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AUX ORIGINES DU MYTHE :


LE ROMAN GREC

« Les Grecs chantèrent des épopées et ne composèrent jamais un véritable roman. Au point
de vue moderne, leurs œuvres romanesques sont de simples fictions, des contes banals et
absurdes pour la plupart. Ces contes naissent sur le tard, lorsque le génie de la Grèce
commence à décliner ; ils sont le produit d’une société qui tombe dans le luxe et la débauche,
et qui amuse sa vieillesse par des récits légers et licencieux ». Ce jugement sans appel est
l’œuvre d’Émile Zola dans Deux définitions du roman, qui est le texte d’une conférence qu’il
donna à Aix en décembre 18661. L’influence de Taine est palpable dans ce petit texte, car
selon Zola, il en est des genres littéraires comme du milieu naturel et de l’évolution des
espèces : « Nous sommes faits pour le roman, comme les Grecs étaient faits pour l’épopée. »
Ce truisme d’une décadence de la littérature grecque antique, qui se généralisa au XIXe siècle,
est une idée qui n’était pourtant pas étrangère aux Anciens. Dans son Traité du sublime,
rédigé probablement au premier siècle de notre ère, le Pseudo-Longin affirmait ainsi
qu’Homère lui-même avait perdu en grandeur entre l’Iliade et l’Odyssée, car, le grand âge
aidant, il était devenu « amoureux des récits » (philomuthos). Autrement dit, l’Odyssée s’était
« romancée », et le Pseudo-Longin y voyait une dégénérescence de l’épopée, qui
correspondrait à la pleine maturité du poète, au pur récit, désigné comme « une forme
dégradée de la littérature2 ». Or, le moment où le Traité du sublime fut écrit coïncide
probablement avec l’émergence d’un nouveau genre littéraire, « le plus violemment nouveau
de tous les genres nouveaux3 », qui est le roman. Le premier roman grec que nous ayons
conservé dans son intégralité, Callirhoé de Chariton d’Aphrodisias, est sans doute
contemporain du Traité du sublime, et la réflexion du Pseudo-Longin sur le cas d’Homère
peut être aussi lue comme une constatation amère devant l’évolution littéraire de son temps, et
l’effacement de l’épopée devant la fiction en prose. Zola semble donc paraphraser, à quelques
siècles d’intervalle, ce critique littéraire de l’époque impériale, lorsqu’il ajoute que les romans
grecs « sont encore des épopées, mais des épopées de décadence, retombées sur la terre,
devenues vulgaires et étroites4 ». D’après Guy Robert, qui exhuma ce texte inédit de Zola en
1948, le romancier n’aurait pas été un lecteur très scrupuleux des romans grecs, se contentant
de reprendre pour l’essentiel les constats énoncés par Victor Chauvin dans un ouvrage de
vulgarisation, Les romanciers grecs et latins, publié en 1862.
Toutefois, deux œuvres trouvent grâce à ses yeux, pour des raisons tout à fait différentes :
tout d’abord le Satiricon de Pétrone, qui « appartient presque aux Temps Modernes », car
« on sent que le romancier connaît les gens dont il parle, et qu’il a vu les scènes qu’il
décrit5 ». Zola salue ici la veine supposément réaliste du roman de Pétrone, une appréciation
partagée par des Esseintes, qui réserve à cette « satire vécue6 » une place de choix de sa
vénéneuse bibliothèque dans À rebours. Ensuite, et peut-être de façon plus surprenante,
Daphnis et Chloé de Longus. Zola concède qu’il s’agit certes « moins d’un roman que d’une
pastorale », tout en le définissant comme « un épisode d’une grâce indicible » et « un récit
d’amour délicieusement conté », avant de le qualifier un peu plus loin d’« œuvre

1 « Deux définition du roman », Œuvres complètes, éd. H. Mitterand, Paris, Nouveau Monde Éditions, t. II, 2002, p. 505.
2 A. Billault, « Les jugements de goût dans le Traité du sublime », Revue des Études Grecques, 112, 1999, p. 228.
3 B. Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 471.
4 « Deux définitions du roman », ibid.
5 « Deux définitions du roman », p. 508.
6 Ibid.
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exceptionnelle7 ». Les deux protagonistes du roman, abandonnés dans la campagne de l’île de


Lesbos et nourris respectivement par une chèvre et une brebis, sont découverts et adoptés par
Lamon et Dryas, des paysans. Ils grandissent ensemble, menant paître leurs troupeaux au
milieu d’une nature harmonieuse et complice qui leur sert de modèle dans tous leurs
comportements. La dynamique du récit est suspendue à deux révélations, qui sont liées l’une à
l’autre : celle du désir amoureux que les jeunes gens éprouvent progressivement, mais qu’ils
sont incapables de nommer et de satisfaire, et celle de la véritable identité de Daphnis et
Chloé, dont les objets retrouvés à leur côté témoignent d’une origine sociale élevée.
À première vue, Daphnis et Chloé (qui porte également le nom de Pastorales) partage avec
les autres romans grecs nombre de caractéristiques qui sont très éloignées des canons du
roman moderne selon Zola. Pour ce dernier, toutes ces œuvres ne seraient ainsi que
« mensonges », « faits merveilleux », « intrigues embrouillées et incroyables », « monde
fabuleux », « aventures mensongères », « personnages extravagants », « histoires banales et
invraisemblables » et « pantins ridicules ». On est ici bien loin de la théorie sur l’hérédité et
sur les milieux appliquée par Zola à sa poétique romanesque. Or, une lecture attentive de La
Fortune des Rougon témoigne, au-delà de deux références tout à fait explicites à Daphnis et
Chloé8, d’une connaissance de cette œuvre dont il est difficilement envisageable qu’elle
puisse être de seconde main9. L’histoire d’amour entre Silvère et Miette, qui est parfois
considérée comme une étrange prothèse à l’économie narrative du roman10, porte ainsi la
trace d’une influence déterminante de la pastorale de Longus. Plus remarquable encore, Zola
ne se contente pas d’emprunter à son hypotexte antique une isotopie relative au genre
idyllique11, mais révèle aussi des enjeux anthropologiques complexes qui concernent, presque
en miroir, le couple formé par Daphnis et Chloé et celui de Silvère et Miette. Enfin, l’irruption
de ce monde en miniature de la pastorale permet également au romancier de répondre au vœu
formulé dans ses travaux préparatoires : celui de « trouver un coin d’idylle » dans un monde
où Éros, sous sa forme la plus naturelle et la plus innocente, ne trouve guère matière à
s’épanouir.

UNE ANTHROPOLOGIE DU DÉSIR


Daphnis et Chloé, que l’on date généralement entre le milieu du IIe et le milieu du IIIe siècle
après J.-C., constitue un cas à part dans l’univers des romans grecs traditionnels si décriés par
Zola. Les rebondissements et péripéties n’y sont guère nombreux, et l’influence de la
pastorale sur Longus est telle que certains commentateurs ont pu dénier à Daphnis et Chloé
son appartenance au canon traditionnel du genre. Mais il ne faut pas s’y tromper, Longus
connaît le roman grec et ses conventions aussi bien que la pastorale, et ne les a pas oubliés.
Pour la forme, mais pas seulement, il va introduire des pirates, « marionnettes nécessaires et

7 Ibid., p. 506-507.
8 Zola évoque « les amours primitives des anciens contes grecs » (254), puis le « charme exquis de conte grec » (306) de
l’idylle entre Miette et Silvère.
9 Jacques Amyot, évêque d’Auxerre, offrit en 1559 au roman sa première traduction en français. Toutefois, il, expurgea

prudemment le passage le plus explicite du roman, à savoir la « défloration » de Daphnis par Lycénion. Il fallut attendre 1810
pour avoir une traduction complète de l’œuvre, due à la plume de l’officier-artilleur napoléonien Paul-Louis Courier.
10 « Sa spécificité d'incipit impose à La Fortune un cahier des charges particulièrement lourd : fondation d'un empire,

fondation d'une famille, fondation de l'Histoire naturelle et sociale d’une famille ; roman qui obéit à une triple nécessité, dans
lequel l'idylle de Miette et Silvère paraît une surcharge inutile, tant pour le romancier déjà sur tous les fronts, que pour le
lecteur » (É. Reverzy, « À l’exemple des Bonaparte : La Fortune des Rougon, genèse des Origines » in G. Séginger (éd.),
Zola à l’œuvre, Strasbourg, PUS, 2003, p. 109-110).
11 Sur le genre de l’idylle et ses influences, cf. l’ouvrage de J.-J. Vincensini & C. Galderisi (éd.), Le récit idyllique : aux

sources du roman moderne, Paris, Classiques Garnier, 2009, et notamment mon article, « Comment lire Les Pastorales de
Longus ? Le cas d’un roman idyllique sophistiqué », p. 103-125.
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fatales de tout le roman grec12 », des rivaux amoureux et des serments de fidélité entre ses
personnages. Car son projet littéraire, très ambitieux, nécessite une aventure que ne permet
pas le caractère trop statique de la pastorale. Daphnis et Chloé partent à la découverte de
l’amour, dans un processus qui concerne non seulement les êtres humains, mais l’ensemble du
règne animal et végétal. La succession des saisons donne son tempo au récit, selon un
chronotope13 atypique pour un roman grec, et permet une progressive épiphanie du sentiment
amoureux.
La pastorale, genre inauguré par les Idylles de Théocrite, un poète sicilien du IIIe siècle
avant J.-C., met en scène des bergers chanteurs et orateurs – dont un Daphnis qui meurt à la
suite d’un amour malheureux – dans un décor bucolique fait de rivières, de prairies et de
troupeaux de moutons. Cette création littéraire, d’une délicatesse, d’une complexité et d’une
artificialité rares, était destinée à un public de fins lettrés et de citadins, comme l’illustrent les
Bucoliques de Virgile, le plus fameux des émules de Théocrite. C’était une invitation à un
voyage mental vers une Arcadie dont les lecteurs savaient bien qu’elle n’avait jamais existé
ailleurs que dans leur imaginaire, enchantement aussitôt évanoui et appelé également à
charmer le public d’Honoré d’Urfé (L’Astrée) en France et celui de Philip Sidney (Arcadia)
en Angleterre14. Malgré quelques éclipses depuis le Grand Siècle, le roman de Longus a
connu une destinée flatteuse, inspirant les artistes les plus divers, de Goethe à Mishima, en
passant par Ravel. Flatteuse certes, mais non parfois sans contresens fâcheux, de nombreux
lecteurs ne voyant dans Daphnis et Chloé qu’une innocente amourette, visant à montrer la
campagne comme un refuge nostalgique, un paysage idéal très éloigné des vices et turpitudes
urbains. Mais Longus n’est pas Bernardin de Saint-Pierre, et Daphnis et Chloé n’est pas un
Paul et Virginie à Lesbos. Il ne relève pas du roman édifiant, que Camus décrit comme « le
mouvement de retraite de la belle âme qui […] se crée à elle-même, dans sa déception, un
monde factice où la morale règne seule15 ». C’est un texte subtil, attirant, piégeux, « où se
développe un jeu ambigu, celui de la candeur et du désir plus que celui de la vertu16 ».
Ce jeu, Zola semble le pratiquer également, comme l’indique une note manuscrite
concernant cet épisode : « L’idylle entre Miette et Silvère sera de la part de Miette : un amour
charnel qui s’ignore, et de la part de Silvère un amour charnel également, mais mêlé à un
enthousiasme. Cet amour rentre dans ma théorie que la chair est au fond des tendresses les
plus innocentes17 ». L’ignorance (amathia) est précisément l’un des mots-clés du roman de
Longus. Daphnis et Chloé sont si innocents, qu’ils ignorent jusqu’au nom même de l’amour.
Ainsi, Chloé, après avoir vu Daphnis au bain, éprouve un trouble inexpliqué pour la première
fois (I, 13, 5)18 :
Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait : c’était une jeune fille élevée à la campagne, et elle n’avait
entendu personne évoquer jusqu’au nom même de l’amour.

12 « Deux définitions du roman », p. 506-507.


13 M. Bakhtine (Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 391), qui définit cette notion comme «la
matérialisation du temps dans l’espace » romanesque, concède à Longus une originalité dans le chronotope un peu rigide du
roman grec.
14 Les Poèmes antiques de Leconte de Lisle, parus en 1852, comportent un certain nombre de traductions des Idylles de

Théocrite, et A. Belgrand estime que « malgré des différences évidentes, on ne peut nier les liens que [Zola] entretient là avec
les préoccupations du poète » (« Le couple Silvère-Miette dans La Fortune des Rougon », Romantisme, XVIII, n°62, 1988, p.
58, n. 14).
15 L’Homme révolté, dans Essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 664.
16 J. Sirinelli, Les Enfants d’Alexandre. La littérature et la pensée grecques, 334 av. J.-C.–519 ap. J.-C., Paris, Fayard, 1993,

p. 383.
17 Ms. 10.303, f°6, La Fabrique des Rougon-Macquart, éd. C. Becker, Paris, H. Champion, t. I, 2003, p. 252.
18 Les traductions de Daphnis et Chloé sont tirées de R. Brethes & J.-P. Guez (éd.), Romans grecs et latins, Paris, Les Belles

Lettres, 2016.
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De la même façon, Daphnis, qui vient d’obtenir un baiser de Chloé après avoir remporté la
joute verbale qui l’opposait au vacher Dorcon, se lamente sur ses effets, inconnus jusqu’ici (I,
18, 1-2) :
« Que provoque donc en moi le baiser de Chloé ? Ses lèvres sont plus douces que des pétales de rose,
sa bouche est plus suave qu’un rayon de miel, mais son baiser pique davantage que le dard d’une
abeille. […] Quel vertige inaccoutumé, dont j’ignore jusqu’au nom ! »
Chloé, devant le corps nu de Daphnis au bain, Daphnis, après le baiser que lui a donné
Chloé, sont pareillement confrontés à cette aporie, ce trouble que provoque l’amour pour
« qui ne l’a pas connu », selon les mots même du narrateur dans le préambule du roman.
Longus se lance donc dans une « enquête » (historia en grec, terme que l’on trouve dès ce
même préambule), scrutant les réactions chimiques que l’amour produit chez ses personnages,
et tout particulièrement leur incapacité à faire ce qui apparaît pourtant comme la chose la plus
naturelle du monde. De la même façon, dans le chapitre V, où se concentrent les élans
érotiques rétrospectifs de Silvère et de Miette, alors âgés seulement de quinze et onze ans, le
romancier évoque à plusieurs reprises cette ignorance des choses de l’amour, et la crainte de
ses personnages à pousser plus avant leurs désirs, notamment après l’échange de leur premier
baiser (248) :
Jusqu’à cette heure trouble, les jeunes gens s’étaient aimés d’une tendresse fraternelle. Dans leur
ignorance, ils continuaient à prendre pour une amitié vive l’attrait qui les poussait à se serrer sans
cesse entre les bras, et à se garder dans leurs étreintes, plus longtemps que ne se gardent les frères et
les sœurs.
Tout comme chez Longus, c’est d’ailleurs la jeune fille qui ressent le premier trouble, là où
Silvère, « fou de la caresse qu’elle lui donnait, empli d’un bonheur parfait, sans force, sans
autres désirs, ne paraissait pas même croire à des voluptés plus grandes » (253). Miette, elle,
ne se contente plus des étreintes partagées (ibid) :
Au-delà du baiser, elle devinait autre chose qui l’épouvantait et l’attirait, dans le vertige de ses sens
éveillés […] « Je ne veux pas mourir sans que tu m’aimes, murmura-t-elle ; je veux que tu m’aimes
encore davantage… » Les mots lui manquaient, non qu’elle eût conscience de la honte, mais parce
qu’elle ignorait ce qu’elle désirait ».
Cette dernière expression est un écho de Longus, qui conclut les atermoiements de ses
protagonistes par une belle formule d’inspiration platonicienne19 : « Ils désiraient quelque
chose, mais ne savaient pas ce qu’ils désiraient » (I, 22, 4). Certes, à la différence de Daphnis
et Chloé, Silvère et Miette savent ce qu’est le sentiment amoureux, mais ils partagent une
même impéritie érotique, qui est notamment liée, mais pas seulement, à leur très jeune âge.
Après avoir hésité plusieurs fois sur l’âge de Miette, Zola a finalement décidé de faire d’elle
une jeune fille de treize ans, « une enfant, mais une enfant qui devenait femme » (42-43).
Chloé, dont l’âge n’est pas précisé par Longus, est considérée comme la plus jeune de toutes
les héroïnes du roman grec20.
L’éducation érotique de Daphnis et Chloé, comme celle de Silvère et Miette, prend dans un
premier temps un caractère ludique, favorisé par l’environnement naturel qui est le leur. Les
protagonistes de Longus se consacrent « à des divertissements de bergers, des enfantillages »
(I, 10, 1), qui prennent un air moins innocent à mesure que leur désir grandit. Ainsi, la nature
opère comme un médiateur, amplifiant et encourageant ce désir, comme le montre l’épisode
où une cigale, poursuivie par une hirondelle, se réfugie dans l’échancrure de Chloé endormie,
ce qui permet à Daphnis de « saisir ce prétexte pour glisser ses mains entre la poitrine de

19 Dans le Phèdre, qui est l’une des inspirations privilégiées de Longus, Socrate évoque l’âme de l’aimé avec ces mots
(255 d): « Le voilà donc amoureux, mais il serait bien en peine de dire de quoi. Il ne sait pas ce qu’il éprouve et ne peut le
dire. »
20 Sur l’âge des différents protagonistes des romans grecs, cf. S. Lalanne, Une éducation grecque. Rites de passage et

construction des genres dans le roman grec ancien, Paris, La Découverte, 2006.
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Chloé et en extraire l’excellente cigale, qui se faisait entendre même au creux de sa main » (I,
26, 3). Pour cette raison, les deux amoureux ne voient qu’un innocent manège derrière la
tentative du vacher Dorcon, très au fait des choses de l’amour, lui, d’endosser une peau de
loup pour surprendre et violenter Chloé (I, 21, 5) :
Sans expérience des actes audacieux auxquels entraîne l’amour, ils pensèrent que ce déguisement avec
la peau du loup n’était qu’un jeu de berger.
Silvère et Miette se servent pareillement de la nature dès leurs premières rencontres,
lorsqu’ils décident de se parler au-dessus du puits, l’eau réfléchissant leurs visages et
répercutant leurs paroles. C’est une nouvelle fois à l’initiative de Miette, qui trouve le prétexte
de puiser de l’eau pour échapper à la surveillance de Justin, que ce subterfuge permet la
réunion des deux amoureux (268-269) :
Elle eut un rire d’innocence qui s’applaudit de sa ruse, et elle termina en disant : « Mais je ne
m’imaginais pas que nous nous verrions dans l’eau. » C’était là en effet la joie qui les ravissait. Ils ne
parlaient guère que pour voir remuer leurs lèvres, tant ce jeu nouveau amusait l’enfance qui était
encore en eux ».
Mais tout comme chez Longus, la frustration grandit chez Silvère et Miette, qui « rêvaient
de plaisirs plus vifs, que le puits ne pouvait leur donner » (276). C’est en grimpant aux arbres,
un épisode que l’on trouve également chez Longus (III, 34), que les contacts corporels se font
plus direct (286) :

Tout en se querellant sur la manière dont on doit poser les pieds et les mains à la naissance des
branches, ils se serraient davantage, ils sentaient sous leurs étreintes des chaleurs inconnues les brûler
d’une étrange joie. Jamais le puits ne leur avait procuré de pareils plaisirs.
La nature, qui semble dans un premier temps favoriser ces élans 21, est en soi insuffisante à
satisfaire Silvère et Miette, même si « ces jeux apaisaient leurs sens » (294). Et tout comme
chez Longus, c’est un bain qui provoque chez Silvère des pulsions qu’il souhaite réfréner, lui
qui se reproche « secrètement d’avoir rêvé le mal » (297) devant la vision de Miette nageant,
qui « jouissait par tout son corps, par tous ses sens, du ciel, de la rivière, des ombres, des
clartés » (298), dans une forme d’harmonie extatique avec la nature. Désormais, la
satisfaction du désir prend le visage d’un « danger », susceptible de rompre « leurs amours
ignorantes » (300).
Chez Longus, comme chez Zola, tous ces effets pourraient sembler exagérément artificiels
au lecteur, s’ils ne servaient ce qui est une problématique commune aux deux romans : en
matière d’apprentissage de l’amour et du sexe, quels sont les rôles respectifs de la nature et de
la culture ? Ou bien, pour l’exprimer de façon plus anthropologique, quelles sont « les
nombreuses formes de connaissance, de culture, et de formation requises pour formuler la
signification réelle des sentiments spontanés, et les exprimer ensuite par une action
appropriée22 » ? Cette tension entre la culture et la nature n’est pas étrangère à
l’épanouissement laborieux de la relation entre Miette et Silvère. Zola souligne ainsi que les
sources livresques, où le jeune homme puise son semblant de savoir, et qui pourraient se
substituer avantageusement aux leçons de la nature, sont parfaitement inadaptées à tout projet
érotique (274-275) :
Il ne pouvait être question, dans ses lectures, d’une jeune fille, d’une créature belle et sonne, sans qu’il
la remplaçât immédiatement par son amoureuse. Et lui-même, il se mettait en scène. S’il lisait une
histoire romanesque, il épousait Miette au dénouement ou mourait avec elle. S’il lisait, au contraire,
quelque pamphlet politique, quelque grave dissertation sur l’économie sociale, livres qu’il préférait

21 « Le cadre entoure les personnages de multiples sollicitations, et les appelle à l'amour […]. La nature devient initiatrice ;
elle figure le savoir et la puissance de la fécondité ignorés de l'homme… » (A. Belgrand, « Le couple Silvère-Miette dans La
Fortune des Rougon », article cité, p. 57).
22 J. J. Winkler, Désirs et contraintes en Grèce ancienne, Paris, EPEL, 2005, p. 203.
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aux romans, […] il croyait apprendre la façon d’être bon et aimant pour elle, quand ils seraient mariés.
Il la mêlait ainsi à ses songeries les plus creuses.
Dans Daphnis et Chloé, l’imitation du règne animal et végétal a pareillement ses limites
quand il s’agit d’amour. Comment un lecteur, même le plus angélique, peut-il assister sans un
sourire entendu aux vaines tentatives de Daphnis qui, de dépit, pour satisfaire son désir et
celui de Chloé, cherche à s’enrouler autour d’elle, par derrière, comme « les béliers font aux
brebis, et les boucs aux chèvres » (III, 14, 5) ? Son échec le plonge dans un désarroi profond,
« à l’idée qu’il était plus ignorant encore qu’un bélier quand il fallait en venir à la pratique
amoureuse », un désarroi qui renvoie à la « défaillance » de Silvère à combler les attentes de
Miette (253). La saillie de Jean-René Vieillefond, l’éditeur du texte de Longus pour la
collection des Universités de France, qui estime à propos de ce passage que « dans l’ingénuité
du garçon, l’absurde le dispute au mauvais goût23 », est révélatrice du scandale que représente
une telle ignorance. Elle nous place en effet dans la position d’un « voyeur sophistiqué24 », le
seul à pouvoir profiter d’un plaisir textuel – coupable – aux deux visages : celui de la
bienveillance amusée envers cette impossible naïveté, et celui de l’ironie féroce que nous
procure l’expérience de la pratique érotique.

LA DÉFAITE D’ÉROS
La façon dont Zola a conçu les personnages de Miette et Silvère participe également de cet
effet d’étrangeté, qui en fait des exilés à l’intérieur de leur propre temps et espace
romanesques. Comme il a été souligné par ailleurs, le romancier a souhaité exacerber le
contraste entre Miette et Silvère et leur environnement. Anne Belgrand évoque ainsi, « face
aux manœuvres sordides des autres, une échappée vers la pureté, la sincérité, le
désintéressement soutenus par l'amour25 », une lecture qui rejoint celle d’Éléonore Reverzy,
pour qui l’idylle trouve dans La Fortune des Rougon « une nouvelle légitimité : opposer aux
jouisseurs et aux sanguinaires une figure du désintéressement et de l'innocence, donner la
parole à Éros dans un récit où nul n’est soumis à son pouvoir26 ». Miette et Silvère obéissent
donc à une logique qui peut apparaître comme dissonante dans la typologie des protagonistes
zoliens, mais qui rappelle, à bien des égards, celle des romans antiques. Leurs lecteurs
modernes, tout comme Zola, ont souvent reproché aux personnages des romans grecs leur
caractère lisse, leur mièvrerie, au point même de supposer que les romans devaient s’adresser
à un public juvénile et niais, censé se reconnaître en eux27. En réalité, les romans antiques
étaient lus par des adultes cultivés, auxquels les personnages semblaient sans doute beaucoup
moins improbables qu’à nous. Le manque « d’épaisseur » ou de « psychologie » qui leur est
reproché doit plutôt être replacé dans son contexte, car ce qu’il y a de « psychologique » dans
le roman ancien est en fait largement médiatisé par la rhétorique, ses savoirs et ses techniques.
En Grèce comme à Rome, ainsi, l’un des exercices préparatoires couramment proposés aux
adolescents à l’époque impériale était l’èthopoiïa ou « éthopée », littéralement la « fabrication
d’un èthos », qui correspond aux caractéristiques stables, permanentes d’un individu : l’élève

23 Voir les Pastorales, éd. et trad. J.-R. Vieillefond, Paris, les Belles Lettres, collections des Universités de France, 1987,
p. 141.
24 F. I. Zeitlin, « The Poetics of Desire : Nature, Art, and Imitation in Longus’ Daphnis and Chloe », in D. Halperin,

J. J. Winkler & F. I. Zeitlin (éd.), Before Sexuality : The Construction of Erotic Experience in the Ancient Greek World,
Princeton University Press, 1990, p. 438.
25 « Le couple Silvère-Miette dans La Fortune des Rougon », p. 52.
26 « À l’exemple des Bonaparte : La Fortune des Rougon, genèse des Origines », p. 116.
27 B. E. Perry, qui a contribué de manière déterminante à la redécouverte du roman grec, n’en voit pas moins en ses lecteurs

premiers des « poor-in-spirit » (The Ancient Romances : A Literary-Historical Account of their Origins, Berkeley & Los
Angeles, University of California Press, 1967 p. 89-90 ; 98-99).
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devait concevoir le discours d’un personnage, dans une situation donnée, de façon à rendre
perceptible son « caractère » ou sa « personnalité ».
Parmi les traits des personnages romanesques qui ont longtemps déconcerté les
commentateurs, on trouve la violence de leurs émotions. De manière générale, les romans
grecs donnent à voir des personnages qui pleurent à la moindre occasion, ce qui a valu
notamment à leurs héros masculins des procès pour pusillanimité et passivité, et Daphnis et
Chloé ne fait pas exception : les deux amoureux, indifféremment, ne cessent de passer du rire
aux larmes tout au long du roman. La présence de ces émotions, elle aussi, est imputable à
l’arrière-plan rhétorique, qui enseignait à émouvoir le lecteur, selon une technique de
« contagion » : Aristote (Rhétorique, III, 7, 1408a 23) observe qu’un auditoire éprouve
volontiers l’émotion projetée par l’orateur qui, s’il est habile, peut alors (sur)jouer la colère ou
l’indignation afin d’entraîner la conviction. Cette éthopée caractéristique du roman grec, qui
confère, d’après nos habitudes de lecteur, un caractère peu vraisemblable aux personnages,
semble avoir été adoptée par Zola pour sa propre idylle. Miette et Silvère ne cessent ainsi
d’osciller entre les rires et surtout les pleurs, l’émotion de l’un gagnant invariablement
l’autre : « Elle avait des larmes d’émotion plein les yeux » (53) ; « Elle ferma les yeux. De
grosses larmes chaudes coulaient sur ses joues. Silvère avait, lui aussi, des pleurs au bord des
cils » (67) ; « Alors Silvère, à bout de force, se mit à pleurer. Les sanglots d’un homme ont
des sécheresses navrantes » (251) ; « Ces discussions se terminaient dans les larmes, dans une
émotion commune » (302)… Silvère et Miette sont pensés en miroir l’un de l’autre, à l’image
des « deux demi-lunes » (267) que reflète l’eau dormante du puit où ils se contemplent.
Cette confusion des identités favorise un brouillage des différenciations sexuées, qui
produit une sorte de « symétrie sexuelle28 » entre les protagonistes des romans grecs. Dans La
Fortune des Rougon, Zola insiste sur ce brouillage à de multiples occasions. En se joignant
aux insurgés, Miette « devenait un garçon » (66) ; sur la meilleure façon de grimper aux
arbres, « Miette donnait son avis nettement, comme un garçon » (285) ; Silvère va même
jusqu’à être séduit par les manifestations de virilité de Miette lorsqu’elle nage dans la
rivière (300) :
Lui, qui adorait la force, les exercices corporels, se sentait le cœur attendri en la voyant si forte, si
puissante et si adroite de corps. Il entrait, dans son cœur, une estime singulière pour ses gros bras. […]
Son amoureux la traitait en garçon, et ce furent ces marches forcées, ces courses folles à travers les
prés, ces nids dénichés à la cime des arbres, ces luttes, tous ces jeux violents, qui les protégèrent si
longtemps et les empêchèrent de salir leur tendresse.
Silvère ne peut alors envisager sa relation avec Miette sous une forme charnelle, car elle
prendrait alors des airs d’inceste inavoué, tant cette indifférenciation sexuée se double d’un
rapport quasi-gémellaire. Au moment de rejoindre les insurgés, Miette s’inquiète de savoir si
Silvère reviendra et lui répond par un baiser sur la joue, « en frère » (45). Et même après leur
premier baiser, Silvère se défend d’avoir mal agi (250) :
« Je t’aime ! murmurait-il. Je suis ton frère. Pourquoi dis-tu que nous venons de faire le mal ? »
Mieux encore, Silvère regarde Miette franchir le mur qui les sépare « avec la complaisance
d’un frère aîné qui assiste aux exercices d’un de ses jeunes frères » (285), le jeu sur la
confusion des genres redoublant ici celui sur la relation fraternelle. Cette métamorphoses
symbolique du genre de Miette rejette ainsi une éventuelle sexualisation de leur relation dans
un futur opaque et incertain, voire interdit, au grand regret de la jeune fille (247) :
« Il ne faut pas toujours me traiter comme une sœur ; je veux être ta femme ».

28Sur cette question, cf. D. Konstan, Sexual Symmetry : Love in the Ancient Novel and Related Genres, Princeton University
Press, 1994.
8

Dans Daphnis et Chloé, pour préserver son fils d’un mariage trop précipité qui nuirait à ses
intérêts économiques, Lamon, le père adoptif de Daphnis, répond à Dryas, celui de Chloé,
venu demander son accord en vue de l’union des jeunes gens (III, 31, 4) :
Repoussons donc le mariage à l’automne. Ceux qui nous arrivent de la ville disent que le maître
viendra à ce moment-là. Alors ils deviendront mari et femme. Mais pour l’instant, qu’ils se chérissent
comme un frère et une sœur.
Mais là où le roman de Longus peut être lu comme la consécration du pouvoir
cosmique d’Éros, avec happy ending de rigueur, dans Les Rougon-Macquart, « toute
approche heureuse de la sexualité est interdite à la femme, et la voue à une mort que le texte
présente plus ou moins explicitement comme une punition29. » La raison est à chercher du
côté de l’environnement même de Miette et Silvère. Autour d’eux, on ne trouve qu’une
version dégénérée d’Éros, à l’image de l’histoire entre Adélaïde et Macquart, dont les ressorts
demeurent énigmatiques (84) :
On inventa mille fables, sans pouvoir expliquer raisonnablement une liaison qui s’était nouée et se
prolongeait en dehors de tous les faits ordinaires.
Nous avons évoqué plus haut la nécessité pour la pratique amoureuse de quelque chose de
plus que ce qu’offre la nature : une tekhnè ou une ars, ce savoir culturel et méthodique
indispensable, selon Ovide dans l’Ars amatoria, pour satisfaire le désir de l’aimé(e). Longus
fait donc intervenir une figure clé dans son roman, familière au monde de la poésie élégiaque
(mais l’élégie n’est-elle pas une « pastorale en costume de ville », pour reprendre les mots de
Paul Veyne30?) : celle du praceptor amoris. Le rôle de Lycénion, une jeune femme venue de
la ville, s’avère alors primordial. Elle est celle qui va initier Daphnis aux mystères d’Amour,
voyant là « l’occasion de faire coup double : elle allait venir à leur secours tout en
assouvissant ses propres appétits » (III, 15, 4). Et si Daphnis, après cet apprentissage, se garde
de mettre immédiatement en application la leçon de Lycénion par peur de blesser Chloé, les
dernières lignes du roman, qui mettent en scène la nuit de noces des jeunes mariés, confirment
l’apport déterminant de la « petite Louve » – qui est la traduction littérale de Lycénion – dans
l’accomplissement final de la relation entre Daphnis et Chloé (IV, 40, 3) :
Alors, Daphnis mit en pratique une partie des leçons de Lycénion, et Chloé, pour la première fois, sut
que ce qu’ils avaient expérimenté dans les bois n’était que des jeux de bergers.
En revanche Adélaïde, en découvrant que Silvère et Miette empruntent le même passage
que celui qu’elle utilisait pour rejoindre Macquart, opère comme une anti-praceptor, car
Silvère et Miette rejouent, plusieurs années après, son amour malheureux (280-281) :
C’était l’éternel recommencement, avec ses joies présentes et ses larmes futures […] Elle seule était
coupable ; si elle n’avait pas jadis troué la muraille, Silvère ne serait point dans ce coin perdu, aux
pieds d’une fille, à se griser d’un bonheur qui irrite la mort et la rend jalouse.
Les seuls mots qu’Adélaïde laisse échapper (« Prends garde, mon garçon, on en meurt »)
ont valeur de parole oraculaire à l’échelle de ce roman, mais également à celle de tout le cycle
romanesque zolien. Miette est une Chloé qui meurt de ne pas avoir dépassé les simples jeux
innocents et bucoliques, et de ne pas avoir connu sa nuit de noces (319) :
Miette lui disait qu’elle partait seule, avant les noces, qu’elle s’en allait s’en être sa femme ; elle lui
disait encore que c’était lui qui avait voulu cela, qu’il aurait dû l’aimer comme tous les garçons aiment
les filles. À son agonie, dans cette lutte rude que sa nature sanguine livrait à la mort, elle pleurait sa
virginité.

29 A. Belgrand, « Le couple Silvère-Miette dans La Fortune des Rougon », article cité, p. 56.
30 L’Élégie érotique romaine, Paris, Seuil, 1983, p. 171.
9

« Trace d’une littérature perdue31 », l’idylle de Silvère et Miette constitue un palimpseste


de Daphnis et Chloé égaré dans un projet littéraire qui pourrait sembler parfaitement
hétérogène à celui de Longus. Alors que la pastorale est un genre anhistorique, les amoureux
de Zola sont finalement rattrapés par l’histoire, ce qui cause la mort de leurs aspirations
érotiques et politiques. Mais Zola, tout comme Longus, ne condamne pas la naïveté de ses
deux amoureux, bien au contraire. Cette concession « au rêve, à l’irrationnel, à un certain
idéalisme romantique32 », permet aussi à Zola de s’offrir une escapade générique, en
confrontant des univers diamétralement opposés. Et de cette rencontre entre la pastorale et le
naturalisme surgit une question que Longus posait également, avec ses propres procédés :
pourquoi ne pouvons-nous donc pas « lire l’innocence innocemment33 »? La supériorité que le
lecteur de Daphnis et Chloé et celui de La Fortune des Rougon ressentent, à plusieurs siècles
d’intervalle, à l’égard des deux couples se retourne alors contre lui. Sa conversion aux valeurs
du monde moderne, son incapacité à revenir aux principes mêmes du désir amoureux, le
condamnent à assister comme un étranger au triomphe (Daphnis et Chloé) ou à l’échec (La
Fortune des Rougon) d’Éros sous sa forme la plus pure.

Romain BRETHES
Lycée Janson-de-Sailly/AnHiMa UMR 8210

31 É. Reverzy, « À l’exemple des Bonaparte : La Fortune des Rougon, genèse des Origines », article cité, p. 119.
32 A. Belgrand, « Le couple Silvère-Miette dans La Fortune des Rougon », article cité, p. 53.
33 S. Goldhill, Foucault’s Virginity : Ancient Erotic Fiction and the History of Sexuality, Cambridge University Press, 1995,

p. 14.

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