence, le Carême contient
aussi en germe l’espérance de la clarté pascale. La prédication de Bernard
anticipe donc les violents contrastes du jugement dernier (joie des élus,
douleur des réprouvés) afin de conférer au Carême la valeur d’un
jugement particulier avant l’heure auquel l’auditeur est appelé à se
soumettre 30. Cette théologie du Carême rejoint ainsi l’esthétique du
clair-obscur propre au prédicateur, davantage Caravage que Poussin,
Monteverdi plus que Mozart 31.

28. « Verumtamen etsi illis ex hac nostra consideratione immensum quoddam


miseriae pondus accedit, nobis quae necessitas erit, quae utilitas, quae voluptas ? Quid
enim modo tam irreligiosum, immo quid tam inhumanum et execrabile videretur quam
cruore quantumlibet inimicorum, quantumlibet iniquorum, pascere velle oculos et
oblectare aspectus suppliciis miserorum ? » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 8, 7, SBO, t. 4,
p. 431, l. 7-12).
29. « In illa ergo tanta separatione, quemadmodum haedis agnorum visio gravissimi
livoris occasio fiet, sic electis, e regione, consideratio reproborum, immensa quaedam
materia gratiarum actionis et laudis » (ibid., p. 431, l. 17-19).
30. Voir ainsi sur le jugement dernier : « Sic nimirum sibi invicem collata contraria,
suae quidem utrumque videtur suscepisse augmentum aliquod qualitatis, ut album nigro
si conferas et hoc candidius et illud tetrius apparebit » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 8,
9, SBO, t. 4, p. 432, l. 14-16).
31. Ainsi par exemple le passage heurté à propos du jugement divin : « O
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familiaritatis gratiam ! O honoris culmen ! O fiduciae privilegium ! O praerogativam © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
perfectae religionis ! Quid enim tam pavendum, quid tam plenum anxietatis et
vehementissimae sollicitudinis excogitari potest quam iudicandum astare illi tam terrifico
tribunali et incertam adhuc sub tam districto judice exspectare sententiam ? » (BERNARD
DE CLAIRVAUX, sermo 8, 11-12, SBO, t. 4, p. 434, l. 15-21). La référence à Mozart renvoie à
la comparaison jadis esquissée par Jean LECLERCQ, Recueil d’études…, op. cit., t. 3,
« Bernard et Mozart », p. 209-211.
286 CÉDRIC GIRAUD

Le sermon 9 (« Car tu es Seigneur mon espérance, tu as fait du Très-


Haut ton refuge », Ps 90, 9) confirme ce passage à la lumière puisqu’il est
consacré à la récompense des bons et à une longue méditation sur
l’espérance chrétienne. Cette dernière, traitée en un paragraphe très
lyrique, conduit au-delà d’elle-même car son objet, Dieu, doit faire
l’objet d’une possession qu’est la vie éternelle. Bernard introduit alors la
personne du Christ, jusqu’à présent peu manifeste, et signale ainsi
comme point de fuite du Carême, et implicitement de sa prédication,
l’expérience mystique.
Après les sommets du précédent sermon, le prédicateur revient, dans
le suivant (« Le mal ne t’atteindra pas et fléau n’approchera pas de ta
tente », Ps 90, 10), à des considérations plus ascétiques justifiées avec
finesse par le statut in via des auditeurs. En effet, le régime de la foi n’est
pas seulement temporellement celui d’un pas-encore, il l’est aussi
doctrinalement : dans ces conditions, l’expérience des maux présents aide
à concevoir le bonheur futur mieux que toute description positive. Les
maux dont il faut apprendre à se libérer par l’ascèse relèvent à la fois de
la chair et du péché.
Le sermon 11 (« Car il a pour toi donné ordre à ses anges de te garder
en toutes tes voies », Ps 90, 11), introduisant la série des sermons
composés en dernier lieu par Bernard, propose une exégèse des
différentes voies de Dieu, des anges, des hommes et des démons.
L’explication des quatre voies permet de réintroduire la considération de
soi articulée à la foi et à l’espérance, ainsi qu’à une mise en pratique
ascétique. Ce retour sur soi est aussi celui du prédicateur-exégète sur lui-
même en un riche passage qui nous renseigne précisément sur la
conception qu’il se fait de son travail :
Ainsi, frères, scrutons nos voies ; cherchons aussi quelles sont les voies
des démons, les voies des esprits bienheureux et aussi les voies du
Seigneur. Et assurément ce que j’entreprends est au-dessus de moi, mais
vous m’aiderez par votre prière pour que Dieu m’ouvre le trésor de son
intelligence et puisse se plaire à l’offrande volontaire de ma bouche 32.
Avec une remarquable précision, Bernard confère à sa prédication un
fondement théologique indéniable : pour l’abbé, faire l’exégèse d’un
verset ne consiste pas à scruter solitairement le sens d’un texte pour en
confier la trace à l’écrit, mais à se laisser porter par les prières de ses
frères afin d’être inspiré par Dieu même. L’exégèse prend la forme d’une
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32. « Scrutemur proinde vias nostras, fratres, etiam vias daemonum, vias quoque
beatorum spirituum et vias Domini vestigemus. Et quidem supra me est quod incipio, sed
iuvabitis orationibus vestris ut aperiat mihi thesaurum intelligentiae suae et voluntaria
oris mei beneplacita faciat sibi Deus. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 11, 3, SBO, t. 4,
p. 449-450, l. 26-2).
HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 287
prédication fraternelle ; la prédication est principalement exégèse de la
Parole : toutes deux procèdent de la même dépersonnalisation dès lors
que ce sont les prières du prochain et l’intelligence de Dieu qui semblent
faire agir l’auteur. Cette conception instrumentale du prédicateur fait
donc entrer la prédication dans l’économie monastique de la prière et lui
confère une signification sacramentelle certaine.
Le sermon 12 (« Sur leurs mains ils te porteront pour que de ton pied
tu ne heurtes une pierre », Ps 90, 12) décrit les secours que les anges
apportent dans les tribulations et forme donc un éloge des anges
gardiens. C’est l’occasion pour Bernard de définir une rhétorique
chrétienne puisqu’au trio profane docere, flectere, delectare, christianisé
par Augustin, correspond le triptyque bernardin : erudire, admonere,
consolare :
Quel enseignement, mes frères, quelle exhortation et quel réconfort nous
sont proposés dans ces paroles de l’Écriture ! Quel est, parmi tous les
psaumes, celui qui console aussi magnifiquement les peureux, exhorte les
négligents, enseigne les ignorants ? C’est pourquoi Dieu, dans sa
providence, a voulu aussi accorder à ses fidèles d’avoir à la bouche les
versets de ce psaume tout particulièrement durant le temps du carême 33.
Le prédicateur, une nouvelle fois, s’efface devant la profération d’une
Parole efficace qui porte remède aux maux que sont l’ignorance, la
négligence et la pusillanimité. Si l’ethos de l’orateur sacré est entièrement
passé sous silence au profit d’une parole qui agit quasiment ex opere
operato, la même discrétion entoure l’adaptation rhétorique du discours
au temps et au lieu, dès lors que la providence elle-même décide du
moment opportun.
Avec le sermon 13 (« Sur l’aspic et le serpent tu marcheras et tu
fouleras le lion et le dragon », Ps 90, 13), Bernard revient à des
considérations ascétiques et décrit les quatre vices ennemis de l’âme que
sont l’obstination dans l’erreur, l’envie, la colère et la peur. Le sermon 14
qui commente le même verset forme une vaste action de grâces placée
sous le signe du 4 et remercie Dieu pour les quatre bienfaits de la
création, de la subsistance, de la rédemption et de la rémunération. Leur
correspondent quatre tentations (souci du corps, idolâtrie, vaine gloire,

33. « Quanta nobis, fratres, in huius scripturae verbis et eruditio et admonitio et


consolatio exhibetur ! Quis in omnibus psalmis tam magnifice pusillanimes consolatur,
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negligentes admonet, erudit ignorantes ? Unde id quoque fidelibus suis providentia voluit © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
divina praestare ut in ore ipsorum versiculi psalmi huius maxime quadragesimali
tempore versarentur » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 12, 3, SBO, t. 4, p. 458, l. 18-22). La
traduction française de P.-Y. Emery (Saint Bernard. Sermons pour l’année, op. cit., p. 351)
fait ici contre-sens car id a été compris comme un renvoi à psalmus, alors qu’il faut
reconnaître dans la formule « id… praestare… ut » une tournure propre aux oraisons
liturgiques.
288 CÉDRIC GIRAUD

persécution identifiées à l’aspic, au dragon, au serpent et au lion) qui


visent chacune un des quatre mouvements de l’âme (tristesse, avidité,
tristesse, crainte) et que doivent combattre les vertus de modération, de
sagesse, de justice et de courage. Le sermon 15 (« Puisqu’en moi il a
espéré, je le libérerai, je le protégerai car il connaît mon nom », Ps 90, 14)
revient sur le thème de l’espérance chrétienne conçue comme la réponse
adéquate au don de la crainte de Dieu. Dans le sermon 16 (« Il a crié vers
moi et je l’exaucerai, je suis avec lui dans les tribulations, je l’en
arracherai et le glorifierai », Ps 90, 15), Bernard insiste sur le désir qui
doit pousser le chrétien à souhaiter la consolation, la libération et la
glorification. Le sermon final 17 (« De la longueur des jours, je le
comblerai et je lui montrerai mon salut », Ps 90, 16) considère le terme
de la vie chrétienne qui est la vision de Dieu. Ces notations
eschatologiques sur la gloire à venir ne font pas perdre de vue le Carême
au prédicateur : en montrant que la gloire est en semence dans la
tribulation, Bernard applique implicitement cette leçon au temps
liturgique de Carême, temps de l’espérance par excellence. L’abbé
récapitule ainsi la leçon principale que livre toute la série des sermons : le
Carême, entre les ombres de la pénitence et la lumière de la présence,
figure le dynamisme même de la vie chrétienne sur terre.
Au terme de cette première série de remarques, il peut sembler
difficile d’apporter une réponse tranchée à la question posée en
ouverture. Il y a assurément de la théologie, au sens contemporain, dans
cette prédication mais y trouve-t-on une théologie de la prédication ? Il
convient d’apporter une réponse nuancée : une théologie de la
prédication apparaît assurément, mais de manière oblique à l’occasion de
notations que nous avons relevées et qui sont loin de former un corps de
doctrine. Cette discrétion n’interdit cependant pas de relever quelques
constantes doctrinales : la charge pastorale de l’abbé est un ministère,
purement instrumental, à la disposition de Dieu et de la communauté
monastique ; la prédication tissée de références bibliques se veut une
simple épiphanie de la parole de Dieu.

UNE PRÉDICATION DE LA PHILOSOPHIE ?


Au sein de cette prédication qui contient, on l’a déjà souligné, une
théologie du Carême à la fois riche, subtile et d’une grande cohérence, il
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convient de s’interroger également sur la place de la philosophie. Faute © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
de compétences, il ne sera pas question de situer Bernard
philosophiquement dans une histoire longue des doctrines menant de
l’Antiquité aux débats contemporains 34. Plus modestement, il s’agira de

34. Sur ces aspects, voir la bibliographie citée à la n. 3.


HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 289
chercher à comprendre ce que Bernard entend par ce mot, dans la
mesure où le terme de philosophia, peu présent dans son œuvre, apparaît
ici dans le sermon 7. Ailleurs, philosophia oscille entre un sens péjoratif
ou neutre, d’ailleurs peu attesté chez le cistercien, renvoyant à la
philosophie comme discipline profane, et une acception, traditionnelle
dans la littérature chrétienne, qui l’identifie plus fréquemment chez
Bernard à la sagesse et à la vie vertueuse 35. Le rapprochement le plus
probant est d’ordre littéraire puisque le sermon 5 de diversis contient,
dans une des deux versions éditées, l’expression haec enim vera est
philosophia, que l’on retrouve dans le sermon 7 de la série Qui habitat
sous la forme : haec vera philosophia 36. Dans les deux cas, l’affirmation
sous la forme présentative fait référence à une citation autoritative qui
définit la philosophie chrétienne. Augustin et Salomon campent deux
figures qui font consister la sagesse chrétienne dans la connaissance de
soi et la garde du cœur, une « philosophie de l’intérieur » pour reprendre
la belle formule de Théo Kobusch 37. Le mot de philosophia, pour être peu
présent, apparaît cependant à des moments clefs de l’argumentation de
Bernard : afin d’en circonscrire la portée, il s’avère utile de commenter
de plus près l’ensemble du sermon 7.

Le sermon 7
Rappelons la place singulière de ce sermon qui, placé en ouverture du
deuxième tiers de notre corpus, contient un vrai prologue qui relance la
prédication de l’abbé cistercien. Le sermon, en effet, amorce un tournant
car il commence, dans une tonalité majeure contrastant avec les
précédents sermons, par vanter les mérites de l’espérance, d’autant plus

35. BERNARD DE CLAIRVAUX, De consideratione, 1, 12, et 3, 15, SBO, t. 3, p. 407 (la


considération comme philosophie) et 442 (la sagesse comme mode de vie) ; Epistola 24,
SBO, t. 7, p. 76 (la vie vertueuse de l’évêque Gilbert l’Universel) ; Sententiae, series 2,
sententia 81, SBO, t. 6-2, p. 41 (la discipline profane) ; Sermones de diversis, sermo 5, SBO,
t. 6-1, p. 104 (la sagesse chrétienne) ; sermo 7, p. 108 (la philosophie de Paul confrontée à
la philosophie mondaine) ; Sermones super Cantica canticorum, sermo 43, SBO, t. 2, p. 43
(la philosophie intérieure est de connaître Jésus crucifié).
36. Voir respectivement BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 5, SBO, t. 6-1, p. 104, l. 25-28 :
« Orans denique sanctus quidam : Deus, inquit, noverim te, noverim me. Brevis oratio,
sed fidelis. Haec enim vera est philosophia et utraque cognitio prorsus necessaria ad
salutem : ex priore siquidem timor concipitur et humilitas, ex posteriore spes et caritas
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generatur. » (en référence à Augustin, Soliloquia, 2, 1) et sermo 7, 12, SBO, t. 4, p. 421, © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
l. 10-11 : « Haec vera philosophia, hoc consilium Sapientis ut omni custodia servetur cor,
quia ex ipso vita procedit. » (en référence à Pr 4, 23).
37. Théo KOBUSCH, Christliche Philosophie. Die Entdekung der Subjektivität,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, et récemment, ID., « La pensée de
Bernard : un héritage de la “philosophie chrétienne” », Bernard de Clairvaux…, op. cit.,
p. 15-26.
290 CÉDRIC GIRAUD

assurée qu’elle a reçue les garanties du Dieu-vérité même. De manière


frappante, Bernard use, en décrivant la vertu d’espérance, de tout un
vocabulaire qui appartient au champ lexical du soutien et du poids
(innixa, firma, sustineat…) comme si l’espérance servait d’appui au cours
d’une vie décrite significativement comme un combat. La vérité est ainsi
elle-même un bouclier qui défend et soutient l’homme dans sa lutte.
Bernard introduit pourtant une rupture dans sa présentation car à
l’image active d’un homme supportant le poids de l’adversité grâce aux
armes du combat spirituel succède abruptement une autre métaphore :
Glorifiez donc le Christ, bien-aimés, et pour le moment portez-le dans
votre corps, comme un fardeau délectable, comme un doux poids, comme
une charge salutaire, même s’il semble parfois vous écraser, s’il vous
frappe quelquefois les flancs, s’il fouette le récalcitrant, et même lorsque,
par la bride et le mors, il vous serre étroitement les mâchoires, mais pour
votre bien 38.
Ici le prédicateur combine deux images du Nouveau Testament : à
titre principal, une citation paulienne (1 Co 6, 20) dans laquelle l’apôtre
exhorte les chrétiens, temple du saint Esprit, à porter Dieu en eux en
signe de pureté ; à titre secondaire, le latin de Bernard (onus delectabile,
suave pondus) évoque aussi immanquablement le passage fameux de
l’évangile où le Christ se définit comme un joug aisé et un fardeau léger
(jugum enim meum suave est et onus meum leve est, Mt 11, 30). Dans ce
retournement opéré par Bernard, le chrétien porté par l’espérance
devient porteur du Christ qui agit envers l’homme comme un guide
parfois rigoureux. Le prédicateur pousse donc à son extrême la logique
de l’évangile : si le Christ appelle à lui les hommes qui croulent sous les
fardeaux, ce n’est pas pour les en exempter totalement, mais pour y
substituer un autre, léger mais cependant exigeant. En conséquence,
l’homme est appelé à se comporter à l’imitation d’une bête de somme en
faisant montre au sens propre de patientia, supportant le Christ, tel
l’ânon du dimanche des rameaux (Mt 21, 7), mais avec l’avantage de
connaître le prix de son fardeau 39. Bernard file sa métaphore, en

38. « Glorificate itaque, dilectissimi, et portate interim Christum in corpore vestro,


onus delectabile, suave pondus, sarcinam salutarem, etiamsi premere aliquando forte
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videtur, etiamsi interdim latera tundit et flagellat recalcitrantem, etiamsi quandoque in © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
camo et freno maxillas constringit et coercet omnino feliciter. » (BERNARD DE CLAIRVAUX,
sermo 7, 3, SBO, t. 4, p. 414, l. 6-10).
39. « Quis non illi iumento plurimum invideret, cuius in humili tergo ad
commendationem ineffabilis suae mansuetudinis dignatus est sedere Salvator, si cum
illius tam pretiosi oneris gestatione, intelligentiam quoque tam singularis habuisset
honoris ? » (ibid., p. 414, l. 21-24).
HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 291
recommandant au chrétien, christophore, de suivre, anagogiquement, le
chemin emprunté par l’ânon jusqu’à la Jérusalem céleste 40.
Après ce prologue qui décrit la vocation chrétienne en termes de
combat et de poids, Bernard revient à l’exégèse du verset 7 (« il en
tombera mille à ton côté et dix mille à ta droite, mais de toi il
n’approchera pas ! ») en le situant dans une perspective eschatologique
car, pour le prédicateur, le verset s’entend de la vie future : il s’adresse
donc par excellence à des moines qui ont fait le choix d’une vie retirée du
monde. Sans prononcer encore le mot, Bernard se livre donc à un éloge
appuyé de la philosophia Christi traditionnelle, c’est-à-dire de la vie
monastique qu’il situe comme un pont entre la prédestination et la
glorification. Dans ces conditions, le moine, en dépit de la violence du
combat, doit être assuré de son issue favorable. Bernard, en père
spirituel, montre aussi la manière dont le moine doit s’avancer sur le
chemin de la vie monastique. En identifiant au côté droit les biens
spirituels et au côté gauche les biens matériels, le prédicateur appelle son
auditoire à distinguer le flanc vers lequel porter ses efforts. C’est dans
cette perspective qu’il faut comprendre le passage où apparaît la
philosophia :
Voilà d’ailleurs pourquoi, et c’est loin d’être folie de votre part, vous
semblez avoir exposé le côté gauche aux coups de l’Ennemi afin de
préserver par là même votre droite avec le soin le plus extrême. Ce que
recommande le Christ et qui doit être imitée par tous les chrétiens, c’est
la prudence du serpent, prêt à exposer tout son corps, si cela s’avère
nécessaire pour préserver au moins sa tête. C’est là la véritable
philosophie, c’est là le conseil du Sage : plus que sur toute chose, on
veillera sur son cœur, car de lui procède la vie (Pr 4, 23) 41.
Cette philosophie glosée par Jean Leclercq comme une « prudence
chrétienne » ne doit pas être entendue d’une vertu morale ou d’une
simple tactique 42. Il s’agit bien pour Bernard d’un renoncement au
monde, conseillé à tous les chrétiens, mais que la vie pratiquée par les
moines réalise pleinement, sauf à se trouver placés à la gauche du Christ.
Le retour final au thème du bouclier que le moine, à l’inverse des soldats

40. « Felix qui sic tulerit Christum ut a Sancto sanctorum in sanctam civitatem
mereatur induci. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 7, 4, SBO, t. 4, p. 415, l. 5-6).
41. « Denique, propter hoc, non quidem ad insipientiam vobis, tundendum libere
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adversario videmini latus exposuisse sinistrum, ut dexterum proinde tota sollicitudine © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
conservetis. Haec nimirum commendata a Christo et christianis omnibus imitanda,
serpentis prudentia est, ut caput solum, toto, si necesse fuerit, exposito corpore, tuetatur.
Haec vera philosophia, hoc consilium Sapientis, ut omni custodia servetur cor, quia ex
ipso vita procedit. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 7, 12, SBO, t. 4, p. 421, l. 6-12).
42. Jean LECLERCQ, Études sur le vocabulaire monastique du Moyen Âge, Rome,
Herder, 1961, p. 59.
292 CÉDRIC GIRAUD

du monde, doit porter pour protéger son côté droit, assure l’unité
doctrinale et littéraire du sermon 43. Parmi tous les thèmes traités par
Bernard dans ce sermon particulièrement consacré à la vie monastique,
on relève un accent particulier accordé au poids, comme si la notion
possédait une affinité particulière avec le Carême et la vocation du
moine.

Pondus, onus et la philosophia Christi


Une enquête menée sur l’ensemble des dix-sept sermons révèle que le
thème, loin d’être limité au sermon 7, traverse l’ensemble du corpus :
nous voudrions vérifier qu’il renferme un des enseignements majeurs du
cistercien sur la philosophia Christi. Ainsi les notations précédentes
invitent-elles à revenir à la préface générale et au sens donné par
Bernard aux pénitences de la vie monastique :
N’est-il pas certain, en effet, que ce que vous supportez est au-dessus des
forces humaines, au-delà de la nature et contraire à l’ordinaire ? C’est
donc un autre qui en porte le poids, sans aucun doute, celui qui porte
toutes choses par la parole de sa puissance 44.
Relu à la lumière de cette ouverture, le thème du poids prend une
autre signification : le fardeau qu’est le Carême et par extension la vie de
pénitence est une métaphore qui structure toute la vie monastique dans
la mesure où le moine est porté par le Christ. Cette dialectique du
porteur et du porté, du fardeau et de la légèreté apparaît aussi avec
netteté dans le sermon 3 à l’occasion de l’exégèse de l’« âpre parole » (Ps
90, 3). Pour Bernard, l’expression désigne la manière dont les hommes
refusent de faire pénitence, ce qui lui donne l’occasion de fournir un
développement circonstancié sur le sujet :
Est-elle donc dure, cette tribulation, légère et momentanée qui, au-delà
de toute mesure et de toute grandeur, prépare en nous un poids éternel
de gloire ? Est-il dur de racheter par une peine très brève et très légère
ces souffrances et ces tourments qui n’auraient pas de terme et qu’aucun
esprit ne peut imaginer ? […] Vous vous trompez et il vous faudra un
jour entendre une âpre parole, une dure apostrophe, une annonce de
malheur : allez maudits dans le feu éternel (Mt 25, 41). Voilà, je vous le

43. « Saecularis militiae, fratres, in sinistro tantum latere clypeum portat : non
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imitemur, si inter eos nolumus deputari, quos huic saeculo constat militare, non Christo. © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
Nemo, inquit, militans Deo, implicit se negotiis saecularibus, hoc est scutum applicat non
tam dextrae quam sinistrae. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 7, 15, SBO, t. 4, p. 424, l. 22-
26).
44. « Nonne enim certum est supra vires humanas, ultra naturam, contra
consuetudinem esse quae sustinetis ? Alius igitur portat ista, ille sine dubio qui portat
omnia verbo virtutis suae. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, praefatio, SBO, t. 4, p. 384, l. 2-4).
HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 293
dit, ce que vous avez à redouter, à considérer comme dur, et vous
trouverez que le joug du Seigneur est doux et son fardeau léger. Si
pourtant vous ne pouvez encore le croire doux en lui-même, vous
n’ignorez pas du moins qu’il est très doux en comparaison de cette
malédiction éternelle 45.
Grâce à l’association de citations bibliques ayant en commun pondus
et leve, Bernard relie les considérations de Paul sur le poids de gloire
(2 Co 4, 17) au joug du Christ 46. Ce jeu à la fois scripturaire entre les
versets bibliques et intertextuel entre les différentes manières dont
Bernard les utilise dans sa prédication met en valeur la relativité des
fardeaux mondains. Ce changement de perspective relève ainsi d’un
exercice de considération propre à la vie monastique, puisque cette prise
de recul favorise une mise en balance des poids du monde avec les fins
dernières (gloire ou damnation).
Pratiquant un exercice de pesée, le moine bénéficie également du
soutien des anges, comme l’explique plaisamment Bernard dans le
sermon 12 :
Pour un petit enfant marchant dans ces conditions, combien un guide est
nécessaire et même quelqu’un pour le porter ! Sur leurs mains ils te
porteront : ils te garderont en toutes tes voies et ne conduiront un enfant
que là où il peut avancer. Ils ne supporteront pas d’ailleurs que tu sois
tenté au-delà de tes forces mais ils te prendront dans leurs mains pour te
faire dépasser l’obstacle. Comme on passe facilement lorsqu’on est porté
sur leurs mains ! Comme il est doux, selon le proverbe populaire, de
nager lorsqu’on nous soutient le menton ! 47

45. « Ergone durum est momentaneum hoc et leve tribulationis, quod supra modum
in sublimitate aeternum pondus gloriae operatur in nobis ? Durum est brevissimo et
levissimo labore cruciatus illos et tormenta redimere quae nullus terminus finiat, nullus
animus sufficiat cogitare ? [...] Erratis sed audituri estis aliquando asperum verbum,
sermonem durum, auditionem malam : Ite, maledicti, in ignem aeternum. Ita, dico vobis,
hoc timete, hoc durum reputate et invenietis quia iugum Domini suave est et onus eius
leve. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 3, 3, SBO, t. 4, p. 395, l. 5-14).
46. La référence au pondus gloriae paulinien n’apparaît jamais aussi explicitement
dans la prédication de Bernard que dans cette série de sermons, voir aussi à titre de
comparaison : BERNARD DE CLAIRVAUX, Sermo de diversis 1, 7, SBO, t. 6-1, p. 78-79 ; sermo
de diversis 33, 2, SBO, t. 6-1, p. 223 ; sermo in dedicatione 4, 6, SBO, t. 5, 388 ; sermo in
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festivitate omnium sanctorum 5, 4, SBO, t. 5, p. 364 ; sermo in septuagesima 1, 4, SBO, t. 4, © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
p. 347 ; Sermones super Cantica canticorum 43, 1, SBO, t. 2, p. 41 et 72, 10, p. 232.
47. « Quam necessarius paedagogus, immo etiam baiulus praesertim parvulo inter
haec gradienti ! In manibus, inquit, portabunt te. In tuis quidem viis custodient te et
deducent parvulum qua potest parvulus ambulare. Ceterum non te patientur tentari
supra quam sustinere potes, sed in manibus tollent, ut pertranseas offendiculum. Quam
facile transit qui illis portatur manibus ! Quam suaviter, iuxta vulgare proverbium, natat
294 CÉDRIC GIRAUD

L’ange gardien se fait ici ange porteur d’un petit enfant selon un
subtil rappel de l’évangile de Matthieu puisque l’adverbe suaviter
renvoie au joug léger et, à travers Mt 11, 30, au passage proche où le
Christ affirme que la sagesse est réservée par le Père aux parvuli (Mt 11,
25). Dans le sermon 15, le thème se fait encore plus insistant puisque la
citation de Matthieu, en ouverture du sermon, fait l’objet d’un
commentaire particulier qui insiste sur la conversion du fardeau :
Non pas toutefois qu’il supprime pour le moment ce fardeau ou cette
peine ; il les change plutôt en un autre fardeau, en une autre peine, mais
un fardeau léger, un joug de douceur, sous lesquels, même si ce n’est pas
évident, ils peuvent trouver le repos et le soulagement 48.
En traitant ce point, le prédicateur ajoute une dimension nouvelle à
ses explications antérieures, puisque le thème de la bête de somme qui,
dans le sermon 7, servait uniquement à désigner métaphoriquement la
vertu de patience dont devait s’armer l’homme, qualifie désormais la
nature humaine :
L’homme est un animal de charge au temps de sa mortalité. S’il porte
encore ses péchés, lourd est le fardeau. Si peut-être déjà il a été déchargé
de ses péchés, moins lourd, certes est le fardeau. Mais à y bien réfléchir,
on ne trouvera pas que ce soulagement dont nous venons de parler
constitue un fardeau moins grand. Dieu nous charge lorsqu’il nous
décharge : il charge de ses bienfaits lorsqu’il décharge du péché 49.
Ici, il ne s’agit donc plus de la patience avec laquelle il faudrait
supporter les sacrifices auxquels doit consentir le chrétien en portant le
Christ. L’expression exceptionnelle d’animal oneriferum 50 sert à Bernard
pour exprimer le statut paradoxal de la nature humaine pas moins
menacée par le mal que par le bien, dès lors que la considération du bien
venant de Dieu renvoie l’homme, par une comparaison douloureuse, à sa
misère originelle. La crainte que cherche à inspirer Bernard ne relève

cuius alter sustinet mentum ! » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 12, 8, SBO, t. 4, p. 462, l. 9-
15).
48. « Non tamen interim onus subtrahit aut laborem, magis autem onero alio, alio
labore commutat, sed onere levi, suavi iugo in quibus requies ac refectio, etsi minus
appareat, tamen inveniatur. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 15, 1, SBO, t. 4, p. 475, l. 19-
21).
49. « Oneriferum animal homo tempore suae mortalitatis. Si adhuc portat peccata
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sua, onus est grave ; si iam forte exoneratus est a peccatis, minus quidem grave ; sed, si © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
sanum sapiat, non minus grande onus inveniet ipsam, quam diximus, exonerationem.
Onerat nos, cum exonerat Deus ; onerat beneficio, cum exonerat a peccato. » (ibid.,
p. 476, l. 4-7).
50. Avant Bernard, l’adjectif oneriferus, inconnu en latin classique qui utilise
onerarius, se retrouve en quelques occurrences dans l’exégèse carolingienne (Sedulius
Scotus, Paschase Radbert, Raban Maur) pour l’exégèse de Mt 21, 7, et en mauvaise part.
HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 295
donc pas de la psychologie mais d’une dynamique spirituelle fondée sur
le désir, puisque la peur de manquer à Dieu doit inspirer au chrétien la
ferveur.
Le thème fait une dernière apparition dans le sermon 17 selon une
référence paulinienne déjà présente dans le sermon 3 :
En toute vérité, il avait trouvé ce trésor et il invitait les autres à le trouver
celui qui leur disait : la légère tribulation du moment produit en nous,
bien au-delà de toute mesure, un poids éternel de gloire (2 Co 4, 17). Il
n’a pas dit qu’elle nous revaudra, mais qu’elle produit en nous un poids
éternel de gloire. La gloire est présente invisiblement, mes frères, cachée,
pour nous dans la tribulation ; dans le caractère momentané de la
tribulation, l’éternité est présente invisiblement ; dans la légèreté de la
tribulation, le poids de gloire qui dépasse toute mesure 51.
Là où les précédents sermons comprenaient majoritairement le poids
comme une réalité extérieure, la notion est comme intériorisée car
désormais le poids n’est plus l’être humain dans sa pesanteur ou le
fardeau léger proposé par le Christ, mais l’avènement en l’homme du
royaume. Cet ultime retournement indique la manière dont, pour
Bernard, l’homme, animal oneriferum, possède une capacité à porter en
lui la vie éternelle. Au final, le thème se trouve donc parcourir toute la
prédication de Carême depuis l’ouverture où c’est le Christ qui porte par
sa parole nos fardeaux jusqu’à la conclusion, annoncée au sermon 7, où
l’homme se découvre porteur du germe de l’éternité.
Le traitement particulier que réserve Bernard dans ces dix-sept
sermons à onus et pondus fait de ce réseau lexical une des clefs pour
comprendre la « philosophie » prônée par l’abbé de Clairvaux : en
assimilant ailleurs le Carême à un sacrement du temps humain 52,
Bernard indique que la pénitence de Carême et le poids de ce temps, avec
ses austérités matérielles et ses peines spirituelles, représentent le
sacrement de la vie monastique, vie cachée portant le poids de la
pénitence comme une semence de gloire.

51. « Quam veraciter hunc thesaurum invenerat quem volebat inveniri et ab aliis, qui
dicebat : momentaneum hoc et leve tribulationis nostrae, supra modum in sublimitate
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aeternum pondus gloriae operatur in nobis. Non dixit : remunerabitur, sed aeternum © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
pondus gloriae operatur in nobis. Latet gloria, fratres mei, abscondita nobis est in
tribulatione : in momentaneo hoc latet aeternitas, in hoc levi pondus sublime et supra
modum. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 17, 3, SBO, t. 4, p. 488, l. 19-25).
52. « Verumtamen praesenti Quadragesima maiori nobis est fervore quaerendus,
quae non solum pars, sed et sacramentum est totius temporis huius. » (BERNARD DE
CLAIRVAUX, sermo 3 in Quadragesima, SBO, t. 4, p. 367, l. 1-2).
296 CÉDRIC GIRAUD

CONCLUSION
Si l’on revient à l’interrogation initiale qui portait sur la situation de
la prédication de Bernard de Clairvaux par rapport à des notions
difficiles à saisir comme « théologie » et « philosophie », force est de
reconnaître que Bernard paraît à l’écart de certaines nouveautés de son
temps : l’abbé cistercien combat l’évolution qui, dans les écoles, cherche
à dissocier l’exégèse de la présentation systématique du contenu de la foi.
Il préfère ainsi pratiquer une forme de théologie patristique qui rentre
dans le moule de la prédication abbatiale, en élaborant une lectio biblique
dans un cadre liturgique vécu communautairement. Il serait cependant
réducteur de ramener l’ensemble des dix-sept sermons sur le psaume 90 à
un simple jalon dans l’histoire linéaire d’une philosophia Christi
expérimentée à l’ombre des cloîtres. En effet, non seulement Bernard est
original, mais il se veut encore tel.
L’originalité objective tient à la manière unique dont l’abbé de
Clairvaux traite un thème d’origine biblique, invisible de prime abord,
mais que la lecture répétée du texte fait apparaître comme une ligne de
force à la fois littéraire et doctrinale. Telle une basse continue qui confère
une cohérence harmonique et mélodique à la polyphonie qu’elle soutient,
le thème du « poids » et du « fardeau », particulièrement adapté au
temps du Carême, nous est apparu comme un motif littéraire et doctrinal
structurant l’ensemble de la prédication. Par ses dons littéraires et sa
capacité à déployer une théologie du Carême dans un cadre parénétique,
Bernard tranche sur les autres prédicateurs contemporains, et l’étude
thématique, même simplement esquissée ici, confirme la richesse
foisonnante de cette prédication. Est-il d’ailleurs étonnant qu’il finisse le
sermon 17 sur une exégèse double et alternative du dernier verset du
psaume 90 ? 53 Il n’était pas meilleure manière de dire à la fois la
multiplicité des sens scripturaires – et donc le statut particulier de
l’herméneutique biblique – et les limites qu’une prédication humaine,
simple instrument, pouvait éprouver à en exprimer toutes les
dimensions. Il est rare qu’un prédicateur, sans user de discours de la
méthode, fasse aussi bien comprendre et sentir sa situation par rapport à
la proclamation du mystère chrétien.
L’abbé de Clairvaux était d’ailleurs pleinement conscient de sa
singularité et n’hésite pas à la dramatiser. Ainsi, à la faveur d’une
notation autobiographique placée à la fin du sermon 10, Bernard
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reconnaît prêcher au moment où les moines en vertu de la règle

53. BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 17, 6-7, SBO, t. 4, p. 490-492.


HAEC VERA PHILOSOPHIA : PRÉDICATION DE BERNARD DE CLAIRVAUX 297
bénédictine devraient travailler 54. Pourtant, loin de s’en excuser, le
prédicateur trouve dans la vie de Benoît un précédent qui légitime cette
entorse 55. Bernard rappelle, en outre, qu’il agit sur ordre des abbés
cisterciens 56 : implicitement, cet acte d’obéissance rachète à ses yeux ce
que son manquement à l’observance littérale pourrait avoir de choquant.
Plus fondamentalement, Bernard prêche car il ne peut plus travailler en
raison d’infirmités 57 dont on sait qu’elles résultent des austérités
expérimentées lors des premières années de sa vie monastique. En ce
sens, la prédication de Bernard participe aussi d’une expérience
singulière de la philosophia Christi qu’est la vie monastique : incapable
de prêcher d’exemple par le travail manuel, l’abbé de Clairvaux fait de sa
prédication un substitut méritoire et apparaît, jusque dans cette série de
sermons, comme la « chimère de son siècle ».

54. « Sed quid agimus, fratres ? Vereor deprehendi. Nempe horam hanc magnus ille
et communis Abbas noster et vester non vacationi sermonum, sed operi manuum
noscitur assignasse. » (BERNARD DE CLAIRVAUX, sermo 10, 6, SBO, t. 4, p. 447, l. 5-7).
55. « Puto tamen ignoscet facile, praesertim non immemor religiosae fraudis illius
qua Romanus olim tribus annis ei in specu posito ministravit. » (ibid., p. 447, l. 7-9).
56. « Verumtamen quod aliquoties vobis loquimur prater consuetudinem ordinis
nostri, non nostra id agimus praesumptione, sed de voluntate venerabilium fratrum et
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coabbatum nostrorum qui id nobis etiam iniungunt. » (ibid., p. 447, l. 16-18). © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
57. « Nempe aliam mihi rationem et singularem necessitatem esse noverunt, nec
enim modo loquerer vobis, si possem laborare vobiscum. Illud forte efficacius verbum
foret, sed et conscientiae meae magis acceptum. Ceterum quando id mihi, peccatis meis
exigentibus, et onerosi huius, ut ipsi scitis, tam multiplici infirmitate corporis et ipsa
quoque temporis necessitate negatur, utinam dicens et non faciens, in regno Dei vel
minimus merear inveniri. » (ibid., p. 447, l. 19-25).
298 CÉDRIC GIRAUD

RÉSUMÉ. — Haec vera philosophia. Notes sur les sermons Qui habitat de Bernard de
Clairvaux. Par Cédric GIRAUD.

L’article étudie la série des dix-sept sermons sur le Psaume 90 Qui habitat prêchés par
Bernard de Clairvaux lors du temps liturgique de Carême (1139). On peut y trouver les
linéaments d’une théologie de la prédication qui fait de la charge abbatiale un ministère,
purement instrumental, à la disposition de Dieu et de la communauté monastique, et de
la prédication une simple épiphanie de la parole de Dieu. Bernard propose également une
vraie réflexion sur la vie monastique qu’il développe en recourant aux thèmes bibliques
du « poids » et du « fardeau ». Pour l’abbé de Clairvaux, la « vraie philosophie » fait
reconnaître dans le Carême le sacrement de la vie monastique.

MOTS-CLEFS : Bernard de Clairvaux – théologie de la prédication – philosophia


Christi – herméneutique biblique – Carême.

ABSTRACT. — Haec vera philosophia. Notes on Bernard of Clairvaux’ sermons Qui


habitat. By Cédric GIRAUD.

The present article examines the series of seventeen sermons on Psalm 90 Qui habitat
that Bernard of Clairvaux preached throughout the liturgical time of Lent (1139). We can
detect the outline of a theology of predication that envisions the responsibility of the
abbey as a purely instrumental ministry, at the service of God and of the monastic
© Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)

community, and considers preaching as a simple epiphany of the word of God. Bernard © Vrin | Téléchargé le 05/12/2021 sur www.cairn.info (IP: 77.135.157.180)
articulates a real reflection on monastic life, that he develops by drawing upon the
biblical themes of « weight » and « burden ». For the abbot of Clairvaux « true
philosophy »reveals Lent as the sacrament of monastic life.

KEYWORDS : Bernard of Clairvaux – theology of predication – philosophia Christi –


biblical hermeneutics – Lent.

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