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A LA RE Isabelle LAUNAY

Université de Paris 8

CHERCHE
Janvier 1997

D’UNE
DANSE
MODERNE A Loz

RUDOLF LABAN
MARY WIGMAN
A LA Isabelle LAUNAY
Université de Paris 8
RECHERCHE Janvier 1997

D’UNE DANSE
MODERNE A Loz

RUDOLF LABAN
MARY WIGMAN
"Le Nouveau vient selon des voies particulièrement complexes.
Il est considéré ici en lui-même, même dans ce qui lui fait obstacle,
mais surtout dans la brèche involontaire
et dans quelques-uns de ses signes chatoyants".
Ernst Bloch
"Qu’on ne se moque pas ici en bloc de «l’irraison»,
mais qu’on l’occupe".
Ernst Bloch

Ce travail est le fruit direct des aventures intellectuelles que sont les pensées du mouvement (en mouvement) de Michel
Bernard, Hubert Godard et Laurence Louppe, enseignants à l’Université de Paris VIII-Saint-Denis. Sans ce trio aussi généreux que
passionné, cette recherche n’aurait tout simplement pas vu le jour.

Laure Guilbert, Léo et Michel Launay, Patrick De Vos et Emmanuel Lozerand ont eu part à ce texte, ce dont pour chacun, très
particulièrement, je sais gré.

Et que soient aussi remerciés pour leurs critiques ou leurs encouragements, Dominique Dupuy, Béatrice Picon-Vallin, Daniel
Dobbels, Le Quatuor Knust, Karin Waehner et pour leur ultime relecture Jean-Marc Adolphe et Isabelle Ginot.

1
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

SOMMAIRE

chapitre I : DANSE, HISTOIRE, MODERNITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .3

I. Approches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .3

II. De l’histoire de "la" danse moderne ......................... 15


III. La mémoire des traces textuelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

IV. A la recherche de modernité de la danse "moderne" ....... 30

: LABAN, OU LA DANSE MODERNE


chapitre II
COMME "PENSÉE MOTRICE" . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
I. "DANSE MODERNE" ET PRESENT : CRITIQUE
DE LA CIVILISATION "MODERNE" . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

II. La danse "moderne" comme expérience de danse .......... 69


III. La danse moderne comme art majeur allemand . . . . . . . . . . . 104

Conclusion : la cathédrale en mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124

: WIGMAN, OU LA DANSE MODERNE


chapitre III
ENTRE ROYAUME D’HADES ET FEUX DE LA RAMPE . . . . 126

I. La danse "moderne" comme danse du présent . . . . . . . . . . . . . . 126

II. La danse moderne comme "danse d’expression" ? . . . . . . . . . 143

III. Le spectacle d’une danse moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

IV. La danse moderne comme objet de croyance . . . . . . . . . . . . . . 198

PAUSE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

1 DANSE, HISTOIRE,
MODERNITÉ
I. APPROCHES
Histoire d’un trou de mémoire
On croupit sous une histoire de la danse faite de potins et de bibelots, articles de boudoirs,
porcelaines de Saxe et autres pendants de cheminée, [ ... ]. (Demain, sommes-nous voués à
crouler sous les étagères de gadgets électroniques qui rempliront dansothèques, choréothè-
ques et autres arsenals de l’archivage technologique !).

On vit dans un cocon de danse qui nous vient tout droit du XIXe siècle, avec un corps-machine
à échauffer, (ah ! l’échauffement !) traininger, placer (ah! le placement préalable de cet
objet que l’on espère déplacer !), martyriser un corps voué à la transpiration, aux bobos, au
malheur, mais qu’on s’ingénie à dorloter, régimer, panser, soigner, réparer...1

Quand un danseur s’insurge ainsi contre l’interdiction de mémoire qui touche l’histoire de la danse en
France, il souligne autant la responsabilité des danseurs eux-mêmes que l’indigence des historiens. Il s’in-
terroge sur une manière d’écrire l’histoire de la danse, histoire biographique et hagiographique, qui ne se-
rait finalement capable que de creuser un vaste et poussiérieux trou de mémoire. Rien ne sert à l’historien
de retravailler sur des archives, des partitions notées, ou des films et des vidéos, s’il ne questionne d’abord
le type de regard qu’il est en droit de poser sur l’histoire de la danse et sur la finalité de sa démarche.
Comment donc faire l’histoire de la danse, et en particulier celle de la danse dite "moderne", qui apparut
au tournant du siècle aux Etats-Unis et en Europe2 ?

Cette mémoire momifiée de l’art chorégraphique est d’abord étroitement liée à la conception d’un
corps-outil qui laisse croire à l’existence "du" corps comme entité anatomique unique et permanente,
fonctionnant selon les seules lois biomécaniques. Il s’agit donc de penser le corps du danseur autrement
qu’en termes de moyen ou d’objet, que l’on fabriquerait (en le chauffant, l’étirant, le plaçant, le sculptant)
pour exprimer quelque chose, un sentiment ou une émotion. Contre l’opinion autorisée qui définit la danse
comme un art éphémère et, par un raccourci commode, comme un art sans mémoire, Dominique Dupuy ne
suggère-t-il donc pas la possibilité de saisir ce qui, dans le mouvement même du corps dansant, indique un
travail de la mémoire : à quelles conditions la danse contient-elle, et féconde-t-elle, de la mémoire ?
Cette interrogation fut, semble-t-il, au cœur des préoccupations des danseurs-chorégraphes, Rudolf
Laban et Mary Wigman, généralement présentés comme les "inventeurs" européens, dans les années dix à
trente, d’une danse "moderne". L’étude des questions qu’ils se posèrent au sujet de la modernité de leurs

1
Dominique Dupuy, danseur, chorégraphe, pédagogue français, ancien membre des "Ballets 38" de Jean Weidt (danseur alle-
mand, exilé en France dans les années trente), fut responsable de la danse à l’Institut Pédagogique Musical et Chorégraphique
de La Villette (I.P.M.C.) à Paris. Préface à L’Aventure de la danse moderne en France, 1920-1970 de Jacqueline Robinson (Paris,
Bougé, 1990, p. 14).
2
Essentiellement en Suisse et en Allemagne.

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travaux qui ne prétendaient pas dans un premier temps être de "l’Art", ni des "spectacles" qui puissent cor-
respondre aux critères de ce qu’on appelle communément "œuvre d’art", révèle la hauteur de leurs exigen-
ces et les promesses de leurs travaux. Loin d’appartenir à un passé enterré, leurs, pensées chorégraphiques
ont su inventer, de manière singulière, des "corporéités"3 dansantes, toujours actives aujourd’hui, capables
d’inquiéter et de troubler le monde visible comme le régime habituel des corps.

C’est en interrogeant le désir, l’emploi et le sens de l’expression "danse moderne" (et de tous ses syno-
nymes) dans quelques uns de leurs textes, que nous avons donc abordé la mémoire de la danse et cherché à
répondre au défi proposé par Dominique Dupuy : ouvrir un espace critique en danse "où le questionnement
sur l’aujourd’hui soit nourri de celui d’hier4". Que signifiait pour Laban et pour Wigman danser une danse
"moderne" ? Qu’appelaient-ils une corporéité "moderne" ? Comment utilisèrent-ils ce terme pour définir
clairement ou plus confusément, et de manière parfois contradictoire, ce qu’ils percevaient de leur propre
originalité et qu’ils ne pouvaient définir autrement ? Pourquoi le refusèrent-ils, le revendiquèrent ou le
désirèrent-ils ? Et en quoi tout cela nous concerne-t-il aujourd’hui ? Se garder de mettre leur danse mo-
derne au passé, c’est espérer ne pas éteindre, selon la formule de Walter Benjamin, "la mèche de l’explosif5"
enfouie au cœur de l’Autrefois, ni les rumeurs de ce qu’ils proposaient dans le silence de leurs danses.

Etudier les textes de Laban et de Wigman, c’est travailler sur des artistes reconnus comme des fonda-
teurs, aussi bien par la communauté des danseurs que par les historiens de la danse. Leurs œuvres seraient
à l’origine d’un courant esthétique appelé "danse moderne", même si cette offre de reconnaissance recèle
parfois un désir d’enterrement. "Fondateurs", effectifs ou fantasmés, ils lèguent un héritage esthétique,
technique, pédagogique et théorique, dont la danse contemporaine est inévitablement tributaire à par-
tir du moment où elle les reconnaît plus ou moins consciemment comme tels. Ce souci n’était d’ailleurs
étranger ni à Laban, ni à Wigman. Au moment où ils inventaient une "nouvelle danse", l’un et l’autre se
proposaient en effet aussi de la replacer dans l’histoire de leur art.

En outre, la qualité et la quantité de leur œuvre écrit présagent plus qu’un simple champ d’étude mal
exploré. Laban a écrit durant toute sa vie pas moins de quatorze ouvrages et plus de quatre-vingts articles
ou textes de conférences. On retrouve la même abondance chez Mary Wigman. Loin d’être secondaire, le
souci de nommer et d’écrire fut une part importante de leur création elle-même, de sa diffusion comme de
sa transmission. Laban et Wigman participent ainsi, dans leur domaine, au développement des écrits théo-
riques, trait constitutif, souvent remarqué, des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle6.

Ajoutons encore que Laban et Wigman se sont connus et qu’ils ont travaillé ensemble à plusieurs épo-
ques de leur vie7. Parce que Laban est souvent présenté comme le maître de Wigman, ils sont généralement
amalgamés au sein d’une filiation légitime et tenue pour évidente, celle du développement d’un seul et
unique phénomène : "la Danse Moderne". Tenter de faire dialoguer leurs textes, c’est percevoir au contraire

3
A la suite des réflexions de Michel Bernard (Le Corps, Paris, Editions Universitaires, 1972), nous emploierons le mot "corporéité"
de préférence à "corps", L’exemple de la danse, parmi d’autres, montre en effet que le "corps" est à penser comme une matière
modulable, un réseau sensoriel, pulsionnel et imaginaire, inséparable d’une histoire individuelle et collective.
4
Préface à L’Aventure de la danse moderne en France, op. cit., p. 15.
5
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle - Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989, trad. fr. de Jean Lacoste, p. 409.
6
Voir à ce sujet Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil. 1990, Ch. 3, "Théorie et Terreur", pp.
79-110.
7
Ils travaillèrent ensemble lors de leur formation en Suisse dans la communauté utopique du Monte-Verità de 1913-1919, puis
en 1929, lors du Deuxième Congrès National des danseurs à Essen, sous la direction de Kurt Jooss, ils signent au nom de leurs
syndicats concurrents un projet d’école commun qui ne verra jamais le jour. Ils se retrouvent encore lors du congrès suivant en
1930 à Munich. Ils participent dans le cadre des Jeux Olympiques de Berlin en 1936 à la mise en œuvre des festivités chorégra-
phiques et se retrouvent aussi après la guerre, en 1947, à Interlaken, pour enseigner.

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leurs écarts, les termes contradictoires de leurs débats, leurs efforts pour résoudre des difficultés similaires,
et fendre l’image trop souvent unitaire, caricaturale, et singulièrement dépourvue de mouvements de cette
"Danse Moderne". La danse moderne n’est pas "une", son "salut", dirait Brecht, "est dans les contradic-
tions".

Travailler sur Laban et sur Wigman, c’est enfin, par le biais de quelques-uns de leurs textes, aborder par
la marge leur porosité ou leurs rapports avec l’idéologie et le régime nazis, fussent-ils momentanés et enco-
re tabous8. Laban et Wigman ont en effet traversé l’Allemagne nazie et sa "révolution" nationale-socialiste
en occupant les fonctions de responsables, ou de chefs de file reconnus, de la "nouvelle danse allemande"
et ils participèrent de façon active et ambiguë à la vie du régime. Nazis et "danseurs d’expression" crurent
sans doute s’utiliser ou se récupérer réciproquement, de 1933 jusqu’en 1937-1938. Forts de leurs succès à la
fin de la République de Weimar, ces artistes n’en avaient pourtant pas encore obtenu les récompenses insti-
tutionnelles. Soucieux d’une reconnaissance sociale, et dans un contexte de profonde crise économique qui
les privait de subventions, ils espéraient conquérir une place plus juste au sein du nouveau régime.

L’"Ausdruckstanz" ("danse d’expression") connut en effet une crise à la fin des années vingt dont les
congrès nationaux des danseurs allemands se firent l’écho. Après un développement florissant et multi-
forme sous Weimar, les danseurs devaient désormais organiser et contrôler ce succès, en d’autres termes,
passer de la marge aux sphères du pouvoir. Le "marché" des cours de "Tanzgymnastik" pour amateurs étant
saturé, une majorité de danseurs se trouvaient au chômage, et la crise économique rendait extrêmement
difficile l’octroi de subventions pour la danse. Lors des différents congrès, les danseurs et chorégraphes re-
groupés en deux syndicats (parfois eux-mêmes intérieurement divisés) ont ainsi débattu sur des questions
essentielles à la survie de leur art : fallait-il privilégier le développement considérable de la danse amateur
ou renforcer la professionnalisation des danseurs ? Pouvait-on concilier ces deux objectifs et comment ?
Dans la perspective d’une professionnalisation plus grande, fallait-il approfondir la pratique de l’impro-
visation ou envisager un entraînement plus "classique" pour les danseurs ? La danse moderne devait-elle
mettre fin à sa période d’expérimentations tous azimuts pour chercher désormais à s’intégrer dans les
structures traditionnelles des théâtres ?

En 1930, si certains exigeaient la création d’écoles pour promouvoir une synthèse des apports de la
danse moderne et de la danse classique, l’intégration au sein des cadres existants et la relance des opéras
municipaux, d’autres se prononçaient pour un renouveau de la danse amateur et souhaitaient introduire la
danse moderne dans les cursus scolaires, d’autres encore refusaient tout compromis avec la danse classique
et les structures théâtrales existantes. Face à ces demandes contradictoires, le Ministère de la Propagande
de Goebbels répond, dès 1934, par une politique de soutien à la danse qui n’a d’égal que son contrôle très
strict. En 1936, il crée un vaste institut de formation9 à Berlin. Au sein de cet institut réservé aux profes-

8
Parmi les ouvrages consacrés à ces deux danseurs, bien peu d’historiens ont envisagé cette question à sa juste mesure. En
France, Laure Guilbert achève actuellement une thèse de doctorat d’histoire sur ce sujet. La politique culturelle de la danse sous
le IIIe Reich et la complexité des liens qui unirent l’ensemble des danseurs modernes allemands de cette époque aux réseaux de
socialibilité comme au tissu institutionnel du pouvoir sont au centre de son étude. Nous la remercions pour toutes les informa-
tions qu’elle a pu nous fournir.
En Allemagne et aux Etats-Unis, ce n’est que depuis la fin des années quatre-vingt que divers éclairages sont apportés à cette
question: voir en particulier le travail biographique d’Hedwig Müller et ses divers articles, "Wigman and National Socialism",
Ballet Review, Printemps 1987, "Mary Wigman and the Third Reich", Ballett International, n° 11, novembre 1986, ainsi que
"Jeder Mensch ist ein Tiinzer", Ausdruckstanz in Deutschland zwischen 1900 und 1945, Anabas Verlag, Giessen, 1993 ; la critique
idéologique de Susan A. Manning, Ecstasy and the Demon, Feminism and Nationalism in the Dances of Mary Wigman, University
of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 1993, "From Modernism to Fascism : The Evolution of Wigman’s Choreogra-
phy", Ballet Review, Printemps 1987 et les articles de Valerie Preston-Dunlop, "Laban and the nazis", Dance Theatre Journal, n°2,
volume 6, ou encore "In the Shadow of the Swastika", Dance Perspectives, n° 57, 1974.
9
Le "Deutsche Meister-Stütten für Tanz".

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sionnels en mesure de prouver leurs origines aryennes, le Ministère établit une égalité de statut entre la
"danse allemande" (nouvelle appellation de la "danse moderne"), la danse classique et la danse folklorique
et propose en outre des cours de formation idéologique. Le Ministère encourage de plus la création de
spectacles à grande échelle ("Thingspiel") et crée de nombreux emplois de professeurs de "Rhythmische
Gymnastik" (gymnastique rythmique) au sein des organisations de jeunesse, des écoles, des associations,
puis contrôle le contenu des enseignements dispensés dans l’ensemble des écoles de danse.

Mais si les inquiétudes des danseurs trouvent là une solution, ils sont désormais forcés, dès lors qu’ils
désirent travailler en Allemagne, de partir ou de se soumettre de bon ou de mauvais gré aux exigences
imposées par le régime. Ainsi, suivant leur degré d’opportunisme, leur volonté de danser quel qu’en puisse
être le prix, leur degré d’illusion ou d’inconscience politique, ou encore leurs sympathies idéologiques10,
une majorité de danseurs modernes, contrairement à la plupart des artistes et des intellectuels allemands,
ont accepté en façade ou plus en profondeur les directives de la politique culturelle nationale-socialiste.
A partir de 1933 se noue ainsi un complexe réseau de compromis entre les représentants des organisations
culturelles au pouvoir et les danseurs. Une véritable stratégie d’intégration de la danse moderne, désormais
appelée "danse allemande", se met en place, grâce à l’organisation de festivals subventionnés, de com-
mandes de l’Etat, de la formation des danseurs professionnels et amateurs. Les artistes. y virent l’opportu-
nité tant attendue d’une reconnaissance au plus haut niveau doublée de moyens financiers conséquents.
Si quelques-uns s’exilèrent11 pour différentes raisons dès 1933, la majorité des danseurs-chorégraphes12,
continua de travailler en Allemagne. A partir de 1937, dans un contexte de radicalisation du régime dont
témoigne l’exposition de l’art "dégénéré", certaines personnalités du monde chorégraphique voient leurs
marges de manœuvre restreinte et sont censurées.

Evaluer la sincérité et les raisons de leur acceptation, les décalages entre la théorie, les pratiques réelles
au sein des écoles, des compagnies et les œuvres elles-mêmes n’est pas l’objet central de cette étude. Mais
c’est là un horizon que l’on ne saurait oublier. Cette question ne sera abordée que sous l’angle esthétique,
là où dans les contradictions et les points limites de la pensée et de la pratique de Laban et Wigman peut
se deviner une brèche ou une porosité qui, au delà des seules années trente, rendent possible la confusion
avec une avant-garde officielle de corps "armés" et non plus désarmants. Comment, pour énoncer une prati-
que artistique encore indéfinie et dont les enjeux les dépassaient, ces artistes se sont-ils ainsi aidés de my-
thes et de concepts laissés en déshérence par le discours de la raison mais habilement utilisés par les nazis ?
Où réside cette propension du discours à se laisser ainsi infiltrer? Autrement dit, comment Laban et Wigman
ont-ils laissé la place non pas à une "danse nazie" (n’y aurait-il pas là une contradiction dans les termes ?),
mais à une conception durcie et plus dogmatique de leur pratique capable de répondre à une demande of-
ficielle ? Notre désir fut de considérer l’ensemble des problèmes posés par les seules danses de Laban et de
Wigman, de les suivre, non de les juger. D’en saisir les avancées, les piétinements, les bifurcations, de les
accepter et de les recevoir toutes entières, à défaut de quoi, on risque de n’y comprendre rien.

10
Rappelons brièvememt que le néo-romantisme et le pessimisme ambiant, le refus de l’industrialisation forcenée et du mer-
cantilisme, le privilège de l’émotion contre les limites de la raison jusqu’au culte de l’irrationnel, le culte et la valorisation du
corps, le rêve d’une communauté nationale organiquement unie furent des éléments que partagèrent autant les idéologues du
Reich que de nombreux danseurs allemands.
11
En particulier Jenny Gertz, Valeska Gert, Martin Gleisner, Kurt Jooss, Gertrud Kraus, Sigurd Leeder, Ruth Loeser, Ruth Sorel-
Abramowitch, Margaret Wallman, Hans Weidt et l’ensemble des danseurs juifs. Olga Brandt-Knack fut quant à elle étroitement
surveillée par la Gestapo en Allemagne nous rappelle Laure Guilbert.
12
Notamment Laban, Wigman et Rosalia Chladeck, Dorothee Günter, Yvonne Georgi, Günter Hess, Jens Keith, Jutta Klamt, Valeria
Kratina, Albrecht Knust, Rudolf Kôlling, Harald Kreutzberg, Manda von Kreibig, Else Lang, Maja Lex, Lizzie Maudrik, Frances
Metz, Gret Palucca, Vera Skoronel, Berthe Trumpy, Gertrud Wienecke, Heide Woog, etc., (liste établie par Susan Manning. op.
cit. p.307-308)

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Il ne nous appartient pas d’analyser les valeurs idéologiques de leurs discours pour juger dans quelle
mesure ils subirent ou nourrirent les discours qui les désignèrent comme des "modernes" (c’est-à-dire "alle-
mands") au moment même où ils jouissaient de leurs plus grands succès. Plus que de souligner la rencontre,
les croisements ou les tensions internes de leurs pensées avec les mythologies du corps à l’œuvre sous le
nazisme, et la façon dont ils furent perçus par le public allemand des années trente, c’est leur processus de
création et de transmission qui nous a arrêté. En quoi et dans quelle mesure ces processus, par les ques-
tions et les limites qu’ils soulèvent sont-ils encore présents aujourd’hui ? Pourquoi et dans quelle mesure
leurs travaux - et ce, parfois malgré eux - peuvent-ils en dernière instance paraître inacceptables et irré-
cupérables pour un pouvoir quel qu’il soit dont l’ambition serait de forger des corps aussi dociles qu’armés,
aussi sains, forts que transparents et uniformes ? En quoi leurs pensées portaient-elles les marques de cette
tension et contenaient-elles, sans qu’ils l’aient revendiquée, une force de résistance, un potentiel subversif
aussi silencieux et discret qu’explosif ?

Tenter de comprendre comment cette contiguïté put être possible, c’est se situer sur cette crête pé-
rilleuse où l’apparition du nouveau, porté par la puissance d’une corporéité utopique, pouvait donner lieu
à la fois à une pratique chorégraphique dont les intuitions nous éblouissent encore, et à une normalisation
des corps qui participait à la mise en place du projet national-socialiste. C’est se situer encore au cœur
même du chaos, ou comme dirait Milan Kundera, dans "le brouillard",

L’homme est celui qui avance dans le brouillard. Mais quand il regarde en arrière pour juger
les gens du passé il ne voit aucun brouillard sur leur chemin. De son présent, qui fut leur
avenir lointain, leur chemin lui paraît entièrement clair, visible dans toute son étendue. Re-
gardant en arrière, l’homme voit le chemin, ils voient les gens qui s’avancent, il voit leurs er-
reurs, mais le brouillard n’est plus là. Et pourtant, tous, Heidegger, Maïakovski, Aragon, Ezra
Pound, Gorki, Gottfried Benn, Saint-John Perse, Giono, tous ils marchaient dans le brouillard,
et on peut se demander: qui est le plus aveugle ? Maïakovski qui en écrivant son poème sur
Lénine ne savait pas où le mènerait le léninisme ? Ou nous qui le jugeons avec le recul des
décennies et ne voyons pas le brouillard qui l’enveloppait13?

Rudolf Laban, une vie nomade


Un rapide détour biographique14 permet de mettre aisément en lumière certains aspects singuliers
des carrières de Laban et de Wigman. L’itinéraire de Rudolf Laban (Bratislava, 1879 - Londres, 1958) est
aujourd’hui relativement bien connu, quoiqu’il n’existe encore à ce jour aucune biographie exhaustive du
personnage15. Il est vrai qu’il fut un homme aux multiples facettes, travaillant dans des domaines aussi
différents que la peinture, le dessin et la caricature, l’architecture, le théâtre et l’opéra, la mise en scène de
festivités pour danseurs-amateurs, l’analyse du mouvement et la notation chorégraphique, la thérapie par
la danse, le travail industriel, l’administration et la direction culturelle (à un niveau politique et syndical),

13
Les Testaments trahis, Gallimard, Folio, Paris, 1993, p.287.
14
Ces courtes notices biographiques ne s’attachent qu’aux événements les plus saillants des carrières artistiques de Laban et de
Wigman, quitte à paraître, au lecteur avisé, par trop finalisées.
15
Outre les articles de Valerie Preston-Dunlop, on lira avec profit son ouvrage avec John Hogson, Rudolf Laban, an Introduc-
tion to his Work and Influence, Royaume-Uni, Northcote House Publishers Ltd, 1990 (trad. fr. de Pierre Lorrain, sous le titre
Introduction à l‘œuvre de Rudolf Laban, Arles, Actes-Sud, 1991). Cet ouvrage contient en particulier un indispensable dossier
de référence, une chronologie détaillée, la liste de toutes les œuvres de danse ainsi qu’une bibliographie complète de ses écrits.
Nous nous référerons aussi à l’autobiographie de Laban, Ein Leben für den Tanz, Carl Reissner Verlag, Dresde, 1935 (trad. angl. de
Lisa Ullmann, A Life for Dance, London, Mac Donald and Evans Ltd, 1975) et à l’ouvrage de Vera Maletic, Body, Space, Expression,
Berlin, New-York, Amsterdam, Mouton de Gruyter, 1987.

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la publication de revues, sans oublier la danse, où il œuvra comme interprète, chorégraphe ou enseignant,
dans des compagnies aux statuts très divers16.

Laban naît à Bratislava (alors en Hongrie) en 1879, d’un père gouverneur militaire de l’armée d’Autri-
che-Hongrie, récemment anobli17. Les nécessités de la profession paternelle entraînent la famille dans de
nombreux voyages à travers les Balkans, et l’adolescent se familiarise avec la vie rurale dont il apprécie les
festivités agraires et religieuses (danses folkloriques, danses guerrières, danses des Derviches). Il est aussi
fasciné par l’éclat et l’efficacité des défilés et des exercices militaires, et pratique assidûment natation et
équitation. Enfant, il se prend de passion pour le théâtre de marionnettes puis s’initie vers sa quinzième
année à la peinture et à la fabrication de décors de théâtre, il découvre ainsi très vite l’esthétique du ta-
bleau vivant. En outre, par l’intermédiaire d’un oncle, Adolf Mylius, acteur au Théâtre de Hambourg, il est
introduit dans les milieux du théâtre.

Sous la pression paternelle, Laban accepte de suivre une seule année de préparation militaire (1899),
durant laquelle il se distingue en organisant un spectacle de danses populaires, présenté par des soldats
appartenant à toutes les régions de l’Empire. N’ayant pas la vocation militaire, il entreprend, comme tous
les jeunes artistes de son époque, un voyage de formation et part en France à l’âge de vingt et un ans. Il
y restera sept ans (1900-1907)18. Il suit alors les cours de l’école des Beaux Arts, étudie l’architecture, se
forme au jeu théâtral auprès de l’acteur Morel, ancien disciple de Delsarte19, s’intéresse de plus en plus à
l’éducation corporelle, observe le mouvement des gens au travail comme celui des passants, dans les rues,
les jardins et les marchés. Il aurait conçu alors quelques petits numéros de danse, en particulier pour le
Moulin Rouge sous le nom d’artiste "Attila de Valjara".

Après la mort de sa première femme, il s’installe dans une autre capitale artistique, Vienne (1907-1910),
pour y travailler comme peintre et graphiste afin d’assumer son autonomie financière20. Pour des raisons
familiales, il déménage à Munich où il retrouve son professeur Hermann Obrist (sculpteur, ami et voisin de
Kandinsky à Munich), et mène la vie de bohème familière aux artistes munichois. Il s’intéresse aux métho-
des de gymnastique de Mensendieck, à la rythmique de Jaques-Dalcroze21 et à la notation Feuillet22. Ce n’est
donc qu’à trente-trois ans qu’il décide d’abandonner la peinture pour se consacrer entièrement à l’étude du
mouvement. Par le biais des arts plastiques, et grâce à des amies danseuses, se révèle ainsi progressivement
son intérêt pour la danse.

16
Groupes ou troupes indépendants, de plus ou moins grande importance, ballets classiques d’opéras municipaux ou nationaux,
chœurs de mouvement municipaux.
17
Rudolf "von" Laban abandonnera sa particule lors de son exil en Angleterre, à partir de 1938.
18
Il loue un studio, son "laboratoire", à Montparnasse, et une petite maison à Saint-Maurice, sur les bords de la Marne où vivent
sa première femme et ses deux premiers enfants.
19
François Delsarte (1811-1871), ancien chanteur dont la carrière fut compromise par un enseignement maladroit, s’attache à
découvrir des principes d’expression corporelle dans le but d’inventer une science du mouvement comme "signe intégral". Il est
généralement présenté et reconnu comme un précurseur lointain de la danse moderne. (Cf. Alain Porte, François Delsarte, une
anthologie, Paris, Editions I.P.M.C., 1992)
20
Après la mort de son père, il ne dispose plus des ressources familiales qui assuraient jusqu’alors sa subsistance.
21
Par l’intermédiaire de Suzanne Perrottet, professeur à l’Institut de Jaques-Dalcroze (et qui deviendra une de ses compagnes),
il découvre la rythmique et se rend à Hellerau pour assister à quelques cours.
22
Notation inventée par Feuillet en 1699 pour l’Académie Royale de Musique fondée par Louis XIV. Pour une présentation synthé-
tique de cette notation, voir Jean-Noël Laurenti, "La pensée de Feuillet", sous la direction de Laurence Louppe, Danses Tracées,
Paris, Dis-Voir, 1991, p. 107 et suiv. Cf. aussi le travail fondamental d’Ann Hutchinson Guest sur l’histoire de la notation, Dance
Notation, the Process ofRecording Movement on Paper, Londres, Dance Books, 1984 (sur Feuillet, voir p. 50 et suiv.).

8
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Laban n’envisage qu’un seul but, qu’on jugera démesuré ou merveilleux : étendre la pratique de la danse
au plus grand nombre pour retrouver un esprit festif communautaire et transformer les danses de société
en danse "libre". Il organise alors des divertissements pour les fêtes du carnaval de Munich et ouvre son
premier "atelier pour la danse et les arts de la scène" (Atelier für Tanz und Bühnenkunst) en 1912. Il y
présente quelques récitals (en compagnie de Mary Wigman et Suzanne Perrottet) et expérimente déjà un
premier système élémentaire de notation du mouvement. Parallèlement, il fonde sa "ferme de danse" d’été
dans les montagnes suisses d’Ascona, au sein de la communauté utopiste du Monte-Verità23 où il installe
"l’école Danse-Son-Mot" (Schule für Tanz-Ton-Wort)24. Il vit pauvrement, miné par la maladie, entre Ascona
et Zurich durant tout le conflit mondial et fonde dans cette ville une nouvelle "école du mouvement". Le
groupe de Laban - et plus particulièrement Kate Wülff, Suzanne Perrottet, Sophie Taeuber-Arp - se produit
parfois sur la scène du Cabaret Voltaire et de la Galerie Dada. Entouré à Ascona de théosophes et francs-
maçons (Rose-Croix), Laban s’initie à la franc-maçonnerie dans une loge25 qui répond à son désir de rituels
quotidiens où la danse, partie prenante des rythmes cosmiques, détient une fonction majeure. Il travaille,
assisté par Wigman, à l’élaboration de sa notation (en étudiant aussi les notations de Noverre, Saint Léon
et Blasis) et présente ses premiers spectacles en plein air comme sur les scènes de petits théâtres, avec des
élèves de "l’Ecole du mouvement".

Entre 1920 et 1927, il publie ses deux premiers ouvrages, Le Monde du danseur (Die Weit des Tanzers)
et Gymnastique et danse (Gymnastik und Tanz), fonde à Hambourg, avec peu de moyens encore, une école
et une compagnie de vingt-cinq danseurs qui sera vite en mesure de sortir des frontières pour se produire
en Autriche, en Italie, en Yougoslavie. Il obtient une notoriété comme créateur de danses choriques26 pour
danseurs amateurs dans le cadre de festivités ou commémorations locales. Elle le conduira à la tête du
Théâtre National de Mannheim comme maître de ballet (à partir de 1921).

Le "mouvement chorique" connaît en effet une croissance exponentielle en Allemagne dès 1922. Dans
ce pays déchiré intérieurement, le besoin populaire de célébrations et de réunions à valeur cultuelle est
immense. Des chœurs de mouvement et des écoles "Laban" s’ouvrent à Hambourg, Berlin, Frankfort, Stut-
tgart, Berne, Bâle, Vienne et Budapest. A Vienne, Laban dirige, en 1929, un de ses plus grands spectacles
pour amateurs, "La Cavalcade des Arts et Métiers", avec plus de vingt-mille participants. Chaque corps de
métier y était invité à présenter et glorifier la beauté du travail manuel à travers la mise en scène de ses
propres mouvements.

23
Fondée en 1889 par de riches utopistes, Henri Oèdenkoven et Ida Hoffmann (musicienne et féministe qui pensait que l’égalité
des sexes ne pouvait se réaliser qu’au sein d’un retour à la nature), la communauté du Monte-Verità était un lieu de rendez-
vous et de villégiature cher aux anthroposophes, théosophes, francs-maçons, anarchistes, socialistes, artistes et écrivains très
divers du début du siècle. Ses fondateurs souhaitaient y réaliser une société alternative, troisième voie entre le capitalisme et
le communisme, et y installer une coopérative "végétarienne", inspirée d’abord par un "communisme paléo-chrétien", puis par
une doctrine individualiste. La coopérative devint progressivement une maison de repos et un sanatorium, où certains malades
suivirent les ateliers de danse de Laban. On trouvera une documentation complète sur cette "colonie" (qui accueillit ainsi, entre
autres, de 1900 à 1940, et pour des raisons diverses, Kropotkine, Otto Gross, Theodor Reuss, Marianne von Werefklin, Arthur
Segal, Hugo BalI, Hans Arp, El Lissitzky, Else Lasker-Schüler, Isadora Duncan, ou la danseuse "exotique et gothique" Charlotte
Bara) dans le catalogue d’exposition Monte-verità, antropologia locale come contributo alla riscoperta di una topografia sacrale
moderna (A. Dado Editore, Locarno, Electra Editrice, Milano, 1978). Pour le rôle particulier de Laban et de Wigman dans l’en-
semble de la communauté, se reporter à un chapitre fort bien fait de Martin Green, Mountain of Truth, University Press of New
England, Hanovre, Londres, 1986.
24
Cette école était intégrée à la coopérative "individualiste" de la communauté. Des danseurs comme Mary Wigman, Suzanne
Perrottet, Maja Lederer, puis les sœurs Falke, Kate Wülff, Sophie Taeuber-Arp, Harald Kreutzberg, Emmy Hennings-Ball, vien-
dront se joindrent à lui à Monte-Verità.
25
En 1917-1918. Il appartient au Grand Ordre Oriental du Temple et y fonde même une loge féminine avec pour "sœurs", Maja
Lederer, Dussia Bereska, Suzanne Perrottet, Mary Wigman et Kathe Wulff.
26
La "danse chorique" est un genre de danse de groupe réinventé par Laban. Dirigés par quelques professionnels, ces groupes
d’amateurs forment des chœurs de mouvement qui évoluent lors de festivités locales ou nationales. Nous y reviendrons plus loin.

9
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Toujours fasciné par toutes les formes de danses traditionnelles, il part, en 1926, aux Etats-Unis pour y
découvrir les danses indiennes. A son retour, il ouvre à Berlin un Institut Central qui regroupe une école,
deux compagnies ("Die Tanzbühne Laban/La Scène de danse Laban" et la "Kammertanzbühne/La Scène de
danse de chambre") et une équipe de recherche (1927)27. Il publie son système de notation, participe aux
trois Congrès nationaux des danseurs (1927-1930), fonde un syndicat, "Der Tanzerbund/L’Alliance des
danseurs", dont la revue Schrifttanz (Danse écrite) se fait l’écho. En 1927, on ne compte pas moins de
vingt-huit "écoles Laban" en Allemagne, en Tchécoslovaquie et en Suisse, Laban y supervise les examens
et y dispense sessions de cours et conférences28. Victime d’un accident lors d’une représentation, il met fin
à sa carrière d’interprète en 1926.

Au début des années trente, ses responsabilités ne cessent de devenir plus importantes. Il travaille à
Bayreuth29 et prend surtout la direction de la danse au Théâtre d’Etat de Berlin (jusqu’en 1934) : c’est là son
premier emploi stable depuis le début de sa carrière et son premier choix politique. Il demande. par ailleurs,
en 1931, la nationalité allemande qu’il obtiendra en 1935. Bien que touché par la crise et les restrictions
financières qu’elle implique, il poursuit son travail durant la montée du nazisme30. En septembre 1934, sous
la tutelle du Ministère de la Propagande, il devient Directeur de la nouvelle "Deutsche Tanzbühne/Scène de
danse allemande" dont l’objectif initial est l’intégration des métiers de la danse dans l’ensemble du tissu
social et l’amélioration des conditions de vie des danseurs au chômage31. Il publie son autobiographie, Ein
Leben für den Tanz (Une vie pour la danse), en 1935, et organise alors la promotion de la danse à tous les
niveaux : tournées et festivals, enseignement, cours pour amateurs ou danseurs au chômage (dans le cadre
de l’organisation "La Force par la Joie" à laquelle la plupart des écoles de danse sont affiliées). Il organise
ainsi un stage d’été près de Berlin, apprécié par Goebbels, fonde la Ligue du Reich pour la danse de com-
munauté, et prépare les festivités en marge des Jeux Olympiques (Semaine de danse amateur, Concours de
danse international, Cérémonie d’ouverture du nouveau théâtre sur le campus olympique)32. Malade et sou-
mis à une surveillance de plus en plus étroite, Laban qui n’a jamais été membre du Parti, voit son contrat
annulé et se retrouve sans travail. Il s’exile en novembre 1937 en Angleterre (via Paris) pour y retrouver
son ancien élève Kurt Jooss, émigré depuis 1933 et y demeure jusqu’à la fin de sa vie.

En Angleterre, Laban ne crée quasiment plus de chorégraphie. Son dernier spectacle important date
de 1936. Cependant son intérêt pour la danse amateur et les chœurs de mouvement, comme pour la no-
tation, restera constant durant toute sa vie. Si la période allemande est plus tournée vers la recherche et
la production artistique, c’est l’application de ses théories à la pédagogie ou à la thérapie, la collaboration

27
Pour des raisons économiques, il déménage ensuite à Essen. L’Institut Central fusionne alors avec l’école de son élève Kurt
Jooss (plus tard lui-même professeur de Pina Bausch).
28
En 1929, une école "Laban" s’ouvre à Paris sous la direction de Dussia Bereska.
29
Il y monte la Bacchanale de Tannhauser en 1930 et 1931.
30
Contrairement à Laban, Martin Gleisner, sympathisant du S.P.D., et son bras droit dans l’organisation des groupes de danse
amateur, s’exile pour des raisons politiques, ainsi que Kurt Jooss, ancien élève et collaborateur de Laban, qui refuse de se séparer
de ses musiciens et danseurs juifs en 1933.
31
La place que lui offre Goebbels, conscient du rayonnement international de la «nouvelle danse allemande», lui semble indis-
pensable au développement de la danse au sein de la communauté. Son combat à l’intérieur des institutions nazies est essentiel-
lement axé sur la maîtrise des rapports de force avec les partisans de la "Korperkultur" (en particulier, Bode, membre de la Ligue
de combat pour la culture allemande et membre du Parti) qui tentent d’intégrer la danse dans le cadre de l’éducation physique.
En effet des divergences au sein des hommes du pouvoir nazi séparent Goebbels de Rosenberg. Si le premier souhaite voir la
danse classique et moderne sous la tutelle du Ministère de la Propagande, Rosenberg et Bode veulent promouvoir la "Tanzgym-
nastik" au détriment de la danse. Laban gagna ce combat et la danse amateur resta attachée aux arts.
32
Laban présente en avant-première le spectacle prévu pour la cérémonie d’ouverture du nouveau théâtre sur le campus olympi-
que, Le Vent chaud et La joie nouvelle, regroupant des chœurs de mouvement de vingt-et-une villes du pays, qui furent en mesu-
re, grâce à la notation et au travail des répétiteurs, de danser ensemble à Berlin ce gigantesque ballet. Le spectacle fut pourtant
annulé et la pièce jugée par Goebbels "mauvaise, affectée, trop intellectuelle". "Elle s’habille de nos habits, mais n’a rien à voir
avec nous", dit-il. (Cité par Valerie Preston-Dunlop, dans "Laban and the nazis", Dance Theatre JournaL, vol. 6, n° 2)

10
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

avec le monde industriel, qui caractérisent son activité en Angleterre. Il reprend, en exil, la formation de
professeurs. de danse et de danseurs. Ses principes éducatifs sont reconnus par le Ministère de l’Education
Nationale britannique et il travaille en collaboration avec des entreprises pour améliorer la qualité des
mouvements des ouvriers. Ses recherches sont ainsi directement liées à la naissance de l’ergonomie dont
les bases furent établies à partir de 1950 par un groupe de chercheurs anglais venus de différentes disci-
plines en vue de penser une science du travail et les interactions entre l’homme, l’instrument et le milieu.
Il continue ses investigations sur la notation et l’analyse du mouvement, tout en menant une activité de
danse-théraphie privée. Il publie enfin ses derniers ouvrages importants : Effort (1947), The Mastery of
movement on the stage (1950), et Principles of dance and movement notation (1956).

La carrière de Laban est donc loin de correspondre aux images d’Epinal d’une carrière de danseur comme
on peut l’imaginer de nos jours. Ce survol biographique permet de constater que l’invention d’une danse mo-
derne ne fut pas, d’abord, le fait d’un "danseur". La multiplicité des domaines abordés par Laban est en effet
l’aspect le plus surprenant de ce parcours. Une formation pluridisciplinaire, des expériences professionnelles
multiples, acquises en partie sur le tas, un apprentissage de danseur commencé très tardivement et hors de
toute académie ou institution établies, font de Laban une personnalité atypique dans le domaine de la danse
de son époque. Son nomadisme intellectuel et artistique se double d’un nomadisme géographique constant,
si bien qu’il serait impossible d’assigner, si on le souhaitait, un lieu d’origine à cette danse moderne.

La pratique professionnelle exclusive de "La Danse" n’a, en tant que telle, guère de sens pour Laban.
Elle s’inscrit en revanche au centre d’un projet global de réforme sociale, auquel sont intimement liés son
engagement dans le développement de la danse amateur d’une part, sa recherche d’un système de notation
du mouvement d’autre part. Dans le domaine de l’art de la danse proprement dit33, Laban ne sépare jamais
non plus les tâches d’enseignant-chercheur, de celles de chorégraphe et d’interprète. C’est donc au sein
de cette diversité de terrains, sociopolitiques, pédagogiques, esthétiques et heuristiques, que s’est tramée
l’invention de ce qui fut unifié plus tard sous l’expression "danse moderne".

Mary Wigman, l’enracinée


La trajectoire de Mary Wigman34 (Hanovre, 1886 - Berlin, 1973) est en revanche plus centrée autour
d’une carrière de danseuse-chorégraphe-pédagogue35. Issue d’une famille de commerçants aisés, elle reçoit
une éducation bourgeoise sous la tutelle d’une mère autoritaire qui n’a d’autre désir pour sa fille que de la
voir installée dans une vie bourgeoise. Adolescente, Wigman semble étouffer dans ce cercle de famille36 qui
lui interdit de poursuivre ses études alors que le "Gymnasium" ouvrait enfin ses portes aux jeunes filles.
Elle aime raconter la naissance de sa vocation de danseuse à partir du souvenir de deux spectacles de danse
(l’un de la compagnie de Jaques-Dalcroze, l’autre des sœurs Wiesenthal, en 1908)37. Cependant c’est par
l’étude de la musique et du chant qu’elle avait déjà entrepris une formation artistique.

33
Quantitativement, le travail artistique de Laban représente un peu plus de cent vingt œuvres de danse de tous genres.
34
Marie Wiegmann, de son vrai nom. Elle prend son nom d’artiste, lors de son premier récital personnel en 1917. Quel sens
attribuer à cette "dégermanisation" du nom de celle qui devint plus tard, précisément aux Etats-Unis, le symbole de la "new
german dance" ?
35
Pour la biographie de Wigman, voir les éléments qu’elle apporte elle-même dans ses écrits rassemblés et traduits par Walter
Sorell, sous le titre The Mary Wigman Book, her writings, Middletown, Connecticut, Wesley an University Press, 1973), sa biogra-
phie par Hedwig Müller, Mary Wigman - Leben und Werk der grossen Tdnzerin, Berlin, Quadriga, 1987, ou Laure Guilbert, Mary
Wigman, 1910-1933, D.E.A. d’Histoire, Institut National des Sciences Politiques, Paris, 1990. Quelques éléments apparaissent
également dans le catalogue de l’exposition De la danse libre vers l‘art pur, Suzanne Perrottet et Mary Wigman, Marseille, Musée
de Marseille, Centre de la Vieille Charité, 1991.
36
Le père de Wigman meurt lorsque la petite fille est âgée de dix ans. Sa mère se remaria avec le frère jumeau de son mari décédé.

11
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Ayant rompu par deux fois ses fiançailles, elle décide de quitter Hanovre pour Hellerau, sans grandes
ressources et contre l’avis familial. Elle commence à l’âge de vingt-quatre ans une formation de rythmicienne
(1910-1912) à l’Institut Jaques-Dalcroze, qui accueille alors pour sa première promotion une cinquantaine d’élè-
ves38 à Hellerau, cité-jardin fondée en 1909 près de Dresde39. Elle obtient avec son diplôme l’assurance
d’une charge de professeur dans une école de "rythmique" à Cologne. Elle découvre ainsi la "gymnastique
rythmique" avec Suzanne Perrottet, le solfège et le chant, l’improvisation structurée avec Dalcroze, la
danse "classique" avec Marie Rambert dont le travail était fondé sur la méthode d’Enrico Cecchetti, et les
innovations d’Appia dans le domaine de l’éclairage et de la mise en scène - elle dansera le rôle d’une furie
dans son Orphée et Eurydice. Mais parallèlement à ses études, Wigman travaillait déjà solitairement, et sans
musique, à l’élaboration de ses propres danses. L’enseignement dalcrozien lui paraissant trop contraignant
et trop scolaire, elle refuse finalement son contrat pour rejoindre Laban à Ascona, encouragée par son pro-
fesseur et amie Suzanne Perrottet40, ainsi que par son complice, le peintre Emil Nolde41. Vite devenue assis-
tante de Laban, elle travaille avec lui pendant les sept années qui suivirent (1913-1919), aussi bien lors des
sessions d’été en Suisse, que pendant les cours d’hiver à Munich, puis à Zurich, durant le conflit mondial.
Si elle put voir danser Isadora Duncan en 1916, qu’elle jugea "horrible", elle préfère se lier avec quelques
personnalités dadaïstes de Zurich, notamment Hans Arp et sa femme Sophie Taeuber (qui fut aussi une
élève de Laban). Elle danse au Café des Banques, première formule du Cabaret Voltaire. Elle participe ainsi
aux présentations de l’école et du groupe de Laban et donne sa "première soirée de danse Mary Wigman" à
Zurich en 1917. Suite à de graves problèmes personnels42, des difficultés professionnelles et financières et
minée par la maladie, elle part se soigner en Suisse, sans cesser néanmoins de créer ses danses sur la scène
du sanatorium (1918). Guérie, elle connaît ses premiers succès lors de son retour en Allemagne, à Ham-
bourg et Dresde. C’est dans cette dernière ville qu’elle fonde en 1920, grâce aux capitaux de Berthe Trümpy,
sa première école (dans une maison dont le salon faisait office de studio pour ses huit premières élèves)
et qu’elle crée sa toute première compagnie. Cinq ans plus tard, on lui propose la direction de l’Opéra de
Dresde, qu’elle n’obtiendra finalement pas, la direction lui ayant préféré une artiste classique.

Les années vingt marquent le début de sa reconnaissance publique. Elle reçoit des subventions pour
agrandir et réaménager son école, qui compte, en 1927, plus de trois cents élèves et quinze salariés pour
assurer un cursus de trois ans doté d’une grande réputation de sérieux. Le réseau des écoles "Wigman"
se développe alors en Allemagne jusqu’à représenter dix écoles, soit plus de mille cinq cents élèves.

37
Elle raconte aussi avoir découvert l’efficacité et le plaisir du mouvement dansé lorsque, encore enfant, elle faisait tourner sa
robe autour de son corps ou quand, cherchant la quiétude après un chagrin, elle commença à bouger ses mains dans un mou-
vement qui petit à petit la fascina. Ce sont précisément les mains des danseuses Wiesenthal dont elle se souvient quand elle
décide de quitter Hanovre.
38
On trouve dans cette promotion des personnalités comme Bode (futur initiateur d’une école de gymnastique et de culturisme
à qui Laban s’opposa), les sœurs Falke (qui rejoindront aussi Laban en 1914, à Ascona).
39
La cité-jardin d’ Hellerau est une autre forme de ces utopies concrètes qui sont nées au début du XXe siècle en Europe. Beaucoup
moins "libertaire" et rurale que la communauté du Monte Verità, elle fut fondée par un artisan-ébéniste, Schmidt, et un archi-
tecte, Riemerschmied, grâce aux fonds de l’industriel Wolf Dorhn. Son centre économique était une manufacture expérimentale
qui tentait d’allier qualité du travail artisanal et efficacité industrielle, travail et loisirs culturels. Ecole de musique et de gymnas-
tique rythmique assurent ainsi la formation artistique des ouvriers et des familles d’ Hellerau. De nombreux artistes viennent y
séjourner ou présenter leurs œuvres, parmi lesquels Appia, Claudel, Reinhardt, Nijinski, Nolde. Wigman cohabite à Hellerau avec
Ada Bruhn (qui épousera l’architecte Ludwig Mies Van Der Rohe) et Erna Hoffmann (femme du neurologue Prinzhorn).
40
Suzanne Perrottet la rejoindra à Ascona et deviendra la compagne de Laban dont elle aura plusieurs enfants. Elle fera, elle
aussi, une grande carrière de danseuse. Voir à son sujet la documentation très riche établie par Giorgio J. Wolfensberger, Suzanne
Perrottet, Ein Bewegtes Leben, Bern, Benteli Verlag (sans date).
41
Membre de "Die Brücke", il l’a rencontre à Dresde et à Hellerau et fit d’elle de nombreux esquisses et portraits. Elle raconte
qu’il lui présenta Laban comme "quelqu’un qui dansait comme elle, sans musique". Elle se lie aussi avec Will Grohmann, puis
Kirchner, qui assistait parfois aux répétitions de son groupe et faisait quelques croquis.
42
La mort de son beau-père, le retour de la guerre de son frère amputé et un échec sentimental.

12
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

A un rythme très régulier, elle crée aussi bien des solos que des danses pour groupes43, et en 1930, elle
compose une première pièce de danse chorique, Monument aux morts.

En 1928, à la tête d’un syndicat de danseurs, la "Deutsche Tanzgemeinschaft" (Communauté de la danse


allemande), dotée d’une revue propre, Tanzgemeinschaft (Communauté de la danse), elle participe aux deux
derniers Congrès des danseurs allemands. De nombreuses tournées avec son groupe la conduisent dans
toute l’Europe (à Paris en 1930), puis aux Etats-Unis à trois reprises (de 1930 à 1933), où se confirme son
succès international. La star de la "new german dance" tente de gagner ainsi l’argent nécessaire à la survie
de sa compagnie et de son école en période de grave récession économique44. Mais alors que commence
l’exil de nombreuses personnalités du monde artistique allemand, Wigman choisit de faire le voyage inverse
pour retrouver l’Allemagne.

Au début des années trente, elle acquiert en effet, à l’instar de Laban, un statut d’artiste quasi-offi-
cielle45. Son école est affiliée à l’Association allemande pour l’éducation corporelle et elle adhère à l’Union
nationale-socialiste des enseignants. De 1933 à 1936, elle multiplie des signes d’allégeance au régime : elle
participe ainsi, en 1934, avec Laban, Yvonne Georgi, Gret Palucca, Harald Kreutzberg, Dorothee Günther,
au Festival de Danse Allemande où s’affiche déjà le caractère nationaliste des publications. Des subventions
lui sont accordées pour des danses de groupes (à l’exclusion de danseuses juives). La "danse d’expression"
n’est plus dès lors présentée comme une expérience universelle mais se définit comme essentiellement
"germanique". Avec de nombreux autres danseurs d’expression, Wigman semble ainsi avoir cru au grand
théâtre de l’Allemagne nazie comme en une scène possible pour la nouvelle danse allemande.

En 1935 (la même année où paraît l’autobiographie de Laban), elle publie Die deutsche Tanzkunst (L’art
de la danse allemand). L’année suivante, elle participe aux festivités des Jeux Olympiques où elle présente,
dans le stade, en collaboration avec Harald Kreutzberg et Gret Palucca, Jeunesse Olympique, "Thingspiel"
à la puissance dix pour dix mille participants46. Elle a alors cinquante ans (Laban, cinquante-sept ans) et
participe au développement de la danse en Allemagne en acceptant la standardisation grandissante des
programmes d’enseignement. dès 1935, dont l’introduction de cours de danse classique dans toutes les
écoles47. Elle redéfinit ainsi le cursus au sein de son école, désignée comme l’un des treize centres agréés à
délivrer des examens. Si elle obtient la permission exceptionnelle d’y accueillir des élèves juives, les jeunes
danseurs doivent faire preuve de leur maîtrise de la "danse allemande", de la danse classique et de leur
connaissance des idées nationales-socialistes48.

43
Plus de soixante-dix solos et dix danses de groupe.
44
Elle organise ainsi plus de dix-neuf tournées, et crée plus de cent soixante danses, dont cent dix solos, jusqu’en 1933.
45
Sa biographe, Hedwig Müller, remarque que Wigman, à son retour des Etats-Unis en avril 1933, ne réagit pas négativement à
la prise du pouvoir par Hitler. Le bouleversement et le réveil national allemands lui semblent plutôt favorables et la dissolution
de sa troupe la préoccupe beaucoup plus que le boycott des magasins juifs. Elle fut impressionnée par les idées nouvelles et la
"franchise" d’Hitler dont elle appréciait les discours, par "la discipline fantastique" et "la fabuleuse organisation" avec laquelle le
pouvoir se mettait en scène dans ses marches aux flambeaux, processions, défilés et célébrations. Elle fréquente ainsi quelques
membres influents du Parti qui l’introduisent dans les sphères du pouvoir berlinois. (Pour toutes ces remarques, voir Hedwig
Müller, ibid, pp. 214-254)
46
S’agissait-il de transcender par le mouvement les contraintes politiques et de célébrer l’esprit olympique ou bien de servir et
de glorifier le régime ? Tels sont les termes du débat posés par les observateurs et les historiens de cette période.
47
Elle assure aussi avec Harald Kreutzberg des cours à la "Deutsche Meister-Stiitten für Tanz", créée par Laban, qui tente de
promouvoir un style "Vôlkisch", en collaboration avec Max Terpis, Charlotte Wernicke et Fritz Bôhme entre autres.
48
Si certains de ses anciens élèves témoignent de l’existence de cours d’idéologie au sein de l’école, d’autres le démentent. (Cf.
Susan A. Manning, op. cit.). Laure Guilbert nous informe cependant que ces cours avaient bien lieu, eu égard au programme
rédigé tous les ans de l’école Wigman et aux fiches de paye des professeurs d’idéologie.

13
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Cependant une méfiance réciproque s’installe entre elle et le régime49. Elle ne reçoit plus de subventions
et vend son studio à Dresde. Elle s’installe alors à Leipzig (1942-1945) pour travailler au Conservatoire
de la ville. Mais suite au bombardement de Leipzig, elle n’enseignera plus que dans sa propre maison qui
accueille de nombreuses danseuses réfugiées en 1945-1946 et cesse de danser en 1942 (à cinquante-six
ans). Son enseignement à Leipzig, selon ses anciennes élèves, est marqué par une vitalité impressionnante,
c’est pour l’heure son seul moyen d’expression artistique50. Ce n’est qu’après la guerre qu’elle déménage
finalement à Berlin, dans la zone contrôlée par les Russes, encouragée par les autorités soviétiques51. Elle
continue de créer des chorégraphies, essentiellement pour l’opéra, jusqu’en 1961. Elle publie Le Langage de
la danse en 1963, et enseigne jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans.

La carrière de Wigman ne présente donc pas les sinuosités, ni le caractère éclaté de celle de Laban. Si
elle n’a pas la formation pluridisciplinaire et "touche-à-tout" caractéristique de son aîné, Mary Wigman
aborde tardivement, comme lui, la danse, à plus de vingt-quatre ans. Sa vie artistique en revanche est
beaucoup plus centrée autour du développement de sa production chorégraphique sur les scènes théâtrales
de son temps. De fait, son œuvre, tous genres confondus, représente plus du double, en quantité, de celle
de Laban. Si elle ne sépare pas non plus la création de la pédagogie, et si elle n’a cessé d’enseigner comme
lui, y compris aux amateurs, son école privilégie les futurs danseurs professionnels, voire, plus essentielle-
ment encore, les futures danseuses (ses compagnies seront en très grande majorité des compagnies fémi-
nines). En ce sens, la création de danses choriques, et le développement des chœurs de mouvement ama-
teurs relèvent plus pour elle d’une recherche ou de commandes ponctuelles que d’une ambition artistique
fondamentale. Corrélativement, elle se désintéresse de la notation du mouvement, allant jusqu’à s’opposer
à son principe même. Sa recherche vise donc plus l’élaboration d’une technique corporelle, intimement
liée à une technique d’improvisation et de composition, qu’un mouvement global de réforme corporelle
et sociale. Contrairement à Laban, elle ne prit pas (n’obtint pas ?) de grosses responsabilités politiques et
administratives, sauf dans le cadre syndical et artistique. Elle privilégia surtout la direction de son école,
ses compagnies successives et sa carrière professionnelle.

Bien que très connue hors des frontières, Wigman fit l’essentiel de sa carrière en Allemagne, et c’est à
Dresde et à Berlin que se rattache son nom52. Au nomadisme labanien, Wigman préfère un enracinement
géographique plus profond.

Les travaux de Laban et de Wigman eurent, en termes institutionnels, des prolongements aussi bien
aux Etats-Unis qu’en Europe. Pour n’en citer ici que quelques-uns, le "Dance Notation Bureau" est fondé à
New-York par des élèves de Laban. En Angleterre, après la création du "Studio pour l’art du mouvement"à
Manchester, le Centre Laban s’installe finalement à Londres. Hanya Holm, élève de Wigman, part à New-

49
Elle hésita longtemps avant d’accepter de faire une chorégraphie en l’honneur de Hitler. Mais ce manque d’empressement fut
considéré par le pouvoir comme le signe suffisant d’une mauvaise volonté politique. (Cf. Hedwig Müller, "Wigman and National
Socialism", op. cit). En 1937, Goebbels écrit en effet à son sujet : "Je résiste à l’idée que la danse philosophique de Wigman,
Palucca et d’autres prenne le devant de la scène. La danse doit être légère et doit montrer de jolis corps de femmes. Cela n’a rien
à voir avec la philosophie." (cité par Susan Manning, op. cit. p.202)
50
Gisela Colpe, élève de Wigman en 1943-1944, se rappelle avoir ainsi dansé durant les alertes nocturnes : "nous improvisions
et nous jouions du piano et du tambour. ( ... ) C’était extraordinaire ... n’oubliez pas que chacun était surtout heureux d’être
chaque jour encore en vie." (cité par S. Manning, op. cit. p. 223). Karin Waehner, témoignant aussi de la période extrêmement
difficile de l’après-guerre, évoque les ruines, la misère et le marché noir, le froid du "studio" en l’absence de chauffage et de
collants de laine. (Voir "Entretien avec Karine Waehner", Empreintes - Ecrits sur la danse, n° 2, octobre 1977).
51
Parce qu’elle fut en 1947, déléguée au premier congrès pour l’Unité et la Paix, le gouvernement américain la juge "communiste"
et lui refuse un visa d’entrée pour les Etats-Unis en 1948.
52
Elle resta cependant toute sa vie fidèle aux montagnes suisses d’Ascona, berceau selon elle de la danse moderne, où elle revint
presque chaque année pour des stages d’été ou de simples vacances.

14
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

York en 1931 pour y ouvrir une "école Wigman", qui comptera par exemple Alwin Nikolaïs au nombre de
ses élèves. Après son exil anglais, Kurt Jooss installe une école à Essen. D’autres disciples, comme Gret
Palucca, Yvonne Georgi, ouvrent des écoles en Allemagne, ou comme Jacqueline Robinson et Karin Waehner
en France.

Mais rien ne sert d’évoquer tous les individus ou les institutions qui revendiquent plus ou moins di-
rectement les héritages de Laban et de Wigman. Mieux vaut peut-être tenter de saisir la modernité de ces
artistes par le biais de leurs textes. Leurs mots constituent en effet une part d’un savoir et d’une pratique
qui, longtemps après la mort de leurs inventeurs, courent encore plus ou moins explicitement dans les
studios de répétition, les cours et "ateliers" de danse dite "contemporaine". Laban et Wigman sont deve-
nus comme deux figures tutélaires et légendaires dont les noms reviennent, tels une ritournelle, dès que
l’on entend parler de danse moderne. Ils hantent la danse "contemporaine" comme ce qui est tapi dans un
trou de mémoire, comme savoir profondément acquis, oublié mais pourtant présent, prêt à réapparaître à
tout instant, dès que les conditions sont réunies, dans ses intuitions fulgurantes comme dans ses limites.
Un savoir terré au bord des corps, comme on dirait au bord des lèvres. C’est ce savoir qui explose ainsi à
la face des spectateurs qui ont la chance de voir le seul extrait filmé du solo de Wigman, La Danse de la
sorcière (1926) ou son dernier solo Adieu et merci (1942). L’impression laissée par ces quelques minutes
stupéfiantes, la découverte qu’il existait une danse qui, même réfractée par le film et aplatie sur l’écran,
était capable à ce point de bouleverser et d’inquiéter notre regard comme notre perception toute entière,
de ponctuer ainsi le silence, voilà assurément l’un des points de départ de cette étude.

II. DE L’HISTOIRE DE "LA" DANSE MODERNE


Ce que l’histoire de la danse attend de son objet d’étude
Curieux de découvrir l’histoire de "la danse moderne" dans les ouvrages généraux qui sont à sa disposi-
tion, le lecteur sera frappé par l’omniprésence du modèle biographique dans l’historiographie française53 et
par le caractère téléologique de l’histoire de la "danse absolue" dans l’historiographie américaine54. Toute
considération sur la précision et la rigueur érudites des ouvrages mise à part, c’est leur démarche, les pré-
supposés de leur méthode et de leur regard, qui méritent de retenir un instant l’attention.

Histoires de famille et nécrologie à la française


La vulgate historique française nous apprend que l’histoire de la danse après "la période morte"55 de
la seconde moitié du XIXe siècle, règne d’un "art étriqué"56, renaît de ses cendres grâce à deux "foyers"57
précurseurs, mis sur le même plan, Isadora Duncan et Diaghilev, directeur des Ballets Russes, relayé par

53
A titre d’exemple, nous nous appuierons sur deux études particulièrement représentatives de cette démarche, celle de Georges
Arout, La Danse contemporaine, Paris, Nathan, 1955 et celle de Jacques Baril, La Danse moderne d’Isadora Duncan à Tywla Tharp,
Paris, Vigot, 1977, qui figurent dans toutes les bibliographies élémentaires. Voir aussi de Paul Bourcier, Hisloire de la Danse en
Occident, Seuil, 1994.
54
Cf. l’excellente synthèse de l’état de la critique américaine par Susan Manning, op. cil., "Ideology and Absolute Dance", p.15-46.
55
Georges Arout, op. cit. p. 9.
56
Ibid., p. 18.
57
Ibid., p. 19.

15
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Fokine, son chorégraphe le plus "réformateur". Ces précurseurs donnent naissance à deux lignées, celle de
la danse "libre et rythmique" et celle du ballet néo-classique.
L’histoire de la première de ces lignées est donc celle de "l’esprit duncanien"58. Mais une fois le nom
d’Isadora Duncan entré dans la légende, l’historien s’empresse d’énumérer la liste de ses multiples "échecs" :
son refus de tout compromis avec la tradition classique, la priorité accordée à la musique dans l’élaboration
de sa danse, la démesure de son utopie réformatrice des arts, et enfin sa responsabilité dans la naissance
d’un genre de danse bâtard qui se situerait entre le spectacle et la méthode éducative. S’il éteint ainsi
l’incendie duncanien, l’historien lui concède le mérite d’avoir fait place nette pour une danse nouvelle.
Isadora, danseuse révolutionnaire, s’est ouvertement déclarée contre la danse classique, et a inventé le
type de la danseuse de concert, à peu près inexistant avant elle. Mais elle a surtout su exprimer, pour la
première fois aussi dans l’histoire de la danse, ses émotions personnelles les plus profondes au travers de
son mouvement. La descendance de "l’esprit duncanien" venu d’Amérique est elle-même censée se déve-
lopper suivant deux branches : celle de "la danse rythmique" suisse d’Emile Jaques-Dalcroze, et celle de
"la danse libre", ou "danse expressionniste", de l’allemande Mary Wigman. Cependant l’œuvre de Jaques-
Dalcroze, bien qu’elle soit considérée comme essentielle d’un point de vue pédagogique, s’achève à son
tour sur un échec lorsqu’elle prétend fonder une nouvelle forme de spectacle, capable de rivaliser avec le
ballet classique.

Seul le travail de Rudolf Laban, souvent présenté comme un "théoricien méthodique et froid", dont
la place dans le schéma généalogique brossé par les historiens n’est pas des plus claires, serait en mesure
d’apporter au nouvel art une composition et une technique mûrement élaborées. Précurseur de la danse
sans musique, Laban privilégie l’analyse systématique et méthodique du geste d’où naît le sentiment. Cette
révolution fait de lui le véritable fondateur de la danse moderne dans la plupart des pays d’Europe. Il com-
mence enfin un véritable travail de synthèse avec la danse classique.

Parallèlement à Laban, son "élève réfractaire", Mary Wigman, libérait radicalement la danse de la musi-
que et réussissait là où Isadora Duncan avait échoué. Ainsi l’émotion serait désormais seule en mesure de
déterminer la forme dansée. Et dans un juste retour des choses, l’Américaine qui fut "à l’origine de la danse
libre en Allemagne", voit "son émule germanique, à son tour, susciter dans le Nouveau Monde de nouvelles
vocations59. Mais son œuvre atteint, elle aussi, ses limites. Une technique trop "frustre" et un "culte poussé
à l’extrême de l’émotion spontanée"60 freinent son expansion.

Ainsi seul Kurt Jooss, élève fidèle de Laban, "moins rigide et moins froid que […] son maître, moins
exalté et métaphysique que […] Mary Wigman"61, sera en mesure d’achever le travail de synthèse avec la
danse classique entamé par son maître.

Un tel schéma historique n’est pas, en France, propre aux partisans du ballet classique. Il se retrouve, à
quelques nuances près, dans le camp adverse. Dans son histoire de la danse moderne, Jacques Baril plante
en effet un immense arbre généalogique à deux branches très inégales. L’une est américaine. Elle part des
"Pionniers" de la première génération (Isadora Duncan, Loïe Fuller, Maud Allan, Ruth Saint-Denis, Ted
Schawn), passe par les "Fondateurs" de la deuxième (Louis Horst, Martha Graham, Doris Humphrey, Charles
Weidman puis José Limon, Helen Tamiris, Hanya Holm, Lester Horton, Erick Hawkins, Anna Sokolov), et
s’achève par l’évocation de la troisième génération (Merce Cunningham, Paul Taylor, Alwin Nikolaïs). Cha-
que branche possède bien sûr des rejets indépendants.

58
Ibid., p. 156.
59
Ibid., p. 164.
60
Ibid., p. 166.
61
Ibid., p. 170.

16
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

L’autre lignée est européenne. Elle a ses "Précurseurs" (François Delsarte - bien que celui-ci ait surtout
été connu aux Etats-Unis! - Emile Jaques-Dalcroze), puis ses "Fondateurs de systèmes" de la première gé-
nération (Laban, Wigman, Jooss, Rosalia Chladek) et ses "Continuateurs" de la seconde (Harald Kreutzberg,
Gret Palucca, Yvonne Georgi, Vera Skoronel). Laban et Wigman, très lointains descendants de Delsarte,
sont, quant à eux, caractérisés comme les représentants du "courant expressionniste" en danse62.

Mais la lignée américaine fusionne avec la lignée allemande grâce à plusieurs intermédiaires, tout par-
ticulièrement Isadora Duncan63 et Ruth Saint-Denis. En s’appuyant sur leurs voyages en Allemagne, l’histo-
rien envisage ainsi un pont entre les deux continents. Elles apportent "l’exemple accompli d’une nouvelle
forme de danse à laquelle les danseurs allemands aspirent pour réagir contre l’insatisfaction qu’ils éprou-
vent avec la danse traditionnelle (le ballet)"64. Cette descendance se confirme d’autant plus que Laban fut
à Paris l’élève de l’acteur Morel, lui-même disciple de Delsarte. Et comme Wigman est une élève de Laban,
alors Wigman a la même ascendance que son maître...

Le lecteur s’y perd un peu et s’ennuie passablement : sous ses yeux se déroule une histoire de la danse
bizarrement dépourvue de mouvements, de tensions et d’explosions, de pauses ou de rebonds. Voici des
généalogies de danseurs singulièrement dénuées de rythme. L’historiographie américaine offre heureuse-
ment une vue plus fine et plus complexe de la généalogie de la danse moderne, mais elle ne nous donne à
entendre pour ainsi dire qu’une seule ligne mélodique.

Le récit américain de la danse moderne


Depuis les importants travaux de John Martin65 et de Lincoln Kirstein66, la critique américaine se pré-
sente schématiquement comme un discours nourri d’un hégélianisme diffus et du récit "greenbergien" sur
le modernisme. Rappelons que ce grand critique américain des années quarante et cinquante, théoricien du
"modernisme", eu une influence considérable sur toute l’histoire des arts modernes. Née dans un contexte
de surabondance de productions artistiques menaçées par le Kitsch, la pensée de Greenberg présente le
modernisme comme une redéfinition du statut et de la fonction de l’œuvre d’art afin de résister à la culture
de masse. La finalité moderniste était, selon lui, de sortir l’art de la confusion idéologico-mercantile pour
qu’il maintienne son expérience de l’absolu : "L’essence du modernisme c’est d’utiliser les méthodes d’une
discipline pour critiquer cette même discipline, non pas dans un but de subversion, mais pour l’enchâs-
ser plus profondément dans son domaine de compétence propre", écrit-il. L’art moderne aurait donc une
visée essentiellement auto-critique en quête de la "picturalité" ou du degré zéro de la peinture (planéité
et bidimensionnalité). La critique d’art était donc invitée, avec Greenberg, à penser la peinture en termes
de peinture. Mais érigeant sa théorie en doctrine, il excluait du modernisme des œuvres dont les procédés
ne relevaient pas de la planéité - verrou transhistorique qui lui permettait désormais d’interpréter toute
l’histoire de l’art moderne sous cet angle unique67.

62
Jacques Baril, op. cit., p. 402.
63
En effet, un des disciples de Delsarte fut le professeur de Geneviève Stebbins, elle-même professeur d’Isadora.
64
Ibid., p. 376.
65
The Modern Dance, 1933, nouvelle édition, Dance Horizons. New-York, 1965, traduction française, La Danse Moderne, Actes
Sud, 1991. Introduction to the Dance, 1939, nouvelle édition, Dance Horizons, New-York, 1965.
66
Dance, a Short History of Classic Theatrical Dancing, 1935. nouvelle édition, Dance Horizons, 1969.
67
Cf. la présentation d’Y.A. Bois, "Modernisme et Post-modernisme", Les Enjeux, Encyclopedia Universalis, 1988, et de Thomas
Crow, un article remarquable sur "Modernisme et culture de masse dans les arts visuels", Les Cahiers du Musée National d’Art
Moderne, "Moderne, Modernité, Modernisme", n° 19-20, juin 1987.

17
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Ainsi, sous l’influence de la pensée de Greenberg, l’évolution de la danse moderne, depuis l’œuvre
d’Isadora Duncan, est déterminée, selon l’historiographie américaine, par un continuel processus de retour
à l’élémentaire qui renvoie la danse à la recherche de son seul matériau cinétique, dynamique spatio-tem-
porelle "libérée" de toute subjectivité. La "libération" du corps en mouvement de la tutelle narrative et
musicale, puis des codes gestuels et des impératifs scéniques traditionnels devient ainsi l’objet central dans
l’histoire de "la" danse moderne. Cette évolution, qui prend parfois les allures d’une croisade, est définie
comme la quête d’une autonomie de la danse de plus en plus grande, conjuguée à un incessant processus
d’auto-critique. C’est donc au nom de cette émancipation esthétique que se sont formulés les critères de
jugement permettant aux critiques d’évaluer le degré de modernisme des œuvres chorégraphiques. Est-ce
Isadora Duncan ou Nijinski qui auraient d’abord "libéré" la danse des conventions du ballet classique ? Est-
ce Mary Wigman ou Martha Graham qui se seraient ensuite opposées à la tutelle musicale encore présente
chez Duncan et Nijinski ? Enfin, est-ce George Balanchine ou Merce Cunningham qui auraient séparé radi-
calement la motion de l’émotion toujours intimement liées chez Wigman et Graham ?

Dans le cadre de cette problématique, et pour ne prendre ici que quelques exemples, John Martin, un
des premiers défenseurs de la "danse absolue" aux Etats-Unis dans les années trente, affirme que c’est
avec Laban et surtout Wigman que la danse accède enfin à son autonomie et à une objectivation du corps
en mouvement au sein d’une "Gestalt im Raum". Il définit ainsi Wigman comme une figure de transition
entre deux générations de danseurs américains, celle d’Isadora Duncan et celle de Martha Graham. En
revanche, pour son contemporain Kirstein, qui dénonçait la personnalisation excessive de la danse wigma-
nienne, la danse moderne s’est développée dans la lignée de Nijinski. Une génération plus tard le retour à
l’essence même de la danse, grâce à Balanchine, s’est, selon lui, enfin réalisé. D’autres critiques, dans les
années soixante, présentent encore le projet moderniste comme le fruit d’une guerre entre générations de
danseurs : ainsi, pour Johnston68, Wigman et Graham se sont insurgées contre Isadora Duncan (refusant
l’image de la femme qu’elle proposait et sa dépendance à l’égard de la musique), et seul Cunningham fut
en mesure d’apporter une réponse ultime au projet chorégraphique moderne en dégageant la danse de la
théâtralisation et du pathos excessifs de Graham. Les acquis de ce dernier ont été ensuite, suivant le criti-
que, développés par la génération des danseurs de la Judson Church.

Si un violent débat sur la place et la réception de l’œuvre de Wigman a pourtant opposé les danseurs
américains en 1934-193669, un consensus a vu le jour au cours des années cinquante pour reconnaître à
Laban et Wigman une place dans le récit américain de la danse moderne : la figure d’Hanya Holm, ancienne
élève de Wigman, installée aux Etats-Unis en 1931, prend dès lors dans cette généalogie une place fonda-
mentale, comme celle plus marginale (quoique essentielle et rarement célébrée) d’I. Bartenieff qui fut une
ancienne élève de Laban. Passeur exceptionnel, Hanya Holm aurait su transmettre l’héritage de la "danse
absolue" en l’adaptant aux exigences "techniques" des danseurs d’outre-Atlantique. L’historiographie amé-
ricaine a ainsi pu construire un mythe de l’après-guerre autour des quatre maîtres "pionniers" du Benning-
ton College, Martha Graham, Doris Humphrey, Charles Weidman et Hanya Holm. Mais le jugement de ces
différents critiques n’est-il pas d’emblée déterminé, d’une part, par leur point de vue final sur le champion
du modernisme, et d’autre part, par leur désir de présenter le projet chorégraphique moderne comme es-
sentiellement américain ? Cependant depuis la fin des années soixante-dix, la critique américaine envisage
l’histoire de la danse moderne sous un angle moins unilatéral, revalorisant des figures laissées dans l’ombre
et des débats passés sous silence. Si l’apport allemand est ainsi désormais reconnu70 les contenus précis de
cette influence restent encore à expliciter.

68
"The New American Modem Dance", Salmagundi, n° 33-34,1967.
69
Cf la présentation de ce passionnant débat autour des revues New Theatre et Dance Observer en 1934-1937, par Susan Manning, op. cit.
70
En particulier sous l’impulsion des travaux de Marcia Siegel, de Selma J. Cohen, d’Elizabeth Kendall, de Deborah Jowitt ou de
Susan Manning.

18
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Une histoire non problématique de la danse moderne est un récit qui ignore les contradictions, les
continuités secrètes du présent et du passé. Elle oublie aussi que l’art de la danse est traversé par des cou-
ches temporelles et des durées qui n’obéissent pas au même rythme et qu’elle ne se réduit pas aux seules
vies et œuvres des grands chorégraphes. Elle sépare l’histoire de la danse de l’histoire du mouvement, de
celle des représentations et des images du corps, de celle des liens que tissent l’organique et l’imaginaire,
et de l’histoire des institutions qui prennent en charge le corps dansant. Quand un historien se propose en
effet de faire l’histoire de la danse, comment définit-il l’objet de son étude ? Autrement dit, de quoi l’his-
toire de la danse est-elle l’histoire ? Est-ce l’histoire des chorégraphes ? L’histoire des danseurs ? L’histoire
des pas et des figures qui s’organisent sur une scène ? L’histoire des conditions de production des œuvres ?
Ou est-ce l’histoire d’une expérience corporelle et d’un savoir sensible qui se propose aussi comme spectacle
? De quels rapports singuliers au présent et au passé une danse qui se veut "contemporaine" témoigne-t-
elle ? Chacune de ces perspectives ne s’inscrit-elle pas dans des durées différentes ?

Ne peut-on pas envisager ici une histoire de la danse qui serait d’abord une histoire du travail des dan-
seurs, ou plutôt de la corporéité dansante, relative au moment traversé dans l’histoire du mouvement et du
régime des corps ? Une histoire qui nous raconterait, par exemple, l’évolution des dynamiques internes du
mouvement, celle du rapport au sol, des privilèges accordés à telle topographie du corps au détriment de
telle autre, l’histoire du rapport aux autres corps, l’histoire de l’effort gravitationnel, et de ces liens aussi
profonds que ténus que tisse la danse entre les dispositifs organiques et imaginaires ? L’histoire de la com-
position ? Ou encore l’histoire des aventures chorégraphiques comme "dispersion corporelle indéfiniment
relancée et reconduite"71 ? Aucune des histoires de la danse que nous ayons pu consulter ne nous parle de
cette expérience du danseur dans le présent qui était le sien et dans le présent qui est le nôtre.

Il s’agirait d’entreprendre un récit, dans l’esprit où le proposait Michel Foucault (dans le second projet
de son Histoire de la sexualité72), des rapports de soi à soi ou encore de ce qu’il appelait des "processus
de subjectivation», grâce auxquels les hommes, en l’occurrence les danseurs, sont en mesure de se situer
en marge des empreintes du savoir et du pouvoir : des processus sans lesquels vivre serait invivable, des
modes d’existence où s’inventent de nouvelles possibilités de vie à travers des règles de vie facultatives.
Des processus enfin par lesquels l’existence elle-même se fait artiste, œuvre d’art, que les formes du savoir
ne cessent certes de récupérer, qui n’excluent pas des compromis avec le pouvoir, mais qui se transforment
toujours parce qu’ils relèvent d’une autre nature. Il ne faut pas y voir, comme le souligne fortement Gilles
Deleuze73, à propos de l’œuvre de Foucault, un retour à une pensée du sujet, mais une volonté de ne pas
s’enfermer dans les rapports de pouvoir74 et la nécessité de penser ce qu’il y a au-delà du savoir (comme
rapports de formes) et du pouvoir (comme rapport de forces). C’est dans le cadre de ces pratiques de soi
que peuvent se comprendre ces dispositifs ou ces agencements au sein desquels s’inventent un sujet sans
identité fixe, et pour ce qui nous concerne ici, des corporéités dansantes.

Comment s’est donc formée une expérience spécifique des pratiques et des pensées du corps en mou-
vement à travers lesquelles des individus se sont reconnus, déchiffrés ou avoués comme danseurs ? Quel
art de l’existence inventaient-ils à partir de quels mots, de quels corps, de quelles qualités mouvements
et de quelles modalités de rapports à soi ? Quels processus de subjectivisation, quels types de savoirs-faire
mettaient-ils en œuvre, et par quelles normes et mythes étaient-ils aussi traversés ? Si la corporéité dan-

71
Selon la formule de Christophe Wavelet, "Quels corps ? Quels savoirs ? Quelles transmissions ?", Marsyas, n° 34, juin 1995.
72
Cf. l’explication par Foucault de la nouvelle dimension qu’il entend donner à son histoire de la sexualité après La volonté de
savoir, dans son introduction à L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
73
Pourparlers, Paris, Editions de Minuit, 1990, p.113-160.
74
Tels que Foucault les a exposés dans Surveiller et punir et dans La volonté de savoir.

19
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

sante et la motricité ne se constituent que par rapport à la perception d’un milieu ou d’un environnement
spécifique (géographique, historique, socio-politique, économique, religieux, esthétique, pédagogique et
affectif) et en réponse à l’ensemble des stimuli sensoriels que cet environnement propose, une histoire de
la danse se devrait de prendre en compte l’histoire de cette perception qui façonne une motricité singu-
lière. "Ce que je vois produit ce que je ressens, et réciproquement mon état corporel travaille à mon insu
l’interprétation de ce que je vois" écrit Hubert Godard75. Si chaque environnement crée une corporéité
spécifique, un même mouvement, une même figure ne sauraient, d’une époque à l’autre, être porteurs du
même sens dans la mesure où les corps et l’organisation de leurs coordinations sont radicalement autres,
que la motricité n’est plus la même. Hubert Godard énonce ainsi des conditions d’une nouvelle perspective
pour l’histoire de la danse :

Chaque individu, chaque groupe social, dans une résonance avec son environnement, crée et
subit ses mythologies du corps en mouvement, qui façonnent ensuite les grilles fluctuantes,
conscientes et non conscientes, en tout cas actives de la perception. La danse est le lieu par
excellence qui donne à voir les tourbillons où s’affrontent les forces de l’évolution culturelle,
qui tend à produire et en même temps à contrôler ou même à censurer les nouvelles attitudes
de l’expression de soi et de l’impression d’autrui. Ainsi le geste et sa captation visuelle fonc-
tionnent sur des phénomènes d’une infinie variété qui interdisent tout espoir de reproduction
à l’identique (00.) Il est cependant permis de repérer certaines constantes non dans les indi-
vidus ou les figures qu’ils émettent, mais dans les processus opérateurs du mouvement et de
son interprétation visuelle76.

L’histoire de la danse à venir ne saurait donc être une histoire des sujets, mais bien l’histoire des proces-
sus opérateurs du mouvement - qui sont autant de "processus de subjectivation". Ils révèlent ainsi autant
les mythologies du corps dominantes (inscrites jusque dans le système postural des individus) qu’ils ne
les contestent. Mais Hubert Godard précise qu’aucun déterminisme socio-politique ne peut venir expliquer
des changements dans l’histoire de la danse : "Il n’y a aucune règle linéaire qui permettrait d’imaginer que
tout bouleversement de l’espace social entraîne immédiatement un changement visible et repérable dans
une production chorégraphique".77
Aussi, l’histoire de la danse semble jusqu’à présent inviter le lecteur à lire (au pire) une immense nécro-
logie, (au mieux) un récit qui tend à se développer de lui-même, et qui oublie, au fur et à mesure de ses pa-
ges, des danseurs qui ne désiraient pourtant que donner du corps au corps, en pariant sur l’intensité de leurs
œuvres éphémères pour inquiéter, rester dans les mémoires et mettre en mouvement l’être tout entier.

Une histoire linéaire et progressive


Qu’est-ce qu’une telle histoire de la danse attend de son objet d’étude ? Qu’est-ce qui l’autorise à s’in-
terdire ainsi rythmes et tensions ?

1/ Une telle histoire suppose d’abord l’existence d’une entité "Danse Moderne", courant esthétique,
digne de la majuscule des Beaux-Arts, un et indivisible, propre à constituer un des derniers chapitres d’une
Histoire de l’Art de la Danse78. Elle oublie ce faisant que des artistes comme Laban et Wigman, à leurs dé-

75
Le Geste et sa perception, in La danse au XXe siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot, Paris, Bordas, 1995, p.226.
76
Ibid. p.224.
77
Ibid. p.226.
78
Dans une table des matières, ce chapitre est ainsi placé après les chapitres sur les danses sacrées antiques, les danses du Moyen
Age, le ballet de cour, la danse baroque, l’invention, puis le déclin de la danse classique, la grandeur, puis la décadence du ballet
romantique, la danse néo-classique. A la danse moderne succède enfin la danse post-moderne.

20
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buts du moins, ne travaillaient pas d’abord pour "l’Art", et préféraient plutôt parler de leurs "expériences
de danse" ou de leurs "expériences du mouvement". Elle fait fi également de la multiplicité des dénomi-
nations d’une pratique qui cherchait son nom : "danse libre", "nouvelle danse", "danse allemande", "danse
artistique", "danse absolue", "danse d’expression". Or cette diversité interdit de prime abord d’établir
schématiquement une cohérence globale qui réunirait l’ensemble des artistes rassemblés sous l’étiquette
"danse moderne".

2/ A ce désir d’unité répond un amour des lignages, une propension à assigner des origines et des fins
bien tranchées. Le récit dresse donc des lignées de danseurs, dont l’arbre généalogique est sou vent pré-
senté sous forme de tableau à la fin des ouvrages, afin de donner une vue claire et synthétique d’une vaste
famille qui ne compte pourtant plus le nombre de ses enfants illégitimes, tant la formation des danseurs
relève d’influences plurielles. Mais en tentant de dessiner ainsi une généalogie susceptible de réunir le plus
grand nombre d’artistes, chaque historien propose son arbre, et à chaque fois, origine et dates, "précur-
seurs" et "fondateurs", diffèrent sensiblement.

Le savoir dansé se transmet certes par enseignement direct et par tradition orale. En ce sens il parti-
cipe bien d’une généalogie. Mais encore faut-il interroger le contenu de cette "évidente" transmission, ne
pas oublier d’analyser la nature des liens qui relient les uns aux autres les dépositaires de ce savoir. Ne
pas oublier surtout que l’objet de la transmission est soumis à une transformation incessante. Ce qui se
transmet n’est pas la danse elle-même mais la perception d’un mouvement par une corporéité singulière.
Cette histoire de la danse linéaire et successive présuppose donc l’unité d’un savoir, et se soucie peu de
réfléchir aux relations délicates, au substrat affectif, qui unissent les maîtres à leurs élèves, pas plus qu’aux
modifications inhérentes à toute transmission. Le contenu de ce savoir relèverait, malgré des formes dif-
férentes, d’une nature identique. Ce serait un savoir-objet qui se transmettrait comme un vieux meuble de
génération en génération. C’est ainsi que, d’un bout à l’autre de la chaîne, il ne paraît nullement gênant
de relier, pour "la lignée européenne" par exemple, Jaques-Dalcroze à Harald Kreutzberg (en passant par
Wigman), Laban à Pina Bausch (en passant par Kurt Jooss), ou Nikolaïs à Wigman (en passant par Hanya
Holm). Chaque génération de danseurs est généralement conçue comme le simple "prolongement" inques-
tionné de la précédente, dont elle recueillerait les "influences" à peine définies (ou inversement comme un
simple mouvement d’opposition à la génération précédente) ?79. Ces liens avec le passé ne recèlent donc
aucun effort de redéfinition, de distorsion, de changement de perspective, qui modifierait radicalement le
contenu de ce savoir80.

Au-delà du modèle généalogique, pluriel par nature - dans la mesure où la formation d’un danseur n’est
pas soumise à l’influence un seul maître -, c’est donc le traitement unificateur de ce modèle qui soulève de
nombreuses difficultés.

3/ Corrélativement, lorsqu’il juge l’évolution chorégraphique, l’historien la mesure à sa capacité de


"faire école", de se prolonger et d’assumer une descendance; une danse se doit de fonder un système tech-
nique qui assure sa reproductibilité. Le savoir acquis ne semble pouvoir se transmettre que dans le cadre
d’institutions reconnues81.
79
On pourrait ainsi filer la lignée américaine et unir Delsarte à Ruth Saint-Denis de la manière suivante : le travail du Français
Delsarte s’est répandu aux Etats-Unis par l’intermédiaire d’un de ses élèves, l’acteur américain Steele Mac Key, qui eut lui-même
pour élève Madame Poté, qui fut à son tour le maître de la mère de Ruth Saint-Denis, initiatrice de sa fille, future "pionnière de
la Modern Dance". Un fil similaire relierait encore Delsarte à Ted Schawn, autre pionnier, mari de la pionnière. Ted Schawn était
l’élève de Mary Perry King, élève d’Henrietta Crane, élève du fils de Delsarte, élève de Delsarte !
80
"Seule existe une tradition qui s’enrichit à chaque génération de nouveaux apports." (Georges Arout, op. cit., p. 62).
81
Jacques Baril évaluait en ces termes l’échec d’une danse moderne allemande : elle "en reste au stade des recherches et n’abou-
tit pas à l’élaboration de nouvelles règles [ ... ] et d’un nouveau système de danse. [ ... ] Aucun [des danseurs] ne parvient à
faire école." (op. cit., p. 376).

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

4/ Cette histoire linéaire attend en outre de la danse une progression. Il est en effet précisé qu’au sein
de cette grande famille le disciple "développe" les acquis souvent mal formulés ou mal "systématisés" de
son maître. Chaque fils ou fille, une fois formé, prend son indépendance et "va toujours plus loin" dans la
recherche précédemment entreprise. Chaque chaînon a "ses limites", bute sur "un échec", mais est heureu-
sement relayé et dépassé par le suivant. Dans le cas contraire, le développement s’arrête. "La Danse"connaît
un "déclin", meurt, puis organise sa "Renaissance". Chaque génération de danseurs enterre l’autre, ou an-
nule les œuvres de ses maîtres. Comme si la danse de Pina Bausch annulait celle de Wigman ou de Valeska
Gert, ou la danse de Merce Cunningham celle de Martha Graham ou de Doris Humphrey. Pour ces historiens,
la danse du passé est dépassée, morte comme un bel objet de célébration.

Dans cette perspective linéaire, il a donc fallu supposer "morte" "la danse classique" de la fin du XIXe siè-
cle pour que naisse, avec le siècle, la danse moderne. L’histoire de la danse moderne attend donc aussi de son
objet qu’il s’oppose à la danse classique, étant entendu que celle-ci est un bloc sans faille qui, après s’être
épanoui de la fin du XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle, connaîtrait ensuite un déclin sans fin. Il aurait donc
fallu attendre le début du XXe siècle pour que "la danse moderne" formule une critique de la danse classique
- et ce par une Américaine dont le pays n’avait pas encore de tradition "classique" centenaire ! Ou par des
danseurs allemands qui jugeaient pourtant leur pays comme dépourvu de profonde tradition chorégraphique
! La danse moderne est ainsi présentée dans le cadre d’une opposition close, obéissant à ce rythme toujours
binaire et morbide qui oppose les Classiques aux Modernes, puis les Modernes aux Contemporains.

5/ Cependant ce dualisme est nourri d’un dernier présupposé qui touche au statut même du corps dan-
sant. L’histoire de la danse attend, d’une part, profondément de la danse moderne qu’elle exprime et qu’elle
rende visibles les émotions les plus intimes des danseurs. Ou d’autre part, dans le cadre du récit moderniste
«purificateur», qu’elle évacue l’arbitraire subjectif au profit d’une quête d’un mouvement "pur". "Le" corps
devient ainsi un outil à fabriquer, mis au service d’une volonté d’expression de soi, ou d’une réalisation
de "l’Idée" cinétique que la danse classique ne permettait pas ou plus. "Le" corps communique ainsi un
contenu affectif ou abstrait sous la forme d’un "langage" propre, avec sa "grammaire", sa "syntaxe" et son
"vocabulaire". Le mouvement moderne traduirait pour certains "l’intériorité" de l’exécutant, définie comme
la source du mouvement, le lieu de sa véritable motivation et témoignerait, pour d’autres, d’une déper-
sonnalisation au profit d’une configuration dynamique spatio-temporelle. Quel que soit le point de vue,
"Le Corps" est toujours envisagé comme un médium permettant soit l’expression de nécessités intérieures
ou extérieures, soit la visualisation abstraite d’un espace-temps par le biais de corps en mouvement. En
d’autres termes, cette histoire de la danse est fondée sur une pensée du sujet que vient pourtant sans cesse
remettre en cause la corporéité dansante. On perçoit mieux ainsi pourquoi l’histoire de la danse ne s’est
jamais vraiment intéressée aux pratiques corporelles elles-mêmes, ou plutôt à l’expérience du danseur. Elle
l’excluait de fait parce qu’elle refusait d’envisager la spécificité du corps en danse, le travail des sensations
et des perceptions qui le constitue, comme les dispositifs grâce auxquels il s’inscrit hors d’une pensée du
sujet. "Ici, danse un soi", écrivait Wigman. Une histoire de la danse unifiée, linéaire et cumulative, déter-
ministe et progressiste, oublie donc en chemin ce qui fut, et ce qui demeure, la modernité des plus grands
danseurs-chorégraphes "modernes", l’énergie à l’œuvre dans leurs recherches. Elle date pour enterrer, puis
oppose pour simplifier. La dernière réalisation, la meilleure, tend enfin à rejoindre la jeunesse de l’historien
et la danse qui lui est contemporaine.

Nous n’envisagerons donc pas ici la danse moderne comme un "courant artistique" dont Laban et Wig-
man seraient "des chefs de file" parmi d’autres, courant surgi avant la Première Guerre Mondiale et qui

22
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

viendrait s’inscrire dans une liste déjà longue82 d’autres courants qui, se chassant l’un l’autre, sont sortis de
notre temps. Nous ne chercherons pas ici à les définir comme "à l’origine de" pour leur dresser des statues,
mais on voudrait, comme nous y invite Deleuze, "prendre les choses là elles poussent, par le milieu"83, et
approcher la formation du nouveau, l’émergence sans cesse renouvelée d’une actualité.
C’est plutôt en interrogeant ce que fut le désir d’être "moderne", et le contenu divers et parfois contra-
dictoire des pratiques de Laban et Wigman, qu’il est possible de réfléchir sur la modernité de leur "danse mo-
derne". Notre hypothèse est que ce désir de modernité mettait en jeu la définition et la fonction même de la
danse. Il induit des questions qui se sont rejouées tout au long de leurs vies, aussi bien dans les années dix
que dans les années trente, questions qui demeurent aujourd’hui ouvertes dans la création contemporaine.

Les approches socio-idéologiques


"la vérité" de l’historien.
On peut envisager cependant d’autres approches historiques de la danse. Une approche critique socio-
idéologique, proche de l’histoire des idées, s’emploierait à définir Laban et Wigman comme "les représen-
tants" d’une sensibilité chorégraphique (baptisée diversement des noms de "danse libre" ou, plus fréquem-
ment, de "danse d’expression") qui, en germe avant la Première Guerre Mondiale, connaîtrait son apogée
sous la République de Weimar. Cette sensibilité chorégraphique est elle-même conçue comme "l’expression"
ou le "reflet" des tensions et des contradictions de son époque. En quête de critères de cohérence idéolo-
gique et sociologique, et soucieux de "replacer" la danse dans son contexte, l’historien analyse ses valeurs
morales, politiques, religieuses, en fonction des liens qu’elle peut entretenir avec l’éventail des courants de
pensée contemporains (anarchisme, socialisme, pacifisme, féminisme, nationalisme, antisémitisme, etc.).
Telle est par exemple la démarche de Susan Manning qui réévalue et analyse les danses de groupes de Wig-
man à la croisée du féminisme et du nationalisme. Si elle affirme certes que les acquis de la danse "absolue"
demeurent vivants tout au long de la carrière de Wigman, elle démontre que son œuvre pour groupe s’est
radicalement transformée au fur et à mesure de l’évolution politique du pays. Bien qu’elle se défende, à
juste titre, d’écrire un récit où tous les chemins mènent au nazisme, elle privilégie néanmoins la logique
idéologique de l’œuvre : Wigman aurait d’abord su inventer, dans les années vingt, un espace utopique où
puissent se reconnaître les femmes de son temps, puis une communauté où se réconciliaient la soliste et
le groupe dans une dialectique dynamique. Au cours des années trente, cette communauté aurait changé
de signification pour répondre aux exigences du régime84. Les textes des programmes valorisent ainsi le
groupe comme une masse unifiée sous la direction d’un chef, privilégient un archétype féminin tradition-
nel et le sacrifice individuel au nom du destin de la communauté de danseurs anonymes, écho direct au
culte du soldat inconnu85. Mais Susan Manning ne cesse cependant d’affirmer, et tel est l’aspect le plus
subtil de son travail, combien l’œuvre de Wigman, qui fut autant le fruit d’une résistance que d’une volonté
d’adhérence à son temps, est paradoxale. Ainsi des œuvres qui semblent à contre-courant peuvent, de fait,
participer au statu-quo et inversement, celles-là mêmes qui adhèrent aux exigences du pouvoir, s’avèrer
aussi contenir une dimension subversive86.

82
Danses baroque, classique, romantique, expressionniste, futuriste, minimaliste, etc.
83
Pourparlers, op. cit.
84
Nous reviendrons sur le contenu de ses analyses dans notre troisième partie.
85
Cf. l’analyse de Susan Manning, op. cit., p. 167-220.
86
Mais Susan Manning ne développe pas cette dimension et cette logique proprement esthétiques de l’œuvre.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Mais l’historien peut encore chercher à reconstituer la formation intellectuelle des danseurs et l’évolu-
tion chronologique de leurs pensées87. Il peut établir aussi la composition sociologique de divers groupes de
danseurs, les réseaux de sociabilité et d’amitié qui les traversent, les institutions ou organes qui assurent
la diffusion de leur travail, enfin la réception de leurs œuvres dans les différentes couches de la société. Il
construit alors une série d’analyses qui proposent l’inscription la plus fine possible de la danse dans l’évo-
lution du monde qui lui est contemporain.

S’il met l’accent sur l’histoire de l’art, il vise à reconstruire les divers types de liens (liens amicaux, com-
munauté de perceptions et de sensibilité, complicités formelles, travail collectif) que la danse tissait avec
d’autres courants et pratiques artistiques (peinture, sculpture, architecture, cinéma, musique, mise en scè-
ne) : en particulier le groupe Dada-Zurich, "Der Blaue Reiter", le "Bauhaus", "Die Brücke", et l’ensemble des
avant-gardes du début du siècle. Telle est par exemple la démarche sociologique et esthétique de Jean-Michel
Palmier qui s’attache à définir, dans le croisement des œuvres littéraires, picturales, théâtrales et cinéma-
tographiques, les composantes de la sensibilité expressionniste et son origine. Mais la danse est demeurée
totalement hors du champ de ses recherches, comme l’absente de cette histoire de l’ expressionnisme88.

Ces types d’études, si nécessaires soient-elles à l’histoire de la danse, sont encore rarissimes. Tout en
les appelant de ses vœux, le présent travail n’ y participera cependant point. Leurs présupposés comme
leurs visées ne coïncident pas avec la perspective essentiellement esthétique de cette recherche. De tel-
les approches s’attachent en effet à un gain de connaissance historique. Il s’agit d’établir des catégories
contemporaines aux danseurs étudiés pour tenter de comprendre comment ils vivaient et pensaient en
leur temps. En recherchant l’exactitude des faits, l’histoire des idées et l’histoire de l’art gagnent certes en
savoir positif, en connaissance de plus en plus fine et précise de l’époque et des œuvres. Nous garderons
pourtant en mémoire les réflexions de Georges Didi¬Huberman sur "le ton de certitude" propre à l’historien
qui présuppose, d’une part que la vérité d’une époque serait évidemment du côté du passé, d’autre part que
l’exactitude est le seul moyen de la vérité89. Pour ce qui concerne les œuvres d’art, et tout particulièrement
les œuvres dansées dont l’exacte description est difficile, voire impossible, puisque l’œuvre disparaît au
moment même où elle est vue, l’exactitude est une chimère, même lorsque subsiste un scénario précis ou
une partition du mouvement. Aussi ce travail n’appartient-il pas au genre et aux exigences des "travaux
d’historiens", il s’inscrit en revanche dans l’ordre de l’essai dont le champ est l’histoire, un essai qui ne vise
pas, comme le souligne Foucault "à n’assurer que l’acquisition des connaissances (... ) mais autant que faire
se peut, l’égarement de celui qui connait"90. Une recherche enfin qui s’interroge à travers cette approche
de Laban et de Wigman sur la manière de penser la corporéité dansante et son histoire.

En outre, une des finalités du travail historique est de périodiser, c’est à dire de rechercher la cohérence
d’une époque et de définir un moment de rupture annonciateur d’une nouvelle époque. Si périodiser consti-
tue un puissant outil heuristique de la démarche historique pour poser des cadres et faire apparaître des
problèmes, encore faut-il garder à l’esprit que ces périodes, en tant que telles, n’existent pas, et veiller à
s’écarter de toute tentative de réification. Encore faut-il se méfier d’une conception finaliste de l’évolution
artistique qui verrait sous la pression d’une nécessité historique, une période s’enchaîner à la suivante.

87
Telle est la démarche de Vera Maletic (op. cit.) à propos de l’évolution des concepts de Laban.
88
Se reporter à Jean-Michel Palmier, L’Expressionnisme et les arts, tomes I et II, Paris, Payot, 1979.
89
Voir en particulier Devant l’image (Paris, Minuit, 1990), et notamment dans le chapitre premier (p. 41 et suiv.) les sections
intitulées "L’histoire de l’art dans les limites de sa simple pratique", "L’illusion de spécificité, l’illusion d’exactitude et le coup
de l’historien".
90
L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, p.14.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Au nom de quoi, l’évolution artistique suivrait-elle en effet comme par magie le déroulement des décennies
ou celui des changements politiques91 ?

Les victoires du savoir historique se doivent donc de rester modestes, d’avoir conscience qu’elles sont
aussi le fruit d’un acte de l’imagination présente - et pour l’historien de la danse, qu’elles sont aussi le fruit
de son propre état de corps. S’il précise ainsi la connaissance d’une époque, ce savoir prend surtout le ris-
que de laisser en chemin l’expérience chorégraphique elle-même, et l’analyse même des processus de créa-
tion chorégraphique. C’est donc à la lumière du présent, et de notions anachroniques parfois étrangères au
domaine de la danse, que nous avons réfléchi sur les pratiques de Laban et de Wigman telles que ceux-ci en
rendaient compte dans leurs textes. Pourquoi celles-ci nous concernent-elles et nous touchent-elles main-
tenant ? Quelle est donc la "modernité" de ces danses et de ces expériences chorégraphiques "modernes" ?
En quoi ces discours révèlent-ils surtout quelque chose du processus chorégraphique lui-même (non de ses
figures) ? Que nous apprennent-ils sur la dynamique interne du mouvement qui résiste à une classification
par époques historiques, lieux géographiques ou catégories sociales ?

Il s’agit donc de composer avec l’anachronisme même. La perspective n’est pas ici de vouloir pénétrer le
passé pour y plonger jusqu’à s’y fondre, mais de comprendre, à l’horizon de cette réflexion, en quoi la danse
contemporaine est tout aussi traversée par l’œuvre de Laban et de Wigman qu’elle n’en diffère. L’approche
adoptée ici n’est donc pas chronologique. Si des repères sont cependant nécessaires, nous ne privilégierons
pas l’évolution de la pensée de Laban et de Wigman, même si nous avons été sensible à la prégnance d’un
contexte idéologique qui domine l’écriture de certains textes.

Plus fondamentalement, et telle est notre hypothèse, la dialectique des acquis et des difficultés qui
caractérise leurs recherches chorégraphiques dépasse ces déterminations idéologiques et se retrouve d’un
bout à l’autre de leurs vies. Les difficultés qu’ils rencontrèrent en inventant la danse dont ils rêvaient de-
meurent aujourd’hui dans le cadre d’une problématique esthétique, par delà des contextes historiques et
des rapports de force différents. Certains de leurs combats, et non des moindres, sont loin d’être conclus.

Si l’histoire de l’art s’attache à connaître de manière définitive l’ensemble des conditions de production
d’une œuvre passée et son inscription précise dans un contexte donné, le discours hagiographique s’atta-
che lui à faire perdurer ce passé. Nombreux sont en effet les ouvrages sur Laban et Wigman écrits par leurs
anciens élèves ou leurs proches contemporains. Ils révèlent alors la vérité d’une image souvent légendaire
et mythique que les maîtres souhaitaient laisser à la postérité, ou que les élèves se plaisent à garder d’eux.
Par delà d’inévitables distorsions, ces textes prennent donc une valeur de document en eux-mêmes, et
soulignent une image passionnée certes, mais souvent lissée et dépourvue des aspérités et de la confusion
propres à un ensemble de pratiques nouvelles92. Ils révèlent aussi le désir du disciple de se situer dans
une lignée que le maître n’a pas toujours systématisée de la sorte. Ils schématisent, pour mieux légitimer
l’autorité sous laquelle ils se placent et pour finalement se légitimer eux-mêmes.

91
Ainsi la démarche de Susan Manning, aussi passionnante qu’elle fût, nous semble en partie, par trop finalisée : l’évolution de
l’œuvre de Wigman obéit dans ses grandes lignes au découpage chronologico-politique : années dix (formation), années vingt
(Weimar et l’expérimentation), années trente (la danse soumise au nazisme), l’après-guerre (l’héritage et la danse-théâtre).
92
Tel n’est pas le cas de L’Aventure de la danse moderne en France, 1920-1970 de Jacqueline Robinson (op. cit.), où la forme
éclatée de la chronique ne dresse pas une histoire des vainqueurs, mais rend compte de l’extrême diversité des tentatives des
danseurs de cette période.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Désir de souvenir et désir d’oubli


Quelles que soient la démarche et les méthodes adoptées dans ces différents modèles historiographi-
ques, la danse moderne est définie, avec plus ou moins de nuances, comme un objet passé, comme une
chose du passé, non contemporaine.

C’est là un raccourci qui rend peut-être compte du rapport que de nombreux danseurs semblent entrete-
nir à l’histoire de leur pratique. Mais comment l’histoire qu’on leur propose, profondément académique en
ce qu’elle ne tient pas compte de la spécificité du corps dansant, pourrait-elle résonner dans leur pratique ?
Etrangère à leur présent, elle ne les concernerait quasiment plus. Si une amnésie a marqué les années qua-
tre-vingt, les acteurs des années dix neuf cent quatre-vingt dix témoignent d’un désir de s’interroger sur
l’histoire de la danse et sur les conditions la transmission chorégraphique.

La nature éphémère de l’œuvre chorégraphique paraît en effet interdire toute perspective historique
traditionnelle. Essentiellement liée au corps de l’interprète au moment où il danse, la danse est a priori en
opposition radicale à tout projet historique. L’instant vécu de la représentation ou du travail en studio,
leur présent, défieraient toute récupération historiciste et toute tentative du désir cognitif comme du dé-
sir de souvenir. Ce point de vue du danseur sur l’histoire de son art, révèle une critique fondamentale du
désir de souvenir lui-même, comme désir inhérent à la perspective historique. En d’autres termes, le projet
chorégraphique, par sa nature même, remettrait en question la discipline historique, ses méthodes et ces
techniques de captation du réel. Il provoque en cela une profonde blessure narcissique pour l’historien qui,
soucieux de scientificité, renonce difficilement à ne pas prédestiner son objet d’étude à ses modèles inter-
nes. Il inviterait en effet, suivant la belle formulation de Laurence Louppe, à "l’avènement d’une pensée
qui accepte la mobilité des formes sans en fétichiser l’objet", et joue de la "vanité" de son projet comme
condition même de son existence93. Le refus de l’histoire implique ici une conscience aiguë "des effets
pervers de la nostalgie" en danse, dénoncés par Michel Bernard94, pour qui la mémoire de la danse ne peut
se retrouver par la simple intention de mémoire. Elle relève d’une mémoire involontaire qui surgit dans
des conditions complexes et toujours spécifiques. En ce sens, on ne peut donc parler de "transmission" de
la danse, ce qui se transmet c’est d’abord une perception de la danse, particulière à chaque interprète, en
aucun cas la danse elle-même.

C’est la question même du désir de répertoire et du désir de reconstitution qui se trouve posée. Quels
que soient les moyens mis en œuvre, notation du mouvement, vidéo, photos ou films, transmission orale,
reconstitution textuelle, tout désir de "reconstitution" rate son but95. Elle propose alors un simulacre, une
évocation, ou beaucoup mieux, une véritable re-création de la chorégraphie de départ, en aucun cas une
reproduction fidèle d’une danse tenue pour originale96. Quel est en effet le sens d’une "version originale" en
danse, dès lors que d’une représentation à l’autre, la forme même du mouvement s’est modifiée subtilement
suivant l’interprétation du danseur? A fortiori, tout mouvement interprété par un autre danseur n’est-il
pas, par essence, différent de celui du danseur "d’origine", ne serait-ce que parce que leurs corporéités ont

93
"La traversée des vanités ou le projet chorégraphique", in La danse, naissance d’un mouvement de pensée, ou le complexe de
Cunningham (Paris, Armand Colin, 1989, pp. 40-46).
94
Michel Bernard, "Le désir de mémoire ou les effets pervers de la nostalgie", texte d’une communication au colloque "La Danse,
la mémoire et l’oubli», Arles, 1989.
95
C’est pourquoi le quatuor A. Knust qui a exhumé en 1994 des chorégraphies de Doris Humphrey ou de Kurt Jooss (et qui pré-
pare pour 1996 la reprise d’une pièce d’Yvonne Rainer) à partir d’une lecture collective des partitions en notation Laban, préfère
parler de "reconstruction" et non de "reconstitution".
96
Pour échapper à la muséification, les anciens danseurs de Dominique Bagouet ont ainsi entrepris de créer l’association "Carnets
Bagouet". Elle a pour objectif la transmission collective des œuvres et du savoir acquis avec le chorégraphe.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

des histoires différentes ? Aussi la notion de version chorégraphique "originale" ou de danseur "d’origine"
ou de mouvement "original" n’est-elle pas un mythe qui permettrait d’assoir l’autorité et le pouvoir de ceux
qui seraient les dépositaires de ce savoir ou encore de dénigrer, au nom d’une vérité passée, la validité
d’une interprétation contemporaine97 ?

Michel Bernard insistait à juste titre98 sur la prédétermination du souvenir par le désir de se souvenir. Le
mouvement dansé est alors considéré, d’une part, comme une donnée objective, comme une réalité en soi à
restituer. D’autre part, ce désir porte en lui une intention qui modifie inévitablement l’expérience de l’évé-
nement passé. La reconstitution est enfin une recomposition soumise aux choix sélectifs du chorégraphe qui
reprend une pièce. Cet artefact n’a donc "d’autre temporalité que celle de son mode spécifique de conserva-
tion, de rappel et d’énonciation"99. Loin de s’approcher d’une qualité de mouvement radicalement étrangère,
parce qu’anachronique, le désir de reconstitution s’éloigne du mystère profond de ce mouvement passé. Le
danseur ou le chorégraphe refusent alors fondamentalement de vivre autre chose que ce qu’ils désirent et
connaissent déjà. Transformant le mouvement dansé en une forme signifiante reproductible, ils oublient
tout le réseau de contingences qui relie un mouvement à une corporéité singulière. Par delà le point de vue
du danseur qui tenterait de reconstituer, ou mieux, de reconstruire et se ressaisir au présent de la trace d’un
mouvement passé, toute la difficulté de l’histoire de la danse repose donc sur l’impossibilité d’objectiver
l’œuvre, de la détacher de l’ici et maintenant du corps des interprètes durant la représentation.

Mais la danse moderne serait-elle née d’elle-même, ex nihilo ? Serait-elle sans histoire en quelque
sorte ? Morte de sa belle mort sans laisser aucune forme de traces ? La critique du désir de souvenir et des
effets pervers de la nostalgie ne peut être complète que si elle interroge aussi son autre face : les effets
pervers du désir d’oubli. La volonté d’oublier espère arracher la danse dite "moderne" à tout processus his-
torique. La danse moderne - ou la danse contemporaine - se décrètent alors opposées à "la" Tradition, voire
sans tradition. Par cela même, elles restent entièrement dépendantes de ce à quoi elles s’opposent. Le désir
d’oubli risque en outre de développer une surenchère dans la production d’œuvres qui, s’illusionnant sur
leur nouveauté, se soumettent en fait à des impératifs socio-économiques. En outre, le lieu commun qui
tend à définir la danse comme un art éphémère, défiant toute tentative historique, lui interdit surtout la
faculté de produire des remémorations. Le mouvement jamais ne s’arrête, ne cessait de répéter Laban. La
remémoration, à la différence du souvenir, volontaire et intentionnel, est le résultat aléatoire et incertain
d’un travail de la mémoire involontaire. Elle a son propre temps100. Mais encore faut-il pour accueillir la
force vivante de ce passé en mouvement, renoncer au désir de souvenir, qui momifie pour une seconde
jouissance les effets d’une œuvre chorégraphique, rejeter les images d’Epinal convenues, les anecdotes
usées, les analyses qui ne tendent qu’à rassurer une conscience inquiétée par la perception du mouvement.
La notion de remémoration en danse ne peut se comprendre que si l’on rappelle que la corporéité du dan-
seur est, en vérité, pétrie de traces et de mémoires gestuelles. Qu’est-ce en effet que la formation d’un
danseur sinon l’accumulation de savoirs kinesthésiques intégrés, mobilisés et rejoués dans le présent ?

97
Un tel mythe s’avère étranger dans le monde des musiciens pour qui la notion d’interprétation originale n’a guère de sens.
Serait-il donc propre à la danse ?
98
"Le désir de mémoire ou les effets pervers de la nostalgie", op. cit.
99
Ibid.
100
Cette notion est au centre des réflexions de Benjamin sur Proust et Baudelaire. Nous reviendrons plus longuement sur ce point
à propos de la notion d’expérience en danse chez Laban.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

En vérité, désir de mémoire et désir d’oubli se croisaient déjà l’un et l’autre dans la corporéité et le dis-
cours des artistes qui inventèrent la danse "moderne". Il faudra donc accepter également, et la part d’oubli,
le mouvement nécessairement oublieux de la danse, et la part de mémoire, son mouvement mémoriel, pour
tenter de saisir la pertinence des questions posées par Laban et Wigman, pour imaginer aujourd’hui la force
de leurs entreprises. C’est en acceptant l’oubli et les métamorphoses nécessaires que le "vieux" pourra à
nouveau surgir comme singulier. En d’autres termes, dialectiser le jeu de la mémoire et de l’oubli, c’est
commencer à penser l’histoire de la danse.

III. LA MEMOIRE DES TRACES TEXTUELLES


S’il n’y a pas de remémorations sans traces, encore faut-il examiner les statuts et les valeurs particuliè-
res des traces ici choisies, les traces textuelles. L’analyse des images photographiques n’interviendra pas en
effet au cours de ce travail. Ce serait là un tout autre projet, passionnant certes, mais qui, pour être mené
avec quelque rigueur, suppose d’interroger l’histoire de la pratique photographique et de ses techniques,
les rapports complexes de la pratique chorégraphique à l’image, les connivences ou les pièges qui nouent
le désir du photographe à celui du danseur. Ainsi pourrait être compris le travail de remémoration propre à
l’image photographique. Outre le fait qu’il existe très peu de films sur Laban et sur Wigman, le même type
de problématique serait à mettre en œuvre avec des traces cinématographiques.

Les écrits des danseurs, les traces textuelles, parce qu’elles révèlent la complexité d’une énonciation et
d’un désir, ne dépendent pas seulement de la maîtrise du jeu rhétorique et ne produisent pas que des simu-
lacres linguistiques. Dans ces textes, la danse n’est pas pensée comme un simple objet visible et lisible, ou
comme une forme explicable et reproductible par le discours. Laban et Wigman proposent un travail théo-
rique de réflexion et de formulation sur les mots de la danse qui est aussi un travail poétique. Les qualités
d’écriture de Wigman sont indéniables et son style n’est pas sans séduire le lecteur. Plus théoricien, Laban
étonne par son goût de la recherche et son aventure conceptuelle. Nommer fut donc une part importante
de leur pratique quotidienne et appartient aussi à leur travail de création chorégraphique. Or ces mots-là
précisément, qui accompagnaient le travail en studio, furent lus ou transmis oralement, on les entend
encore aujourd’hui dans les cours ou «ateliers d’improvisation et de composition de danse contemporaine»,
bien des années plus tard, avec un contenu parfois modifié. Et si les mots diffèrent parfois, ce sont les
schémas de pensée, ou de pratiques, qui survivent (à commencer par la notion même d’"atelier").

Aussi l’étude spécifique de ces textes de danseurs au travail a l’avantage, sur l’analyse des documents
photographiques, de nous libérer des images qu’ils ont données d’eux-mêmes : elle permet de découvrir une
mémoire qui tente de réinventer l’amont du spectacle et du produit fini. Les textes ouvrent donc sur cette
mémoire en amont, sur tout le travail imaginaire et les rêves de corps à l’œuvre qui précèdent l’effectuation
du mouvement.

Tous les textes de Laban et de Wigman, leurs livres, leurs articles, notes, journaux, conférences ou en-
tretiens, témoignent à l’évidence, par leur régularité et leur quantité d’une part, leur qualité et leur diver-
sité d’autre part, d’un effort constant de définition et de redéfinition, d’un immense désir de faire accepter,
d’expliquer et d’approfondir par le verbe aussi leur travail de création. Parmi ces textes ont été choisis par
priorité ceux qui restent facilement accessibles, ceux que tout danseur peut consulter de façon relative-
ment aisée. C’est pourquoi les sources et traductions anglaises, d’accès plus facile, furent privilégiées101.

101
L’on ne s’est pas interdit cependant, chemin faisant, de recourir à des inédits, ni de se référer à des originaux en langue
allemande.

28
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Ce travail ne prétend donc pas à l’exhaustivité de l’historien qui chercherait à écrire une monographie
de Laban ou de Wigman à partir de toutes les sources existantes. Il accepte la part d’aléa qui préside à la
publication éclatée des documents102. L’ensemble de ces écrits est en effet dispersé et n’est pas, à ce jour,
entièrement répertorié ou a fortiori rassemblé dans des œuvres complètes. Mais il existe un corpus de tex-
tes publiés, parfois traduits en anglais ou en français, dont l’ampleur est plus que suffisante et qui reste
représentatif de cette production écrite.

Parmi ces textes publiés, l’accent a encore été mis sur ceux où Laban et Wigman s’attachaient à une
définition de leur pratique comme "moderne", ceux où se met en place de façon plus ou moins systématique
la constellation de concepts et de problèmes organisée autour de l’expression "danse moderne" et de ses
synonymes. Aussi fut-il possible de repérer parmi ces notions celles qui semblent avoir traversé l’ensemble
de leurs deux vies, celles aussi qui furent entre eux objets de débats et de dialogues.

C’est ainsi que la perception du présent (présent des mouvements de la ville moderne, présent de la
machine, présent de la guerre) fit l’objet d’une première interrogation. Comment les danseurs "modernes"
réagissaient-ils aux mouvements présents et pensaient-ils une danse de la vie moderne (de quelle vie
moderne) ? Comment inscrivaient-ils leurs mouvements dans le présent ? Laban et Wigman répondent en
nommant et en définissant leur travail comme "expérience du mouvement" ou "expérience de danse". En
quête de ce que Benjamin appelait "les ressources naturelles et physiques de la remémoration"103 chez un
homme moderne dépourvu d’expérience, ils en cherchent les conditions de possibilité. C’est donc à travers
l’expérience du mouvement et à partir de son résultat, l’extase de la "motion", que ces deux artistes défi-
nissent aussi leurs rapports à la tradition et à l’histoire de la danse. Comment cette expérience peut-elle
appartenir à une tradition ? Et à quel type de tradition ? Quelles sont alors les modalités de cette expé-
rience ? Comment inventer une technique de l’improvisation et une conception de la composition aptes à
préserver cette expérience, sa modernité ? C’est là un des principaux enjeux de leurs écrits. Comment pré-
server les acquis et les découvertes du studio sur scène, et comment les transmettre pour assurer l’avenir ?
Ces questions se relient toutes à ce désir de définir une danse "moderne" qui, loin d’être présentée comme
un art éphémère, se donne pour tâche d’être une danse du présent. Il ne s’agit donc pas de rappeler ou
d’exhumer les exigences des ancêtres pour nourrir une forme de nostalgie, mais plutôt de découvrir, dans
les difficultés et l’intensité de deux processus de création, la pertinence (ou non) des réflexions de Laban
et Wigman pour la danse contemporaine.

Les textes étudiés ont des statuts très divers. Il s’agit aussi bien de textes à caractère autobiographi-
que104 que d’exposés plus théoriques, sous forme d’ouvrages ou d’articles105, de descriptions de danses (ou

102
L’essentiel des textes importants de Laban (parmi ceux qui n’ont pas été perdus) a de fait été publié et souvent traduit
vers l’anglais. Pour ce qui est de Wigman, Walter Sorell a recueilli. traduit et édité un très grand nombre d’articles, notes et
interviews, et Jacqueline Robinson a traduit en français Le Langage de la danse. Nous avons donc cité et traduit l’essentiel des
citations à partir des sources anglaises.
103
Paris. Capitale du XIXe siècle (op. cit., p. 405).
104
En particulier de l’autobiographie de Laban (Ein Leben für den Tanz. op. cit.) qu’il publia à l’âge de 56 ans, en 1935, au moment
où il jouissait d’une grande reconnaissance et avait de grandes responsabilités officielles. Elle sera ici particulièrement utilisée
tant elle est riche aussi bien d’informations personnelles, de témoignages sur la vie moderne que de réflexions théoriques sur le
mouvement. Cf. aussi quelques articles concernant les débuts de ses recherches dans les années dix, dans Laban Art Mouvement
Guilde Magazine/L.A.M.G. Magazine.
Wigman quant à elle n’a pas publié d’autobiographie, mais des petits textes, ou des notes et des interviews, contenant de nom-
breux éléments autobiographiques. Ils ont été en partie rassemblés par Walter Sorell à qui Wigman avait confié cette tâche (The
Mary Wigman Book, op. cit.).
105
De Laban, il faut en particulier citer Die Welt des Tanzers (1921), Effort (1947), The Mastery of Movement on the stage (1950),
ainsi que de nombreux articles théoriques publiés en allemand dans la revue Schrifttanz de 1928 à 1931, puis en anglais dans la
revue L.A.M.G. Magazine. Les principaux articles parus dans Schrifttanz ont été traduits et réédités par Valerie Preston-Dunlop et
Susanne Lahusen (Schrifttanz - A view of German Danse in Weimar Republic, London, Dance Books, 1990).

29
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

récits de leur processus de création), de quelques textes militants pour la "nouvelle danse allemande",
enfin de poèmes ou de notes écrites au fil des jours.

Comment, en lisant ces traces écrites, éveiller le jeu des remémorations et participer à cette dialectique
de la mémoire et de l’oubli ? D’abord, en acceptant d’avoir perdu, c’est-à-dire de n’avoir jamais vu cette
part dansée de passé. Les textes ne peuvent en effet se substituer aux œuvres. Ils ne les remplacent pas.
Le rapport du discours aux œuvres est de fait soumis à de nombreux décalages. Le discours est ainsi parfois
en deçà de l’œuvre, réducteur par rapport à ses possibilités, ou au-delà de l’œuvre, porteur de promesses
encore non réalisées, parfois en accord avec les virtualités de l’œuvre, ou simplement à côté d’elle. S’il
est difficile en histoire de la danse de juger du décalage entre la théorie et la pratique, il est possible en
revanche - telle sera notre hypothèse - de saisir, dans les contradictions et les moments de confusion du
discours, ce qui fit et fait peut-être une part de la difficulté et de la jouissance des expériences de danse.

IV. A LA RECHERCHE DE LA MODERNITÉ


DE LA DANSE "MODERNE"
Pour Laban comme pour Wigman, l’appellation même de "danse moderne" ne relève pas de l’évidence.
Elle a au contraire toute l’importance d’un détail où, si l’on déploie le faisceau de questions qu’elle contient,
se cristallisent de nombreux problèmes. La multiplicité des termes employés avant que cette appellation
ne s’impose témoigne donc de la diversité des enjeux, de la variété des conceptions du présent et de son
rapport au passé.

L’analyse incontournable de Hans Robert Jauss sur le concept de modernité106 affirmait la nécessité de
l’historiciser, et mettait en perspective la double perception du temps qu’il implique :

Le mot modernité qui doit en principe exprimer l’idée que notre temps se fait de lui-même dans sa
différence, sa "nouveauté" par rapport au passé, présente, si l’on considère l’emploi qui en a été fait dans
la tradition littéraire, ce paradoxe de démentir à l’évidence à tout instant, par sa récurrence historique, la
prétention même qu’il affirme.107

Sans reprendre ici l’ensemble de l’analyse de Jauss, rappelons simplement que l’histoire du mot "mo-
derne", toujours défini par opposition à "l’antique", "l’ancien", "le passé", "le classique", "le romantique"
peut se résumer, en un processus de réduction généralisée de l’intervalle qui sépare l’ancien du moderne.
Cette notion recouvre ainsi des réalités différentes, voire contradictoires, pour chaque époque, car elles ne
présupposent pas à chaque moment de l’histoire les mêmes conceptions du temps et du rapport au passé.
Elle suppose aussi un double regard, sur le présent et sur le passé. Par ce regard sur l’histoire, changeant et
renouvelé, qui élimine souvent une part du passé, se formule l’image et le discours qu’une époque se fait
d’elle-même, de sa différence ou de son originalité présente.

De Wigman, on citera d’abord Die Sprache des Tanzes (Munich, Ernst Battenberg Verlag, 1963. Trad. fr. de Jacqueline Robinson
sous le titre Le Langage de la danse, Paris, Chiron, 1990), mais aussi Die Deutsche Tanzkunst (Dresde, Carl Reisner Verlag, 1935),
ainsi que les nombreux articles traduits en allemand et en anglais. Cf Bibliographie.
106
"La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d’aujourd’hui", Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard,
1978, pp. 158-209.
107
Ibid., p. 158.

30
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Enfin le mot révèle aussi un désir, voire une exigence d’énonciation et d’évaluation, qui tentent de réifier
cette histoire sur le mode linguistique, d’en faire la fable. Il proposerait ainsi un simulacre qui participerait
à la fabrication d’une théâtralisation de l’histoire. L’emploi du mot "modernité" serait alors essentiellement
stratégique, il serait l’élément d’une fiction opératoire. Ce serait là l’effet d’un imaginaire théâtral à l’œuvre
dans le récit historique afin de marquer les esprits, d’aider à la polémique, de prendre position.

Définitions statiques, les "Classiques" et les "Modernes".


Un mythe de la rupture
Un bref bilan des définitions autorisées de la danse moderne montre les limites d’une pensée essen-
tiellement statique. Une première caractérisation définit la danse moderne comme une danse "nouvelle"
par opposition aux danses passées, anciennes. Elle oublie ce faisant que la danse s’était déjà revendiquée
comme "moderne" au cours de son histoire, au XVIIe siècle comme aux XVIIIe et XIXe siècles. Définir une
danse moderne par l’idée de changement conduit évidemment à une aporie : le moderne ne se confond
pas avec le nouveau. Si tel était le cas, toute danse "moderne" se verrait annulée par la suivante. En se
revendiquant telle, elle se condamnerait immédiatement à vieillir. La "danse moderne" aurait ainsi vite été
dépassée par la "danse post-moderne", suivie elle-même par la danse "contemporaine". Toute modernité
de ce type est destinée, selon un incessant processus, à un prompt effacement à chaque apparition d’un
nouveau moderne. Toute datation - commencements et fins assignés à telle période chorégraphique - relève
donc plus d’un enjeu de pouvoir particulier, dans le cadre de l’Histoire de l’Art, que du souci de rendre
compte de la modernité d’un travail créateur.

Une seconde définition oppose traditionnellement "danse moderne" et "danse classique". Elle met fa-
ce-à-face, à travers un jeu d’oppositions binaires, deux blocs présentés comme homogènes et dépourvus
d’ histoire. A la tradition classique s’oppose ainsi l’invention moderne, à une technique rigide et figée, la
liberté du mouvement, au divertissement facile et léger, le sérieux et la profondeur d’une intériorité enfin
exprimée, à la mécanique artificielle d’une danse civilisée, le naturel d’une danse primitive et sauvage et au
pictorialisme classique, l’abstraction moderniste. L’apparition de pratiques dansées nouvelles se voit ainsi
rabattue au sein du vieux conflit des anciens et des modernes.

Une telle définition conduit à penser l’histoire de la danse moderne en termes de rupture. Or, si discon-
tinuités il y a dans l’histoire de la danse, encore faut-il se soucier de mesurer et de définir les niveaux et
les rythmes selon lesquels une rupture rompt effectivement quelque chose. C’est là une tâche d’autant plus
délicate que le passage d’un seuil à l’autre n’est pas toujours conscient ni parfaitement formulé. En d’autres
termes, celui qui affirme et revendique la modernité de sa danse n’est pas forcément le plus "moderne". Les
proclamations de rupture couvrent parfois, à divers niveaux, des continuités plus secrètes entre le passé
et le présent.

Cette opposition figée oublie que la danse classique a pu se charger elle-même, au cours de son histoire,
d’une part de sa propre critique. Comment donc expliquer la persistance de cette moribonde, la durée de
son succès sur toutes les grandes scènes contemporaines, son aura auprès de si nombreuses petites filles
qui rêvent un jour de devenir "étoiles", l’image de perfection et de maîtrise qu’elle symbolise auprès du
grand public ?

L’opposition classique/moderne occulte également la revendication et l’ambition, qu’elles soient justi-


fiées ou non, de chorégraphes et de danseurs "classiques" d’être "modernes". Elle néglige encore la com-
plexité d’œuvres chorégraphiques dites "classiques", mais dont l’héritage est en partie revendiqué par les

31
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

modernes108. Au delà, il est peut-être possible de renverser les perspectives et de réévaluer la danse dite
"classique" du point de vue même de la modernité. Loin d’être toujours fondée académiquement, la danse
classique peut se nourrir elle aussi d’un questionnement "moderne" sur l’analyse du mouvement, et s’atta-
che parfois à transmettre des formes hors des principes de l’Ecole109.

Inversement, ce dualisme occulte le choix, légitime ou discutable, de nombreux danseurs "contem-


porains" qui suivent régulièrement des cours techniques "classiques"110, ou le travail de chorégraphes
contemporains avec des compagnies de formation classique. Il oublie ainsi tout ce qui peut persister des
formes et de la pensée de l’esthétique classique dans la danse contemporaine. Il oublie surtout que ce qui
arrive au passé dans le présent est le fruit d’une réécriture permanente des rapports de continuité et de
discontinuité. La modernité ne peut donc se réduire à la proclamation de ruptures par rapport à ce qui la
précède et lui succède. Enfin et surtout, le danseur dit "moderne" n’est pas toujours le contemporain de
ses contemporains. Il cherche à définir ce qui lui est véritablement contemporain: il invente ou pluralise
sa propre tradition, choisit son propre passé, affirme ses propres refus.

Le mythe de la rupture (si fort chez Wigman par exemple) semble donc nécessaire à la fable que se
raconte la modernité en danse. Il répond sans doute à un désir de mobilisation et de polémique - le passé
est nécessaire, ne serait-ce que pour s’y opposer -, mais il ne peut oblitérer des continuités secrètes et
souvent inattendues. Le thème de la mort de la danse classique, ou de la fin du Grand Art, serait alors la
condition même d’un sens et d’une pratique en train d’advenir. Il est l’illusion nécessaire d’une croyance
dans une pratique nouvelle.
Une troisième définition de la danse "moderne", comme danse "contemporaine", danse du contempo-
rain, est également courante. Elle demeure toutefois elle aussi statique, si elle ne parvient à définir les
conditions de l’essence "contemporaine" qu’elle contiendrait. La notation temporelle et chronologique ré-
duit en effet ladite danse "contemporaine" à être enterrée aussitôt que datée. Henri Meschonnic111 souligne
ainsi à juste titre l’exemple le plus net de ce type de confusion en insistant sur le courant dit "Modern
Style", le style 1900. Sa modernité se réduirait-elle à une seule année ?

Loin de ces approches essentialistes, toute la difficulté consiste donc à percevoir de façon plus dynami-
que, plus dialectique, la modernité de cette danse moderne, afin que cette modernité reste un état indé-
finiment naissant. Il s’agit de penser une danse "moderne" débarrassée de l’idée de progrès qui sous-tend
l’idée de changement ou de rupture dont cette danse aurait le privilège. Il importe de s’écarter aussi d’une
vision de l’histoire linéaire, cumulative, et finalement normative. Il faut donc essayer de comprendre la

108
C’est le cas de Balanchine en particulier qui ne voyait pas, lui, de contradictions entre l’artiste moderne et l’artiste classique.
Voir à ce sujet l’article d’Anna Kisselgoff, "Balanchine", in La Danse, art du XXe siècle ? (textes réunis par Jean-Yves Pidoux,
Lausanne, Payot-Lausanne, 1990, pp. 23-28). L’auteur évoque, contrairement aux idées reçues sur Balanchine, le travail pieds
nus (dès les années vingt), l’utilisation du justaucorps, du masque, son travail avec sa première compagnie en collaboration
avec Brecht sur le scénario original des Sept péchés capitaux (en 1933). Elle rappelle aussi le rejet de l’intrigue, la recherche
d’une autonomie du spectacle dansé, fondée sur le seul matériau cinétique, sa quête de "l’abstraction" et de "l’impersonnalité"
des danseurs, l’élargissement du vocabulaire, autrement dit une série d’éléments souvent invoqués comme caractéristiques de
la danse contemporaine.
109
Il en est ainsi par exemple, de l’esprit dans lequel Wilfride Piollet travaille au Conservatoire de Paris ou encore du travail de
Jean Cébron inspiré par Jooss, Leeder et Cecchetti. La verticalité du corps s’y cherche et s’y trouve dans un travail sur l’esthé-
tique de l’aplomb. Le danseur, loin de chercher son équilibre dans une image formelle et extérieure, telle que peut la lui offrir
le miroir, s’attache à saisir en lui-même son propre aplomb, la verticalité singulière de son axe. On se reportera aussi à ce sujet
aux réflexions de Laurence Louppe, "Une nouvelle expérience de l’être" (in Ellipses, regards sur dix chorégraphes contemporains
et témoignages sur une décennie de danse, Lille, Danse à Lille, 1993, pp. 88-90).
110
Ils évoquent en effet le travail particulier des jambes, l’ouverture du bassin, l’acquisition de la vitesse, soit un savoir corporel
acquis à la "barre classique", et susceptible de répondre au mieux à la demande de chorégraphes parfois plus soucieux de "spec-
taculaire" que d’une recherche sur les "états" de corps.
111
Henri Meschonnic, Modernité Modernité, Paris, Verdier, 1988, p. 35.

32
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

danse "moderne" en marge du champ chronologique (mais non pas hors de lui), loin de l’historicisme qui
réduit le sens et la portée d’une danse aux seules conditions historiques de sa production. Il n’existe pas,
remarque Henri Meschonnic, d’après-modernité.

Il est donc nécessaire de réfléchir, comme le propose aussi Antoine Compagnon, à "l’histoire des contra-
dictions de la tradition moderne"112. Comment penser ce "récit à trous", qui tente de comprendre la face
cachée de chaque modernité en réévaluant de façon permanente les reliquats de l’ histoire et la modernité
même des plus grands modernes, comme telle indépassable ? C’est pour ces raisons que Benjamin définit
la modernité comme "un drame"113, que Meschonnic y voit "un combat"114, c’est-à-dire "notre rapport à la
vie". Nul n’est sûr d’être moderne, encore moins de le rester, et les danseurs-chorégraphes peut-être encore
moins que les autres qui parient ainsi sur la seule intensité de leurs œuvres, garant fragile, pour s’assurer
une forme de pérennité.

Les logiques de l’histoire, et particulièrement de l’histoire de l’art, ne peuvent être unifiées. La tâche
de l’historien de la danse est de s’employer de manière insistante à en restituer la pluralité. Alors que les
historiens ne dressent jamais, comme l’a très fortement souligné Walter Benjamin, que la description des
scénarios vainqueurs115, les écrits de Laban et Wigman témoignent autant d’une histoire de leurs réussites
que de leurs impasses. En mettant l’accent sur les difficultés de leurs travaux et de leur processus de créa-
tion, en refusant un récit homogène et lissé, nous tentons de prendre ainsi la mesure des difficultés qu’il
y a à saisir la "vérité" historique d’une pensée chorégraphique.

La modernité comme combat


Un travail du temps et du sujet
Si le mérite de Jauss est d’historiciser la notion de modernité, celui de Meschonnic est d’en faire aussi
"un indicateur de subjectivité"116, un mode historique de la subjectivité. La modernité n’a donc pas de
référent fixe ; elle n’est pas la caractéristique d’un objet ; elle ne se définit qu’en fonction d’un sujet. Elle
marque le travail du temps et de l’histoire dans le sujet, et varie quand le sujet change ou évolue. Pétrie
d’antinomies et d’ambiguïtés, elle n’est donc pas un concept. Elle est ce qui transforme le temps pour que
le temps demeure le temps du sujet. Elle est un combat.

Evoquer l’exigence et le pari esthétique des œuvres et de la pensée de deux danseurs-chorégraphes dits
"modernes", c’est donc tenter de réfléchir à partir de ce non-concept, de ce "concept qui fait vaciller les
concepts"117, en perpétuel bougé dès son origine baudelairienne. En recourant à ce terme dans ses critiques
d’art, Baudelaire le présentait comme un néologisme insuffisant118 et lui conférait, pour la première fois,
une extension et une richesse neuves. Il voulait désigner en effet, d’un même mouvement, la vie moderne,
une partie de l’art moderne, et le processus même d’extraction de la modernité. Il est essentiel de ne jamais

112
Les Cinq paradoxes de la modernité (op. cit., pp. 10-11).
113
Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, trad. fr. de J. Lacoste, p. 139. "La modernité
héroïque se révèle être un drame où le rôle du héros est à distribuer."
114
Modernité Modernité, op. cit., p. 10.
115
"Sur le concept d’histoire", in Ecrits français, Gallimard, Paris, 1991, p.339-356, Benjamin y critique ce bastion de l’histori-
cisme qu’est "l’identification avec le vainqueur" et appelle à "brosser à contresens le poil luisant de l’histoire."
116
Henri Meschonnic, Modernité Modernité, op. cit., p. 33.
117
"Tout le monde ne peut pas regarder en face un concept qui fait vaciller les concepts." (Aragon, "Introduction à 1930",
La Révolution Surréaliste, n° 12, décembre 1929, cité par Meschonnic, ibid., p. 7).
118
Avant d’être théorisé par Baudelaire, le mot fut d’abord employé par Balzac en 1823, puis par Chateaubriand en 1849.
Il désignait simplement quelque chose de contemporain avec une connotation péjorative.

33
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

perdre de vue que les premiers textes sur la modernité ne présentent pas un système théorique clos. Ce
sont des réflexions dont la richesse dialectique et les ouvertures signalent une pensée vivante, interroga-
tive plus que positive, et dont les textes de Walter Benjamin se sont fait l’écho.

L’emploi du mot "moderne" et de ses substituts chez Laban et chez Wigman est donc un point stratégi-
que de leurs discours. Il révèle un regard sur l’histoire autant qu’une perception du présent, du travail du
temps dans le sujet. Il exprime aussi la situation d’un art dans une société donnée. La modernité n’est donc
pas un "avoir". L’adjectif "moderne" est plutôt le fruit d’un désir ou d’une reconnaissance ; il est revendiqué
ou octroyé, refusé ou nié. Au moment même où s’invente une danse "nouvelle", tournée vers l’inconnu,
comment Laban et Wigman écrivent-ils leur histoire, se situent-ils dans le présent et dans le passé ? Qu’est-
ce, pour eux, qu’une "danse moderne", et quelle est, pour nous, sa modernité ?

La modernité se révèle ainsi aussi bien dans le combat des artistes que dans le travail d’une perception
"amatrice". Elle ruine la normalisation des critères à laquelle se livrent l’historicisme ainsi qu’une certaine
manière de faire l’histoire de l’art. Comprendre la modernité de la danse moderne, c’est mesurer la somme
des efforts, fussent-ils contradictoires, d’une danse qui cherchait confusément à traverser des cadres qui
n’avaient plus de sens pour elle. Cet effort se portait simultanément sur deux fronts. Par un travail sur le
mouvement lui-même, la danse moderne cherchait à s’inscrire dans les mouvements de la vie moderne, in-
terrogeant ainsi l’isolement de l’art par rapport à la vie. Mais elle remettait aussi en cause l’identité même
de "la Danse" séparée de toutes les autres activités physiques, considérées ou non comme artistiques (le
théâtre, le mime, la gymnastique, les danses populaires) et tentait de s’affranchir des cadres institutionnels
qui séparent les diverses pratiques corporelles.

La danse d’une vie moderne


Comment donc le danseur moderne traverse-t-il la vie moderne ? Comment perçoit-il dans le présent ce
qu’il décide être son contemporain ? De quoi se sent-il le contemporain ?

Rappelons ici que la modernité chez Baudelaire désigne d’abord simplement la vie elle-même, non l’art.
Elle en caractérise l’éphémère : "La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent"119. Elle est "la
beauté passagère, fugace de la vie présente" qui s’exprime à travers le vêtement, la façon de marcher, et
tous ces éléments qui participent de la vie quotidienne. "Le plaisir que nous retirons du présent tient [ ... ]
à sa qualité essentielle de présent"120, c’est-à-dire encore à "l’estampille" que le temps imprime sur nos
sensations. Cette qualité, condition nécessaire (mais pas suffisante) de la beauté, est propre à "cet élément
relatif, circonstanciel, qui sera si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, la mode, la morale, la passion"121.
Elle désigne ainsi également une partie de l’art.

Cependant l’objet de la modernité (le présent transitoire, "la vie") n’existe pas en soi, il n’existe que
dans la mesure où sa qualité de présent est extraite, cette "beauté mystérieuse que la vie humaine y met
involontairement"122. En ce sens, selon Benjamin, si la modernité "caractérise une époque, elle est en même
temps l’énergie à l’œuvre dans cette époque"123. Elle suppose une expérience du présent, et désigne donc
autant l’objet extrait que le processus d’extraction lui-même.

119
Baudelaire, critique d’art, Paris, Armand Colin, Bibliothèque de Cluny, 1965, t. II, p. 485.
120
Ibid., p. 440.
121
Ibid., p. 442.
122
Ibid., p. 452.
123
Charles Baudelaire, op. cit., p. 118.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

La modernité est ainsi une faculté de présent et d’invention de vie qui tente de rendre le présent plus
présent, de le prévoir, de l’imaginer, et de l’arracher à ce que Benjamin appelait "la fantasmagorie". Elle est
la part d’utopie dans le présent. Elle révèle quelque chose sur la réalité contemporaine et lève des censures
encore demeurées inconscientes124. Elle travaille ainsi à reconnaître les forces cachées et souterraines, l’al-
térité et la difficulté du présent. En ce sens, elle ne fait pas du nouveau, mais bien de l’inconnu. Elle voit
en nouveauté ce qu’on ne voit même plus.

Mais elle ne prend tout son sens que si elle expérimente ce que le présent devient dans le temps. Une
œuvre ne reste moderne que si elle inclut le travail du temps qui la transforme. La modernité est donc un
ensemble indissociable, "une contradiction tenue, un éclair qui dure"125, capable de tenir ensemble le temps
de l’histoire collective et le temps du sujet. Le sujet, le "je",

cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler "modernité" ; car il ne se présente
pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit [...] de dégager de la mode ce
qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire126.

Telle serait une première ambiguïté de la modernité : elle ne peut séparer l’expérience historique de
l’expérience esthétique. L’art ainsi mis au défi d’extraire l’éphémère propre à la vie moderne, prend toute
sa dimension esthétique. Parce qu’elle est un présent chargé de passé, la modernité est capable de devenir
un passé chargé de présent.

Ce serait donc un contre-sens que de réduire la modernité au fugitif, au seul éphémère, pour n’en re-
tenir finalement que l’aspect "document d’époque". C’est trahir ses liens secrets avec le passé comme avec
le futur. L’énergie et la force à l’œuvre dans tout travail artistique défient en effet la neutralisation des
étiquettes et du classement des divers courants artistiques auxquels se livre souvent l’histoire de l’art, et
l’histoire de la danse en particulier.

La tâche de l’artiste moderne n’est pas facile. Il ne s’agit rien moins que d’incarner le présent pour s’en
retirer et lui résister. C’est là une autre ambiguïté de la modernité, elle est à la fois revendiquée et refusée,
désirée et critiquée. Elle ne peut se comprendre qu’à cette condition. La critique de la vie moderne ne se
fait pas au nom d’une norme artistique, mais plutôt au nom d’une certaine idée du rapport entre l’art et la
vie. Tel est le premier front de la modernité en danse. Comment donc l’artiste moderne, et tout particuliè-
rement le danseur, peut-il s’absorber dans la vie moderne, et pourtant la critiquer ?

Laban et Wigman, avant de vouloir faire de "l’Art" et d’en revendiquer l’autonomie, cherchèrent à ex-
périmenter et à inventer une corporéité dansante capable de perturber et de révéler la vie moderne. Ils
se posèrent donc incessamment la question de la traversée de la vie moderne. Leurs ambitions exigeaient
d’abord une conscience lucide de la fragilité particulière d’une œuvre dans une société industrielle prompte
à prendre le nouveau et l’étonnant pour du moderne127, à ignorer les transformations causées par la révo-

124
Michel Butor, "Entretien sur la notion de modernité", interview de Georges Raillard, Cahiers du XXe siècle, n° 5, 1975, p. 110.
125
Meschonnic, op. cit., p. 118.
126
Baudelaire, critique d’art, op. cit. p. 452.
127
"Tout ce qui étonne ne saurait être beau. [...] La question est de savoir par quels procédés vous voulez créer et sentir de
l’étonnement." (Ibid., p. 305).

35
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

lution industrielle dans le domaine chorégraphique et à vénérer le progrès et le positivisme en art128 pour
finalement occulter son statut de marchandise, de corps prostitué.

Plus inquiet peut-être que les autres artistes du fait de la précarité de son œuvre, le danseur moderne
est secrètement miné par la proximité de son art avec la prostitution. Etre "danseuse", de la seconde moi-
tié du XIXe siècle au début du XXe siècle, c’est d’abord être la danseuse de quelqu’un129. Dans la vénérable
maison de l’Opéra de Paris par exemple, le statut de danseuse, à partir des années 1880, n’était plus même
un métier : juste un tremplin pour de très jeunes filles, issues de milieux populaires et parties à la recher-
che du protecteur ou du mari. La danse de cette jeune courtisane cherche à divertir et à accrocher l’œil, à
retenir les jumelles du spectateur séduit130. Elle subit l’œil voyeur du spectateur plus qu’elle ne le dirige.
Une telle image de divertissement à tendance érotique a profondément marqué la représentation de la
danseuse, voire le métier de danseur lui-même. Le jeune Laban, lors de son séjour parisien, fut saisi par le
regard que l’on portait sur lui: la danse était la "profession la plus méprisée du monde"131. L’existence d’une
contre-version virginale idéalisée n’enlève rien par ailleurs à la cruauté de cette réalité sordide. Günter
Grass l’évoque brillament ainsi :

La ballerine habite chez sa mère, elle ne fume pas, mange des yaourts et des bananes, nourrit
un petit chien, et avant comme après l’entraînement, elle se sent fatiguée et ne ressent rien
d’autre que sa fatigue. [...] Une chair martyrisée, meurtrie, se cache dans les chaussons de
danse blancs, rouges, voire argent. [...] Et rien, aucune danse aux pieds nus ne saura rempla-
cer cet aveu, cette douleur. La ballerine vit, telle une nonne, exposée à toutes les séductions,
dans l’ascèse la plus sévère132.

Ces deux versions, comme dans tout mythe, se tiennent l’une à l’autre.

De cette image et de cette réalité à double face, les danseurs modernes voulurent se démarquer coûte
que coûte. Penser ou dialectiser la proximité entre la danse et l’argent fut une des questions cruciales qui
affleurent ainsi dans les textes de Laban et de Wigman. L’un et l’autre cherchent à se situer en marge du
spectacle traditionnel et de ses institutions pour définir un autre regard sur le spectacle des corps, comme
un autre type de spectacle. En ce sens la modernité est le drame d’une conscience poétique et héroïque qui
cherche à définir sa singularité dans une société qui la refuse ou qui l’achète133.

128
Tel le travail du peintre "réaliste", "triste spécialiste" qui, grâce au "chic" de sa technique, prétend peindre "l’univers sans
l’homme" pour "se soumettre à une opération bizarre qui consiste à tuer en lu i l’homme pensant et sentant." (Ibid., p. 355). En
niant finalement tout travail de la mémoire et du temps dans l’œuvre, le travail artistique devient une technique de production
d’objets reproductibles, décoratifs, soigneusement léchés, où tout serait "visible et clair". (Ibid., p. 170).
129
Une histoire socio-politique du statut et de l’image du danseur ou de la danseuse reste à faire, il n’existe encore, à notre
connaissance, aucune étude sur ce sujet.
130
L’ouverture du Foyer de la danse aux abonnés de l’Opéra fut une mesure significative de la détérioration du statut artistique
de la danseuse. Voir à ce sujet les caricatures de Gavarni sur les danseuses, certains tableaux de Degas, ou encore le roman de
Ludovic Halévy, La Famille Cardinal, Paris, Blaizot et Fils, 1938 (avec des illustrations de Degas). Ce n’est que dans l’entre-deux-
guerres que Jacques Rouché imposa aux jeunes rats la nécessité du certificat d’études. L’écrivain japonais Mori Ogai (1862-1922)
décrit ainsi "ces messieurs qui, au ballet, regardent avec leur jumelles l’entrejambe des danseuses, déçus de n’y voir rien étinceler
qu’une gaze de soie tissée de fils d’or." (Vita sexualis, Tôkyô, 1909. Trad. fr. par Amina Okada, Paris, Gallimard, 1981).
131
A Life for Dance, op.cit., p. 63.
132
La ballerine, opposée à la «danseuse d’expression», Günter Grass, La Ballerine, trad. Fr. de Miguel Couffon, Arles, Actes Sud,
1984, p. 12-13. La plupart des livres destinés aux petites filles et dont le personnage principal est une danseuse racontent
l’histoire édifiante d’une jeune fille qui, sacrifiant toute sa vie à son art, finit par devenir "étoile".
133
"Elle est une fatalité qui pèse sur lui. Le héros n’y a pas sa place prévue. La modernité n’a pas l’usage d’un homme comme
lui." (Charles Baudelaire. op. cit. p. 139).

36
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Mais traverser la vie moderne implique encore la mesure des états de corps tels qu’ils sont. Baudelaire,
puis à sa suite Benjamin, mettaient en perspective une notion essentielle de la vie moderne, son "agita-
tion". Cette agitation caractérise pour Laban comme pour Wigman un état de corps anti-chorégraphique par
excellence. Elle est le propre des mouvements de la foule urbaine, mais aussi des mouvements du travail
en relation avec la machine, des mouvements des sportifs, des gymnastes, des danseurs académiques ou
des danseurs de société. L’agitation domine la plupart des différentes techniques de mouvement qui leur
étaient contemporaines. Comment donc se fondre dans l’agitation contemporaine jusqu’à s’y perdre, et lui
survivre, y introduire un mouvement capable de mémoire, fécond en remémorations ? Comment le danseur
moderne énonce-t-il cette différence déterminante qu’il cherche à créer entre son mouvement et celui de
la foule ? Comment pénètre-t-il dans cette foule dont il est une partie, un corps parmi d’autres et mêle-
t-il sa danse au spectacle de la vie moderne ? Comment créer un mouvement qui ne se confonde pas avec
l’agitation ?

Dans cette perspective baudelairienne, l’histoire de la danse académique, loin d’être une référence ras-
surante, devient source d’inquiétude et d’interrogation. Elle n’offre plus l’autorité d’une norme ou d’une
garantie, et n’apparaît d’aucun secours pour saisir le présent, lui-même conçu comme une énigme. La danse
moderne demande : qu’est-ce que le présent, quel présent mon corps perçoit-il, par quel moyen extraire et
sauver sa qualité essentielle de présent ? Comment rendre plus présent le présent et avec quel corps ? La
modernité du corps est donc toujours inquiète : elle travaille à partir d’une absence de savoir, et accepte
le caractère toujours fantomatique du présent en voie de disparition. Le sujet de la modernité, son corps,
est un sujet en mouvement, qui accepte de douter - "Pauvre moi, [ ... ] pauvre ligne brisée"134, écrivait
Baudelaire. Il ne cherche pas à rendre visible et clair un invisible. Il travaille à créer de l’efficacité, à faire
apparaître la force de ce qui ne s’exprime pas.

Le corps-conducteur d’un artiste "mineur"


La notion d’expérience devient désormais l’objet central d’une histoire de l’art conçue comme une sé-
rie de singularités, qui entretiennent des affinités avec le passé et relient des réalités hétérogènes. Cette
histoire ne mène nulle part, et cette tradition se constitue comme malgré elle, de surcroît. La tradition en
effet est expérience, elle ne peut être présentée comme une donnée ou un objet, puisqu’elle ne s’acquiert
qu’au sein d’un travail expérimental, où sans cesse se définit et se redéfinit une tradition du mouvement.
Cette expérience n’a de sens que si le danseur considère son corps, non comme un outil, mais comme un
terrain de découvertes. Wigman et Laban ne cessent en effet de rappeler que le danseur ne danse pas avec
"Le" corps, c’est-à-dire avec un outil dont il se "servirait" et qu’il manipulerait pour exprimer un sentiment.
Comment rêvent-ils leur anatomie, font-ils rêver cette anatomie ? Quelle technique et quel type de virtuo-
sité cela suppose-t-il ? Dans l’élaboration de cette fiction se mêlent plusieurs types de discours, ce qui ne
va pas parfois sans créer des glissements de sens, voire des contradictions.

Aussi, sans s’enfermer dans une problématique de genre qui cherche à tracer la frontière entre mime,
théâtre, gymnastique, danse classique, danse populaire, Laban et Wigman, chacun à leur manière, inven-
tent-ils une approche du mouvement qui ne se définit pas en termes formels, en termes de figures. C’est
là un deuxième front, indissoluble du premier et qui prétend traverser l’ensemble des arts du spectacle
au moyen d’une recherche sur la nature du mouvement. "Le monde du danseur"135 serait alors enfoui dans

134
Baudelaire, critique d’art, op.cit., p. 131.
135
Tel est le titre du premier ouvrage de Laban (1920).

37
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

toutes les autres pratiques artistiques. La danse moderne n’a de sens que si elle s’attache à la qualité d’un
mouvement et à la cohérence globale de ce que ce mouvement modifie dans la corporéité toute entière.
Dans cette perspective, tel mouvement de "gymnastique", de danse populaire, de danse classique, ou tel
mouvement de l’artisan, pourraient être, plus "dansés" que tel mouvement dit de "danse moderne". Dès
lors, un seul mouvement de la main, une seule inclinaison du buste ou une unique rotation, une marche,
sont dignes de devenir des danses, s’ils mettent en jeu l’ensemble d’une corporéité et sa posture, s’ils sont
le fruit d’une expérience véritable.

Le signe qui assure la validité de l’expérience propre au mouvement est, pour Laban et Wigman, "l’exta-
se" (Entzückung). Si le mot n’est plus guère employé par les danseurs et chorégraphes contemporains, il fut
pourtant au cœur de l’élaboration de la pensée de Laban et de Wigman. "Pas de danse sans extase !", répé-
taient-ils l’un et l’autre. Le mot paraît vieilli, ou daté, mais le processus qu’il implique est loin d’être épuisé.
La sensation d’extase est en effet la réussite d’une improvisation nécessaire à chaque instant de la danse
(lors des cours techniques, lors des répétitions en studio ou de la représentation scénique elle-même).

Improviser, laisser advenir l’imprévu (improvisatus), voilà la qualité et la méthode que Baudelaire attri-
buait déjà à l’artiste moderne lorsqu’il s’efforçait d’en définir le travail dans son texte célèbre, Le Peintre
de la vie moderne. Il y propose comme une fable théorique ou un modèle d’expérience. (Rappelons en pas-
sant que Constantin Guys, aquafortiste, ne peignait pas, et qu’à ce titre le mot "peintre" prend une valeur
métaphorique générale.)

Les modalités de cette expérience, pour Baudelaire, sont d’abord physiques. Extraire le présent, c’est
s’engager physiquement dans le mouvement de l’époque, s’y oublier et préserver à tout prix la curiosité et
la capacité d’imaginer le présent136. "Etre un moi insatiable du non-moi"137. Improviser, c’est donc renoncer
à son savoir-faire pour accueillir une somme de matériaux sensitifs désirés certes, mais en partie acquis
involontairement. La corporéité en expectative se fait vecteur ou corps-conducteur, pour reprendre la mé-
taphore électrique baudelairienne138. Hors de lui, hors de toute "enveloppe corporelle", l’artiste moderne
contemple la foule en s’y oubliant, puis en s’y "précipitant"139. La corporéité conductrice devient une ma-
tière précipitante, un "précipité" de présent et de foule, qui trouve la direction et le chemin de son geste
parmi la multiplicité des possibles qui s’offrent à elle.

Cependant, pénétrer dans la foule au risque de devenir un flâneur agité, un "non-moi", c’est d’un même
mouvement s’y précipiter et y résister. La corporéité de l’artiste a donc ceci de paradoxal qu’elle obéit
simultanément à un flux conducteur et à une succession de chocs ou de convulsions, propre à celle d’un
automate qui le serait malgré lui, qu’elle trouve, dans le chaos même, une forme d’osmose. La convulsion
et le choc subis par celui qui réagit à des coups ruinent toute représentation du corps comme entité stable,
équilibrée, cernable et identifiable140, mais ils révèlent de façon aléatoire et paradoxale, dans une lutte
intérieure féroce, la cohérence d’un flux et d’une mémoire retrouvée.

136
Baudelaire parlait de "l’œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, qu’il soit un visage ou un paysage"
(op. cit., p. 448), ou encore du regard du convalescent qui redécouvre la jouissance de la vie au plus haut degré.
137
Ibid. p. 449.
138
La foule, "explosion lumineuse dans l’espace", est en effet définie comme "un immense réservoir d’électricité" (Ibid., p. 449).
139
Ibid., p. 447.
140
La foule et ses "milliers d’existences flottantes" est ainsi perçue par le peintre de la vie moderne comme "un défilé de vivantes
monstruosités", "de poupées grimaçantes", comme "une immense défilade de croque-morts".

38
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Cette cohérence du mouvement est en effet indissolublement liée à la cohérence d’une image ou d’une
vision. Au sein de cette précarité essentielle, sensible aux dangers de l’extrême mobilité, l’oubli "du" corps
est ainsi défini comme la condition même du mouvement et de l’image qui reste dans la mémoire. L’artiste
travaille sur le mode d’une succession de trouvailles, trouve la solution de son mouvement au moment
même où se pose la difficulté. Il rejoue ainsi la synthèse de son savoir à chaque instant. La notion d’œuvre
finie se dissout, tout comme celle d’œuvre originale : le présent est toujours en mouvement et propose sans
cesse de nouveaux choix et possibilités.

L’artiste baudelairien avance ainsi "d’ébauche parfaite en ébauche parfaite". La perfection technique
ne suppose pas ici un idéal d’école prédéfini et désincarné, mais implique la sensation d’un rapport "juste"
entre l’effet d’ensemble, le rythme, l’énergie, le déplacement du poids du corps et la vision. Elle suppose
la faculté d’oublier le détail formel, paralysant du dessin gestuel, pour qu’advienne un détail "miroitant",
propre à accrocher la mémoire. C’est en ce sens que l’art moderne serait "mnémotechnique". L’artiste ne se
préoccupe du détail que dans la mesure où celui-ci modifie l’ensemble de son mouvement, miroite et fait
miroiter le reste. C’est parce qu’il s’éloigne de toute tentative mimétique, "minutie de myope et de bureau-
crate", qu’il peut répéter et chercher dans la multiplicité de ses essais, dans la foule de ses croquis ou de
ses gestes jamais finis, le chemin de son mouvement.

Le choix de Constantin Guys comme emblème du travail artistique propre à la modernité s’est ainsi
porté sur un artiste qui n’appartenait pas à la "Grande Tradition" de la peinture. Cependant si Baudelaire
décrète la mort du "Grand Art", il ne cherche pas pour autant à instaurer sa Renaissance. Il cherche une
autre voie et passe alors du mode majeur au mode mineur (l’estampe, l’eau-forte, la caricature, mais aussi
la pantomime, le cirque, la danse, sont, par exemple, des arts modernes selon Baudelaire). Ce qui s’est
perdu en valeur cultuelle, en pompe et en majesté, avec la fin d’un art monumental et de son "paganisme
journalier"141, se gagne peut-être en qualité de présent, en découverte d’un autre type de beauté, même
si, pour Baudelaire, le gain n’équivaut sans doute pas à la perte142. C’est une beauté malgré elle, arrachée
in extremis à la vie moderne. La modernité se voit ainsi obligée de redéfinir son rapport au passé, de le
remémorer autrement que ne le faisait le "Grand Art".

Aussi d’autres modèles "mineurs", tel le comédien Frédéric Lemaître143, le mime Debureau, les clowns
anglais, extraient-ils mieux que personne, selon Baudelaire, ce présent de la vie moderne144. L’estime que
Baudelaire portait aussi à la danse145 laisse supposer qu’il s’agit là encore d’une pratique particulièrement
efficace pour retenir le présent de la vie moderne, dans une forme elle-même furieusement présente et
capable d’une "contention de mémoire résurrectionnelle"146.

141
Baudelaire, critique d’art, op. cit., p. 173.
142
Selon Benjamin, Baudelaire en reste, en théorie du moins, au stade de la renonciation.
143
Baudelaire, critique d’art, op. cit., p. 457.
144
Ibid., pp. 226-227.
145
Voir en particulier la nouvelle La Fanfarlo. "Chez nous, l’on méprise trop l’art de la danse, soit dit en passant. Tous les grands
peuples l’ont cultivé à l’égal de la poésie. La danse est autant au-dessus de la musique, pour certaines organisations païennes
toutefois, que le visible et le créé sont au-dessus de l’invisible et de l’incréé. [ ... ] La danse peut révéler tout ce que la musique
recèle de mystérieux, et elle a de plus le mérite d’être humaine et palpable." (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade,
1975, p. 573).
146
Baudelaire, critique d’art, op. cit., p. 457.

39
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Laban et Wigman, protagonistes de cette danse moderne, ont su revendiquer la chance d’un statut en
"mineur" et la liberté que cela leur procurait pour inventer, en construisant leur propre modèle corporel,
une manière d’extraire une qualité inouïe de mouvement à partir d’un corps brisé par l’expérience vécue.
Cette revendication gardait cependant la nostalgie du mode majeur, et cette nostalgie eut des effets sur les
discours, les pratiques d’improvisation et de composition, les conceptions de l’école et de la danse amateur.
Tel est le champ complexe des ambiguïtés et des richesses de la notion de "danse moderne".

Mais une telle approche de l’histoire de la danse moderne, par les textes de ses acteurs au travail, ne
saurait faire oublier les pensées et les pratiques fondamentales de tous ces grands chercheurs en mouve-
ment qui n’ont pas (ou très peu) écrit, mais dont la dynamique persiste encore en danse contemporaine
bien qu’ils ne soit jamais nommés. Nombreux sont ces maîtres dans l’ombre qui, dans l’intimité des studios,
eurent une influence considérable sur ceux que l’histoire a retenu parce qu’ils se produisaient sur scène - et
pour n’en citer que quelques-uns, pour la période qui nous occupe, Mensendieck (qui a infléchi le sens de
la danse de Martha Graham, et tout particulièrement sa contraction, bien qu’elle n’en parle pas) ou encore
Elsa Gindler, que seuls les praticiens cultivés et curieux connaissent par tradition orale147.

147
Merci à Hubert Godard pour ces précieuses informations.

40
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

2 LABAN, OU LA DANSE
MODERNE COMME
"PENSEE MOTRICE"
1. "DANSE MODERNE" ET PRESENT :
CRITIQUE DE LA CIVILISATION "MODERNE"
"J’ai vu les derniers vestiges des danses religieuses en Europe"1. Cette remarque de Laban, en 1951,
quelle que soit sa valeur de vérité historique, résonne au-delà d’un simple constat. Elle révèle son senti-
ment de vivre, ou d’avoir vécu, au tournant du siècle, une période de bouleversement profond des rythmes,
des modes de vie et des croyances. Mais elle semble surtout exprimer le tragique d’un regard qui se définit
comme le dernier regard privilégié sur un monde en voie de disparition. La vision ultime de ces danses
aurait chargé le jeune Laban d’un héritage et d’un savoir devenus secrets et l’aurait investi de la lourde
charge de les transmettre au-delà de leur disparition.

Ce dernier regard est un regard anxieux. Laban revient souvent sur l’inquiétude que provoque en lui
"l’impact de la civilisation moderne" :

Il y avait une certaine anxiété dans mes premières expériences parce que j’ai senti relative-
ment vite le déclin causé par l’impact de la civilisation moderne.2

Cette inquiétude porte un nom : déclin, décadence, ou encore dégénérescence, trois mots qui réappa-
raissent fréquemment sous la plume de Laban pour qualifier la vie moderne. De fait, comme beaucoup de
ses contemporains, il perçoit son époque comme confuse et déclinante. Sous la pression de la vie urbaine
et du travail industriel, c’est toute une qualité de vie qui lui paraît s’être détériorée. Le monde moderne
se bâtit ainsi sur un champ de ruines, les ruines de la culture festive. Telle est l’image qui se fixe, et qui
donne une valeur extraordinaire à ce qui est en voie de disparaître.

Aux vestiges des danses religieuses s’ajoutent les ruines des villages et des paysages de son enfance,
inondés par le Danube récemment aménagé. Toute une culture paysanne est brusquement devenue "tradi-
tionnelle". La vision des dégâts causés par cet aménagement est décrite a posteriori comme une expérience
fondatrice et déterminante pour la suite de ses travaux :

Le bac fleuri a disparu et les pèlerins ont pris le sale train sur le nouveau pont. [ ... ]

J’ai eu l’occasion d’observer les ouvriers construisant ce nouveau pont. De grands cylindres
d’acier étaient immergés dans les profondeurs de la rivière, il n’y avait plus de chants aux lè-
vres des travailleurs qui descendaient dans ces terribles tubes. Quelques-uns y étaient presque
poussés de force, leur visage était verdâtre ; il n’y avait plus d’énergie pour la danse joyeuse.
J’ai vu le mouvement et la vie se détériorer ici alors qu’ils restaient vivants à plusieurs
centaines de kilomètres vers L’Est, où j’ai eu la chance de pouvoir voyager avec mes parents.
[ ... ]
1
"What has led you to study Movement ?", L.A.M.G. Magazine, n° 7, septembre 1951.
2
Ibid.

41
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Je me souviens que, dans mes premiers rêves artistiques, je voyais le développement du tra-
vail mécanique et de l’industrie comme un monstre qui engouffrait les jolies danses et les
attitudes splendides du corps humain dans une noire et pénible mécanisation.3

Le mot "moderne" fait ainsi écho, aussi bien dans le récit de ses souvenirs d’enfance, que dans les
écrits des années trente ou des années cinquante, aux notions de déclin et de souffrance. Le "père" de la
danse dite "moderne" semble être d’abord, et dès les débuts de sa recherche, un farouche adversaire de la
modernisation technique.

Par contraste avec ce regard sur la vie moderne et l’expérience traumatisante qu’elle suscite, le monde
de son enfance est perçu comme un âge d’or : celui de la maison familiale au bord du fleuve, celui de ses
voyages en Bosnie occupée baptisée sa "terre d’aventure"4. Les expériences enfantines, les valeurs du mode
de vie provincial sous l’empire austro-hongrois à la fin du XIXe siècle, constituent dans tous les textes de
Laban le repère inébranlable à l’aune duquel il juge au long de sa vie aussi bien le mouvement de l’histoire
que toutes les formes de mouvement.

UNE FABLE DE LA MODERNITÉ


L’univers qui s’effondre est celui d’une "culture festive (Festkultur)" dont la renaissance fut une des
ambitions majeures de l’œuvre de Laban. Quelle est donc cette culture qui l’aurait rendu sensible, dès son
enfance, non pas à la danse, mais au mouvement du corps humain comme foyer générateur de tout un
mode de vie ?

La culture festive comme âge d’or du savoir cinétique


Quand j’étais enfant, les danses paysannes, les processions religieuses, les cérémonies de cour
et autres manifestations de mouvements similaires, étaient restées relativement vivantes
dans mon pays. Elles n’étaient pas seulement vivantes, mais faisaient partie intégrante de la
vie sociale. Si l’on grandit ainsi entouré de gens pour qui la sensation de vigueur ; de gaieté,
de solennité et de profondeur ; mais aussi le temps libre, sont une part importante de la vie,
on ne peut qu’être impressionné par la richesse de tels événements. L’attente de la prochaine
festivité saisonnière ou religieuse accroît l’appréciation purement esthétique du spectacle. [
... ] Le mouvement lui-même dans ces temps et lieux heureux s’accompagnait de beaucoup de
chants et de gaieté. Tout le monde était fier de bien se déplacer pendant le travail, de faire
les mouvements adéquats sur un rythme défini. Il y avait une très grande variété des mou-
vements dans le travail. Pour quelqu’un de sensible à ce type de beauté, il était impossible
d’oublier l’énorme importance du mouvement dans la vie.5

3
Ibid., en 1951. Il faisait une remarque identique dès les années trente, dans son autobiographie, en 1935, Ein leben für den
Tanz. A Life for Dance, traduction anglaise de Lisa Ullmann, Londres, 1975, p.9.
4
A Lifefor Dance, op. cit., p. 19. Il habitait alors près de la ville de Mostar.
5
"What has led you to study Movement ?", L.A.M.G. Magazine, n° 7, septembre 1951.

42
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Bien des aspects de la culture festive sont ici définis. Une telle évocation décrit la société de son enfan-
ce comme une société "primitive", une société "froide" dirait Lévi-Strauss. Société dont le développement
paraît s’être arrêté ou société sans histoire qui ne fait pas du conflit la source de son évolution, elle ten-
drait au contraire à éradiquer toutes causes de tensions, à résoudre les contradictions avant même qu’elles
n’aient pris forme. Cette description évoque ainsi une communauté unie, qui sait assurer un équilibre entre
les sphères religieuses, sociales et laborieuses. Un équilibre "naturel" semble exister entre le travail et le
repos, et chaque action trouve son écho dans toutes les autres sphères. Cette évocation rappelle celle de
Rousseau et des danses de son enfance dans le quartier Saint-Gervais à la fin de sa Lettre à d’Alembert sur
les spectacles. Sur ce point, pour Laban comme pour Rousseau, l’idéal de danses mi-primitives, mi-solen-
nelles, voire militaires, n’a pas à être daté d’une période quelconque de leurs écrits. Il restera constant de
leur enfance à leur mort, comme un socle de leur réflexion esthétique et philosophique. C’est là une fiction
opérationnelle qui sert l’élaboration de leur pensée. Sa cohérence est globale et ne s’infléchit pas dans les
années trente. Sur d’autres points, nous essaierons au contraire, d’évoquer plus précisément le rôle des
circonstances dans l’évolution de la pensée de Laban.

Les valeurs et l’efficacité de cette culture festive sont analysables sur les plans historique, militaire,
économique, religieux et médical. Le lien entre le passé et le présent est d’abord assuré par une temporalité
rythmée. Chaque acte important de la vie sociale (mariage, naissance, mort, victoire militaire, récolte, ...)
est célébré par une fête qui transforme une journée comme les autres en un jour notable, jour de remémo-
ration, jour qui appartient à un calendrier en même temps qu’il le constitue. Aussi le présent, chargé de
passé et d’avenir, prend-il un sens. On compare les fêtes entre elles et l’attente de la prochaine festivité
contribue à l’éclat du spectacle que la société se donne ainsi à elle-même. On construit une histoire col-
lective. La danse, au cours de ces manifestations, est un facteur essentiel de la vie sociale, élaboré depuis
des générations : elle assure la solennité d’une religiosité quotidienne ou d’un paganisme journalier. Tout
événement stimule ainsi la création de rituels et de présentations collectives d’actions héroïques. Une
manifestation en mouvements célèbre donc à la fois l’histoire collective, sa propre durée et son efficacité
à unir les membres de la communauté.

Le lien entre l’individu et la collectivité se noue ainsi au sein d’une fête qui revêt la fonction d’un mo-
nument. Cette culture festive est en effet une culture du monumental qui vise à donner encore une image
de l’unité du groupe dans son ensemble. De ce point de vue, cette évocation n’est pas sans lien avec la
description des parades militaires colossales qui sont aussi, selon Laban, à l’origine de son intérêt pour le
mouvement. La fonction historique et sociale du mouvement dans la culture festive a aussi une fonction
militaire. Rappelons que l’enfance de Laban, telle qu’il la décrit, fut baignée par une fascination pour la
vie de soldat. Son père, envoyé en Bosnie pour assurer le contrôle militaire de l’empire dans cette région à
majorité musulmane, demeure une figure extrêmement positive, malgré les conflits qui peuvent l’en avoir
séparé. Le jeune Laban connaissait tous les exercices d’entraînement militaire, les théories stratégiques,
et assista même parfois aux opérations militaires dont son père revenait toujours victorieux ... Au-delà de
cet intérêt pour la discipline et la rigueur, c’est "l’unité dégagée par les troupes en mouvement qui attire
l’enfant. Il associe ainsi très tôt le plaisir qu’[il] tirait de [ses] propres efforts physiques à l’admiration
pour les splendides déploiements de mouvements. Lors des cérémonies, comme les parades, les défilés, les
rassemblements, ou de temps en temps les funérailles, les formations militaires témoignaient d’une telle
unité qu’[il] ne pouvait alors l’expliquer que par un solide esprit de camaraderie et de loyauté: loyauté d’un
individu envers un autre, envers le groupe, envers la patrie. Tout ceci finit par ternir l’image du civil bien
trop insignifiante à [ses] yeux, et seul l’art rejoignit [son] idéal."6

6
A Life for Dance, op. cit., p. 37-38.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

L’art de la guerre et l’art du mouvement sont ainsi reliés au nom d’une unité esthétique qui se fait et se
défait sans cesse. Laban, écrivant ses souvenirs d’enfant, perçoit les opérations militaires comme un vérita-
ble spectacle, une "fantasmagorie" dirait Benjamin : "C’était comme si tout le monde volait et se dispersait
en un dessin merveilleux".7

L’unité du groupe permet ici à l’individu d’accéder à un statut supérieur, de décupler son énergie et
de transfigurer sa banale individualité en une vaste force collective. La fonction du mouvement dans la
culture festive unifie, construit et défend le corps social. Et c’est encore une comparaison militaire qui
vient sous la plume de Laban lorsqu’il évoque un de ses plus beaux succès, à Vienne en 1929, lors de la
"Grande Cavalcade de tous les métiers". Reconnu du public, il est ovationné. "Un général victorieux est
peut-être habitué à de telles choses, mais un maître de danse ..."8, commente-t-il.

A un niveau plus profond, le rythme du travail dans la culture festive est indissociable de celui de la
fête. Cette société réussit ce qu’il appelle "l’alternance de l’agir et du danser", alternance organique qui
assure un équilibre entre le travail et le repos. Une telle communauté ne connaît donc pas la fatigue,
n’étant jamais constituée de corps fatigués. Chaque acte de la vie, c’est-à-dire chaque mouvement, est
le fruit d’un véritable savoir, acquis depuis des générations, et dont on a pu mesurer l’efficacité. Chaque
effort est récupéré, chaque connaissance engrangée. Ce savoir s’apparente, comme dans la fable, à celui
que transmet le paysan à ses enfants. Il est fait de gestes et de "paroles stables, qui passent comme un
anneau de génération en génération"9. Cet acquis collectif assure le bonheur et la fierté de l’ensemble de
la communauté festive. La qualité des mouvements du travail et de la danse n’est donc pas tant un effet
que la source même de cette harmonie sociale. La danse est ainsi pensée par Laban comme une adaptation
ou une application festive des mouvements du travail, et en retour les mouvements du travail comme une
application laborieuse des mouvements de danse. Il repère en outre une organisation du mouvement simi-
laire entre les gestes du travail et ceux du culte. Dès lors le temps du travail ne se dissocie plus du temps
"libre", et le mouvement définit toujours une savante économie de mouvement.

Son efficacité dans la culture festive culmine dans les danses religieuses, détentrices de puissance
magique. L’unité totale entre les spectateurs et les participants est ici nécessaire. Au sein d’une culture
festive, il n’y a pas de place pour des danseurs professionnels parce que chaque membre de la communauté
est un amateur averti. De ce point de vue, une expérience particulière eut une place déterminante dans
l’ambition labanienne. Elle est un repère qui lui permet de définir ce qu’est une danse. Il s’agit de la danse
des sabres, danse magique, vue dans les montagnes de Bosnie avant 1900 : "Comme [ces danseurs] étaient
absorbés dans leur danse et comme les spectateurs suivaient avec anxiété tous leurs mouvements !" Mais
un vieil homme à qui il pose une question lui dit : "Il est interdit de parler pendant la danse, cela porte
malheur! [Avant...] les gens y croyaient, et la présence des femmes était interdite. On ne peut désormais
plus rien attendre de ce qui constituait une formule magique" immunisant les hommes qui la dansaient.
Et Laban ajoute :

7
Ibid. p. 37.
8
Ibid. p. 151. (Nous reviendrons sur cette comparaison plus loin).
9
Walter Benjamin, "Expérience et pauvreté", traduit par P. Beck et B. Stiegler, Poésie, n° 51, 4e trimestre, Paris, Belin, 1989.

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On suppose que c’est une superstition stupide et infantile que de croire à un pouvoir magique.
[ ... ] Cependant n’y avait-il pas quelque chose de grand et d’immense caché dedans ? Les
derviches étaient-ils vraiment immunisés ? La danse pouvait-elle avoir un tel pouvoir sur les
hommes? Il devait y avoir quelques personnes qui avaient senti que la danse leur donnait une
conscience plus large que la conscience habituelle, ou du moins différente.10

Il raconte par ailleurs avoir pratiqué lui-même des exercices de danse avec un imam. Leurs conversa-
tions "appartiennent aux trésors inoubliables de ma mémoire"11, conclut-il.

C’est ainsi que le mouvement dansé est, selon Laban, une manière de maîtriser la vie et de s’assurer une
forme d’immortalité. Il est l’acte par lequel l’homme apprend à vivre, à maîtriser la nature, et par lequel
il conquiert ainsi la possibilité de vivre. La danse des sabres n’a pas seulement une vertu éducative, elle
apprend aussi l’art et le droit de la guerre, la noblesse du combat. Elle définit le moment et la manière,
les règles en vertu desquelles un homme est en droit de frapper un autre. Mais surtout, elle permet de
contrôler une part de notre nature la plus difficile à atteindre : son sens profond réside dans la possibilité
d’influencer la circulation sanguine. L’art de la danse, tel que Laban l’envisage, n’a donc rien à voir avec
le théâtre urbain de son temps. Il est avant tout sagesse et rituel, et la connaissance de ce rituel est la
marque d’une très haute culture de danse, culture festive, à travers laquelle une communauté constitue
et célèbre son existence concrète. La cohérence d’une civilisation peut aussi donc se lire à travers la cohé-
rence de sa pensée et de sa pratique motrices, de "sa sagesse motrice" dirait Laban12. Si le sens profond de
la danse est d’influencer jusqu’à la circulation du sang, alors sa finalité est de comprendre et d’agir sur la
matière vivante et sur la nature en général. Pénétrer le mouvement, fût-il imperceptible et inconscient, qui
préexiste dans le corps de l’homme, procure cette joie et ce bonheur d’exister que Laban affirme rechercher
avant tout par la danse.

Percevoir la vie de la nature est essentiel au développement du sens festif de chaque membre de la
communauté. Le récit des expériences enfantines au sein de la nature en Bosnie-Herzégovine, occupe de
fait une place intense dans l’autobiographie de Laban :

Dans mon enfance, la terre était ma confidente. [ ... ] C’était comme si je recevais des répon-
ses à des questions que je ne pouvais poser à personne, sauf à la terre. Une fois même, le ciel
m’a parlé. [H.] Tout ce que j’ai expérimenté dans mon enfance, je ne l’oublierai jamais.13

10
"From Laban’s Early Writings", L.A.M.C. Magazine. n° 16, mars 1956. Cet article rassemble et traduit des notes préparatoires à
la rédaction de son autobiographie écrite entre 1920 et 1935.
11
"What has led you to study Movement ?", op. cit.
12
On retrouve cette idée au cœur d’un de ses derniers ouvrages, Mastery of Movement on the Stage, 1950. "La danse a été
utilisée comme une aide agréable dans le travail, tout particulièrement dans le travail collectif rythmé. La danse est devenue
complément du combat, de la chasse, de l’amour, etc. Par la danse ou par la pensée motrice, l’homme a pu prendre conscience de
l’existence d’un certain ordre. [ ... ] Il a découvert inconsciemment les facteurs contradictoires et les facteurs équilibrants inclus
dans ses actions." (La maîtrise du mouvement, traduction de J. Challet-Haas et M. Bastien, Actes Sud, 1994, p.40.)
13
A Life for Dance, op. cit., p. 16-17.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

La joie d’être humain est au cœur de ces expériences. La montagne et tous ses habitants, animaux ou
esprits, la mer, l’hiver, les végétaux dans les gorges, mais encore les minéraux et les pierres, lui permettent
de percevoir ce qu’il appelle "la puissance de la végétation", "la résistance des pierres", "la force dynamique
des animaux"14. La nature est ainsi habitée de tensions que l’homme festif se doit "d’unifier et de dévelop-
per au plus haut point", s’il est "la promesse de la terre"15.

Convier sur la scène la souplesse de l’animal, le balancement secret des plantes et leur recherche du soleil,
telle est l’ambition de l’homme festif au même titre qu’il célèbre les mouvements de la vie quotidienne :

L’homme de spectacle, et tout particulièrement le danseur ne peut atteindre le sens profond


de sa mission que s’il considère toutes ses actions et son travail comme une préparation et
une partie de la culture festive.16

Un monde de la chute
A l’âge de la machine, il ne reste pourtant que des vestiges du savoir cinétique festif. Les églises et
les théâtres ne sont que de pauvres restes. Les danses religieuses n’existent plus et les "festivités sont
devenues esclaves du dragon de l’âge de la machine"17. Le constat que Laban tire de ses sept années de vie
à Paris, entre 1900 et 1907, quand l’Exposition Universelle rassemblait toutes les techniques nouvelles et
transformait cette ville en capitale du siècle, est celui d’un déclin, voire d’une menace de pourriture. "La
décadence et la pourriture de notre culture hautement civilisée [lui] sautèrent aux yeux"18. "Il y a d’autres
valeurs et plaisirs que ceux des spectacles chers et destructeurs, exigence et appétit d’une société fatiguée
et surstimulée".19

Il n’y a donc pas d’issues possibles à cette anxiété infligée par le mouvement auto-destructeur de la ville
industrielle moderne. Les plaisirs n’y sont que plaisirs programmés et inutiles à une véritable régénération.
Laban rejette ainsi l’immense fantasmagorie que lui propose une des plus grandes capitales du monde. Il
perçoit le mouvement de l’histoire sur le modèle d’une décadence irrémédiable, ce qui l’amène à envisager
la Première Guerre Mondiale comme un éclatement nécessaire, une purge bénéfique, un climax qui mettrait
fin à la confusion de l’époque :

Même si j’avais prévu depuis longtemps que les conflits entre les forces opposées qui gou-
vernaient notre civilisation confuse et causaient des tensions insurmontables ne pourraient
inévitablement qu’éclater dans la violence, les premières déclarations de guerre furent une
surprise. [ ... ] Dans toute l’apparence horrible et insensée de ces événements, l’empresse-
ment à faire des sacrifices, l’enthousiasme et la camaraderie, avaient incroyablement aug-
menté, et réconciliaient même avec cette folie en lui donnant presque un sens. Le seul espoir

14
"From Laban’s Early Writings", op. cit.
15
Ibid.
16
Ibid.
17
"What has led you to study Movement ?", op. cit.
18
A Life for Dance, op. cit., p. 42.
19
Ecrit-il aussi une année plus tard dans "Extract from an Address held by Laban for Community Dance in 1936", L.A.M.G. Maga-
zine, n° 52, mai 1974. Le thème anticapitaliste qui est déjà présent dans les premiers écrits de Laban est ici réutilisé (en 1935)
dans un contexte marqué par l’idéologie nationale-socialiste dont ce fut une thématique privilégiée.

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était qu’après cette purge, la raison prévaudrait et qu’à la place des idoles et des désillusions
de notre civilisation artificielle, les instincts positifs et nobles de la nature humaine repren-
draient leurs droits. Mais nous étions encore loin de cela.20

La guerre est donc perçue comme une apocalypse nécessaire à la renaissance de valeurs passées certes,
mais éternelles. Ce moment tragique appartient à sa fable de la modernité et Laban se situe lui-même à la
fin du déclin de l’Occident, au cœur de son chaos. Publiés en 1935, ces propos ne peuvent être étrangers
aux idées fort répandues dans toute la littérature belliciste allemande qui jouissait à cette période et
depuis la première guerre d’une immense audience aussi bien dans la bourgeoisie qu’au sein des couches
populaires. La guerre y était présentée comme nécessaire à la régénération du corps social, comme une
école d’héroïsme, trajet initiatique pour faire d’un soldat un homme hors du commun.

Le thème de la disparition du sens du mouvement participe ainsi de cette fable labanienne qui construit
un monde de la chute, monde qui attend son sauveur ! Cette vision, fût-elle périlleuse, est un des mythes
constitutifs de la recherche de Laban, c’est pour lui une des conditions même de l’inédit en train d’ad-
venir. Mais en cela, Laban n’est pas seulement un passéiste nostalgique, en quête de la renaissance d’un
ordre festif. On est peut-être en droit de voir dans ce désir de renaissance rurale un écho aux thèmes de
la littérature "régionaliste" allemande de la fin du XIXe siècle, en particulier les thèmes du combat contre
le progrès technique, du monde paysan conçu comme un réservoir de forces saines pour le peuple, de la
confiance en une Terre-mère permanente. Cependant, le monde rural et festif ici rêvé n’est, d’une part,
jamais spécifiquement allemand ni apprécié au nom d’un quelconque nationalisme teinté de mysticisme.
D’autre part, c’est la diversité et la qualité des danses populaires (y compris les danses appartenant à la
tradition musulmane) qui sont mises en avant et qui ne sont pas définies a priori comme l’objet a-histori-
que d’une "Tradition". En outre, alors que les manifestations spectaculaires du pouvoir nazi prétendaient
représenter l’unité spirituelle et "l’âme" même de la communauté, c’est à travers une immense diversité
de mouvements qu’elle est pensée par Laban. Enfin, sa critique du progrès technique et du mercantilisme
dépasse le seul cadre des années trente et se retrouve, comme on l’a vu, aussi dans ses textes des années
cinquante21. Cette permanente exaltation de la ruralité et de la nature semble donc s’inscrire davantage
dans la mouvance des mouvements de la jeunesse, en particulier du "Wandervogel" ("L’oiseau migrateur")
dont la naissance, comme le rappelle Jean-Michel Palmier22, fut un des symptômes de la crise des valeurs
de l’Allemagne impériale. Révoltés contre l’ordre social et familial bourgeois, des milliers de jeunes parcour-
raient ainsi les campagnes pour créer, à l’initiative d’un membre charismatique, de nouvelles communautés
fondées sur l’amitié et la fraternité, la vie "naturelle", la nudité et le partage. Cependant la pensée de La-
ban, si elle partage ce profond malaise social, refuse la recherche d’une vie nouvelle dans la réactualisation
de l’archaïque ou la résurrection des coutumes romantiques et médiévales.

Son rapport au passé relève donc d’une autre composante. Sa prise de conscience de l’importance du
mouvement est née d’un choc, du contraste entre les mouvements du travail artisanal et de la danse
d’une part, les mouvements propres au travail industriel d’autre part. Ce contraste, loin de le conduire à
réifier "La" tradition en rejetant la vie moderne, provoque comme un double effet d’altérité très fort qui
rend étranges aussi bien les premiers mouvements que les seconds. Ce choc provoque ainsi, non plus des

20
A Life for Dance, op. cit., p. 92-94.
21
Ainsi il écrit par exemple en 1950, "Retrouver ces valeurs [la jeunesse, l’innocence, la gaité, la beauté] perdues à jamais dans
notre vie quotidienne est un miracle possible sur scène.", La maîtrise du mouvement, op. cit., p.31.
22
"Rêve, utopie et apocalypse : genèse de la sensibilité expressionniste", Figures du moderne, l’expressionnisme en Allemagne,
1905-1914, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, 1992, p.31.

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certitudes mais des interrogations sur l’identité et la nature de ces mouvements. Son regard n’est donc
pas un regard aveugle : Laban ne rejette pas d’emblée l’industrialisation. Il peut donc s’interroger sur les
conditions de possibilité d’un mouvement et d’une danse propres à la vie moderne. Cette interrogation
s’avère possible grâce à un regard qui construit en fait son primitivisme. S’il n’emploie plus, dans les années
cinquante, l’expression de "culture festive", lui paraissant sans doute datée et trop marquée par les années
trente, il lui substitue celle de "culture primitive". Adulte, Laban n’est-il pas fasciné par les mouvements de
son enfance ? Danseur-chorégraphe œuvrant dans un monde urbain et industriel, n’est-il pas tourné vers
un univers rural et artisanal ? Et danseur européen, vers les danses extra-européennes ? Ainsi s’invente un
regard en quête du primitif à l’œuvre dans chaque type de mouvement. Laban constitue donc la culture
festive comme son primitivisme et cette figure d’altérité provoque en retour une interrogation sur ce que
pourraient être la danse et le mouvement moderne. Dans sa fable de la modernité, il dépasse ainsi le refus
passéiste du mouvement "civilisé" au profit de sa critique.

"L’EXPÉRIENCE VÉCUE" COMME "EXPÉRIENCE DÉFUNTE"


Ressaisir l’expérience véritable
"Nous sommes aujourd’hui incapables de créer des rituels hors d’une croyance naïve dans les mythes
anciens. Les événements historiques ne nous stimulent plus pour représenter des actions héroïques et ex-
traordinaires dans une composition de mouvement collective". Les danses sociales dans les salles de bal qui
sont "la plus petite survivance des danses traditionnelles des époques précédentes, [ ... ] ont perdu leur
forme originelle en s’adaptant aux habitudes de mouvement des habitants des villes modernes"23. A l’expé-
rience festive s’est désormais substituée l’habitude, la répétition mécanique d’une action vidée de toutes
les nécessités qui reliaient chaque mouvement à ses sphères sociale, politique, religieuse, médicale, mili-
taire et économique. Les ruines perçues par Laban, avant d’être celles de la culture festive et de ses danses
rituelles, sont, plus profondément, celles d’une conception de l’expérience. L’homme moderne a perdu la
capacité de se mouvoir : cet homme, qui selon Laban, ne siffle plus en travaillant, ne sait plus danser. Son
regard est vide, plein de peur, son teint est devenu verdâtre. Ayant perdu son savoir cinétique, cet homme a
perdu son expérience. La transformation de l’expérience du mouvement au contact de nouvelles techniques
de production et de nouvelles nécessités économiques le force dès lors à subir les événements extérieurs,
il lui est impossible de leur donner sens.

De telles remarques sont à mettre en rapport avec la réflexion de Walter Benjamin sur la notion d’expé-
rience. Depuis la fin du siècle dernier, affirme-t-il, l’époque a vu naître

toute une série de tentatives pour ressaisir la "véritable" expérience, par opposition à celle
qui se dépose, comme un précipité, dans l’existence normalisée et dénaturée des masses sou-
mises à la civilisation.24

23
"Movement, an Art and a Philosophy", L.A.M. G. Magazine, n° 18, conférence donnée et publiée en mars 1957.
24
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, traduction française de Jean Lacoste, Paris. Payot. 1979, p.151.

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La pensée de Laban ne semble pas étrangère à une telle préoccupation.


Benjamin écrit encore : "Conceptuellement elles ne sont point parties de l’existence sociale de l’homme,
c’est plutôt la littérature que [ces expériences] ont invoquée, plus encore la nature et finalement surtout
la mythologie." Il cite ainsi Dilthey, Klages, Jung25, mais surtout Bergson et Proust qu’il place à un niveau
bien supérieur. Laban appartient-il donc à cette génération

qui avait perdu toutes les ressources naturelles et physiques de la remémoration, qui plus
pauvre que d’autres plus anciennes était livrée à elle-même, et ne pouvait donc s’emparer des
mondes enfantins que d’une manière solitaire, dispersée, pathologique ?26

Il ne s’agit pas ici de rabattre la perspective de Laban sur celles de sa génération, ni sur celle de Proust
en particulier, de nier les écarts et les oppositions entre ces différentes "tentatives", mais plutôt de per-
cevoir le plus précisément possible en quels termes Laban envisageait de "ressaisir la véritable expérience
[Erfahrung]", ce que d’autres, à leur manière et sous la pression d’autres enjeux, tentaient aussi de faire
à la même époque.

Si Laban invoque certes dans ses écrits "les forces cachées de la nature" et de la mythologie27, il invoque
d’abord et surtout l’existence sociale et historique de l’homme. Toute sa réflexion sur le mouvement et la
danse se développe à partir d’une observation de l’homme au travail. Quoi de plus historique en effet que
les mouvements propres au travailleur manuel ? Laban s’aperçoit que ces mouvements fatiguent l’ouvrier,
lui font même peur, et que l’expérience vécue du travail, loin de lui donner de la force, lui fait perdre ce
que Benjamin appelait "les ressources naturelles et physiques de la remémoration".

La fatigue dans l’expérience défunte


"L’expérience vécue (Erlebnis)" est pour Benjamin une "expérience défunte qui par un euphémisme
s’appelle "expérience vécue""28. "Expérience défunte", car elle n’est qu’une accumulation ou un inventaire
d’événements vécus, passés, comme s’il s’agissait "d’un avoir mort"29. Cette accumulation résulte du dépôt
des événements dans "l’existence normalisée"30. Elle est subie par l’individu, elle ne le nourrit pas. Il ne la
digère pas, elle ne le met pas en mouvement. Elle lui pèse parce qu’il ne se l’est pas incorporée.

L’autobiographie de Laban renferme les éléments d’une véritable critique de l’expérience "défunte", de
la vie moderne et de l’ennui qu’elle génère. Si cette critique n’est pas systématisée comme telle, puisque
Laban n’emploie qu’un seul mot pour "expérience" (Erlebnis), elle reste du moins présente dans son appro-
che du mouvement. Au cours de ses observations sur la détérioration des mouvements du travail quotidien,
Laban constate que chaque action s’ajoute à la suivante sans qu’elles ne soient liées entre elles. La journée

25
Laban fut un correspondant de Jung qu’il avait beaucoup lu.
26
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle - le livre des passages, traduction française de Jean Lacoste, Paris, Cerf, 1989,
p. 405.
27
Ce en quoi il se sépare radicalement de la pensée de Benjamin et ce qui rend possible dans ses écrits des années trente une
ambigüité avec les thèmes de la littérature néo-romantique, un des terrains idéologiques du nazisme.
28
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 240.
29
Ibid.
30
Ibid., p. 151.

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est ainsi rémunérée au nombre d’actions, au nombre de coups donnés. Cette accumulation de mouvements
est accumulation de fatigue, et aucune place n’est prévue pour la récupération, ni pour la danse. La re-
cherche de la récupération dans l’effort fut un des champs les plus importants de la pensée de Laban. Il le
précise en 1951 :

Il y a, je crois, quelque chose qui est resté constant durant toute ma vie. C’est la conviction
que les êtres humains devraient être plus perspicaces dans leurs efforts qu’ils ne le sont
généralement. Ils pensent trop peu à cet aspect particulier de l’effort qu’est la récupération
de l’énergie perdue. La conséquence d’un tel manque de considération n’est pas seulement la
misère et l’épuisement personnel, mais aussi le tort causé aux autres qui les entraîne dans le
tourbillon d’une agitation (Unruhen) mal équilibrée.31

Dès lors l’expérience vécue est une agitation qui, quand elle cesse, se dépose comme «un avoir mort».
Cette agitation, qui occupe une place centrale chez Baudelaire et Benjamin, est également fondamentale
pour Laban. Elle est ce qui caractérise le mouvement de la vie moderne dans ses violents tourments. Or
seule une matière morte peut s’agiter si on la remue. Une corporéité vivante ne s’agite pas, son mouvement
s’organise dans un rythme et dans une configuration spatiale particulière. Laban fera de cette agitation la
matière même d’une de ses chorégraphies, La Nuit (1927)32. Dans l’expérience vécue (défunte), les événe-
ments extérieurs ne sont donc plus assimilés à l’expérience. Ils sont devenus étrangers et agitent les hu-
mains au moyen de chocs. La matière corporelle mortifiée qu’est le corps citadin ne s’agite et n’est secouée
que par des événements spectaculaires et sensationnels qui procurent une sensation forte et instantanée.
Ces événements ne modifient pas le corps, ils n’y laissent pas d’empreintes. On conçoit ainsi que cette
expérience défunte fasse du choc son régime. Cette accumulation ne permet plus à l’individu de recevoir
une image de lui-même, il ne peut "se rendre maître de son expérience"33. En outre, ces chocs s’exercent de
l’extérieur, et leurs intensités finissent par s’annuler dans une influence égalisante.

L’agitation est un mouvement dont le choc est devenu la norme, un mouvement incapable de savoir et
de mémoire. Pour Laban, l’expérience du mouvement, le véritable savoir cinétique, n’appartiennent plus à
l’homme moderne. La mémoire en a bel et bien été détruite. "L’homme qui a perdu son expérience est un
homme moderne"34, écrit Benjamin. En perdant son expérience, il a perdu l’art du lien, cette pratique qui
lui permettait de relier ses actes entre eux et de leur donner une cohérence interne. Il ne sait plus, précise
Laban, "se concilier le cours des événements" et nul "dieu aux gestes qui glissent" ne préside désormais sa
destinée35. La nouvelle condition humaine est "inhospitalière et aveuglante"36. Cette métaphore visuelle
caractérise aussi, sous la plume de Laban, l’expérience du travail industriel ou de l’agitation urbaine: des
"regards tordus" désignent cette souffrance. L’expérience vécue ne peut plus espérer être prise dans une
durée, dans une mémoire, dans un calendrier. Benjamin précisait : "Qui n’a plus d’expérience se sent exclu
du calendrier. [ ... ] Le dimanche, [ ... les cloches] ressemblent aux pauvres âmes qui s’agitent beaucoup
mais n’ont pas d’histoire"37. A cette perception du dimanche dans les grandes villes où l’on ne célèbre rien,
où le dimanche n’est pas un jour notable, jour de vrai repos, mais seulement un jour où l’agitation enfin

31
"What has led you to study Movement ?", op. cit.
32
A Life for Dance, op. cit., pp. 43-45.
33
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 153.
34
Ibid., p. 187.
35
La maîtrise du mouvement, op. cit., p.41.
36
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 151.
37
Ibid., p. 195.

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s’arrête, Laban oppose le monde rural où vivent ses danseurs, pour qui "c’est dimanche tous les jours"38,
dans un calendrier qui célèbre chaque jour le plaisir de vivre, et l’expérience véritable comme savoir.

En observant les mouvements de ses contemporains au tournant du siècle, il perçoit donc essentielle-
ment leur caractère robotique39. Aussi est-il sensible à la vacuité des gestes socialisés d’un salon mondain
ou des mouvements propres à la Bourse. Haut lieu de l’époque, celle-ci est aux yeux de Laban un lieu
privilégié. La chorégraphie boursière, cette "masse de coursiers se chassant l’un l’autre, s’agitant, leurs
papiers sous le nez dans une danse hurlante"40, n’est pas ici esthétisée. Elle est vue, en revanche, comme
une agitation volontaire qui brouille la connaissance des flux monétaires et de la circulation des richesses.
Le mouvement des coursiers à la Bourse éveille Laban, sur le mode le plus concret possible, à l’une des
réalités chorégraphiques de la lutte de classes et de l’inégalité des richesses. L’esprit-robot, propre à une
foule agitée, est encore caractéristique des meetings politiques et des artistes de cabaret dont les âmes se
sont perdues "dans le labyrinthe de la ville"41. Cette agitation est propre à un temps, que ce soit les années
dix ou les années vingt, que Laban définit, en 1935, comme "un temps où tout le monde était plein d’une
vague agitation d’une part, d’un désir forcené d’amusement illimité d’autre part"42 . Elle est le mouvement
particulier d’une foule qui ne produirait rien d’autre que son épuisement. Cette absence d’œuvre est aussi
la marque d’une foule devenue folle. "La ville, prise dans un mouvement perpétuel, se fige", écrivait Benja-
min. Aussi Laban ne cesse-t-il de prendre en compte l’inertie des corps contemporains, une inertie qui ne se
confond pas avec l’absence de mouvements, mais qui n’est que la répétition du même dans une contraction
de temps et d’espace. Gagner sur l’inertie, tel sera l’objet de son combat tout au long de sa vie. Il s’agit de
réinventer un espace-temps propre au corps pour redonner une chance au mouvement, et définir à partir
de là une nouvelle pratique de soi, ou en d’autres termes une nouvelle possibilité de vie.

Le corps dans la foule agit ainsi sous le mode réactif du réflexe, de la saccade, il répond aux chocs par
des coups répétés et développe, selon Benjamin, un savoir du "coup" ou du "petit coup"43. Tous ces gestes
propres à la vie moderne sont soustraits à l’expérience. Toujours recommencés en partant de zéro, ils n’im-
pliquent pas de mémoire, mais plutôt un dressage. Un corps mécanique, un objet manipulé, ou une belle
marchandise, participent ainsi à la circulation hallucinante des biens de consommation. De fait le corps
de l’automate, associé au corps prostitué, hante - on le verra - de nombreuses visions de Laban. Ce n’est
pas son artifice qui est mis en cause - Laban ne cessera de reconnaître les possibilités de la construction
de l’artifice contre les limites du caprice de l’organique -, c’est son caractère robotique. Ce corps n’est pas
le sujet de son mouvement. De fait, au retour d’un voyage aux Etats-Unis en 1926, Laban émit les plus
expresses réserves au sujet de "cet esprit robot"44. Il y avait décelé un pays sous la domination d’une "folle
et haute tension"45, un pays "d’esprits surexcités [ ... ] habitués au mécanisme de la vie" commandé par le

38
A Life for Dance, op. cit., p. 100.
39
Rappelons que le mot "robot" est entré dans la langue française en 1924. Il viendrait du tchèque "rabota" qui signifie "travail
forcé", et fut employé dans une pièce de K. Capek pour désigner des ouvriers artificiels.
40
Ibid., p. 41.
41
Ibid., p. 48.
42
Ibid., p. 155.
43
Benjamin rapprochait l’expérience vécue du choc au sein de la foule agitée (analysée dans les textes de Poe et de Baudelaire)
de l’expérience visuelle cinématographique, ou encore de la pratique des autos tamponneuses et des jeux de hasard. Tel serait
un savoir propre à la vie moderne. Il permet grâce à un petit mouvement (de la main par exemple) de déclencher toute une
série d’événements. C’est le cas entre autres de l’allumette, du téléphone ou de l’appareil photographique (Charles Baudelaire,
op. cit., pp. 179-180).
44
A Life for Dance, op. cit., p. 116.
45
Ibid., p. 114.

51
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

mouvement de la masse monétaire et toujours à l’affût de la dernière nouveauté, de la dernière mode. Le


jugement de Laban à l’égard des danseurs américains est sévère. S’il reconnaît l’existence des "pionniers"
américains de "la danse d’expression moderne"46, "une belle manière de bouger", "des corps bien entraî-
nés, bien proportionnés"47, il regrette vivement l’impression d’avoir affaire à "de belles marchandises". Il
déplore l’absence d’âme individuelle, que ne pallie pas la force collective. L’Amérique moderne reste pour
lui le monde de la Revue, dans l’esprit d’un show ou des danses de "girls" où l’éclectisme est de règle. La
sensualité vient s’ajouter à "ce conglomérat de significations décoratives"48 pour caractériser ce divertis-
sement qui ne permet pas au spectateur épuisé de récupérer ses forces. Le spectacle n’est qu’un moyen
d’oublier l’état de son corps agité.

L’agitation du mouvement moderne crée en outre un espace labyrinthique. Le labyrinthe désigne en


effet la perception de l’espace urbain bâti par la ville agitée. L’âme se perd dans un labyrinthe et dans une
recherche infinie de plaisirs. Les hommes pour Laban "ne sont plus capables de rire du labyrinthe dans le-
quel ils se sont perdus"49. Or l’image du labyrinthe est encore celle que Benjamin développait dans un autre
contexte pour analyser l’expérience du flâneur dans la ville moderne50. Ce labyrinthe n’est plus un refuge
pour le flâneur. La nature de la foule qui le protégeait a changé. Si la nouvelle de Poe, L’Homme des foules,
est remarquable aux yeux de Benjamin, c’est qu’elle révèle

la solitude désespérée des hommes prisonniers de leur intérêt privé, non pas [ ... ] par la
diversité de leur attitude, mais par l’étrange conformité de leur vêtement ou de leur compor-
tement. [ ... ] [Leurs gestes] viennent du répertoire des clowns. [ ... ] Les jeux des clowns
sont notoirement en rapport avec l’économie. [L’homme des foules] imite par ses mouvements
brusques, autant la machinerie qui assène ses coups à la matière que la conjoncture qui as-
sène les siens à la marchandise.51

Pour fuir l’hostilité de la ville, le flâneur se réfugie alors dans son dernier refuge, le labyrinthe de la
marchandise, celui du grand magasin. L’image de ce labyrinthe finit par se graver dans le corps même du
flâneur52. Il se perd lui-même dans sa fascination pour la marchandise, il épouse le tracé spatial, fusionne
avec l’itinéraire proposé par le grand magasin. Il a perdu le chemin de son mouvement. Il se perd dans une
circulation de particules uniformes, comme il s’égare dans la propre circulation de ses particules, cellules,
atomes. Dépourvu de véritable pensée motrice, il ne sait plus s’orienter dans son monde intérieur53. Le
corps-labyrinthe est un corps affolé, agité par la peur, et son trajet comme son espace ne peuvent qu’obéir
aux formes imposées par le labyrinthe. C’est une corporéité guidée par une seule force. En son centre réside
en effet une puissance de mort.

46
Et en particulier, Isadora Duncan.
47
Ibid., p. 134-135.
48
Ibid., p. 135.
49
Ibid., p.45.
50
Le labyrinthe de la ville était un refuge pour le flâneur, l’asocial et le voyou. Ils s’y perdaient et disparaissaient dans l’anony-
mat d’une foule qui effaçait leurs traces.
51
Charles Baudelaire, op. cit., p. 80.
52
Ibid., p. 248. Voir sur le labyrinthe le chapitre intitulé "Le flâneur" dans Charles Baudelaire, op. cit., pp. 59-82.
53
La maîtrise du mouvement, op. cit., p.39.

52
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Le danseur moderne pour Laban n’aurait donc d’autre issue que de danser à partir de cette sensibilité
aux chocs, à partir de cette corporéité labyrinthique et de cette circulation de particules. C’est dire que sa
danse ne pourrait voir le jour que dans la conscience de sa difficulté même. Toute autre tentative naïve d’un
retour à une corporéité organique "pure" qui n’existe plus se condamnerait à n’être qu’une agitation sup-
plémentaire. La tâche de la danse moderne est désormais "d’aider le spectateur à éveiller en lui la capacité
de relier le labyrinthe de ses actions à son désir"54, en bref, à réinventer des corps capables de s’orienter.

Tenter de créer une danse qui serait fondée sur son impossibilité, c’est-à-dire sur une "expérience vécue
(Erlebnis)", est subordonné, chez Laban, à son interprétation des découvertes scientifiques. Il existe ainsi
une similitude entre la foule et la circulation de particules qui constituent la matière :

Il est clair que, lors de nos recherches sur la danse, nous devons nous intéresser à la nouvelle
image alarmante du monde que la science nous donne. [En effet,] l’être humain qui danse a
toujours eu la notion intuitive de la structure dynamique de son existence matérielle, décou-
verte par la science d’aujourd’hui. La similitude profonde entre cette vision de l’existence et
le sens actuel de l’espace du danseur est indéniable.55

Comment donc Laban interprète-t-il cette image du monde tel qu’il apparaît depuis la découverte de
l’atome56 ? Il reconnaît que la découverte de l’infiniment petit et de la structure de la matière comme circu-
lation de particules "a aboli beaucoup d’illusions. [ ... ] Il est devenu possible de comprendre [ ... ] l’unité
du corps et de l’esprit. Tous deux font un seul et même mouvement"57. "L’hostile dualisme de la matière et
de l’esprit" est devenu caduc, et cela permet de mettre fin au privilège et à la domination de l’esprit. L’in-
tellect peut retrouver sa place au sein d’un système où le sang, le cœur, le mouvement des cellules, ont une
place, toute aussi importante. L’homme se doit de reconnaître maintenant le pouvoir des lois de la nature.
Mais, ce faisant, la science a réduit l’image du corps humain à "une circulation ordonnée de particules"58.
De la même manière, le système économique avait réduit la foule a une circulation de particules isolées
que rien ne viendrait unir, si ce n’est le fait de faire masse ensemble. Entre ces particules, n’ y aurait qu’un
espace vide ? Une telle image du corps risque, aux yeux de Laban, de rendre l’homme sceptique, cynique,
et indifférent à ce qui se passe à l’intérieur de lui-même : "Au lieu de coordonner les manifestations de
son intellect avec la danse de tout l’organisme, l’adulte devient, en ces temps dégénérés, de plus en plus
sceptique sur la naturelle dignité de la vie"59. La seule réalité de son organisme serait d’être "une congré-
gation d’atomes de matière vivante qui constituent des cellules, et qui ne diffèrent pas essentiellement des
atomes de la matière inanimée"60.

54
Ibid.p.143.
55
"The importance of dancing", L.A.M.G. Magazine, n° 22, conférence donnée et publiée en mai 1959.
56
Rappelons ici que la structure de l’atome fut découverte vers 1900.
57
"The importance of dancing", op. cit.
58
Ibid.
59
Ibid.
60
Ibid.

53
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Cette image semble "alarmante" à Laban car elle propose une représentation purement mécanique du
corps, ensemble de segments qui bougeraient à la façon d’un automate. Cette mobilité ne peut différencier
dès lors un corps humain de n’importe quel autre objet en mouvement car lui sont retirés ce qu’il appelle ses
"flux"61. Laban différencie ainsi nettement la "circulation" de particules et "le flux" rythmé de la matière en
mouvement, la "motion". Une circulation ordonnée de particules est un mouvement sans rythme où chaque
élément est semblable à l’autre. Elle occulte la diversité des qualités de flux. Elle n’a pas de sens en soi,
puisque, seule, la suprématie de l’esprit se charge de donner aux événements une signification purement
intellectuelle. "L’esprit-contrôleur qui émigre dans cette solitude s’ennuiera de la matière des choses"62 ; il
ne détient plus qu’une image illusoire des événements corporels, il s’est coupé de sa "base" sensitive.

La matière en flux, la motion, ne peut donc se réduire à une combinaison, ou à une addition d’éléments
en mouvement, elle transforme ces éléments eux-mêmes et leur donne sens. Laban pense ainsi qu’une
"dose homéopathique de matière vivante à le pouvoir de réveiller toutes les manifestations de notre com-
portement social et individuel ainsi que de notre créativité. [ ... ] Cette matière souffre et se plaît, hait et
aime, construit et détruit des vies, des cathédrales, des villes et des civilisations"63. Il cherche à interpréter
le mouvement des particules dans sa dimension kinesthésique et chorégraphique et non plus comme une
circulation, simple agitation ordonnée d’éléments de la matière.

Cette vision chorégraphique de la matière et du "jeu électrique céleste", donne ainsi lieu à une rêverie
biologico-politique sur le fonctionnement de l’Etat des cellules. Si l’homme ne sait plus récupérer ses for-
ces, s’il n’a plus de savoir cinétique et n’équilibre plus "l’agir" et "le danser", s’il n’est plus qu’une particule
agitée dans la foule, c’est que l’esprit a fini par ignorer la communauté des cellules. Il méprise ainsi ce
qu’une cellule de base pourrait lui enseigner. Il feint d’ignorer ce qu’elle lui suggère et préfère obéir à des
considérations externes à la matière vivante. Il ne joue plus son rôle de maître de cérémonie, il a ainsi
perdu le pouvoir et le désir d’être initié aux mystères de la vie. Il est sorti du flux pour essayer de dominer
ce qui n’est plus qu’une circulation de particules. "L’expérience défunte", dont le corollaire est une circu-
lation mécanique (du corps ou de la foule), permet à Laban de mesurer les conséquences de la maîtrise de
la nature par la technique et par la science. Ainsi la réflexion de Laban sur la fatigue et l’agitation propre
à la vie moderne le conduit à définir deux ambitions essentielles pour une danse "moderne" : la critique de
l’agitation mécanique des individus et des foules, et l’acquisition d’une sagesse motrice capable de relier
les actes entre eux par des systèmes de coordinations jusque là négligés.

Rêve ou réveil ? L’expérience morte pour l’art


Découvrant l’état des corps dans la capitale moderne, Laban prend ainsi conscience de la transformation
de l’expérience en expérience défunte, ce qui signifie, pour lui, en une expérience morte pour l’art :

61
En allemand, Laban utilise parfois le mot "Ablauf", parfois le mot "Schwingen". Il ne s’agit donc pas d’un concept à proprement
parier, mais plutôt d’une idée où l’image de la course, de l’élan ou de la pulsion agit encore. Elle désigne le caractère fluide et lié
du mouvement par opposition d’une part à l’agitation heurtée, d’autre part à une circulation mécanique. Dans Mastery of Move-
ment, il définit le flux ("flow") comme une qualité de mouvement née "d’une impulsion intérieure s’écoulant sans interruption"
puis distingue le flux "libre" du flux "contrôlé". (La maîtrise du mouvement, op. cit., p.253)
62
Ibid.
63
Ibid.

54
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Ces expériences (Erlebnisse) terrifiantes m’ont coupé des arts. [ ... ] Danser était terminé
pour moi. Je ne pouvais plus faire partie [de ce monde]. Ce qui a suivi est le chapitre le plus
malheureux de ma vie. [ ... ] Je n’avais plus rien à espérer du théâtre.64

Alors que faire ? La critique adressée par Laban au progrès technique et scientifique est complexe. Il
est forcé de prendre simultanément en compte les nouvelles données de la science et celles de l’expérience
défunte. Dans quelle mesure le discours et la pratique de Laban tiennent-ils compte jusqu’au bout de ces
données? Comme le pense Benjamin, cette mesure des contraintes ne produit-elle pas une pression sur la
conscience que le mysticisme a charge d’ atténuer65 ?

Laban définit en effet cette période décisive pour lui comme "un rêve ou un réveil horribles"66, qui lui
firent voir le monde autrement que sous la forme "des contes de fées de [son] enfance. [Il] ne pouvait ima-
giner plus longtemps que tout ne fut pas beau et soumis à un ordre patriarcal comme dans [son] pays"67.
Rêve ou réveil ? C’est là une alternative fondamentale. Les recherches de Laban oscillent ainsi sur la crête
fragile qui sépare deux tendances du mysticisme. L’une mène au réveil, à un mysticisme fécond, à une
véritable prise de risque pour arracher, imaginer, réveiller le présent endormi dans une illusoire fantasma-
gorie. Elle est un élan moteur pour inventer du nouveau. Il s’agit ici de fonder une véritable danse de la
modernité, une danse capable de révéler le présent à lui-même. Cette danse existerait malgré elle, à partir
d’une critique radicale des états de corps présents.

L’autre tendance mène à un mysticisme nostalgique et réactionnaire. Elle transforme un idéal d’expé-
rience en idéal messianique. Elle vise à retrouver volontairement une "Tradition" et des racines perdues, à
dessiner par avance l’ordre du futur pour s’écarter du présent, à se vouloir "moderne" pour s’assurer l’avenir
d’un art "majeur". A peine la mesure des transformations de la vie moderne est-elle effectuée qu’elle s’avère
refoulée. Il y aurait donc encore une part de sommeil dans ce recours au mythe68.

Le Modern Style, réconciliation artificielle


entre nature et technique
L’expérience défunte, inséparable pour Laban de l’urbanisation et de l’industrialisation, n’épargne donc
pas les arts. A Paris, il découvre dans toute son ampleur la pauvreté de l’expérience vécue. Sa plongée dans
la ville de l’Exposition Universelle le force ainsi à réfléchir sur ce que pourrait être l’art du présent, sur la
réponse que l’art de son temps, en l’occurrence le "Modern Style", ce "style 1900", apporte au défi de la mo-
dernisation technique. Si Laban n’emploie pas le terme "Modern Style" - il ne cite d’ailleurs presque aucun
nom propre dans son autobiographie -, il semble que par l’intermédiaire de cette femme mystérieuse qu’il
appelle "la Reine de la nuit", il découvre un Paris69 sous l’empire du Modern Style et de sa force d’illusion.

64
A Life for Dance, op. cit., pp. 62-63.
65
Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 575.
66
A Life for Dance, op. cit., p. 39.
67
Ibid., p. 60.
68
Ce qu’en d’autres termes, J. Rennes, commentateur de G. Sorel, explique sur la nature et la fonction du mythe au sein des
régimes fascistes : "Le mythe conduit les hommes à se préparer au combat pour détruire ce qui existe et instaurer un régime qui
n’a pas besoin d’être exactement défini; car le mythe est l’expression des convictions d’un groupe en langage de mouvement ;
l’arrêt, l’équilibre lui serait fatal ; c’est un moteur et non un plan; il ne peut être réfuté, son efficacité étant son essence même."
(Cité par Lionel Richard, La culture et la nazisme, Paris, Complexe, 1988, p.XI)
69
puis plus tard Vienne, de 1907 à 1910.

55
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Sur les conseils de cette protectrice qui souhaitait le voir créer une danse plus adaptée à l’esprit du
temps - "on a besoin de quelque chose de différent aujourd’hui", loin "du romantisme démodé" et du
"sentimentalisme"70 -, le jeune Laban s’efforce de "bien regarder autour de lui" pour découvrir "une autre
approche de la danse". Il plonge ainsi dans la vie nocturne parisienne, essaye les paradis artificiels, va et
danse au cabaret, fréquente les soirées mondaines et les bas quartiers. Il perçoit la ville la nuit, sous sa
lumière artificielle, dans toute sa dimension fantasmagorique, à la fois impressionné et horrifié.

Ce présent est en effet marqué par le néant d’un "terrible ennui". Laban y cherche une place qu’il ne
trouve pas : il n’adhère pas à "cette illusion pathétique du bonheur", ne communie pas avec "des âmes qui
flétrissent et pourrissent sous leur propre opulence".

Pourquoi devrais-je m’occuper de ces hommes et de ces femmes qui tentent de fouetter leurs
sens gâtés par toutes sortes de moyens répugnants ? Pourquoi faire attention aux satisfaits
et aux heureux qui construisent cette illusion pathétique du bonheur ? [ ... ] Est-ce que l’art
[ ... ] avait quelque chose à faire là ?71

L’art pour Laban ne saurait donc exister au sein de la vie moderne qui aveugle ses acteurs, leur cache sa
face noire et la misère de ses foules en construisant, par son mouvement, sa fantasmagorie. Laban n’est pas
dupe de la mascarade des styles qui tente de voiler un rapport de domination économique. Ce qu’il découvre
dans cette vie nocturne, "ce ne sont pas les spectacles en eux-mêmes", qui n’étaient pour sa bienfaitrice
qu’amusements exotiques, "mais les aperçus [ ... ] sur des couches sociales inconnues"72. Il ne trouvera
donc pas "amusant" d’aller s’encanailler dans un taudis où vit une jeune actrice de cabaret, ou un de ces
"pauvres diables qui se baptisent eux-mêmes artistes"73. La recherche de l’exotisme social, géographique ou
historique, à la mode, ne put lui dissimuler la vacuité qui hantait cet artifice fascinant.

Laban n’est pas dupe de cet artificiel qui rêve de naturel. La description qu’il fait de l’appartement pa-
risien de sa "Reine de la nuit", de son intérieur, comme de sa danse, peut être lu comme une critique du
Modern style. Dans une pièce de l’appartement, qui servait de studio de répétition, devant un rideau doré
qui cachait un pianiste, elle "apparut dans un costume de très bon goût et dansa exactement comme ses
bras de serpents".

Je ne peux pas dire que je n’ai pas aimé les mouvements sinueux qui se propageaient du
bout de ses doigts aux orteils. Au contraire. Il y avait du raffinement et du sens dans sa
présentation, mais sa manière de bouger était si différente de ce que je considérais comme
de la danse jusque là que je ne pus m’empêcher de faire des commentaires. Je lui parlais des
danses de sabres, des derviches, et des paysans, des esprits et des dieux des montagnes, mais
pour toute réponse, elle partit dans un fou rire, [... et me dit] : "vous n’avez jamais vu une
vraie danse de femme jusqu’à présent. [ ... ] Ce que vous envisagez là, n’est tout simplement
pas de l’art pour nous."74

70
A Life for Dance, op. cit., p. 38.
71
Ibid., p. 42-43.
72
Ibid., p. 40.
73
Ibid., p. 41.
74
Ibid., p. 39-40.

56
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Troublé par ces commentaires, Laban, on l’a vu, s’était efforcé d’explorer la vie nocturne, mais cette
exploration s’achève sur cette révélation :

La Reine de la nuit n’était-elle pas le maître des esprits démoniaques ? N’étais-je pas ensorcelé
par ses yeux verts et ses bras de vipère ? Le parfum de son boudoir n’était-il pas semblable à
l’odeur que j’avais remarquée dans la morgue où sont déposés les corps des hommes perdus ?
Cette atmosphère ne polluait-elle pas la ville entière et plus que cela, toutes les réalisations
de l’art qu’aimaient la Reine de la nuit et ses amis ? Sa danse, cette cour séduisante, était-
elle autre chose qu’un désir d’emporter les autres dans le néant noir et empoisonné de la
nuit ?75

Le jeune spectateur rejette ainsi une des figures essentielles du Modern style, une figure féminine malé-
fique, vénéneuse et fatale - une femme-serpent séductrice, dont les œuvres, sous un apparent raffinement,
sont vouées au néant. Il résiste à cette danse de femme stérile et fascinée par la mort, dans cet apparte-
ment-tombeau, au parfum morbide. Laban refuse cette culture jugée "décadente" qui soigne le mystère
sous une belle apparence pour cacher son ennui et qui "cultive l’aura dans une société qui la nie", pour
reprendre ici une formule de Benjamin76. Il critique une forme d’artifice qui se fait passer pour naturelle.

Tel fut peut-être un des défis du Modern style : réconcilier la nature avec la technique en essayant de
refouler toute évolution. C’est ainsi que, selon Benjamin, le Modern style s’acharna à naturaliser toute
chose. Aussi les appartements deviennent-ils des "natures en intérieur" qui cherchent à étouffer leurs pro-
diges de technicité par un recours à l’ornement "naturel". Tout y est décor jusqu’aux corps mêmes de ceux
qui les habitent, corps décoratifs qui ornent l’espace comme des objets.

Cette attitude à l’égard de la nature est essentielle pour comprendre ce à quoi Laban se mesurait quand
il recherchait une danse "naturelle" en plein air77. Le jugement que porte Benjamin sur le Modern style
peut être ici éclairant. Il s’agirait de créer un "monde de rêves", de "désirs solidifiés"78, de créer un style
de toutes pièces par des emprunts étrangers et des formes naturelles. Ce style révèle d’abord, écrit Dali, "la
haine de la réalité et le besoin d’un refuge dans un modèle idéal"79. Paul Morand affirmait de même :

"Le charme profond des serpentins alignés par le vent", c’est le style pieuvre, la céramique
mal cuite, les lignes forcées, étirées en ligaments tentaculaires, la matière en vain torturée ;
la courge, la citrouille, la racine de guimauve, la volute de fumée inspirent un mobilier
illogique. [ ... ] A une époque de lumière et d’électricité, ce qui triomphe, c’est l’aquarium, le
verdâtre, le sous-marin, l’hybride, le vénéneux.80

75
Ibid., p. 42.
76
Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 574.
77
En particulier à Ascona puis à Zurich de 1913 à la fin de la guerre.
78
Salvador Dali, Le Surréalisme au service de la révolution (cité par Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p.
564).
79
Ibid.
80
Paul Morand, Le Triomphe de l’Y (cité par Benjamin, ibid.).

57
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Sans entrer en détail dans l’étude de l’épanouissement des images archaïques et autres caractéristiques
stylistiques du Modern style, ce simple repérage permet d’identifier l’écart qui sépare les réflexions de La-
ban sur le mouvement, des productions du Modern style. Une analyse trop rapide des travaux graphiques de
Laban apparemment marqués par ce Modern style tendrait en effet à rapprocher le danseur de ce courant
esthétique81. C’est ainsi que de nombreuses histoires de la danse affirment que Loïe Fuller, souvent étiquetée
comme la représentante du Modern style en danse, fut une des premières danseuses d’un courant appelé
"danse moderne", qui regrouperait aussi bien Isadora Duncan que Laban82.

Le Modern style voulait créer des œuvres qui puissent apparaître comme des créations de la nature,
"détacher de leur contexte fonctionnel des formes imposées par la technique, et en faire des constantes
naturelles, c’est-à-dire styliser"83. C’est ainsi que l’architecture, la décoration peuvent apparaître comme
des organismes naturels :

Les meubles tendent alternativement les uns vers les autres. [ ... ] Les murs, le plancher et
le plafond semblent habités par une faculté d’aspiration particulière. Les meubles [ ... ] se
collent au mur et aux encoignures, s’attachent au parquet, et semblent y prendre racine.
[ ... ] L’occupant lui-même perd la faculté de circuler librement et reste attaché au sol et à
la propriété.84

L’habitat semble ainsi respirer, soupirer, l’intérieur se fait "rêvoir" ; "les meubles ont l’air de rêver; on les
dirait doués d’une vie somnambulique comme le végétal et le minéral"85, écrivait déjà Baudelaire. Il s’agit
donc "d’éprouver le mal du pays en restant chez soi", de rêver d’un ailleurs à travers l’exotisme d’un décor
ou la visite des bas-fonds, ou encore de vivre dans une jungle sous la lumière artificielle. Le Modem Style
s’efforce ainsi de créer un confort dans les métamorphoses, de recréer l’ivresse de l’opiomane qui rompt
toutes attaches avec le temps.

Laban ne participe pas entièrement à cette rêverie. Il perçoit l’altérité de ce qui reste hors de cet in-
térieur, il refuse de respirer le même air que les objets. Il perçoit le sourire vague, l’air profond, le petit
doigt relevé, le geste dénué de sens de cette protectrice au regard lointain. On peut donc comprendre son
trouble face à une esthétique qui aurait apparemment les mêmes visées que la sienne, une réconciliation
avec la nature comme réponse au défi de la modernisation. Mais la nature et l’intérieur chez Laban sont
bien différents de ceux que construit le Modem Style. Si Laban ne trouve pas sa place dans cet univers, c’est
qu’il n’y trouve pas, là non plus, de place pour l’homme86.

81
Le fait qu’une part de ses productions picturales puisse avoir été influencée par le Modern Style ne vient en rien contredire
ce qu’il pensait d’une danse "Modern Style". Cette différence reste à analyser. Le Modern Style de ses dessins et peintures fut-il
alimentaire ? Le choix de danser ne fut-il pas aussi le moyen de rompre avec une pratique picturale qui ne le satisfaisait pas ?
82
C’est le cas de Jacques Baril (La Danse moderne d’Isadora Duncan à Tywla Tharp, op. cit.), ou de Paul Bourcier (Histoire de la
danse en Occident, op. cit.).
83
Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 575.
84
D. Stenberger, "Jugendstil", Die Neue Rundschau (cité par Benjamin, ibid. p. 566).
85
Cité par Benjamin, ibid. p. 570.
86
"Si la ville est un jardin où se déploient toutes sortes d’organismes d’habitation, on ne voit pas du tout, dans cette vision,
la place que l’homme doit occuper. A moins qu’il ne reste prisonnier à l’intérieur de ces plantes, qu’il prenne lui-même racine,
qu’il soit attaché au sol, comme si un enchantement (une métamorphose) l’avait rendu incapable de se mouvoir autrement que
la plante qui l’enveloppe et l’enserre [ ... ] à la façon d’un corps astral comme Steiner en avait eu la vision et l’expérience."
D. Stenberger, "Jugendstil", op. cit. (cité par Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle. op. cit., p. 566).

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Retrouver une mobilité qui se réconcilie avec celle du cosmos, telle fut pourtant une des intentions
explicites de Laban chez qui l’on a souvent vu87 l’influence de Steiner. On peut s’interroger dès lors sur
tout ce qui différencie sa danse de celle de la "Reine de la nuit" ou encore de celle de Loïe Fuller, dont
on n’a cessé d’admirer les puissantes métamorphoses "naturelles". C’est que la nature pour Laban, comme
l’expérience, n’est pas une donnée. L’expérience intérieure consiste bien à éprouver le mal du pays, mais
en sortant de chez soi, hors de soi et des limites imposées par "le" corps, en écoutant aussi bien les mur-
mures de la nature que le vacarme de l’industrie, en cherchant l’inquiétude, l’inconfort et le plein air, en
acceptant la pauvreté de l’expérience vécue, en se confrontant à ses chocs. La pensée motrice se doit, pour
Laban, d’imiter la nature, non dans ses formes arrêtées (comme c’est le cas du Modem style) mais dans ses
processus, dans l’organisation de ses forces et de ses accents.

Laban perçoit ainsi l’échec d’un Modern style qui tentait de répondre aux transformations de la moder-
nisation par sa négation, mais qui préparait aussi une réaction en faveur du plein air et de la simplicité.
Il ne s’agit pas pour Laban de refouler la décadence présente, mais de tenter d ‘y percevoir d’autres forces
encore inconnues. Il prend donc conscience des transformations de l’expérience jusqu’à s’interroger sur la
possibilité même d’une danse moderne comme art du présent. Il ne renonce pas à regarder le mouvement
propre au présent comme en témoigne son intérêt fondamental pour les gestes du travail. Mais Laban est
d’autant plus troublé que ses propres questions étaient en partie les mêmes que celles du Modem Style
qu’il critiquait.

L’AGITATION CHORÉGRAPHIQUE
DES DANSES CONTEMPORAINES
En affirmant que "danser était terminé pour [lui]", Laban évince d’emblée toutes les formes de danse
qui lui étaient contemporaines. Quelles sont les raisons de ce refus ? Comment perçoit-il ces danses et les
réponses qu’elles apportent aux défis de la vie moderne ? Il différencie les danses de son époque selon le
lieu où elles se dansent. C’est là un critère de classement qui met l’accent sur le caractère institutionnel
et structurel de la danse, par-delà son style. Il propose ainsi de différencier quatre types de danse, les
danses au sein du théâtre traditionnel (le ballet-théâtre et le ballet d’opéra où prédominent un caractère
dramatique), les "shows" et danses de cabaret ou de music-hall qui utilisent la musique comme un simple
soutien dans le cadre des théâtres indépendants, les danses de société rurales et urbaines et les "danses
en cycle (Reigenwerk)".

1. Le Ballet-théâtre
La position de Laban à l’égard du théâtre traditionnel a évolué et s’avère difficile à cerner. Il ne refuse
pas a priori de travailler dans le cadre de théâtres traditionnels - ce qu’il fit à Mannheim à partir de 1921,
à Berlin de 1930 à 1934 (au théâtre d’Etat de Berlin, comme directeur du mouvement et maître de ballet),
puis à Bayreuth où une expérience wagnérienne (en 1930-1931) mit fin à son rejet et à sa méfiance du
théâtre traditionnel.

87
Cf. J. Foster, The Influence of Rudolf Laban, Lepus Books, Londres. 1977.

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Son travail dans cette perspective est celui d’un réformateur qui souhaiterait "faire se rencontrer les de-
mandes de l’opéra et du théâtre dansé"88 , "recréer des danses dans quelques opéras avec sa propre troupe,
et donner une soirée de ballet à une grande échelle"89 . Il aimerait, de ce point de vue, augmenter ou re-
prendre le répertoire en lui apportant de nouveaux contenus, inventer un spectacle entièrement composé
de ballets. La danse ne bénéficie-t-elle pas trop souvent que d’intermèdes dans un opéra ? Laban revendi-
que ainsi le développement d’un ballet-théâtre autonome, non tributaire de l’opéra et du drame. Il affirme
la valeur dans ce domaine d’une initiative comme celle des Ballets Russes: "L’impression la plus pénétrante
a été produite par la compagnie dirigée par Diaghilev, qui débuta par des interprétations personnelles des
vieux ballets d’opéra et commença peu à peu à créer son style propre"90. Le ballet n’a de sens pour Laban
que détaché de la trame narrative et acquiert sa plus grande efficacité lorsqu’il fonde ses effets sur l’em-
prise du rythme et de la musique. Il gagnerait ainsi à respecter "les modèles chorégraphiques historiques"
dont il s’inspire. "L’esprit de l’époque dont date le ballet doit revivre dans nos danses, nous devons recréer
par des danses appropriées l’ambiance des pièces japonaises ou égyptiennes"91.

L’autonomie du ballet est donc présentée comme la condition de la survie du patrimoine chorégraphi-
que. A ce titre la danse d’opéra ou le "ballet-théâtre" ne sauraient se réduire au seul ballet "classique" sur
pointes. Ils englobent pour Laban un savoir historique beaucoup plus vaste qui donne toute sa place aux
danses folkloriques. Laban pense avoir réussi en partie dans cette entreprise bien qu’il ne puisse, dans ce
cadre, présenter que quelques extraits de ses nombreux ballets. "Le ballet-théâtre traditionnel allemand
s’est rapproché du concept contemporain de danse"92, note-t-il. Mais ce travail reste pour lui "une mesure
temporaire"93, un travail secondaire par rapport à ce qu’il considère comme sa véritable recherche. Il doute
même que la danse y gagnera : "Le théâtre dansé du futur n’évoluera pas à partir du théâtre existant",
affirme-t-il94, tout en exceptant la tentative wagnérienne, source "d’une nouvelle manière d’utiliser le
théâtre traditionnel"95. Il veut affirmer la prédominance du mouvement, développer toutes ses potentia-
lités afin de construire le théâtre futur et ne cessera ainsi d’affirmer "la nécessité d’un théâtre de danse
indépendant"96.

Sa critique du théâtre traditionnel touche d’abord à ses structures et à son esprit corporatif. Il refuse
le vedettariat (il licencie les solistes de Berlin lors de son arrivée à l’Opéra) comme le statut secondaire
des danseurs au sein des syndicats d’acteurs et des différents corps de métiers du théâtre. Il impose ainsi
ses propres danseurs au sein des compagnies officielles. Sa critique vise en outre les contraintes esthéti-
ques propres à ce type de théâtre, les habitudes prises par les directeurs, administrateurs, musiciens et
décorateurs, "qui n’avaient pas compris encore que l’esprit du nouvel art de la scène doit s’enraciner dans
l’expression du mouvement de l’acteur". Dans le ballet, un privilège lui semble être paradoxalement accordé
aux effets statiques : une surabondance d’éléments architecturaux, un texte trop linéaire et narratif, une
musique sur-accentuée détournent, selon lui, l’attention du spectateur de l’événement dynamique, éclip-
sant les manifestations de l’effort dansé97.

88
A Life for Dance, op. cit., p. 165.
89
Ibid., p. 171.
90
"La Danse dans l’Opéra", Revue des Archives Internationales de la Danse, janvier 1933.
91
Ibid.
92
A Life for Dance, op. cit., p. 175.
93
Ibid., p. 165.
94
Ibid., p. 172.
95
Ibid., p. 174.
96
Ibid., p. 175.
97
La maîtrise du mouvement, op. cit., p.29.

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Ce faisant, Laban critique aussi le caractère mimétique et redondant de la danse dans le ballet. Celui-ci
en effet s’adapte à une musique qui se calque elle-même sur la trame narrative. N’était-ce pas le librettiste
qui était dépositaire de la signature et des droits du ballet ? En ce sens la danse ne peut être qu’une imita-
tion, un reflet, non une vérité ou une essence. Elle doit donc, si elle veut réussir à s’imposer comme élément
essentiel du ballet, utiliser le savoir propre aux danseurs modernes, à savoir la dynamique du mouvement.

2. La danse dans les théâtres indépendants


Dans le cadre du théâtre, Laban analyse aussi les différents travaux des théâtres indépendants, en
particulier sur les scènes de music-hall, de cabaret, ou les récitals dans les salles de concert. Avec recul,
en 1957, il définit ces récitals comme une danse "tournée vers l’expérience intime de l’homme et qui ne
cherche plus à représenter une histoire collective"98. Elle n’a plus, selon Laban, l’ambition de restaurer
une culture festive perdue et s’illusionne sur l’authenticité de cette expérience intime. Nombreux sont ces
spectacles qui passent pour de la danse alors qu’ils ne sont que gestes "faux et rusés".

Loïe Fuller
Laban n’évoque pas nominalement la danseuse Loïe Fuller, dont les affiches recouvraient pourtant
les murs de Paris à l’époque où il y vivait. Elle eut son propre théâtre à l’Exposition universelle et dansa
longtemps aux Folies-Bergères comme dans divers théâtres parisiens de 1892 à 1925 : Aussi est-ce à ti-
tre d’hypothèse que nous l’introduisons ici, pour préciser ce que pourrait être le contenu de cette "danse
rusée" selon Laban.

Dans toutes ses danses, "la Loïe" célèbre ce qui ne peut être pour Laban qu’une fausse réconciliation de
la nature et de la technique. Loïe Fuller fut en effet qualifiée de fée de l’électricité et de magicienne des
tissus. Ses réussites techniques créèrent des formes en perpétuelle métamorphose, derrière lesquelles elle
disparaissait en laissant s’épanouir des images archaïques, et des allusions aux formes de la nature. Les
titres de ses danses (La Danse serpentine, La Danse blanche, La Violette, Le Papillon, La Danse du lys, La
Danse du feu, La Nuit, Nuages, Ombres gigantesques, La Mer), de ses films (Le Lys de la vie, Visions de rêves),
les photographies, les œuvres picturales et les commentaires qu’elle a suscités, soulignent tous sa magie
et ses "miracles d’incessantes métamorphoses"99. Ce fut en effet une électricienne de génie qui voulait que
"chaque mouvement du corps provoque un résultat de plis d’étoffe et de chatoiement des draperies, mathé-
matiquement et systématiquement prévu"100. Elle eut des imitatrices avant même de s’être produite à Paris,
tant ses "attractions" furent immédiatement rentabilisées et assimilées à la mode et à l’air du temps. Loïe
Fuller créa ainsi une danse pour l’ère de la reproductibilité technique qui répondait à sa manière au défi des

98
"Movement, an Art and a Philosophy", L.A.M.G. Magazine, n° 18, mars 1957.
99
Rodenbach (cité par G. Ducrey, "Ecrire la danse au tournant du siècle : Loïe Fuller ou le règne de l’ambivalence", La Danse, art
du XXe siècle, Payot, Lausanne, 1990). G. Ducrey analyse dans cet article le rôle essentiel de la danseuse dans l’imaginaire et la
littérature décadents.
100
Loïe Fuller, Quinze ans de ma vie, Librairie Félix Juven, Paris, 1908, p. 28.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

nouvelles techniques d’éclairage101. La peur, le désespoir, et parfois même la nécessité d’être copiée, sont
peut-être ce qu’il y a de plus étonnant à la lecture de son autobiographie. Le problème de la reproduction
de ses œuvres y est récurrent. "Mon imitation [ ... ] diminuait de beaucoup ma découverte"102, souligne-t-
elle. Elle raconte qu’elle dut, en arrivant à Paris, danser sa Danse serpentine sous le nom de son imitatrice
(Mabel Stuart) qui "lui volait outre sa danse, tous ses plus beaux rêves"103, et cela jusqu’à la fin du contrat
de cette dernière ! Si elle dansa sous le nom de son imitatrice, sa doublure dansa aussi sous son nom, les
jours où elle était engagée ailleurs, lors de l’Exposition universelle ! "Je n’arrive jamais dans une ville sans
que Loïe Fuller n’y soit déjà venue avant moi", remarquait-elle encore.

Une telle danse ne peut être, du point de vue de Laban, qu’une danse "rusée" qui se fait passer pour
de la danse. Elle est rusée parce qu’elle prétend, sans pourtant y parvenir, "oublier ce qu’on entend par
"danse" aujourd’hui pour retrouver la forme primitive de la danse"104. C’est une danse essentiellement
conçue comme un tableau vivant, qui privilégie les effets optiques et les nécessités de l’œil. Elle serait
l’expression même du désir d’éprouver le mal du pays sans sortir de chez soi, en demeurant au sein de
l’abri noir de son théâtre. Loïe Fuller disait rechercher, elle aussi, le mouvement "naturel", celui qui serait
capable d’exprimer une sensation et une émotion (surprise, déception, contentement, détresse, espoir)
ressenties par le corps105. Ces émotions, "éléments de la nature", "peuvent être exprimées par une danse
raisonnée de façon intelligente"106, affirme-t-elle. Cette forme chorégraphique cherche la nature dans des
images qui peuvent être reproduites de manière indéfinie. Danse des lumières et des textiles, danse qui
privilégie le plaisir des yeux, danse des effets et des sortilèges (Loïe Fuller finit sa carrière en faisant du
cinéma aux Etats-Unis), elle est perçue par Laban comme un rêve illusoire de nature et de grand départ.
Elle est rusée parce qu’elle réussit à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas ; et fausse, parce qu’elle n’est
qu’illusion de conciliation et refus du réel. Le mouvement, loin d’être le fruit d’un savoir régénérateur,
exténue la danseuse. Loïe Fuller évoque en effet l’épuisement qu’elle ressentait après ses danses pendant
lesquelles elle soulevait et faisait tourbillonner des kilos de tissus à l’aide de bâtons cachés sous les voiles,
et la douleur de ses yeux brûlés par la puissance de ses lumières.

Danseuse électrique, danseuse des soies raffinées, mais danseuse malade et épuisée, elle résume tout
ce que Laban ne pouvait concevoir : "Comment la beauté pourrait-elle habiter dans de la soie et sous les
lampes rouges artificielles ?"107, écrivait-il. Si une telle danse se définit comme "moderne", alors Laban ne
peut être assimilé à ce courant artistique. Loïe Fuller serait pour Laban, qui refusa la tentation cinéma-
tographique, l’exemple même de ces danseurs, définis encore en 1951 comme les "esclaves du dragon à l’ère
de la machine"108.

101
Paul Klee, en voyage à Paris, note à son propos: "La Fuller, purement technique, purement décorative." (Journal, Grasset,
1959, p. 117). Loïe Fuller inventa un théâtre qui puisse être une véritable boîte noire en recouvrant entièrement toute sa salle
de lourds tissus foncés. La scène de son théâtre était octogonale et entourée de miroirs séparés par des rampes de lumière qui
pouvaient changer de couleurs. Elle perfectionna son système en installant entre la salle et la scène un miroir sans tain qui
lui permettait de voir les effets qu’elle créait et dont le reflet se reflétait aussi dans les miroirs en fond de scène. Elle inventa
encore pour accroître ses jeux d’illusions un éclairage venu du sol à travers un faux plancher en partie vitré, qui éclairait par
le bas un piédestal tournant sur lequel elle dansait. Enfin, les couleurs de ses gélatines étaient préparées à l’aide de pigments
spéciaux qu’elle fabriquait elle-même. Elle fut obligée de déposer les brevets de ses inventions afin de limiter le plagiat de ses
découvertes, le droit d’auteur-chorégraphe n’étant pas encore reconnu. (Se reporter à Loïe Fuller, Magicien of Light, Exhibition
at the Virginian Museum, 1979, Richmond, et surtout à Giovanni Lista, Loïe Fuller, Paris, Stock, 1995).
102
Quinze ans de ma vie, op. cit., p. 37.
103
Ibid., p. 52.
104
Ibid., p. 67.
105
Ibid., p. 48.
106
Ibid.
107
A Life for Dance, op. cit., p. 43.
108
"What has led you to study Movement ?", op. cit., 1951.

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Les "danses d’expression"


Laban s’en prend aussi à ce qu’il appelle, non sans confusion, la danse "d’expression (Ausdruckstanz)".
Sous cette appellation se mêlent en effet sous sa plume des types de danses très différents.

"Danse d’expression" est parfois synonyme de "danse grotesque" : "La danse grotesque de nos jours,
dite danse d’expression, est influencée par l’art asiatique et africain. Elle est connue depuis des siècles, en
tant que variété ethnologique et exotique, dans le cadre des danses historiques. Elle faisait même partie,
jadis, de la danse de salon, sous le nom de "moriske" (vraisemblablement dérivé du nom "Mohr", "Maure")"
(1933)109. Laban définit ici un genre de danse inspiré d’une tradition non occidentale et qui, loin d’inventer
une forme nouvelle, offre une interprétation plus ou moins affadie et occidentalisée de danses populaires
étrangères, présentées hors du contexte social qui leur donnait leur profondeur festive communautaire.
Nombreuses furent en effet les danseuses "d’expression" qui cherchèrent, avec plus ou moins de connais-
sances, une inspiration éclectique dans les danses populaires étrangères.110 Elles dansaient ainsi sur des
musiques exotiques, parées de vêtements espagnols, arabes, indiens, ou encore japonisants. Tel fut le cas
de la danseuse "gothique" Charlotte Bara à Ascona, d’Adorée Villany ou, plus profondément, de Jeanne
Ronsay111. De telles tentatives, si elles ne sont pas le fruit d’une véritable expérience de danse, ne sont pour
Laban que des imitations décoratives qui passent pour de la danse.

La "danse d’expression" désigne encore chez Laban une danse qui se "tourne de plus en plus vers
l’expérience intime" et qui renonce à s’inscrire dans un projet de réforme collective. Le mouvement y est
l’expression intentionnelle d’un moi et seule la sincérité de l’expression garantirait sa qualité spectaculaire.
Cette tendance des "danseurs d’expression" fut aussi critiquée par Wigman, qui y voyait des "comparses de
petit format". Elle est synonyme de "danse expressionniste" chez Laban : "Dans quel sens va se développer
la danse moderne en Europe et en Amérique ? Dans celui de la "moresque", exotique et expression-
niste ? Non, son évolution est trop étroitement liée au développement conforme à la sensibilité de notre
époque"112 (1933). La danse moderne, ici distinguée de la danse "expressionniste", doit s’inscrire dans le
présent de la vie moderne. Le corps du danseur ne peut espérer s’y soustraire, comme il ne peut ignorer
l’histoire et la tradition du mouvement. La "danse d’expression" est ainsi présentée par Laban, dès le début
des années trente, comme la caricature ou l’illusion d’une danse moderne qui croit que le seul retour à
l’expression "naturelle" d’un moi, à une "intériorité" intacte, suffirait à assurer sa valeur esthétique. Elle
fait ainsi "trop de concessions à une sentimentalité excessive" ou "se laisse submerger par une vitalité trop
grande"113 (1938).

Kurt Jooss, élève et collaborateur de Laban, ne cessa de reprendre à son compte cette critique de la
danse dite "expressionniste". Selon lui, elle cache sous sa volonté expressive un manque de métier, de
technique et de savoir, qui cause de graves préjudices à l’image de la danse moderne :

109
"La Danse dans l’Opéra", op. cit.
110
De nombreux danseurs étrangers séjournèrent ou s’installèrent en Europe, et particulièrement à Paris dans les années vingt
et trente : la Franco-indienne Nyota Inyoka, les Javanais Djemil Anik et Raden Mas Jodjana, le Bengali Uday Shan Kar. Voir
leurs portraits dans le chapitre "Les Orientaux" de L’Aventure de la danse moderne en France par Jacqueline Robinson (op. cit.,
p. 87 sq.).
111
Qui dansa dans le cadre de l’Exposition des Arts Décoratifs en 1925 et de l’Exposition Coloniale en 1931.
112
"La Danse dans l’Opéra", op. cit.
113
Lettre à Kurt Jooss, 1938, (citée par Isa Partsch-Bergsohn, "Laban : Magic and Science, As seen by Mary Wigman and Kurt
Jooss", Dance Theatre Journal, vol. 4, automne 1986, p. 15 sq.).

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Les aventures créatrices de l’expressionnisme sont derrière nous, comme le sont aussi les cris
convulsifs du premier jazz, les premières tonalités de la poésie expressionniste, et la danse
d’expression libre - dans sa forme barbare. Nous vivons un âge qui redécouvre la forme artis-
tique114 (1927)

Comme Laban, Jooss se sépare de la danse d’expression, associée à l’expressionnisme, vers la fin des
années vingt. "La nouvelle danse en Allemagne manque essentiellement d’une méthode d’entraînement
systématique"115. "La danse expressionniste en ce temps-là n’avait pas besoin de grandes compétences : une
grande intensité suffisait pour convaincre." écrit-il116. Il envisage ainsi la nouvelle danse, non comme une
rupture, mais comme un nouveau regard sur la tradition du mouvement. Il s’agit de faire vivre un héritage
passé en le sortant de sa gangue académique. Tout danseur moderne se devrait ainsi de savoir danser un
adage, une valse ou un menuet.

Ce recul critique, à la fin des années vingt et au début des années trente, à l’égard de la danse "ex-
pressionniste" ne peut être interprété comme une allégeance au point de vue nazi sur un "art dégénéré".
Il était de fait partagé par Jooss qui s’exila dès 1933. Leurs réserves sur l’"Ausdruckstanz" ne sont pas les
mêmes que celles des représentants du pouvoir. Rappelons ici, à titre d’hypothèse, que si Goebbels a essayé
d’attirer à lui une partie de l’avant-garde expressionniste qui voulait bien l’entendre, cette alliance était
de fait impossible à plus long terme. La politique du régime à l’égard de l’avant-garde artistique évolua
au gré des nécessités tactiques du pouvoir et fut rythmée par l’opposition entre Rosenberg, profondément
réactionnaire, et Goebbels, plus "moderniste" (qui se rangea à partir de 1936 aux directives plus radicales
du régime). Le pouvoir ne pouvait encourager à long terme un art sans assise populaire ni admettre une
esthétique nouvelle. Il ne reconnaissait comme "Beau" que des œuvres reconnues comme telles et com-
préhensibles par le peuple, c’est-à-dire adaptées au goût de la majorité. Il ne pouvait donc qu’entériner des
formes esthétiques passées. Le nazisme, note Lionel Richard, ne peut apprécier que ce qui est permanent
et indiscutablement reconnu. Le seul art vivant pour les nazis est un art déjà mort117.

On a rattaché Laban à l’expressionnisme pour des raisons qui n’étaient pas sans doute celles qu’il aurait
souhaitées. Laban n’ajamais voulu en effet s’associer à la mode de l’expressionnisme, comme en témoigne
un passage de son autobiographie où il relate ses relations avec des peintres-décorateurs pour le festival
de Vienne en 1929 :

L’expressionnisme était à la mode et il n ‘y avait pas une déformation ou une destruction


dans la représentation qui n’était utilisée pour remplacer le sens sain de la forme perdue.
Jamais auparavant, et nulle part ailleurs, je n’ai rencontré tant d’ignorance pour mes idées
qu’avec ces disciples de l ‘art.118

114
écrit-il en 1927 (cité par Hedwig Müller, "Jooss und der Expressionismus", Jooss, Dokumentation von Anna und Hermann
Markard, Ballett-Bühnen-Verlag, KaIn, 1985, p. 14). H. Müller insiste sur la nécessité de ne pas considérer la danse d’expression
comme une tendance artistique dont les techniques, la pratique et la théorie formeraient un tout cohérent et clairement cir-
conscrit. Kurt Jooss limite ainsi chronologiquement la danse d’expression au début des années vingt.
115
écrit-il en 1927 (cité par Anna Markard, "Die padagogische Arbeit", Jooss, op. cit., p. 144).
116
écrit-il en 1927 (cité par Hedwig Müller, "Jooss und der Expressionismus", Jooss, op. cit., p. 12).
117
La culture et le nazisme, Paris, Complexe, 1988, p.64 et suivantes.
118
En 1935, cette remarque est stratégiquement "bienvenue". A Life for Dance, op. cit., pp. 146-147.

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Les liens de Laban à la danse "d’expression", et plus encore à l’expressionnisme, sont donc loin d’être
aussi simples que ne l’affirme la vulgate critique ou historique119, qui présente Laban, Wigman et Jooss
comme les chefs de file "du" courant expressionniste en danse. Cependant, comme le remarque Jean-Michel
Palmier120, l’"expressionnisme" ne s’est jamais constitué comme un courant artistique organisé autour de
manifestes et de personnalités, aussi serait-il plus juste de parler d’une "sensibilité expressionniste" à l’œu-
vre dans des productions artistiques fort diverses. Si l’on tient donc à rattacher Laban à l’expressionnisme,
encore faut-il tenir compte d’un certain nombre de décalages non négligeables.

Laban, né en 1879, est un peu plus âgé que la génération expressionniste proprement dite, née autour
de 1890. Cet écart explique peut-être en partie ce qui a pu le séparer de la sensibilité d’une génération
qu’il a pourtant côtoyée de près. Il partage certes avec elle sa constellation d’espoirs, d’angoisses et de
pressentiments. Il participe en effet à cette révolte aiguë et confuse contre l’étouffement de la société
impériale dont son père, militaire de carrière, était un pur représentant. Il a souffert de la rigidité d’un
système d’éducation qui niait toute expression libre du corps. Son choix d’une carrière artistique, choix de
non carrière et d’une vie de bohème, était de fait dirigé contre les valeurs et le mode de vie propres à la
société bourgeoise et aristocratique sous les règnes de François-Joseph et Guillaume II121.

Laban vécut cependant grâce à l’aide financière de son père jusqu’à la mort de celui-ci. En outre sa fasci-
nation pour l’éclat et le prestige militaire, la valorisation de la culture physique virile et son attachement à
un ordre patriarcal et paysan, marquent son originalité à l’égard de la sensibilité expressionniste (la haine
du père et le thème du parricide, surtout présents au théâtre, caractérisent en effet, selon Jean-Michel
Palmier, une part des productions artistiques). Laban de plus resta attaché à sa particule nobiliaire jusqu’à
la fin des années trente. Enfin, même s’il se réfugia alors en Suisse, il ne prit pas non plus de positions
pacifistes dans les années dix, comme le firent certains artistes expressionnistes.

On retrouve certes chez Laban une perception pessimiste de la réalité présente comme une féroce hos-
tilité à l’égard de la grande ville et de la civilisation industrielle. Conscient de la fragilité de l’art dans une
société mercantile, il ne destinait pas d’abord ses expériences de danse à un public. Ce pessimisme sem-
ble pourtant beaucoup moins désespéré que celui des artistes expressionnistes. Laban avait en effet une
confiance absolue dans les potentialités du mouvement. C’était pour lui la source d’un espoir de régénéra-
tion sociale. Il ne partage pas ainsi la tendance nihiliste et le refus du passé qui traversaient profondément
la sensibilité expressionniste122.

La culture festive rurale de son enfance qu’il décrit ou reconstruit reste un repère indestructible sans
doute étranger à la génération, plus urbaine, de 1890. Aussi son utopie d’une communauté nouvelle proche
de la nature, d’une vie collective, frugale, voire archaïque, ne s’éteint-elle pas au début des années vingt.

119
Jacques Baril ou Paul Bourcier, pour n’en citer que quelques-uns.
120
Pour une présentation synthétique et précise de cette notion, voir l’article "Rêve, Utopie et Apocalypse, genèse de la sensi-
bilité expressionniste", in Figures du Moderne - L’Expressionnisme en Allemagne, 1905-1914, Musée d’Art Moderne de la Ville de
Paris, Paris, 1992, p. 29-37 et pour plus de détails sur les valeurs et les ambiguïtés politiques de l’expressionnisme, on se repor-
tera à l’introduction et aux deuxième et troisième parties de L’Expressionnisme comme révolte de Jean-Michel Palmier, op. cit.
121
Rappelons que Laban fit comme de nombreux artistes expressionnistes, son voyage de formation - particulièrement long - à Paris
(1900-1907), puis à Vienne (1907-1910) et à Munich (1910-1913), capitales des "Sécessions" picturales, avant de rejoindre Berlin.
122
Telle qu’elle s’exprime dans les textes de Gottfried Benn par exemple.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Elle persiste sous diverses formes, durant toute sa vie, et se fonde sur une conviction de plus en plus pro-
fonde de l’efficacité éducative et thérapeutique du mouvement. Enfin, à l’époque où se révèle une sensibilité
expressionniste, vers 1907 -1910, Laban n’a pas encore choisi de danser. Il ne fera ce choix qu’en 1912, et
ses œuvres graphiques ne semblent avoir que peu de rapports avec les artistes dits expressionnistes. C’est
au moment même où l’expressionnisme commence à s’éteindre, vers 1920-1922, que la danse "d’expression"
connaît ses véritables premiers succès. Si Laban partage l’élan visionnaire et l’anti-rationalisme de
l’expressionnisme, il résiste plus au pathos de la subjectivité, au désir d’expression d’un moi comme garantie
d’authenticité de l’œuvre. Le mouvement "naturel" est, pour lui, l’objet d’une longue recréation et d’un
travail sur l’histoire du mouvement.

Aussi une présentation de l’expressionnisme labanien nécessiterait-elle, d’une part une réflexion sur ce
qui différencie danse "d’expression" et danse "expressionniste", d’autre part une analyse délicate et extrê-
mement précise du jeu des interactions esthétiques entre le champ d’expérimentation permanente que fut
la corporéité pour Laban et celui qu’ouvrirent en peinture, en poésie, comme au théâtre et au cinéma, les
différents artistes expressionnistes. Tel n’est pas le cadre de cette étude. Signalons donc brièvement ici que
les caractéristiques de la danse moderne selon Laban ne recoupent pas exactement celles de la danse dite
"expressionniste". Une artiste comme Wigman est sans doute plus proche de leur désespoir, de leur refus,
de leur pathos et leurs imaginaires corporels, mais là encore les nuances s’imposent123.

3. Les danses de société


Le troisième champ de l’art de la danse "contemporaine" telle que la perçoit Laban est celui des danses
festives, qui occupent aussi bien la rue que divers lieux de la ville ou de la campagne, lors d’occasions
particulières, d’anniversaires ou de commémorations. Leur forme dérivée est celles des danses de société
qui se pratiquent dans le cadre des salles de bal. Elles ont beaucoup perdu des caractères propres aux dan-
ses festives qui se donnaient dans les sociétés pré-industrielles en s’adaptant aux habitudes de mouvement
des habitants des grandes villes. Elles ne sont plus que les traces d’une expérience véritable du mouvement,
des restes dégradés d’un savoir qui n’est plus une tradition, mais une répétition mécanique, une technique
facile qui passe pour être un véritable savoir. C’est dire, en d’autres termes, que la danse de société n’est
pas épargnée par le kitsch124. Elle est, pour Laban, l’expression abâtardie d’une population immigrée venue
de la campagne et qui tente de se divertir en consommant une danse qui n’est plus la sienne.

Un tel point de vue peut être mis en perspective par celui de Clement Greenberg. Le kitsch, tel qu’il le définit,

est un phénomène typiquement moderne, produit de la migration rurale vers les villes, où les
immigrants s’empressent d’abandonner leur culture régionale. [ ... ] Cela contribue à créer une
simili-culture adaptée aux besoins de ce public. Le kitsch a pour fonction de remplacer un vide :
le travailleur citadin [ ... ] compense le sacrifice de son autonomie personnelle à la discipline
du travail par les plaisirs qui lui sont largement offerts au cours de son temps libre, il redécou-
vre dans les expériences affectives et symboliques rattachées dorénavant aux loisirs la maîtrise
d’une vie qui ne lui appartient plus par ailleurs. Mais dans la mesure où cette récréation ne vise
en fin de compte qu’à rentabiliser le système, ces désirs sont assouvis de la même façon que les
loisirs matériels : par une culture présentée sous forme de marchandises reproductibles.125

123
Cf. notre troisième partie.
124
Notion, qui, rappelons-le, apparaît dans la pensée esthétique allemande au début du siècle.
125
Cf. la présentation de Thomas Crow, "Modernisme et culture de masse dans les arts visuels", Moderne. Modernité. Modernisme.

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Et en ce sens, "tout ce qui est kitsch est académique". Ce n’est donc pas dans le champ des danses so-
cialisées et commercialisées industriellement par les directeurs de salle, qui transforment la salle de danse
en scène de cabaret ou de café-concert, que pourrait naître, selon Laban, une danse propre au présent.
C’est ainsi par exemple que sur les ruines du cancan ou du "chahut", sauvage et débridé, se serait forgé
le "french cancan". S’il y a un monde entre le vieux chahut et le french cancan, ce monde est celui des
techniques de spectacles qui amènent des artistes amateurs à devenir des professionnels de la scène. La
danse de société se transforme ainsi en danse de spectacle et charge ses professionnels, moyennant une
forme de virtuosité, d’épater le public en l’invitant à s’asseoir autour de la piste, puis devant le plateau. La
scène a chassé la piste, et la salle se remplit d’hommes assis. La professionnalisation des amateurs met ainsi
fin à un état des danses populaires qui caractérisait, selon Laban, un ultime reste de la culture festive. Ce
cancan, dont les étoiles furent broyées aussitôt que sa mode cessa, devint matière à commerce, à tourisme
et exotisme social126.

Ces virtuoses du grand écart, des pirouettes et des tours à la seconde, des sauts de mains, des manèges
et des roues, ne sont pas loin de l’académisme d’une forme de danse dite "classique". A voir ces danses
reconstituées et filmées par Renoir dans French cancan (1955), le spectateur est en effet frappé par leur ca-
ractère "Modern Style". Les robes-corolles multicolores ornent et dissimulent habilement des jambes noires
qui, surgies de ces pétales, exécutent des grands battements dans un alignement parfait. Ainsi se crée cette
illusoire réconciliation entre la nature et la machine corporelle moderne: une fleur industrielle. Et Laban de
regretter : "Seuls quelques-uns perçoivent la danse [ … ] dans toute sa complexité psycho-physique. [ … ]
On a trop souvent appelé danse, une gymnastique non artistique, acrobatique, ou des poses érotiques"127.

Enfin le comble de la dégénérescence des danses populaires réside sans doute dans l’invention des
Marathons de danse qui connurent un grand succès vers la fin des années vingt et dont Laban ne pouvait
ignorer l’existence. Ernst Bloch évoque de manière éloquente, en 1929, ce type de manifestation :

La salle des fêtes de Francfort a organisé pendant plus de quatorze jours ce qu’on a appelé
un Championnat International de Marathon de Danse. La direction technique est aux mains
d’une compagnie, mains entre lesquelles on n’aimerait pas tomber. ( ... ) Vingt couples en-
viron doivent danser jour et nuit, à raison de quarante cinq minutes par heure ( ... ). [Ils]
doivent maintenir leurs pieds en mouvement ( ... ) la main d’un partenaire toujours sur
l’autre, comme pendant le plaisir, comme au salon [ .. et] conserver "un aspect socialement
digne". ( ... ) Voici que les couples reviennent. Ils arrivent en chancelant sur l’ovale terri-
fiant de la piste de danse, poussés par les surveillants. (... ) La Résurrection des Morts a lieu
doucement et ils se placent pour le vieux train-train. ( ... ) Les danseurs ont accepté de faire
cela. Ils sont volontaires comme le sont aujourd’hui des chômeurs qui donnent ce spectacle
devant d’autres de même espèce qu’eux. Des chômeurs, des petits-bourgeois et des prolétaires
emplissent aux trois quarts la salle, prennent les supplices là-bas, sur la piste, pour du sport,
pour un sport qui n’a d’autre but que l’effondrement le plus longtemps possible reculé, qui ne
connaît d’autres lauriers que ceux de la plus longue souffrance. ( ... ) Quels Grecs sommes-
nous pour avoir un tel Marathon, et quel message apporte-t-il ! ( ... ) Ce que l’âme populaire
fait ici bouillir, on le servira sous peu sans parcimonie.128

Cahiers du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, n° 19-20, juin 1987, p.25. Ou encore l’article de Clement Greenberg, "Avant-
garde et Kitsch" dans ce même numéro.
126
Dès lors le Moulin Rouge qui, d’après le film de Renoir French Cancan (1955), vit naître cette nouvelle danse vers 1890, peut offrir
"du canaille pour millionnaire, l’aventure dans le confort, des tables de guinguettes avec du champagne de marque, et des flonflons
de bastringue joués par des virtuoses, et cela sans risquer la vérole ou le coup de couteau." Monsieur Danglard (Jean Gabin), direc-
teur du Moulin Rouge, croit "au rôle social des illusionnistes" et rêve d’un "bataillon de belles filles dressé comme à l’Opéra".
127
Die Welt des Tänzers, Verlag von Walter Seifert, Stuttgart, 1920, p. 15.
128
Héritage de ce temps, "Rage et hilarité", trad. de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Payot, 1978, p.40-42.

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Le monde industriel moderne en crise s’offre ainsi un spectacle qui n’a de danse que le nom, où dé-
lassement signifie épuisement, et où le public vient constater et refouler sa propre perdition. A cet état
extrême des corps qui s’infligent à eux-mêmes leur propre supplice (à tel point que le déplacement d’un
pied devient un véritable coup, et des danses populaires promesses de mort), Laban oppose une danse
communautaire qu’il espère de pas voir devenir les nouveaux jeux du cirque, les "Reigenwerk"

4. "Les danses en cycles" (Reigenwerk)

Cette forme d’art est proche de la symphonie ou de l’oratorio, et c’est une célébration de l’acte
de danser en lui-même. Dans cette catégorie, on peut aussi mettre toutes les danses nationales,
et les compositions créées par la libre imagination du danseur. Elles se différencient de l’esprit
histrion et dramatique du théâtre. L’essence du "Reigenwerk" est un profond regard sur le dé-
veloppement intime du rôle, et n’est jamais l’histoire d’événements qui lui seraient extérieurs.

Ces danses, précise-t-il encore, sont plus "abstraites et plus lyriques". Elles sont le fait aussi bien des
chœurs de mouvement que des danses de petits groupes (par exemple du groupe de danse de chambre de
la compagnie de Laban). "Le drame dansé chorique constitue une nouvelle forme d’art avec le solo"129. Le
lieu propre à ces travaux de danse est encore à découvrir. Elles peuvent malgré tout se donner dans le cadre
des théâtres existants, ou mieux, dans des salles de concert qui sont "choses nouvelles, invention de notre
époque". Elles prennent le terme générique de "moderne" sous la plume de Laban. Le lieu les définit : "Les
danses artistiques, et les drames dansés montrés dans les salles de concert forment presque un art unique
et moderne"130. La question du lieu est donc bien essentielle. Laban chercha constamment le lieu adéquat
pour ses travaux, une nouvelle forme d’art ne saurait, pour lui, supporter un cadre ancien. Il ne cessa
d’affirmer la nécessité d’imaginer et de construire pour "les danses choriques et autres formes de danse
moderne" un lieu singulier. "La danse-théâtre du futur n’évoluera jamais à partir du théâtre existant", af-
firmait-il131 avant son expérience à Bayreuth. "Mes premières expériences dans un théâtre traditionnel ont
renforcé ma conviction que nous ne pouvions faire de spectacles qu’en plein air, ou, suivant le temps, dans
un hall simplement recouvert, sans proscenium, scène, décor, coulisses" conclut-il132. Réussir le passage
sur la scène, c’était ainsi changer de scène. Les théâtres traditionnels seraient donc des tombes obscures,
coupées de la vie, et matériellement inadéquates à ses travaux. Il refusa ainsi d’y présenter certaines œu-
vres, que ce soit des opéras-ballets, ou des danses choriques à grande échelle, "massives et sculpturales"133,
quitte à devoir réduire son répertoire. La méfiance persistante à l’égard du lieu théâtral institutionnel, fût-
il moderne, et ce, malgré les tentatives wagnériennes, pousse Laban à occuper d’autres lieux, les paysages,
mais encore les rues des grandes villes, ou à dresser des plans en vue de la construction de lieux pour la
danse : l’un en forme de cirque, en s’inscrivant par là dans une autre tradition spectaculaire ; l’autre sous
la forme d’une immense coupole qui recouvrirait un paysage.

129
Les "Reigenwerk" sont ainsi composées à partir de l’idée de cycle et visent à l’unité d’un chœur et des solistes à travers la
célébration d’un même thème gestuel. La composition globale en cycle privilégie aussi la forme du cercle, fondamentale dans
l’esthétique de Laban.
130
A Life for Dance, op. cit., p. 175.
131
Ibid., p. 172.
132
Ibid., p. 89.
133
Ibid., p. 161.

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La question du lieu de la représentation est donc essentielle pour Laban. Le lieu où se donne la danse
ne relève jamais de l’évidence pour un danseur car il est déjà en lui-même une figure de l’espace, marquée
par les contraintes de l’espace de la représentation. Laban tente ainsi d’inventer un mouvement qui ne soit
pas déterminé par une topique imposée de l’extérieur. Aussi affirme-t-il que l’espace est fondamentalement
mouvement, qu’il ne pénètre dans la conscience que par le mouvement. L’Espace et le Lieu ne sont donc
pas des notions labaniennes, ils ne peuvent être pensés qu’en termes de relation, puisque ce sont d’abord
des "espaces d’actions"134.

II. LA DANSE "MODERNE"


COMME EXPERIENCE DE DANSE
La ville moderne était le lieu où l’idée même d’une danse définie comme manifestation de la culture
festive n’existait plus. La pensée de Laban ne s’arrête pas, on l’a vu, à ce constat en forme de renonciation.
Il s’interroge en effet sur les conditions de possibilité de l’existence d’une danse, sur son lieu et son statut
au sein d’une société qui tendrait à la nier :

L’idée que la danse puisse naître de la musique semble être le point de vue d’une ère où l’idée
même de danse a disparu. Peut-être l’idée de la danse existe-t-elle seulement dans le tempo
des événements quotidiens, dans une conception totale et dynamique de la vie actuelle, dans
le mécanisme de nos inventions, et non dans la danse de nos corps ?1

Une telle interrogation est riche de complexité. Elle pose la question de l’existence de la danse au sein
d’un monde où le corps humain n’aurait plus la maîtrise de son mouvement. Pris dans les rets des habitudes
que lui impose la vie moderne, il ne serait plus le sujet de son propre mouvement. Elle ouvre aussi sur la
possibilité d’une danse qui puisse être une danse de la vie moderne, marquée par la durée et le rythme de
la vie quotidienne. Elle est, en cela, un défi lancé à la technique et aux "mécanismes de nos inventions".
L’origine de la danse ne réside donc pas, pour Laban, dans un corps qui se serait exilé du mouvement de
l’histoire. Il prend ainsi pour modèle les mouvements du travail artisanal, la corporation des danseurs serait
alors une des dernières corporations d’artisans.

Laban ne considère donc jamais la danse dans sa seule sphère esthétique. Si "l’homme civilisé" a moins le
sens du mouvement que "l’homme primitif", c’est probablement que son sens de la beauté "a dégénéré dans
des préjugés esthétiques et dans l’indifférence"2 au monde. La perception de la beauté conduit paradoxale-
ment à une indifférence si le regard se fait esthète. Le plus grand danger pour la danse serait donc d’en faire
un "Art", une activité autonome séparée du mouvement de la vie et dont les règles seraient uniquement
internes. Laban situe d’emblée l’histoire de la danse dans le champ beaucoup plus large de l’évolution du
mouvement et de ses inventions face aux nouveaux moyens de production. L’histoire de la danse dépendrait
ainsi, non plus d’une histoire interne, mais plutôt d’une théorie du mouvement comme expérience.

134
C’est en ces termes que Dominique Dupuy et Laurence Louppe présentaient la question du lieu au cours de la rencontre-col-
loque Autres Pas organisée par l’I.P.M.C. en novembre 1995.
1
"The Aesthetic Approach to the Art of Dancing", traduit de l’allemand par Leni Heaton, L.A.M.G. Magazine, n° 22, mai 1959.
2
"Dance in General", 1939, op. cit.

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C’est en ce sens qu’il critiquait, tout en reconnaissant leurs qualités, "les danses théâtrales qui ont
tendance à se tourner de plus en plus vers la seule expérience intime"3. Cette "expérience intime" est une
expérience insuffisante, voire une fausse expérience. Elle ne vise qu’à adorer un moi dupé, qui imagine
qu’un retour sur soi, un retour au mythe, on l’a vu, l’intériorité, suffiraient pour retrouver une expérience
véritable. Cette intériorité, qui se confond avec l’intimité et le privé, a le défaut d’être définie a priori
comme une donnée objective et acquise. Telle était, pour Laban comme pour Jooss, la faiblesse de ces "dan-
seurs d’expression" qui pariaient sur la puissance de leur moi, pourtant sans expérience, pour garantir la
valeur de leur danse. Or il n’y a plus, on le verra, "d’intériorité", ni d’opposition intérieur/extérieur, dans
le mouvement labanien.

L’expérience de la vie moderne en revanche, à travers une danse qui serait "moderne malgré elle", fut
l’objet constant de sa recherche. Cette quête de la modernité n’est pas d’abord une quête esthétique. Elle
ne fait que traverser l’art. La danse moderne est, pour Laban, une danse de la vie moderne, par et pour un
"homme moderne dont la curiosité ouvre une interrogation dans le vaste royaume de l’expérience person-
nelle"4. Cette expérience-là est une interrogation, et non plus un refuge au sein d’une intimité et d’une
intériorité connues et qui auraient un lieu défini. Laban n’oppose pas non plus une expérience de danse
"sérieuse" à une danse de divertissement. Cette dualité, on l’a vu, n’a pas de sens dans le cadre d’une
culture festive. Si la danse de la vie moderne se doit de répondre au défi posé par l’industrie du divertisse-
ment et des loisirs, elle répond d’abord par la recherche d’une expérience véritable. Cette expérience n’est
pas sans lien avec l’expérience sacrée ou sa transposition dans un monde profane. Comment peut-elle se
définir chez Laban ? Comment y accéder ?

A LA RECHERCHE D’UN IDÉAL D’EXPÉRIENCE


En réponse à la rêverie du Modern Style, Laban paraît s’enfoncer dans un rêve plus profond, celui d’une
expérience absolue suivi d’un réveil. Retrouver la plénitude du concept d’expérience, tel était, selon Ben-
jamin, le but des efforts de Bergson, de Proust ou encore des Surréalistes, chacun selon des modalités dif-
férentes. Proust cherchait à redonner une fonction au narrateur au travers d’un récit qui laisserait son em-
preinte sur les événements, de telle sorte que ceux-ci soient incorporés à la vie du narrateur-auteur, mais
aussi du lecteur. Il critiquait donc l’information, et les effets des sensations directes, qui n’appartiennent
pas au récit de chacun, mais impressionnent instantanément et disparaissent5. On peut se demander dans
quelle mesure Laban ne chercha pas, à sa façon, à redonner une fonction au corps qui danse, de sorte que
le mouvement-événement s’incorpore à la vie de chacun, naisse du quotidien et y retourne remémoré.

La remémoration contre le souvenir


L’expérience (Erfahrung), telle que la définit Benjamin, s’oppose à l’expérience vécue ou défunte (Erleb-
nis)6. Elle se rattache à la tradition et à son enseignement. Elle est expérience immémoriale, à la fois collec-

3
"Movement, an Art and a Philosophy", 1957, op. cit.
4
Ibid.
5
Voir supra, p. sq.
6
Une bonne traduction de ce terme serait "traumatisme", précise le traducteur de Benjamin dans une note (Walter Benjamin,
Charles Baudelaire, op. cit., p. 268).

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tive et privée, constituée de "data accumulés, souvent inconscients"7, dans la mémoire. C’est à travers cette
expérience que le sujet reçoit une image de lui-même, réconcilie ses différents acquis et se rend maître de
son expérience. L’expérience voit ainsi se réaliser une conjonction entre la mémoire collective et la mé-
moire individuelle, mais aussi entre la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. Celle-ci seulement,
d’après Proust, peut assurer la remémoration par opposition au souvenir. L’expérience crée donc un monde
de connexions à travers lesquelles se perçoivent les correspondances chères à Baudelaire. La perception
de ces correspondances implique, selon Benjamin, "une conception de l’expérience qui fasse place à des
éléments cultuels"8, à une expérience qui tente de s’établir sans crise et qui ne peut être vécue que dans le
domaine cultuel. A défaut, elle prend une valeur d’art et se réduit au Beau, qui n’est d’aucun secours dans
cette recherche. Ces correspondances sont "des données de la remémoration" ; elles signalent la rencontre
"avec une vie antérieure", avec "une réalité dont aucun œil ne se rassasie jamais"9 :

Ces données des sens qui sont en correspondance, correspondent au sein de ce milieu, elles
sont lourdes de ressouvenirs qui affluent avec une telle densité qu’ils semblent provenir non
de cette vie-ci, mais d’une "vie antérieure" plus vaste et plus ample.10

L’un des critères concrets et particuliers de cette expérience est "le caractère fluide que prend pour
l’artisan la connexion entre les moments du travail"11. Cet art du lien est essentiel pour Laban, qui l’observe
non seulement dans les gestes du travail artisanal, mais encore dans les mouvements des danses populai-
res, qui en sont les applications festives. Ce caractère fluide est le fruit d’une concentration extrême, qui
est proche du sérieux de la prière, et qui caractérise pour lui aussi bien les danses paysannes des monta-
gnards que les danses de sabre ou que les danses des Indiens d’Amérique.

Ces danses populaires ne prétendent pas, selon Laban, être reconnues pour leur valeur théâtrale ou
esthétique. Elles ne sont pas faites pour le regard d’un spectateur, elles ne développent aucun compromis
avec lui. Elles n’ont de sens que par leur efficacité : efficacité du plaisir du mouvement juste, efficacité
magique, efficacité politique. Cette forme de danse est avant tout collective. Si un des membres se sépare
du groupe pour un solo, il est aussi bien soutenu par le groupe qu’il soutient celui-ci. La danse apparaît
ici comme le moment où sont réappropriés tous les événements de la vie, dans un processus particulier
d’excitation qui permet la remémoration d’un savoir collectif et individuel.

Le passé, pour Laban, ne saurait être relégué dans le domaine du souvenir qui anéantit l’impression ou
la désintègre. Il n’est pas volontairement convoqué au moyen de formes chorégraphiques que le danseur
répéterait. Laban tente d’élaborer une conception de l’expérience dans laquelle la mémoire du corps puisse
apparaître dans le présent du mouvement. Il est nécessaire pour cela de travailler à oublier l’état présent du
corps, dans son expérience défunte, afin que surgisse une mémoire corporelle qui soit non seulement celle
d’un savoir corporel artisanal acquis depuis des générations, mais encore la mémoire du sujet tout entier, d’un
sujet historicisé. Grâce à l’oubli apparaissent des états de corporéités, des mémoires du mouvement de toute
la matière vivante. Cet oubli est la condition d’une "hyperprésence" à soi qui permet de distinguer, sélec-
tionner les impulsions et les sensations et reconnaître les tensions qui empêchent le mouvement d’advenir.

7
Ibid., p. 151.
8
Ibid., p. 189.
9
Ibid., p. 198.
10
Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 384.
11
Charles Baudelaire, op. cit., p. 180.

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A ce titre, l’expérience vécue peut devenir un véritable savoir mais elle ne relève pas des mêmes circuits
que ceux de la conscience. Le danseur vit donc un état de corps entre la veille et le sommeil afin que la
conscience particulière qu’il a de ses actes puisse accueillir les stimulations de sa mémoire involontaire. Il
ne peut vouloir, ou vouloir se rappeler, et refaire ce qu’il a déjà fait. On ne peut par exemple refaire une
improvisation ou revivre une même interprétation en voulant reproduire les formes qu’elles avaient prises.
Retrouver la qualité de cette improvisation suppose d’en oublier les formes pour retrouver, grâce à la mé-
moire involontaire du corps et à quelques traces, des sensations déjà vécues, mais qui prennent désormais
une autre forme.

Cette approche n’est pas sans lien avec celles du poète Rainer-Maria Rilke ou du peintre Paul Klee12.
Rilke fait de l’oubli la condition nécessaire du travail poétique et de l’expérience du sujet. Les vers "ne sont
pas, comme certains croient, des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences."

Il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier [ ... ] et il faut avoir la
patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs eux-mêmes ne sont pas encore cela.
Ce n’est que lorsqu’ils deviennent sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se
distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver, qu’en une heure très rare, du
milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.13

La dimension temporelle devient ici "l’élément constitutif". "Le temps, c’est-à-dire le sujet", écrit Meschon-
nic, "le travail du temps dans le sujet", où s’inventent les liens entre l’histoire, l’œuvre et le sujet. Dans sa Théo-
rie de l’art moderne, ce travail du temps est au cœur de la définition que Klee donne de l’expressionnisme :

Pour l’impressionnisme, [le point décisif de la genèse de l’œuvre] est l’instant récepteur de
l’impression de nature ; pour l’expressionnisme, celui ultérieur, et dont il n’est parfois plus
possible de démontrer l’homogénéité terme à terme avec le premier, où l’impression reçue est
rendue. Dans l’expressionnisme, il peut s’écouler des années entre réception et restitution
productive, des fragments d’impressions diverses peuvent être redonnés dans une combi-
naison nouvelle, ou bien encore des impressions anciennes réactivées après des années de
latence par des impressions plus récentes.14

Ce travail du temps dans le sujet est ainsi la condition nécessaire pour acquérir une expérience qui
soit un savoir véritable. Il doit être expérimenté par soi-même, il n’est pas un savoir appliqué ou répété.
Le travail "en répétition" ne saurait donc être la "répétition" d’une même figure cernée et délimitée. Le
savoir acquis est aussitôt oublié, rejoué, réinterrogé, remis à l’épreuve de l’instant et de l’état de corps qui
imposent toujours de nouvelles solutions. L’acquisition de l’expérience est donc aléatoire par essence. La
"réactivation", ou "restitution productive", des impressions diverses n’est pas donnée a priori. Elle peut
arriver ou ne pas arriver. En ce sens l’expérience de danse admet obligatoirement des ratés. Le travail de
l’oubli participe ainsi selon Rilke à l’incarnation du souvenir. Les souvenirs se défigurent pour "se corporéi-
ser" en sang, en gestes. C’est parce qu’ils ont perdu leur configuration et leur identité qu’ils peuvent être
remémorés. Cet oubli assure la transmission des savoirs passés. L’expérimental est ainsi toujours "accroché"
à la tradition, il est même sa condition de possibilité.

12
Telles qu’elles sont analysées par Henri Meschonnic dans Modernité modernité, Paris, Verdier, 1988, pp. 289-295.
13
Rainer-Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Seuil, Paris, 1966, pp. 25-26.
14
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Genève, Gonthier, 1971, p. 9.
15
Souligne Henri Meschonnic, Modernité modernité, op. cit., p. 292.

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Le mouvement, le "chemin du geste" comme dirait Laban, n’est donc pas séparé de la gestualité quoti-
dienne. Il vit au cœur même de notre mobilité qu’il ne cesse d’explorer pour la remémorer, la "corporéiser".
Comme Klee, Laban recherche la modernité en art dans la découverte et l’exploration du principe de tout art,
au sein "d’une subjectivité poussée à son extrême degré possible, comme principe de construction de l’œu-
vre"15. L’expérience dansée pluralise et individualise ainsi la tradition, elle entre dans un conflit complexe
avec l’ancien. La "Tradition" n’existe désormais que par la singularité des corps qui s’en ressaisissent.

Le savoir-sentir
Dans cette perspective, l’expérience de danse autorise à percevoir ce que Benjamin appelle à propos
des surréalistes) "un univers d’affinités singulières et secrètes particulières", elle "exhibe des affinités
mal définies"16. Il s’agit de "produire et de percevoir des ressemblances"17 non perceptibles a priori entre
différents états corporels. L’artiste trouve un "savoir-sentir"18 qui se nourrit alors autant des données qui
se présentent sous ses yeux que de données inertes et passées. Ces données peuvent ainsi surgir dans leur
devenir et leur intensité. Laban est conduit par exemple à faire apparaître l’affinité entre le geste du tra-
vail et le mouvement dansé, ou encore à percevoir la nature et les choses comme des matières vivantes,
comme devenir-animal ou devenir-chose. Il parle ainsi de "l’expérience bénie de la danse", lorsque l’homme
qui danse se fait "promesse de la terre"19 : le danseur possède alors le pouvoir de remémorer et de "relier
les trois forces originelles"20 de l’univers en développant son affinité avec les forces animales, végétales et
minérales. Faire surgir le saut de l’animal, sentir le balancement secret des plantes et le mouvement intime
d’un cristal en formation, tel est un des objets de ce "savoir-sentir" qui recherche une fidélité aux choses.
Une table, selon Laban, serait comme un condensé de mémoire corporelle : celle des gestes de l’artisan qui
l’a conçue, mais aussi celle de la matière même, corporéité du bois avec laquelle cette table est construite.
Le danseur serait ainsi capable de percevoir l’énergie contenue dans toute configuration, les forces sous les
formes, et de les restituer vivantes et intenses. A un autre niveau, il possèderait le savoir-sentir primordial
qu’est la compréhension profonde "des facteurs biologiques de la vie". Il se serait initié "à la circulation
mystérieuse de la vie"21, circulation du sang, mobilité de ses articulations et de sa musculature "profonde",
de son système gravitaire, mais encore de l’air ou de l’eau. Les mouvements corporels deviennent en eux-
mêmes une cérémonie rituelle dont la conscience dansante se fait le maître22. La conscience de l’effort
donne ainsi lieu à "une sorte de rituel présentant les conflits qui surgissent à partir des différences entre
des attitudes intérieures"23. Le danseur n’est plus l’instigateur de sa danse, il est plutôt responsable de
son bon déroulement. Il n’a de compte à rendre qu’à la cohérence propre de son mouvement, et non plus à
son maître ou son public. Il se soumet à cette logique pour connaître et féconder un moment de présent.
Laban cherche ainsi à construire les moyens qui permettraient de faire advenir la mémoire involontaire du
corps, "les images mnésiques qui y sont déposées et qui, sans obéir à la conscience, s’imposent à elle"24.

16
Cité par Rolf Tiedemann dans son introduction à Paris, capitale du XIXe siècle, op. cit., p. 15.
17
Ibid., p. 16.
18
Ibid.
19
A Life for Dance, op. cit., p. 26.
20
Ibid.
21
"The Importance of Dancing", op. cit.
22
Ibid.
23
La maîtrise du mouvement, op. cit., p.37.
24
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 157.

73
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Il n’a de cesse de multiplier les relais entre la sensation et le mouvement, entre l’organique et l’imaginaire,
pour donner au corps sa faculté d’inventer le présent.

Oubli de l’art, oubli de soi


La pauvreté du "vécu", conduit l’artiste que Benjamin appelle désormais le "barbare" "à commencer par
le commencement ; à bâtir sur du Neuf, à s’en tirer avec Peu ; à construire avec Peu sans regarder à droite
ou à gauche"25. Laban commence donc par le commencement, impitoyablement. Le point de vue à partir
duquel toute réflexion, toute recherche sur l’histoire de la danse, toute production de danse, peuvent voir
le jour, est ainsi celui de l’expérimentation. Ce point de départ ne s’inscrit pas dans une histoire de la danse
conçue comme "art de la danse". Cette expérience n’a en effet rien à voir avec la danse conçue comme un
spectacle sur une scène. Son lieu est ce qu’il appelle "le pays du silence". Elle est avant tout l’expérience
d’une corporéité d’un sujet et peut même effrayer celui qui la vit. "Cette sorte de danse n’est pas pour le
spectateur"26, disait-il. Si c’est un art, c’est un art "qui n’a même pas besoin d’un public critique" :

Le danseur danse pour lui-même, quelquefois avec les autres, très rarement pour les autres.
Dans ce cas, il s’agit d’un danseur professionnel. [ ... ] Mais qui a inventé les danses du
professionnel ?27

Cette danse, qui n’a pas besoin de recevoir l’étiquette "art", considère d’abord le plaisir que danser
procure au danseur comme au spectateur. Cette efficacité perçue révèle une capacité de comprendre le
mouvement, d’avoir "un sens du mouvement". Laban ne cesse de se demander pourquoi le fait de se mou-
voir d’une certaine manière peut entraîner tant de troubles et tant de plaisirs. Qu’est-ce qu’enseigne cette
expérience sur le sujet et sur son histoire ? A quelles conditions et comment doit-elle se dérouler pour que
de tels effets se produisent ?

Aux défenseurs de la "Korperkultur", qui définissent la danse comme "mouvement ordonné dans un
rythme particulier"28, Laban rétorque que tout mouvement est ordonné selon un rythme particulier et
qu’une telle définition ne nous apprend rien. Elle est formelle, externe au sujet d’une corporéité. Le seul
point de vue valable pour percevoir le mouvement doit intégrer le moment où "le danseur perd la conscien-
ce de son apparence extérieure."

Il perd plus que cela. Tous les objets autour de lui disparaissent ; il se perd lui-même dans son
propre mouvement ; son être entier devient saut et cercle ; l’action est intensément sentie et
exécutée dans sa forme particulière.29

La danse n’existerait donc qu’à partir de cette perte de conscience et cet oubli de soi. "Une vraie danse
signifie tout donner de soi-même"30. "Perdre la conscience de son apparence extérieure", c’est tenter

25
"Expérience et pauvreté", op. cit.
26
"Light and Darkness", L.A.M.G. Magazine, n° 25, novembre 1960.
27
"The Aesthetic Approach to the Art of Dancing", op. cit.
28
"Dance in General", op. cit., texte de 1939.
29
Ibid.
30
"From Far and Near", L.A.M.G. Magazine n° 13, décembre 1954.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

d’oublier l’image et les habitudes dominantes "du" corps, "le" corps-outil au service de la beauté, le corps
anatomique, mesurable, unifié et divisible en parties, le corps esthétique, sexué et socialisé. C’est oublier
ces modèles et ces apparences pour rechercher un état de la corporéité comme matière vivante et existence
remémorée. Cet état est proche de l’état de rêve. Laban préféra l’appeler état "d’extase" (Entzückung) :
"Dans la danse de l’homme se cache un état d’esprit extatique"31. Et cet état révèle le travail de l’oubli. Le
danseur accepte dès lors de se placer en situation de non-savoir ; tel serait son plus grand savoir. Il refuse
toute intentionnalité, toute volonté, trop dépendantes de nécessités extérieures. A cette condition seule-
ment, il peut percevoir et habiter "la région du silence"32.

LE "PAYS DU SILENCE" :
LE MONDE DE LA "PENSÉE MOTRICE"
Danser, ce serait percevoir la région du silence, cette "terre", ce "paysage" inconnu, ce "continent",
monde de "valeurs cinétiques" que la seule expérience de danse rend perceptible. Le danseur ne mérite son
nom que s’il possède la capacité de percevoir et de produire une cohérence profonde au sein de la dyna-
mique des événements quotidiens.

Un territoire de flux et de rumeurs


Dans un long passage de son autobiographie, où Laban évoque à la fois les années dix et vingt, il ex-
pose et décrit ce qu’il entend par danse. Un tel texte, publié en 1935, est fondateur de ce qui, plus tard,
fut appelé "danse moderne". Ce n’était à ce moment-là que "l’expérimentation d’un curieux pays". Nous
traduisons ici le texte en entier :

Derrière les événements extérieurs de la vie, le danseur perçoit un monde tout à fait différent.
Il y a une énergie derrière tout événement et derrière toute chose, qu’on peut difficilement
nommer. Un paysage caché et oublié. La région du silence, l’empire de l’âme ; en son centre,
il y a un temple en mouvement. Pourtant, les messages venus de cette région du silence sont
éloquents et nous parlent en termes toujours changeants de réalités qui sont pour nous d’une
très grande importance. Ce que nous appelons communément danse vient de ces régions-là,
et celui qui en est conscient est un vrai habitant de ce pays, tirant directement sa force de
ces trésors inépuisables. D’autres peuvent goûter et goûtent cette nourriture vitale à travers
le plaisir qu’ils tirent des travaux artistiques.

Mais la danse sous ses formes connues n’est certainement pas chez elle dans la région du
silence. Tant de lamentables gesticulations affectées, de gestes creux, qui passent pour de la
danse, sont à des kilomètres de cette attitude intime, d’où la véritable danse s’élève comme
une flamme et d’où surgissent les trésors de ce continent inconnu. La perception est à mi-che-
min de la possession : la perception au sens où, à travers la vie, les choses sont entièrement
expérimentées. Pour cette raison le danseur essaye d’expérimenter et pas seulement de com-
prendre. [ ... ] Voyager dans "la région du silence" est-ce moins dangereux [que de voyager
dans la jungle ou dans le désert] ? L’exploration du pionnier est-t-elle facile ? En traversant
la frontière, vous entrez en conflit avec quelques-uns de vos amis que vous avez laissés der-
rière. L’air pénétrant que quelqu’un ramène de là-bas n’est qu’en partie accepté. Vous vous
affaiblirez facilement si vous respirez cet air occasionnellement, ou par petites bouffées.

31
"Dance in General", op. cit.
32
A Life for Dance, op. cit., p. 89.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Vous pourrez perdre la tête si vous y pénétrez trop profondément, et vous pourrez être victime
de toutes ces créatures étranges qui y vivent.

Ce serait trop difficile pour le lecteur de comprendre si j’essayais de décrire les expériences
de toutes ces excursions dans ce curieux pays. Pour en savoir plus, il faut danser, ou voir de
véritables danses.

Par ailleurs, hors de l’exploration, il est possible d’atteindre quelque chose d’autre, et même
quelque chose de plus profond. Il est possible de prospérer dans ce pays et de le cultiver. Ses
fleurs et ses fruits sont les travaux de l’art, venus des profondeurs vierges de l’être intime.
Nous les appelons danse, mais seulement si nous sommes véritablement capables de voir le
seuil de la danse, et la frontière entre danse et danse, le précipice qui sépare la région du
silence de notre vie quotidienne. Etre un paysan dans ce pays, un fermier qui désherbe, la-
boure et sème ses champs en veillant à la grêle, en luttant contre la vermine, en attendant
impatiemment la moisson bénie, c’est un travail vital aussi dur, honnête et sain que le travail
du paysan, que le pain que nous mangeons.33

Ce texte essentiel, où Laban expose sous un mode métaphorique, la nature du travail du danseur est
sans doute particulièrement difficile à saisir pour un lecteur non danseur, ou du moins pour un lecteur qui
n’aurait pas été sensibilisé aux qualités du mouvement. Il ne peut être vraiment compris, nous semble-t-il,
que par référence à une opposition centrale dans la pensée de Laban entre "pensée motrice" et "pensée en
mots" (opposition mise en place en 1950 dans La maîtrise du mouvement)34.

La pensée motrice ne désigne pas l’acte, c’est-à-dire que la perception et l’effectuation du geste ne
sont pas traversées, selon Laban, par une énonciation secrète, du moins dans un premier temps: la pensée
motrice n’a donc pas besoin de la formalisation du langage pour advenir. Elle perçoit sans désigner. Les
valeurs motrices sont donc des valeurs que l’on "perçoit sans en comprendre la signification"35, car la pen-
sée motrice suspend l’interprétation d’une sensation pour laisser la figure se développer d’elle-même. Elle
implique une "saisie rapide" d’une dynamique à l’œuvre dans le jeu des formes et des rythmes. Le corps
s’ouvre ainsi aux événements à travers les jeux de la vision périphérique (qui localise les choses sans les
reconnaître précisément) et de la vision fovéale (qui permet l’identification d’un objet indépendamment de
sa position spatiale), d’une écoute flottante, du toucher "aveugle" qui sent précisément sans pouvoir nom-
mer le réseau tactile qui est en jeu, de l’oreille interne qui invite à un équilibre qui ne repose pas sur un
repérage extérieur visible. Le rapport du danseur au langage et à la nomination n’est donc pas un manque,
son silence ne relève pas de celui de l’autiste. Son silence est au contraire la condition même de son éveil
à la pensée motrice. L’extase du danseur en mouvement résulte ainsi de ce "débrayage", la pensée motrice
s’est libérée des circuits de la conscience qui s’enracinent dans la "pensée en mots".

L’ensemble du chapitre introductif à La Maîtrise du mouvement explicite en termes non poétiques les
contenus de cette "région du silence", où se manifestent les élans intérieurs précédant le mouvement.
Laban analyse l’événement corporel à travers la saisie globale des "valeurs intangibles" qui déterminent
la qualité et le sens d’un geste. Ces valeurs relèvent de quatre facteurs qui interagissent : la physionomie
de l’individu (qui résulte de sa conformation à des séquences d’efforts devenues figées et qui renvoie à

33
Ibid., pp. 89-90.
34
Merci à Hubert Godard, enseignant et chercheur en mouvement à l’Université de Paris VIII - Saint-Denis, de nous avoir mis
sur la piste de cette connexion.
35
La maîtrise du mouvement, op. cit.p.20.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

sa propre histoire corporelle) ; le milieu et la localisation où s’effectue le mouvement ; l’humeur ou l’état


affectif du sujet au moment de l’effectuation ; les conventions et l’imaginaire corporel de l’époque. Tous
ces éléments participent de cet "atelier" où l’homme apprend à s’orienter et à fabriquer ses gestes. Ainsi le
maintien ou la démarche avant même tout mouvement intentionnel offrent des indications additionnelles
sur le sens d’un geste. Ce maintien dépend "d’une attitude intérieure envers les facteurs moteurs du poids,
de l’espace et du temps". Aussi le corps est-il mû par ces "pré-mouvements"36 ou ces "mouvements ombrés"
le plus souvent inconscients, par ce "fond postural" chargé de messages aussi importants que les mouve-
ments intentionnels. C’est ce rapport au poids qui permet de percevoir la singularité des individus dans une
foule, en apparence homogène pour un œil non exercé. C’est encore lui qui explique en partie, selon Laban,
l’attraction et la sympathie ou la répulsion entre des individus qui ne se connaissent pas. Tout mouvement
résulterait donc d’un dialogue entre les deux pôles d’une individualité: sa pensée motrice et silencieuse
et sa pensée consciente ("pensée en mots", récit qui passe par les circuits de la conscience). Ce dialogue
est perceptible à travers un mouvement qui témoigne de ces tensions intérieures et de ces combinaisons
d’efforts contradictoires.

Voir un monde différent au sein de l’événementiel, c’est ainsi pouvoir percevoir ce que peu de gens
perçoivent : une "présence" particulière du visible, ces "messages" mystérieux ou cette énergie, cette dyna-
mique au sein des choses que l’on ne peut nommer parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans le langage. C’est
pouvoir ressentir la beauté moderne telle que la définit Baudelaire, la beauté particulière d’un présent qu’il
faut imaginer et arracher à la fantasmagorie. C’est sentir ce qu’il y a de douleur sous un habit et de douceur
dans un geste ou une chose. C’est deviner les potentialités du présent dans ce qu’il a de plus concret. Ce
qui intéresse Laban (comme Baudelaire), ce n’est plus l’art, mais bien la vie, une nouvelle possibilité de
vie, ou encore la vie traversée par la danse. Cette vie contient en elle un passé vivant dont la forme n’a
pas encore pris l’allure d’un souvenir fini. Elle a encore des virtualités futures. Cette vie est simplement
cachée et oubliée. Cachée, c’est-à-dire volontairement mise de côté par les formes du savoir et les forces du
pouvoir. C’est parce qu’elle est sous le sceau de l’oubli, qui recèle les reliquats de l’histoire, qu’il est néces-
saire d’y prêter attention. Ce pays du silence s’est inventé progressivement, à l’écart des combats, dans les
montagnes suisses d’Ascona37. Il n’est peut-être pas sans rapport avec le silence et la pauvreté d’expérience
communicable qui ont frappé ceux qui revenaient complètement muets38 des champs de bataille de la Pre-
mière Guerre Mondiale. Comme s’il s’agissait de redonner une chance au mouvement des corps mutilés, de
danser pour ceux qui ne le pourront peut-être plus.

"Monde, vie, paysage caché, région du silence, continent inconnu, champ, curieux pays", c’est d’abord
en termes d’espace que Laban évoque "le monde de la danse", en termes de "territoire" et non en termes
temporels, d’histoire et de récit. Invisible, cet espace traverse toutes les limites spatiales reconnues, mesu-
rables et nommées. Il est un territoire de "rumeurs" et de faits dont la formalisation est sans cesse chan-
geante. Il n’y existe donc que des flux gravitaires, spatio-temporels, perceptibles uniquement dans leur
devenir. L’espace du danseur est un processus qui intègre cette faculté fluctuante. Espace lesté, rythmé,
matière d’espace, il est aussi espace sonore. Il s’agit d’entendre l’éloquence de la rumeur, de la discerner.

36
pour reprendre l’expression d’Hubert Godard dans "Le geste et sa perception", in Marcelle Michel et Isabelle Ginot, La danse
au XXe siècle, Paris, Bordas, 1995.
37
Laban est en effet resté à Ascona pendant une grande partie du conflit mondial.
38
Benjamin écrit : "Jamais expériences ne se sont révélées plus profondément mensongères que les expériences stratégiques à
travers la guerre de position, les expériences économiques à travers l’inflation, les expériences corporelles à travers la faim, les
expériences morales au travers des puissants. Une génération qu’on conduisait encore à l’école en tramway à chevaux, se retrou-
vait à la belle étoile, dans un paysage où rien n’était demeuré inchangé, sinon les nuages et, au centre, dans un champ de force
de courants destructeurs et d’explosions, l’infime et fragile corps de l’homme.". ("Expérience et pauvreté", op. cit.)

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Rumeur de la ville, des rues, des immeubles, de la foule, mais aussi des processus de la nature, de la terre,
de l’eau et des arbres. Rumeur qui s’étend, s’échange, disparaît, et dont l’origine n’est plus reconnaissable.
Le danseur est donc celui qui invente et habite ce territoire fluctuant. Cette région n’est pas informe,
magma ou chaos, sans limite ou sans rythme. Elle est régulée, comme le flux possède rythme et accents. Le
danseur organise ses voyages de recherche dans cet étrange pays. Sa limite est un seuil entre le monde de
la vie quotidienne et ce curieux pays. Il est un voyageur qui ne cesse d’expérimenter, non d’interpréter, un
monde qu’il perçoit toujours comme une altérité. Ce voyage n’est pas du tourisme, il transforme le danseur
et change la nature de ses rapports avec les autres. Ce n’est pas un exilé, car il revient de ce voyage propre
à la pensée motrice. Entre l’asphyxie du monde connu, pauvre en expérience, et le vertige propre à celui qui
se perdrait dans la transe ou la possession, le danseur doit maîtriser ce désir d’expérience. Laban précisait
en effet que la perception était à mi-chemin de la possession. S’il suspend l’interprétation pour laisser ré-
sonner et advenir toutes les correspondances sensorielles, il ne la refuse pas : le moment de l’énonciation,
de l’interprétation, du récit et du passage à l’imaginaire viendrait donc en un second temps. Aussi est-ce
dans cette capacité de suspension de la pensée en mots, puis dans ce va et vient de la sensation à la per-
ception que réside le travail du danseur.

Le danseur qui expérimente le passage de cette frontière perçoit alors les variétés d’une corporéité
devenue perméable et plurielle. Il vit dans une appartenance multiple. Il extrait la part silencieuse de la
vie quotidienne, l’événement dynamique à l’œuvre dans toutes les productions de la pensée en mots. Il en
est le gardien-laboureur, il cultive ce seuil. Il rompt ainsi avec le rythme du mouvement quotidien dans la
conscience profonde de ce mouvement même. Il se détache de la masse dans laquelle il réside pourtant,
pour en extraire et en incarner la rumeur. Ce pays que découvre le danseur-voyageur n’est donc pas à pro-
prement parler le lieu d’un pur voyage intérieur puisque cet intérieur se modifie en fonction d’un extérieur.
Il n’est pas synonyme de retour sur soi et d’adoration narcissique. Cette intériorité ouvre sur un nouvel es-
pace qui ne peut plus se définir dans une binarité intérieur/extérieur. Laban redéfinit donc entièrement la
notion de Corps pour la concevoir comme corporéité, organisation de flux au sein de topologies sans cesse
mouvantes, propensions à l’œuvre dans une configuration. On ne peut plus dès lors concevoir le travail du
danseur comme un effort d’ajustement à un schéma corporel pré-établi.

Ainsi l’expérience défunte qui donne lieu aux "gestes creux et gesticulations affectées", est celle qui
ne tient plus compte de la "pensée motrice" silencieuse. C’est le résultat d’une "pensée en mots" qui ne
s’appuie plus sur une expérience motrice : l’appareil moteur ne fonctionne plus que sous les déterminations
des seuls habitus corporels.

Aussi Laban distingue-t-il deux formes de virtuosité. La première (l’adresse) vise à l’effectuation par-
faite d’un geste. Toute l’attention est portée sur l’accomplissement des actions nécessaires à sa réalisation
dans la plus grande économie d’efforts possible afin que la contrainte en devienne imperceptible. Une telle
virtuosité invite le spectateur à la contemplation, à l’admiration d’un savoir-faire envoûtant. La seconde (la
plus importante selon Laban) porte sur l’amont du mouvement, à savoir les "pré-mouvements". Elle donne
à voir la dynamique par laquelle le danseur s’oriente, ce "monde silencieux en gestation et qui attend de
trouver une forme d’expression cohérente"39. Elle est expérimentation véritable des conditions du geste et
invite le spectateur à la participation. Si le danseur ou l’acteur mettent en jeu cette dimension du geste, le
plaisir que le public tire du spectacle en est décuplé parce qu’il se fonde sur une analyse quasi-inconsciente
du mouvement : plus les combinaisons d’efforts seront inhabituelles, plus il sera comblé, en découvrant
d’autres modalités de transport.

39
La maîtrise du mouvement, op. cit. p.124.

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Voyager dans la matière vivante pour percevoir tous les mouvements qui y ont lieu et tous ceux qui
pourraient y être possibles, c’est créer un milieu de danse. C’est vivre aussi une expérience qui n’est pas
sans rapport (non avec l’expérience de la possession) mais avec une expérience de type mystique40. Ce
territoire préexiste en effet à l’expérience de danse autant qu’il existe par cette expérience. C’est là une
ambiguïté initiale de la pensée de Laban qui porte en elle, on le verra, ses périls des années trente. Aussi
ce texte essentiel, publié en 1935, au moment où Laban était responsable de la danse au niveau national,
est marqué d’un paradoxe fondamental. Il ouvre sur une pensée motrice qui invente un processus de sub-
jectivation défiant toute forme de savoir-pouvoir et qui promeut un sujet sans identité assignée. Mais il
recèle une part d’impensé qui est dès lors ramené à un discours de type religieux, à une mythologie obscure
acceptée et encouragée par le pouvoir. Il se situe ainsi sur cette crête où l’invention d’une pratique inouïe
peut autant ouvrir une liberté infinie que se fermer sur une interprétation obscurantiste.

Une corporéité en état de rêve


La découverte du monde du danseur passe par une série d’expériences-exercices. Laban cite à titre
d’exemple l’expérience de la nuit, ou du passage de l’ombre à la lumière. La perception de l’espace ne sau-
rait en effet être la même suivant le degré de luminosité. Elle est, selon Laban, plus intense la nuit : le
silence dans le noir ne laisse-t-il pas entendre des sons qui "libèrent la mélodie de l’espace"41 ? Le repos
du corps dans le noir provoque la sensation d’un mouvement planant plein de potentialités42. Il s’agit de
percevoir qu’il "peut y avoir plus de réelle quiétude dans une musique monotone que dans le silence, ou
dans l’état de vibration plus de paix que dans l’immobilité"43.

Ces expériences induisent dès lors une perception qui n’obéit pas à un ordre causal, ici aboli. Elles pro-
voquent "des visions ambitieuses, [qui, comme] dans les rêves, laissent une place à de grandes remémora-
tions"44. "Ainsi peuvent se percevoir le passé et le futur de toutes les choses, le temps devenu espace, les
interconnexions entre tous les événements"45. Le danseur vit une corporéité saturée de toutes ses tensions
imperceptibles qu’il choisit de dénouer, de nourrir ou de détourner. Il se charge. "Il sature sa vie, son corps
humain de forces"46. Il se fait foule, corps-foule.

Cet état de corps est à dissocier d’un état psychologique dont le corps serait l’instrument ou le moyen
d’expression. Laban s’oppose en cela à un discours psychologique et causaliste pour lequel tel sentiment
provoque tel effet sur le corps, la danse n’est pas, pour lui, l’expression d’un sentiment. Il tente ainsi de
construire une théorie du mouvement qui refuse non seulement un discours anatomique mécaniste, mais
encore son corollaire, un discours psychologisant. S’en tenir au sentiment, c’est réduire toutes les particu-
larités propres à chaque danse. Le danseur, pour Laban, est transporté lui-même dans un mouvement qui
ne se résume pas à l’émotion. La motion ne peut être séparée de l’émotion, l’acte de la pensée. Elle ne peut

40
Hubert Godard nous informe à ce propos que s’il persiste dans la définition de cette "pensée motrice" les traces d’une pensée
du corps d’ordre religieux, la recherche de Laban n’est en même temps pas si loin de la pensée la plus contemporaine sur le
mouvement, en particulier de celle de Gibson et de son concept d’"Affordance".
41
"Light and Darkness", op. cit.
42
Travailler les yeux fermés reste une pratique courante dans le travail d’improvisation contemporain.
43
Ibid.
44
Ibid.
45
Ibid.
46
A Life for Dance, op. cit., p. 179.

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donc en être l’expression. La danse est transport, transport de poids d’abord, auto-transport. Le danseur se
déménage lui-même, choisit ses points de bascule et, se transportant, transporte un monde en lui. Il crée
son propre espace et son propre temps au-delà du transport quotidien qui n’est plus que port. Il transporte
en lui sa région du silence, son paysage ; il s’invite à un transport. Aussi la nomenclature des émotions
est-elle incapable de désigner ces états de corps et ces intensités d’effort. Elle ne peut qu’assigner une
signification à un geste, suivant une division propre au signe linguistique. Le mouvement, pour Laban, ne
saurait s’adapter ainsi à la tradition d’un modèle d’analyse binaire (signifiant/signifié), qui tenterait de
plus d’établir une grammaire, un vocabulaire et une syntaxe. C’est dire que l’expérience du mouvement ne
peut se réduire à une combinatoire de pas ou de figures, même soumise à la plus fine analyse. Ce monde
révèle encore que "la danse a une vie éthique" si le danseur est capable "de laisser cette expérience s’infil-
trer dans son attitude intime et dans la conduite de ses mouvements"47.

Cette "vie antérieure", monde de connexions et de correspondances, Laban le nomme dans La Maîtrise
du mouvement, "le monde des valeurs perdues à jamais". Ces valeurs ne sont pas des Idées définies a priori,
Idée de Bien, de Beau, d’Harmonie, etc. Elles ne sont définies qu’en termes de mouvement et n’ont de
sens que si elles s’incarnent dans la corporéité du danseur : "elles dépendent d’attitudes intérieures que
l’acteur peut reproduire"48, et forment des schèmes de mouvements qui se fabriquent ou se conquièrent.
Laban tente ainsi de définir ce que pourrait être une éthique du mouvement comme véritable art de vivre
et mode d’existence au monde. L’ambition de l’acteur-danseur est de "pénétrer les recoins les plus obscurs
de l’atelier de la pensée et de l’action" en se concentrant "sur les manifestations des élans intérieurs pré-
cédant ses mouvements." Cet élan intérieur définit ce moment où désir, pensée, action, appartenant à un
même processus, sont indissociables.

L’expérience de la région du silence induit ainsi un mode d’improvisation qui n’est pas sans lien avec le
rêve. Le corps élabore une forme de réaction à tous les événements qu’il perçoit. Cette réaction n’est pas de
l’ordre de l’intention et de l’observation volontaire. Elle relève d’un état d’absence-présence grâce auquel
le danseur se place, suivant son "sens" de l’espace, à tel endroit plutôt qu’à tel autre.

Il réagit à un ensemble de données sensorielles, comme le rêveur réagit lorsqu’il a l’estomac chargé, ou
qu’il dort sous une lumière trop forte. Dans son ignorance intellectualisée du monde, le danseur développe
une hypersensibilité à ce qui se passe autour de lui, derrière lui et en lui. Il se met dans l’état d’être mû au
moment où il se meut, d’habiter et d’être habité. Il lui faut s’immerger dans la cérémonie intime qui, bien
que négligée, régit secrètement tout événement corporel et fait apparaître ce que personne encore n’avait
vu. Cet état d’extase est comparable à un état du sommeil dans lequel "nous ne serions conscients de rien,
sauf d’exister"49. Le danseur danse avec le corps du rêveur, ou plutôt avec une corporéité en état de rêve. Il
serait capable à partir d’un corps sans expérience, corps qui s’ennuie, corps gris, de révéler et de "retourner
la doublure" interne du rêve (Benjamin). On pourrait peut-être ici rapprocher de cette région du silence le
rêve surréaliste tel que le définit Benjamin. La lumière dans laquelle le rêve et le pays du silence plongent
les corps, les fait apparaître autrement, dépouillés de la réalité empirique de leur apparence. Le point de
vue du rêve sur une corporéité éveillée permet de dégager des états latents, de toucher au présent, de
sentir l’état des corps comme "à présent".

47
Ibid., p. 137.
48
La maîtrise du mouvement, op. cit.p.31.
49
"Dance in General", op. cit.

80
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

La nature et le plein air étaient pour Laban des milieux particulièrement favorables au mouvement. Mais
ce lieu extérieur était perçu d’un point de vue intérieur, et réciproquement. Cet échange de points de vue
ôtait ainsi au corps son caractère clos, mécanique et biologique. La forme figée du concept de "corps", pro-
pre au positivisme ambiant dans les diverses sciences qui parlent du corps, n’a plus lieu d’être. Le danseur
ne travaille jamais, selon Laban, avec "le" corps. La corporéité a quelque chose en elle que la société indus-
trielle ne saurait satisfaire, y compris par les plaisirs, les spectacles et les distractions qu’elle offre. Cette
insatisfaction est ce côté tourné vers le rêve. C’est ainsi que Laban aborde en interprète, en expérimenta-
teur, le monde des choses et des corps, à la recherche d’une vérité de type monadologique et d’un univers
d’affinités singulières. C’est là sans doute la part la plus féconde de sa pensée comme de sa pratique.

POUR UNE HISTOIRE DES EXPÉRIENCES


DU MOUVEMENT, REPENSER LA TRADITION
Si Laban ne revendique pas, à propos de ses débuts, l’étiquette de "danse moderne", c’est qu’il ne sou-
haitait pas exister dans le champ de "La Danse". Faire de la danse, et de la "danse moderne" en particulier,
ce serait déjà faire de l’ancien, du connu, travailler dans le cadre de l’histoire d’un art désigné comme tel
par un pouvoir, travailler donc dans le cadre d’une tradition reconnue. Ce que Laban énonce a posteriori
lorsqu’il cherche à définir sa pratique, c’est un constat de nouveauté. Cette nouveauté n’est pas un nouveau
revendiqué, qui se condamnerait immédiatement à vieillir. Cette nouveauté est de l’ordre de l’inconnu.

Laban aborde un champ artistique appelé "danse" sans avoir pratiqué "la danse" dans une école, sans
maîtriser une technique de danse, et sans savoir, dans les années dix, qu’il travaillait au développement
d’un art appelé "danse", et plus tard "danse moderne". L’absence de nom donné à sa pratique, puis la mul-
tiplication des dénominations, sont peut-être les signes même d’une recherche révolutionnaire, capable de
répondre à la pauvreté de l’expérience vécue. En cela, Laban rejoint sans doute tous ces artistes qui n’ont
pas eu besoin d’afficher leur modernité, parce qu’ils étaient déjà "modernes" et qu’ils ne confondaient pas
"avant-garde" et modernité. Certes le discours de Laban a évolué, particulièrement au cours des années
trente où s’affirme la quête d’une danse de l’avenir, d’une danse d’avant-garde germanique. Il contient
en outre, même dans les textes postérieurs évoquant à posteriori les années dix et vingt, des ambiguïtés
conceptuelles ou des paradoxes apparents qui constituent des brèches où peut exister une pensée obscu-
rantiste. Nous y reviendrons.

A la lecture de ses ouvrages et de quelques articles importants, le terme le plus fréquemment employé
par Laban pour désigner sa pratique reste en effet celui, original, "d’expérience de danse". Ce terme géné-
rique désigne, on l’a vu, ce qui doit être, selon lui, à la racine même de toutes les formes de danse. Cette
notion refuse d’emblée la division ancienne classique/moderne, en renvoyant ces deux danses à l’origine
et à la motivation du mouvement. Cette motivation ne saurait être confondue avec une intention ou une
volonté, qui relèvent d’autres circuits de la conscience. Il s’agit bien plus ici de percevoir ce qui bouge dans
une matière corporelle, ou ce qui l’empêche de bouger.

81
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Critique de la notion de "rupture"


Laban ne revendique pas un programme de rupture global par rapport à l’esthétique de la danse clas-
sique. Opposer la danse "classique" à la danse "moderne" n’a pas de sens pour lui. Son élève Kurt Jooss
formulait ainsi l’acquis labanien :

La danse de Laban est celle des vrais danseurs. Ce n’était pas une guerre entre les camps
ennemis du ballet et de la danse moderne, mais plutôt une bataille d’artistes motivés par un
enthousiasme venant du dedans contre une armée stérile d’administrateurs de l’art.50

Il tente plutôt de préciser sa différence au travers d’une série d’interrogations, nées de son acuité à
percevoir la violence et le gâchis de conduites motrices incohérentes. De cette perception naît une recher-
che sur l’identité de sa danse, à partir d’une réflexion sur la nature du mouvement lui-même. Sa critique
ne vise donc pas un style particulier de danse, mais la forme de sa socialisation, de son apprentissage et sa
place au sein d’une culture industrielle. Elle vise donc d’abord une manière particulière de danser, quel que
soit le type de danse, c’est-à-dire un rapport à la technique en danse qui n’est pas le fruit d’une véritable
expérience du mouvement. Dès lors toute la question est de savoir à quelles conditions l’expérience du
mouvement, telle qu’il la définit, peut exister sur les scènes du théâtre de son temps.

Comment penser et pratiquer, par delà les oppositions de genre et de style, une véritable tradition du
mouvement ? Laban envisage différents types de continuités secrètes entre des pratiques souvent présen-
tées comme antagonistes. Tel est, par exemple, le cas de la danse d’Isadora Duncan. Il repère chez cette
"novatrice, [ ... ] en dépit de sa manière de danser pieds nus, [ ... ] une survivance encore perceptible d’un
style classique"51.

Réciproquement la danse d’Anna Pavlova, "classique" par excellence, est porteuse de nouveauté. La
nature de son mouvement et sa manière de danser, loin de n’être qu’une répétition de formes apprises,
traversent l’opposition superficielle entre classique et moderne. Loin de s’insurger, comme le fera Wigman
(du moins jusqu’en 1936)52, contre la pratique et le style classiques, Laban critique plutôt la déformation
académique d’une technique, quelle qu’elle soit, qui impose au corps dansant un modèle corporel rigidifié,
une image issue du corps du Maître.

Cette question est au centre de son hommage post-mortem à Anna Pavlova. La valeur de cette étoile
est d’avoir échappé à "une identification narcissique avec son corps"53, au culte de son propre corps conçu
comme instrument à parfaire dans une adoration pétrificatrice de la technique. C’est dire qu’Anna Pavlova
fut capable de danser une "expérience de danse" qui dissout cette rigidité pour faire apparaître "le proces-
sus de la vie". Elle sut introduire du mouvement dans "chaque pas, chaque pose, y compris dans le geste
le plus petit et plus insignifiant", c’est-à-dire entrer dans le "monde du danseur" en dissolvant dans sa

50
Kurt Jooss, "Rudolf Laban und das Ballen", cité par Vera Maletic, Body Space Expression, Mouten de Gruyer, New-York, 1987, p. 12.
51
"La Danse dans l’Opéra", op. cit., 1933. Il ne développe malheureusement pas plus ce jugement. Sans doute fait-il allusion aux
demi-pointes d’Isadora, à certaines de ses "attitudes" et "pas courus", un vocabulaire gestuel issu de la valse, une esthétique de
la position venue de Delsarte ou encore à son rapport à la musique. Une telle étude de toutes ces survivances classiques ou popu-
laires (traces de danses irlandaises, etc.), aussi bien chez Isadora Duncan que chez les danseurs contemporains, reste à faire.
52
Année où elle accepta de répondre aux directives imposées par le Ministère. Voir plus loin la lettre ouverte de Wigman à Anna
Pavlova.
53
Schrifttanz, A View of German Dance in the Weimar Republic, ed. by Valerie Preston-Dunlop and Suzanne Lahusen, Vol. IV, n° 1,
juin 1931, Dance Books, Londres, 1990, p. 95.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

"motion" la rigidité d’un corps, fût-il classique. La rigidité propre au corps agité résulte pour Laban d’un
apprentissage technique conçu comme dressage gymnique, et caractérise aussi bien l’académisme de la
danse "classique" que celui de Loïe Fuller, des danses sociales en déclin et de la "gymnastique expressive"
(Ausdrucksgymnastik). En remettant en cause l’opposition classique/moderne si ancrée dans la conscience
d’une partie de la communauté des danseurs, Laban invite à comprendre l’émergence de sa danse hors des
cadres de l’histoire de l’art.

Absence de nom, de lieu et de public,


vers la "danse libre"
Laban n’a de cesse de rappeler que ce qu’il fit dans les années dix et vingt (et en particulier l’été, à
Ascona, de 1913 à 1917) n’a pas encore de nom et ne s’adresse pas à des danseurs professionnels.

Par notre seul travail et sans plan délibéré, nous avons inventé une forme de danse nouvelle
et typique que je ne pouvais pas analyser alors aussi clairement que je le fais aujourd’hui.
Quand je lis les vieux titres sur les programmes, je prends conscience du rôle important qu’a
eu la source de la danse-invention.54

Son travail à Ascona tente d’organiser la vie spirituelle de la «colonie». Quelques futurs danseurs se
mêlent ainsi à des amateurs, des malades en cure, des gens et des artistes de passage. Ce travail n’avait
pas encore forgé un style, ou plutôt n’avait pas encore conscience d’en avoir forgé un. Les témoignages
de Suzanne Perrottet et de Mary Wigman concordent sur ce point, lorsqu’elles parlent de leurs premières
années de travail avec Laban : "A cette époque je recherchais la dissonance de manière à exprimer mon
caractère, et cela n’était pas possible dans le cadre de l’harmonieuse structure" (de l’école de Dalcroze où
elle fut professeur). La rencontre avec Laban, confie ainsi Suzanne Perrottet, fut "un moyen d’exprimer
[sa] rébellion."

Chacun devait tout créer. [ ... ] C’était une religion pour moi, ce nouvel art. [ ... ] Cette chose
qui n’existait pas encore, je vivais entièrement pour elle. [ ... ] Laban voulait aller dans cette
nouvelle direction, vers un nouvel art, un nouvel art de la danse.55

Wigman quant à elle définit "ce pays inconnu" que Laban, "prêtre d’une religion inconnue", aurait pé-
nétré, comme "un monde qu’[elle] avait rêvé, ne sachant pas encore que c’était de la danse". Elle ajoute :

Le danseur moderne n’était pas encore né. [ ... ] Aucun de nous ne se préoccupait du futur.
On ne pensait pas à la danse comme à une profession. [ ... ] Les expériences ne conduisaient
pas à une forme artistique définie, mais ouvraient sur une autre partie de ce paysage magi-
que et nous aidaient à approfondir notre savoir émotionnel.56

54
A Life for Dance, op. cit., p. 107.
55
Cité par Green Martin dans Montain of Truth, Hanover and London, University Press of New England, 1986, p. 96.
56
Mary Wigman, "My Teacher Laban", L.A.M.G. Magazine, n° 13, décembre 1954.

83
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Il s’agissait pour elle "d’une aventure excitante et d’une expérience de danse". Laban avait bien un
"système de gymnastique", mais "sans limites, sans lignes théoriques ni lois strictes".

Ce qui est devenu sa théorie de la danse était à ce moment-là un pays libre. Un immense,
excitant et fascinant terrain de chasse à courre, où l’on faisait des découvertes tous les jours.
Tout phénomène était observé avec une égale curiosité pour être jeté dans un grand sac et
étudié par la suite.57

Avant d’être un "artiste", un "danseur", celui qui danse est donc un expérimentateur, un chasseur, un
explorateur, un voyageur, un prêtre ou un fidèle. Selon Wigman, tout ce travail ne vise qu’à acquérir "cette
liberté totale de l’expérimentation"58. Il s’agissait de dire "oui" à toutes les expériences, à toutes les pro-
positions du corps. Silvia Bodmer, élève de Laban de 1919 à 1921, confirme cet état d’esprit en évoquant
sa première leçon :

Monter dans l’air, descendre au sol, sauter, tourner, vriller autour de son corps, sous son
corps, sur son corps ! Une tornade dans l’espace, c’est ce que j’ai appris avec Laban. L’éveil
créatif, la participation de tout le corps.59

Kurt Jooss précise encore que Laban n’enseignait pas dans ses années-là une "technique", c’est-à-dire
un savoir confirmé et déjà acquis de formes définies. Il ne demandait donc pas au danseur de bouger de
telle manière mais invitait l’amateur à découvrir ce dont il était capable. "Sa méthode merveilleuse était
de prendre tout ce qui se trouvait sur notre chemin pour pénétrer le plus loin possible le royaume de la
danse"60. Laban commençait ainsi par "désenseigner" ce qui était mal appris, tous ces chemins habituels
du geste qui déterminent une conduite motrice reconnue comme "artistique". Jooss insiste sur la dimension
destructrice de sa formation : "Un de ses moyens pédagogiques le plus efficace était la destruction. Il était
capable de détruire beaucoup en nous pour faire de la place à ce qui devait advenir"61. Wigman insistait par
ailleurs sur le rôle de la caricature dans l’enseignement de Laban.

La recherche du nom qui puisse définir cette pratique est aussi la recherche d’une place dans un
ensemble de dénominations et de statuts donnés. Elle modifie nécessairement le statut de cette pratique
comme sa stratégie de développement et de publicité dans l’ensemble de la société. L’indécision initiale
à se nommer paraît être le signe d’une véritable résistance à la rationalisation et la commercialisation de
l’art. Ainsi, par exemple, à propos de sa chorégraphie La Cathédrale qui balance (1922), Laban remarque que
cette pièce à grande échelle, qui durait trois heures et se composait de cinq cycles (Reigenwerk), ne trouva
pas de nom satisfaisant. Il s’agissait, dit-il, "d’un style entièrement nouveau, d’une nouvelle manière de
travailler dans le champ des arts de la représentation". Elle fut appelée

57
Ibid.
58
Cité par Martin Green, Montain of Truth, op. cit., p. 101.
59
"From Far and Near", op. cit.
60
Cité par Isa Partsch-Bergsohn, "Laban : Magic and Science, As se en by Mary Wigman and Kurt Jooss", op. cit., p. 15 sq.
61
Ibid.

84
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

"symphonie de mouvements", un nom que je ne retins pas, car une symphonie est une expres-
sion purement musicale. Aucun nom ne put être trouvé pour cette œuvre de danse enforme
d’oratorio, et aujourd’hui encore, il n’y a pas de nom universellement accepté, même si le
style a été largement approuvé et copié.62

Ainsi cette pièce est tantôt définie comme "composition rituelle"63, tantôt comme "grand cycle de dan-
ses"64 ou "drame dansé". "J’ai rêvé à des mouvements que personne n’aurait pu faire", affirmait déjà Laban
à propos de ses débuts de compositeur de tableaux vivants en 1900.

La variété des genres de danses inclus dans ces compositions, et la variété en général de toutes les
tentatives de Laban résistent à la nomination. A titre non exhaustif, voici une liste de "genres" relevés au
fil de ses écrits : "drame dansé, chorédrame, danse chorale, danse chorale abstraite, ouvrage pour chœur
de mouvement, symphonie de mouvements, danse en forme d’oratorio, chœurs dansés, poème de danse
chorale, célébration chorale, mystère dansé, hymne dansé, ballade dansée, histoire dansée, pantomime,
carnaval, cavalcade, matérialisation dynamique, revue fantastique, ballet". On pourrait y ajouter des "tem-
péraments" de danse : "primitive, solennelle, magique, extatique, comique, pure, allemande, rythmique,
grotesque, ornementale, danse de style, danse-mime".

Dès que la notion de style apparaît, et que la perception d’un système stylistique s’avère possible,
l’adjectif "moderne" se voit octroyé par la critique65 à une pratique qui ne se préoccupait que peu de son
étiquette. On ne perçoit pas nettement chez Laban, sauf dans des textes militants des années trente, une
revendication affichée d’être moderne. Le mot apparaît peu sous sa plume, et s’il est utilisé, c’est le plus
souvent en relais d’une parole de critique ou d’historien de la danse : "Ce style est devenu populaire, c’est
celui qu’on appelle maintenant "danse moderne"66. Il enregistre ainsi les étiquettes qui lui sont attribuées :
"Un carnaval dont on a dit qu’il montrait le chemin d’un nouvel art allemand de la scène"67. La critique
détermine donc, et cela en a sans doute toujours été ainsi, l’identité artistique de ces pratiques. "Tout le
monde commence à me considérer comme un maître de danse"68, constate Laban après l’organisation des
festivités du carnaval de Munich (en 1913-1914).

Toute tentative de réduction postérieure sous le nom de "danse moderne" ou de "danse expressionniste
allemande" fait donc fi de la variété et du caractère expérimental de ces "expériences de danse" qui ne
s’inscri vaient au départ dans aucune des cases de l’histoire de l’art, ni dans aucune discipline artistique.
La diversité des termes employés par les acteurs de cette pratique témoigne bien d’une quête multiforme
dont l’axe serait une recherche sur le mouvement. Un des premiers lieux officiels où se produisit Laban
ne fut-il pas le théâtre du zoo de Hambourg en 1923 ? (En effet le directeur de ce zoo, en quête de mani-
festations susceptibles d’attirer un nouveau public, offrit à Laban l’espace de son théâtre pour y organiser
"des spectacles tribaux" !) C’est dire la place institutionnelle de la danse dite "moderne" jusqu’au début des

62
A Life for Dance, op. cit., pp. 101.
63
"What has led you to study Movement ?", op. cit.
64
"From Laban’s Early Writings", op. cit.
65
Voir par exemple le livre de Hans Brandenburg, Der moderne Tanz (Munich, 3ème édition, 1921), ou celui de John Martin, The
Modern Dance (1ère édition en 1933, d’après des conférences prononcées en 1931-32 à New-York, traduction française de Jacque-
line Robinson et Sonia Schoone jans, Actes Sud, Arles, 1991).
66
"What has led you to study Movement ?", op. cit.
67
A Life for Dance, op. cit., p. 80.
68
Cité par Valerie Preston-Dunlop et Charlotte Purkis, "The making of Modern Dance. The Seminal Years in Munich 1910-1914",
Dance Theatre Journal, vol. VII, n° 3, hiver 1989, pp. 11-25.

85
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

années vingt. En outre Laban resta nomade de nombreuses années, d’Ascona à Ponitz, de Munich à Zurich
et Mannheim, de Stuttgart à Hambourg, puis Berlin. Aussi l’expression de "danse libre", utilisée par Laban à
Munich dès 1914, pour désigner ses premiers spectacles rend-elle sans doute mieux compte d’une pratique
libre d’étiquettes et de cadres esthétiques.

Evoquant tout particulièrement le moment du baptême du "chœur de mouvement" (Bewegungschor),


Laban explique :

La question surgit de savoir quel nom nous pourrions donner à nos activités. Il n’y avait pas
d’école, et il n’y avait pas de cours où tout était enseigné ou enfoncé dans le crâne. C’était
décidément une danse communautaire, mais pas une danse de professionnels ou une danse
sociale, au sens traditionnel du terme. Les gens qui venaient nous rejoindre n’avaient pas
le désir de devenir des danseurs professionnels. Ils aimaient la scène, comme spectateurs,
et avaient appris à mieux l’apprécier depuis qu’ils avaient commencé à bouger eux-mêmes.
Alors, surgie de quelque part, une voix dit : "En fait nous sommes un chœur de mouvement".
Cette désignation trouva une approbation unanime et ses auteurs ne se doutaient pas du
succès futur et rapide de ces chœurs.69

Cette expérience de danse de groupe, de danse en chœur, s’inscrivait ainsi non seulement en marge
de l’opposition classique/moderne, mais perturbait encore l’opposition professionnels/amateurs. Elle cri-
tiquait par là le fondement même d’une pratique devenue un métier qui n’en était souvent même pas un.
Elle tentait de bâtir l’utopie d’une pratique de vie qui soit aussi une pratique artistique d’amateur, au sens
fort du terme. Elle tentait encore de mettre l’expérience de danse à la portée de tous en refusant la division
acteurs/spectateurs :

Des milliers de gens peuvent maintenant expérimenter le bénéfice du rythme et le flux de la


danse, non seulement en spectateurs, mais aussi comme participants. [ ... ] Toute une géné-
ration de nouveaux danseurs, maîtres de ballet, chefs de chœurs, professionnels, sont sortis
des chœurs de mouvements.70

Ainsi cette pratique refusait implicitement la fausse reconnaissance du statut d’art. Elle saisissait en
revanche les chances et l’énergie offertes par la "minorité" en art, et considérait son statut marginal com-
me une garantie contre la récupération marchande, la stylisation et l’entrée dans une histoire de l’art. L’art
"mineur" exprime la résistance de l’expérimental à être ramené dans une sphère artistique déjà reconnue,
à être intégré à une rationalité quotidienne. Cette attitude initiale courageuse semble avoir été propre aux
découvertes du Monte Verità des années dix, comme des années vingt. Si elle fut mise en sourdine pendant
une partie des années trente, elle n’en reste pas moins présente tout au long de la vie de Laban.

A propos de ces découvertes initiales, Laban écrit :

Les pièces différaient beaucoup des nouvelles danses qui sont nées du cercle de nos danseurs
professionnels. Elles étaient très différentes de ce qui a ensuite été appelé "danse". Les mou-

69
A Lifefor Dance, op. cit., p. 156.
70
Ibid., p. 184.

86
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

vements étaient simples et les idées de base des pièces n’étaient pas faites en fonction d’un
spectacle. Nous conquérions l’espace dans une même nage, un même bond, en le mesurant, à
pas lents, ou dans une marche et une course alertes. [ ... ] Le public était exclu, en ce temps
là, excepté les visiteurs de hasard occasionnels.71

Lorsque l’idée vint de montrer une première pièce chorique (en 1923, à Hambourg, pour quatre-vingts
danseurs)72, Laban insiste sur le fait qu’il s’agit là d’une "expérience"73, et non d’une représentation : "Le
désir de convaincre n’était pas à la source de ce qui est devenu spectacle, même si plus tard un style pour
la représentation a émergé"74. C’est dire que la mise en spectacle a modifié obligatoirement l’expérience de
départ et qu’il fallut alors réussir ce passage à la scène.

Histoire de la danse et histoire du mouvement


Ces réflexions sur les conditions de possibilité d’une danse comme expérience du «pays du silence» et
cette résistance à la nomination, témoignent en outre d’une remise en cause de l’ histoire de la danse telle
qu’elle a été écrite jusqu’à lui, que Laban appelle "la vieille science de la danse" :

Tout ce que nous pouvons apprendre des livres sur les danses du passé, c’est une sorte de
tradition légendaire de quelques pas vaguement préservés, et quelques descriptions de danses
et de coutumes cachées dans un coin de l’histoire générale de la civilisation.75

L’histoire de la danse ne donne que "des informations sur les pas de danse du passé, ou sur les noms
et la vie de quelques ballerines célèbres"76. Ainsi une biographie de danseur, ou une nomenclature de pas,
une étude descriptive des formes de danse, ne sauraient suffire. Il ne s’agit pas pour Laban de nier la va-
leur de ces travaux. La découverte et la collecte de toutes ces informations dispersées constituent bien un
des champs de l’histoire de la danse. Il affirme l’importance des recherches ethnographiques comparatives
comme un moyen de comprendre certains faits historiques. Mais l’histoire de la danse telle qu’il l’envisage
n’existe pas encore ; il tente d’en bâtir les fondations : "L’histoire de la danse sera dans le futur une partie
de la science de la danse"77.

Laban divise ainsi sa réflexion en trois parties: l’art de la danse, la danse éducative, et la science de
la danse sur laquelle se greffe l’histoire de la danse. Il pose ainsi la possibilité d’une "science" et d’une
histoire de la danse moderne qui soit une histoire "moderne" de la danse, dans toutes les formes qu’elle a
pu prendre. Ce nouveau regard sur l’histoire, anti-historiciste et causaliste puisqu’il ne réduit pas l’œuvre
chorégraphique aux seules conditions historiques de sa production, est le corollaire d’une autre pratique
de la danse.

71
Ibid., p. 155.
72
Ibid.
73
II emploie le verbe "erleben".
74
Ibid., p. 156.
75
"Dance in General", op. cit.
76
Ibid.
77
Ibid.

87
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

L’histoire de la danse ne saurait ainsi s’exclure de l’histoire générale du mouvement de toute la matière
vivante. Elle doit faire sa place à tous les types de danse. Elle englobe "le vaste champ des festivals, des
danses de mystère, de l’exorcisme, du fakirisme, des danses ethniques, [de] la danse éducative, [des] perfor-
mances théâtrales, [ ... ] qui ne sont pas comprises encore dans une histoire au sens ordinaire du terme"78.
Elle ne saurait donc être linéaire et progressive puisqu’il est "difficile de suivre le développement de la
danse à travers les âges"79. Elle est faite au contraire "d’apparitions et de disparitions soudaines."

Les croissances et les déclins variés de la conscience du mouvement, la floraison et la mort de


nombreux styles de danses, les nombreux changements dans les méthodes d’éducation, nous
semblent inextricables. C’est une jungle d’apparitions et de disparitions soudaines, un monde
de pensées brillantes et colorées qui attend l’exploration.80

Il n’inscrit donc pas la danse qui lui est contemporaine en filiation directe, ou dans l’héritage immé-
diat, de la danse précédente. Celle-ci n’est pas l’aboutissement nécessaire, ni "le simple héritage d’ancêtres
frustes." "La danse, n’est pas la fin d’un développement, il semble plutôt qu’elle indique le commencement
d’un déploiement"81.

L’histoire de la danse sera l’histoire de ce déploiement dont la rythmique et la dynamique constituent


désormais les éléments essentiels. L’époque des "expériences de danse" apparaît ainsi comme "le moment
adéquat pour aborder l’histoire de la danse"82. "C’est l’homme contemporain qui, avec son nouveau regard
sur l’art de la danse, évoque ce monde oublié. Il devient à nouveau conscient de son héritage de danse"83.
On comprend ainsi ce que Mary Wigman voulait dire quand elle écrivait :

Le mouvement dans toutes ses possibilités et sa variété, dans toute sa simplicité comme dans
son extravagance, dans son apparence naturelle et dans ses constructions les plus abstraites,
[ ... ] le mouvement et encore le mouvement, telle est la chose extraordinaire que Laban
a rendue à la danse pour que nous puissions encore le comprendre, l’expérimenter, le lire,
l’écrire, le parler, et l’écrire comme un langage artistique propre.84

La danse moderne n’est donc pas le fruit d’un progrès par rapport aux danses précédentes. Son histoire
ne peut être uniquement considérée sur le modèle généalogique, comme une seule chaîne de maître à élève
car elle doit prendre en compte au-delà de la formation du danseur, l’histoire du mouvement. L’histoire de
la danse serait plutôt l’histoire d’une série de déploiements qui ne peuvent se définir en termes de ruptu-
res85, d’une série de singularités qui développent chacune des possibilités de la conscience du mouvement
propre à une époque. Si continuité il y a, elle n’est pas seulement interne à l’histoire de la danse, elle ne
peut se penser en dehors de l’histoire générale du mouvement qui, elle, ne s’arrête pas : "Le mouvement a
toujours tendance à continuer", écrit Laban.

78
Ibid.
79
Ibid.
80
Ibid.
81
Ibid.
82
Ibid.
83
Ibid.
84
Mary Wigman, "The extraordinary Thing Laban gave to the Dance", L.A.M. G. Magazine.
85
Ce serait là les replacer dans une fausse continuité.

88
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

L’histoire du mouvement s’inscrit donc sur trois niveaux. Elle relève d’abord de la conscience que cha-
que individu possède de sa propre structure cinétique, "l’être humain qui danse a toujours la notion intui-
tive de la structure de son existence matérielle"86, puis de la représentation qu’il se fait de la matière dans
tous ses états et de l’ensemble du cosmos. Ces deux premiers niveaux sont intimement liés chez Laban. La
perception et la production du mouvement sont donc tributaires de la conscience et de la représentation
que chaque époque se fait de l’état de la matière vivante. Enfin l’histoire du mouvement est aussi celle des
"mouvements du travail, des jeux, des sports ou encore des danses historiques"87. La danse se doit de puiser
dans cette histoire, qui est une histoire de "l’agir" pour constituer l’expérience vécue en véritable savoir.
Laban ancre l’histoire de la danse dans l’anthropologie et ce lien fondamental assure, selon lui, l’avenir de
la danse. Il la sort de ses institutions, de ses théâtres, de ses règles esthétiques et ébranle cette autonomie
tant revendiquée par d’autres artistes modernistes.

La nouvelle histoire de la danse, telle que la souhaite Laban, n’est donc pas une histoire formelle des
figures chorégraphiques, elle est l’histoire de l’expérience du mouvement, l’histoire de la conscience aiguë
de l’effort. "On peut dire que selon les époques [ ... ] certaines postures du corps sont privilégiées et sou-
vent plus utilisées que d’autres. [ ... ] La sélection préférentielle de certaines attitudes corporelles est ce
qui fait le style"88. Ces attitudes, postures et configurations, ne peuvent être analysées en tant que telles,
comme des formes closes parce que l’histoire du mouvement est, selon Laban, l’histoire de "l’état transi-
toire entre les postures". [Il] "opère la modification de l’expérience et donne lieu à une dynamique mo-
trice cohérente"89. Il s’agit de "rendre claires les transitions entre chaque action car elles racontent toute
l’histoire de l’événement moteur"90. Laban revendique, pour la première fois peut-être dans l’histoire de
son art, une histoire du chorégraphique centrée sur l’évolution du mouvement. "Penser en termes de mou-
vement"91, comme le peintre pense la profondeur ou la couleur, telle est l’ambition d’un projet qui cherche
à définir la pensée motrice singulière à chaque époque et à chaque civilisation. Loin de réduire l’histoire
du mouvement aux seuls déterminismes socio-économiques, et de penser de manière linéaire que tout
changement social entraîne une rupture immédiate dans l’histoire de la danse, Laban propose de suivre le
chemin inverse, c’est-à-dire de décrypter à travers l’analyse du mouvement et de sa structure les valeurs qui
l’irriguent, valeurs qui ne correspondent pas toujours aux valeurs sociales qui lui sont contemporaines. De
l’état des structures de l’effort émanent, selon lui, les conventions des formes politiques et économiques
sans pour autant qu’elles en soient le résultat immédiat.

Il s’agit bien de comprendre "le jeu des rythmes et des formes qui, en danse, transmettent leur propre
histoire", décrire l’évolution de cette "impulsion intérieure" qui fait se mouvoir et qui crée ses propres mo-
dèles stylistiques. Mais la forme ne lui est pas d’un grand secours pour comprendre l’histoire de l’exécution
des gestes, la manière dont les figures sont perçues puis effectuées ne cesse de varier d’une époque à l’autre
à travers la corporéité des danseurs. Aussi propose-t-il, par exemple, d’analyser les similitudes entre les
mouvements du travail et du culte pour penser la cohérence motrice d’une communauté, de lire à travers
les jeux infantins et ses danses (véritables écoles de formation) comment s’élaborent les combinaisons et
le registre privilégiés de l’effort, d’en percevoir les processus de sélection et de fixation.

86
"The Importance of Dancing", op. cit.
87
"Meaning", L.A.M.G. Magazine, n° 22, mai 1959.
88
The Mastery of Movement, MacDonald and Evans, Londres, 3ème édition, 1971, p. 92.
89
Ibid.
90
La maîtrise du mouvement, op. cit. p.52.
91
Ibid.p.12.

89
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Laban considère ainsi le danseur comme une sorte de baromètre historique sensible aux forces muet-
tes de tout ordre : sa corporéité est révélatrice du travail secret et mystérieux des pressions de l’histoire
auxquelles elle répond à sa façon. Hubert Godard ne dit pas autre chose, lorsqu’il affirme que "les mytho-
logies du cops circulant dans un groupe social s’inscrivent dans le système postural, et réciproquement,
que l’attitude corporelle des individus se fait le médium de cette mythologie", et lorsqu’il précise que "le
sens attaché aux modulations du poids qui s’exerce sur le système gravitaire permet ainsi de repérer les
évolutions profondes de l’histoire de la danse"92.

Ainsi, selon Laban, quand une pensée motrice se désorganise et que les images du corps éclatent ou
se diluent, toute l’histoire humaine est menacée. Il émet ainsi l’hypothèse d’une histoire de la danse en
spirale : "Après chaque découverte d’une nouvelle combinaison d’effort, pour un temps considérée comme
la perfection, intervient un retour temporaire à des formes plus primitives parce que l’on s’aperçoit que la
spécialisation imposant un nombre restreint de qualités d’efforts présente des dangers"93. Grâce à un pro-
cessus de compensation, la communauté crée plus ou moins consciemment de nouvelles formes de compor-
tement pour pallier au déséquilibre instauré et tente de "retrouver l’usage de schémas d’efforts perdus ou
négligés". Ces changements ne sauraient être décrétés, mais répondent à un "besoin profondément ancré
de maintenir un équilibre de l’effort dans les habitudes du mouvement"94. Le travail du danseur est désor-
mais défini par sa capacité à saisir l’état toujours changeant des corps de sa communauté, puis à impulser
et proposer une qualité de contre-effort en mesure de combler les besoins qu’il perçoit, en (r)éveillant ses
schémas négligés.

Pour exister dans la foule agitée qui a perdu son expérience, pour vivre au sein de "ces pauvres moi, ces
pauvres lignes brisées", dans cet "immense désert d’hommes" (Baudelaire), le danseur prend ainsi conscien-
ce d’un corps saturé d’un même type de tensions, installe son pays du silence au sein de la confusion, et
en extrait une faculté de présent. Il épouse la matière de la foule, construit un espace dans le labyrinthe,
place un contre-temps, un relâchement ou une suspension au sein de son rythme uniforme. En jouant des
chemins imposés de la marche et des gestes, en renonçant à son "intériorité", il est hors de chez lui, hors de
lui et se sent partout chez lui. "Il est un moi insatiable du non-moi", écrivait Baudelaire95.

Cette attitude n’a rien de vitaliste. Elle ne cherche pas à redonner de la vie à un événement ou à un
geste passé en les maquillant de nouveauté, en les accommodant à l’air du temps. Elle ne veut pas retrou-
ver les formes des danses du passé. Elle ne s’intéresse pas au résultat, mais plutôt au processus originel du
mouvement, aux rêves et aux conflits, qui leur ont donné naissance. La danse expérimentale du danseur
est celle-là même qui constitue la vie de la tradition. Quand cette expérimentation est menée à son terme,
elle constitue la matière d’un spectacle toujours inédit.

A propos de la danse classique Laban peut ainsi affirmer : "Aujourd’hui le ballet est devenu la simple
exhibition de gestes gracieux et de jolis corps. Pourtant la raison d’être profonde de ce monde du silence
n’est pas abolie"96. C’est en remontant à la source de la structure motrice, c’est-à-dire aux nécessités des
mouvements fondamentaux qui conduisent à la pose - mouvement de possession (saisir) et de répulsion
(pousser) - que "l’attitude" et "l’arabesque" classiques retrouvent, par exemple, tout leur sens cinétique.

92
"Le geste et sa perception", in Marcelle Michel et Isabelle Ginot, La danse au XXe siècle. Paris. Bordas, p.226, 1995.
93
La maîtrise du mouvement, op. cit.p.12
94
Ibid.
95
Baudelaire, critique d’art, op. cit., p. 449.
96
The Mastery of Movement, MacDonald and Evans, Londres. 3ème édition, 1971. p. 96.

90
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Laban analyse ainsi le contraste de l’arabesque et de l’attitude à partir du mouvement fondamental "ras-
sembler/disperser". Il y aurait donc une façon "moderne" de danser un mouvement dit "classique", si le
danseur s’attache à privilégier le processus de "l’effort" sur la forme, la motion aux dépens de la position,
la transition aux dépens de la figure. L’équilibre se définit alors comme un état particulier de la mobilité,
et non plus comme un état de stabilité. Le danseur ne danse donc pas "une" arabesque, forme finie ou élé-
ment clos d’un vocabulaire gestuel. Il n’existe que "des" arabesques propres à chacun, qui varient suivant
le mouvement qui précède et le mouvement qui suit97. Le danseur ne cherche donc pas à incarner a priori
des normes de style.

Il s’intéresse à toutes les modulations du mouvement. La représentation de la laideur ou de


la maladresse, du moins de ce qui, désigné comme tel selon le temps et le lieu, appartient
autant au domaine de l’acteur que des idéaux du mouvement en cours de formation à une
époque donnée.98

Les mouvements fondamentaux particulièrement perceptibles, selon Laban, dans les "danses primiti-
ves", sont "dilués dans le ballet". L’histoire de la danse n’a donc de sens que si elle dégage l’histoire de ces
mouvements fondamentaux. Le combat pour la modernité d’une danse se fonde ainsi sur la qualité parti-
culière d’un mouvement capable de mettre le corps en motion à partir d’un infime déplacement postural. A
cette seule condition peut se constituer une tradition qui ne soit pas "une tradition vide"99.

Contre la "Koperkultur"
C’est dans cette optique que Laban ne cesse d’affirmer sa différence à l’égard de la gymnastique :

L’art de la danse n’a rien à voir avec la culture du corps. [ ... ] Quiconque considère que le
but de la danse suppose un culte du corps ou une conduite motrice soumise à la libido, doit
être tenu pour un ennemi de la danse.100

Son travail ne constitue donc pas "un système de culture physique". C’est une éducation artistique à
travers la danse. La force ou l’agilité d’un corps sain, la virtuosité ne sont pas des valeurs revendiquées par
Laban. Le virtuose n’est-il pas toujours "tenté de réduire le nombre de ses mouvements à ceux qui convien-
nent le mieux à son adresse"101 ? Les écoles "Laban" proposent ainsi dans leur programme de promouvoir

97
Cf. l’article de Rosemary Brandt, "An Application of Rudolf Laban’s Principles on Human Movement to the Generating Princi-
ples of Classical Ballet", Working Papers in Dallce Studies. Volume 3, Laban Centre, 1990, pp. 20-29. Un danseur classique remar-
que dans cet article qu’une telle approche du mouvement le conduit à "ne pas aller d’un pas à un autre, mais à bouger à travers
le pas. Le mouvement n’est plus cassé en positions ou en pas, mais traité comme un flux. C’était comme si j’apprenais à nager.
Mon corps était si tendu que je coulais comme une pierre."
98
The Mastery of Movement, op. cit., p. 93.
99
Lettre à Kurt Jooss, 1938, cité par Isa Partsch-Bergsohn, "Laban : Magic and Science, As seen by Mary Wigman and Kurt Jooss",
op. cit., p. 15 sq.
100
"La Danse comme travail artistique" (conférence au Congrès des danseurs de 1927), Die Tat, novembre 1927 (texte reproduit
par Claire Osborne, "The Innovations and Influence of Rudolf Laban on the Development of Dance in Higher Education during
the Weimar Period", Working Papers in Dance Studies, vol. 2, Laban Center, 1989, pp. 91-117).
101
La maîtrise du mouvement, op. cit., p.29.

91
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

"la joie et le sens du mouvement [ ... ] fondé sur un système d’études du mouvement non sélectif et qui
inclut toutes les formes de mouvement"102. A cette seule condition la danse dans les écoles "Laban" peut
être "une meilleure forme de gymnastique". Et c’est au nom de cette forme supérieure de gymnastique que
ces écoles traitent avec condescendance celles qui n’ont qu’un "but physique et sportif".

Il se refuse donc à privilégier un certain type de mouvements, plus aptes à rendre un corps puissant et
techniquement virtuose. Toutes les parties du corps sans exception sont ainsi mises à contribution dans la
recherche de la motion. Il y a là une déclaration de principe démocratique du fonctionnement du corps.
Chaque partie est aussi digne qu’une autre de créer une danse et un mouvement n’a de sens que s’il engage
l’ensemble de la corporéité. "Tout le monde est pourvu d’une pulsion dansante"103. C’est à partir de cette
pulsion, de son développement et de sa clarification, que se définit désormais une véritable expérience de
danse, "hors de tout dogmatisme et étroitesse d’esprit"104.

"La Tradition" en danse n’appartient donc à aucun style de mouvement particulier, ni à une époque
donnée dans l’histoire du mouvement. "La danse, comme tout travail artistique, a besoin d’un lien avec une
tradition"105. Tel est le premier point de la conférence de Laban au Congrès des danseurs de 1927. Il polé-
mique là directement avec des "danseurs d’expression" (en particulier Wigman) pour qui la danse moderne
serait sans tradition. Aussi n’est-il pas indifférent que son Institut Chorégraphique soit "dédié à la mémoire
des grands danseurs du passé et à l’éveil des danseurs du futur"106. Le désir de s’inscrire dans une tradition
et une histoire du mouvement est au fondement même de cet Institut :

Qu’est-ce que cet Institut ? Un lieu de recherche et de rassemblement du savoir chorégraphi-


que, un lieu pour transmettre ce savoir aux générations suivantes de danseurs et aux choré-
graphes à travers une pratique contemporaine claire, un lieu pour rassembler et publier des
travaux de danse-théâtre modernes, un lieu pour produire des représentations exemplaires
des œuvres anciennes et nouvelles de l’art de la danse.107

Faire vivre la tradition suppose donc de la redanser encore et toujours, non de la remonter ou de la
reconstituer. Aussi les écoles "Laban" intègrent-elles à leur cursus des cours de danse classique, de mime,
et de danses folkloriques, non pour en enseigner les formes, mais pour offrir aux danseurs la possibilité
d’affiner et de mettre en œuvre leur savoir cinétique à travers des contraintes stylistiques différentes108.
Telles seraient les caractéristiques de la "danse libre". La connaissance des multiples codes chorégraphiques
est gage de liberté pour Laban.

102
"Déclaration de l’Assemblée des écoles Laban", 1927, cité par Claire Osborne, op. cit.
103
Ibid.
104
Cité par Isa Partsch-Bergsohn, "Laban : Magic and Science, As seen by Mary Wigman and Kurt Jooss", op. cit., p. 15 sq.
105
"La Danse comme travail artistique", cité par Claire Osborne, op. cit.
106
"Déclaration de l’Assemblée des Ecoles", cité par Claire Osborne, op. cit.
107
Texte de présentation de l’Institut Chorégraphique de Wurtzburg, 1926, cité par Claire Osborne, op. cit.
108
L’existence d’un tel cursus dès 1927, répond à un choix profond quant à la formation des danseurs comme à une pédagogie
spécifique de la danse classique, et tente de pallier aux insuffisances criantes dans la formation des danseurs. Elle constitue une
avancée eu égard au dogmatisme de danseurs modernes qui se voulaient sans tradition. Mais ce choix prend, en 1935, la forme
d’une loi (dont Laban fut à l’origine) qui rendit obligatoire les cours de danse classique et de danse folklorique dans toutes les
écoles de "danse allemande" (moderne). Dans ce contexte juridique, et orchestrée par le régime, l’imposition de la danse classi-
que pour que les danseurs modernes puissent intégrer les ballets municipaux, prend de fait une dimension plus réactionnaire.
Merci à Laure Guilbert de nous avoir préciser le contexte dans lequel fut édictée cette loi.

92
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Comment Laban décrit-il les modalités de ces corporéités découvertes au sein du "pays du silence" ?
De quelle manière et suivant quelles modalités s’opère le surgissement de "la sagesse oubliée", de cette
"choréosophie" propre à ces corporéités en mouvement ? Quelles seraient donc les danses propres à la vie
moderne ? A ces questions constantes, Laban proposa plusieurs réponses possibles, parfois contradictoires.
La multiplicité des voies de sa recherche, qui ne se revendique pas comme "moderne" et qui ne se résume
pas non plus à ce qu’on a ensuite défini comme "danse moderne", mérite l’attention la plus fine.

LA MACHINE ET L’EXTASE
Percevoir ou habiter la "région du silence", ce territoire de flux, c’était parvenir à l’expérience, s’ap-
proprier sa mémoire corporelle. L’expérience est décrite par Laban, suivant deux modalités corporelles
légèrement différentes et qui ne s’excluent pas l’une l’autre. La première définit une corporéité extatique,
c’est l’expérience absolue de l’abandon. La deuxième définit une corporéité machinique, c’est l’expérience
d’une autre forme d’extase, que Laban repère dans les danses magiques, ou encore dans les danses paysan-
nes. Cette dernière serait un approfondissement de la première, et ne peut être acquise qu’au sein de la
lutte intérieure du danseur.

Les dangers de la mobilité


Au principe de toute création dansée, disait Laban, est l’état d’extase109. Cet état d’extase se définit
simultanément comme une expérience d’absorption et d’abstraction. Le danseur s’abstrait du monde pour
ne garder que "la conscience d’exister"110. "Il s’absorbe dans la nature du mouvement" pour s’abstraire d’un
ordre qui oppose l’animé de l’inanimé et accepte de ne pas savoir où son mouvement le conduit.

Le mouvement de la danse mène au-delà de l’estimation ordinaire des choses qui nous en-
vironnent. Comme un mouvement tournant rapide emporte les objets autour de soi dans un
tourbillon, le danseur dans sa lutte intérieure semble tout seul au monde, comme sur une île.
Alors la danse, comme la pensée et la sensation, apporte la conscience de soi-même. Le propre
physique du danseur disparaît en même temps que le monde alentour.111

En expulsant dans un mouvement centrifuge l’image socialisée, dessinée et divisée du corps, le danseur
risque jusqu’à la dissolution totale de son moi. Sa lutte intérieure est une résistance à cette dissolution
qui le rend extrêmement vulnérable aux événements extérieurs. Il serait alors "trop dans la matière" et s’y
perdrait. Il n’a pas encore construit le chemin de son geste, c’est-à-dire "le cadeau de la tension vitale au
départ inconnue"112 qui l’introduit au royaume des connexions chorégraphiques.

109
"Dans la danse de l’homme se cache un état d’esprit extatique." "Dance in General", op. cit.
110
Ibid.
111
A Life for Dance, op. cit., p. 177.
112
Ibid.

93
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Le premier danger réside dans cette dissolution du moi : le danseur devient la victime "des formes
étranges" et des flux du pays du silence. Il tombe en extase. Le deuxième danger de la mobilité apparaît
dans le processus même de son organisation.

L’extase trouvée à travers le mouvement créatif éveille intérieurement aux dangers de la mo-
bilité, montrant comment l’esprit et le corps peuvent aussitôt se séparer et entrer en conflit
l’un avec l’autre. [ ... ] Ces conflits sont [encore] internes à l’esprit et internes au corps.113

Cherchant son chemin à partir de la saisie d’une seule impulsion, la corporéité dansante doit alors choi-
sir entre une multiplicité de mouvements possibles aussi effrayante que jubilatoire. Le danseur se trouve
pris entre un abandon total à la dynamique de son mouvement et une immobilité pétrifiante face à la
diversité des possibles. Il s’agit de conduire l’extase sans y tomber.
En effet, une fois acquis le chemin d’un geste,

la multitude des effets, l’infinité de leur nombre, est prête à surgir de n’importe quelle cause.
[ ... ] Dans cette multitude côte-à-côte, le temps est devenu espace, et là où des contacts
fortuits étaient en éveil, il y a maintenant des images connectées. C’est dans le sommeil et
dans le rêve seulement que ces relations deviennent absolument claires.114

En choisissant le chemin de son mouvement le danseur n’oublie pas pour autant les possibles auxquels
il a renoncé. Bien au contraire, son mouvement garde la mémoire de ces autres mouvements. Il est peuplé
de tous ces mouvements fantômes précédents et à venir. On comprend dès lors que le danseur soit souvent
"effrayé quand il libère la mélodie de l’espace dans toute son intensité." Ce qui est acquis ici par l’expé-
rience de l’extase, c’est la découverte d’un gisement sensoriel, que Benjamin appelait "le ressouvenir", au
sein duquel affluent avec une densité exceptionnelle les données des sens. "Cette sorte de danse n’est pas
pour le spectateur. C’est en eux et pour eux que les danseurs allument la flamme"115.

Cependant l’abdication de la volonté et de l’intention esthétique, le renoncement à la "belle figure" au


profit de la conduite gravitationnelle, peuvent aussi être interprétés comme l’apprentissage d’un savoir-
mourir ou d’une mort au monde. L’expérience de danse serait capable de remémorer un savoir de la mort,
d’apprendre à le vivre ou à le supporter fantasmatiquement. Ce savoir semble être, selon Laban, le prix à
payer pour parvenir à la plénitude de l’expérience dans un monde où l’homme est pauvre en expériences.
Parce que l’intention, les habitus et la volonté résistent, la danse ne peut naître que dans une extrême
tension. Cette douleur n’est pas toujours nécessaire, mais elle est définie par Laban comme la promesse
d’une véritable expérience : "La minute qui illumine l’obscurité de l’éternité, si elle est perçue dans une
lutte convulsive de l’âme, apparaît comme une douleur, un tourment, une agonie. Elle est une rédemp-
tion pour le seul danseur"116. Le moment de la remémoration se détache du temps. Il ne se produit qu’une
fois, et la danse révèle alors "l’unique apparition d’une réalité lointaine"117. On ne peut la reproduire telle
quelle. Tout le travail du danseur consiste alors à retrouver, quel que soit le moment, cet état de tension
indispensable à la danse.

113
"Light and Darkness", op. cit.
114
Ibid.
115
Ibid.
116
Ibid.
117
Novalis (cité par Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 200).

94
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Dans ces conditions l’histoire de la danse peut apparaître comme "l’histoire de la vie intuitive. [Elle]
touche à des fonctions humaines qui éveillent plus de motifs que toutes les légendes.[ ... ] L’homme
contemporain, par son nouveau regard sur le monde oublié, devient conscient de son héritage. Ce réveil
est dû à une pénétration consciente dans son propre passé"118. Le réveil naît ainsi de l’expérience d’un rêve
corporel, plus profonde qu’une simple rêverie juste bonne à fuir le monde.

La conduite de l’extase
Construire sa corporéité, une fois trouvé l’état de corps qui ouvre à chaque instant sur une multiplicité
de chemins possibles, c’est conduire l’effort. Mais à quelles conditions ? C’est d’abord considérer le corps
sans "sentimentalité", comme une machine, mais qui ne serait pas pensée sur un modèle mécaniste. "Nous
n’irons pas loin, si nous commençons par des considérations sentimentales quand nous cherchons à établir
les principes [du mouvement]"119. Les machines, les belles mécaniques, ne sont, pour Laban, que des imita-
tions maladroites de l’animal. La danse est "poème de l’effort"120, séquence de qualités d’effort qui peuvent
s’analyser. Cette analyse n’oppose plus "naturel" et "artificiel". Si Laban parle de "danse naturelle", il faut
entendre ce naturel dans un sens très large. Ce naturel implique une technique; il s’agit de repousser les
frontières d’un "naturel" limité, défini socialement et donc artificiel, voire de les liquider pour considérer
la machinerie corporelle comme un agencement de possibilités encore non découvertes et inexploitées. En
ce sens l’artificiel recèle toujours beaucoup plus de possibilités que le "naturel" dont les possibilités sont a
priori limitées par l’idée que l’on s’en fait.

Comprendre le mouvement, c’est s’opposer ainsi à un discours et à une vision mécanistes de la machine
corporelle. La notion de machine, loin d’être rejetée par Laban, est constitutive de sa pensée, mais il tente
de concevoir un modèle non mécanique de la machine. Le corps humain, écrit-il, est tel "un instrument,
rien de plus qu’un système compliqué de grues et de leviers d’extension variable." Laban, loin de nier cela,
l’accepte dans un premier temps de sa recherche, mais conscient "du risque" et de "la cruauté" d’une telle
définition, il préfère définir la danse comme "un poème de mouvements de leviers".

La science de l’anatomie a découvert ce fait à travers une de ses branches, l’anatomie du mou-
vement. Toutes les tentatives faites jusque là, pour donner à la danse une grammaire propre,
ont acquis leurs découvertes fondamentales en considérant l’anatomie du mouvement.121

Cependant une telle définition accorde trop d’importance au squelette, aux os et aux articulations, aux
lignes et aux dessins que ce squelette serait capable de créer. Elle risque de s’enfermer dans une vision
purement anatomique du corps, qui n’est autre qu’une découpe figée de l’espace corporel. Elle oublie que
le corps est un volume et un poids. Elle oublie donc ce que Laban appelle "les qualités d’effort", le travail
de déplacement du poids qui détermine le rythme. Aussi définit-il, en dernière instance, la danse comme
"poème de l’effort"122. Le poids et le rythme sont des réalités qu’un discours anatomique ne peut saisir s’il
considère le mouvement à partir d’un corps divisé en parties qui seraient, tels les éléments d’un mécano,

118
"Dance in General", op. cit.
119
"Dance as a Discipline", op. cit.
120
Ibid.
121
Ibid.
122
Ibid.

95
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

toujours semblables à elles-mêmes. Or la perception du poids et de son déplacement dans le corps n’est
jamais la même. Elle varie suivant l’état affectif du danseur et les conditions environnantes et dépend de
cette "impulsion intérieure" dans laquelle le mouvement prend son origine.

Le poème et la mesure de l’effort


Le flux gravitationnel, qui résulte du déferlement du poids et de son déplacement - fût-il infime - dans
la corporéité, caractérise "l’effort" selon Laban. "La danse commence là où se rompt un point d’équilibre",
dans le passage de l’équilibre à sa rupture. "Le corps entre dès lors dans une série de déséquilibres entre un
point de départ et un point d’arrivée"123. Il entre dans un état transitif et transitoire, il entre en transition
et en tension. La conscience de "l’effort" est au centre de la théorie du mouvement chez Laban. L’effort,
c’est-à-dire le déplacement du poids qui définit la qualité du mouvement. Le danseur construit le trajet
de sa danse, même quasi-immobile, non en termes de dessin, mais en termes de bascule. Son espace est
un espace gravitationnel. Cette maîtrise subtile du jeu de poids développe par exemple une "palette" des
différents types de "lâchés" de la tête, de l’épaule, du dos. Ces mouvements modifient ainsi la stabilité de
l’ensemble et conduisent à d’autres "efforts", qui impliquent à leur tour d’autres répartitions du poids. Le
relâché gravitationnel conduit le mouvement. Toute la difficulté consiste ainsi à isoler la perception d’un
point particulier du corps et à neutraliser les tensions susceptibles de gêner la perception et la production
d’un effort spécifique. Le danseur moderne ne cherche donc pas à "se placer", c’est-à-dire à arranger les
parties de son corps dans un certain ordre. Il ne pense pas en termes de position, de blocs anatomiques à
disposer, de flexion ou d’extension de segments. Il tente plutôt de comprendre le chemin, la cartographie
intime qui le conduisent vers une forme qu’il ne désire pas a priori, il pense en termes d’espace, de pres-
sions qui se réduisent ou s’accroissent, il affine sa conscience des structures coordinatrices124.

Telle se présente la véritable maîtrise technique du danseur, selon Laban, conscient du procès de son effort.
La corporéité immobile est ainsi perçue comme saturée de flux, de micromouvements, de petits heurts
souterrains, de petits effondrements et de reprises, dans un perpétuel jeu de balance. C’est un réseau de
tensions et de contre-tensions que le danseur se doit de découvrir. Comment le processus l’affecte-t-il ? Et
qu’est-ce qui le meut ? Il s’agit ainsi de découvrir

la tension de l’anticipation dans l’immobilité [ ... ] comment l’anticipation éveille l’acte à


venir et comment le désir d’acte conduit à une nouvelle anticipation ; comment des forces po-
larisées se séparent les unes des autres et se réunissent ; comment elles trouvent leur symbole
dans une structure formelle ; comment une force construit et détruit l’architecture mouvante
de la composition de danse125

La conscience de l’origine du mouvement et de sa motivation à chaque instant en mutation est ainsi au


cœur du travail du danseur qui apprend à ordonner sa perception. La chute par exemple ne saurait être vé-
cue comme abandon passif du poids du corps dans un espace conçu comme un espace vide. C’est ainsi qu’on
la vivrait passivement, selon Laban, dans les rêves. L’expérience de la chute au sein du territoire des flux

123
"Dance in General", op. cit.
124
Voir à ce sujet la description de toutes ses structures coordinatrices par la kinésiologue Odile Rouquet, La tête aux pieds, des
pieds à la tête. Recherche en mouvement, Paris, 1991.
125
"The Aesthetic Approach to the Art of Dancing", op. cit.

96
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

est au contraire amour actif de l’espace. La chute en ce sens est aussi un porté, un porté de soi. L’espace
porteur est complice du danseur au même titre que le sol. La matière corporelle vivante "entre en contact
avec la réalité de l’espace : il ne s’agit plus que d’une seule et même matière, osmose entre des flux"126.
Cette sensation n’est atteinte que si l’esprit disponible se met "à l’écoute" de la cérémonie secrète qui se
joue dans ce milieu de flux, où les notions d’intérieur et d’extérieur n’ont guère plus de sens. L’analyste du
mouvement, Hubert Godard, explique :

Pour un danseur, le rapport au sol, à la chute (à la tombe), seront fonction de l’aisance de


son rapport à la gravité et à l’expir. Naviguant dans un champ bipolaire (haut-bas), nous
expirerons, nous chuterons d’autant mieux que nous aurons la certitude de l’inspir qui suit,
de pouvoir nous relever, ou mieux d’avoir préservé dans cette phase la présence du mouve-
ment vers le haut, c’est-à-dire l’intégralité de notre colonne vertébrale. Inversement le saut
et l’équilibre dépendront du potentiel d’ouverture vers le haut, mais ayant préservé dans le
mouvement la possibilité du retour, [ ... ] pour ne pas renouveler l’aventure d’Icare127.

Ainsi plus la chute est profonde, plus elle porte en elle la mémoire ou le fantôme du rebond. L’impulsion
de cette montée comme de cette descente varie. Elle peut résulter d’un mouvement de la tête, ou encore
du dos. Et si Laban ne parlait pas encore, comme les danseurs contemporains, de la "musculature profonde"
ou de la "respiration des os", sa conception de l’effort en posait la possibilité. La "motilité", implique ainsi
une conscience des mouvements virtuels, passés et à venir, de chaque impulsion.

Les flux sont aussi ceux de l’air et du sang, et c’est dans la maîtrise du courant respiratoire et de la
circulation sanguine que réside, selon Laban, le sens profond des danses magiques. Ils sont aussi ceux
de la circulation des cellules et des groupes de cellules, du mouvement des micro-constellations qu’elles
forment, ou de la "danse des électrons"128. Les danses de paysans dans la montagne au dessus de Munich
offrent l’exemple le plus net de cette machinerie en extase. C’est la seconde modalité de l’expérience :

Les femmes tournoyaient presque comme des marionnettes [ ... ]. C’était comme si [ces
paysans] considéraient leur danse aussi solennellement et sérieusement que leurs prières,
une pièce de travail à faire dans une complète absorption. Pas de trace d’incertitude ou
de gratuité, de laisser-aller, d’exagération, d’agressivité, ou de confusion. [ ... ] Dans leur
groupe les danseurs paraissaient tels des machines qui travaillaient méthodiquement, et
vigoureusement, à cette prière entraînante [ ... ]. Ils demeuraient irréprochablement exacts,
et apparemment détachés. [ ... ] C’est quelque chose d’un peu différent de l’abandon ou de
l’extase, une expérience beaucoup plus profonde, quelque chose de plus large que la vie qui
devient lentement menaçante129.

Le danseur construit ici sa propre machine, la teste, l’expérimente, s’applique à la faire fonctionner. Il
travaille sans volonté inductrice de mouvement. Il se fait machine, s’absorbe dans sa construction et dispa-
raît en tant qu’individu pour apparaître en tant que sujet de danse. Il vise l’exactitude et cherche la juste

126
"Light and Darkness", op. cit.
127
Hubert Godard, "Propositions pour une lecture du corps dansant", Le Bulletin, n° 6, avril 1990, Centre National de Danse
Contemporaine d’Angers, pp. 8-10.
128
"The Importance of Dancing", op. cit.
129
A Life for Dance, op. cit., p. 79.

97
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

distance par rapport à ce qui le meut. Dans la maîtrise de l’abandon, le danseur pénètre ce que Laban
appelle "les fonctions vitales" de son moteur intérieur, il accède véritablement à sa pensée motrice.

Laban différencie ainsi le "moteur intérieur" de "l’intériorité", notion trop psychologique qui réduit en
effet le travail du danseur à une attitude psychologique narcissique. En d’autres termes, "il se regarderait
danser". Laban apporte ainsi une réponse à ce qui était le dilemme du danseur : "Eteindre la vitalité en
utilisant des formes abstraites, ou perdre la pureté de la composition par une vitalité submergeante"130. S’il
doit certes s’abandonner sans retenue au désir du mouvement, il atteint le summum de son art lorsqu’il
connaît avec exactitude les composantes de sa motion. "La précision et la clarté de la forme du mouvement
sont plus importantes que l’intensité de la représentation"131, répète souvent Laban. La danse est ainsi
en mesure de devenir une sorte de verre grossissant à travers lequel le spectateur attentif contemple les
événements moteurs de la vie humaine.

Marionnette et marionnettiste
La construction du mouvement est essentiellement empirique. Elle implique la conscience des flux
corporels, des circulations internes du corps et des infimes modifications gravitationnelles qui créent le
rythme. Si le danseur ajoute un accent rythmique il crée une nuance et déplace le sens de son effort.
L’absorption dans la motion nécessite également la conscience constante du centre de gravité du mouve-
ment132, autrement dit du point particulier où le poids se déplace. On retrouve là ce qui était au centre
de l’essai-dialogue de Kleist Sur le théâtre de marionnettes. Si Monsieur C... , premier danseur à l’Opéra de
la ville de M ... , admire autant le jeu "inégalable" des marionnettes, comme celui de la danse d’infirmes
anglais qui dansent avec une jambe mécanique133, c’est qu’ils sont entièrement dépourvus d’affectation.
L’affectation apparaît en effet,

lorsque l’âme (vis motrix) se trouve en tout point autre que le centre de gravité du mouve-
ment. Comme le machiniste ne dispose en fait d’aucun autre point que celui-ci sur lequel agir
au moyen du fil de fer ou de la ficelle, tous les membres sont, comme ils doivent être, morts,
de purs pendules, et obéissent à la seule loi de la pesanteur ; qualité exquise, qu’on cherche-
rait en vain chez la plupart de nos danseurs134.

Comment commander tous les membres en tout point, si ce n’est en ayant conscience du centre de
gravité mobile du mouvement ? Le danseur précise : "Les membres, qui ne sont en eux-mêmes que des
pendules, obéissent d’eux-mêmes, de façon mécanique, sans qu’on n’y soit pour rien." Le machiniste, qui
cherche à découvrir ce centre originel du mouvement, est obligé dès lors de danser lui-même, explique-t-il
encore. La marionnette et son marionnettiste peuvent ainsi constituer une relation modèle pour le danseur
qui synthétise en lui ce couple. Sa corporéité expérimente savamment cette relation. Le danseur serait

130
Cité par Isa Partsch-Bergsohn, "Laban : Magic and Science, As seen by Mary Wigman and Kurt Jooss", op. cit., p. 15 sq.
131
La maîtrise du mouvement, op. cit., p. 141.
132
Celui-ci est à différencier du centre de gravité du corps. "Le centre de gravité est dans les grandes profondeurs", écrit Laban.
"Autour de lui est déposé le cristal du squelette, connecté et dirigé par les muscles."
133
"Le cercle de leurs mouvements est sans doute limité; mais ceux qui sont en leur pouvoir s’exécutent avec un calme, une
légèreté, une souplesse qui frappent d’étonnement toute âme attentive". (Sur le théâtre des marionnettes, traduit de l’allemand
par Roger Munier, avec des illustrations de Jiri Kolar, Paris, éd. Traversière, 1981, p. 35)
134
Ibid., pp. 40-41.

98
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ainsi capable, comme le remarque Wigman à propos du travail de Laban, "de décomposer le mouvement
jusque dans le plus petit détail, et de prouver aussi qu’une telle matière libérée peut être reformée en un
tout organiquement unifié"135.

La conscience du mouvement est aussi une conscience de la "confluence", c’est-à-dire, selon Laban,
de la forme particulière de l’ensemble des flux. Cette confluence désigne "la logique ou l’harmonie du
mouvement, [ ... ] la forme particulière des flux qui assemble les différents constituants du mouvement
et qui donne son caractère à tout mouvement de danse"136. Avoir le sens du mouvement, c’est donc avoir
conscience de "la norme dans laquelle les éléments du mouvement sont composés ensemble dans un mou-
vement particulier"137. Cette norme n’est pas normative. Elle désigne plutôt le régime propre à chaque
confluence et à chaque séquence d’effort, au sens où l’on parlerait du régime d’une machine. Ce régime
implique, pour Laban, une cohérence particulière entre le trajet spatial et le rythme.

Aux confluences correspondent ainsi des configurations qui sont directement connectées aux qualités
et degrés d’intensité d’effort, et donc de rythmes.

Dans les danses devenues "naturelles" une configuration particulière s’est imposée :

Une combinaison des éléments du mouvement, capable d’éveiller en nous une tension, a
acquis rythme et forme au travers d’une longue tradition. Ses traits restent observables et
distinctifs, ils aident à l’observation plus difficile et plus délicate des danses créatives, des
danses individuelles et inventées138.

Une telle approche empirique va de pair chez Laban avec une approche théorique. Il s’agit pour lui de
construire un modèle de toutes les configurations possibles, c’est-à-dire de créer une structure théorique
qui permette d’ouvrir sur l’ensemble des possibilités du mouvement et de ses trajets possibles. Imaginer
plastiquement des trajets et des mouvements que personne n’avait réalisés, s’imposer un jeu de contraintes
avant l’exécution, demeure une perspective présente chez Laban. Pour que l’espace dit "vide" apparaisse
comme "plein d’une multitude de formes libres et latentes", Laban élargit celle-ci autant théoriquement
que pratiquement.

Le travail pratique et théorique sur l’effort lui permet ainsi d’élaborer progressivement ce qu’il pense
être la structure motrice visible du corps humain et les possibilités de l’espace gravitationnel. Les données
pondérales définissent ainsi une série de trajets dynamiques qui constituent une "kinésphère", un volume
spatial autour de chaque corporéité ou une sphère d’influence spatiale. Dans cette perspective, l’icosaè-
dre139, figure géométrique qui représenterait "l’invisible filet des trajets"140 possibles du corps et "les points
communs à toutes les formes de mouvement", est un outil aussi bien théorique que pratique. La structure
cristalline des possibilités spatiales du mouvement permet de clarifier les directions du mouvement et d’en
proposer de nouvelles. S’il commence ses recherches à partir de l’organisation spatiale classique (les cinq

135
Cité par Ed Groff, "Laban, une perspective historique", op. cit., p. 145.
136
"Meaning", op. cit.
137
Ibid.
138
Ibid.
139
Volume géométrique à vingt faces.
140
"What has led you to study Movement ?", op. cit.

99
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positions), Laban en élargit considérablement les possibilités. Il garde du corps classique l’axe vertical d’où
part et revient le mouvement, mais il le redéfinit en termes d’aplomb. Il abandonne ainsi la ligne et le
dessin corporel pour le trajet du poids. Le mouvement se conçoit comme une maîtrise du déséquilibre grâce
à un jeu de contre-poids et de contre-tensions. Laban garde les six directions (haut/bas, devant/derrière,
droite/gauche) qui fondent l’espace du corps classique, mais il les multiplie en y ajoutant les diagonales.
Le mouvement passe donc désormais par douze directions possibles sans que jamais l’une ne puisse être pri-
vilégiée par rapport à l’autre. De la structure peut naître l’accident, qui la transforme, et des lois la liberté
d’en recréer. On est bien loin ici de tout "spontanéisme", de toute danse pseudo-"naturelle".

La machinerie en extase ainsi définie par Laban permet donc d’envisager ce que pourrait être une danse
de la vie moderne. Le corps-robot de la foule agitée peut espérer acquérir une expérience au sein d’une
corporéité qui n’est plus mécanique. Il aurait ainsi trouvé son fil d’Ariane dans le labyrinthe gravé en lui.
Ce fil est celui qui unit la marionnette au marionnettiste. Du robot sans expérience naît une corporéité de
marionnette, une danse de la vie moderne. Si le danseur a "la notion intuitive de la structure de son exis-
tence matérielle"141, la science qui lui est contemporaine participe de cette intuition, et la "chorétique",
"science de l’harmonie spatiale", propose des modèles qui fécondent son imagination de danseur.

De la foule des robots à la danse des marionnettes


Laban n’a cessé de partir du mouvement dans sa variété quotidienne et de réfléchir à partir des corps
tels qu’ils sont. Cette exigence parcourt nombre de ses écrits. La danse moderne cherche ainsi à réinter-
préter ou à réincarner les mouvements de la vie moderne. Elle s’enracine dans les gestes du travail, dans
"l’agir" afin qu’en surgisse un "danser". Quand-Laban se demandait si "la danse n’existait que dans le tempo
des événements de la vie quotidienne, dans une conception totale et dynamique de la vie de notre temps,
dans le mécanisme de nos inventions"142, il faisait l’hypothèse d’une existence de la danse hors de son
élaboration dite "artistique". La corporéité contemporaine peut danser, mais nul n’est capable de le voir,
de le sentir, de le comprendre ou de l’observer. Savoir regarder le mouvement des autres, c’est se consti-
tuer aussi une corporéité dansante. Comme Baudelaire, qui revendiquait l’existence d’une beauté moderne
malgré elle, Laban affirme la nécessité de découvrir les danses propres à son temps, même si elles ne se
prétendent pas telles.

Cette capacité d’écoute et de recherches caractérise particulièrement le travail de Laban durant les
années vingt qu’il présente lui-même comme une "période heureuse et féconde". Dans une pièce intitulée
La Nuit (1927) par exemple, il souhaitait montrer "tout ce qu’ [il] avait expérimenté et senti quand [il]
rencontra la grande ville pour la première fois"143. Dans la Revue Fantastique (1924), il présenta "des danses
mimées qui caractérisent l’expérience de la ville". "La campagne et la ville, la nature et la civilisation, tout
nous motivait et nous inspirait pour donner une forme de vie à nos visions intimes"144. Les mouvements
de la vie quotidienne, aussi pauvres en expérience soient-ils, peuvent constituer la matière première d’un
travail chorégraphique145. Le mime ne s’oppose donc pas à la danse dans l’esprit de Laban. Il appartient au

141
"The Importance of Dancing", op. cit.
142
"The Aesthetic Approach to the Art of Dancing", op. cit.
143
A Life for Dance. op. cit., p. 45.
144
Ibid., p. 108.
145
Des hochements de tête, des signes positifs, des mouvements particuliers de mains, ont entre autres exemples provoqués la
construction de quelques pièces de danse.

100
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

même titre que d’autres danses au monde du mouvement, et aucun moyen n’est écarté a priori. Le terrain
sur lequel la danse moderne tente ainsi de se constituer est celui des habitudes cinétiques, voire des mo-
des de mouvement, des gestes "dénués de sens" d’un salon parisien riche et décadent par exemple, mais il
s’étend aussi aux gestes du travail ou aux danses nationales venues du monde entier. Laban s’essaie alors
à faire éclater leur vacuité ou, à rebours, à faire vivre la tradition, c’est-à-dire l’expérience de l’effort, qui
insiste secrètement en eux. Il cherche à trouver "la loyauté" qui était propre aux gestes et au rythme du
travail de l’artisan.

Quels éléments du mouvement de la vie moderne Laban choisit-il de travailler, de traiter et d’expé-
rimenter ? Il appartient aux archéologues du mouvement de réunir le maximum de données pour tenter
l’analyse descriptive détaillée et périlleuse des principales productions de Laban. En revanche, dans la
réflexion problématique autour de la notion de "moderne" ici engagée, il peut être utile de s’attacher à un
détail quotidien, issu de l’expérience vécue (défunte), puis de découvrir comment ce détail peut donner
lieu, dans la cohérence ou dans les failles de la pensée de Laban, à un regard sur le monde moderne. A
titre d’exemple, nous analyserons les différentes modalités de perception et de traitement d’un motif dont
l’importance ne se dément jamais chez Laban : le mouvement de la foule.

Au départ, il y a l’agitation de la foule urbaine, puis la circulation de la foule des électrons et des par-
ticules. En réponse à cela, Laban élabore à travers l’expérience de l’extase et d’une corporéité machinique
une corporéité faite de tensions organisées, un corps "plein", qui soit à lui seul une foule dans la foule, un
condensé détaché de foule. L’espace est lui-même conçu comme un espace habité par des réseaux de forces
et d’intensités que le danseur perçoit, révèle et conduit. Ce corps conducteur vit dans un espace défini par
Baudelaire comme "un réservoir d’électricité"146. Laban cherche à se frayer une voie dans ce mouvement
général, à introduire un mouvement d’une autre nature au sein de ce vaste mouvement, comme une traînée
de couleur différente dans le flux d’une rivière147.

Vivre au sein de la foule, rester vivant au sein d’une masse qui a perdu toute expérience, masse pétrifiée
et qui ne bouge que si elle est secouée par coups et réactions successifs, implique ainsi un entraînement
aux chocs. "La perception traumatisante a pris valeur de principe formel", écrit Benjamin148. L’artiste, plus
que tout autre, prend conscience du seuil qui sépare l’individu de la foule. Il en est même "le gardien". Il
se détache d’elle tout en y étant plongé149. Il n’est pas aveuglé par ce réservoir d’électricité, cette étendue
lumineuse, ni entraîné dans cette circulation d’électrons. Il détruit la fiction d’une foule vue comme cir-
culation ordonnée d’électrons, en lui donnant un poids. C’est dire que l’artiste, contrairement au badaud,
ne se laisse pas distraire par le spectacle de la fantasmagorie ; il ne retient pas les informations qu’elle
ne cesse de lui donner. Il traverse la ville dans un état d’absence, sans savoir où il va, ni où son poids le
conduit, mais en allant toujours là où il lui importe d’aller. Il imprime dans cette foule l’empreinte de son
corps, trébuche, heurte les passants, épouse ou évite leurs chocs par "succession ininterrompue de minus-

146
Charles Baudelaire, Baudelaire, critique d’art, Paris, A. Colin, 1965, p. 449.
147
A titre d’exemple, Benjamin remarque que la marche des "petites vieilles" dans un poème de Baudelaire est un mouvement
héroïque, qui se fond dans la foule, mais qui lui résiste, et qui les révèle réciproquement inquiétantes.
148
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 180.
149
L’image de l’armée secrète de Blanqui mêlée à la foule parisienne et prête à agir. est une image modèle de ce que sont la
modernité et le héros moderne pour Baudelaire lu par Benjamin. "Blanqui passa sa revue sans que personne ne put se douter
de l’étrange spectacle. Appuyé à un arbre, debout dans la foule, parmi ceux qui regardaient comme lui, le vieillard attentif vit
surgir ses amis, réguliers dans la poussée du peuple, silencieux dans les murmures grossis à tout instant en clameurs" . (Geoffroy,
L’Enfermé, cité par Benjamin dans Le Paris du second Empire chez Baudelaire, op. cit., p. 141).

101
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

cules improvisations"150, trouvant à chaque fois une solution différente. Quelles danses peuvent alors surgir
de ces mouvements de foule perçus par le danseur ?

Un traitement chorégraphique de la foule est au centre d’une pièce de Laban intitulée La Nuit. Il est à
relier avec ce que Laban nommait "l’esprit robot"151 :

Une vision se forma dans mon esprit: une danse des éternels pressés, une danse des déraci-
nés, une danse du cri maladif du désir, une danse des belles femmes séduisantes, une danse
de l’avidité, une palpitation chaotique sur le fond d’un rire dément.152

Le chorégraphe part d’un corps-automate, qui est ici un corps vide, évidé de son expérience, à la fois
corps creux et corps-enveloppe, noué de tensions telles qu’elles empêchent la naissance d’un mouvement.
Cette corporéité est à l’opposé de celle, saturée, du danseur. Qu’est donc cette danse des épuisés, des pres-
sés et des desséchés ? Les éternels pressés vivent une temporalité sans rythme, c’est-à-dire sans pause, sans
silence, sans durée. Les pressés n’ont ainsi ni mémoire, ni expérience. Ils sont aussi perdus temporellement
que spatialement. Ces corps-là sont exilés du "pays du silence". Leur sol n’est pas un milieu à partir duquel
ils peuvent exister, puisqu’ils ne prennent pas le temps de s’y poser. La corporéité citadine vit paradoxale-
ment dans un espace vide, "un immense désert d’hommes"153, disait Baudelaire, dans lequel le mode d’exis-
tence ne peut être que celui de l’errance dans la foule. Le citadin se perd dans un espace vide, comme on
se perd dans un labyrinthe où tout se ressemble, lieu sans relief, lieu non rythmé. Ce labyrinthe définissait
même, on l’a vu, l’espace de la ville et de la foule aussi bien chez Benjamin que chez Laban.

Cette corporéité labyrinthique caractérise la matière première de cette Nuit telle que les indications de
Laban la donnent à imaginer. Elle n’est régie par aucun fil d’Ariane intérieur. Elle est une marionnette sans
fil, sans marionnettiste, sans centre de gravité du mouvement, c’est-à-dire un robot. En elle réside plutôt
une puissance de mort, un cœur de robot :

La pièce s’ouvrait sur une foule d’hommes et de femmes souriant mécaniquement, suivie par
tout ce que j’avais expérimenté et senti quand j’ai rencontré pour la première fois la grande
ville. C’était construit autour d’une fantaisie sur le travail qui montrait que l’argent était
gagné sans travail.154

L’accumulation du capital, qui se nourrit de lui-même, sans être le fruit d’un effort, ni d’un déplacement
du poids, est ici mise en scène au moyen de mouvements mécanisés. Laban réinterprète ce qui était célébré
comme fantasmagorie technique :

Ce que les revues et les films de l’époque présentaient comme charmant et chic, sophistiqué et
élégant, ce qu’on croyait être terriblement alléchant et amusant, je l’ai montré avec son réel
arrière-goût d’amertume, avec son parfum infect et dans toute son horreur dégradante.155

150
Ibid., p. 103.
151
A Life for Dance, op. cit., p. 116.
152
Ibid., p. 42.
153
Baudelaire, critique d’art, op. cit., p. 449.
154
A Life for Dance, op. cit., p. 43-45.
155
Ibid.

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Le chorégraphe dévoile l’autre face de la machinerie, en montre les humeurs (l’odeur) et fait surgir le
travail et l’effort qu’elle recèle. C’est la force de sa critique de dévoiler la part de matière corporelle, de
flux gravitationnel, propres à l’homme robot. Cette foule de robots qui sourient mécaniquement mesure ce
qu’elle a perdu : avant tout, un fil d’Ariane. Plus qu’une corporéité de robot, c’est une machinerie ou une
marionnette qui semblent hanter le corps de ces éternels pressés. La marionnette du corps, c’est bien le
squelette, tas de bois qui s’anime ; mais c’est encore un tas de tissus, tas de tissus qui palpitent.

Comment faire entendre le cri de cette marionnette ? La corporéité ici à l’œuvre rend l’organique arti-
ficiel et l’artificiel organique; elle crée un corps automate nostalgique du savoir organique de la marion-
nette, c’est-à-dire du corps du marionnettiste156. La réification du corps révèle alors la force et la beauté
tragi¬comiques de l’homme sans expérience. Laban ne présente pas des corps qui imiteraient formellement
le mouvement mécanique. Il tente de faire danser l’agitation à travers des corporéités palpitantes et
convulsives. Une matière palpitante est une matière quasi morte, mais qui bouge encore grâce à la seule
pulsation du cœur qui l’anime. Ces "coups" du cœur permettent ironiquement de retrouver une forme de
mémoire involontaire, et cela au sein même d’une réification. Un rire immense et dément, qui est ici un
rire grotesque, le rire de la caricature, en serait le dernier signe.

Le grotesque était de fait un des tons pratiqués par Laban qui qualifia ainsi de nombreux spectacles :
Duo bizarre, Allées ombragées, En titubant, Grabuge, Le Cyclope en 1923 ; Grotesque, Grotesque de groupe en
1924 ; En tripotant, L’Homme artificiel, Danse des signes de ponctuation, Feu follet, Le Club des maniaques,
Le Chic, Marotte, en 1925 ; Les Clowns verts en 1928. La caricature était une des modalités privilégiées de
sa création et de son enseignement. Nombreux sont les témoignages qui rapportent ses qualités de carica-
turiste. Wigman par exemple insiste sur son rire sarcastique et sur "son crayon toujours prêt à dessiner la
plus vivante et souvent la plus cruelle caricature."

Elles étaient brillantes. En un coup d’œil éclair, elles pointaient vos propres faiblesses, et cela
d’une manière plus directe et plus convaincante que n’importe quelle autre critique n’aurait
pu le faire. En les regardant, on en apprenait ainsi beaucoup sur son être chéri.157

Laban accentuait ainsi les habitudes du mouvement, en révélait le cliché ou le caractère emprunté et
copié, mettait au jour une modalité cinétique propre à l’automate, qui reproduit un geste sans localiser où
se situe son effort. Mais l’utilisation de la caricature avait encore une autre visée, celle de "faire le portrait
de l’époque avec les yeux du fou"158, dans un monde précisément défini comme "asile de fous"159. C’est
l’intention explicite d’une pièce intitulée Le Miroir du fou160. La caricature corporelle surgit comme une ré-
ponse possible à la vie moderne. Le rire du caricaturiste est un rire malgré lui, un rire déchiré, sorte de cri

156
Voir à ce sujet les quelques réflexions de Michel Bernard et du marionnettiste Alain Recoing sur le corps du marionnettiste :
"Corps réel et corps simulé, ou le simulacre n’est pas celui qu’on croit" (in Les Théâtres de marionnettes en France, Centre na-
tional de la marionnette, La Manufacture, 1985, pp. 31-36). Le marionnettiste se forge un corps "artificiel", à sa convenance,
en fonction des besoins de son art. La marionnette récupère ainsi l’énergie dosée et distribuée par le manipulateur. La masse
corporelle et le déplacement du poids du manipulateur jouent avec la masse de l’objet manipulé et réciproquement. Ce trans-
fert gravitationnel constitue l’unité du couple manipulateur/manipulé, à tel point qu’Alain Recoing définit son travail comme
"manipulsation".
157
"My Teacher Laban", op. cit.
158
A Life for Dance, op. cit., p. 4.
159
Ibid., p. 64.
160
Ibid., p. 4. Laban y jouait le rôle "d’un fou qui n’est guère différent de son voisin, juste un peu plus gai ou plus triste, dont
l’esprit est plus élevé et la tendance au désespoir plus grande".

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déformé, et son geste condense le paradoxe d’être une agitation maîtrisée. De fait Laban dessina beaucoup
de caricatures au cours de sa période initiale (1900-1910) qu’il définissait comme ses années noires. C’était
"la seule chose qui convient à mon humeur", disait-il. "[ ... ] Je n’ai pas de talent pour la peinture. La seule
chose que je sache faire, c’est la caricature [ ... ] Le monde est une maison de fous, et la seule chose sensée
est de rire de lui"161. La caricature met de l’air, comme dirait Benjamin; elle apporte de nouveaux sujets, sa
critique réveille. Cet art, lui aussi mineur, lève ainsi des censures demeurées inconscientes.

III. LA DANSE MODERNE COMME


ART MAJEUR ALLEMAND
Mettre en mouvement, par une découverte de l’effort, la part gelée en chaque corporéité, c’était tra-
vailler à l’éveil du corps à partir de la conduite d’une extase. Là se situe la quête labanienne de la modernité
en danse, loin du souci de la belle apparence et du culte du Beau comme promesse de bonheur. Pourtant le
discours de Laban n’échappe pas à certaines ambiguïtés relatives aux finalités de l’expérience de danse. La
tentation vitaliste ne limite-t-elle pas les modalités de sa danse ?

UNE EXPÉRIENCE TOUJOURS RÉUSSIE


La traversée chorégraphique de la vie moderne semble minée par d’autres désirs. Le discours de Laban
paraît parfois dépassé par l’expérience même qu’il recherche. Ne pouvant nommer tout ce qu’il est en train
de découvrir, ni en tirer les conséquences, Laban, sous la contrainte d’autres nécessités, est hanté par des
présupposés qui ramènent sa recherche de l’expérience à une conquête de l’unité et de l’harmonie.

Notre essai d’analyse voulait dégager quelques-unes des virtualités de la notion d’expérience dans la ré-
gion du silence. Celle-ci tenait compte de l’expérience défunte et recherchait ce que pouvait être une danse
propre au présent. Elle se fondait en effet sur une expérimentation du mouvement tel qu’il peut exister
dans des corps pris pour ce qu’ils sont. Elle n’avait pas de finalité artistique prédéfinie, et ne savait encore
nommer ce qui se manifestait en elle. Mais les réponses de Laban aux questions qu’il soulève réduisent par-
fois la portée de ses interrogations. La recherche d’une expérience et d’une vérité de type monadologique
est comme minée par la volonté d’une expérience unificatrice. Son regard nostalgique sur la culture festive,
sa fascination pour un mode de vie "naturel" et rural, en étaient déjà des signes.

La fiction de l’unité retrouvée


L’expérience de l’extase en danse à son degré le plus extrême était décrite comme l’apprentissage
d’un savoir-mourir et d’un savoir-exister, dans lesquels "le corps" se dissolvait au profit d’une corporéité
singulière. L’apparence extérieure se déformait dans un abandon extatique, qui était aussi une forme de
concentration aiguë. Mais l’expérience paraît se résoudre a priori dans le discours grâce au présupposé
d’une harmonie préétablie et d’une unité retrouvée.

161
Ibid., p. 62.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Laban ne définissait pas, on l’a vu, la place exacte du "pays du silence". Cette région semble être à la
fois "derrière" et "dans" les événements ou les choses. Dans le premier cas, elle préexisterait donc au mou-
vement du danseur. Dans le second cas, elle existerait au sein même du processus dansant. Laban n’éclaircit
pas l’ambiguïté. L’expérience de l’extase risque de devenir ainsi un moyen pour percevoir un état de la
vie qui est "ailleurs", hors de la corporéité dansante. Elle permet l’accès à un monde enfoui "derrière" les
choses. La corporéité est dès lors investie d’une puissance qu’elle n’a pas créée elle-même et qui préexiste
au mouvement. L’extase relève ainsi d’une croyance qui risque de nier la matérialité du travail corporel
et qui prend les couleurs des puissants mythes en usage par les nazis dans les années trente. Le danseur
danse alors "quelque chose" qui le possède et qui organise sa danse. Harmonie et unité, pureté et santé,
tels sont les valeurs de cette croyance. Ces mots, constamment employés par Laban, sont utilisés comme
des mots magiques.

L’expérience dans ce cas est toujours réussie. Elle obéit en dernière instance à une intention qui en fixe
a priori le sens. Elle est immédiatement interprétée et ne relève plus de la pensée motrice. Elle conduit
à une rédemption. Dans cette perspective, le résultat de l’expérience n’est plus la remémoration d’une
sensation. Cette intention est dépendante de ce que les générations précédentes ont déjà défini et récolté
comme étant les critères d’une belle expérience, c’est-à-dire d’une œuvre d’art. Laban se soumet ainsi à
l’autorité de critères esthétiques qu’il avait pourtant révoquée par ailleurs. Il semble ainsi refuser les impli-
cations théoriques, mais aussi pratiques, esthétiques et socio-politiques, que lui ouvrait sa recherche.

L’expérience apparaît donc en vérité sans risque, déjà résolue, prédéterminée. Cet aspect de la pensée de
Laban l’a peut-être conduit à une forme de porosité aux thèses et aux propositions national-socialistes de
son temps, à un aveuglement jusqu’en 1936, alors même qu’il définissait le danseur comme un des êtres les
plus capables de percevoir ce qui se tramait dans le mouvement de la vie moderne. Il fut en effet perméable
aux inquiétantes propositions de "régénération" opposées à la "décadence moderne". N’est-ce pas au nom
de la "régénération", qu’il souhaitait tant pour l’homme moderne à travers la danse, qu’il énonce la finalité
de son œuvre ? Il écrit déjà en 1919 :

Dans une représentation de pure gymnastique rythmée, la volonté, les sentiments et la pen-
sée s’uniront. Si un danseur prend conscience de cela en dansant, il sera capable d’arriver à
cet état d’harmonie jusqu’à la fin de ses jours. Le changement dans la destinée de notre race
vient de son réveil à la danse. Nous autres danseurs, nous sommes les pionniers à l’aube d’un
nouvel art.

La "gymnastique rythmée" ou encore la "Tanzgymnastik" était encore une autre de ces appellations
données à la danse "moderne". Les notions d’unité et de réveil corporel sont ici prédéterminées. Le futur
est catégorique et l’ensemble de la communauté s’affirme dans la notion de race. La réconciliation de l’indi-
vidu avec lui-même, la reconnaissance de la danse comme art majeur et le développement de la "race" sont
désormais trois enjeux intimement liés dans l’esprit de Laban. Un tel lien est explicité dans une lettre à
son ami Brandenburg, où Laban expose quels sont les deux buts principaux de son action : "Premièrement,
donner à la danse et au danseur leur vraie valeur adéquate d’art et d’artiste; et deuxièmement, utiliser
l’influence de l’enseignement de la danse pour "purifier" la psyché pervertie de notre temps"1. La danse et
la communauté des danseurs se font ainsi "instruments" de la volonté réformatrice et morale du maître de
danse et de sa vision de l’œuvre d’art à venir. Cette instrumentalisation est soulignée par Wigman, quand

1
Cité par M. Green dans Montain of Truth, op. cit., p. 96.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

elle affirme que Laban "a dû construire lui-même le nouvel instrument [le danseur moderne], et trouver les
moyens de le faire"2, pour réaliser sa vision d’une grande œuvre d’art qui combinerait la danse, la musique
et la poésie.

L’expérience décrite plus haut de la lutte intérieure du danseur s’apaise ainsi dans une "expérience de la
réconciliation entre ce qui est souvent antagoniste : la vie émotionnelle et la vie intuitive"3. Il s’agit alors
de construire un système de mouvements fondé sur une connaissance "des règles morphologiques du mouve-
ment harmonieux"4 et qui puisse s’opposer à la dégénérescence du mouvement disharmonieux. Laban recon-
naissait certes la puissance des danses dites "non harmonieuses". Ainsi put-il dire à Wigman, après un de ses
spectacles à Zurich : "Même s’il n’y avait aucun véritable mouvement harmonieux dans tout votre program-
me, j’admets que vous êtes une danseuse et même une grande danseuse"5. Mais tel n’est pas le but éthique
de la danse. Cette recherche inlassable que fut pour lui celle de l’harmonie dans le mouvement fut aussi une
recherche de l’unité à retrouver. Une des visées pédagogiques de Laban en effet était l’approfondissement du
"sens de l’unité" : "La forme et les contenus du travail artistique doivent naître de l’unité à laquelle je veux
retourner", écrit-iI6. Cette unité caractérise la danse de l’homme "primitif" comme "l’expérience authentique
de l’unité du corps et de l’esprit, de l’espace et du temps, de l’individu et de la société."

La motion et l’émotion forment une unité dans la danse primitive. Le sentiment de cette unité
rend libre et heureux. [ ... ] Un organisme sain aime le sentiment de la force concentrée. C’est
en quelque sorte son essence, son état naturel, et même plus, son état idéal. [ ... ] L’unité
n’est pas seulement symbolisée, mais aussi atteinte dans la continuité avec laquelle il exécute
ses actions.7

L’unité harmonieuse devient ainsi le critère a priori, la norme et le résultat recherché de l’expérience
de danse. Une âme saine ne pourrait exister que dans un corps sain. Valorisant ainsi la beauté extérieure,
Laban ne prend-il pas le risque de concevoir le corps comme décor en vue de produire un bel effet ? Et par
là-même de promouvoir l’esthétique d’un "classicisme moderne", c’est à dire aussi sportive8 ? C’est ainsi
que Laban privilégie certaines formes tenues pour plus aptes à exprimer ce désir, le cercle par exemple. "Le
cercle, écrit-il, porte en lui l’expression inconsciente de ce sentiment d’unité"9. Non seulement la forme du
cercle, mais le mouvement en cercle. Le cercle cherche à inclure l’autre en son sein, à entraîner l’ensem-
ble de la communauté dans cette forme. Sa formation progressive est l’expression de ce besoin d’unité :
chacun tend en effet à se fondre dans un même mouvement, qui est l’expression du groupe, à comprendre
profondément ce mouvement et à le reproduire jusqu’à "une perfection de tous les petits mouvements de la
danse"10. Le cercle unifie des différences qui n’ont plus besoin d’exister. Dès lors la recherche de la singula-
rité et la quête d’une danse propre à chaque sujet ne sont plus envisageables. Le cercle est pour Laban une

2
"My Teacher Laban", op.cit.
3
"Letters to ail Guild Members", L.A.M.G. Magazine n° 12, mars 1952.
4
Ibid.
5
Mary Wigman, "My Teacher Laban", op.cit.
6
"From Laban’s Early Writings", op.cit.
7
"Dance in General", op.cit.
8
Telle qu’elle apparaît par exemple dans de nombreuses photographies d’élèves de Laban en exercice. On est frappé par le carac-
tère d’une pratique virile, simple, nue.
9
Ibid.
10
Ibid.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

puissance centripète qui ramène à elle toutes les divergences, à tel point que l’univers entier apparaît sous
cette forme. On est loin ici de la puissance d’éclatement, de dissolution, et de la multiplicité des possibles
offerts par l’expérience de danse. A cette peur de l’immense diversité des chemins possibles du mouvement
se substitue désormais un univers beaucoup plus "rassurant".

Le refus de la danse macabre


La critique de la vie moderne et sa saisie de l’expérience défunte sont ainsi limitées par une
pensée vitaliste. Une anecdote est ici significative de ce qui peut opposer Laban à d’autres
danseurs contemporains. Lors d’une petite fête privée, dans la maison d’un médecin à Mu-
nich, où le groupe Laban organisait souvent des festivals au cours des années vingt, alors que
les danseurs se détendaient et improvisaient toutes sortes de danses après le spectacle, "une
des danseuses trouva un squelette et improvisa un duo bizarre avec la tête de mort".

Tout le monde fut profondément bouleversé. La gaieté tomba, nous avions tous expérimenté le
sens d’un autre côté de la danse. Dans tout cela, il n ‘y avait rien de plus que des indications
de visions cachées. C’était bien de voir ainsi la danse capter, de cette manière, l’attention d’un
large public. Mais j’étais préoccupé pour les jeunes artistes. Seraient-ils capables de trouver
l’amour du travail dans cette agitation, et la loyauté nécessaire pour construire leur propre
création ? Pour la première fois, je devins conscient de ma responsabilité envers ce groupe
qui avait placé sa confiance en moi.11

Ce côté-là de la danse inquiète tant Laban qu’il va finir par le refuser. Il était pourtant l’extrême révé-
lation de ce qui se cachait sous cette foule au sourire mécanique, derrière cette danse de la vie moderne.
Laban refuse ainsi ce qui serait une véritable résurgence de la danse macabre. Montrer le squelette tel quel
comme le seul devenir, c’est en effet refuser de croire qu’il puisse exister une forme de vie (un marionnet-
tiste) "derrière" la marionnette ou un danseur-sorcier capable de "naturaliser" celle-ci. C’est encore refuser
d’envisager un au-delà accessible par le mouvement dansé. Laban refuse ce qui serait une mise en scène
critique du vitalisme qui le guettait. La forme ésotérique que peut prendre sa théorie de l’expérience, le
caractère religieux du "pays du silence" renvoyant à un monde de valeurs au-delà du corps, ne risquent-ils
pas en effet, au fur et à mesure de leur énonciation, de se réduire à l’énoncé d’une expérience devenue
mythique, messianique et victorieuse ? Dès lors le rêve de l’expérience ne serait plus suivi d’un réveil au
présent. Il resterait à l’état de rêve, un rêve tourné vers un futur déjà édicté.

Les certitudes du corps pionnier


L’expression de la norme dans le discours s’affirme à plusieurs niveaux. L’unité harmonieuse est d’abord
la seule promesse de bonheur. Elle est l’essence même du corps sain et privilégie un type de gestualité en
cercle et la fluidité du mouvement autour d’un centre organisateur. Il existe ainsi des critères à l’aune des-
quels se juge la valeur des danses. Le discours peut alors se durcir, comme dans un texte militant adressé à
"la communauté moderne de danse" en 1936, texte de propagande qui cherchait à rassembler les danseurs
présents autour d’un même but. Nous en donnons ici quelques extraits :

11
A Life for Dance. op. cit., p. 83.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

La seule et absolue réalité que possède l’humanité est le corps humain et ses fonctions. C’est
le point de départ de la volonté et de la compréhension de faire le bien ou le mal.

[ ... ] Par quel moyen atteindre la conscience bénie et la garder pure et ingénue ? Comment
utiliser au mieux ce ruisseau inaltérable de forces ? [ ... ] En clarifiant notre conception du
corps et en l’employant bien.

[ ... ] Nous croyons dans une voie psycho-physiologique pour atteindre la santé et la joie, et
dans cette voie, nous trouvons le juste fonctionnement de notre propre vie et de celle de la
communauté. [ ... ]

[Cela] trouve ici son terrain naturel. [ ... ] L’unité dans la maîtrise de la vie est notre but
non dogmatique, et nous essayons de la trouver à partir d’un moyen primordial, notre force
vitale. Nous sommes convaincus que la synthèse de nos mouvements externes et internes est
la fonction centrale d’où dérivent toutes les actions avec leurs causes, leurs conséquences et
leurs buts. [ ... ]

Notre travail est un travail comme un autre, [ ... ] un travail pour notre perfectionnement
individuel et collectif [ ... ]

On ne peut pas tricher ou forcer quelqu’un, ni faire une compétition et en tirer du profit. Nous
portons en nous tout ce dont nous avons besoin. [ ... ] Des mouvements du corps aux grandes
idées, le chemin est plus court que nous ne le pensons généralement. Les idées sont aussi des
mouvements. Le mouvement est un fait réel perceptible facilement. Si nous apprenons à com-
prendre le langage du mouvement, nous pourrons lire dans le livre ouvert de la nature. Grâce
à notre mouvement et au mouvement collectif, nous pouvons communiquer avec la force puis-
sante de la Nature. [ ... ] Elle fait une unité avec nous, nous libère de nos doutes. [ ... ]

Aujourd’hui nous nous plaignons moins des troubles et des difficultés dans notre travail pro-
fessionnel. Nous savons qu’il n’y a plus qu’un petit saut à faire pour entrer dans le monde de
la récréation ou en sortir. [ ... ] La vie quotidienne nous force parfois à sortir du monde de la
gaîté. Mais pourquoi ne pourrions-nous pas être aussi heureux dans nos activités quotidien-
nes, [ ... ] dans la recherche de modestes nécessités ?

[ ... ] Notre mot d’ordre : en avant vers l’unité avec la nature, vers la synthèse psycho-phy-
siologique.

[ ... ] Pourquoi ne pas faire un code pour notre système ? Pourquoi n’établissons-nous pas
des règles et des interdictions ? La plupart d’entre vous ont déjà expérimenté que les lois du
mouvement ne peuvent être imposées à personne par un effort violent et spasmodique. Elles
poussent lentement en nous, comme le fait la Vie dans la Nature : les lois du mouvement sont
les lois de la Vie.

[ ... ] Nos groupes, nos rencontres, nos festivals, montrent à première vue une communauté
harmonieuse d’individus sains et heureux. Nous donnons ainsi un exemple évident de la des-
tination naturelle de l’homme.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Comme nous ne voulons pas devenir des esclaves de notre économie, de notre technique et
de nos organisations sociales, pouvons-nous accepter de perdre notre liberté intime et notre
liberté extérieure, et de perdre aussi notre temps avec des dogmes futiles ?12

Un tel texte, riche de difficultés, résiste à l’interprète. Le contexte historique y est prégnant. Si Laban
s’adresse à la communauté des danseurs, il s’adresse aussi aux responsables des chœurs de mouvement, à
ses collègues qui défendaient la gymnastique ou le sport et voulaient les incorporer à la danse au sein de la
Reichskulturkammer. Au-delà, il s’adresse aux autorités du Reich. Ce discours est donc à multiples ententes
et il joue sur différents plans d’énonciation. La tâche de l’historien serait ici d’analyser les références de ce
texte à d’autres types de discours militants contemporains. Cependant c’est la représentation du corps qui
nous intéresse ici, et les modifications qu’elle subit du point de vue de la théorie de l’expérience dansante
chez Laban.

Le corps n’est plus ici interrogé, exploré, traversé de doutes. De lieu d’interrogation qu’il était, il de-
vient un lieu de certitudes, un objet devenu clair. En voulant ici "clarifier" la conception du corps, Laban
tend à circonscrire la corporéité apparue comme territoire de flux. "Le" corps, mais encore "le" mouvement,
sont tenus pour des réalités évidentes que ne menace aucun doute. Laban énonce ainsi une forme de cogito
(J’ai un corps en mouvement, donc je suis), mais en oubliant ou en refoulant toutes ses interrogations
et tout doute préalable sur la notion de corps. Le corps existe, c’est un objet que je possède, et il est à
l’origine de tous mes actes. C’est un avoir, et non plus un être. Le mouvement, de même, est un fait réel,
visible et facilement perceptible. Sa perception est ici rabattue sur le lisible, et donc sur une interpréta-
tion qui entend lui donner une signification13. Les exigences essentielles à la notion de "corporéité dan-
sante" (inapte à la synthèse unificatrice) et à sa perception14 sont ici oubliées au profit d’une recherche
de l’unité et de l’unicité. Le but est ainsi imposé au sein d’une vaste fiction réorganisatrice. La santé, la
joie, le bien, le juste au sein de ce pays allemand, tels sont désormais les objectifs régénérateurs du corps
qui danse. Laban essaie bien ici, par ce discours dogmatique et où l’on perçoit une part de dénégation, de
libérer les danseurs de leurs doutes, de réaffirmer le plus fortement possible des thèses simplificatrices,
comme pour chasser les inquiétudes devenues de plus en plus fortes en cette année 1936. Laban se méfie
d’un mode d’utilisation gymnique du corps, qui impose des normes et des critères de sélection utilisables
lors de compétitions15. Pour essayer de contrer les tenants d’une "culture corporelle", il doit abandonner
provisoirement sa recherche de la "logique" et des "lois" du mouvement harmonieux. Il fait alors appel à
de très générales lois "naturelles". En réalité, il fuit l’affrontement direct, et plutôt que d’opposer ses lois
du mouvement aux règles de la Korperkultur, il s’en remet à un idéalisme naturaliste boiteux et se réfugie
derrière un irrationalisme en vogue.

12
"Extract from the Address held by Laban for Community Dance in 1936", op. cit. Ce texte fut adressé aux animateurs de
chœurs dansants de la Ligue de danse de communauté lors de la Semaine de danse de communauté organisée en marge des
Jeux Olympiques.
13
Pour la critique du privilège accordé au lisible et au visible depuis les débuts de l’histoire de l’art et depuis Vasari, voir en
particulier les premiers chapitres du livre de Georges Didi-Huberman, Devant l‘image, Paris, éditions de Minuit, 1990. "L’histoire
de l’art, phénomène "moderne" par excellence - puisque née au XVIe siècle - a voulu enterrer les très vieilles problématiques du
visuel et du figurable en donnant de nouvelles fins aux images de l’art, des fins qui plaçaient le visuel sous la tyrannie du visible
(et de l’imitation), le figurable sous la tyrannie du lisible (et de l’iconologie)", p. 16.
14
Cf. à ce sujet Michel Bernard, "Les nouveaux codes corporels de la danse contemporaine", in La Danse, art du XXe siècle ? op.
cit.; "Esquisse d’une théorie de la perception du spectacle chorégraphique", communication au colloque du Festival international
de danse de Cannes (22 et 23 novembre 1991) ; et Le Corps, Paris, Editions Universitaires, 1976.
15
Rappelons ici que l’organisation d’une compétition de danse, parallèle aux Jeux 0lympiques (et qui assurerait une victoire de
la compagnie de danse allemande), fut l’objet d’un conflit entre Laban et Goebbels. Pour ces informations, voir John Hodgson et
Valerie Preston-Dunlop, Introduction à l’œuvre de Laban, traduit de l’anglais par Pierre Lorrain, Paris, Actes-Sud, 1991. Voir aussi
Martin Green dans Montain of Truth, op. cit., et l’article de Ed Groff, "Laban, une perspective historique", op. cit.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

La réussite de l’expérience apparaît encore dans le motif de la lumière. L’expérience de danse atteint la
lumière, c’est un signe de la résurrection désirée et de la régénération accomplie du corps dégénéré. Dans
la nuit, c’est le soleil que le danseur perçoit. Ce privilège de la lumière et ce culte du soleil signalent ce
que Benjamin appelait la recherche d’une culture de l’aura. Refoulant sa critique du mouvement propre à
la vie moderne, Laban propose un autre rêve de bonheur dans ce culte du soleil16. Le privilège du silence
peut apparaître lui aussi comme élément d’une culture de l’aura, comme le fruit d’une recherche volontaire
de l’ésotérique, de mystérieuses forces de vie.

Mais c’est surtout dans le rapport à l’espace que le discours pose des limites à l’expérience. L’expérience
réussie se fait expérience conquérante et sûre d’elle-même. On peut s’interroger en effet sur le sens d’ex-
pressions comme "la capture de l’espace", "atteindre le bout de l’espace" ou encore de la métaphore, mille
fois reprise aujourd’hui, du danseur "pionnier"17. Le modèle d’une colonisation de l’espace apparaît ici en
filigrane. Laban, on l’a vu, ne considère pas l’espace comme un espace vide, mais comme un espace habité
de tensions, comme ce pays du silence où vivent rumeurs et flux. Mais cet espace peut être malgré tout
capturé et atteint par le danseur, c’est-à-dire circonscrit dans une forme. "Donner une forme signifie cap-
turer l’espace", écrit Laban18. L’extase dansée conduit directement à la maîtrise d’un espace, elle l’atteint,
le capture. Dès lors que le danseur se vit comme colonisateur19 et qu’il se dresse en tant que pionnier, voire
de missionnaire, le ton du discours change. A l’exploration d’un espace intérieur fluctuant aux frontières
sans cesse changeantes, se superpose la conquête d’un plus grand territoire. Il prend une rhétorique avant-
gardiste, définissant le moderne par le nouveau, et affiche une volonté de rupture. Cette expérience réussie
qui se résout dans une unité retrouvée, dans l’harmonie conquise, est tributaire de pressions qui ne lui
appartiennent plus, elle est marquée par un néo-romantisme largement utilisé par le nazisme (apologie des
forces obscures, valorisation de l’ivresse des sens, référence à un faux panthéisme, retour à une harmonie
ancestrale). Pour être une véritable expérience de danse, elle tente certes de rompre avec tous les faux ac-
quis et les savoirs apparents, mais elle ne rompt pas complètement avec une volonté ou un désir d’activité
conductrice qui l’écarte peut-être des découvertes promises par une telle expérience. Tout se passe comme
si Laban refusait de tout perdre, de tout oublier, de fonder le pouvoir de remémoration sur l’oubli et les
potentialités de la mémoire involontaire.

16
Il organisa ainsi, avec ses stagiaires du Monte Verità et des participants du Festival maçonnique pacifiste, un hymne au soleil en
trois cycles, Le Chant du soleil (1917). Cet hymne se déroulait en plein air en suivant le cycle du soleil, de son coucher à son lever.
17
"Nous étions indubitablement des pionniers dans l’organisation des programmes de danse-théâtre", souligne Laban. On
retrouve cette expression à propos des danseurs américains. "En Amérique, il y a de nombreux grands pionniers de la danse
"d’expression moderne"". (A Life for Dance, op. cit., p. 109 et p. 134)
18
"Shaping means capturing space" ("Light and Darkness", op. cit.)
19
Cette conception de l’espace n’est pas sans lien avec la situation de la famille de Laban, ni avec la position du jeune Laban
au sein de ce qu’il appelait "le pays de l’aventure". la Bosnie-Herzégovine occupée (qui appartenait à l’Empire austro-hongrois).
Elle est même explicitée par Laban lors de son voyage au Nouveau-Mexique et en Arizona (1926), durant lequel il se retrouve
dans une situation similaire : "Combien cette partie du pays, sa mentalité, ses habitants et leur façon de penser, me rappelaient
le pays de l’aventure de mon enfance. [ ... ] Ici aussi les habitants étaient divisés entre dominants et dominés. [ ... ] Dans le
pays de l’aventure aussi, la population entière des provinces occupées nous était hostile, à nous, les intrus." (A Life for Dance,
op. cit., p. 122-123).

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Les limites de l’expérience


L’expérience est finalement définie par Laban comme une expérience de l’éternel retour. Elle éveille
ainsi la commémoration d’un souvenir perdu. L’expérience de danse devient "l’expérience des valeurs éter-
nelles de notre existence temporaire"20, "l’expérience de l’homme primitif", "l’expérience de la réconcilia-
tion", «l’expérience ingénue de l’unité"21. L’expérience permet alors le retour à quelque chose de connu.
Cette pensée de l’éternel retour est une forme attachée au mythe. Ce qui aurait pu s’ouvrir sur la mémoire
corporelle involontaire et intacte d’une sensation oubliée est dès lors rabattu sur le souvenir conscient. La
danse révèle "la vision de l’existence de la perfection humaine"22, c’est-à-dire de "la sphère parfaite" que
constitue "une combinaison d’efforts désirables"23. Le champ lexical de l’harmonie et de l’unité fonctionne
ici sur un mode magique. Ses mots étiquettent indistinctement des phénomènes de l’expérience autrement
précis pourtant, et différenciés. La danse exprime dorénavant la sagesse éternelle d’un homme primitif
capable de percevoir le mouvement mieux que quiconque. Elle commémore le passé revenu, l’héritage my-
thique de toute l’histoire de la danse grâce à la fiction d’un corps millénaire, corrélat d’un Reich prétendu
millénaire. Peut-on vraiment considérer qu’il s’agit d’un réveil quand ce réveil est en fait l’expérience d’un
éternel retour du même ? Laban projette ici le passé dans le mythe, et recherche une identification avec
la fiction d’un homme dit "primitif". A la recherche "du" primitif, il perd l’effet d’altérité propre au primi-
tivisme. Il présuppose une homogénéité d’un corps trans-historique. Il crée une continuité là où il avait
redéfini des rapports de continuités/discontinuités. Le discours tente d’oublier l’histoire, de fuir le présent,
alors qu’il avait pourtant réuni certaines conditions de leur saisie.

Le passé, l’héritage, n’est plus introduit dans le présent, c’est le présent qui semble plutôt rabattu dans
le passé. La tentative inédite d’une expérience du présent se met dès lors au service d’une vision mythique
de l’histoire comme éternel retour du même. Le regard qui s’affirmait «nouveau» se présente maintenant
comme un «renouveau». Il évoque un monde oublié, par allusions ou par clichés passéistes. La poétisation
de la vie, son caractère occulte, apparaissent ici comme une fin en soi. Ils nivellent les différences entre
passé et présent, entre l’expérience défunte, et l’expérience véritable. Le recours à la croyance évince la
complexité et ses tensions de l’expérience dansée, au profit d’une expérience conquérante qui se veut
légitime, qui vient au bon moment dans l’histoire et qui vise à régénérer la race par des mots magiques. Le
revers même de cette nostalgie, c’est, selon l’analyse de Benjamin,

l’oppressante richesse d’idées qui a soulevé les gens - ou plutôt s’est abattue sur eux - avec la
résurrection de l’astrologie et de la "sagesse du yoga", de la Christian Science et de la chiro-
mancie, du végétarisme et de la gnose, de la scolastique et du spiritisme24.

C’est dire que la reconnaissance de "l’expérience défunte" n’est pas totale chez Laban. Il présuppose une
idée bien ancienne de la "culture", de "l’homme" et de "l’intériorité". Cette dernière n’est plus seulement
le moteur intérieur d’une corporéité extatique, machinique et conductrice. Laban se résigne alors à décrire
l’expérience de danse en termes religieux ou scientifiques.

20
"The Aesthetic Approach to the Art of Dancing", op. cit., texte traduit de l’allemand et publié en 1959.
21
"Letter to ail Guild Members", op. cit., 1954.
22
"Dance in General", op. cit., 1939.
23
"Dance as a Discipline", op. cit., 1959.
24
Walter Benjamin, Paris, capitale du XlXe siècle, op. cit.,

111
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Benjamin écrit encore :

L’histoire n’est pas seulement une science, elle est tout autant une forme de remémoration.
Ce que la science a "constaté", la remémoration peut le modifier. [ ... ] Nous faisons, dans
la remémoration, une expérience qui nous interdit de concevoir l’histoire de façon fondamen-
talement a-théologique, même si nous n’avons pas pour autant le droit d’essayer de l’écrire
avec des concepts immédiatement théologiques25.

C’est au sein de cette alternative entre deux types de discours que se situe la recherche labanienne
d’une danse de la vie moderne. L’un ouvrait sur la possibilité d’une expérience, ou d’un savoir à partir d’une
pratique expérimentale. Ce savoir se fondait sur une interrogation corporelle et les risques de l’inconnu ou
de l’inachevé. Il ouvrait sur une perception toujours inquiète du corps dansant. L’autre risque de se clore
en termes de révélation et de réussite, dans le cadre d’un art désormais "majeur", capable de faire bouger
les masses, qui s’appuie sur un discours paré de la scientificité des "lois" naturelles et de "l’harmonie" du
mouvement comme d’un irrationalisme vitaliste.

Le recours au mythe d’une unité à retrouver entre l’homme et le monde influence aussi le discours laba-
nien sur la technique. A l’analyse critique de l’expérience défunte (et d’une société qui tente de réconcilier
faussement la nature et la technique) se superpose une formulation essentialiste. Laban développe en effet
une vision qui tend à essentialiser le développement technique et ses effets sur les mouvements du travail.
Les métaphores labaniennes de ce développement sont caractéristiques. Celui-ci est ainsi défini comme un
monstre qui dévore les jolies danses, comme un "dragon endormi"26 dont le théâtre est devenu l’esclave. Ce
que Laban perçoit encore, un soir après une représentation, derrière le voile de la grande ville, "derrière la
cape scintillante des rues éclairées et des immeubles", c’est encore "un énorme monstre qui pouvait écraser
les espoirs et les attentes les plus hauts, d’un coup de patte"27. "C’était comme si, sortis de l’ombre des
larges immeubles et des lumières aveuglantes des rues, de nouveaux esprits, des démons, encore jamais
vus avant, tournaient autour de moi et expulsaient toutes les nobles impulsions, l’énergie et la compassion
dont l’homme est capable"28. L’agitation de la vie moderne est devenue à ses yeux une manifestation "des
esprits démons du temps". L’ennemi est donc un esprit maléfique qui hante la ville. La machine est para-
doxalement, mais logiquement, conçue comme un animal dépravé. L’intérêt de Laban pour la machine n’a
rien à voir avec celle des futuristes. Elle lui semblait "comme une imitation maladroite des animaux". Le
modèle de "ce nouvel animal végétarien qui dévore des plantes carbonisées" est pensé suivant un modèle
corporel. Si la machine est conçue suivant un modèle animal, le corps humain, inversement, est bâti sur
le modèle machinique : "L’homme ne verra bientôt dans la vie, dans la nature entière et en lui-même, rien
d’autre qu’une machine. [ ... ] J’ai vu l’homme sous la coupe de cette créature"29.

La naturalisation et la stylisation touchent ainsi la vision labanienne d’une évolution technique dont il
avait pourtant refusé l’artifice et l’illusion. Mais pour briser les illusions de la vie moderne, Laban s’enfonce
plus profondément encore dans le rêve. Il se veut l’antithèse, le pôle négatif de cette puissance technique.
Si son intention fut de tourner le dos à la machine, il en fait néanmoins un repère essentiel de sa réflexion
et se retrouve donc prisonnier d’un rapport dualiste. Refusant la terreur nue du choc de l’expérience dé-

25
Ibid., p. 489. (II apporte là un correctif à une réflexion que lui faisait Horkheimer)
26
"From Laban’s Early Writings", op. cit.
27
A Life for Dance, op. cit., p. 32-33.
28
Ibid., p. 42.
29
Ibid., p. 48.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

funte, il l’interprète comme "un esprit du mal de notre temps"30, et recrée une nouvelle fantasmagorie. Le
néant reste encore habité de démons.

Laban répond à la mécanisation du corps par une essentialisation de la technique. Il se veut "l’antithèse
du bœuf acier"31. C’est dire qu’au moment même où il perçoit ce qu’il tient pour la fin de la culture festive,
la fin de l’idée même de danse, il en refoule immédiatement les effets. La menace est ainsi oubliée, sitôt
connue. Il ne s’agit pour lui rien moins que d’arrêter l’évolution technique. Cette interprétation régressive
de la technique l’amène ainsi immédiatement à considérer la décadence comme renaissance, et les ruines
comme des germes. Aussi ne se considère-t-il plus menacé par la technique puisqu’il lui est possible de
rêver une forme de sa naturalisation. Les thèmes de la quête de l’essence de la danse, de l’harmonie du
mouvement, du soleil, du plein air, sont essentiels à la pensée de Laban alors même qu’il en avait dénoncé
en partie l’illusion. Ce refus ou ce refoulement sont donc l’autre face du défi labanien. On ne peut séparer,
comme le font bon nombre de commentateurs32, un Laban artiste et expérimentateur d’un Laban scienti-
fique et théoricien. Il s’agit bien d’une seule et même pensée traversée par des tensions et des contradic-
tions, dont les forces furent aussi des faiblesses pour l’histoire de la danse.

Au sujet des danses africaines et indiennes


La conception mythique de l’expérience a-t-elle des conséquences normatives ? Ou n’y a-t-il pas des
limites idéologiques à la réflexion de Laban ? A travers les jugements qu’il porte sur d’autres danses, une
norme implicite ou explicite s’affirme en effet dans son discours. Cette norme signale aussi le moment où
une expérience de la modernité - expérience inédite du présent, expérience historique d’un sujet - devient
un style, souvent copié, détourné ou récupéré, au profit de finalités que cette expérience n’a pas voulu ou
pas su éviter.

Laban apprécie particulièrement les danses des Indiens qu’il a pu voir en Amérique. Il apprécie moins,
en revanche, les danses africaines. Ce qu’il retient des danses indiennes, c’est leur simplicité, c’est-à-dire
leur économie de moyens et leur utilisation de formes fondamentales et universelles : "Les formes de base
du mouvement ne sont nulle part mieux cristallisées que dans les danses indiennes"33. C’est ensuite leur
unité. Il insiste sur l’absence de solo. Lorsqu’il a lieu, il ne fait "qu’amplifier le processus spirituel qui existe
dans l’unité du groupe". Ces deux caractéristiques dénotent pour Laban une très haute culture de danse
qui ne "s’élève jamais jusqu’à la frénésie". "Les postures rappellent les sculptures des Grecs et des vieux
Egyptiens. Le grotesque y est rustique, mais ni brutal, ni malveillant. [ ... ] Les groupes bougent sur des
lignes de base ornementales d’une grande clarté et d’une grande beauté"34. La présence d’un ordre dont la
référence est celle des Grecs et des Egyptiens, ici confondus, devient un critère de beauté. Cette idée de la
beauté et de l’ornementation en danse était pourtant rejetée, rappelons-le, dans l’expérience du pays du
silence. Le mythe d’un archétype de beauté primitive informe donc la perception de Laban.

30
Ibid., p. 43.
31
Ibid., p. 48.
32
Par exemple Valerie Preston-Dunlop dans son Introduction à l’Œuvre de Laban, op. cit.
33
"From Laban’s Early Writings", op. cit.
34
Ibid.

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La danse africaine est en revanche définie comme "trop crue et brutale" : "Dans la danse des noirs toute
forme symbolique est perdue, et pour cette raison cette danse manque de grandeur. Le processus de la
force, le flux de l’énergie, sont plus important pour eux"35. Laban n’aime guère "le fréquent crescendo et
decrescendo des secousses du corps" propre "aux aborigènes des autres continents". Le manque de forma-
lisation (laquelle est pour lui signe d’une très haute culture du mouvement) laisse une trop grande place à
l’animalité. Laban choisit ainsi son primitivisme au nom de certains a priori esthétiques. Cette restriction
sur "les danses noires" touche également les danses des Noirs d’Amérique, vues dans la région du Mississipi :
"Le Noir a un sens extraordinaire du rythme et une mobilité héritée de ses ancêtres qu’il a préservée dans
toute sa fraîcheur, à travers la mémoire de leurs luttes quotidiennes avec les forces de la nature, et qu’il
a rapportée dans la vie urbaine du Nord"36. Mais Laban "doute que le Noir soit capable d’inventer aucune
danse". "Si quelqu’un espère trouver une forme de culture dans la danse noire [en Amérique], il en sera
quitte pour une cruelle déception. Le don pour la danse-invention, comme pour le développement élevé
des autres arts et des sciences, semble être le privilège des autres races"37. Ce privilège serait donc propre
aux "races" "blanche", "jaune" (Laban appréciait les danses et le théâtre chinois) ou "rouge".

Le Noir adopte nos inventions de danse juste comme il adopte notre col et notre haut de
forme ; il les utilise de manière grotesque et les remodèle selon son propre sentiment. [ ... ]

Le fait que la race blanche ait adopté à nouveau les distorsions dans ses propres danses,
montre seulement le manque de goût propre à l’âge du robot ; cela n’est pas en soi le signe
d’une pénurie d’idées originales38.

Il est étonnant de lire sous la plume de Laban, tenu pour un très grand observateur du mouvement,
un tel amalgame et une telle catégorisation raciste. La danse "noire" ne serait qu’une imitation des dan-
ses "blanches" (ses pas auraient une lointaine origine anglaise), et le jazz une expression "non so-
phistiquée". Le savoir du mouvement ne saurait donc être un savoir noir. Laban tente encore de réduire
l’importance fondamentale accordée au flux de l’énergie, au rythme au profit d’un désir de formalisation
particulier. Les danses "noires" semblent constituer une forme de repoussoir à partir duquel se définit non
plus l’expérience de danse, mais la "belle" danse. Ces propos publiés dans son autobiographie en 1935 font
directement écho aux théories racistes valorisées par le régime. Dans ses ouvrages ultérieurs, notamment
dans La maîtrise du mouvement, Laban ne fera plus appel à ces catégories pour apprécier avant tout la
diversité des idéaux chorégraphiques.

RÊVE D’HISTOIRE ET RÊVE DE SCIENCE


Une critique des théories labaniennes, dont nous ne soulevons ici qu’un aspect, devrait prendre en
compte l’ensemble des données idéologiques de son discours. Elle exigerait également une recherche des
influences venues de la pensée ésotérique et du néo-romantisme allemand. Ces travaux d’histoire des idées
excèdent le cadre de cette étude. En revanche les implications esthétiques immédiates de ces idées, au
moment où Laban crée et essaye de théoriser une pratique encore inédite qu’il définit comme expérience

35
A Life for Dance, op. cit., p. 128.
36
Ibid., p. 133.
37
Ibid.
38
Ibid.. pp. 133-134.

114
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

de danse, requièrent notre attention. Elles permettent la mise en perspective de tout ce dont cette théorie
fut porteuse pour l’avenir de la danse dite "moderne". Comment le discours de Laban sur cette expérience
fut-il contraint par d’autres énonciations ?

Pour instituer en "art" cette expérience de danse, il fallait d’abord vouloir que cette expérience soit
reconnue par un pouvoir, des institutions et une population. Une telle reconnaissance ne va pas sans com-
promission, surtout au milieu des années trente en Allemagne, ni sans nécessité de redéfinir l’expérience de
danse. Un détournement de la fonction de la notation et la pratique institutionnelle du spectacle, ont ainsi
modifié ce qu’il y avait peut-être de plus expérimental dans cette expérience. Le désir d’une reconnaissance
de la danse dans le système des Beaux-Arts, le désir d’alphabétiser un art dit "analphabète", le désir de
souvenir et de célébration d’un corps rendu à sa puissance "naturelle", entrent ainsi en contradiction avec
la perspective d’une expérience de danse qui féconderait la mémoire. C’est là une des implications de cette
volonté de retrouver l’unité perdue, de régénérer la race par la danse, de redonner à l’homme moderne le
bonheur dans une expérience réussie a priori. L’expérience croise chez Laban un rêve d’histoire et, on le
verra, un rêve de science. En chacun de ces rêves existent des forces propres à découvrir de l’inédit, à lever
des censures sur ce qui restait caché, à percevoir le monde autrement, à ajouter du monde au monde. Mais
en eux existe aussi une menace ou une volonté de clôture.

Entrer dans l’histoire


La compréhension du mouvement était avant tout une expérimentation du pays du silence39, mais
Laban ne paraît pas tenir jusqu’au bout les conséquences de l’avancée théorique proposée. Il affirmait la
discontinuité des apparitions et des disparitions propres à une histoire de la danse, mais il conclut pour-
tant en 1939 un article intitulé "Dance in general"40 par ces propos : "L’héritage entier de ce qu’il y a de
mieux dans les quatre champs de la danse, la danse naturelle, la danse éducative, la science de la danse et
l’art de la danse, est à notre portée maintenant"41. Il se situe ainsi à la fin d’une évolution historique et à
la fin d’un cycle qui verrait se développer d’abord la danse naturelle, puis une période de découvertes sur
les possibilités de la danse éducative et de réflexions sur le mouvement, enfin les réalisations des danses
artistiques. Il réduit toute la richesse de son regard sur l’histoire de la danse, richesse née à partir d’une
autre expérience du mouvement. Il subordonne de fait l’histoire de la danse à la science de la danse :

Cette histoire sera dans le futur une partie de la science de la danse. Elle incorporera derrière les
faits et dates l’analyse des principes du mouvement comme expression humaine, les lois de l’harmo-
nie inhérentes à la danse, ainsi que les théories variées et les méthodes d’éducation en danse.42

Laban cherche ainsi à poser les bases d’une nouvelle "discipline", la science de la danse, l’eukinétique,
la "rythmique et la dynamique". Le désir d’histoire comme le désir de science sont ici concomitants, et le
second nourrit entièrement le premier. Transformer l’expérience de danse en véritable savoir, c’est, pour
Laban, lui donner finalement un statut de vérité scientifique afin que la danse puisse entrer dans le champ
des arts majeurs, des arts qui ont une histoire. Réhabiliter, ou plutôt habiliter la danse comme art "ma-

39
Expérimentation aussi bien du danseur que du spectateur.
40
"Dance in General", op. cit.
41
Ibid.
42
Ibid.

115
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jeur", fut un des soucis constant de ses nombreuses interventions. Laban reconnaissait pourtant la chance
d’un art dit "mineur". Il exploita même les possibilités d’une expérience qui puisse se constituer à partir
d’un corps sans expérience et d’un défaut institutionnel qui lui refusait lieu et statut. Cette bataille, qui
se joua aussi dans les sphères de la bureaucratie, Laban l’a brillamment gagnée puisqu’il fut nommé à la
tête de théâtres prestigieux, qu’il travailla à Bayreuth et fut appelé comme Directeur de la danse au sein
du Ministère de la Propagande du Ille Reich, avant d’être chargé de l’organisation des cérémonies pour les
Jeux Olympiques de Berlin en 1936. Mais cette habilitation constitue une défaite terrible pour l’avenir de
la danse, même si elle contribua à sa reconnaissance momentanée.

Les enjeux de deux approches de la notation


Qu’en est-il donc du rêve de science de la danse ? La pensée de Laban laisse éclore une approche de
l’analyse du mouvement extrêmement riche et contradictoire. La lutte pour la reconnaissance de la danse
comme art majeur donne lieu à une stratégie à plusieurs étages. Outre le niveau institutionnel, Laban
cherche à établir le "sérieux" de sa pratique et tente d’inclure dans le champ général des connaissances le
savoir spécifique de la danse. Il essaye ainsi de poser les bases nécessaires d’une analyse et d’une notation
du mouvement. Doter la danse d’une notation, telle est, aux yeux de Laban, la condition de sa mémoire
comme de son souvenir, de son histoire et de sa diffusion, et en dernière instance de la reconnaissance de
son identité et de son statut d’œuvre d’art.

Au cœur de l’œuvre écrit de Laban, le désir et l’invention de la notation cristallisent ainsi de nombreu-
ses et passionnantes questions. La découverte de la notation est en effet intrinsèquement liée chez Laban à
sa pensée du mouvement, à son projet chorégraphique et pédagogique, à sa conception de l’interprétation.
Elle s’amorce dès les années dix, à Munich où il découvre la notation Feuillet, avant même qu’il ne décide
véritablement de se consacrer à la danse. Elle ne cessa d’être approfondie durant toute sa vie. De fait, dans
le cursus des écoles "Laban", l’apprentissage de la notation (celui de la cinétographie) est indissolublement
lié à celui de la composition chorégraphique. Ce n’est qu’à partir des années trente qu’ils furent séparés en
vue d’une spécialisation professionnelle. La cinétographie se tourne alors vers une fonction conservatrice
d’archivage du patrimoine chorégraphique et devient un moyen de reconstituer des œuvres passées. Elle
n’est plus directement intégrée au processus de création.

L’intérêt de la notation s’inscrit, selon Laban, sur quatre plans différents : la création chorégraphique,
l’invention d’une technique et d’une analyse de l’effort, la réforme et la restauration d’une culture festive
collective, le devoir de conservation. Ils sont cependant intimement reliés à un niveau plus profond. Il
s’agit pour Laban de retrouver l’origine même du mot "chorégraphie", à savoir la "graphie" profonde de la
"choré", le signe incarné dans la matière corporelle. Le désir de notation cherche ce texte de nature mys-
térieuse qui s’inscrirait dans le vivant43.

Cette recherche se développe dans le cadre de deux systèmes de notation, la cinétographie (dont les
principes sont exposés dès 1928) et la notation de l’effort dite "Effort-Shape" (découverte après guerre
en Angleterre et développée essentiellement aux Etats-Unis par les élèves de Laban). Ce sont là deux ap-
proches du mouvement dont les enjeux sont essentiels à maints égards. La cinétographie s’inscrit en effet

43
Voir à ce sujet les propositions de Laurence Louppe, "Les imperfections du papier", in Danses tracées, Dis-Voir, 1991, pp. 9-34.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

dans le cadre d’une danse "écrite" ou encore composée et appartient en cela au champ chorégraphique pro-
prement dit. Elle saisit, pour reprendre les termes du danseur-notateur Simon Hecquet, "l’ossature" ou "la
carapace" d’une danse : en d’autres termes, elle note la structure spatio-temporelle du mouvement à partir
de laquelle est déduit son flux suivant les facteurs de la force et du poids. Elle définit ainsi une trajectoire
spatiale par la précision du chemin interne du geste en un temps donné. Bref, elle note par où passe le
mouvement qui conduit à la figure. En ce sens, elle privilégie le dessin du geste et ce qui est perceptible par
la vue. Cette structure demande alors d’être investie et incarnée par l’interprète en fonction de sa propre
corporéité. Elle ne détient donc aucune vérité du geste.

Noter, c’est en effet se donner un moyen d’analyser la nature du mouvement, de comprendre comment il
a lieu pour mieux danser, pour mieux composer. La notation est transcription du passage entre les figures à
l’intérieur de l’icosaèdre, suivant le degré de tension/détente dans le flux, d’accélération et de suspension
dans le temps, de concentration et de dispersion dans l’espace. Elle note le déplacement du poids, la direc-
tion, l’intensité et la durée du mouvement. Elle transcrit ainsi un processus, et non des figures, à travers
une écriture qui ne relève plus du pictogramme et d’un modèle corporel particulier. Cherchant à définir les
transitions elle devient susceptible de multiples incarnations possibles. L’interprète est donc en mesure
d’avoir accès au processus sans se référer ou se soumettre à la tutelle d’un maître-chorégraphe, il accède
par là à l’autonomie de sa propre pratique, il n’a de compte à rendre qu’à la logique du mouvement inscrite
sur la partition. Il est libre comme le musicien, de son interprétation.

Avant même d’être un outil de transmission, la notation est ainsi un outil d’analyse qui témoigne avant
tout d’une perception du mouvement et non de la danse elle-même. La notation n’offre pas un "texte" qui
incarnerait la danse elle-même mais révèle la perception des mouvements d’un corps à travers un autre
corps. Elle est en effet tributaire de la corporéité du danseur dont elle transcrit le mouvement et de celle du
notateur. Elle engage le regard d’un notateur-danseur suivant les caractéristiques de sa propre corporéité.
De ce fait, tous les notateurs ne notent pas la même chose ne cessent de souligner les notateurs Dominique
Brun et Simon Hecquet44. Le regard du notateur ne peut en effet se dispenser d’un profond savoir cinétique
expérimenté et acquis sur son propre corps45, il s’en nourrit. En ne dissociant pas notation et interpré-
tation, Laban suggère que la partition écrite n’a pas d’existence en soi, seule sa lecture puis le passage à
l’acte fondent sa légitimité. Comme le souligne très justement Christophe Wavelet, "Le cinétogramme, s’il
se voyait privé de l’acte même qu’il convoque ne serait plus qu’un sépulcre, où seuls demeureraient les
vestiges du mouvement dansé. Aussi sortir du cinétogramme, c’est lui accorder le devenir qu’il appelle et
qui fonde sa fonction"46. La notation se fonde donc sur une expérience sensible et doit permettre en retour,
selon Laban, un gain dans la création et l’interprétation chorégraphiques47.

La perception, puis la transcription du passage impliquent ainsi un art de l’analyse autant que des lec-
tures qui vont ensuite interpréter ce texte. La cinétographie ne propose donc pas un texte figé, un "arrêt
du procès"48 mais bien "la traversée de cet arrêt". La partition offrirait ainsi la trace où se greffe et se
réveille la mémoire d’un mouvement qui porte en elle ses potentialités futures, une mémoire en quelque
sorte "en avant". Le mouvement noté serait le catalyseur qui fait advenir une vérité toujours singulière

44
Membres du Quatuor Knust.
45
La notatrice Jacqueline Chaalet-Haas, introductrice de la notation Laban en France, insiste auprès de ses étudiants sur ce fait.
Ce n’est pas l’apprentissage de la notation qui est difficile, mais bien l’analyse du mouvement qui est complexe.
46
Membre du Quatuor Knust, Marsyas, "Lectures", n° 34, juin 1995. p.43.
47
Ainsi une chorégraphe comme Francine Lancelot peut composer ses danses baroques par écrit avant même de les interpréter.
48
Pour reprendre la formulation de Laurence Louppe.

117
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

du mouvement, quitte à ce que cette vérité ne soit pas formellement exacte. Tout le travail de l’interprète
consiste alors à "réinvestir les lignes d’intensité de chaque composition [retenues en latence par le ciné-
togramme] dans l’acte même de danser"49. La notation offre au danseur la possibilité de se retourner sur
ses propres mouvements comme sur la mémoire des mouvements passés, et de n’être ainsi plus prisonnier
de "l’innocence du premier acte"50.

La notation de l’"Effort-Shape" s’inscrit en revanche dans un cadre qui excède le projet compositionnel
d’une danse écrite afin d’être en mesure de pouvoir noter, et ce en passant par un autre point de vue, tous
types de mouvements non composés. Elle ne cherche pas en effet à noter la trajectoire ou le dessin précis
du geste dans l’espace. Elle ne spécifie pas les parties du corps en jeu mais ses lignes de force et la dyna-
mique interne du geste. A partir de deux actions fondamentales, "frapper" et "flotter", analysées suivant
les facteurs du temps (soudain ou lent), de l’espace (rectiligne ou curviligne), du poids (lourd ou léger),
Laban décline une série de qualités gestuelles en changeant un seul de ces facteurs.51

Il propose ainsi la partition d’un mouvement sans figure, fondée sur une approche du mouvement dé-
gagée de la notion traditionnelle d’anatomie, encore à l’œuvre dans la cinétographie (par son découpage seg-
mentaire du corps). C’est là, nous semble-t-il, une révolution dans l’approche du mouvement en ce qu’elle
inverse les priorités.52 Cette notation s’attacherait en effet à ce que Laban nomme les mouvements secon-
daires, ceux qui viennent en quelque sorte déterminer profondément la qualité du mouvement principal
que l’œil saisit immédiatement. S’il est impossible à partir d’une telle notation de reconstruire une danse
en respectant ses données spatiales, elle permet en revanche d’avoir un accès direct à la dynamique interne
du geste, qui n’était que déduite des autres facteurs dans la cinétographie. Elle s’attache en quelque sorte
au singulier, à une attitude initiale par rapport au mouvement à l’œuvre dans chaque corporéité. De fait,
ses applications ouvre sur un champ thérapeutique et ne privilégient plus le visible.

Mais la notation suppose encore, pour Laban, la recherche des constantes et les règles de l’effort, c’est-
à-dire encore "la logique ou l’harmonie du mouvement" au sein d’une composition dansée. Logique ou har-
monie ? Il s’agit en fait d’une équivalence périlleuse. Plus que la logique, c’est peut-être l’harmonie que La-
ban recherche, la logique de l’harmonie. Or cette composition harmonieuse n’est pas totalement dépourvue
de normes implicites : à l’harmonie s’oppose le disharmonieux. L’icosaèdre est ainsi défini comme "l’idéale
cristallisation" de tous les trajets. Il s’agit alors de déterminer les "germes de la plus grande perfection dan-
sée", de rechercher la représentation d’une "combinaison d’efforts désirables dans une perfection rarement
atteinte dans la vie quotidienne". Il s’agit de produire "la perfection de l’homme harmonieux ou, comme
par contraste, le caractère épouvantable de l’homme grotesque"53.

C’est qu’il existe pour Laban une sphère de valeurs pré-établies qui ne dépend pas de lui: sphère de va-
leurs morales et physiques, sphère parfaite des efforts, qui est aussi une sphère éthique. Une chose est de
pointer un lien entre l’effort, les modalités du mouvement et l’éthique, un lien entre le mouvement et le
bonheur ou le malheur des hommes, une autre est d’établir un modèle et des lois qui assureraient l’harmo-
nie entre mouvement et morale, de croire à la vérité d’une sphère parfaite des efforts à retrouver, porteuse
du bonheur des hommes. Laban découvre certes une nouvelle manière de concevoir le corps qui bouge,

49
Christophe Wavelet, Marsyas, "Lectures", n° 34, juin 1995, p.43.
50
Trisha Brown, citée par Laurence Louppe, Danses Tracées, op. cit., p. 9.
51
voir les chapitres centraux de la Maîtrise du mouvement, op. cit.
52
Merci à Simon Hecquet de nous avoir mis sur la piste de cette réflexion.
53
"The Aesthetic Approach to the Art of Dancing", op. cit.

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mais n’en limite-t-il pas la portée en la désignant comme vérité, comme norme ? L’ambition universelle de
la cinétographie semble en effet faire fi des danses qui ne se soucient guère d’être composées et dont le
mouvement n’a de sens que par l’unique présence d’un danseur particulier. Aussi Laban ne semble-t-il pas
faire la part entre ce qui reste dans les limites d’une danse "composée" et ce qui l’excède. Il porte ainsi les
marques de ce qu’il veut fuir et qu’il a réussi cependant, en partie, à redéfinir. C’est pourquoi l’invention de
son deuxième système de notation, fondé sur une "dynamosphère" et développé lors de son exil anglais,
nous paraît si importante.

LA NATURE RETROUVÉE DANS LA MASSE


L’énonciation d’une mission de danse réussie par un danseur pionnier a pour corollaire, outre le recours
au mythe, une instrumentalisation du corps et un refoulement des dangers de la technique et n’est pas
sans influencer la pratique chorégraphique de Laban.

Le chorégraphe sorcier
Si Laban montra, en 1927, dans La Nuit, la foule sous les traits d’une danse de marionnettes, en revan-
che, pour les festivités du carnaval de Munich, de 1912 à 1914, il en proposait un autre traitement choré-
graphique : le sabbat. Il voulait en effet mettre en scène le "combat entre le sabbat des sorcières de la ville
et celui des sorcières de la nature vierge, [ ... ] une foule fantastique de géants, de démons, de sorcières et
de toutes les créatures concevables des contes des fées"54. Cette foule d’esprits du mal est nécessaire pour
qu’existe une foule d’esprits du bien. Laban conçoit donc un autre type de spectacle, les festivals, tous
définis comme "sabbats de sorcières". Leur organisateur prend alors l’aspect d’un "apprenti-sorcier"55. La
chorégraphie qui traverse désormais la ville entière provoque, non plus la terreur face au néant de l’expé-
rience vécue, mais le frisson face à une puissance cachée, foule d’esprits potentiellement immense. La foule
est une réussite, dans laquelle s’obscurcit la différence entre les individus56, elle met en contact l’homme
et les puissances surnaturelles : "La nature par la foule exerce son droit sur la ville", écrit Benjamin57, elle
pénètre ainsi au cœur de la ville et réconcilie ainsi sauvagerie et discipline. Elle se fait masse, objet de
contemplation, pour le sorcier-chorégraphe-général qui a par elle la vision de ce qui est au-delà, de cette
puissance qui transforme aussi chaque individu en particule d’une masse. Une telle approche implique une
prédominance de la vision du sorcier qui conçoit le spectacle visuellement, dans sa globalité, pour créer
l’effet "massif et sculptural" recherché dans les danses choriques :

Le but de la vie, tel que je le comprends, est un amour de l’homme, par opposition au robot ;
un désir de sauver l’humanité sur le point de mourir dans une hideuse confusion ; l’image
d’un festival du futur, une messe à la vie où tous les célébrants en communion d’esprit, de
sentiment et d’action recherchent un chemin vers un but précis, à savoir la croissance de leur
propre lumière intérieure.58

54
A Life for Dance, op. cit., p. 80.
55
Ibid., p. 46.
56
Pour paraphraser l’analyse de Benjamin à propos de la foule chez Hugo. Voir Charles Baudelaire, op. cit., pp. 89-98.
57
Ibid., p. 91.
58
A Life for Dance, op. cit., p. 137.

119
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

L’accumulation des lumières intérieures forme dès lors un puissant éclairage collectif et unitaire. La
danse n’est plus tournée vers le présent, ni même vers le passé, elle se tourne entièrement vers un futur
qu’elle tente de préfigurer. Elle fabrique une unité spirituelle en rassemblant des intérêts particuliers
autour d’une cause ou d’un événement. Elle donne aussi à l’individu, devenu partie d’une masse, la sensa-
tion d’une force individuelle démultipliée, la jouissance de la multiplication du nombre, à travers laquelle
il perçoit ce que Benjamin appelait encore "la profondeur des multitudes"59. "La masse [n’est-elle pas] le
mode d’existence du monde des esprits ?", écrivait-iI60. C’est ainsi que la danse chorale provoque ce frisson
cosmique, ce sentiment profond de la vie, cet élément surnaturel propre à la foule conçue comme masse.
Telle était, rappelons-le, une des finalités de ce théâtre de masse en plein air que le régime. nazi subven-
tionna jusqu’en 1937 sous le nom de "Thingspiel" : le peuple intervenait lui-même pour célébrer son quoti-
dien sous forme de mythes, et le sacrifice des individualités dans l’anonymat était la condition nécessaire
au retour d’une spiritualité. Laban ne renonce donc pas à ce que Benjamin appelait encore les charmes et
les sortilèges des lointains d’une fausse "aura". Les effets "magiques" de cette foule qui fabrique l’unité de
corps sociaux divisés, par exemple des corporations de métiers, lui permettent de traverser la tourmente
politique et sociale. Les corps à l’œuvre dans ces manifestations de masse qui faisaient appel à des centai-
nes ou à des milliers d’amateurs sont-ils donc des corps sorciers, capables de produire des espaces et les
lignes, des volumes, des rythmes et des durées sorcières ?

Sauvagerie et discipline
Les festivals, tels qu’ils sont décrits sous la plume de Laban, ressemblent plus à des défilés, des cortèges,
des carnavals organisés et supervisés par les mains du maître, qu’à des sabbats. On peut concevoir comment
le IIIe Reich, qui fit du rassemblement une des conditions permanentes de son pouvoir, put récupérer le
maître-organisateur de ces festivités. Il lui suffisait de rationaliser encore plus ces festivals, sous le couvert
des notions de destin, de race, de communauté nationale. Quelques caractéristiques de la troupe militaire
s’introduisent alors dans le carnaval et assurent un lien entre la sauvagerie et la discipline.

Laban décrit en effet comment il organisa différentes mises en mouvement de foule, en particulier les
Carnavals de Munich (en 1912, 1913 et 1914), puis, plus tard, la grande Cavalcade des Arts et Métiers (1929)
ou encore le Jubilé du théâtre de Mannheim (1929). Pour ces tâches colossales, il divise les amateurs et
les danseurs professionnels en petits groupes et délègue une partie du travail à ses assistants. Ces ama-
teurs sont ensuite sélectionnés et entraînés. Ainsi les participants âgés, courbés, laids ou trop maladroits,
dépourvus de sens musical, sont mis à l’arrière-plan pour laisser la place aux meilleurs. Les répétitions
des mouvements chorégraphiés par Laban, ou par ses assistants, devaient parfois, de son aveu même, se
dispenser de "toute cérémonie"61. Des ordres étaient ainsi donnés, ou criés, aux différents groupes qui se
succédaient les uns après les autres. Pour les plus grandes manifestations qui regroupaient des groupes
de villes différentes, ou si les commandes étaient trop nombreuses, les chorégraphies pour les chœurs de
mouvement étaient notées, et les partitions déchiffrées, puis répétées, sous la direction d’un assistant re-
layé par Laban lors des dernières répétitions. Loin de dégager l’interprète de l’autorité du chorégraphe, la
cinétographie en redoublait le pouvoir. Le texte perçu et déchiffré par le seul répétiteur, devenait la source
unique du mouvement. Telle était cette nouvelle manière de transmettre des compositions de danse qui ne

59
Charles Baudelaire, op. cit., p. 91.
60
Ibid., p. 93.
61
A Life for Dance. op. cit., p. 82.

120
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

se préoccupait guère de la singularité des corps invités à se ressaisir des danses notées. Laban rendit ainsi
possible le développement de la danse à grande échelle, de la danse reproductible à l’ère de la notation
dansée. On peut s’interroger sur ce qui persiste de l’expérience de la région du silence pour chacun des
participants de ces festivals et de ces chœurs en mouvement, sur une telle utilisation de la cinétographie,
et sur ce qui est redéfini ici. L’apparition de la joie "magique", à travers laquelle la foule s’unifie en une
masse, se substitue à l’acte intime du danseur qui sait se détacher de la foule, déchirer le voile de cette fan-
tasmagorie et refuser de se mouvoir comme les autres dans une trompeuse unité organique. Et l’on est en
mesure de se demander si une telle utilisation de la cinétographie aurait pu être possible avec la notation
de l’Effort-Shape qui, rappelons-le, se dégageait de l’idée même d’anatomie et de toute possibilité de figure
et que Laban inventa lors de son exil en Angleterre. Comme s’il y avait là la réponse ultime et l’antidote
fondamentale à toute tentative de mise au pas des corps.

Mais Laban assurait ainsi, dans le cadre des années trente, un public à la danse, à défaut de marché,
car les danseurs de l’époque, y compris les plus connus, ne furent jamais très riches. L’oubli des rumeurs
du territoire des flux et du pays du silence semble être le prix à payer pour que la danse obtienne le statut
d’art majeur, art officiel, art allemand "moderne", capable non seulement d’émouvoir les foules comme le
cinéma, mais plus encore de les mouvoir. Ce sont d’autres rumeurs qui surgissent alors, les rumeurs natio-
nalistes qui font désormais de cet art, un art "allemand" contre "le formalisme international"62. La nouvelle
manière de bouger, écrit Laban en 1936, "est appelée danse allemande dans le monde entier"63, y compris
aux Etats-Unis. La composante nationaliste n’était pourtant pas présente lors de son voyage aux Etats-Unis.
Laban écrivait en effet en 1926 :

En Amérique, il y a de nombreux grands pionniers de la danse d’expression moderne, qui


est appelée habituellement "danse allemande" et qui ressemble beaucoup à notre style de
danse.64

Cette ressemblance ne l’étonnait pas puisqu’il établit un lien originel entre les deux continents, grâce
à la figure d’Isadora Duncan :

On ne peut oublier que la danse artistique moderne a reçu sa première impulsion d’une femme
américaine et de ses imitations grecques.65

L’utilisation de l’appellation "danse allemande", si elle n’est certes pas automatiquement liée à des
intentions nationalistes, laisse en tout cas le champ libre à une telle récupération ou à un tel glissement
de sens.

62
Cité par Martin Green, Montain of Truth, op. cit., p. 110. La danse de Wigman "est de la danse allemande parce qu’elle insiste
sur l’expression et non sur la forme, et parce qu’elle s’oppose au formalisme international". Ce formalisme désignait en 1936
autant la danse classique que les tentatives d’une danse abstraite.
63
"Extract from the Address held by Laban", op. cit., 1936.
64
A Life for Dance, op. cit., p. 134.
65
Ibid., p. 135.

121
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Martin Green souligne justement le changement de dénomination de cette "danse allemande" lors des
cours d’été donnés en Angleterre à partir de 1940. Les organisateurs des stages préférèrent l’appeler "danse
d’Europe centrale", puis, en 1941, "danse moderne". L’appellatif "moderne" visait ici à cacher, pendant la
guerre, l’origine nationale de cette pratique et le doute que ses rapports avec l’ennemi auraient pu faire
peser sur elle.

Un art majeur
La place de la notation est essentielle dans la stratégie de reconnaissance de Laban parce qu’elle dote
la danse d’une possibilité d’être reproduite. Toutefois, si son utilisation n’est pas entièrement pensée, elle
prend le risque de remplacer la remémoration aléatoire d’une mémoire involontaire (réactivée par les traces
notées) par la célébration du souvenir. Dans ce cas, elle cherche à conserver et à thésauriser des traces pour
accumuler des propriétés ou des avoirs devenus morts.

Renoncer au souvenir et à la volonté de retrouver pour accéder et accueillir la mémoire involontaire,


tel est le risque que Laban refuse de prendre au niveau collectif. C’est dire que ce qu’il gagne d’un côté est
peut-être perdu de l’autre. Il gagne en effet une place dans le champ des arts "savants", arts qui possèdent
des techniques d’écriture ou de dessin66, des traces. La notation et son utilisation dans les festivals consti-
tuent en effet une réponse de la danse au défi des techniques nouvelles et surtout à l’art cinématographi-
que. Elle apparaît comme un art qui serait capable de répondre au cinéma sur son propre terrain.

Ce n’est sans doute pas un hasard si l’autobiographie de celui qui se baptise "maître de danse" s’ouvre
sur un dialogue avec un homme de cinéma. Le cinéma disparaît certes pratiquement de la suite du livre,
mais cette ouverture signale l’importance de l’enjeu pour Laban. A cet homme de Hollywood, qui lui
conseille de "cesser de faire ces ridicules actions mimées" pour "faire un film", parce qu’il élargirait ainsi
beaucoup plus vite son public, Laban répond que la danse ne peut être mise en boîte ou en conserve. Elle
nécessite, affirme-t-il, le corps entier, ne supporte pas la limite du cadrage, a besoin de prendre son propre
temps. Sa logique ne saurait s’accommoder à l’œil, à l’espace et au temps d’une caméra. Reste que le défi
est là. Il faudra attendre, précise-t-il, la construction d’un théâtre propre aux danses, des conditions finan-
cières acceptables, mais encore le moyen technique pour que "tous les fans de cinéma, des Esquimaux aux
Australiens, puissent voir" un de ses spectacles. Laban ne critique donc pas la notion même de reproduction
et de reconstitution lorsqu’il définit lui aussi son ambition à l’aune du cinéma. Il est à la recherche, dans
ces années trente, de son propre moyen de reproduction.

L’enjeu de la notation fut donc multiple et l’on ne saurait bien évidemment réduire le champ ouvert
par la notation à l’utilisation qui en fut faite dans les années trente. Elle permit d’abord de doter la danse
de formidables outils pour l’analyse du mouvement comme déplacement gravitationnel et comme trajet
dynamique, et non plus comme succession de figures. Elle permit de penser ce qui est au cœur même du
mouvement dansé, à savoir la transition. C’est dans ce domaine qu’elle a sans doute fait ses découvertes
les plus riches. Elle induisait aussi un art de la "lecture" dansante, un art de percevoir à défaut duquel

66
Il aurait pu y gagner aussi un marché potentiel. La notation, à son arrivée en Amérique, bénéficia sur ses dires d’un effet
publicitaire important et constitua un enjeu financier non négligeable. Dès son arrivée, Laban raconte en effet qu’il fut submergé
de propositions alléchantes qu’il refusa. On lui proposa par exemple d’élaborer un cours de charleston par correspondance afin
de répandre cette nouvelle danse dans le monde entier.

122
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

le déchiffrement ne serait que "littéral". A ce titre, elle ne peut se donner comme vérité, encore moins
comme vérité scientifique, du geste en soi. Elle est la trace de multiples interprétations, celle du danseur,
du notateur, du lecteur et du nouvel interprète. Elle ouvrait surtout, dans le cadre de la notation de l’ef-
fort-shape, sur une conception du corps non-anatomiste, hors de toute notion de schéma corporel et sur
une approche du mouvement comme entité indécomposable, donc hors de toute anatomie du geste. Mais
le désir de scientificité et de reconnaissance qui sous-tendaient la recherche de la notation vise à présen-
ter la partition comme vérité de la forme chorégraphique elle-même. Utilisée dans ce but, elle dégage des
avantages symboliques importants, la constitution d’un répertoire, sa diffusion à large échelle, mais elle
risque de devenir plus normative qu’inventive et créatrice. La danse "moderne" ne revendique plus la force
de ce que serait un art mineur, un ton mineur. Elle recherche une place, un statut au sein d’une société qui
accepte de les lui accorder au prix d’autres renoncements et d’une forme de porosité compromettante. Elle
tente d’assurer l’avenir, de consolider ses acquis, en se tournant vers le futur plus que vers le présent.

Laban ne fut pourtant pas dupe des risques d’une utilisation abusive de la notation au sein du mouvement
chorique, ni des détournements des mouvements choriques eux-mêmes. Le regard qu’il porte a posteriori
sur les vastes festivités, alors que loin de la ville il retrouve les danses paysannes, laisse supposer qu’il les
perçoit aussi comme un tourbillon ajouté à la confusion. Dans un mouvement d’introspection il affirme :

Les rêves confus des semaines passées [pendant lesquelles il organisa différents festivals à
Munich] dont je me réveillais à peine, semblaient appartenir à de lointaines années. [ ... ]
Le Carnaval était terminé et une nouvelle immersion dans de si vastes frénésies était hors de
question67.

Faire danser le peuple au moyen de la cinétographie et du mouvement de chœurs s’avère insuffisant


du point de vue de la recherche d’une expérience festive véritable et du désir de transformer l’expérience
vécue de l’homme moderne en savoir authentique. Laban souhaite d’autre part plaider la cause du mouve-
ment de chœurs, encore à l’état naissant et "qui a servi à toutes sortes d’autres propos, [ ... ] portant le
discrédit sur l’idée originale de la danse-expérience" :

Jamais les mouvements de chœurs n’ont été fondés pour des raisons idéologiques, politiques,
et même scientifiques, dans lesquelles l’expérience du mouvement serait reléguée à l’arrière-
plan pour la représentation consciente d’une idéologie ou d’une autre68.

Le festival ne saurait donc répondre aux désirs d’un public avide de stimulations et de plaisirs. Il ne doit
pas être une danse sociale au sens traditionnel du terme, une danse pour consommateurs, oubliée sitôt que
consommée. Celle-ci, on l’a vu, est une agitation qui n’a rien à voir avec la joie profonde de danser. Le fes-
tival ne saurait non plus se professionnaliser pour répondre à une demande de plus en plus grande. Laban
perçoit la confusion des mouvements de chœurs, qui se développèrent dans toutes les villes d’Allemagne,
leur fusion avec les manifestations de masse national-socialistes et le mouvement de la "Korperkultur" :
"L’opinion quelquefois exprimée que seul l’entraînement physique et les exercices de gymnastiques consti-
tuent le but est une opinion erronée"69. Il ne s’agit donc pas, dans les mouvements de chœur, de former

67
A Life for Dance, op. cit., p. 80.
68
Ibid., p. 156.
69
Ibid., p. 157.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

des athlètes suivant un modèle normatif de gymnaste. Cependant il y a là un pas facilement franchissa-
ble, d’autant que Laban affirmait lui-même que les stades étaient l’expression des monuments du futur :
"Dans les stades, l’idéal futur de l’homme est très probablement en train de se perfectionner. Quelquefois
on peut aussi sentir l’esprit du futur dans les salles de concert, invention de notre époque, entièrement
nouvelles"70. Si Laban n’a donc cessé de s’opposer à une dérive gymnique des chœurs en mouvement, cette
position ne fut pourtant pas incompatible avec son action pour l’intégration des chœurs dans la Ligue du
Reich des danses de communauté. Et c’est probablement au sein même de cette Ligue qu’il engagea ce débat
avec les dirigeants des chœurs des villes d’Allemagne.

La conjonction de ces deux espaces, stades et salles de concert, mis ici sur le même plan, ne peut que
prêter à confusion. Dans quelle mesure la représentation d’une danse au sein d’un lieu à grande échelle
pour des dizaines de milliers de spectateurs, ne risquait-elle pas de dévitaliser le mouvement des corps
dansants ? Un débat l’opposa aux partisans de la "Korperkultur" au sein des institutions. S’il les critique,
il ne réussit pas pour autant à créer l’antidote nécessaire, même lorsqu’il tente et réussit à différencier la
danse de la gymnastique.

CONCLUSION : LA CATHÉDRALE EN MOUVEMENT


Une métaphore étonnante, qui fut aussi le titre d’une chorégraphie de Laban, résume peut-être son
rêve d’expérience dans sa richesse comme dans ses ambiguïtés, son ouverture et sa recherche du présent.
Au centre de la région du silence,

il y a un temple en mouvement,1 [ ... ] une cathédrale ondulante, dans laquelle toute la joie,
le chagrin, le danger, la lutte et la rédemption du danseur sont rassemblés en un seul et
même mouvement. [ ... ] Le temple qui toujours change et balance construit des danses qui
sont nos prières; c’est la cathédrale du futur.2

Fidèle ici à la notion de centre, autour duquel s’organisent un espace et une temporalité, le temple fu-
tur de la danse future sera formé par des corps qui dansent et qui chantent. Mais ce centre n’est pas stable
et immobile, fort d’une position qui l’exilerait de tous les événements apparus au sein de cette région du
silence. Ce centre gravitationnel à découvrir est mobile, lui-même changeant. L’espace entier se modifie
ainsi en fonction de sa construction, en fonction du présent : "Cette cathédrale s’érige librement et se
désintègre pour ouvrir sur de nouvelles créations"3.

Le monument est encore possible pour Laban dans ces années trente où il rédige son autobiographie. Du
champ de ruines peut surgir une œuvre monumentale même fragile, cachée, qui célébrerait une réconcilia-
tion entre le groupe et l’individu, entre l’extérieur et l’intérieur, entre l’homme et les dieux, entre le passé,
la tradition et le présent. C’est dire aussi que du présent peut naître une construction égale en grandeur

70
"From Laban’s Early Writings", op. cit.
1
"Der schwingende Tempel".
2
"From Laban’s Early Writings", op. cit.
3
A Life for Dance. op. cit., p. 88.

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à ce que furent celles du passé, car "l’érection d’un bâtiment" est "le plus haut symbole de l’exaltation
spirituelle"4. De telles constructions sont la marque de la puissance d’une culture qui persiste à garder son
caractère festif. Si l’on ne construit plus de cathédrale, alors l’homme s’érigera lui-même en cathédrale, se
construira temple, fabriquera un corps social monumental qui célébrerait ainsi autant le passé et la gran-
deur de la tradition communautaire que le futur. Dès lors il n’y a plus besoin de lieu pour danser, et surtout
pas de théâtres. La nature et le plein air sont les cadres possibles pour les danses monumentales telles que
Laban les rêve. Le corps est à lui-même son lieu, son intérieur, son temple, son théâtre singulier.

La danse se présente ainsi pour Laban comme une nouvelle possibilité de l’architecture, dont les maté-
riaux seraient en tension et en mouvement5. Il se passionna de fait pour de vastes projets architecturaux
destinés à la danse. Il imagina un "Kilometerhaus", sorte de gigantesque coupole qui abriterait sa cathé-
drale ondulante. C’était un vaste dôme qui recouvrait un paysage, sans scène ni coulisses, sans piliers de
support, et qui ne tenait donc que par tension de câbles. Laban ouvre la construction sur l’extérieur dans
un esprit d’intérieur comme un danseur perçoit le monde extérieur à partir d’une perception la plus fine
possible de la corporéité. Cette ouverture ébauche une disparition du matériau. La nature et toute la ma-
tière vivante deviennent un temple invisible. Si la danse "moderne" naît ainsi à l’extérieur, dans le plein
air de la campagne-refuge de Monte Verità, elle perçoit cet extérieur à partir d’un point de vue intérieur.
Cet intérieur n’est plus simplement artificiellement naturalisé, il est expérimenté, interrogé, corporéisé. La
réconciliation de la technique et de la nature passe ainsi par la notion d’expérience dont on a vu les acquis
et les limites dans la pensée de Laban.

Ce temple est d’autre part formé par des corps qui sont des prières. Laban efface ainsi les différentes
médiations entre le sujet et la puissance divine. Il établit un lien direct entre l’organique et l’imaginaire,
le lieu du culte, la parole cultuelle, étant corporéisés en chacun. Ce temple en danse est rituel en acte. Il
constitue une corporéité débarrassée de ses habitudes et prête à choisir et à recevoir le chemin du geste
qui s’impose à elle de plus en plus clairement.

Mais on peut être aussi tenté de voir dans cette cathédrale qui ondule, dans ces scènes massives et
sculpturales dont Laban rêvait pour redonner naissance à une culture festive, une image des rassemble-
ments comme ils apparaissent dans les films de Leni Riefensthal6. Cette cathédrale en mouvement qui se
fait et se défait, qui se désintègre pour se reformer, laisse apparaître aussi un ordre politique qui impo-
serait ses propres règles de construction. Son présent est un présent tourné vers le futur, ce en quoi il se
condamne déjà lui-même. Laban n’a pas pensé l’antidote à l’unité festive qu’il recherchait à travers l’expé-
rience du mouvement. Et sa notation apportait, malgré elle, un outil supplémentaire au pouvoir totalitaire
nazi. Ce pouvoir donnait un statut et des moyens, reconnaissait l’importance du mouvement dans la vie
quotidienne, accordait malgré tout à la danse, momentanément, le statut d’art reconnu, d’art majeur. La-
ban perdait ainsi tout ce qui, dans l’expérience du pays du silence, était recherche de liberté, écoute des
rumeurs du monde moderne. Il confondait primitivisme et nationalisme.

A voir l’histoire "comme le kaléidoscope entier des événements, à la fois gai et sérieux, [qui] tourne
autour des drames dansés, des pièces et des festivals que le maître de danse a inventés"7, celui-ci finit
par ne plus maîtriser son déséquilibre incessant et son identité mouvante. Il se fige dans une position.

4
"From Laban’s Early Writings", op. cit.
5
Et qui rappelle peut-être le sonnet baudelairien : "La nature est un temple où de vivants piliers...".
6
Celle-ci, avant d’être cinéaste, fut une danseuse. Elle fut quelque temps élève de Wigman.
7
Lettre de Laban à son éditeur en guise de préface (A Life for Dance, op. cit., p. 3).

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Il devient lui-même une des faces du kaléidoscope, à l’image encore de ce temple en mouvement que le
pouvoir peut manipuler tel un jouet. Ses mouvements ne sont plus dès lors que des réponses à des ordres,
des réactions à des chocs, l’expression terrifiante de milliers "d’expériences défuntes" qui ne voient leur
salut que dans la masse qu’elles constituent.

3 WIGMAN, OU LA
DANSE MODERNE
ENTRE ROYAUME
D’HADES ET FEUX
DE LA RAMPE
I. LA DANSE "MODERNE" COMME DANSE DU PRESENT

UNE DANSEUSE "AMOUREUSE DE L’INSTANT"


"J’ai toujours été fanatique du présent, amoureuse de l’instant"1. C’est ainsi que Mary Wigman se définit
elle-même à la fin de sa vie dans Le Langage de la danse (1963). L’amour de l’instant présent caractérise
ainsi une danseuse qui s’est toujours revendiquée "moderne". Le présent est l’objet d’une attente, d’un dé-
sir infini de rencontre et de reconnaissance. Il est encore l’objet d’une croyance et d’un amour absolu. L’ins-
tant présent, c’est ce qui arrive, l’événement en tant que tel, par essence toujours nouveau et inattendu,
la part d’inconnu dans le contemporain. Quelle est donc sa nature, de quoi Mary Wigman se sentait-elle la
contemporaine ? Où plutôt, de quoi décide-t-elle d’être la contemporaine ? Comment interprète-t-elle son
rapport au présent ? Et quel type de travail ou de pratique ce présent lui semblait-il exiger d’elle ?

Le présent comme énigme


L’amour absolu de l’instant sacralise certes le présent, mais il en souligne d’abord l’énigme. Le présent
devient une énigme à éclaircir, l’objet d’un désir. La danse de Wigman se définit alors comme le moyen de
cette quête, "recherche d’une réponse mystique à un monde énigmatique"2. Le destin d’une danseuse amou-
reuse de l’instant présent est de créer une danse qui réponde à la demande impérieuse comme aux questions

1
Die Sprache des Tanzes, Ernst Battenberg Verlag, Munich, 1963 (traduction française de Jacqueline Robinson, sous le titre Le
Langage de la danse, Paris, Chiron, 1990, p. 13). Nous citons d’après la traduction française.
2
Notes et souvenirs écrits dans les années soixante en vue d’une autobiographie, The Mary Wigman Book, her Writings, edited
and translated by Walter Sorel!, Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut, 1973, p. 28.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

et aux défis de l’époque qui la voit naître. Pour Wigman, la danse moderne est d’abord "moderne" parce que
"contemporaine". Elle est la danse de la vie moderne, une danse possédée par cette vie moderne.

Wigman donne en 1930 à la Sorbonne une conférence3 en français intitulée "La philosophie de la danse
moderne". Dès les premiers mots, elle rectifie le titre annoncé. A l’expression "danse moderne", elle pré-
fère "la danse de notre temps" ou "la danse telle que nous la comprenons aujourd’hui". Elle cherche ainsi
à confondre le "moderne" et le "contemporain", le moderne et l’aujourd’hui. Pour elle, la danse moderne
est "chargée d’interpréter l’homme moderne et sa foi"4, "de mettre à l’unisson les sentiments intimes [du
danseur] et l’humeur du temps"5, "de rendre justice à l’esprit de [son] temps"6. Cependant "l’expression,
l’humeur, l’esprit", ou encore "le rythme" du temps, ne sont pas pour Wigman des données a priori. Ce
qu’on appelle communément "l’esprit du temps" ne détermine pas la nature de son art. Elle tente en effet
de formuler son rapport au présent de façon non déterministe, hors de toute causalité linéaire historiciste.
La fonction de son art ne se réduit donc pas à exprimer ou à "refléter" un temps qu’elle connaîtrait, mais
elle n’est pas non plus la seule expression d’un génie atemporel.

Ce n’est pas tellement la personnalité de quelques figures, ni l’esprit qui est dans le temps qui
donne son but à un art du mouvement. Dans le cas de la danse, c’était un désir d’exprimer
certaines impressions profondément enfouies du monde moderne pour lequel la vieille tech-
nique du ballet était inadéquate.7

Le présent qu’il s’agit d’exprimer est inconnu, énigmatique. Il n’est jamais acquis, il est enfoui, à dé-
couvrir. Il n’existe que par "l’impression" qu’il laisse, que par son empreinte secrète ou sa marque cachée
sur les corps.

Notre danse a le cachet de notre temps plus que tout autre art. J’espère que les contemporains
prendront leurs responsabilités face à leur création la plus vivante, la danse moderne.8

En effet, exprimer et refléter son temps suppose, d’une part, un sujet qui puisse être extérieur à son
époque, c’est-à-dire capable de l’objectiver totalement, et d’autre part, une définition admise et stable de
cet "esprit du temps". Qui peut prétendre à ce regard global et synthétique sur sa propre époque, et allier
ainsi le particulier au général ? Si Wigman affirme que la danse moderne "est sortie du temps dans lequel
nous vivons"9, ce n’est donc pas pour établir une ressemblance définie entre son art et son époque, ni un
simple rapport de détermination.

3
"La Philosophie de la danse moderne", Paris, Sorbonne, 1931. Ce texte inédit, conservé dans les Archives Wigman, est le
tapuscrit d’une conférence donnée à la Sorbonne lors de la tournée de Wigman à Paris au Théâtre des Champs Elysées. Il nous a
été transmis par Laure Guilbert que nous remercions chaleureusement.
4
Interview au Oregon Journal, 1er février 1932, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 149.
5
"Danse et danseur sur scène", numéro spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, Ibid., p. 107.
6
Ibid., p. 109.
7
Interview au New York Times, 10 janvier 1931, Ibid., p. 139.
8
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, Ibid., p. 115.
9
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

L’époque a plutôt "engendré" la danse moderne. Cet art serait né de la matrice du temps et de "l’utérus
de l’expérience"10 d’une danseuse lovée dans une époque prête à l’accueillir. "Notre temps est prêt pour la
nouvelle danse"11, affirme encore Wigman en 1925. La danse moderne manifesterait ainsi corporellement
le présent sur le mode d’une apparition dansante conçue à l’image rythmique d’une époque. Si Wigman
conçoit bien l’apparition de son art comme le fruit d’une expérience du présent, cette naissance perdure
et se renouvelle au rythme du temps qui passe. Son origine historique reste à découvrir, et ce fruit n’est
pas encore circonscrit. Comment définir en effet ce qui de la mère et de l’enfant se ressemble ? Cette quête
d’une origine n’a guère de sens et s’avère d’autant plus délicate que ni la mère (le temps présent) ni l’en-
fant (la danse) n’ont de visage et d’identité définis, qu’ils sont tous deux posés comme énigmes.

La forme sous laquelle la danse moderne se manifeste n’est pas une forme despotique, décou-
verte une seule fois par n’importe qui. [ ... ] Aucun créateur, quel que soit son talent, n’a le
droit d’en revendiquer l’origine.12

Si le visage de cette danse n’est pas précisément dessiné, on ne peut imposer à la "danse moderne"
aucune paternité, ni maternité, sans risquer de se fourvoyer. Il n’y a donc pas de "mère", et encore moins
de "père", de "la" danse moderne, pas de droit de propriété sur une danse qui n’appartient à personne et
dont l’origine ne peut être fixée ou désignée. La danseuse s’insurge par avance contre toute tentative de
la postérité, prompte à construire un arbre généalogique, à dater et à dresser l’état-civil de "la danse mo-
derne" sous la forme d’un croquis historique réservé aux seuls historiens de la danse. Il importe à Wigman
que la danse moderne soit indéfiniment naissante, que les limites de sa cartographie restent ouvertes, au
rythme du présent, vivantes comme les formes mêmes de la danse.

Si Wigman parle de l’origine de son art, ce point de départ reste donc mystérieux. La marque du temps,
le signe particulier qui modèle le visage de cette danse, sont voilés, enfouis dans les corps. La naissance
de la danse moderne est donc ici racontée comme un grand mystère fondateur qui s’incarne dans la cor-
poréité des humains. Il est le récit d’une danseuse qui se définit comme vierge de causalité logique certes,
mais organiquement engendrée par l’esprit du temps cependant puisqu’elle invite à saisir au sein même
de la corporéité l’empreinte secrète d’une époque. De quels états de corps et de quels rythmes le danseur
moderne se sent-il donc le contemporain ?

Une danse de l’après-guerre ?


Le danseur moderne est né, selon Wigman, de deux âges, celui de la guerre et celui de la machine.
Datant approximativement l’apparition de la danse moderne dans le cours des années dix, elle écrit en
1930 : "La danse en Allemagne depuis vingt ans a subi une évolution, désignée sous le qualificatif de
"moderne""13. Elle souligne ainsi un surprenant parallèle entre la naissance de la danse moderne et le
déroulement de la Première Guerre Mondiale. Elle rappelle pourtant que l’imminence et les dangers de
la guerre étaient bien loin de préoccuper la communauté des danseurs d’Ascona (Suisse) en 1913-1914 :

10
Conférence à Zurich, 1949, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 168.
11
Préface à Tanz in dieser Zeit, Universal Edition, Vienne, 1925, Ibid., p. 82.
12
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
13
Ibid.

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"Nous dansions et vivions ces jours d’été dorés sans penser à autre chose qu’à ces heures remplies"14. "Nous
étions jeunes. Et la liberté de ces semaines d’été, ajoutée à la beauté ensoleillée du paysage, délivrait [ ... ]
nos membres, mais ouvrait aussi les portes spirituelles. [ ... ] Tout était fête"15. L’annonce de la guerre est
donc pour elle une terrible surprise :

Un sentiment étrange de vide et d’insécurité grandissait en toutes choses et en chacun; même


le paysage [ ... ] révélait pour la première fois des traits menaçants derrière le masque glo-
rieux de la beauté. [ ... ] Je frissonne encore quand je pense à ces nuits sans repos à l’idée
de la guerre, [ ... ] dans cette maison hantée de fantômes.16

Aussi "belles, riches et aventureuses"17 que puissent avoir été, artistiquement, ces années 1913-1919 en
compagnie de Laban, elles restent a posteriori minées par le sentiment d’un vide hanté par des corps agités
et évidés de leur substance. La plénitude des expériences vécues à Ascona avec Laban et d’autres danseurs
n’échappe donc pas aux douleurs muettes de la Grande Guerre. Leurs corps "pleins" d’expérience se seraient
bâtis sur du sable, des corps fantômes ne reposent pas sur un sol ferme. Le sentiment du vide propre à ces
temps de guerre est d’abord défini comme "abîme" :

Un énorme abîme a divisé le temps et a reculé les dieux et les grands créateurs du passé dans
le lointain. Le retour en arrière est interdit à la jeunesse par la destinée actuelle comme il ne
l’a jamais été pour ceux dont l’éducation s’est faite pendant les temps d’avant-guerre.18

La guerre a ainsi créé une profonde discontinuité historique. Le danseur moderne vit dans un après;
plus encore, il vit à partir de cette faille temporelle. L’histoire s’est ici trouée, elle s’est déracinée ou vidée
de ses centres vitaux. Le corps humain est coupé irrémédiablement de son passé et d’une culture organisée
autour de références et de repères stables.

Cet abîme historique est aussi perçu par Wigman comme la conséquence d’un changement rythmique
profond dans l’époque. Il se nourrit de l’accélération et de la fuite en avant provoquées par le vide de la
guerre. Elle écrit en 1930 :

Le temps présent est marqué d’un rythme fort qui impitoyablement presse, martèle, forge et
transforme l’image des générations plus rapidement que cela pouvait arriver autrefois. Il me
semble du moins qu’il en est ainsi en Allemagne.19

Cette violence rythmique est dangereuse puisqu’elle abolit toute forme de continuité et fait se succéder
différentes images du passé à une vitesse telle que leur perception finit par en être entièrement brouillée.

14
The Mary Wigman Book, her Wrirings. op. cit., p. 42. (Pour les souvenirs sur Monte-Verità, voir les pages 30 à 46)
15
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman. 1910-1933, D.E.A. d’histoire, Institut des Sciences
Politiques, Paris, 1990, p. 37.
16
"My Teacher Laban", L.A.M.G. Magazine, n° 13, décembre 1954. Londres.
17
Ibid.
18
"La philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
19
Ibid.

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A une échelle plus petite, les corps subissent une accumulation de coups, leur motricité ne leur appartient
plus. Ils traînent leur spectre sans savoir, ni voir où ils vont. "La jeunesse allemande grandissait dans un
monde triste et découragé, un monde qui marchait la tête dans les mains, en traînant le pas"20. Wigman
associe à ce rythme mécanique qui vide de leur durée et de leur identité propres, l’histoire, les lieux et les
corps, une vision des cimetières de guerre allemands dans les Vosges. "[ ... ] Croix sur croix, toute la pente
remplie de croix noires, les noms presque effacés ... [ ... ] La nature même semblait être retirée de ce lieu
de silence. [ ... ] Cette finalité terrifiante de la mort - la voici, nue et sans pitié. Commandés de mourir,
alignés pour mourir, fauchés et écrasés par la poigne aveugle de la machine de guerre impitoyable. Même
le lieu du dernier repos était organisé ..."21.

La danse moderne naîtrait donc d’un milieu mortifère d’où toute espèce de vie s’est retirée. La guerre,
selon Wigman, vide méthodiquement l’instant présent de ces liens secrets avec diverses couches de tempo-
ralités (divines, sociales, individuelles), pour imposer son ordre dans un monde de squelettes où même les
fantômes n’ont plus droit de cité. Wigman se pose ainsi comme porte-parole de la génération des danseurs
de l’après-guerre :

C’est la jeune génération qui a senti si profondément les années de guerre, qui en a tant souf-
fert, une génération qui voulait un exutoire pour ses sentiments et ses protestations. [ ... ]
Quand un jeune danseur commence son travail, la première chose qu’il veut exprimer, c’est un
hurlement. Ensuite il apprend à dire autre chose.22

La danse moderne se caractérise initialement comme un cri cinétique jamais proféré, cri muet dont la
douleur se diffracte dans l’ensemble du corps. A l’origine du mouvement, le désir de son, est donc autant
tourné vers l’extérieur que vers soi. Cependant ce "mouvement-cri" ne saurait être interprété comme une
réponse critique à la guerre. Le danseur n’a même plus la possibilité de la critique. Ce cri muet du danseur
qui a accepté la guerre et qui en a souffert sonne plutôt comme un défi. Il est l’ultime acte possible, la
seule issue pour survivre et s’entendre au moins crier à l’intérieur de soi23. C’est l’acte d’un survivant qui
hurle secrètement pour s’assurer qu’il est en vie.

Ce cri muet est suivi, chez Wigman, d’un autre mouvement inaugural de la danse moderne. Le hurlement
s’accompagne de la station verticale, les pieds du danseur ancrés dans le sol.

Le nouvel art [ ... ] a les pieds du danseur plantés fermement dans le sol comme si ce danseur
voulait dire : "Je suis là, je resterai debout. Laisse le destin faire ce qu’il voudra".24

20
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 53.
21
Le Langage de la danse. op. cit., pp. 50-52.
22
Interview au New York Times, 10 janvier 1931. The Mary Wigman Book. her Writings. op. cit., p. 140.
23
Cette idée est au cœur des articles de Daniel Dobbels sur Mary Wigman. Il insiste en particulier sur la notion de "discrétion"
comme essence même de la danse pour échapper à la pression extérieure d’un monde détruit. Il rapproche ainsi un vers de Rilke
adressé à la danseuse Clotilde Sakharoff ("Danser : est-ce remplir un vide ? Est-ce taire l’essence d’un cri ?") de la gravure de
Munch, "Le Cri". Il y voit l’expérience inaugurale de l’expressionnisme, expérience d’une singulière agression qui force à créer
un corps "prévenant" afin que l’autre puisse le regarder. Cf. "Danser, est-ce taire l’essence d’un cri ?", in Fous de danse, revue
Autrement, n° 51, juin 83, pp. 187-193 ; "Mesurer le territoire", pp.194-197 ; "Nous tissons l’habit du temps", Empreintes - Ecrits
sur la danse. n° 2, octobre 1977, pp. 26-34 ; "La danse et le sous-sol - Allemagne 1940-1945" in Le Corps en jeu, Ed. du C.N.R.S,
1993, pp. 205-208.
24
The Mary Wigman Book. her Writings. op. cit., p. 140.

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Il y a là un changement complet de perspective. Loin de se défaire, le corps du danseur s’érige en effet


à partir de l’énergie de son cri. De l’abîme et du vide, comme de cette origine historique sans racines at-
tribuées, naîtrait le danseur moderne. Ce mouvement est donc ambivalent, autant geste de victoire que de
désespoir, autant tourné vers soi que vers l’autre. La mesure de la coupure entre l’avant et l’après-guerre,
la soumission mortelle à cette déchirure, deviennent dans le discours de Wigman la condition même de la
force et de la vigueur du nouvel art. Paradoxalement, loin d’être affaibli par cette guerre, le danseur en sor-
tirait plus fort, plus ancré, plus lourd. C’est parce qu’il est plein d’une souffrance que "le nouvel art paraît
à première vue si puissant et si direct. [ ... ] La danse moderne et l’impression de force, de vitalité et de
vigueur qu’elle donne, font partie de ce nouvel esprit"25. Le corps survivant du danseur moderne s’appuie
sur un vide originaire qui est présenté désormais comme nécessaire à son existence même. Cette condition
de possibilité conduit Wigman non seulement à accepter et à mesurer l’ampleur de cet abîme, mais à le
désirer, à créer du vide. Telle est la conséquence de son fanatisme du présent.

Une danseuse "fanatique du présent"

La danse est le mouvement du désir, l’espoir d’agir, le vœu d’une affirmation de la vie. La dan-
se de cet âge moderne [ ... ] possède une aussi forte raison d’être que la musique moderne,
le drame moderne et la littérature moderne. L’art de la danse moderne sert aussi l’intérêt de
tous ceux qui possèdent la force et le courage de dire "oui" à l’ère dans laquelle ils vivent26,

écrit Wigman entre novembre 1931 et avril 1932. Le danseur contemporain dit "oui" aux présents qu’il
traverse. Il a la capacité d’accueillir ce qu’ils ont d’unique, il en a le courage et prend même le risque de
s’aveugler sur la nature de ce contemporain. Cet amour du présent oppose d’emblée Wigman à Laban :
aucune nostalgie et nul rêve d’âge d’or, ne semblent en effet hanter Wigman27. Un pont ferroviaire sur
le Danube, passage de l’ancien monde au monde moderne qui effrayait tant le jeune Laban, cette image
d’un monstre mécanique capable d’engloutir la joie et le chant des hommes au travail, c’est cela même qui
fait rêver la jeune Marie. "Je me rappelle Hanovre, moi âgée de quinze, dix-huit ou vingt ans. Dès l’arri-
vée du printemps, cette odeur spécifique des trains près des ponts ferroviaires à droite et à gauche de la
gare centrale, m’était insupportable. Cette odeur se mêlait à un sentiment d’agitation, le désir du lointain
s’éveillait, voyager, partir, s’échapper". Le mouvement du train est un départ, son odeur est associée à celle
du printemps et aux prémices d’une vraie vie. Wigman ne souhaite donc pas restaurer le modèle mythique
d’une culture festive en voie de disparition. L’époque moderne n’a pas de dettes envers le passé, elle n’a
pas besoin de racheter sa chute.

Danseuse, elle est ainsi résolument tournée vers un présent qui reste à découvrir et revendique l’ensem-
ble de ses dépressions et effondrements comme des points de départ : elle semble n’avoir cessé de vouloir
dire "oui" à toutes les époques de sa vie, y compris et surtout dans ses plus graves moments. "La fatigue et
l’épuisement ont été des stades de transition pour moi. [ ... ] Les lumières et les dépressions des rythmes
créatifs se conditionnent l’un l’autre"28. Se nourrir de la souffrance et la traverser pour pouvoir lui survivre,
voilà l’attitude qui dicte à la danseuse sa conduite. Elle commente ainsi la crise économique :

25
Ibid.
26
Conférence au National Broadcasting Compagny donnée lors de sa seconde tournée aux Etats-Unis en 1931-1932, Ibid., p. 144.
27
Voir à ce sujet le chapitre 1 de la première partie de la présente étude : "Une fable de la modernité".
28
Propos sélectionné par Walter Sorell, 1932, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 155.

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On ne peut passer à côté de la grande dépression. Même si, quand j’ai quitté l’Allemagne,
j’étais une de ces exceptions chanceuses dans la souffrance générale, je l’ai cependant vue
autour de moi. Et maintenant [ ... ] l’Amérique souffre aussi. On ne peut essayer d’échapper
à cette dépression. On doit la traverser.29

Et "quand l’existence elle-même atteignait les limites du supportable"30 avec les privations des années
de guerre aggravées par la maladie (en 1918), Wigman dit avoir vécu son malheur dans l’exaltation : "Un
idéal me stimulait et je travaillais chaque jour jusqu’à la tombée de la nuit."

L’âge de la guerre ne se réduit pas en effet pour elle aux dates de 14-18. Elle préfère parler "des temps
de guerre, de révolution, de lutte pour l’existence", temps "de chaos et d’isolement"31, temps de crise éco-
nomique aussi. L’après-guerre fut une rencontre avec la misère sociale, l’escroquerie, l’argent durement
gagné à faire des travaux de danse alimentaires32. Elle danse ainsi sur les scènes des sanatoriums devant un
public "cynique, malade et blasé", ou dans les salles d’hôtel-restaurant. La danseuse démythifie les "golden
twenties", "sans brio ni gloire". Elle y voit en revanche "un temps de lutte, plein de rébellion contre tout
ce qui était rouillé", un travail dur et implacable.

Après la rupture du barrage qui a ralenti ou totalement interrompu l’activité créatrice de


nombreux artistes allemands durant la Première Guerre Mondiale, il n’y avait plus de retenue
dans les années vingt. [ ... ] comme si rien n’avait été fait avant.33

Il s’agit là encore d’affirmer la valeur du présent et d’inverser le sens de la dépression pour en faire un
atout. La maladie devient la possibilité d’une santé supérieure, et l’après-guerre n’est plus un "après", c’est
un nouveau début. Ainsi, en 1925, Wigman affirme que "l’époque est prête pour la nouvelle danse"34, en
1927, qu’elle vit "un âge énergique et entreprenant"35, "une époque de changement" qui a besoin "d’une
manière plus moderne d’interpréter la danse".

Quelles que soient les difficultés, elles semblent donc toutes appartenir à un destin que Wigman tente
de retracer lorsqu’elle décrit l’évolution du désir irréductible d’expression de soi, désir d’être en rythme
dans le présent, d’être "au présent", pour un public présent. La fascination de Wigman pour le progrès
technique de son temps n’est nulle part plus évidente que lorsqu’elle évoque ses séjours aux Etats-Unis.
Enthousiasmée par la dynamique propre de la vie américaine, elle s’oppose encore diamétralement à Laban.
"Quelles nuits que ces nuits dans les villes américaines !" Avec plaisir, elle découvre "cette sorte d’irréalité
[ ... ] des lumières qui transforment partout les immeubles en sorte de fantômes"36, ceux-là même que La-
ban jugeait effrayants. Wigman se fond dans le brillant chaos de Broadway et dans sa foule électrisée. Elle
apprécie "l’air, la vie américaine qui prend possession de [son] imagination"37. La danseuse fit en effet trois

29
Interview au New York Times, 18 novembre 1932, Ibid., pp. 152-154.
30
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 41.
31
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
32
The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 49 sq.
33
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 54.
34
Préface à Tanz in dieser Zeit, Universal Edition, Vienne, 1925. Ibid., p. 82.
35
"La danse et la femme moderne", The Dancing Time, Londres, novembre 1927, Ibid., p. 106.
36
Interview au Columbus Dispatch, 2 avril 1932, Ibid., p. 152.
37
Interview au Cincinnati Enquirer, 10 avril 1932, Ibid.

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tournées aux Etats-Unis entre novembre 1930 et mars 1933. Aussi épuisant que puisse avoir été le rythme
de sa vie, l’agitation de la grande ville garde pour elle toute sa puissance fantasmagorique : aux Etats-Unis,
"tout marche comme des rouages bien huilés". Cette vie moderne où Laban percevait l’agitation de corps
automates, Wigman la perçoit plus comme un flux sans heurt, comme un progrès. Elle ne cessa d’ailleurs
de vanter le mérite et "la vitalité spontanée" des jeunes danseuses américaines, leur candeur et leur liberté
"qui contrastent avec le sérieux mortel"38 de ses élèves allemandes.

S’il faut sans doute faire la part des compromis publicitaires de l’étoile de la "new german dance" sou-
cieuse de son image publique, Wigman semble avoir été réellement séduite par l’Amérique. Fascinée par la
nature, "les vastes plaines, les hautes montagnes", le désert, ou par les chutes du Niagara qui "forcent l’être
humain à une extension joyeuse de ses pouvoirs", autant que par la ville, Wigman voit l’Amérique sous le
signe d’une harmonie possible entre progrès technique et nature, société industrielle et danse moderne. La
grande dépression n’entame en rien cet optimisme confiant. Ce n’est qu’une transition.

Avoir le courage d’accueillir le présent (le chaos de la machine de guerre, la grande dépression, le
progrès technique, la montée du nazisme, la reconstruction de son pays en ruines), c’est, pour Wigman,
mettre en évidence les forces par essence positives du contemporain. Ce fanatisme du présent peut donc
s’interpréter superficiellement comme le fruit d’un optimisme et d’une confiance dans le cours du temps.
Mais il repose aussi sur une fascination des abîmes et des effondrements à partir desquels le corps de la
danseuse s’érigerait. Si cette étude n’a pas pour objet une réflexion sur les positions politiques de Wigman
durant ces différentes périodes historiques, il s’agit en revanche d’évoquer ici les implications esthétiques
de ce fanatisme du présent, ses conséquences sur le récit wigmanien de l’histoire de la danse comme sur
sa pratique même de danseuse.

Il y a chez Wigman une curiosité absolue et avide du présent, une volonté sans faille de l’accompagner.
Elle dira toujours "oui" au présent, quitte à s’y sacrifier, à danser ce sacrifice, même si sa pratique de dan-
seuse y résiste39. Cette affirmation est peut-être, en dernière analyse, celle d’une survivante, ni vainqueur,
ni vaincue. Elle écrit à la fin de sa vie, à plus de quatre-vingts ans :

C’est sans doute étrange d’être parmi les survivants, et d’une certaine manière d’être un sur-
vivant de son propre âge. Mais la vie continue, et je l’aime, quoi qu’il en soit.40

Survivante aux deux guerres, Wigman survivant à elle-même se vécut presque toujours en sursis. On
peut se demander dans quelle mesure elle ne s’est pas toujours pensée ou rêvée comme une "sur-vivante",
à tous les sens du mot : qui échappe .à la mort, qui vit une vie supérieure, qui vit sa vie aux limites de
la mort. N’est-elle pas "mille fois exaltée par le mourir et le renaître de la vie"41 ? Susan Linke, élève de
Wigman de 1964 à 1967, remarque de manière émouvante combien, malgré son corps cassé, Wigman était
"physicalité pure jusque dans les moindres fibres de son corps" et ajoute : "c’était une vieille femme, elle
pouvait difficilement se tenir droite, biologiquement, elle était déjà morte cinq fois"42.

38
Ibid., p. 133.
39
La figure du sacrifice constitue, on le verra, un élément essentiel de l’imaginaire de Wigman.
40
Lettre au Docteur Herbert Binswanger, 11 janvier 1968, peu après la mort de Dore Hayer, Ibid., p. 194.
41
Le Langage de la danse, op. cit., p. 13.
42
Cité par Susan A. Manning, Ecstasy and the Demon, Feminism and NationalislIl in the dances of Mary Wigman, University of
California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 1993, p.228.

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Dans un des emplois que fait Wigman de l’expression "danse moderne" se lit donc une volonté absolue
d’affirmation de soi au présent, volonté proportionnelle au désir d’écarter toute forme de passé et de créer
un vide pour pouvoir exister. Elle revendique une danse véritablement "contemporaine" comme l’essence
même de la danse. Qu’il y ait des aspects non-contemporains et réactionnaires dans ce qu’elle définit
comme contemporain, tel n’est pas son souci. Seule compte la capacité d’accueillir le présent tel qu’il est,
d’en épouser le rythme, quitte à s’y sacrifier ou s’y aveugler.

LA DANSE MODERNE COMME "NOUVELLE DANSE"


Le désir de survie, de dire "oui" malgré tout, impose l’invention de solutions chorégraphiques entière-
ment nouvelles. Dans son "amour de l’instant", Wigman cherche aussi à percevoir les virtualités, "le non
advenu" de ce présent. Aucune danse passée ne pouvait, selon elle, prendre en compte ce désir d’inconnu
et de contemporain. La danse qui saisirait la part énigmatique du présent ne peut dès lors se définir que
comme une "nouvelle danse". Pour découvrir de l’inconnu, il lui semble nécessaire de trouver un moyen
lui-même inconnu. Wigman cependant n’a pas la prétention inouïe de croire que rien n’existait avant elle,
ni de créer ex nihilo quelque chose qui n’existait pas. Aussi son rapport à la tradition chorégraphique est-il
particulièrement complexe.

Critique de "la" tradition classique


Le désir d’inventer un corps capable de survivre au présent est indissociable d’un désir d’oubli et de vide
historique. Il y a chez Wigman une volonté polémique de faire table rase du passé. Cette violence initiale
à l’égard de l’histoire de la danse est pour elle la condition même de l’existence d’une danse moderne ab-
solument présente, sortie de ce qui est latent dans l’époque, née de son sommeil et de celui du temps. Elle
explique à un journaliste américain :

Je n’ai jamais eu aucune tradition sur laquelle m’appuyer. [ ... ] On ne peut s’appuyer sur ce
qu’on n’a jamais eu.43

A quelle tradition fait-elle ici allusion? La tradition refusée dans ce contexte est celle d’un héritage
formel, d’un héritage d’école acquis depuis des générations, reconnu comme tel et reproduit, c’est celui
de la danse classique. C’est un héritage mort. "Nous autres danseurs, sommes bien désarmés actuellement.
Derrière nous il n’y a que le ballet ‘comme seul point de comparaison. Un monde entier d’expériences nous
sépare de lui. Il ne peut nous servir de tradition"44. Wigman tente ainsi de mieux imposer l’idée d’une "nou-
velle danse" par opposition à l’ancienne. En refusant "la tradition", elle réduit doublement le sens du mot.
En extension d’abord : elle définit le ballet classique comme "la" seule tradition de danse européenne et
évince ainsi tout le champ des danses populaires et religieuses, mais aussi les danses sociales, la tradition
du cirque et du cabaret. La tradition, pour elle, demeure la tradition officielle et académique d’un art savant.

43
Interview au CoLumbus Dispatch, 2 avril 1932, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., pp. 151-152.
44
Préface à Tanz in dieser Zeit, Universal Edition. Vienne. 1925, Ibid., p. 81. Elle écrit aussi : "En principe le ballet classique est
la danse traditionnelle européenne".

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Par ailleurs, Wigman donne à la notion de tradition la définition la plus plate qui soit : tradition égale
convention, forme dépassée, exercice rigide et poussiéreux d’école, modèle académique. Par là même, elle
fige la danse classique, en fait un objet sans histoire dont l’évolution se serait arrêtée dès sa naissance, à
l’époque rococo. Au long de ses textes, Wigman dresse en effet un véritable argumentaire contre le Ballet,
qui, s’il n’était pas quantitativement important en Allemagne, représentait, au sein des théâtres nationaux
et municipaux, la seule pratique chorégraphique. Dans une lettre ouverte à la célèbre danseuse des Ballets
Russes, Anna Pavlova, Wigman expose ses griefs contre l’art classique45.

La perfection même du ballet classique, explique-t-elle d’abord, est cause de sa dégénérescence46. Le


degré de raffinement que cet art a pu atteindre dans les ballets français et russes a fini par nuire à son
esthétique. Elle critique ainsi le "progrès" technique et l’achèvement d’une pratique artistique plus que
l’interprétation des danseurs. L’aura de la danseuse classique est certes le fruit d’une perfection atteinte,
mais cet "accomplissement ultime porté par un charme discipliné" signifie la mort d’un art. Wigman ne
reconnaît l’aura de l’étoile que pour mieux l’éteindre et souligner son aspect fabriqué et illusoire. Le savoir
classique est ainsi réduit au travail d’une virtuosité sans fin qui se mesure au nombre d’heures de travail
endurées. Wigman ne peut rivaliser sur ce terrain, et c’est là un combat qui ne l’intéresse pas. Cette maî-
trise absolue de la prouesse technique ne recherche que l’exactitude géométrique d’un corps asexué et sans
désir, corps d’automate, corps abstrait, qui s’écartèle et s’étire sous la férule d’une discipline inflexible pour
obéir au compas, à la géométrie et aux formules classiques. "Existe-t-il ( ... ) quelque chose de plus insensé
que les pures formules de la danse de ballet ? Existe-t-il quelque chose qui puisse rivaliser en âpreté avec
cet étirement exact des jambes qu’exige le ballet ?" souligne-t-elle. Cette maîtrise est aussi le résultat final
d’une chaîne de production, d’une file de ballerines qui ont permis à Anna Pavlova d’être ce qu’elle est.
Celle-ci serait ainsi la dernière production sortie sous le label classique de cette vaste école : "Je ne vois
pas seulement la dernière grande danseuse classique ( ... ) mais comme dans une vision, je vois toute une
rangée d’ancêtres qui l’ont aidée à terminer, les Taglioni, les Camargo, les Elssler. Anna Pavlova, sais-tu que
tu dansais la mort, la plus belle mort que puisse imaginer la fantaisie humaine ?" Contrairement à l’étoile,
Wigman "ne porte pas en elle la perfection d’époques passées ( ... ) qui portent de leurs bras sûrs [l’étoile]
jusqu’au dernier pas de danse."

L’aura de Pavlova est donc une fausse aura, fruit d’une reproduction technique et de la chaîne d’expé-
riences de "marionnettes humaines", soumises à la pression d’une concurrence terrible et agitées par le seul
désir de renommée. La danse classique est ainsi définie, par Wigman, comme un art du souvenir, et non
comme l’art d’une mémoire capable de remémorations. C’est un art mort, pour des "jolies mortes"47 qui cé-
lèbrent des morts, un art de la conservation et de l’inventaire qui accumule les interprétations d’un même
répertoire comme des pièces de collection. Le spectateur-collectionneur de ballet est invité à accumuler
des reliques, des souvenirs nés de souvenirs. En ce sens, Pavlova est le dépôt, l’héritage de Taglioni, de la
Camargo. En ce sens la danse classique ne danserait que des formes mortes souvenues, le ballet ne peut que
mourir et re-mourir dans chacune de ses danses.

45
"Lettre à Pavlova", 1927, citée par Hedwig Müller, Mary Wigman, Leben und Werk der grossen Tanzerin, Quadriga, Berlin, 1987,
pp. 116-117. Nous citons plus loin l’ensemble de cette lettre dans un autre contexte, accompagnée d’une analyse plus approfon-
die et n’en retenons ici que les éléments qui formulent une critique de la danse classique.
46
Nous ne discuterons pas ici la notion de "décadence", à maints égards critiquable et qui fut d’ailleurs employée par les nazis
contre certains danseurs modernes (la danse moderne comme "art dégénéré"). Ernst Bloch fit une critique convaincante de cette
notion. Il visait les propos de Luckacs sur la décadence en littérature comme dans les autres arts. Celui-ci en effet s’était attaché
aussi tout particulièrement à la critique de l’expressionnisme considéré comme décadence. (Cf. Héritage de ce temps, Paris, Payot,
1978, et le résumé du débat Bloch-Luckacs dans L’Expressionnisme comme révolte de Jean-Michel Palmier, op. cit.).
47
Selon la formule de Théophile Gautier.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Le spectacle de ballet est en outre un art dépendant qui se réduit, pour elle, "à une histoire joliment
racontée avec l’aide de la pantomime"48. Il se compose suivant un diagramme, c’est-à-dire un ordre de
composition déjà élaboré : l’écriture du livret, puis la composition de la musique et enfin la chorégraphie
qui se soumet ainsi aux deux premières. Le chorégraphe travaille, en outre, dans le cadre d’une compagnie
hiérarchisée (corps de ballet, sujet, étoile), cadre qu’il doit respecter dans la distribution des rôles, même
si l’emploi de tel danseur pour tel rôle ne lui convient pas. Il résulte de tous ces efforts un pur divertisse-
ment, composé d’épisodes ou de scènes idylliques et historiques, lisible et clair pour tout le monde, oublié
sitôt que vu. Le mode de représentation est sans surprise, rassurant et distrayant. Les danseurs sont réduits
"à prendre part à un épisode de ballet d’opéra, à sauter dans une ronde paysanne, à traverser la scène
dans un rôle de page"49. Wigman ajoute : "Plus aucun jeune danseur doué pour la danse ne veut devenir
un danseur de ballet." Pour des emplois si peu gratifiants, le danseur classique n’est-il pas soumis à un
long et difficile apprentissage, dès l’âge de dix ans, afin d’acquérir la maîtrise de formes qui sont imposées
à tous de la même façon ? Wigman attaque ici un formalisme despotique, "un monde réglé", soumis à un
vocabulaire gestuel immuable, où ne s’acquiert qu’une panoplie de danseur. Le travail de l’artiste se limite
à un savoir-faire qui ne se mesure qu’à son degré de virtuosité technique. L’absence de spiritualité, ou
plutôt de cette pulsion intime qui définit la danse, se voit ainsi compensée par une virtuosité sans limites.
La danse classique est donc, selon Wigman, un art du sous-emploi et par là-même une pratique nuisible qui
finit par "empêcher l’expression des idées créatives par la panoplie de son vocabulaire et de son style"50.
Dans le meilleur des cas, le ballet transformerait l’interprète en "un virtuose de son art", et dans le pire des
cas en "un interprète d’idées musicales secondaires"51. Ces tâches mineures et essentiellement alimentaires
ne sont plus dignes du danseur d’aujourd’hui "qui attend de la danse plus qu’une profession [ ... ] et qui
demande des tâches qui impliquent du travail et de la lutte." Il finit ainsi par perdre le désir de danser
et "ses capacités pour la danse"52. (Wigman constate en effet que les danseuses classiques manquent de
souffle, ne savent ni ne peuvent respirer dans leur corset53, et elle déplore leur absence de sens rythmique
et spatial).

De plus, l’acquisition de la technique classique impose un âge, un modèle corporel, des règles de taille,
de poids, de physionomie. C’est, pour Wigman, un monde d’exclusion qui n’admet en son sein que "des
corps légers, mignons, des pieds agiles et une colonne vertébrale doublement vissée"54. Beauté, jeunesse,
élégance, virtuosité, corps féminins menus et délicats, sont donc nécessaires pour créer le "style char-
mant"55, "maniéré, guindé, exquis"56, "le saut et le joli tour"57, propres à ce monde scénique illusoire qui
promet un étalage de richesses et de fastes. Rappelons que Marie Wiegmann adolescente se jugeait laide et
forte, c’est-à-dire aux antipodes d’un corps classique, même si par ailleurs elle définit cette laideur comme

48
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 30.
49
"Danse et danseur sur scène", numéro spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, Ibid., p. 112.
50
Ibid.
51
"Sur Totenmal", Der Tanz, juin 1930, Ibid., p. 117.
52
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, Ibid., p. 112.
53
Ibid., p. 66. Lorsqu’elle travaillait à l’Opéra de Hanovre pour mettre en scène et chorégraphier les interludes dansés, Wigman
délégua à son élève Gret Palucca un travail préparatoire. Celle-ci raconte qu’elle ne put "rien obtenir [des danseurs]" : "Sauf que
les filles ont enlevé leur corset, car elles n’arrivaient pas à respirer suffisamment pour faire nos exercices."
54
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 53.
55
Ibid., p. 51, Idem.
56
Ibid., p. 28, Idem.
57
Ibid.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

fascinante : "Vers quinze ans, je sus que je n’étais pas belle. Cela est douloureux. Non, j’étais laide mais
presque jolie"58. "J’étais forte, vigoureuse, certainement pas mignonne"59. Cette douleur d’une jeune fille
qui se voyait d’emblée exclue, au nom de la nature, d’un monde de la danse qui imposait ses canons esthé-
tiques corporels fut d’autant plus grande qu’elle était redoublée par la sanction de l’âge. Vligman dut ainsi,
pour envisager une carrière de danseuse, dépasser ce complexe physique et faire fi des avertissements que
lui donnèrent des danseurs qu’elle admirait. Les sœurs Wiesenthal60 ne la jugèrent-elles pas trop âgée pour
entreprendre une carrière de danseuse et Dalcroze ne la voyait-il pas professeur de rythmiqué61 ?

Sur un dernier plan, c’est la corporéité même de la danseuse classique que Wigman refuse. Elle condamne
ainsi le sourire obligé de la danseuse, corollaire du principe d’élévation de cette "danse légère, en suspens
dans la lumière"62. "La vieille école du ballet semble toujours être concernée par les cieux. Elle éperonne la
terre. Elle tourne ses efforts vers la légèreté, la facilité, la grâce superficielle, laissant la danseuse sur les
pointes, quand elle ne flotte pas ou n’est pas portée par son partenaire"63. La danse classique se coupait
ainsi, par "sa maîtrise extérieure, des formes, de la source vivante d’où émane la danse. [ ... ] En cherchant
à vaincre la corporéité, elle bannissait non seulement de la technique, mais de la conception même, tout
ce qui était sombre, terrestre, pesant"64. La danseuse classique voudrait donc oublier le sol, d’où tout mou-
vement tire sa force et sa nécessité, le poids et le transfert de poids. Elle s’imagine vaincre la gravité en
la bannissant. Elle perd ainsi le fondement du mouvement et le contact avec le présent qui est d’abord sol
et poids. Elle manque ainsi de gravité, aux deux sens du mot. En effet la légèreté de Pavlova repose sur
"la richesse du passé" tsariste comme sur l’héritage de sa tradition chorégraphique. L’étoile est portée par
"le luxe cultivé des Français, le luxe barbare de la cour du tsar, [ ... ] le faste, l’allégresse"65, tous éléments
devenus anachroniques. Wigman en revanche revendiquait une solitude pauvre et absolue. A la cour du tsar
s’oppose l’âpreté de la rue, et au sourire glorieux le tâtonnement de celle qui avance à l’aveugle. "Entre toi
et moi, un abîme, point de pont pour nous réunir ( ... ) mon aspiration passe par d’autres chemins, tâtonne
sur des routes inégales"66. L’abîme qui sépare donc danse classique et danse moderne constitue la fable
nécessaire à son édification de danseuse moderne. Cet abîme, c’est ce qui sépare les morts des vivants ou
des survivants, le passé du présent. C’est ce qui sépare aussi la marionnette qui répète des formes apprises
et la danseuse qui danse une expérience.

Cependant, il faut remarquer ici, que son refus, si essentiel qu’il fût, s’est infléchi sous la pression des
directives pédagogiques imposées par la Chambre de la Culture du Reich à partir de 1935. Révisant, officiel-
lement en tout cas, ses positions pour se conformer à la doctrine de l’Etat, elle réorganise alors le cursus de
son école et y intègre des cours de danses classique et folklorique, comme des cours d’idéologie nationale-
socialiste. C’est là un important compromis autant artistique que politique. Ainsi dans Deutsche Tanzkunst,
après avoir rappelé qu’un violent débat avait opposé, dans la première phase de développement de la nou-

58
Conférence à Pasadena, 16 avril 1958. Ibid., p. 186.
59
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 28.
60
Ibid., p. 186. Leur spectacle avait allumé en elle le désir "de faire quelque chose comme ça", mais les célèbres sœurs lui
auraient dit : "Vous n’êtes pas assez jeune. [H.] Vous devez commencer petite. Peut-être pourrez-vous danser dans un cabaret,
mais pas une scène de théâtre."
61
The Mary Wigman Book. her Writings, pp. 28-29.
62
"Lettre à Pavlova", op. cit.
63
The Mary Wigman Book, her Writings, pp. 28-29.
64
"Lettre à Pavlova", op. cit.
65
Ibid.
66
Ibid.
67
Deutsche Tanzkunst, Carl Reissner Verlag, Dresde. 1935.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

velle danse, les classiques et les modernes, elle assure que "cette phase de contestation doit prendre fin,
qu’un respect mutuel et une reconnaissance [sont en mesure] de garantir et promouvoir le développement
prochain de l’art de la danse en Allemagne"67. Cependant, dans les faits, ainsi qu’en témoignent plusieurs
de ses anciens élèves de cette époque, cet accord n’aurait été que de façade : "Je ne pense pas qu’elle l’eut
fait si cela ne lui avait été demandé, si nous avions pu passer nos examens sans suivre un entraînement
classique. Dans l’école Wigman, la danse folklorique était une absurdité. Mary le prenait avec humour.
Mais cela était aussi imposé"68. Mais, plus tard, après-guerre, selon les propos de Karin Waehner, Wigman,
presque malgré elle, semble cependant avoir encouragé ses élèves à suivre un entraînement classique afin
qu’elles puissent trouver plus facilement du travail au sein des compagnies de danse qui privilégiaient les
danseuses de formation classique69.

Quoi qu’il en soit, et plus essentiellement, Wigman avait besoin de revendiquer hautement et de ma-
nière polémique que cette "nouvelle danse" soit sans tradition. On touche là une des utopies fondatrices
de sa "nouvelle danse" libre. Elle ne veut relever d’aucune tradition, d’aucune chaîne de transmission ou
de reproduction. Elle n’est dépositaire d’aucun héritage : sa naissance serait le fruit d’une parthénogénèse.
Du refus de cette lignée au refus de toute lignée, au refus même de la notion de tradition, Wigman se rêve
comme une artiste née à la fois d’elle-même et de son temps. Elle revendiqua constamment cette auto-
création. Est-ce à dire a contrario que la danse moderne ne viserait ni la légèreté, ni l’exquis ? Qu’elle ne
proposerait aucune image de richesse ? Ne provoquerait aucun effet de suspens ou de flottaison? Qu’elle
ne reposerait sur aucune forme de virtuosité et qu’elle ne conduirait pas au sourire ? Ce serait une oppo-
sition bien trop binaire. Dans la manière dont elle décrit ses propres danses ou son travail de composition
et d’interprétation, Wigman ne redéfinit-elle ces notions dites "classiques" : l’élévation, la virtuosité, la
légèreté, la grâce.

Wigman ne conçoit dès lors la "nouvelle danse" qu’en opposition à la danse classique et c’est dans ce
contexte qu’elle la baptise "danse moderne". Elle entre dans le jeu d’une opposition binaire, et contreba-
lance ainsi l’élan qui la tournait résolument vers l’inconnu présent, passé ou futur. Le fanatisme du présent
repose donc chez Wigman sur une opposition elle aussi fanatique à la danse dite "classique".

Une définition négative


Sa "nouvelle danse" n’a de cesse dans un premier temps de se définir négativement. "Il n’y avait ni
modèle ni lignes pour me guider"70, dit Wigman. Aussi vierge de tradition qu’elle se désirât, elle évoque
pourtant deux figures tutélaires de la danse moderne, Isadora Duncan71 et Jaques-Dalcroze.

Si Wigman a vu danser Isadora Duncan en 1916, ses propos sur la danseuse américaine restent très al-
lusifs. Isadora Duncan apparaît dans ses textes comme la figure légendaire d’un récit transmis par ouï-dire.
Sa danse est celle "du retour à la nature et au mouvement naturel", c’est "un appel révolutionnaire", "un

68
Cité par Susan Manning, Ecstasy and the Demon, op. cit., p.204. L’auteur s’interroge par ailleurs pour savoir si ces témoignages
constituent une défense de Wigman, un déni de leur propre complicité ou un compromis de façade avec les directives imposées.
69
Entretien personnel avec Karin Waehner, mars 1993.
70
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p.52.
71
Elle est connue en Europe dès 1899, quand elle danse à Londres. Elle danse à Paris en 1900. puis en Allemagne en 1902. Elle
y reviendra en 1924 après un long séjour en U.R.S.S.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

grand signal de transformation de la danse"72. Mais cet élan initial ne saurait constituer un modèle corporel
ou stylistique, a fortiori une lignée, puisque Wigman refusait, d’une part, toute forme d’arbre généalogique
chorégraphique et d’autre part, n’appréciait pas personnellement la danse d’Isadora Duncan (qu’elle jugea
"horrible")73 . L’image de la femme qu’Isadora Duncan proposait était, suivant l’hypothèse de Susan Man-
ning74, diamétralement opposée à celle de Wigman. A l’image d’une femme qui danse, en qui pouvaient se
reconnaître les femmes de la classe moyenne américaine qui découvraient au début du siècle l’éducation
physique, Wigman oppose, du moins jusque dans les années vingt, la vision dépersonnalisée d’une "confi-
guration dynamique de l’énergie dans l’espace." Nulle référence biographique et représentation archétypale
du corps féminin séduisant ou maternel, ne viendrait selon l’historienne, nourrir la danse wigmanienne de
ces années-là. Masquée, cachée dans cette "Gestalt im Raum", elle se constitue comme contre-point à la
danseuse duncanienne. Cette image d’Isadora Duncan, danseuse "naturelle" et "révolutionnaire", est deye-
nue un cliché dans l’histoire de la danse, et peut-être était-ce déjà le cas en 1930. Wigman ébauche ainsi
une histoire de la danse constituée d’une série d’élans aussi puissants les uns que les autres. Plus qu’un
style, elle retient d’Isadora Duncan "son signal" et sa force d’impulsion. Elle reste avant tout sensible à sa
puissance de transformation et non pas à ses réalisations chorégraphiques proprement dites.

Le cas de Jaques-Dalcroze est différent même si celui-ci est également envisagé comme un autre élan.
Wigman ne cherche pas en effet à relier Duncan et Dalcroze. Loin d’être une figure légendaire, ce dernier
revêt l’habit du maître d’école, de celui qui fait "école". De fait toutes les conditions étaient réunies pour
que Wigman, promue professeur de rythmique, devienne un nouveau chaînon de la tradition dalcrozienne.
Pourtant la jeune diplômée rejette cette filiation et semble, en effet, réduire son apprentissage chez Dal-
croze à un savoir purement technique. Elle n’y a pas découvert la danse qu’elle désirait. Dalcroze réduisait
la danse à l’enseignement d’une technique soumise aux règles musicales et aux passages des examens. Son
institut fut donc une sorte de moindre mal puisqu’il était à l’époque, selon Wigman, le lieu le plus éloigné
du ballet qui lui permit de débuter tardivement, à l’âge de vingt-quatre ans. Cependant l’influence de Dal-
croze sur Wigman fut sans doute beaucoup plus importante qu’elle ne le suggérait elle-même, remarque
Selma Odom75 : solfège, entraînement vocal, improvisation au piano, danse et gymnastique, anatomie, tel
était le contenu de l’enseignement qu’elle suivit à Hellerau, axé sur l’improvisation structurée et la manipu-
lation des dimensions spatio-temporelles. Quelle que soit la justesse des propos de Wigman sur Dalcroze, ils
permettent de comprendre comment celle-ci pense son rapport à la tradition en danse. Ce qu’elle dit retenir
finalement de Dalcroze, ce n’est pas une technique à transmettre, mais plutôt la possibilité qu’il lui offrit de
danser et de quitter sa famille. Plus qu’à son enseignement, c’est à ses spectacles, comme à ceux des sœurs
Wiesenthal, que Wigman préfère rendre hommage, à l’émotion déterminante qu’elle éprouva au moment où
elle y assistait. Si ces danses ont disparu, elles n’ont pas pour autant vieilli dans l’esprit de Wigman.

72
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
73
Cité par Susan Manning, Ecstasy and the Demon, op. cit., p. 294.
74
Ecstasy and the Demon, op. cit., p. 34-43. Elle compare des photographies de l’Ave Maria de Duncan à celles de la Danse de la
Sorcière de Wigman (première version), deux pièces de 1914.
75
Cf. Ecstasy and the Demon, op. cit., p. 52-56 et Selma Landen Odom, "Wigman at Hellerau", Ballet Review, été 1986, n° 14.2.
Selma Odom décrit ainsi les divers exercices proposés par Dalcroze : "Les élèves devaient commencer par marcher en suivant les
improvisations au piano du professeur, répondant directement aux accents et aux changements de vitesse et de dynamique. Il
leur était encore demandé de réagir rapidement aux départs et aux arrêts, ou de répondre aux changements de tempo, de bouger
deux fois plus vite ou deux fois plus lentement. ( ... ) Une autre pratique de base consistait en une écoute musicale immédiate-
ment suivie par la répétition en mouvement de ce qu’ils avaient entendu." D’autres exercices étaient proposés pour développer
le sens du phrasé, du contraste, de la dissociation rythmique, etc.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Elle ne cherche donc pas au départ à s’inscrire dans un mouvement artistique particulier, ni à reven-
diquer la continuité d’un quelconque héritage. Elle réclame au contraire le droit de naître d’elle-même -
telle que le mouvement de l’époque travaille en elle -, le droit d’apparaître et de disparaître, le droit à la
fulgurance comme garant fragile de sa postérité. Après deux années passés à l’Institut Dalcroze, Wigman
ne se considère pas encore comme une "danseuse" pour la bonne raison que, à l’époque, le "danseur mo-
derne n’était pas encore né"76. La "nouvelle danse" dont rêvent aussi bien Wigman que Laban est donc une
forme de danse qui n’a pas pénétré, jusqu’au début des années vingt, les lieux artistiques existants, qui ne
possède pas les structures et les institutions qui feraient d’elle "un art". Elle n’a pas d’école, c’est-à-dire
de technique propre, ni de professionnels capables de l’enseigner. Aussi cette exploration devint-elle vite
collective. Quand Wigman ouvre sa propre "école"77, elle n’a pas encore de système technique établi, de
"barre", de méthode au point.

Le travail expérimental restait la règle partout. Rien, mais vraiment rien au ciel comme sur
terre, ne restait intact, non testé.78

L’école de Wigman est une école de débutants dans laquelle la création est, par force, indissociable de
l’enseignement. L’acquisition d’une technique singulière est ainsi l’une des conditions originelles de la
création wigmanienne. Elle ne cherche pas à former des "danseurs" puisque "élèves" et "professeur" ne se
considèrent pas comme tels. "L’école" de Wigman se fonde ainsi presque malgré elle :

Le plus surprenant est que j’avais une classe supérieure qui n’en était absolument pas une. Il
n ‘y avait que des débutants et je me considérais encore moi-même comme telle. [ ... ] Nous
approfondissions ce que j’avais découvert. [ ... ] Je ne voulais pas d’école et j’en avais une.
J’avais des élèves sans l’avoir cherché. Et elles étaient comme moi : toutes ne voulaient que
danser. Aucune ne se préoccupait d’une quelconque carrière et des possibilités d’existence,
mais toutes ont fini par advenir. [ ... ] Il en a résulté que tout cela avait un sens.79

Les élèves furent en particulier Hanya Holm, Max Terpis, Gret Palucca, Yvonne Georgi, Harald Kreuzberg.
Hanya Holm se rappelle ces années 20 en ces termes :

A partir de 1922, nous étions devenus très "analytiques". Nous cherchions sans cesse à com-
prendre. [ ... ] En guise d’échauffement, nous pratiquions, par exemple, une sorte d’étirement
qui consistait à s’adosser à un mur et à le marteler du dos de la jambe ... Ou nous travaillions
le dos arqué sur une chaise [ ... ] Chacun apportait une briquette de charbon et nous nous
retrouvions à cinq ou six à parler de danse. Ces réunions nous permirent réellement d’avancer
dans nos observations personnelles et dans l’analyse de nos imperfections. Et c’est pendant
l’une de ces réunions que la vibration est née. [ ... ] Le lendemain, nous sommes allés dire à
Mary que nous avions découvert que nous pouvions vibrer.80

76
"My Teacher Laban", op. cit.
77
A Dresde en 1920.
78
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Wririllgs, op. cit., p. 65.
79
Interview de Wigman par Gerhard Schumann en novembre 1972 et mars 1973, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman,
1910-1933, op. cit., p. 48.
80
Susan Buirge, "Conversation avec Hanya Holm", Les Cahiers du Renard, n° 14, juillet 1993, p. 80.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

On ne vient donc pas suivre "des cours techniques" dans cette "école" puisque cette "notion n’existait pas
encore pour la nouvelle danse, la danse de style libre. Même Laban n’avait guère montré d’intérêt pour cela"81.

La nouvelle danse n’a pas non plus de répertoire. "Il n’y a pas de travaux de danse moderne tout faits
que l’on peut répéter et montrer sur une scène"82. Le nouveau danseur est donc simultanément "chorégra-
phe-interprète-pédagogue". C’est là un point de départ essentiel, il n’y a ici aucune dissociation entre ces
trois fonctions83. De fait, la forme inaugurale de cette nouvelle danse est le solo. Le désir d’école semble
ainsi naître progressivement au fur et à mesure du succès, quand se lève aussi l’envie de créer des pièces
plus importantes, et donc d’engager des interprètes, de constituer un répertoire pour les tournées. Il se
transforma ensuite en désir de "faire école" pour assurer l’avenir d’un art nouveau et inscrire le nom de
Mary Wigman dans l’Histoire de la Danse84.

Sans école et sans technique au début, la "nouvelle danse" n’a pas non plus de lieux. Wigman se sou-
vient, on l’a vu, d’avoir dansé sur les scènes des sanatoriums, des hôtels, des cabarets zurichois, avant
qu’une de ses élèves n’achète une "maison-studio-école". Elle n’a pas non plus de public établi. L’intérêt
du public, avide en revanche de divertissement, de belles jambes en rythme et de contes de fée mimés,
était extrêmement fragile. "Evanescent pour les groupes de danses nouvelles"85, il était inexistant pour ces
formes de spectacles inconnus "qui n’étaient pas considérés comme de la danse"86. Former l’œil du public
fut aussi l’un des soucis constants de Wigman.

Ambivalences du rapport à la tradition et au présent


La "nouvelle danse", selon Wigman, se bâtit ainsi sur un premier abîme qui sépare, après la Grande
Guerre, le passé du présent. Ce fossé historique est subi autant que creusé par la danseuse survivante. Il
englobe des dépressions, chaque fois interprétées comme transitions nécessaires à la vie, le vide historique,
physique et métaphysique étant une des conditions d’existence d’un corps nouveau. La fascination de la
mort est ainsi nécessaire pour espérer la régénération d’un corps nourri par la souffrance.

Mais la mesure et le désir de cet abîme historique s’expriment aussi sur le plan esthétique. Wigman
creuse un fossé entre la danse "classique" et la danse "moderne". Ce désir d’oubli de la tradition classique
permet à la nouvelle danseuse de s’instituer comme point de départ d’un nouveau type de tradition et
de s’appuyer sur cette négation de la tradition. En faisant table rase, elle crée ainsi un socle pour arrêter
l’abîme qu’elle avait entrepris de creuser. Cette contradiction est l’expression d’un désir constant de recon-
naissance dont Wigman se fait le héraut. Faire reconnaître la danse comme art majeur fut un des grands
combats de sa vie. Sa lutte ne reposait donc pas seulement sur un désir d’inconnu ; il s’inscrivait aussi dans
une continuité refoulée dont le repère fascinant et repoussant restait la danse classique.

81
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Wrirings, op. cit., p. 52.
82
"Danse et danseur sur scène", numéro spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, Ibid., p. 113.
83
C’est là une différence cruciale et fondatrice avec la danse classique, qui dissocie le chorégraphe, le maître de ballet, le danseur
et le professeur.
84
Ce désir ne fut pas directement satisfait puisqu’il n’y a pas actuellement d’école "Wigman". C’est donc sous des formes plus
souterraines, dont Wigman ne mesurait sans doute pas l’ampleur, que son enseignement perdure, non pas comme technique
formelle, mais plutôt comme discipline intérieure.
85
Ibid., p. 112.
86
à Berlin au début des années vingt, Ibid., p. 51.

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Dans les limites ainsi fixées par Wigman au champ de la nouveauté espérée s’ouvre un vide d’une autre
nature, défini comme "plein d’aventures". En 1925, Wigman déclare :

Nous, danseurs d’aujourd’hui, sommes dans une position délicate. Nous n’avons pas de tradi-
tion, pas de notation de danse claire et admise, nous n’avons pas de formules définitivement
intouchables dans leur symbolisme. Mais ces éléments - qui adviendront prochainement - sont
aussi notre force. Nous pouvons encore expérimenter, chercher, jouer et improviser, parce que
tout ce qui reste à dire dans le langage de la danse n’a pas encore été articulé. Un monde entier
d’expériences de danse s’étend devant nous, et notre temps est prêt pour la nouvelle danse87.

La "nouvelle danse" tire donc sa force essentielle de ses manques, de ce qu’elle n’a pas encore acquis.
Elle tire bénéfice de l’attitude de recherche et de l’élan propres à ceux qui pensent avoir tout à réinven-
ter. Wigman tente ici d’encourager les danseurs contemporains à surmonter les doutes et les hésitations
inhérents à leurs exigences. Le cachet du temps, "ce nouvel esprit"88 qui réclame force, vitalité et vigueur,
vient ainsi justifier un désir de conquête "du terrain pour la nouvelle danse allemande"89. Mais avant de
conquérir, il s’agit de découvrir les possibilités d’une danse de l’aujourd’hui.

Il n‘y avait qu’une novice qui, ne dépendant que d’elle-même, était entrée dans la plus fasci-
nante expédition qui puisse exister pour un danseur : la découverte de son propre corps et de
ses métamorphoses en un instrument.90

Utiliser les forces d’une nouvelle danse dans son état naissant, et préserver cet état comme indéfiniment
naissant, tel est le pari que Wigman se propose de tenir. Comment alors préserver dans la composition l’esprit
d’expérimentation de l’improvisation ? Comment passer du studio à la scène, du solo aux danses de groupe ?

L’expression "nouvelle danse" apparaît de fait dans un contexte où Wigman insiste sur la fragilité et
le caractère expérimental de cet art méconnu comme tel. C’est dans cette perspective que cette "nouvelle
danse" est d’abord liée au nom de Laban, défini "initiateur vénérable"91, et "début d’une nouvelle ère dans
l’histoire de la danse européenne".

Même s’il a été prouvé historiquement que tout ce qui était nouveau était déjà là, l’idée dé la
danse telle qu’elle nous concerne aujourd’hui a connu pour la première fois sa pleine expres-
sion et sa forme grâce à la personnalité de Rudolf von Laban.92

Wigman ne refuse plus ici la notion même de tradition. Elle affirme - comme Laban et de très nombreux
danseurs - que la danse a toujours existé, qu’elle est même un des premiers modes de communication hu-
maine, intimement lié à la vie quotidienne dans son aspect festif : "Un être humain qui commence à danser,

87
Préface à Tanz in dieser Zeit, Universal Edition, Vienne, 1925, Ibid., p. 82.
88
Interview au New York Times, 10 janvier 1931, Ibid., p. 140.
89
Le Langage de la danse, op. cit., p. 49.
90
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 52.
91
"My Teacher Laban", op. cit.
92
"Rudolf von Laban on his Birthday", Schrifttanz. N° 4, décembre 1929. Edition et traduction anglaise de Valerie Preston-Dunlop
et Susanne Lahusen, Schrifttanz. a View of German Dance in the Weimar Republic. Dance Books, London, 1990, p. 90 sq.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

poussé par une pulsion intime, le fait sans doute à partir d’un sentiment festif, d’une intime accélération
qui transforme son mouvement de tous les jours en un mouvement de danse, même s’il ne le remarque pas
lui-même"93. Wigman évoque ici la tradition d’un savoir anthropologique du mouvement qui devrait être
un repère pour le danseur-observateur. La tradition n’est donc pas celle qui se présente comme telle. Elle
advient dans le travail. Si tradition il y a, elle est toujours à inventer. Mais Wigman n’est pas fixée sur
l’idée d’un âge d’or labanien, ni sur une fascination pour des danses "primitives", exotiques ou orientales.
La tradition selon elle repose sur le développement de cette pulsion intime et organique.

La danseuse oscille ainsi entre "un amour de l’instant" et "un fanatisme du présent", ce qui n’est pas
sans créer de paradoxes. Si elle affirme que le présent reste énigmatique, Wigman se constitue néanmoins
un destin de danseuse et veut épouser sans relâche ces rythmes ambivalents. Si elle survit au rythme de la
machine de guerre, elle se présente aussi en conquérante du présent. Sa "nouvelle danse" qui n’existait pas
encore se définit certes négativement, mais elle reste fidèle aux cadres de la danse européenne. Le désir
de Wigman de créer une danse moderne, contemporaine, revêt en effet un double aspect. Il repose d’abord
sur une pratique qui déborde le champ esthétique et ouvre alors sur un vide plein d’aventures. Il rend ainsi
possible l’approche d’une mobilité fondée sur une conception non-instrumentalisée du corps. La définition
négative de la nouvelle danse et de ses limites indéfinies, loin d’être une faiblesse, constitue une force
expérimentale et inventive sans précédent. Mais ce désir repose aussi sur un refus qui circonscrit le champ
de la recherche, et place en partie cette "nouvelle danse" sur le même terrain que son adversaire. La danse
moderne, la "nouvelle danse", se veut "une danse d’expression"94 (Ausdruckstanz) ou encore "une danse
artistique". Ce qu’on pourrait lire comme un pléonasme n’en est pas un pour Wigman qui souligne ainsi sa
volonté de rester dans le champ esthétique, d’occuper les théâtres de son temps sans faire de concessions
à l’industrie du spectacle, en restant exigeante dans l’expérience qu’elle entend mener et constituer. Quel
qu’en puisse être le prix, Wigman veut danser pour la scène95.

II. LA DANSE MODERNE COMME


"DANSE D’EXPRESSION" ?
Une fois le passé éradiqué ou reculé le plus loin possible du présent, la danse moderne est en mesure,
pour Wigman, de s’ouvrir sur un terrain d’aventures encore inconnues. Sans dieu ni maître, elle cherche
à se fonder sur elle-même. Wigman tente ainsi de découvrir l’essence même de sa danse en dégageant le
niveau où celle-ci est en mesure d’agir profondément sur la corporéité du danseur comme du spectateur.
C’est principalement dans cette perspective qu’elle définit sa danse comme "danse d’expression".

Elle refusait pourtant l’étiquetage des mouvements artistiques qui les limite dans le temps et les fait
s’engendrer et se succéder les uns les autres :

93
Conférence au National Broadcasting Compagny, 1932, The Mary Wigman Book. her Writings. op. cit., p. 142.
94
Cette appellation reste rare dans les textes de Wigman que nous avons pu lire (deux occurrences seulement dans The Mary
Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 84 et 198). Dans ce contexte, elle se rapproche fortement de la désignation "danse
moderne". Le mot "expression" permet à Wigman de se démarquer d’une danse classique qui "n’exprime" rien, dépourvue de
motion propre.
95
Une telle attitude l’oppose en partie à Laban, comme à tout le courant de la gymnastique dansée, qu’elle a pourtant elle aussi
contribué à développer.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

On ne peut prendre l’art et le diviser en parties séparées. Ceci est l’expressionnisme, ceci le
modernisme, ceci le futurisme, ceci le post expressionnisme. Il y a de l’expressionnisme dans
tous les arts dignes de ce nom.1

La "danse d’expression" n’est donc pas un genre de danse particulier. Wigman refuse de s’inscrire dans
une problématique de genre qui tenterait de définir les traits stylistiques propres à une catégorie de danse.
La danse d’expression se relie à la sensibilité esthétique expressionniste dans la mesure où elle considère
son matériau comme un champ d’expérimentation pour découvrir et exploiter les principes premiers de
toute pratique artistique. Wigman donne donc un sens très large au mot "expressionnisme". Née en 1886,
elle partage certes plus que Laban, son aîné de sept ans, la sensibilité des artistes nés aux alentours de
1890, leur sentiment de vivre une apocalypse, leur révolte profonde contre une société wilhelmienne étouf-
fante, marquée par un conformisme puritain, une dévotion à l’égard de l’empereur. Elle partage encore, à
sa façon, leur aspiration à un monde nouveau, leur élan visionnaire et leur sens du pathos. Liée personnel-
lement aux peintres Nolde et Kirchner, mais aussi au critique Grohmann, elle n’est pas indifférente à leur
condamnation de l’académisme comme à l’utopie d’une société nouvelle fondée sur la "nécessité intérieure"
chère à Kandinsky. Si elle put en outre être tentée par les propositions de renouveau des nazis, c’est encore
un trait qui l’apparente à Nolde ou à Benn, bien que leurs raisons respectives ne soient pas nécessairement
les mêmes. Cependant c’est dans un sens beaucoup plus général que Wigman signale son appartenance à
la sensibilité expressionniste. Aussi est-ce l’analyse proprement esthétique de ses œuvres qui invitera le
lecteur à μne réflexion qui dépasse le cadre chronologique. L’appellation "danse d’expression", à laquelle
se substituent souvent celles de "danse artistique", ou de "nouvelle danse artistique", en recouvre en effet
une autre : celle de "danse absolue".2 Y aurait-il donc une danse qui "n’exprimerait" pas, ou une danse qui
ne serait pas artistique ?

CONTRE UNE DANSE DE MARIONNETTES


Par opposition à la "danse d’expression", Wigman s’en prend essentiellement à une danse "de marion-
nettes", exemple même d’une danse inhumaine et industrielle, et qui ne serait pas fondée sur la subjecti-
vité organique du danseur. C’est en tant que danses de marionnettes que Wigman condamne non seulement
la danse classique, mais aussi les danses de cabaret, les Revues, ou encore les danses "des petits comparses"
qui se réclament de la danse moderne.

Ces danses relèveraient du pur divertissement qui fait passer le temps au lieu de le retenir, de l’interro-
ger et de le pénétrer. L’on tient à tort pour un bon danseur celui qui jouit d’une publicité sans équivalent,
celui qui, dominé par sa vanité, "un amour propre et une ambition mal compris"3, se place sur une scène et
se déclare danseur. Si ces formes appartiennent certes au domaine de la danse sur les scènes de théâtre ou
les scènes de concert, Wigman considère qu’elles se distinguent de sa pratique par une différence d’ordre.
"La création de danse se déroule à différents niveaux". Aussi n’est-ce pas tant le lieu ou les caractéristiques
formelles d’une danse qui importent que le niveau corporel où la création se conçoit.

1
Interview au Oregon Journal, 1er février 1932, Ibid., p.149.
2
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, Ibid., p. 108.
3
Ibid., p. 114.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Les unes visent au divertissement, elles constituent la toile de fond d’un dîner (comme la musique de
jazz que Wigman n’aimait pas). Les autres recherchent une expérience artistique qui engage une toute
autre corporéité. "Elégance du ballet et érotisme du cabaret" réduisent la danse à n’être qu’un simulacre
de spectacle, "plein d’esprit, amusant, un de ces riens élégants qui font passer le temps dans un café ou
au théâtre".4

Mais si nous n’entendons rien d’autre que des opérettes sentimentales et du jazz, si nous ne
lisons rien d’autre que des bandes dessinées, et n’espérons d’autres danses que des clichés de
cafés, nous détruisons nos âmes dans le marais du néant : il n’y aura plus rien de la noblesse
du grand art, de la musique et de la danse pour rendre nos vies tolérables, et plus d’impulsion
pour créer. Nous voulons une danse digne de nous, êtres humains.5

Si la danse classique se réduit à n’être qu’une parade de marionnettes, elle est de même nature que les
danses des "girls". Elle ne se distingue plus "du système éprouvé et brillant de l’éducation des Tillergirls
qui respecte notre placement moteur, mais qui ne remplit pas les exigences de la forme artistique"6. On ne
peut donc se contenter de "quelques belles jambes de femmes qui, avec les meilleures intentions, suivent
le rythme"7 de la musique. Ces jambes sont autant celles des "girls classiques" que de certaines danseuses
dites modernes. Ce sont des jambes de poupée, manipulées et produites par la grande industrie du specta-
cle. Wigman n’est pas loin dans cette critique des réflexions beaucoup plus politiques de Siegfried Kracauer
ou de Bertolt Brecht. Kracauer écrit :

Les Tillergirls : ces produits de l’industrie américaine du spectacle. Il n’y a plus d’individus,
il n’y a qu’un ensemble indissoluble de girls dont les mouvements sont comme une démons-
tration mathématique. La structure de cette figuration de masse reflète celle de l’ensemble de
la situation actuelle. [ ... ] Aux jambes des Tillergirls correspondent les gestes du travail à la
chaîne. La figuration de masse est l’expression esthétique de la rationalité vers laquelle tend
le système économique en vigueur" (1930)8.

Et Brecht :

C’est un honneur de se conformer à un modèle. Je vois avec plaisir que dans les revues de
variétés les girls sont costumées de façon toujours plus uniforme. C’est agréable qu’il yen ait
beaucoup et qu’elles soient interchangeables. Je n’éprouve pas le besoin d’imaginer qu’une de
mes pensées soit immortelle, mais je voudrais que tout soit mangé, vendu, consommé.9

La fascination que Wigman avait pour le pays des girls, l’Amérique, son adhésion affichée au mouvement
de la machine - puissance rythmique propre au présent - sont ici contredites par son point de vue sur les
mouvements du robot-marionnette.

4
Conférence à Zurich, 1949, Ibid., p. 164-167.
5
Idem.
6
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 98.
7
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeilung, 15 mai 1927, The Mary
Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 114.
8
Cité dans Paris-Berlin, Catalogue de l’exposition, Centre Georges Pompidou, Paris, 1978, p. 570.
9
Ibid.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

L’élégance du ballet qui hypocritement "renie le sexe"10 ou l’érotisme du cabaret qui l’exhibe révèlent
en fait pour Wigman une même conception du corps comme outil ou comme marionnette, corps mort qui
s’agite en cadence sous les ordres d’un musicien. Et c’est une telle danse qui fut finalement promue par le
IIIe Reich. Elle l’analyse rétrospectivement, pendant l’été 1949 :

La dictature du IIIe Reich a étouffé la créativité allemande au fond d’une ornière comme une
chaîne passée autour du cou allemand; elle a particulièrement amputé la danse allemande. Je
ne peux résister au désir de vous rappeler le slogan de l’époque, slogan qui détermina la fin
du développement de la danse en Europe centrale : "Schmissiges BaLlett und zackige Erotik"
(Elégance du ballet et érotisme audacieux). IL est à peine nécessaire de commenter. Dans ces
mots se résument définitivement l’incompréhension et la méconnaissance de la danse. ILs tra-
duisent le mépris le plus total pour les valeurs éthiques et spirituelles que nous trouvons en
vérité dans la danse. Cette négation déplace la danse du niveau où elle pouvait fonctionner,
celle-ci n’est plus alors qu’un spectacle.11

Si Wigman réécrit et reconstruit ici son histoire en vue de refouler tous les compromis qu’elle fut ame-
née à faire pour continuer de travailler dans son pays durant les années trente, elle pose néanmoins une
question fondamentale. Le "niveau" où la danse peut agir n’est pas, selon elle, celui du spectacle seul,
tributaire de la conception d’un corps-figurine qui participe à l’effet pictural et décoratif. La danse pour
Wigman doit agir comme le font les œuvres de l’art. Il s’agit donc de créer les conditions de possibilité
d’une corporéité qui fasse du danseur un créateur ou un auteur de son propre corps.

Dans sa Danse de mort (1926), Wigman se refusa explicitement à utiliser cette esthétique de la marion-
nette. Son travail de composition l’amène en effet à rechercher la gestualité propre à des spectres ou à des
fantômes. Elle voulait éviter la pantomime d’une part, un mouvement de type mécanique d’autre part. Le
mouvement "ne devait pas devenir mécanique, ni faire penser au rythme cliquetant du squelette, ce qui aurait
pu créer l’impression de marionnettes dansantes"12. La marionnette définit pour la danseuse le squelette du
corps mort, elle crée une danse des seuls segments. Pour cette même Danse de mort, Wigman composa le solo
final d’une figure "morte, sans sang", qui évoquerait "une sensation d’absence totale de sensation" :

Cette figure était invitée à laisser le jeu diabolique advenir sans lui résister, à l’endurer, [ ... ]
mais à ne pas en souffrir. [ ... ] Il ne lui était pas permis de jouer à la marionnette.13

Elle ne pouvait donc mimer la marionnette. Wigman souligne là un des risques de la pantomime, qui
peut devenir dépendante d’un modèle corporel mécanique, c’est-à-dire d’un corps dansant soumis à une
image qui obéit à l’esprit du chorégraphe, manipulateur de son propre corps. "Le triomphe de la marion-
nette est la mort de l’homme, c’est aussi la mort de l’œuvre de danse"14.

10
"Lettre à Pavlova", op. cit.
11
Conférence à Zurich, 1949, The Mary Wigman Book. her Wrirings, op. cit., p. 164.
12
Notes sur la Danse de mort, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 100.
13
Ibid., p. 101.
14
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 98.

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Wigman développe donc un point de vue extrêmement réducteur sur le corps de; la marionnette dont
elle a une idée très schématique. Il repose sur deux présupposés. Le premier présente la mobilité de la
marionnette comme essentiellement mécanique, c’est-à-dire entièrement subie. L’art du marionnettiste se
réduit par conséquent à un simple placement ou arrangement d’éléments. On est loin ici de la subtilité des
conceptions labaniennes du rapport entre marionnette et marionnettiste érigé en modèle théorique pour
le danseur15. Le second présupposé repose sur la valeur absolue accordée à l’organique, vecteur "naturel",
vivant, intact, d’une subjectivité à exprimer. La "danse d’expression" est donc celle qui cherche à saisir et
à développer la valeur absolue de l’organique, lieu vierge de toute "pollution" mécanique ou artificielle et
lieu essentiel de la subjectivité. Elle fonde une danse qui se veut "absolument" organique.

VERS UNE "DANSE PURE"


La "danse absolue" se définit dans un premier temps en se distinguant de la danse scénique, ce qui ne
signifie pas qu’elle s’y oppose.

Les deux types essentiels de création dansée sont la "danse absolue" et la danse de scène.
[ ... ] "La danse absolue" est indépendante de tout contenu littéraire à interpréter. Elle ne
représente pas, elle est. [ ... ] Le spectateur est invité à expérimenter l’expérience du danseur.
[ ... ] S’il arrive encore que l’on puisse percevoir une action au sens théâtral du terme, la
faute réside en partie dans La création dansée. La difficulté est souvent celle du spectateur
qui n’a pas encore appris à absorber La danse comme une danse pure.16

Une danse "pure" est donc une danse épurée de tout récit illustratif, de toute musique qui accompagne
cette histoire et sur laquelle la danse viendrait se greffer. Elle n’a d’autre prétention que d’être et son ob-
jectif ne relève donc pas d’une logique spectaculaire. Peu lui importe en théorie d’être présentée sur une
scène. Elle ne désire qu’exister. Elle cherche l’autonomie maximale, l’autarcie de sa spécificité essentielle :
l’acquisition d’un mouvement propre à un sujet.

Laban et "le vide plein d’aventures" d’Ascona


L’apport de Laban, cet "inspirateur"17, ce "guide", "seul et grand expérimentateur"18 du temps, "décou-
vreur et catalyseur"19, reste fondamental pour Wigman. C’est lui qui "a redonné le mouvement à la danse"20
et ouvert des portes sur un monde propre au danseur. "La qualité originelle, le sens profond : se mouvoir
et être mû, cela semblait perdu à jamais"21. Wigman découvre ainsi "un monde qu’[elle] avait rêvé, ne

15
Voir le chapitre II de notre première partie.
16
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeilung, 15 mai 1927, The Mary
Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 108-109.
17
Préface à Tanz in dieser Zeit, Universal Edition, Vienne,1925, Ibid., p. 84.
18
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 30.
19
"Rudolf von Laban on his Birthday", op. cit., p. 90.
20
"The Extraordinary Thing Laban gave to the Dance", op. cit.
21
Ibid.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

sachant pas encore que c’était la danse qu’[elle] recherchait"22. Ce lien revendiqué par une danseuse qui
refusait une Histoire chorégraphique de "famille", peut paraître paradoxal. Plus catalyseur que concepteur
ou architecte, Laban a posé selon Wigman

Les fondations sur Lesquelles, nous danseurs, sans le savoir ou en le sachant, nous fondons
aujourd’hui [ ... ] la nature des tensions, l’harmonie et Le flux d’une séquence de mouve-
ments, l’unité du corps et l’espace rythmique, [ ... ] l’expérience de l’improvisation libre,
[ ... ] la libération de l’esclavage de la musique, [ ... ] La notation.23

Définir simplement Wigman comme une élève de Laban (ce qu’elle fut effectivement) est donc insuffi-
sant, car cette définition refuse de prendre en compte cette réticence profonde qu’elle avait à l’égard d’une
histoire linéaire qui enterre le passé au fur et à mesure qu’il "avance". Ni élève, ni enfant de Laban, elle se
sent plutôt sa contemporaine, sa "présente", sa compagne de voyage, ou encore sa partenaire. Elle souligne
que leurs débuts à Ascona furent parallèles. Dans ce contexte, qui peut s’approprier les découvertes de
qui ? Si elle hérite quelque chose de Laban, c’est "d’un vide, prometteur", d’une possibilité d’improviser et
d’une exigence face au mouvement24. C’est elle, et elle seule, qui découvre plus tard son propre mouvement.
Wigman se vit ainsi comme une autodidacte, au contact d’autres autodidactes. Dès lors les découvertes
formelles de la nouvelle danse ne peuvent appartenir à un chorégraphe qui en aurait le droit de propriété.
Ce ne sont pas des formes-limites, des formes-cadres, des formes instrumentales que l’on peut prendre et
posséder comme des objets. Ce sont des formes-expériences, nées de l’expérience du temps vécu par un
danseur. Elles ne peuvent appartenir qu’à celui qui les danse, au moment où il les danse. La nouvelle danse
se présente ainsi paradoxalement comme un rien que rien ne garantirait. C’est désormais "un vide tentant
et prometteur, plein d’aventures artistiques, qui s’ouvre"25 devant la jeune danseuse, un monde voué à "la
recherche passionnée du mouvement"26 dans un "travail d’improvisation sans but"27. Un seul axe dans tout
ce travail : le mouvement en vue de la danse.

Les séjours à Ascona sont racontés par Wigman comme des moments de travail particulièrement inten-
ses dans sa vie de danseuse28. Elle y acquiert la douceur du flux de la motion. Ce "système de gymnastique,
sans limites, lignes théoriques et lois fixes" explorait de façon extensive tous les phénomènes propres au
mouvement. Le "petit groupe de gens bizarres" réunis autour de Laban et Wigman ne fait pas encore de la
danse, il participe, comme on l’a vu, à "des expériences de danse", s’enivre de promenades qui sont autant
de danses improvisées en plein air, de nuit comme de jour. Il apprend à dessiner, danse avec ou sans musi-
que, sur le rythme de poèmes écrits par d’autres danseurs. Wigman essaye des premières compositions sous
l’œil implacable d’un de ses premiers spectateurs, Laban, et improvise déjà une danse de sorcière. Tout est
donc prétexte à danser.

22
"My Teacher Laban", op. cit.
23
"Rudolf von Laban on his Birthday", op. cit., p. 90.
24
Wigman. pour la petite histoire, chercha toujours à se singulariser parmi les autres élèves de Laban : en refusant d’appartenir
à ce qu’elle appelait « son harem », en refusant aussi de se couper les cheveux ou de se baigner nue et de partager entièrement
la vie communautaire d’Ascona. (Voir Martin Green, Mountain of Truth, op. cit.)
25
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 27.
26
Ibid., p. 52, Idem.
27
Ibid., p. 27, Idem.
28
Jusqu’à sa mort elle retourna presque chaque année à Ascona, ou dans les environs du Monte-Verità, pour donner des stages
ou se reposer.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Nous bougions, sautions, courions, improvisions, et faisions nos premiers soli et sketchs en
groupe. Laban nous montrait aussi comment dessiner, faire des costumes. [ ... ] La danse
était là en nous, avec nous, autour de nous, douce et cruelle, belle et méchante.29

C’était "un large, excitant et fascinant terrain de chasse à courre où l’on faisait des découvertes tous les
jours. Tout phénomène était observé avec une égale curiosité pour être jeté dans un grand sac et étudié par
la suite"30. Laban encourage ainsi "ses" autodidactes à inventer leur propre "technique", leur méthode de
composition. Il n’impose pas de règle, ne propose aucune solution aux problèmes techniques de "ses" dan-
seurs, mais il les contraint à une exigence de qualité, de maîtrise. Wigman conclut de ses séjours à Ascona :

Les bases de ma carrière de danseuse et de pédagogue sont nées de ces courts moments :
objectivité, responsabilité, patience, endurance et auto-discipline31.

"Victime docile de Laban"32 qu’elle assistait dans ses premières recherches sur la notation, elle pratique
des "gammes", répétant les mouvements jusqu’à ce qu’ils soient analysés et fixés dans un symbole.

Mais que cherche plus particulièrement Wigman lorsqu’elle accepte de se lancer, avec l’aide de Laban,
dans cette aventure ? Comment sa "danse absolue" dégage-t-elle les conditions de son efficacité sur le
spectateur ? Wigman utilise tout ce qu’elle a tiré de sa complicité avec Laban. Elle accorde ainsi une valeur
absolue et initiale à l’expérimentation, condition nécessaire pour fonder une tradition véritable. La force
radicale de cette danse, c’est sa garantie d’inconnu et l’assurance de découvertes sur le mouvement. Il s’agit
de découvrir l’être dansant, l’être qui danse en l’homme. C’est à cette seule condition que peut advenir "un
nouveau type de danseur", "le nouvel instrument" pour "un nouveau style de danse", né de l’expérience
du mouvement.

Le solo
Il faut d’abord travailler seul. A partir de "ces improvisations sans but" naît en effet une forme privi-
légiée de danse : le solo. C’est là une caractéristique essentielle de la "danse absolue" de Wigman et de
nombreux autres danseurs modernes. Les difficultés économiques et les contraintes matérielles ont certes
joué un rôle dans cette naissance d’une danse de solistes. Mais elles ont plutôt convergé avec un immense
désir de chercher une autre motricité, une autre corporéité dansante pour la scène chorégraphique, à
partir du seul moyen disponible: son propre corps, exposé radicalement au regard des autres. En cela, au
fondement de tout solo réside peut-être une prise de risque extrême, c’est-à-dire aussi une souffrance pro-
fonde. Le solo révèle un danseur-chorégraphe, un danseur qui doit être à la hauteur de sa chorégraphie, et
réciproquement. L’écriture chorégraphique est ainsi indissociable du travail d’interprétation comme de la
recherche dite "technique". Le temps de la danse de groupe fut un peu plus tardif33. Wigman chorégraphie

29
"My Teacher Laban", op. cit.
30
Ibid.
31
Ibid.
32
Ibid.
33
Dans les années dix, Wigman ne crée que deux danses de groupe (avec les élèves de l’école Laban). Dans les années vingt,
soixante dix solos et dix danses de groupe.

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alors pour de petits groupes, essentiellement féminins34, des compositions qui alternent danse en groupe
et soli. Toutefois le solo, dansé le plus souvent par Wigman elle-même, garde une place privilégiée dans
ces compositions pour groupe. La corporéité fait ici le pari de captiver son auditoire à elle seule, de s’auto-
suffire dans sa tâche spectaculaire, sans tenter de se reposer sur d’autres effets.

La chanson du solo
Le désir d’autonomie s’inscrit aussi dans celui d’une danse qui soit auto-rythmée, qui produise son pro-
pre rythme et sa propre musicalité. La musique vient d’une écoute en soi-même qui cherche à percevoir le
son dans le souffle, sa tonalité propre, le grain de la "voix" enfouie dans chaque corporéité.

Et comme souvent lorsque quelque chose me travaillait et demandait à sortir, je m’enfermai


dans ma chambre dorée, appuyai ma tête contre le gong siamois qui chantonnait doucement
et j’écoutai en moi-même35.

Wigman insiste sur la nécessité d’être en expectative, "d’écouter en soi-même" la symphonie corporelle,
et cela n’est pas que métaphorique. Ce son est d’abord celui des battements du cœur, du souffle des pou-
mons et du mouvement des autres organes. "Ecoutons les battements de notre cœur, le chuchotement et
le murmure de notre propre sang"36. De cette écoute productive naît un état rythmique, une conscience de
ce qui bouge, qui circule, qui pèse, qui s’ouvre et s’étire à un moment précis, et qui ne cesse de changer
à chaque respiration. De ce son intérieur émerge une attitude qui se résout "en un geste stylistiquement
correspondant, et de là en un premier pas dûment réfléchi qui libère le corps maintenant éveillé"37. C’est le
"motif". Ce pas "réfléchi" ne relève pas d’une réflexion intellectuelle. Il résulte d’une impulsion passée par
le prisme d’une corporéité en éveil. Il est le fruit d’un écho immanent à cette corporéité. L’utilisation du
gong dans cette méditation corporelle est un relais, instrument qui permet de mieux percevoir ce silence,
ce son du corps, de faire résonner et apparaître les cavités corporelles, les lieux d’éveil du mouvement.

C’est un son émis par un piano de verre dans une pièce lambrissée qui déclenche les conditions d’un
événement dansé dans le solo Chant séraphique (Seraphisches Lied, 1929) :

Je n’étais pas du tout préparée à l’enchantement qui me saisit lorsque j’entendis la toute pre-
mière sonorité. Quelque chose m’arrivait que je n’avais jusqu’alors connu que dans la danse.
[ ... ] La voix des cloches de verre n’était pas de ce monde. [ ... ] On marchait sans poids à
travers des espaces lumineux38.

34
Les compagnies de Wigman furent en effet féminines. C’est là une particularité étonnante. La danseuse considérait les hommes
comme naturellement plus doués pour la pantomime que les femmes. En outre, la danse est pour elle, un moyen d’expression
par nature féminin, né de "l’utérus de l’expérience" féminine. Nous y reviendrons.
35
Le Langage de la danse, op. cit., p. 35.
36
Ibid., p. 17.
37
Ibid., p. 35.
38
Ibid., p. 53.

150
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Wigman revoit et revit ici un mouvement, à tel point qu’il devient difficile de percevoir ce qui relève de
l’ordre du fictif ou bien de la sensation d’un mouvement effectivement effectué. Elle associe d’autre part ces
deux expériences (la perception du son et la remémoration d’une sensation dansée passée) à une troisième,
vécue quelque temps auparavant : l’écoute du son d’un orgue dans la cathédrale de Strasbourg baignée de
lumière. C’était "un souffle, tout doux comme du verre filé, céleste, séraphique, éthéré, qui me prenait par
la main, m’attirait et me conduisait dans un grand voyage dont toute pesanteur était absente"39. Le son
se corporéise ici dans l’épure du souffle qui seul engendre le mouvement. Le son devenu souffle - "cette
sonorité oubliée" - joue un rôle essentiel de vecteur. Il conduit la marche du Chant séraphique.

C’est encore l’apparition d’un son, alors que Wigman était allongée sur le sable chaud, qui préside
à Pastorale (1929) : "Une petite mélodie me revint à l’esprit [celle d’un berger pyrénéen]. Elle demeura
en moi et résonnait à mes oreilles lorsque je commençai la chorégraphie"40. L’ultime mouvement de cette
danse "s’éteint dans un dernier geste de la main comme un souffle - la danse était finie"41.

De même le solo Danse d’été (Sommerlicher Tanz, 1929) provoque "un chuchotement secret"42 qui devient
une brise d’été. C’est un vent enfin qui gonfle la robe et le corps de la Fiancée du vent (Windsbraut, 1937)43 :
"Merveilleux de se laisser conduire, de se donner avec ivresse, emportée par le vent, mariée au vent, se dis-
soudre au milieu du vacarme [ ... ]. Atteindre le sol en un dernier sursaut, une dernière expiration"44. La res-
piration conduit donc le mouvement autant que la danseuse module son souffle. Ce ravissement s’acquiert
ainsi au prix d’une abdication de l’intention, afin de conduire et être conduite, de bondir et "être bondie".

Le rythme peut être déterminé par une simple marche. C’est un rythme tactile qui s’entend, qui chu-
chote à l’oreille de la danseuse. En contaminant la corporéité toute entière, il modifie la perception même
de l’espace.

Elle arpente à grands pas le sol et ferme les yeux. Elle ne sent presque plus rien, sauf le doux
rythme de la marche. Les pieds du danseur aiment le sol. Comme des petits animaux apprivoisés,
ils se faufilent sur le sol avec une méchanceté rentrée, retenant leur élan pour sauter. Ils ca-
ressent le sol, l’agrippent avec les orteils, se pressent contre lui, chuchotant leur secret. Le sol
répond, retourne chaque pression. [ ... ] Ils s’enragent [ ... ] dans des rythmes coléreux, ils
frappent furieusement le sol, menacent de destruction [ ... ]. Le sol continu de respirer profon-
dément et tranquillement.45

La conscience de la respiration et de ses répercussions dans la corporéité toute entière est un facteur essen-
tiel de cette quête du mouvement. "Le souffle est le grand maître mystérieux qui règne inconnu et innommé
au-dessus de toutes choses"46. C’est lui qui apporte, selon Wigman, ce qu’on nomme confusément "énergie".

39
Ibid.
40
Ibid., p. 52.
41
Ibid., p. 55.
42
Ibid., p. 61.
43
Ibid., p. 72.
44
Ibid.
45
"Le pied", The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 118, texte repris de Dredner Neueste Näch…, 20 février 1920.
46
Le Langage de la danse, op. cit., p. 16.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

[Il] commande silencieusement les fonctions musculaires et articulaires, [il] sait attiser la
passion et amener la détente, exciter et retenir ; [il] freine la structure rythmique et dicte le
phrasé des moments coulés ; par dessus tout, [il] module l’expression dans sa relation avec la
couleur rythmique et mélodique. Bien sûr, ceci n’a rien à voir avec une méthode respiratoire
normale. Le danseur doit pouvoir respirer en toutes positions et situations. Il est alors à peine
conscient de sa respiration organique. Il est soumis à la loi de la puissance dynamique de son
souffle qui se révèle dans le degré d’intensité et de tension du moment.47

Le souffle, métamorphosé en mouvement, devient ainsi la matrice d’un) mouvement, assure son am-
plitude, sa puissance, sa vitesse. Apprendre à respirer, à jouer du réflexe respiratoire pour qu’aucun mou-
vement ne relève du mécanique, telle est encore une des tâches du danseur moderne. Le réflexe devient
dynamique. Wigman explicite ceci à travers l’exemple du saut :

La puissance de la respiration dynamique, augmentant l’effet et l’accomplissement, [ne se


fait jamais aussi bien] sentir que dans le saut. Lorsque le danseur décolle, il chasse le cou-
rant du souffle comme un éclair qui le parcourt de bas en haut, afin de retenir son souffle
depuis le moment où il quitte le sol jusqu’à l’apogée du saut et au-delà. Pendant ces quelques
secondes d’effort intense, retenant son souffle, il défie effectivement la gravité, devient créa-
ture aérienne, et semble voler ou flotter à travers l’espace. C’est seulement dans la courbe de
la retombée que le souffle retrouve le corps qui se détend et renvoie le danseur vers la terre
après un bref envol.48

Le mouvement wigmanien se développe ainsi sur un modèle organique respiratoire. Mais si le souffle
commande et guide le mouvement, il s’y transforme aussi. Cette respiration n’est plus "normale". Aussi le
mouvement n’est-il pas une pure analogie du jeu de "l’expir" et de "l’inspir". En effet, une fois la séquence
cinétique élaborée, elle est alors comptée (surtout si la danseuse travaille avec un musicien). C’est une ma-
thématique du souffle, qui définit les accents, les pulsations, les pauses et les suspensions, les transitions.
A la fin du travail, ce compte est redevenu une chanson dont les paroles seraient des chiffres. "Le compte
des mesures est capital, [ ... ] il faut toujours compter"49. Cette comptine s’harmonise ou non avec la musi-
que du compositeur. Mais ainsi incarnée dans la corporéité dansante, elle est entièrement indépendante de
la musique. La danseuse "absolue" invente une mathématique organique pour construire son propre temps.
Mais se faisant, elle découvre aussi un processus de spatialisation ou une relation à l’espace fondés sur un
jeu et une liberté respiratoire. S’autoriser à respirer, n’est-ce pas déjà créer l’espacement nécessaire aux coor-
dinations du buste ? Cet espace autorisé pour le souffle ouvre ainsi à de nombreux mouvements potentiels.
Il se construit donc aussi par la pulsation, l’appui et la perte de l’appui.

Se mouvoir et être mû
Wigman part donc "à la découverte du corps" pour y trouver "la vie la plus vivante"50. Le corps en mou-
vement se transforme et fait apparaître de lui-même d’autres réalités. En regardant un spectacle des sœurs
Wiesenthal, Wigman constate en effet :

47
Ibid.
48
Ibid.
49
Ibid., p. 15.
50
Citée par Hedwig Müller, Mary Wigman, catalogue d’exposition, Akademie der Künste, Berlin, 1986.

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Je les ai vues dans la valse du Danube Bleu et elles utilisaient leurs mains ainsi ... ( ... ) Je
me suis dit "je veux faire quelque chose de comparable !" 51

Le mouvement de la corporéité est donc par essence poésie, déplacement, c’est-à-dire aussi métaphore
et contamination. Donner cette faculté au corps, ce n’est pas le faire bouger sous la pression d’une volonté
extérieure ou d’un désir d’expression. C’est plutôt laisser advenir les mouvements qui sont déjà en lui,
chercher les tensions qui y résident, les reconnaître, puis jouer de ces micro-mouvements qui ne cessent
de se manifester "dans la naissance et dans la mort, l’évanouissement et l’épanouissement, l’alternance
rythmée du jour et de la nuit, de la lumière et de l’ombre, dans leurs images intangibles et dans les images
estompées du rêve, dans l’expérience et la reconnaissance"52.

Pour créer une nouvelle danse, Wigman ne cherche pas d’abord à exprimer, ni à faire de "la danse" ; elle
cherche à faire l’expérience d’un mouvement vivant sans préjuger de sa promesse spectaculaire. Cette tâche
est particulièrement délicate tant son désir d’expression est grand. C’était une torture pour la jeune Wig-
man que de répéter inlassablement avec Laban les mêmes mouvements, elle qui était "ravie de les faire à
chaque fois de manière différente"53. La plus grande leçon de Laban, celle dont Wigman lui sut toujours gré,
c’est que le mouvement doit se suffire à lui-même, qu’il est donc expressif en lui-même. Elle raconte ainsi
qu’elle répétait avec Laban une "gamme" de mouvement intitulée·"courroux" et qu’elle ne cessait de per-
turber ce mouvement par une "super-expression d’elle-même". Laban, à bout de patience, déclara alors "que
le mouvement lui-même était le courroux et qu’il n’avait pas besoin d’une interprétation personnelle"54.

Aussi la "danse d’expression" porte-t-elle bien mal son nom dans la mesure où il n’y a rien à ex-primer,
à sortir de soi. Elle n’a de valeur que si elle s’attache à préciser le trajet cinétique, à définir son point de
départ. Wigman .apprend donc à percevoir les exigences .et la logique propre à chaque mouvement, le
"bouger et [l’]être mû". L’expérience du mouvement ne se "joue" donc pas au sens où l’acteur jouerait un
texte déjà écrit. Elle se reconstitue à chaque fois.

Dans cette perspective, acquérir la motion suppose une attitude initiale sans laquelle il n’est point de
danse : l’oubli, l’abandon du moi psychologique et intellectuel. La tâche du danseur est de perdre le pouvoir
de contrôle sur soi pour isoler et accueillir "l’être dansant".

Je place l’être dansant au-dessus du pur danseur professionnel. [ ... ] C’est un parangon, un idéal
à atteindre pour quelques uns. [ ... ] Mais chaque danseur sur terre a un germe de ce parangon
en lui, [ ... ] il doit le chercher sans fin - ou trouver une autre utilisation de son corps.55

Comment donc partir à la recherche de ce germe qui caractérise l’être dansant ? Que suppose cette
attitude qui consiste à perdre tout pouvoir sur soi-même, à ouvrir son être à d’autres corporéités, à d’autres
figures, à d’autres créatures ? Une "danse absolue" ne peut donc se contenter des "talents reproductifs"
propres à la danse classique. Le danseur moderne doit être "un danseur-créateur", à la hauteur de sa danse,

51
Conférence à Pasadena, 1958, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 187.
52
Cité par Hedwig Müller, Mary Wigman, catalogue, op. cit.
53
"My Teacher Laban". op. cit.
54
Idem.
55
Conférence à Zurich, 1949, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 166.

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"conscient de la responsabilité qu’il a en tant que danseur-créateur à l’égard de l’œuvre de danse"56. S’il
n’est donc pas chorégraphe lui-même, le danseur ne doit pas moins se considérer comme auteur de sa
danse, soit en collaborant directement au travail de composition, soit au sein de son exécution.

Travailler seul, c’est aussi pour Wigman travailler à l’abdication de l’intellect. Elle est, de manière très
polémique, anti-intellectuelle. Sa pratique se méfie de tout intellectualisme qui éloignerait le danseur de
sa corporéité. Wigman revendique le rejet d’un "savoir" qui nomme et qui nomme beaucoup trop vite :

Derrière l’œuvre dansée on cherche une signification, on attribue au danseur des motifs issus
de la pantomime ou de quelques conceptions littéraires, on cherche à traduire le monde ima-
ginaire des arts plastiques par la danse. [ ... ] La danse commence là où la connaissance des
choses s’arrête, là où intervient le seul vécu. [ ... ] Nous ne dansons pas des sentiments! Ils
ont des contours beaucoup trop nets.57

Wigman s’oppose ici à toute tentative d’interprétation, toujours trop psycho-sociologique, qui trouve
une signification ou un récit à son mouvement, ou qui voit dans sa danse des correspondances plastiques
avec une sculpture ou une peinture.

Le spectateur ne devrait pas réfléchir ou penser, mais il devrait laisser la danse travailler en
lui sans préjugé. Qu’il consomme le rythme et la mélodie corporelle du danseur de manière à
expérimenter une exaltation proche ou identique à l’expérience du danseur ! Et alors, finale-
ment, à sa façon, il pourra expérimenter la vision qui meut le danseur en scène.58

C’est la danse que je danse. Je voudrais que les gens n’essaient pas de lire des sens cachés
dans ma danse. Je veux qu’ils m’acceptent comme je suis. C’est ma manière d’apprécier la
danse. Il n’y a rien derrière ma danse, pas de motifs profonds, de sens cachés. C’est ce que
vous voyez et sentez, et rien de plus. [ ... ] Ma danse n’est pas un problème algébrique ou
géométrique. Vous n’avez pas besoin d’être un élève-danseur pour m’aimer ou ne pas m’aimer.
Je ne suis pas une danseuse pour danseur. Je suis une danseuse du peuple.59

"La danse doit pouvoir être comprise par tous", affirme-t-elle encore. Le public ne doit donc pas cher-
cher à déchiffrer ou à lire un message invisible. Il doit

laisser agir le processus sans parti-pris, assimiler le rythme et la mélodie du corps pour
parvenir à une vibration aussi proche que possible de celle qui dirige le danseur.60

Le recours à l’intellect signifie pour Wigman préjugé, limitations, absence de jouissance ou d’expérience,
décryptage inutile, comparaison non avenue. Sa danse se donne ainsi dans sa seule évidence massive, dans
son immédiateté, sous nos yeux. Elle ne doit être l’objet d’aucune présupposition. Le travail du spectateur,
c’est d’être au diapason du danseur, en sympathie organique avec lui.

56
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 53.
57
Extrait du joumal de Wigman, mars 1923, cité par Hedwig Müller, Mary Wigman, Catalogue d’exposition, op. cit.
58
Conférence au National Broadcasting Compagny, 1932, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 144.
59
Interview au Boston Globe, 4 décembre 1931, Ibid., p. 145.
60
"La Philosophie de la danse moderne", op. cit.

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Wigman prend pour cibles différentes tendances du regard critique en danse : la critique formelle qui
transforme la danse en diagrammes, en tableaux et en schémas ; la critique d’art qui la juge comme elle ver-
rait une peinture et qui la réduit aussi à des questions de dimensions et d’angles ; la critique philosophique
et littéraire qui y cherche des sens cachés et s’en sert comme prétexte à développer son propre système;
ou encore la critique psychologisante qui l’enferme dans les contours de sentiments prédéfinis ; enfin la
critique faite par les danseurs eux-mêmes, qui personnalisent et ne parlent que technique.

Pour accueillir la danse, le danseur comme le spectateur doivent donc être complices de la même atti-
tude de non-savoir, renoncer à toute grille d’analyse ou méthode de travail présupposées, aux recettes pour
voir et pour produire, afin de laisser advenir ce qui peut advenir. Wigman refuse de rabattre le chorégra-
phique sur le lisible, d’en faire un texte obscur à déchiffrer. "C’est la danse que je danse", dit-elle, et cette
danse-là ne peut être perçue ni apprise au moyen "de théories ou de conférences, ni en s’asseyant dans un
coin. C’est la maxime de mon école"61. La naissance de la danse moderne s’inscrit donc dans le contexte
plus général de la lutte contre un rationalisme figé et contre des prétentions intellectuelles perçues comme
des obstacles à la perception et à la création. "Penser n’a rien à faire avec la danse"62. "Dans la danse vous
laissez aller et la danse devient vous"63.

S’agit-il ici d’acquérir une perception où le corps même du spectateur serait en totale communion avec
celui du danseur, comme hypnotisé et fasciné par son pouvoir ? L’expérience du spectateur se résume-t-
elle à une consommation passive qui refuse toute activité de la pensée elle-même ? Et ne risque-t-elle
pas de faire les frais de cet anti-intellectualisme, s’adressant au spectateur, "d’instinct à instinct" comme
l’encourageait la doctrine nationale-socialiste dans les années trente ? Ou bien Wigman tente-t-elle plutôt
d’inviter le spectateur à la jouissance de sa propre liberté acquise dans la motion afin d’affiner et d’élargir
sa perception ? Alors le spectacle d’une "danse absolue" ferait l’objet d’un travail du regard pour accueillir
dans la distance même qui sépare le spectateur du danseur tout ce qui le touche pourtant.

"C’est la danse que je danse" : cette tautologie n’en était donc pas une. Wigman n’invite pas à voir sa
danse comme l’artiste minimaliste F. Stella invite à voir ses œuvres : "Ce que vous voyez est ce que vous
voyez", en essayant de dénier théoriquement toute temporalité à ses "objets spécifiques" et en se conten-
tant jusqu’au cynisme de ce qu’il y aurait à voir (par exemple des cubes). Toutefois elle ne fait pas pour
autant du secret de l’événement intérieur l’objet d’une croyance. Ce secret n’est pas quelque chose d’Autre
et d’invisible, qui ferait vivre le mouvement en lui donnant un sens métaphysique, quelque chose qui se-
rait "derrière" sa danse64. "Il n’y a rien derrière ma danse", dit Wigman, et le spectateur n’a pas à chercher
"derrière" l’œuvre dansée une signification invisible qui assurerait une victoire du langage.

Wigman invite à percevoir au sein même du mouvement les effets de sa danse. Il y a quelque chose
"dans" (et non "derrière") sa danse qui peut toucher le spectateur, qui relève de la mémoire du sujet et qui
possède une temporalité. Il a fallu pour cela oublier toute intention, perdre le contrôle et le savoir de soi,
s’abandonner aux propositions de son corps. Les mutations des états d’âme ne sont rien d’autre pour Wig-
man, et c’est beaucoup, que des mutations des états de corps. Ils sont porteurs de rythmes qui fécondent
des visions, qui apportent du corps au corps, ou plutôt qui transforment le corps en corporéité dansante.

61
Propos recueillis par Walter Sorell, 1932, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 154.
62
"La Philosophie de la danse moderne", op. cit.
63
Interview au Emanu-el, 20 janvier 1933, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 156.
64
Voir Georges Didi-Huberman, Ce que voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1993, particulièrement les quatre premiers
chapitres.

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LE PRIVILÈGE DE "L’INTÉRIORITÉ"
De quelle nature est donc l’abandon qui rend possible la vision de "l’œil intérieur" et le jeu des états de
corps ? Et quelles en sont les implications ? Renoncer à savoir, c’est aussi, dans une certaine mesure, renon-
cer à vouloir. Le non-vouloir est une condition nécessaire à l’existence d’une danse, l’attitude indispensable
pour découvrir le monde du mouvement, ce pays du danseur que Laban nommait "la région du silence".
Cette région, chez Wigman, s’appellerait plutôt "le royaume d’Hadès". Elle utilisa cette métaphore à la fin
de sa vie pour décrire le monde tel qu’elle le percevait, alors qu’elle était presque aveugle.

Je vis en Hadès, le royaume des ombres, là où toute chose est en motion, non en mouvement
réaliste; c’est plutôt comme si tout s’enfonçait et se soulevait à nouveau, se balançait, chan-
celait, et quelquefois glissait, sans qu’il n’y ait jamais de repos. Bien, je veux m’y résigner. Je
veuxfaire ce que je peux. C’est déjà bien assez.65

De tels propos ne se limitent pas à la fin de sa vie. Elle remarquait en effet, bien avant sa maladie :

Toute ma vie j’ai aimé partir [ ... ] et revenir [ ... ] Mais j’aime par dessus tout cette phase
d’entre-deux, ce sentiment de bouger entre deux pôles stables, le moment où l’on est inacces-
sible [ ... ] et où l’on trouve le chemin du retour vers soi-même.66

La perception de ce royaume sans repos, de cette région inquiète, sous-tend une très grande partie de
ses textes comme les descriptions de ses danses.

Fermer les yeux pour danser "au royaume d’Hadès"


"Le royaume d’Hadès" est le monde propre à une corporéité d’aveugle, un monde mouvant, sans repos,
qui force pour y pouvoir vivre et survivre, à accepter cette instabilité, à apprivoiser une autre mobilité.
La danseuse devient le sujet d’un monde où les limites spatiales ne sont ni géométriques ni repérables de
façon objective. Le sol n’est donc plus une surface, mais une épaisseur mouvante, perméable aux effets du
sous-sol. Son contact devient une des sources essentielles du pouvoir-bouger.

Ce royaume est invisible à autrui, il appartient à un monde sans lumière. Mais ce royaume est encore
celui des ombres des morts dans la mémoire des vivants, un royaume riche, mais d’où l’on ne revient pas.
Ce pays appartient à celui qui a les yeux fermés ou comme tournés vers l’intérieur, qui ferme les yeux pour
bouger et être mû. Le sentiment de bouger et d’être mû est porteur d’une efficacité radicale, car il crée de
l’inouï. Il produit de l’espace autour de soi (on évite l’aveugle, on crée un vide autour de lui, ou on tente
de l’entourer sans le gêner). Il donne naissance à une distance, c’est-à-dire à un autre espace et à un autre
geste. Le monde de celui qui ferme les yeux inquiète et dérange67 ; c’est autant celui de l’aveugle que

65
Lettre au Docteur Herbert Binswanger, avril 1973, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 199-200.
66
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 58.
67
A propos de ces moments d’extase, Valeska Gert écrivait encore : "Je dansais toujours les yeux fermés. Cela me rendait suspecte
aux yeux des bourgeois. "Elle est sûrement droguée", disaient-ils.", Empreintes, n° 5, op. cit., p. 10.

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ceux du rêveur et du mort et ces trois figures sont des constantes de l’imaginaire, de la thématique et de
l’esthétique wigmaniens. En ce sens, l’imaginaire wigmanien résiste en profondeur à l’idéal esthétique de
clarté prôné par Hitler. Rappelons ici un de ses slogans en 1934, "Etre allemand, c’est être clair". Aussi la
présence de cette région ombrée dans la danse de Wigman, présence, dont elle ne mesurait peut-être pas
elle-même tous les effets, l’assure-t-elle en quelque sorte contre la dictature de la clarté.

Faire l’expérience d’une corporéité d’aveugle, c’est essayer de fermer les yeux. C’est peut-être le troi-
sième mouvement inaugural du danseur moderne, après le cri et la station verticale. Cette verticalité ne
peut plus être ici interprétée comme victorieuse, elle ne s’érige pas à partir d’un abîme. Elle ne se décrète
pas. Il Y a bien un glissement entre l’intention énoncée d’une danseuse porte-parole de la jeune génération
qui a souffert de la guerre d’une part, et la description d’une pratique vécue d’autre part. La verticalité dans
ce cas se cherche à partir de la sensation trouble d’un sol.

Renoncer à la vue telle qu’elle est donnée, c’est fermer les yeux pour trou ver ses propres repères spa-
tiaux, se poser dans le sol de façon à trouver ses appuis, désormais confiants et mobiles pour s’adapter à
toute forme de situation. Aussi, avant même d’analyser ce qui a été souvent défini comme l’univers sombre
et dramatique de Wigman par l’étude de sa thématique ou de la prégnance du contexte historique, nous
partirons d’un détail essentiel à maints égards. Ce petit mouvement, ce détail, fonctionne en effet comme
un paradigme. Il est d’abord récurrent et évident lorsque l’on regarde les nombreuses photos de Wigman :
l’œil y est fermé ou sa paupière juste un peu baissée du fait de l’inclinaison de la tête. Il apparaît par
ailleurs, sous la plume de Wigman, comme un mouvement fondateur. Un texte intitulé "Les Pieds"68 com-
mence ainsi :

Elle arpente à grands pas le sol et ferme les yeux. Elle ne sent presque plus rien, sauf le doux
rythme de la marche.

La corporéité aveugle ouvre ainsi sur un monde tactile, rythmique et sonore. En s’organisant, en déve-
loppant ses possibilités à partir du contact du pied sur le sol, elle apprivoise le milieu qui l’entoure. Le sol
est perçu comme une épaisseur rythmée, premier complice du danseur. Il n’y a plus ici d’intérieur et d’ex-
térieur, mais un échange de touchers où les limites de propriété ne sont pas définies. Le danseur pluralise
son propre sol en inventant son équilibre. Dans un autre texte, intitulé "L’Espace", Wigman écrit :

Elle [La danseuse/Wigman]69 se tient au centre de l’espace, les yeux clos, sentant comment
l’air presse sur ses membres. Un bras se lève timidement, tâtonnant, tranche à travers l’efface
invisible, s’enfonçant devant, les pieds suivent, la direction est établie.70

Si la danseuse ferme les yeux et perçoit le sol et le sous-sol, elle perçoit encore le poids et le volume
de l’air parce qu’elle sait évaluer le poids et le volume de son bras. Elle expérimente ce que ce lever de
bras change dans son équilibre, tâtonne puis avance une fois la mesure prise de cet effort. Le bras finit par
conduire les pieds et la marche.

68
Dresdner Neueste Nachrichten, 20 février 1920, repris dans Tanzgemeinschaft, n° spécial sur Mary Wigman, 1930. The Mary
Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 118.
69
Remarquons ici que, dans le récit de sa pratique expérimentale, Wigman parle parfois d’elle à la troisième personne. Elle
objective ainsi son action et se fait autant spectatrice qu’actrice de sa danse.
70
"L’espace", Idem, Ibid., p. 120-121.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Fermer les yeux appartient aussi à l’attitude méditative qui prépare la venue de l’impulsion initiale.
S’enfermer dans sa chambre, incliner, puis appuyer sa tête sur le gong pour écouter en soi-même, évoquent
le même souci de se couper du monde visible et lisible pour acquérir la perception d’un monde que révèlent
la cécité, mais aussi l’immobilité.

Le travail de nuit est un autre élément de ce paradigme. Wigman affirme travailler souvent l’improvi-
sation de nuit. "Les jours étaient si occupés que tout mon travail de création devait être fait la nuit"71. Ce
travail devient ainsi comme la parenthèse ou le prolongement d’un sommeil agité, peut-être même comme
le substitut d’un rêve. C’est le cas par exemple des deux soli Danse de la Sorcière (Hexetanz, 1926) et Mo-
notonie (1926). Une nuit, alors qu’elle ne réussissait pas à s’endormir, elle éprouva, raconte-t-elle, le désir
furieux de danser et de vivre une "intoxication rythmique"72. Elle découvre par hasard, un moment après,
alors que ses "yeux étaient enfoncés dans les orbites"73, son image démoniaque dans un miroir, son portrait
de danseuse en sorcière74. Mais que pouvait-elle y voir véritablement ?

Monotonie naît de l’expérience immobile et extatique d’un son, le son d’un gong, qui finit par l’amener
vers le sommeil. "Ce qui restait était la tendresse et la douceur d’un silence clos. On eût aimé s’y coucher,
dormir, rêver. [ ... ] Cette expérience resta longtemps en moi"75. Elle constate par ailleurs "qu’elle était
si sûre de cette danse que, arrachée au plus profond sommeil, [elle] l’aurait dansée sans aucune faute"76.
Monotonie s’achève de plus sur une chute, avec le désir de "rester là" allongée pour toujours.

Le plateau scénique est un autre élément de ce paradigme. Il est défini comme un espace sans visibilité,
la lumière y est "aveuglante". La danseuse ne peut discerner que la vaste tache noire du public : "Vous
êtes debout sur scène à la merci des lumières aveuglantes, isolée et plus seule que tout. Voilé dans le noir,
le public vous fixe [ ... ] silencieusement. Et quoi qu’il arrive, je dois le rendre vivant, le faire bouger et
répondre"77. Si elle danse sans voir, Wigman tente de faire voir aux voyants le monde de celui qui ferme les
yeux. L’aveugle conduit ici le public vers un monde où il n’a pas accès.

Enfin l’utilisation du masque dans nombreuses danses de Wigman des années dix et vingt renvoie enco-
re à ces yeux qui se ferment pour mieux voir. Le masque cache le visage, parfois même les yeux de celle qui
le porte, il va jusqu’à la rendre aveugle. Wigman souligne par exemple combien le masque de Personnage de
cérémonie (Zeremonielle Gestalt, 1925) réduisait sa vision à la façon d’un masque de nô78 et ne lui permet-
tait de danser qu’au sein d’un espace extrêmement limité, combien également il entravait sa respiration.
L’effet est d’autant plus net pour le public que le masque lui-même a les paupières baissées.

71
Conférence à Pasadena, 1958, Ibid., p. 184.
72
Le Langage de la danse, op. cit., p. 42.
73
Conférence à Pasadena, 1958, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 186.
74
Nous reviendrons sur cette intrusion du miroir, et donc de la place laissée pour un regard spectateur, dans la composition
même de l’improvisation.
75
Le Langage de la danse, op. cit., p. 40.
76
Ibid.
77
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book. her Writings. op. cit., p. 48.
78
Le masque de nô propre aux rôles de jeune femme se caractérise en effet par sa petitesse et par une ouverture oculaire
extrêmement mince. L’acteur de nô discerne ainsi à peine la scène, et n’a d’autres repères que les quatre piliers d’angle.

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Mais le masque est aussi plus simplement fait de tissu, il voile alors le regard. Dans Chant de la tempête
(Sturmlied, 1929) par exemple, Wigman danse avec "le visage totalement dépersonnalisé sous le fin masque
de voile rouge". Elle définit explicitement ici son corps comme un "corps aveugle se [lançant] dans un
rythme implacable et fracassant"79.

Le masque peut être enfin un masque de maquillage, un "masque de scène sur le visage de tous les
jours". Au moment d’être posé, il provoque "ce sentiment étrange et oppressant qui apparemment veut
vous dépouiller de votre confiance en vous"80, et ce d’autant plus que la scène se révèle aveuglante. L’hé-
sitation et le tâtonnement, ou mieux "le manque d’assurance somnambulique" du rêveur, la peur d’avancer
"comme au-dessus d’une falaise ou d’un abîme dangereux"81, caractérisent la première sensation de Wigman
sur scène. Ce tâtonnement définissait par ailleurs son opposition à la danse d’Anna Pavlova : "[ ... ] Mon
désir suit un autre chemin, tâtonne dans les rues inégales. Jamais, me semble-t-il, je n’ai autant aimé les
ténèbres, l’ombre profonde de la nuit"82. Loin de se dresser vigoureusement dans l’abîme, le danseur mesure
les dangers de cette mobilité aveugle, apprivoise l’inconnu et le chemin périlleux de son voyage.

Pour fermer les yeux, pour éveiller son corps en danse et se constituer un regard de danseur, il n’est
pas nécessaire pour autant de baisser les paupières. Les yeux du danseur ne sont pas toujours en effet là
où on les voit. Pour se conduire, la corporéité aveugle "regarde" aussi bien avec le dos, les pieds, les bras
ou l’arrière de la tête. Les yeux sont imaginairement situés ailleurs qu’à leur place habituelle, et ils ne sont
plus les seuls à établir une direction. Le regard devient ainsi un regard flou, englobant, mais capable de
détails. Il ne se fixe pas, mais perçoit.

Dès lors il importe peu que les yeux soient ouverts ou fermés :

L’œil est le trait le plus important du danseur. Ce regard propre au danseur est une vue sans
regard, c’est un regard [ ... ] dans la distance, dans l’espace et dans le néant. [ ... ] Il n’est
pas sans vie. [ ... ] Le regard du danseur est une mise en espace visionnaire.83

L’œil ne regarde donc pas un invisible lointain qu’il désignerait au spectateur. Il ouvre plutôt l’accès à
une autre forme de perception, au moyen d’une mobilité qui s’est libérée de sa puissance trop sélective,
nominative et usée par la représentation habituelle. Wigman se fabrique un corps capable de se mouvoir
sans le recours obligé de la vue, sans le recours aussi du miroir. Elle pouvait ainsi travailler sans glace -
contrairement aux danseuses classiques pour qui le miroir est souvent un outil indispensable -, sans le
souci a priori d’un effet visible et spectaculaire et sans songer donc au dessin chorégraphique, à la position
des parties du corps, comme à sa ligne et à sa "beauté".

79
Le Langage de la danse. op. cit., p. 61.
80
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book. her Writings, op. cit., p. 47.
81
Notes sur la Danse de mort, Ibid., p. 99.
82
"Lettre à Pavlova", op. cit.
83
Interview au Seattle Times, 3 février 1932, The Mary Wigman Book, her Writings. op. cit., p.150.

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Cette pratique du regard cherchant à découvrir un territoire intérieur aux frontières toujours mobiles
s’inscrit donc aussi en opposition radicale à une conception de l’espace comme conquête et extension les
plus grandes possibles. Elle implique en outre la découverte d’un axe qui ne saurait être a priori donné, la
verticalité est une expérience sans cesse relancée à chaque pas84. Mais encore faut il que ce travail qui met en
cause la visibilité et la dictature de l’œil ne devienne lui-même un système qui ne fige l’image du corps dan-
sant dans un modèle de danseuse inspirée ou comme aspirée par une intériorité toute puissance. Au cours
des années vingt, une autre grande artiste, Elsa Ginder, proposait au contraire à ses élèves, d’ouvrir toutes
les fenêtres, à commencer par celles du studio, afin qu’elles ne deviennent pas des danseuses aveuglées.85

"Technique" de l’événement intérieur


La collaboration avec Laban avait certes permis à Wigman de découvrir cette région du silence fonda-
trice d’une nouvelle danse, de commencer cette quête du mouvement comme condition de possibilité de sa
propre danse. Mais Laban ne l’a pas formée véritablement comme danseuse. Lorsque Wigman affirme qu’elle
est restée avec Laban "jusqu’à ce qu’elle ait senti qu’elle était assez entraînée techniquement", ce n’est pas
au seul sens gymnique du terme. "On avait tous les matins de la gymnastique dirigée par Laban. [ ... ] Ces
exercices difficiles renforçaient nos corps et la douceur circulait profusément"86.

Laban, on l’a vu, n’enseignait pas à ses élèves une technique de danse particulière, ni une technique de
composition. Il s’agissait plus d’un entraînement gymnique, "fondé sur le mouvement organique et sur les
principes de tension-détente", "d’un système de gymnastique sans lois strictes"87 et d’un travail d’impro-
visation. Les élèves devaient ainsi résoudre seuls les problèmes que leur posaient leur propre composition.
Wigman raconte : "Je restais seule avec mes émotions, mes problèmes techniques et cette lutte sans fin
pour une forme de danse claire et convaincante"88. Elle sut toujours gré à Laban de cette auto-responsabili-
sation et de cette indépendance douloureusement acquise. Quittant Laban, Wigman mène une exploration
plus intensive et plus circonscrite, hors de tout objectif de notation. Son ambition, c’est la scène, ou plutôt
la promesse scénique des événements du mouvement, à savoir une vision porteuse d’une image scénique.

La formation du danseur-interprète, l’élaboration d’une technique d’entraînement spécifique, voire


d’une théorie de la composition chorégraphique pour des danseurs professionnels, et la recherche d’un
enseignement qui permettrait de passer du travail en studio à la scène, ne sont pas le simple fruit d’une
passion pédagogique. Même si Wigman n’a jamais séparé l’enseignement de la création et de l’interpréta-
tion, c’est là, dit-elle, "le plus petit de ses enthousiasmes". Cette tâche pédagogique est entièrement subor-
donnée au désir impérieux d’être sur scène, voire d’être "la" danseuse-chorégraphe moderne par excellence.
On comprend mieux dès lors pourquoi si elle se sentit "proche des premiers travaux de Laban" à Ascona,
"leurs chemins aient divergé presque naturellement"89 par la suite.

84
Cf à ce sujet l’article d’Hubert Godard, Le geste et sa perception, in La danse au XXe siècle. par Marcelle Michel et Isabelle Ginot,
Paris, Bordas, 1995.
85
Merci à Hubert Godard pour cette information.
86
"My Teacher Laban", op. cit.
87
Ibid.
88
Ibid.
89
Ibid.

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Wigman souhaite construire "une technique de danse" pour la nouvelle danse. Loin donc de refuser la
notion de technique, elle s’attache à transformer le corps en ce qu’elle l’appelle un "instrument de danse".
Elle évoque ainsi "son système entièrement naturel d’exercices rythmiques qui s’est appelé "gymnastique
dansée" (Tanzgymnastik)"90. Cette élaboration fut à la fois solitaire et collective, longue et difficile :

Il y a eu beaucoup d’obstacles jusqu’à ce que je trouve l’expression de mon mouvement qui


n’était plus de la gymnastique, mais de la danse, et jusqu’à ce que j’organise ma "technique",
ce qui était incroyablement difficile car je n’avais pas de modèle.91

Je dus développer ma technique sans l’aide de personne et je dus tout essayer, tout tester sur
mon propre corps.92

Il fallait ainsi "redécouvrir le corps", puis le "fortifier, le libérer de ses inhibitions, le rendre librement
fluant aux moments émouvants"93.

Wigman ne refuse donc pas la notion de système technique qu’elle ne sépare jamais de sa finalité
scénique. Elle ne différencie pas le danseur-interprète du créateur-chorégraphe. La recherche pédagogique
est création, et réciproquement. Elle ne découpe pas sa vie en tranches : danseuse, chorégraphe, pédago-
gue. Elle refuse aussi d’envisager ce qui serait le début de ces différents aspects d’une même carrière. Elle
invite donc toujours à concevoir sa vie d’artiste comme une totalité dans laquelle reviennent sans cesse,
à différents moments, des conflits ou des conciliations, des regrets et des désirs. Ses rapports à la scène,
à l’école, à la technique et à la composition ne sont pas établis une fois pour toutes. Ils ne cessent jamais
d’être un objet de tension et de discussion. Wigman ne refuse pas non plus la notion de "virtuosité" :

La maîtrise d’un métier dans tous ses aspects techniques est une condition préalable à toute
activité artistique. [ ... ] Pas un mot contre la virtuosité, nous l’exigeons de tout danseur.94

Mais cette notion est en partie redéfinie. En effet quand Wigman présente le corps comme "instrument"
de la danse, elle ne présuppose pas une vision instrumentalisée du corps. Elle distingue ainsi l’instrument
de l’outil. Elle ne cherche pas à se servir d’un corps bien entraîné, capable de tout faire techniquement,
mais à mesurer ce dont il serait capable, et cette mesure n’a pas de limites. Loin de chercher à dominer le
corps pour le mettre au service d’une idée chorégraphique, il s’agit plutôt de se mettre au service de cette
corporéité, respectueusement, afin que s’opère cette transformation du corps en instrument de danse. La
virtuosité technique est donc la mise en œuvre des possibles, non la recherche d’une prouesse impossible,
a priori spectaculaire. Elle est invention des moyens adaptés aux besoins créatifs de chaque danseur. Elle
est acquisition d’une expérience, et non d’une forme prédéfinie qu’il s’agit d’imiter.

Pour découvrir les virtualités d’un corps libéré de son image socialisée et esthétisée encore faut-il per-
cevoir "l’événement intérieur" : ce "presque rien", ce "peu" qui met le corps en mouvement.

90
The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 53, souvenirs écrits dans les années soixante. Nous reviendrons plus loin sur
les problèmes posés par cette appellation.
91
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 30.
92
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 63.
93
Ibid., p. 53.
94
Le Langage de la danse, op. cit., pp. 98-101.

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Le mouvement naturel [ ... ] est le matériau de la danse, le seul qui soit sien. [ ... ] C’est
pourquoi la danse et son expression sont si exclusivement liées à l’homme et à sa capacité de
se mouvoir, lorsque cette capacité cesse d’être, la danse rencontre les limites de ses possibilités
de création et d’exécution.

Cela paraît si peu de choses! Et pourtant, dans ce peu, se trouve le langage de la danse dans
ces formes multiples. [ ... ] Certes, le mouvement du corps en soi n’est pas encore de la dan-
se. Mais c’est la base élémentaire et incontestable sans laquelle il n ‘y aurait pas de danse.95

La recherche du mouvement "naturel", source même de la notion de danse pour Wigman, suppose la
critique d’une danse sans capacité cinétique propre, danse dépourvue de motion. Par le travail de son œil
intérieur le danseur est incité à oublier les chemins habituels de son geste pour "s’affranchir de la quo-
tidienneté" et danser "des mutations d’états d’âme"96. Ces états sont en fait "des modifications d’état de
corps telles qu’elles se développent selon des polarités rythmiques"97. La découverte du mouvement est
un travail sur la genèse du geste, une interrogation corporelle qui conduit à une attitude initiale de dé-
pouillement et de tâtonnement, à un jeu de distillation pour que puisse s’éprouver "la caresse fugitive"98
d’une promesse de danse.

Percevoir ce "peu" ne suffit pas. Encore faut-il en tirer tout le parti possible. Wigman s’invente donc
progressivement une technique particulière d’improvisation, une technique de "l’événement intérieur".
Prenons l’exemple du pied. Toujours nu, ou à peine recouvert d’une chaussette, extrémité dévoilée de
jambes souvent couvertes par de longues et amples robes, il est en perpétuel contact direct avec le sol.
Le texte "Les Pieds", cité plus haut, montrait la variété de ces contacts: les pieds filaient, se retenaient,
caressaient, s’agrippaient, pressaient, menaçaient. Dans un texte intitulé "Le Tour", Wigman définit plus
précisément le mouvement de ses pieds :

Au centre de la scène la danseuse tourne sur elle-même avec des petits pas rapides. Les pas
deviennent de plus en plus rapides, de plus en plus fort est l’étirement des orteils [ ... ], de
plus en plus grande est la tension de son corps. Maintenant elle tourne incroyablement vite
sur elle-même.99

Wigman évoque ici un savoir de l’étirement, du glissé sur le sol dans la rotation, la place exacte que le
pied doit prendre comme de lui-même pour permettre une rotation sans heurt. Elle expérimente différentes
qualités de tension et de vitesse pour trouver "le secret du tour infini sur soi-même". Elle se demande "com-
ment placer [ses] pieds, déplacer les hanches, régler la posture du buste de façon à obtenir la forme abs-
traite de la rotation ou être capable de faire revenir ces tours de la sphère de leur expérience extatique"100.

95
Ibid., p. 15. L’analyse critique de cette équation entre danse et langage excède le cadre de notre analyse.
96
Cité par Hedwig Müller, Mary Wigman, Catalogue d’exposition, op. cit.
97
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
98
Le Langage de la danse, op. cit., p. 19. 1 Die Sprache des Tanzes, Ernst Battenberg Verlag, Munich, 1963 (traduction française
de Jacqueline Robinson, sous le titre Le Langage de la danse, Paris, Chiron, 1990, p. 13). Nous citons d’après la traduction
française.
99
Dresdner Neuesre Nachrichren, 20 février 1920, repris dans Tanzgemeinschaft, n° spécial sur Mary Wigman, 1930, The Mary
Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 118.
100
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 52.

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L’acquisition de ce savoir ne se fait qu’au cours d’une expérimentation qui engage la totalité de l’être et
qui provoque une "intoxication", une extase du corps en motion. Ainsi la forme abstraite de la rotation
devient-elle une forme organique propre à chaque danseur. A chacun en effet de chercher son propre écar-
tement des pieds suivant sa taille et son poids, son placement, sa vitesse, le degré de relâchement de la
tête, l’inclinaison du buste101.

Dans le saut, le pied travaille encore d’une autre manière. Il bataille, pousse et enfonce le sol. "La lutte
avec la gravité rend forte [la danseuse] quand il s’agit de voler"102. Dans le cercle, Wigman insiste tout par-
ticulièrement sur le rythme propre aux pieds qui reviennent toujours à la même place, frappent toujours
les mêmes points dans l’espace. Cette régularité ne résulte pas d’un vouloir-faire et ne repose donc pas sur
l’image préformée d’un cercle à parcourir. Elle vient d’une mesure qui se prend et qui donne naissance à
une forme qu’aucun geste parasite ne vient perturber. Tout vouloir-faire ou toute préparation créent des
tensions et des déséquilibres superfétatoires.

Le travail du corps en danse cherche donc à définir l’origine d’un mouvement et les possibilités de
développement d’une seule impulsion nourrie par la respiration. C’est le cas par exemple du travail tech-
nique de la marche, du vol plané, du saut, de la chute, de la course, du tour. Dans la chute, par exemple,
il s’agit d’apprendre les mille et une manières de tomber, "en trouvant le relâchement total du corps, la
passivité dans laquelle, même la plus petite excitation produit un effet"103.

On comprend ainsi que le travail de Wigman tout entier puisse se définir comme l’élaboration expérimen-
tale d’une véritable technique de l’improvisation fondée sur un affinement des sensations. Mais que signifie
plus précisément le mot "technique" ("Technik") dans le cadre de cette pratique de l’improvisation ?

Wigman la conçoit comme une méthode d’expérimentation et de structuration du mouvement. Aussi, au


fur et à mesure des restructurations de son école, elle élabore progressivement le contenu de ses enseigne-
ments104. Après une phase initiale avec encore très peu d’élèves, et consciente de l’urgence d’une formation
pour les futurs danseurs modernes, elle réorganise en 1926 une école dont les capacités se sont multipliées
par huit. Le cursus de trois ans propose des cours de musique, de pédagogie et de danse qui forment les
élèves à la "Technik", à "l’expression" ("Ausdruck") et à la composition ("Tanzerischer Gestaltung"). Les
cours de danse proprement dit, dispensés par Wigman, sa sœur Elisabeth et Hanya Holm, proposent une
"leçon technique" puis un cours de composition.

Dans la première, les élèves apprennent la maîtrise des gammes motrices (inspirées directement de
Laban), les différents concepts du mouvement (marche, course, saut, plié, chute, etc.) puis la vibration,
les tours et les cercles, trois motifs issus directement des recherches chorégraphiques de Wigman. En
effet, suite à une blessure musculaire au début des années vingt, Wigman ne pouvait plus sauter aisé-
ment : aussi, cherchant une autre modalité de résistance à la gravité, découvre-t-elle l’action vibratoire,
série de courtes et brèves impulsions. La maîtrise du tour ou de la rotation sur soi-même (autre spécialité
wigmanienne) passe, quant à elle, par une multiplicité d’exercices : tours pieds au sol, relevés, le torse

101
Wigman était une spécialiste de ce genre de rotation, remarque Jacqueline Robinson, une de ses anciennes élèves.
102
"Le saut", Dresdner Neuesre Nachrichren, 20 février 1920, repris dans Tanzgemeinschaft, n° spécial sur Mary Wigman, 1930,
Ibid., p. 119.
103
Ibid., p. 57, à propos d’une chorégraphie pour B. Viertel.
104
Nous reprenons la présentation de l’école Wigman par Susan Manning, Ecstasy and the Demon, op. cit., p. 91 et suivantes.

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vers le haut, l’arrière, le bas, les bras libres ou fixés, sur un ou deux pieds, tour au sol. etc. On retrouve
une même diversité d’exercices dans l’apprentissage des cercles, avec ou sans changement de direction,
vers le centre, vers l’extérieur, etc. Au sein de la leçon, les élèves travaillaient de plusieurs façons : soit en
suivant le professeur, soit seul, soit en duo, soit en petit groupe. L’improvisation était au fondement du
cours "technique". Les contenus des leçons d’Hanya Holm à New-York (qui ouvrit une "école Wigman" en
1931) apportent d’autres précisions. Blanche Evans (élève d’Hanya Holm à partir de 1934) raconte ainsi
un cours axé sur la chute: Hanya Holm, après avoir montré différentes façons de chuter, laissait ses élè-
ves découvrir seuls d’autres modalités du mouvement : passivement, activement, brusquement, de façon
saccadée en intégrant le rebond, en courant, en marchant, etc. Ces efforts conduisaient les élèves jusqu’à
une sorte "d’hypnose kinesthésique ( ... ) et [leur révélaient] des possibilités dynamiques [qu’ils] n’avaient
jamais rêvées". "J’avais déjà vu plusieurs démonstrations de Graham et chaque année les filles répétaient
les mêmes six chutes, ces formes que l’on appelle maintenant les "chutes Graham"105. Aussi est-ce la di-
versité de toutes les modalités du mouvement, au-delà d’une référence au modèle corporel du maître, qui
caractérisent cet apprentissage.

Dans l’école Wigman, pendant le cours de composition, les élèves travaillaient sur les règles de base de
la composition, explorant aux yeux des autres, espace, temps, énergie. Chaque mois, lors d’une soirée, ils
présentaient leurs travaux à leurs professeurs. Une ancienne élève évoque l’ambiance de ces soirées "mer-
veilleuses" : "On pouvait travailler avec ou sans costume, mais on devait d’abord donner un titre à la danse,
expliquer nos intentions [quant à la musique, au costume au décor] puis Mary commentait et criti-
quait. ( ... ) Elle pouvait parler, parler, parler !"106 Enfin, pour l’examen final, les élèves devaient montrer
leur propre composition et rédiger un essai sur un point qui les intéressait particulièrement. Parallèlement
à ce cursus pour professionnels, l’école proposait des cours de danse pour amateurs et des cours de danse
chorique où se retrouvaient amateurs et professionnels.

Deux autres anciennes élèves de Wigman, Jacqueline Robinson et Karin Waehner, témoignent de son
exigence d’un travail sensitif. Wigman ne sépare pas "l’échauffement" du reste du cours. Il n’y a pas à ré-
chauffer le corps partie par partie, comme une machine encore froide, pour pouvoir enfin danser. La danse
ne doit pas être exclue du plus petit mouvement dit "d’échauffement".

Elle nuançait tellement son travail, le poignet, la main, l’épaule, l’inclinaison du cou, la façon
de marcher.

[ ... ] Ses leçons étaient extraordinaires : il n’y avait pas d’échauffement général du corps,
elle travaillait - disons la translation, et elle la développait jusqu’à ce que l’ensemble du corps
soit concerné. C’était ça son art. Ou alors on travaillait la présence, on se tenait devant elle
pratiquement sans mouvement et l’on prenait conscience de la position du plexus, de l’épaule,
de la respiration. On travaillait la disponibilité. On n’avait pas non plus un cours de «pliés »,
on pliait tout de suite. [ ... ] C’était un travail sur la qualité des sensations dans l’espace,
mais pas de notions techniques, plutôt la sensation du mouvement. Par exemple des marches,
il y en avait des dizaines : tu glissais, tu planais [ ... ], tu piquais [ ... ], ou posais lourde-
ment le talon [ ... ], il y avait la marche pathétique, très grave, tout était possible. [ ... ] Tout
était dans mon corps, mais rien n’était, comment dire, répertorié. Ma mémoire était dans mon
corps, [ ... ] on ne pouvait rien retenir, [ ... ] je devais tout refaire à partir de là.107

105
Ibid. p.273-274.
106
Ibid.
107
Karin Waehner, "Entretien avec Daniel Dobbels", Empreintes. n° 2, op. cit., pp. 11- 13.

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Etre disponible à l’événement intérieur, être capable de le percevoir afin d’être conduit et contaminé
par lui sans toutes les tensions parasitaires, c’est donc réveiller, puis découvrir sa mémoire corporelle sans
passer par l’apprentissage d’un répertoire de formes.

Jacqueline Robinson quant à elle insiste sur une recherche "à la pointe des sensations", "un travail
d’épure", destinés à débarrasser les corps de leurs stéréotypes et de leurs tics cinétiques. Les cours "tech-
niques" sont ainsi des cours de "danse" organisés autour d’un thème à partir de propositions faites par
Wigman : le saut, l’équilibre, la course, la marche, etc. Ils sont complétés dans le cursus par des cours
d’improvisation et de composition, puis par des cours de danse chorale, "qui consistaient à construire en
une heure et demie de temps une sorte de chorégraphie qui se tienne"108.

La prouesse technique d’un corps doué de souplesse et d’habileté ne saurait donc produire forcément un
mouvement de danse. La maîtrise technique peut même parfois constituer un obstacle à la naissance d’une
danse. Le danseur ne montre que ce qu’il sait faire, il ne peut que reproduire des formes closes en s’imi-
tant lui-même comme dans un miroir. Il propose au spectateur des preuves de sa souplesse, se contemple
lui-même dans son saut, son équilibre, ses tours et ses figures, mais sans jamais surprendre, inquiéter le
regard, incapable qu’il est de fermer les yeux. "Il est son propre obstacle", écrit Wigman109. Il collectionne
ainsi les difficultés comme un avoir à montrer, à récompenser.

La virtuosité selon Wigman, c’est la capacité de toujours redécouvrir ce qui semblait être possédé. Il
s’agit de redécouvrir la danse dans son rapport vivant au mouvement, de ne jamais perdre "l’homme qui est
dans le danseur avant de s’adresser au danseur qui est dans l’homme"110. L’homme qui est dans le danseur,
c’est l’être dansant qui garde un rapport non prédéfini au mouvement, qui ne l’a pas cerné, n’a pas présagé
son avenir et sa fin, qui accueille les propositions de son instrument. Il s’agit donc de danser une tech-
nique, et non de l’utiliser. Cette technique est analyse et conduite du mouvement, possession autant que
dépossession. Le spectacle d’une prouesse crée une fausse joie; une fois la prouesse achevée, le spectacle
est fini. Si la mise en scène et l’attente de la prouesse ont laissé espérer l’impossible (le roulement de tam-
bours au moment où l’acrobate prend son élan sur un trapèze à vingt mètres du sol), c’est un impossible
qui s’accomplit toujours (il a réussi son saut de la mort !), ou qui s’achève dans un grotesque tragique (il
est tombé !). Il montre la prouesse d’un équilibre acquis, et non plus le savoir d’un déséquilibre conduit.
Dans la danse, l’accomplissement physique ne s’achève pas à la fin du spectacle. L’effort se transmue en
joie, la sueur qui ruisselle des corps en nage n’est pas la sueur froide de celui qui tente, ou qui regarde, un
saut de la mort. Cette sueur, pour Wigman, est signe de transfiguration. Elle est lumineuse. Elle n’a besoin
ni d’être cachée, ni d’être montrée. L’apprentissage et la répétition d’un spectacle sont donc toujours vécus
comme une redécouverte de l’expérience qui donna naissance à cette danse. C’est une remémoration de
l’expérience et non un souvenir plus ou moins maîtrisé d’une forme apprise.

Le maître de danse, le professeur, ne saurait donc constituer un critère. La tâche du danseur est plutôt
de reconnaître tout ce que les propositions du maître éveillent en lui et, par un détour propre à chacun,
de répondre à ses exigences. Le corps du maître n’est pas une image-repère propre à être copiée. Wigman
insiste par exemple sur le fait que les "corrections [ ... ] ne peuvent et ne doivent être faites à partir d’un
point de vue global"111. Elle se met elle-même en garde contre "le danger de routine d’un programme de tra-

108
Jacqueline Robinson, "Entretien avec Daniel Dobbels", Empreintes, n° 2, op. cit., pp. 20-23.
109
Le Langage de la danse. op. cit., p. 101.
110
Ibid., p. 98.
111
"L’école", Das Mary Wigman Werk, 1933, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 128.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

vail approuvé"112 et critique l’apprentissage mécanique et gymnique : "Aucun exercice mécanique n’a à voir
avec le travail sur un instrument vivant. L’entraînement comme une fin en soi est un acte de traîtrise"113.

De fait, il le devient très vite et très souvent. Wigman remarque ainsi l’inefficacité du travail chez de
nombreux danseurs qui accumulent les cours techniques pendant des années. Si leur corps devient plus
apte à faire tel ou tel exercice, cela ne change en rien leur rapport au mouvement. Tout interprète digne
de ce nom doit ainsi être le créateur de sa danse, même s’il ne l’a pas chorégraphiée lui-même. Il doit être
à la hauteur des exigences du mouvement, les conduire, les faire siennes. Il est en droit d’entrer en conflit
avec un chorégraphe qui aurait un rapport fétichiste à sa forme, ou qui voudrait voir sur scène un dessin
déjà tout préparé dans le moindre détail, ou encore qui aurait simplement mal choisi son interprète.

C’est en ce sens que Wigman critique la notion de système, de théorie ou de méthode, lorsqu’elle écrit
qu’elle n’a jamais voulu faire de manuel ou de brochure technique. "D’une méthode, d’un système, jamais
je n’ai voulu en entendre parler et j’ai lutté jusqu’à aujourd’hui contre cela"114. Elle se méfie de leur dérive
mécaniste et déterministe, et tente de construire ainsi l’antidote à toute tentation académique. Elle prévoit
donc un combat contre une force qui, sous la pression d’autres enjeux, la pousserait à rabattre le caractère
expérimental de sa recherche au profit d’une systématisation et d’un effet spectaculaire. La technique
telle que Wigman l’envisageait n’est donc pas un entraînement à subir, mais une discipline à inventer pour
l’oublier. Cette discipline s’invente à la fois solitairement et collectivement.115

L’extase comme ravissement de la motion


La technique redéfinie par Wigman est encore une technique du mouvement extatique, ce caractère est
le signe d’une expérience accomplie. Le corps n’est plus dès lors un outil qu’on utilise puisqu’il ne nous
"appartient" plus.

Différentes modalités de l’extase caractérisent les danses de Wigman. Si elle ne théorise pas le processus
extatique, comme Laban avait tenté de le faire116, elle apporte en revanche des descriptions, plus ou moins
précises selon les cas, d’extases chorégraphiques. Les différences qui séparent divers états extatiques résul-
tent de facteurs et de conflits entre la volonté et la logique du mouvement lui-même, entre la nécessité de
créer une image spectaculaire en vue d’un spectateur et le désir de l’oublier. Nous y reviendrons.

L’extase wigmanienne pourrait se définir d’abord comme ravissement dans le sens actif et passif du
terme : une saisie active (rapere) et un entraînement passif. Pour saisir ce "peu", cette pulsion du mou-
vement, et la mener jusqu’à l’extase, bouger n’est pas nécessaire. Le ravissement peut être vécu dans l’im-
mobilité. Dans l’extase, mobilité et immobilité ne s’opposent plus. Wigman décrit des extases vécues dans
l’immobilité où elle acquiert néanmoins l’expérience d’une motion, et réciproquement, des extases où elle

112
Ibid.
113
Ibid.
114
Interview de Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 56.
115
Et si les exercices de danse "allemande" furent codifiés dans une nomenclature, en vue d’un projet pédagogique à l’échelle
nationale, par l’ensemble de la communauté des danseurs concernés en 1935, (au même titre que les exercices et les pas de danse
classique et de danse folklorique), tout le problème est de savoir si la pratique pédagogique elle-même au sein des cours de l’école
Wigman en fut transformée. Question délicate, voire insoluble, qui nécessiterait une enquête très fine auprès de l’ensemble des
danseuses encore vivantes qui travaillèrent avec Wigman de 1933 à 1937.
116
Voir notre première partie.

166
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

acquiert au sein même du mouvement un mode d’immobilité. Les trois descriptions des soli Chant Séraphi-
que, Pastorale et Monotonie invitent à une telle réflexion.

En évoquant ce qui a présidé à la création de Chant Séraphique, Wigman parle d’une extase qui n’a de
forme chorégraphique que sous le mode d’une vision. L’écoute d’un son, alors qu’elle est immobile, lui
rappelle immédiatement une sensation d’extase déjà vécue dans une autre de ses danses, "lorsque dans
une extase et un abandon total aux sphères aériennes, on semble flotter, ayant perdu toute sensation de
gravité"117. Elle ne prend aucune forme apparemment visible. L’immobilité extatique, encore définie comme
"mystique", est productrice d’un mouvement imaginaire. Comment Wigman conçoit-elle des danses à partir
de ces expériences remémorées dans une quasi-immobilité ? Dans le cas de Chant séraphique, elle n’explique
pas comment elle put utiliser ce son, la conduite de ce souffle, pour construire son propre mouvement. Elle
évoque juste la difficulté de la recherche d’une corporéité transparente et un dépouillement extrême "qui ne
soit pas pauvreté". L’extase vécue dans l’immobilité appelle donc une vision, qui ébauche déjà une danse.

On retrouve cette même indécision extatique entre l’immobilité et la mobilité, la venue d’un son et la
flottaison qui l’accompagne, dans la description de Pastorale. L’expérience d’un bain de soleil, alors qu’elle
est simplement allongée sur le sable, conduit à une vision dont on ne sait si elle est effectivement suivie
de mouvement :

J’étais couchée sur la plage, perdue dans une sensation de détente, ne faisant rien, ne pen-
sant à rien, sans responsabilité, complètement abandonnée à l’instant. [ ... ] Etre enlevée, se
jeter dans l’écume scintillante, s’abandonner de nouveau, rafraîchie, à la délicieuse passivité
de la plage ensoleillée. Le bras s’élève doucement et se balance dans l’air, sans résistance, les
doigts remuent gaiement au rythme des vagues et de la marée.118

S’agit-il d’une expérience antérieure à une danse ou d’une vision perçue alors qu’elle danse sur scène ?

Dans Monotonie, on retrouve ce même travail d’une extase quasi-immobile. Ce solo part lui aussi de l’écoute
du son d’un gong. Le son produit par la caresse tournante de la main de la danseuse provoque un ravissement :

Ce n’est pas le corps de bronze qui se mit à résonner, mais toute la pièce qui vibra. [ ... ]
De partout, de toutes les directions, un chuchotement, un bourdonnement ensorcelants me
parvenaient. [ ... ]

Sa beauté immaculée suivait son cours, se complétant dans une rotation sans fin. [ ... ] Elle
atteignait toute sa puissance avec une insistance qui vous coupait le souffle, [ ... ] voix de
bronze [qui] vous étreignait jusqu’à ce que le battement de votre propre sang parût détermi-
ner le rythme de cette giration vibrante. Les murs tournaient, le plafond tournait ainsi que le
sol. [ ... ] Qui connaissait la formule magique qui ordonnerait l’immobilité ?119

117
Le Langage de la danse. op. cit., p. 63.
118
Ibid., p. 52.
119
Ibid., p. 39.

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L’immobilité apparente provoque ainsi une sensation-vision d’une mobilité absolue. Inversement, la
danseuse retrouve dans l’extrême mobilité, en pleine rotation, un état extatique quasi-immobile :

Plus rien sinon la rotation implacable autour de son propre axe. Fixée au même point, et
tournant dans la monotonie de la rotation, je me perdais peu à peu, jusqu’à ce que les tours
semblent se détacher de mon corps et que le monde extérieur commence à tournoyer. Ne pas
tourner soi-même, mais être tourné, être le centre, être l’épicentre serein dans le tourbillon
de la rotation120

Le ravissement de l’extase permet donc de trouver une corporéité qui ne se définit plus selon un schéma
binaire mobilité/immobilité, doublé d’une opposition activité/passivité. Dans le mouvement de la danse s’ac-
quièrent une quasi-immobilité toute puissante, porteuse d’extase, une virtualité cinétique extraordinaire.

Ce ravissement n’est effectif que si le danseur conduit son mouvement sans volonté inductrice. Le
balancement est l’emblème de l’extase. Se balancer, c’est autant balancer qu’être balancé. Pastorale va ainsi
d’un balancement à un bercement.

Dans un tendre balancement le corps se dressait peu à peu [ ... ] [Le corps] tout doucement
retourne au calme délicieux du début, au bercement passif, jus1u ‘à ce que cela s’éteigne dans
un dernier geste de la main comme un souffle.121

Le solo Danse d’été provoque aussi "le balancement d’un coquelicot sur sa tige"122. Ce doux abandon est
encore propre à la chute dans Lamentation, (Klage, 1931), "qui [lui] apparut comme dans un rêve"123. Ici
encore on ne peut dissocier l’activité du danseur de celle du rêveur.

Toute douleur était transfigurée en un abandon à une profonde félicité. [ ... ] Du point de vue
chorégraphique, cette danse ne présentait aucun intérêt particulier : elle n’était pas brillante,
ne donnait aucune occasion d’exploiter des capacités techniques, quelques pas lents, une
douce flexion, une paisible descente vers le sol, c’était tout. Et pourtant j’aimais particuliè-
rement cette danse-là.124

L’extase, comme dans les exemples précédents, est ici une douce extase, sans drame. Elle est le fruit
d’un savoir extrêmement subtil des mouvements gravitationnels nécessaires à ces mouvements simples.
Dans Chant séraphique par exemple, c’est une marche : "On marchait sans poids à travers les espaces
lumineux"125 ; dans Pastorale un balancement, une montée et une descente ; dans Lamentation une marche
balancée et une descente au sol ; dans Monotonie une rotation.

120
Ibid., p. 40.
121
Ibid., p. 55.
122
Ibid., p. 61.
123
Ibid., p. 64.
124
Ibid.
125
Ibid., p. 63.

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La sensation de flotter apparaît comme le corollaire de l’abandon quasi-immobile, ou quasi-mobile, "aux


sphères aériennes"126. L’état d’apesanteur ne s’obtient qu’à cette condition. Il est le cadeau de la motion
acquise, c’est-à-dire du flux du mouvement au sein duquel se fond le pouvoir de se mouvoir et d’être mû,
où se trouve la forme organique et abstraite de l’extase.

Dans son texte intitulé "Le Tour", Wigman décrit plus précisément la conduite du ravissement. L’étire-
ment du pied, qui tourne sur le sol, provoque une tension croissante de tout le corps. Mais une fois que la
danseuse s’y abandonne, elle transmue ce qui était une tension en une suspension. La rotation porte ainsi
en elle sa propre valeur spectaculaire. Wigman insiste surtout sur l’allègement et la sensation de lévitation
que provoque une telle expérience :

Elle se lève du sol comme si elle était dans l’air, comme si elle flottait pour rester dans une
calme suspension. Elle sait très bien que sa motion continue, mais elle ne sent déjà plus son
mouvement lui-même. [ ... ] N’est-elle pas pour le moment [ ... ] le point pivot de l’acte de
bouger ? [ ... ] Et à l’instant suivant, il y a la conscience d’être incapable de supporter cet
état de légèreté. Elle est consciente que le charme devra se rompre, qu’elle devra retourner
à la même lourdeur de laquelle elle était venue. [ ... ] Elle s’arrache au dernier tour de ce
monde fou qui tourne, elle chancelle. [ ... ] La motion se dissout en mouvements séparés et
solitaires. Elle sent son corps à nouveau.127

C’est dans l’acquisition d’une qualité de mouvement "non accentuée" que réside la valeur proprement
spectaculaire. Wigman la recherchait encore, souligne Jacqueline Robinson, dans l’ampleur et le glissé des
parcours, dans les marches en courbe ou les huit "dans le sol et à fleur de sol"128. Elle crée ainsi la distance
nécessaire qui la sépare de l’apathie quotidienne et du sentiment que "tout ce qui se faisait était enfoncé
et ne bougeait pas." C’est en chancelant et en s’arrachant discrètement à cette douce apesanteur qu’elle
retrouve progressivement l’état de lourdeur initial.

La représentation d’un corps léger, libéré de la pesanteur est une quête que l’on attribue traditionnel-
lement pourtant à la danse classique, fondée sur la notion d’élévation. Mais la rotation de Wigman est
radicalement opposée à la pirouette classique, laquelle est d’abord "préparée" en quatrième position, puis
lancée par l’élan des bras et la poussée de la jambe arrière. Cette pirouette se fait sur pointes ou demi-
pointes ; la tête, dissociée du reste du corps, tente de rester le plus longtemps possible frontale afin que
les yeux ne perdent pas leur point d’appui extérieur. Au degré maximal de distorsion entre la tête et les
épaules, le danseur tourne la tête et retrouve rapidement l’axe. C’est cet appui extérieur et la verticalité du
dos qui garantissent l’équilibre de la danseuse classique. La rotation wigmanienne subvertit complètement
cette pirouette classique. Le corps dansant ne s’allège pas par une élévation sur pointes et un dégagement
des jambes fondé sur un travail d’ouverture du bassin et d’étirement du dos. Elle s’allège par le tour, et par
l’étirement des pieds au contact du sol. Plus les appuis au sol sont mobiles, et plus la danseuse s’allège,
glisse sur un sol apprivoisé, sans jamais avoir voulu paraître légère. La sensation de lévitation et d’apesan-
teur que procure la rotation wigmanienne est une surprise, une forme de cadeau inattendu de la motion
qui, dominée et voulue, n’offrirait rien.

126
Ibid.
127
"Le tour", Dresdner Neuesre Nachrichren, 20 février 1920, repris dans Tanzgemeinschaft, n° spécial sur Mary Wigman, 1930,
The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., pp. 118-119.
128
J. Robinson, "Entretien avec Daniel Dobbels", op. cit.

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La motion est donc oubli du corps socialisé et du mouvement vécu comme une suite d’actes séparés,
oubli aussi des repères spatiaux extérieurs, ainsi que du poids, "poids de ce qui est trop personnel", poids
du biographique. La séparation entre les différentes parties du corps s’efface, comme les limites entre le
sol et le plafond, entre la verticalité et l’horizontalité. Wigman vit ainsi un état d’entre-deux. Entre ciel
et terre, elle est devenue matière d’espace, corporéité moulée dans un espace vivant. Le même phénomène
est également présent dans un texte intitulé "Le Cercle" : "Elle [La Danseuse] contient le balancement du
cercle dans l’espace, tandis qu’elle est contenue par lui. [ ... ] Cette danseuse est un cercle vivant"129.

L’espace de cette corporéité aveugle et ravie n’est plus un espace dessiné par des positions, mais un
espace épais, tactile, sonore, tissé par un corps rotatif. Cette recherche de la vitesse n’est pas une recherche
de prouesse. Wigman ne s’y "prépare" pas, la spirale vient progressivement et dure le temps qu’elle doit
durer. Le spectateur, après quelques instants, renonce à se poser la question : "Mais jusqu’à quand va-t-elle
pouvoir tourner ainsi ? Comment peut-elle tourner si vite ?" Il accepte alors d’entrer dans la durée de cette
rotation. Comme sous hypnose, il entre dans le temps suspendu.

La danseuse, dans l’instant de l’extase, crée une distance et un vide au sein même de l’espace visible.
C’est paradoxalement dans cette distance qu’elle touche le spectateur et qu’elle se rapproche de lui. Et
cette douce extase n’implique ni douleur, ni peur, ni lutte, ni volonté, ni drame. A chaque mouvement se
modifient la répartition du poids du corps et la sensation de l’espace.

Grand, invisible et presque translucide, l’espace s’ouvre devant elle, informe, ondulant - et le
lever d’un bras le change, le forme. [ ... ] L’espace vide, le royaume du danseur.130

Evider ainsi l’espace au fur et à mesure qu’elle le forme, créer du vide et de la distance pour exister, telle
serait la véritable "conduite créatrice"131 d’une danseuse qui tire parti de la moindre impulsion et de la plus
petite tension. Une telle expérience du ravissement dans une durée qui n’est plus linéaire, dans un espace
qui n’est plus géométrique, justifie pour Wigman le droit de se présenter sur une scène. Ses pouvoirs sont
alors démultipliés. Voici comment elle décrit "la scène" :

Nous sommes supposés être en possession de nos pouvoirs illimités, et nous efforcer d’obtenir
l’accomplissement maximal qui, seul, justifie notre droit d’être [là]. Mais nous ne sommes
pas des dieux.132

129
"Le cercle", Dresdner Neueste Nachrichten, 20 février 1920, repris dans Tanzgemeinschaft, n° spécial sur Mary Wigman, 1930,
The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 120.
130
Ibid. p. 120.
131
Conférence à Zurich, 1949, Ibid. p. 166.
132
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 48. Une danseuse comme Valeska Gert, qui s’opposait pourtant par bien des
aspects à Wigman, considère elle-aussi l’extase comme une condition nécessaire à la danse. Si leurs danses et leurs textes sont
extrêmement différents, on retrouve chez la cabarettiste un processus extatique assez proche de celui de Wigman. Valeska Gert
l’évoque ainsi : "Lorsque je suis en état de tension, je me mets en mouvement [ ... ] s’il me libère de ma tension, il est bon et je
maintiens cette tension jusqu’à ce qu’une forme ait pris naissance. Je peux créer cette tension quand je le veux. Parfois il faut
peu de temps pour lui donner forme, parfois des années. [ ... ] Quand j’étais dans cet état d’auto-hypnose, je pouvais faire de
mon corps ce que je voulais, les pas les plus fous, les mouvements les plus extraordinaires. [ ... ] Dans ces moments, je pouvais
danser comme si j’avais eu dix ans d’entraînement classique derrière moi, mais quand mon état de transe n’était pas assez fort,
mes danses restaient languissantes.", Empreintes, n° 5, op. cit., p. 10.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Il y a certains périls à éviter. L’oubli et la dépossession de soi doivent être absolus. Dans le cas contraire
le ravissement serait impossible, le mouvement parasité par d’autres mouvements venus de tensions non
appropriées, d’habitudes cinétiques ou de tics gestuels. L’inquiétude initiale avant que ne commence la
danse, inquiétude souvent évoquée par Wigman, réside peut-être là. Elle a peur de ne pouvoir échapper à
l’agitation habituelle, peur de ne pouvoir trouver l’état de cette corporéité aveugle, de ne pouvoir fermer
les yeux pour voir sans regarder. Elle a peur de ne pas être à la mesure de l’extase, de ne pas pouvoir être
dépossédée. Elle a peur de ne pouvoir conduire sa possession.

L’abandon extatique ne saurait être un relâchement anarchique du corps. La danseuse ne peut s’abîmer
dans la fureur de l’intoxication rythmique. Corps aux aguets, elle est en mesure de choisir immédiatement
le point où son corps dansant s’abandonne, parce qu’il sait choisir parmi les possibilités qui s’offrent à lui.
Les pieds par exemple, pour conduire un glissé, retiennent leur pouvoir de sauter. Wigman développe l’idée
d’une responsabilité sans faille par rapport au mouvement, d’une fidélité absolue à l’impulsion de départ,
afin que puisse se définir et se délimiter une possibilité de "geste esthétiquement conçu et structuré"133.

Une corporéité capable de vivre silencieusement en aveugle s’avère ainsi être la condition nécessaire à
la motion. On conçoit combien cette expérience ne préjugeait pas de son résultat. Elle ne saurait a priori
être réussie puisqu’il ne s’agit pas ici de dominer son corps, mais de créer une distance à l’intérieur même
du corps qui le conduit. L’état d’extase n’est pas un but en soi, c’est un moyen d’apprendre. Il met sur la
voie de la composition. Ainsi la corporéité aveugle se familiarise avec l’espace et le construit, à partir de
la saisie discrète d’un événement intérieur aussi minime soit-il. Wigman élabore une technique virtuose
de l’extase qui est aussi une technique de composition. Toute la difficulté est de créer les conditions de
possibilité pour que puisse être remémorée la qualité de danse née de l’improvisation, pour retrouver cette
fleur improvisée dans une forme composée.

Le corps ne saurait donc être l’objet d’une conception instrumentaliste. L’extase consiste plutôt à pren-
dre la mesure de toutes les possibilités de la corporéité. Mais cette mesure, en dernière instance, se fait
en vue d’un spectacle. Dans la vision de cette corporéité aveugle s’introduit un regard qui est aussi celui
du spectateur potentiel. Comment ce regard peut-il modifier l’expérience de l’improvisation comme de la
composition ? Quelle est la nature de cette vision dans la dimension dansée ? Comment se fait "cette mise
en images visionnaire"134 qui relève à la fois de l’expérience de danse et de la forme imaginée pour le spec-
tacle ? Comment Wigman tente-t-elle "d’élargir" son expérience aux dimensions d’une scène de théâtre ? Et
comment tente-t-elle de composer sa chorégraphie sans rien perdre du ravissement improvisé ?

III. LE SPECTACLE D’UNE DANSE MODERNE


"Vous êtes une danseuse, vous appartenez à la scène", aurait dit Laban à Wigman au temps de leurs
séjours à Ascona1. "Une danseuse ? Je n’avais jamais osé l’imaginer", commente celle-ci. A Ascona, Wig-
man n’a pourtant pas découvert "La Danse", mais des potentialités du mouvement qu’elle cherche à orga-
niser : "J’avais découvert plus qu’une nouvelle forme d’art. J’avais découvert une nouvelle récréation"2.

133
Le Langage de la danse, op. cit., p. 15.
134
Interview au Seattle Times, 3 février 1932, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 150.
1
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 27.
2
Idem, Ibid., pp. 52-53.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Elle reprend ici une notion directement héritée de Laban : la "récréation" définie comme recherche de la ré-
cupération dans l’effort. Si Laban ne cessa jamais d’approfondir sa réflexion sur la façon d’utiliser le temps
libre, s’écartant de la scène pour occuper d’autres lieux (la rue, l’école, l’usine, puis l’hôpital), Wigman, elle,
travailla à utiliser ses découvertes en vue de spectacles chorégraphiques dans le cadre de la scène théâtrale.
Cette différence détermine bien des oppositions entre eux. Si Wigman affirmait "avoir été créée par Laban",
elle ajoutait en effet : "Mais je ne me suis jamais sentie comme telle. J’étais trop opposée à lui pour cela.
Nous formions un très bel équilibre"3.

Wigman ne cessa de parler du secret de l’expérience qui provoque "l’événement intérieur"4. Elle en cher-
cha l’accès, fabriqua les moyens et la technique pour y accéder. Cet événement secret voit ainsi ses dénomi-
nations se multiplier : il est "ébranlement de l’être", ou encore "nécessité intérieure", "animation intime",
puis "désir", "tension", "besoin", "impulsion psychique", "humeur", "sentiment solennel", "sentiment vital
exalté", "élan primitif". "L’idée", dans le vocabulaire de Wigman, est le "thème" de la danse. Le "motif" ini-
tial qui "vient comme en dormant"5, porté par un corps sans repos jusqu’à ce qu’il puisse prendre forme.

Wigman veut débusquer l’impulsion qui transforme un pas banal en un pas de danse. Cette impulsion
intime s’enracine dans "la cause première de l’existence"6 d’où elle tire ses forces créatives et constructi-
ves. Elle est génératrice d’une faille, d’un ébranlement qui produit "du jeu" dans la corporéité, abolissant
l’unité d’un corps stable, corps en bloc, corps bloqué. Et dans ce jeu il y a place pour une vision, terme
fondamental chez Wigman. "Tout ce que je voulais faire était danser mes visions"7, "donner forme à mes
visions"8, ne cesse-t-elle de répéter. "Le point de vue du danseur est atemporel et visionnaire", il dépend
d’un "œil intérieur"9.

La part du visuel est en effet particulièrement présente dans l’ensemble de ses écrits. Wigman tente de
comprendre ce que peut être une vision chorégraphique où le visuel joue avec d’autres modalités sensibles
(tactile, rythmique, sonore) du corps dansant.

LA VISION DANS LA COMPOSITION CHORÉGRAPHIQUE


Le propre du travail d’improvisation, c’est de percevoir la genèse du mouvement et de conduire l’extase.
Il ne s’agit pas encore là de "danse artistique", mais seulement d’une de ses conditions nécessaires qui
implique que la chorégraphe soit d’abord une danseuse. La qualité du mouvement issu de l’improvisation
reste en effet pour Wigman un critère absolu.

L’improvisation est une coordination perdue d’événements successifs, d’idées spontanées. De


ce qui arrive dans l’improvisation fleurit la réalité finale de la composition.10

3
Interview de Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p.37.
4
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
5
Ibid.
6
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 18.
7
Ibid., p. 139, propos recueillis par Walter Sorell.
8
Le Langage de la danse, op. cit., p. 13.
9
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
10
Composition, brochure destinée aux élèves de son école, 1925, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 86.

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L’improvisation est un événement extraordinaire, totalement perdu, mais dont il reste toujours une mé-
moire. Pour évaluer la valeur spectaculaire qu’il recèle, la danseuse doit prendre en compte, au sein même
de son extase, le regard d’un spectateur. Si elle ne danse pas elle-même et regarde d’autres improviser, elle
doit repérer les moments notables. Comment donc chorégraphier cette extase pour le cadre d’une scène ?
A l’aide de quelles complicités ce passage est-il possible ? Comment la corporéité aveugle a-t-elle des vi-
sions et intègre-t-elle le jeu du regard spectateur ? Comment ce regard intervient-il indirectement dans la
composition de l’improvisation ?

Une vision lestée de sensations


La vision pour Wigman est une image inachevée11. Celle-ci laisse le champ libre aux associations ainsi
qu’à la remémoration d’autres images qui entrent en elle à la dérobée. Elle n’est ni nommée, ni circonscrite,
ni dessinée. La vision possède "un apparent infini"12 ; elle a une durée qui s’inscrit dans une activité
visuelle, tactile et auditive. La vision de la danseuse ne se limite donc pas à la seule activité de l’œil.
L’espace chorégraphique

n’est pas l’espace tangible, limité et limitant de la réalité concrète, mais l’espace imaginaire,
irrationnel, de la dimension dansée, cet espace qui paraît effacer les frontières de la corpo-
réité et peut transformer le geste coulé en une image d’un apparent infini, se perdant dans
une complète identité comme des rayons, des ruisseaux, comme le souffle même. Hauteur et
profondeur, largeur, devant, derrière, de côté, l’horizontale et la diagonale - ne sont pas pour
le danseur des termes techniques ou des notions théoriques. Il les ressent dans son propre
corps, et ils deviennent son propre vécu, car à travers tout cela il célèbre son union avec l’es-
pace. C’est seulement dans cette étreinte spatiale que la danse atteint son but.13

La corporéité aveugle a des visions dans lesquelles la vue n’a pas un privilège absolu. Le point de vue
chorégraphique mêle le point de vue de l’oreille, le point de vue de la peau, celui du poids, des muscles ou
des os. Cette perception n’est pas un magma, ni un chaos, c’est une vision organisée.

Ainsi Chant séraphique obéit-il de manière exemplaire à un jeu complexe de correspondances et de remé-
morations. Les trois expériences qui sont à l’origine de cette danse sont reliées entre elles par association de
sensations. Au son d’un piano de verre est associée l’extase d’une danse passée, puis un deuxième son, celui
d’un orgue. Ce son remémoré est lui-même la réminiscence "d’une sonorité oubliée". Les souvenirs affluent
simultanément, dans un ordre non linéaire, sans qu’il soit possible d’établir une origine chronologique à ces
expériences. Dans ce jeu associatif, la danseuse perçoit le souffle premier, le mouvement originaire.

Cependant cette perception sonore est essentiellement liée à une matière visuelle. Le son se change
en lumière. Cette lumière définit un espace qui n’est pas géométriquement dessiné, mais qui est tactile et
rythmé. La corporéité dansante traverse ces "espaces lumineux" en flottant. Le sol de la cathédrale est ici
"matière perméable et mouvante", "flaque" colorée par le soleil qui traverse les vitraux. Ces expériences

11
Wigman écrit encore à propos de Chant du destin, "J’ai eu la vision du mouvement, sinistre, démoniaque, significative. Des forces
et contre-forces libérées dans le champ spatial des tensions ne créaient pas encore l’image du royaume de la mort." (Ibid., p. 97)
12
Le Langage de la danse, op. cit., p.16.
13
Ibid.

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visuelles sont des danses virtuelles oubliées que l’improvisation et la composition sont en mesure de re-
mémorer au sein du studio. La corporéité produit ainsi des visions intérieures qui sont l’ébauche d’images
scéniques. L’imagination du danseur fabrique dans son mouvement des "quasi-images" scéniques qui intè-
grent déjà le regard d’un spectateur potentiel.

Mais la fabrication de cet espace propre au danseur "ne permet pas une approche directe."

[Cet espace] ne répond à aucune exigence concrète. Il ne connaît ni structure, ni nombre. Il


ne se soumettra pas, il est sourd à toute autorité. C’est l’espace de l’attente créatrice.14

La vision chorégraphique initiale qui cherche sa forme se présente en effet, dans la confusion des premiers
mouvements improvisés, comme un assemblage flou et nébuleux d’images, dans un espace lui-même sans
contours nets. La vision implique en effet "un état exalté [ ... ] qui joue avec une image allusive"15. Mais allu-
sive de quoi ? Elle est d’abord rétrospective. Elle porte en elle la possibilité de remémorer des images passées,
lestées des états de corps qui les accompagnent. Elle est aussi prospective de l’image scénique à venir. Ainsi,
selon les danses, l’activité de la remémoration ou de la prospection s’avère plus ou moins importante.

Dans le tissage du travail de composition en soliste, Wigman ne part donc pas d’une idée scénique
prévisualisée, entièrement dessinée, à laquelle elle soumettrait son corps. Elle cherche plutôt un chemin
détourné pour y parvenir. Elle vit des expériences de mouvement qui l’amènent indirectement là où elle
souhaitait peut-être, intuitivement, se diriger. Les échecs sont de ce fait nombreux. Si le son par exemple
ne révèle aucun mouvement capable de faire affluer des sensations remémorées, il "retombe dans une
espèce de limbes, résorbe sa propre puissance et retourne lourd de rêves et d’images au niveau où il peut
être perçu et mis en forme"16. Le son, en pénétrant la corporéité du danseur, aurait dû se lester d’un poids
corporel et imaginaire. Si l’expérience ne s’achève pas dans une forme organique, si le chemin du mouve-
ment reste indéfini et ne précise pas la vision, alors cette approche indirecte est mauvaise. La composition
de l’improvisation doit ainsi se lester d’images allusives, de plus en plus précises; et inversement l’image
allusive doit s’incarner dans un effet corporel qui lui soit particulier.

Souvent l’image allusive s’avère "trop pâle et vague" pour pouvoir s’incarner. Parfois encore, à force de
tenter de nouvelles expériences, de nouveaux détours, le désir de composer s’est épuisé et la vision s’est
complètement brouillée. Ou alors le motif s’avère mauvais, il ne résiste pas à la composition. Ou le danseur,
voulant aller trop vite, passe à côté d’un chemin prometteur. Il manque alors le "moment enivrant de la
conception de l’image". "La lumière qui était en nous n’est plus qu’une luciole qui nous leurre [ ... ]. Etait-ce
une illusion ? Par où devais-je commencer ? [ ... ] Et si la première tentative rate, alors quoi ?"17 L’allusion
est ainsi soit trop vague, soit trop prévue. Elle ne laisse plus exister le jeu nécessaire au tissage de liens sen-
sibles. Elle ne peut plus s’incarner dans un son, un rythme, une tension ou un déplacement de poids. Com-
ment Wigman décrit-elle ces jeux allusifs et associatifs, ces correspondances entre vision et sensation ?

14
Ibid., p. 17.
15
Conférence à Zurich, 1949, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 166.
16
Le Langage de la danse, op. cit., p. 17.
17
Ibid.

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Pour Appel de la mort (Todesruf, 1931) par exemple, elle se refuse à "partir de l’image de la mort"18. Une
telle approche aurait été trop directe, trop littérale, sauf à vouloir créer une danse grotesque qui jouerait
sur les clichés. La vision se fait ici de plus en plus rythmique. Un point de tension initial est visualisé dans
J’espace sous la forme d’un pôle attractif, qui "forçait son regard à redescendre". Ce mouvement amène une
seconde vision (celle des profondeurs) qui provoque un deuxième état de corps. Les bras s’étendent pour
donner lieu à une troisième vision (une barrière), qui amène elle-même un autre mouvement (quelques
pas et l’immobilité). Celui-ci entraîne à son tour une quatrième vision : "Une forme au-dessus d’elle se
dilate comme une ombre immense". Le balancement de cette vision est repris par la danseuse : "Les pieds
immobilisés pouvaient se détacher et se déplacer en une séquence de pas très grands"19. La composition
chorégraphique s’organise ainsi à travers ce va-et-vient entre vision et sensation, sans que la forme ne soit
organisée a priori par une volonté inductrice.

Dans Personnage de cérémonie, la vision qui surgit du mouvement est encore presque inexistante. "Il
fallut beaucoup de détours avant que le "personnage de cérémonie" émerge du motif de base"20. Le motif se
"dessina" de plus en plus nettement à l’aide d’accessoires (un masque, des cerceaux cousus dans la jupe).
L’image scénique prospective ou pré-imaginée du personnage, doté progressivement d’un habit, puis d’un vi-
sage, constitue dans ce cas une contrainte nécessaire à l’apparition du mouvement. Le regard du spectateur
virtuel est ici très présent, d’autant plus présent que le fabriquant du masque assistait aux répétitions.

A l’inverse, dans la Danse de la Sorcière, l’expérience du mouvement manifestait "un personnage très
défini", mais encore non identifié. C’est en se regardant par hasard dans un miroir après avoir improvisé
que Wigman vit le reflet lui révéler une facette encore inconnue de son être. Spectatrice des effets de sa
danse sur son corps, la danseuse adopte le temps d’un instant le regard d’un spectateur potentiel. C’est
cette image spectaculaire qui déclenche la remémoration d’une expérience visuelle passée. Elle se rappelle
alors la fascination qu’avait exercée sur elle un tissu dans un magasin de soieries.

Une splendeur étalée devant moi : des dessins hardis de fils de métal, un fond rouge cuivré,
miroitant d’or et d’argent, un tracé noir. [ ... ] J’étais comme hypnotisée, et contre toute
sagesse, achetai le tissu.21

Le miroitement d’un tissu va désormais envelopper le corps de la danseuse. Cette remémoration en


provoque une seconde : le rappel d’un masque prévu pour une autre pièce, Personnage de Cérémonie, "dont
les traits étaient les miens transposés dans le démoniaque"22. L’image théâtrale propre à cette danse se
constitue ainsi dans une subtile dialectique entre visions prospectives et rétrospectives.

18
Ibid., p. 21.
19
Ibid.
20
Ibid., p. 35.
21
Ibid., p. 42.
22
Ibid., p. 44. Rappelons aussi que Wigman avait créé huit ans auparavant (en 1914) son premier solo intitulé Danse de la
Sorcière. C’était aussi un surnom qu’on lui donnait à Ascona (de même qu’à Else Lasker-Schüler).

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Les tissages de l’image


La danse, issue de l’expérience de la motion, produit de la mémoire par sa fugacité même. L’image allu-
sive qui caractérisait la vision de la danseuse jouait avec l’état de son corps. Pour que ce jeu soit possible,
il fallait que cette image fût voilée, discrète. Or voilà que chorégraphiée sur scène, dans son vêtement
théâtral et spectaculaire, cette image initiale demande des comptes à la chorégraphe :

Qu’as-tu fait de moi ? Emprisonnée par mille voiles, je suis venue jusqu’à toi. Chaque voile
avait un sens. L’as-tu tissé dans ta trame pour que l’image surgisse tel mon reflet ? Suis-je
dans ce reflet ?23

Elle se défait, s’oublie et se retire pour réapparaître autrement et laisser un jeu de "correspond anses"
advenir. La chorégraphie définitive n’est donc pas une copie ou une imitation de la vision de la danseuse.
C’est son miroitement. Tel un tissu dont la couleur change en fonction de la lumière, de l’air ou du mouve-
ment de celui qui le porte, elle peut laisser apparaître des motifs insoupçonnés. A ce titre, "l’œuvre choré-
graphique devient immédiatement une image dans la mémoire" du spectateur, mais aussi du danseur24.

L’image théâtrale finale ne détient donc pas plus de vérité que la vision originelle, elle subit en effet, à
son tour, un deuxième tissage-détissage. C’est celui de l’interprète qui tisse avec le propre grain de sa cor-
poréité, la forme chorégraphiée. La chorégraphie "est transfigurée par l’image qu’en donne l’exécutant"25.
Ce tissage offre un autre miroitement que Wigman définit comme un écho.

Le timbre a changé et nous semble parvenir d’une autre dimension. Ainsi l’idée créatrice
change de registre instrumental avec l’apport du danseur et devient un simple support de
représentation ; à tel point qu’on en vient parfois à oublier la paternité de l’œuvre.26

Une interprétation digne de ce nom doit selon Wigman faire oublier l’original de la première appari-
tion sur scène. C’est là un point capital. Cet original n’est qu’une forme vide, support, squelette du corps
dansant. Il n’y a donc plus de paternité de l’œuvre, de signature possible, de droit d’auteur, de propriété
artistique. La danse n’appartient plus qu’à celui qui la danse, mais à la seule condition qu’il en fasse l’ex-
périence véritable. Ce qui se transmet ici, c’est une forme d’expérience qui en tant que telle n’appartient à
personne. La notion de propriété artistique n’a donc plus de sens. L’expérience de l’extase du mouvement
et la motion de l’interprète conduisent ainsi à déposséder le chorégraphe de son œuvre, mais l’expérience
ainsi transmise et acquise par l’interprète assure la pérennité de l’œuvre.

Il n’y a donc aucun fétichisme de l’œuvre chez Wigman, aucune volonté de conserver une forme choré-
graphique qui ne soit plus qu’un support. Toute reprise d’une pièce ancienne, ou toute tentative de recons-
titution, doivent être des créations véritables, à défaut de quoi elles n’offrent que la copie de l’image mo-

23
Ibid., p. 18.
24
Ibid., pp. 19-20.
25
Ibid., p. 22.
26
Ibid.

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mifiée et muséifiée d’une danse sans mouvement. De fait Wigman ne s’est jamais intéressée aux problèmes
de notation dans la perspective de conserver les danses et n’a jamais cherché à noter ses propres danses.

Dans l’œuvre se trame encore un troisième tissage, celui du spectateur. L’image chorégraphique se défait
et se dévoile sous ses yeux pour devenir image chorégraphiée dans sa mémoire.

[L’image de l’œuvre chorégraphique] ne peut être ressuscitée et préservée que jusqu’à un


certain point. Elle disparaîtra plus ou moins vite, selon le niveau d’excellence de l’œuvre et
la qualité de l’exécution27.

Son pouvoir d’être remémorée dépend ainsi du travail d’oubli et de remémoration du danseur, du
chorégraphe et du spectateur. Dès lors la "vérité chorégraphique" de l’œuvre ne dépend plus de sa forme
visible, notable et lisible. Il n’y a aucun deuil possible d’une pièce qui n’a de sens que comme expérience
productive d’images et dont la vie ne se résume pas au temps du spectacle. L’expérience de danse présente
est immédiatement incorporée au passé et travaille déjà les danses à venir.

Aussi n’y a-t-il aucun sens pour Wigman à danser des œuvres de jeunesse, ni à "reprendre" ses danses.
Une danse en effet laisse des empreintes dont la mémoire subsiste dans les danses à venir. Si Wigman ne
"reprend" donc pas, il lui arrive en revanche de redanser une danse, c’est-à-dire de la retisser pour en
dévoiler d’autres facettes, d’autres miroitements, d’autres échos encore inouïs. Ce fut le cas en particulier
de quelques soli qui ont traversé son histoire de danseuse. Ils témoignent des potentialités d’une corpo-
réité que n’épuise pas le temps d’une présentation28. Chaque représentation laisse des empreintes qui vont
nourrir les danses à venir. Wigman n’a donc aucune nostalgie pour ses danses passées, "nous sommes en
mouvement", écrivait-elle à propos de la danse moderne dans les années cinquante29.

La notion de répertoire est ainsi à reconsidérer. Le répertoire de Wigman en train de se constituer n’est
pas un répertoire de formes et de figures qu’il s’agirait de "remonter", comme on remonte une montre, ou
de recopier en reconstituant les pièces d’un original. Ce répertoire relève plutôt d’expériences transmises,
qui sont de l’ordre d’une promesse de remémoration. Elles diffèrent par essence d’un original qui n’a plus
guère de réalité.

Les dangers de l’image-écran


Wigman insiste en outre sur les limites d’une vision trop précise qui convoque un souvenir et bloque le
processus créatif. L’image parfois fait écran à la vision.

27
Ibid., p. 20.
28
L’exemple même de cette possibilité d’une danse devenue une part toujours vivante de la vie d’un danseur-chorégraphe est
celui du solo La Argentina du danseur japonais, Ono Kazuo. A près de quatre-vingt-dix ans, celui-ci danse encore cette évocation
d’une danseuse argentine des années 30.
29
Lettre à Irene Steiner, novembre 1968, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 196.

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Rythme de fête (Festlicher Rythmus, 1929) est né de l’expérience d’un spectacle de corrida. Cette cor-
rida provoqua un état panique qui l’empêcha de prendre parti entre l’homme et la bête. Elle découvre, au
delà du spectacle, la jouissance grave de ce jeu avec la mort. Chorégraphier cette expérience, c’est donc
chercher à éviter toute tentative d’imitation d’une corrida. Wigman refuse ainsi l’allusion directe. Appren-
dre l’escrime ou les danses espagnoles ne ferait que dresser un obstacle à la réalisation de cet hommage.
Pour percevoir ce qui persiste de cette expérience et trouver ainsi le thème de sa danse, Wigman doit fuir
le cliché, l’image-écran du souvenir, pour ne retenir que le rythme, l’espace et la tension particuliers qui
unissaient l’homme et la bête. Il s’agit d’oublier le spectacle passé pour en dégager le caractère chorégra-
phique, le brio rythmique, la précision des directions et du déplacement des poids, le rapport au sol de la
bête et du torero. "Ce n’était pas une lutte, surtout pas l’imitation d’une corrida", mais un éloge qui pour
être véritable ne pouvait être ressemblant. L’image-écran est trop "finie", trop "dessinée", trop voulue. Elle
ne laisse aucune place à l’interprétation. Elle s’impose et, ce faisant, masque l’apparition de la motion.

Dans Chant des Nomes (première ébauche de Chant du destin/Schicksalslied, 1935), c’est un masque qui
constituait l’écran et qui ne put "être conjuré par le pouvoir de la danse". Tel un masque de Gorgone, il
pétrifie, il impose l’immobilité à la danseuse qui, "mortellement épuisée, ne peut lever le pied ni la main
pour accomplir le geste symbolique final"30. Le masque et l’image qui présidaient à cette chorégraphie
étaient trop définis, trop visibles, trop énoncés : "l’imaginais trois personnages féminins, trois âges : la
jeune femme, la femme mûre, la vieille femme. Je les voyais se mouvoir seules, par deux, par trois, je sen-
tais les rythmes des gestes de leurs mains"31. Les créatures sont déjà définies comme personnages, un récit
commence, et Wigman s’efforce d’oublier cette image pour inventer un thème "sans compromis".

Dans Personnage de cérémonie, la danseuse se retrouve encore face à cette image-écran sous l’espèce
d’un masque qui était "la reproduction démoniaque de son visage. [ ... ] Il soulignait la personnalité alors
qu’il aurait dû me dépersonnaliser"32. Le masque impose ici un type de mouvement a priori. Il servira en
revanche, on l’a vu, pour un autre solo, Danse de la Sorcière, où il n’était pas prévu au départ. La chorégra-
phe s’est alors donné le temps du détour nécessaire.

L’effort de la danseuse-chorégraphe consiste donc à maîtriser deux mouvements dialectiques. Le pre-


mier concerne le jeu entre vision et sensation. Loin de privilégier la vue, elle s’attache à ouvrir sa corpo-
réité aux autres modalités du sensible. A cette condition, chaque mouvement est en mesure de se nourrir
d’une vision et chaque vision peut s’incarner dans un mouvement. Le lien entre l’organique et l’imaginaire
est ainsi préservé. La vision est cependant soumise à une seconde dialectique, celle de la remémoration et
de la prospection. La remémoration risque en effet de se figer dans le souvenir si la chorégraphe s’approche
trop directement de son objet. Le détour est donc nécessaire à l’apparition d’une vision-motion. Accepter
de renoncer au désir autoritaire de création puis prendre le temps nécessaire à l’oubli, c’est aussi renoncer
à prévoir. La chorégraphe évalue ainsi le risque de la "pré-vision" qui circonscrit à l’avance l’image specta-
culaire de la danse. L’allusion et la discrétion sont donc ses règles d’or. Elles se manifestent par la recherche
du miroitement et de la vibration.

30
Le Langage de la danse, op. cit., p. 70.
31
Ibid., p. 69.
32
Ibid., p. 37.

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Miroitement et vibration.
Le miroitement chez Wigman est une modalité essentielle de la vision. C’est lui qui présidait, rappelons-le,
au choix du costume de la Danse de la Sorcière, vieux morceau de tissu oublié dans un tiroir. Ce miroitement
caractérise dans de nombreuses chorégraphies d’autres visions, nées de l’expérience du mouvement. "La vie
la plus vivante", propre à la danse, se manifeste selon "des miroitements paraboliques"33, par réfraction de
tous les effets de sens les uns sur les autres. Si l’apesanteur et la sensation de flotter sont le don inattendu
de la motion, le miroitement est le cadeau tout aussi surprenant du jeu entre vision et sensation.

Le corps en danse est une corporéité capable de miroiter qui crée des "miroirs de l’humain". "L’humanité
dansante transforme en danse toute la matière miroitante de son destin"34, écrivait Wigman. La danseuse
ne cherche donc pas à représenter une idée, ou telle image du corps, mais plutôt à créer tout un système
de micro-miroirs dont les reflets fabriquent une image chorégraphique35. Si les contours s’effacent derrière
ces reflets, ils réapparaissent discrètement diffractés par le jeu corporel. Ce travail d’allusion est explicite
dans Chant de la tempête. "Le corps aveugle" se lance dans un rythme fracassant. Exposé aux dangers de
l’extase du mouvement, il tourbillonne dans "un costume qui efface et rend méconnaissable les contours
du corps" avant de les laisser réapparaître dans le repos. La perception instable des contours, du dessin
corporel et des couleurs, de l’effort et de l’espace gravitationnel comme du rythme qu’il dégage est ainsi
dans chaque chorégraphie un travail d’allusion à ce rêve originel.

Dans Monotonie, la vibration du gong provoque la vision d’un espace qui est délimité par la qualité par-
ticulière de l’air : une "haleine tiède" et des vagues "de douce chaleur"36. Cet air tiède se visualise sous les
espèces d’un miroitement. Ce murmure, devenu scintillement dans l’espace, se dilate, épouse la corporéité
de la danseuse à tel point que sa circulation sanguine lui semble irriguer ce milieu chorégraphique. Tout
est ici devenu sensible, le son sous l’espèce du miroitement, l’espace sous l’espèce de vagues de chaleur. La
pièce entière est un tissu organique qui ne permet plus désormais de séparer ce qui est extérieur au corps
de ce qui lui est intérieur.

On retrouve dans Pastorale la vision initiale d’un milieu scintillant, "monotonie heureuse et ensoleillée,
[ ... ] écume scintillante"37, qui provoque ici la remémoration d’une mélodie pyrénéenne oubliée. Ce milieu
de lumières se reflète aussi dans le mouvement du costume, une jupe très large, comme "la valve d’une
coquille nacrée", "parsemée de volutes d’argent" que révèle "le tissage des pas"38.

33
Hedwig Müller, Mary Wigman, catalogue d’exposition, op. cit.
34
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
35
Wigman parle de "mille reflets dans le miroir de la vie", Le Langage de la danse, op. cit., p.60.
36
Ibid., p. 39.
37
Ibid., p. 52.
38
Ibid., p. 55.

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Dans Danse d’été, la forme musicale et chorégraphique qu’utilise Wigman est celle d’un tango. Loin de
souhaiter intégrer directement cette musique, elle en travaille l’allusion. De ce tango "dont la physionomie
était toutefois si discrète [ ... ], il ne restait plus qu’une vibration rythmique à l’organisation délicate"39.
Le chuchotement vibratoire à peine audible suffit ainsi à l’allusion, comme le bruissement du tissu à la
suggestion d’une chanson.

Pour être capable de remémoration et pouvoir éclairer des facettes inconnues, la danse de Wigman
travaille dans la "discrétion" (discretio, le "discernement", le pouvoir de discerner, séparer, garder). Des
visions nées de l’expérience du mouvement, ou des expériences de spectacles vécus, elle ne retient que les
miroitements. De la musique, elle ne retient que la vibration. Elle offre ainsi au regard l’image théâtrale,
allusive mais néanmoins extrêmement précise, d’une corporéité silencieuse et aveugle, capable, quand elle
a découvert le chemin buissonnier et inattendu de son mouvement, de correspondances.

Cette discrétion assure la puissance de remémoration. C’est dire qu’elle ne peut agir au niveau d’un effet
spectaculaire conçu a priori. L’image allusive doit jouer avec un état physique pour que surgisse une image
théâtrale saturée d’allusions. La corporéité aveugle provoque des visions qui n’opposent plus visible et invi-
sible. Ces visions ne peuvent se réduire au seul visible puisqu’elles sont miroitement de tous les sens. Elles
ne créent pas non plus un "texte" chorégraphique lisible puisque, telle tissu de Pénélope, la chorégraphie
se défait à mesure qu’elle se tisse.

Elles ne relèvent pas non plus de l’invisible puisqu’elles s’incarnent immédiatement dans une corporéité
dansante. Elles n’opposent pas extérieur et intérieur, mobilité et immobilité, durable et éphémère40.

COMPOSER L’EXTASE
Comment préserver l’extase de la motion, puis la discrétion des images, dans le travail de composition ?
Comment préserver les conditions d’apparition de cet inouï tel qu’il a surgi dans l’improvisation ? Pour ce
faire, Wigman développe non seulement un art de l’improvisation et un travail sur la vision, mais aussi une
technique de composition particulière.

La composition comme croissance


Wigman conçoit la composition comme une croissance, comme un développement issu de "l’utérus de
l’expérience". Elle s’oppose ainsi à une composition conçue comme collage, assemblage ou juxtaposition41 :

39
Ibid., p. 61.
40
En effet quand Wigman dit "écouter en elle-même", ce repli sur soi n’est que momentané. Il conduit à la perception plus
affinée d’une corporéité comme champ de tensions spatio-temporelles.
41
Wigman s’oppose ainsi à une composition qui semble avoir été par exemple celle de Valeska Gert. En évoquant sa propre
manière de composer celle-ci écrit : "Je traversais violemment la scène à pas de géants, balançant les bras comme un grand
pendule, mes mains s’écartaient, mon visage se déformait en grimaces effrontées. Puis je dansais doux. [ ... ] Cette danse était
une étincelle dans un tonneau de poudre. [ … ] En juxtaposant sans transition la douceur et l’insolence [ ... ], je présentais
pour la première fois une chose très caractéristique de notre époque, le déséquilibre." Il serait intéressant de tenter de définir la
nature de ce déséquilibre chez V. Gert et Wigman, et leurs éventuelles différences. Valeska Gert précisait : "J’ai fait exploser dans
le monde un faisceau d’impulsions, chaque danseur en choisissait une comme programme, alors que je les considérais comme
des petites fusées sifflantes qui filaient autour du monde." (Cité dans Empreintes, n° 5, op. cit., p. 6). Si Wigman privilégie la
concordance de l’organique et la croissance, Gert semble promouvoir le collage, la fracture et l’artefact.

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Tout travail artistique authentique demande une croissance, non un assemblage.42

Une telle conception de la composition ne va pas sans soulever quelques questions. Wigman obéit ici
à un modèle biologique. Composer signifie certes construire, mais cette construction ne réunit jamais des
éléments plus ou moins hétérogènes. Cette construction "ne doit pas être "faite", elle doit pousser, et le
chorégraphe a besoin de la patience d’un jardinier"43. La composition doit pousser à partir de la genèse
du mouvement, sans compromis. Le développement chorégraphique est ainsi linéaire. Il repose sur une
proposition qui ne changera pas de nature. Un élément venu au hasard ne peut s’y ajouter sans risque de
compromettre la cohérence nécessaire de la composition. La volonté et l’intention - d’inclure un élément
étranger par exemple - ne sauraient intervenir dans le processus chorégraphique. Il n’y aurait là que com-
promis avec des impératifs scéniques que la chorégraphe rejette. La danseuse porte donc en elle une forme
chorégraphique qui doit naître comme d’elle-même. Le champ des possibles se trouve ainsi circonscrit et
elle est prisonnière de son premier acte. Et de la fidélité à ce germe organique dépend la valeur de la com-
position. Elle recherche la concordance et non la fracture. Le mouvement wigmanien porte un destin que
rien ne doit pouvoir contrarier.

Les métaphores de l’accouchement et de la naissance traversent également la conception wigmanienne


de la composition. La danseuse porte en elle une "forme cachée"44 qui attend son heure. La chorégra-
phie organise cette attente et nourrit le thème initial de la danse par un jeu de visions et de sensations,
jusqu’au point de tension extrême où la forme définitive sort de l’ombre. Le corps est donc le lieu d’un
troisième jeu dialectique entre "la forme cachée" et "la forme qui se cherche".

[Elles] tournent autour l’une de l’autre et attendent dans la pénombre de leurs rêves la venue de
la lumière qui leur donnera couleurs et contours, qui illuminera ce qui est devenu une image.45

Aucune de ces deux formes ne peut dominer l’autre. La "forme cachée" est l’image du spectacle à venir,
qui cherche à remémorer le moment magique de l’improvisation trop vite disparue. Elle appartient au rêve
d’un danseur, spectateur de sa propre danse. La "forme qui se cherche" relève quant à elle du travail du
chorégraphe qui doit déchirer "le rideau imaginaire"46 vécu lors de la représentation. L’espace du danseur
doit ainsi fusionner avec l’espace du plateau.

Wigman refuse l’idée d’une "technique" de composition, au sens d’une recette académique :

Tout travail d’art cristallisé porte en lui son propre et unique processus de composition, [ ... ]
qui peut-être rétrospectivement tenu pour un concept théorique, mais non applicable comme
une formule à un nouveau travail.47

42
Composition, brochure destinée aux élèves de son école, 1925, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 86.
43
"Danse de groupe, Direction", Das Mary Wigman Werk, Rudolf Bach, 1933, Ibid., p. 131.
44
Le Langage de la danse, op. cit., p. 16.
45
Ibid., p. 40.
46
Ibid., p. 65.
47
Composition, brochure destinée aux élèves de son école, 1925, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 85.

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Sa conception de la composition se présente comme une hypothèse de travail et prétend éclaircir la


nature des différents moments du processus de croissance. Elle ne circonscrit pas des formes. La compo-
sition est en effet, à toutes les étapes de sa mise en œuvre, une expérience. L’extase appartient autant
à "l’échauffement" qu’à l’improvisation, lors de laquelle se révèle le thème de la danse, qu’à l’étape in-
termédiaire "du travail sérieux"48 ou à l’interprétation finale sur scène. Si l’écriture de la chorégraphie
s’élabore sans motion, elle annule ses possibilités d’existence. "Sans extase, pas de danse ! Sans forme pas
de danse !"49

Dans un premier temps, "l’idée chorégraphique" doit naître, on l’a vu, d’un état physique qui joue avec
une vision, "assemblage flou et nébuleux d’images"50 ou "agitation chaotique"51. Ce chaos mêle des élé-
ments très anciens à d’autres plus récents. Il est constitué d’éléments venus du sommeil de la mémoire.
"Idée portée depuis longtemps déjà", ceux-ci peuvent surgir au cours de promenades dans la nature certes,
ou "se présenter au danseur dans le tohu-bohu de la rue"52.

Dans une deuxième étape, l’idée doit cependant s’incarner dans un "motif" chorégraphique élémentaire
sorti de l’improvisation dont les cadres ont été délimités par la chorégraphe. Ce thème est la réponse à
l’exigence de l’idée. Le chemin qui mène de l’idée au motif est parfois difficile et détourné. Ce fut ainsi
le cas de Chant du destin par exemple, dont le motif ne s’est formé qu’après "des mois de formation et de
réformation"53 même si "la danse fut terminée en trois jours"54. Né d’une tension maximale il a surgi d’une
"longue germination". "Trois pas larges dans le noir55, les bras se lèvent dans le rythme de la marche", le
thème est né sans compromis, sans ajout, sans force. Il se dégage ainsi comme "la voie la plus immédiate et
la plus étroite qui conduit de l’agitation chaotique mentale au geste final"56. Il est directement efficace. La
danseuse a su choisir ainsi la meilleure des solutions possibles parmi toutes celles qu’une seule impulsion
lui proposait.

Le motif trouvé est toujours simple chez Wigman. Son développement, "petite série de mouvements",
constitue une troisième étape. Il s’agit de l’examiner, d’épuiser ses prolongements latents, de clarifier les
variations possibles, les débuts de structure. La danseuse prend la mesure des exigences du thème. Elle
improvise en élaborant progressivement les contraintes à partir desquelles elle travaille.

Chaque improvisation doit être examinée, puis ajustée aux règles de l’espace. Le développe-
ment de la danse résulte des exigences du thème lui-même ainsi que des demandes que la
personnalité et la disposition momentanée du chorégraphe lui apportent.57

48
Le Langage de la danse, op. cit., p. 17.
49
Composition, 1925, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 88.
50
Le Langage de la danse, op. cit., p. 17.
51
"Composition", Das Mary Wigman Werk, Rudolf Bach, 1933, et The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 122.
52
Le Langage de La danse, op. cit., p. 17.
53
Conférence à Zurich, 1949, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 166.
54
Ibid.
55
On retrouve ici encore l’aveugle.
56
"Composition", Das Mary Wigman Werk, Rudolf Bach, 1933, Ibid., p. 122.
57
Ibid.

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Il s’agit donc d’un travail de construction et d’éclaircissement dans lequel "un certain instinct protège
le processus de création de l’œil critique de la raison"58. Les règles de composition naissent ainsi du thème.
La composition en effet va de pair avec l’improvisation au cours de laquelle Wigman ne veut prendre aucune
décision arbitraire, substituer un geste à un autre, ou changer de rythme et de direction. Elle travaille ainsi
sur la dynamique respiratoire, l’accélération et la détente, qui donnent leurs nuances aux mouvements.
Elle définit en improvisant l’intensité, la durée et l’espace de son mouvement. Tout se redanse à chaque
instant de manière différente, jusqu’à ce que se révèle une séquence qui revienne de plus en plus souvent
et qui puisse être comptée. La définition de l’espace ne se fait pas suivant un dessin géométrique tracé au
sol, mais les directions doivent devenir parfaitement nettes en fonction des besoins du thème. Le danseur
sait toujours où il est, où il va, mais il ne présage pas le comment.

Cependant le processus de composition peut s’avérer plus difficile. L’arbre de vie chorégraphique accep-
te alors des tuteurs ou des greffes. Mais ces greffes (costumes, lumières, masque, décor, musique) doivent
être le fruit d’une remémoration. Dans Personnage de cérémonie par exemple, le développement du thème
impliquait des contraintes spatiales particulières :

J’étais dérangée par le fait que mes pieds pouvaient bouger trop librement et je cherchais
une possibilité de les entraver et de leur imposer les limites spatiales qu’ils exigeaient. [ ... ]
J’eus l’idée de prendre un de ces cerceaux colorés avec lesquels les enfants jouent dans la rue.
Je le cousus dans ma large jupe de travail [ ... ] et dans ce cadre limité le mouvement trouve
sa dimension adéquate.59

L’ensemble du travail vise donc à chasser l’ambiguïté. Chaque mouvement doit prendre sa forme adé-
quate, sans absorber aucun parasite qui obscurcirait le chemin vers la motion. Il faut chasser le compromis,
s’assurer à tout moment qu’elles sont exigées par le thème, tailler et supprimer les habitudes gestuelles.

La greffe du masque suppose par exemple certaines conditions. Wigman créa en effet de nombreux soli
et danses de groupe avec des danseurs masqués : Personnage de cérémonie, Personnage masqué, Danse de la
sorcière, Danse de mort, Le Monument aux morts, Chant de la tempête, entre autres. Comment intègre-t-elle
la présence du masque à l’expérience de danse ?

Quand le danseur peut-il mettre un masque ? [ ... ] Uniquement quand le masque est inhé-
rent au thème de la danse, quand quelque chose se développe hors des mouvements et de leur
sens, quelque chose qui affecte la "Gestalt" et les métamorphoses du danseur.60

L’utilisation du masque doit d’abord participer entièrement du travail d’improvisation et de composi-


tion. Il n’est donc pas utilisé une fois que tout est achevé. Il n’est pas là pour masquer, mais pour révéler et
préciser un aspect de la danse. Il se veut inhérent à son thème et ne saurait être une addition décorative.
Il appartient à la vision du danseur qui ne s’imagine que masqué. Si l’ idée du masque n’est pas immédiate,
si la composition est déjà avancée, le masque fait alors l’objet d’une reconnaissance, d’une remémoration.

58
Composition, brochure destinée aux élèves de son école, 1925, Ibid., p. 86.
59
Le Langage de la danse, op. cit., p. 35.
60
Notes sur la Danse de mort, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 97.

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En ce sens, le masque a d’abord une fonction pratique. Il aide à former et à définir le thème. "Sans merci, il
ne tolère aucune déviation du thème qu’il aide à déterminer"61. Il impose une contrainte non arbitraire et
libératrice. Wigman improvise donc avec le masque. Une adjonction ultérieure forcerait le masque à vivre
malgré lui une expérience de danse. Ce serait une mascarade.

La création d’un personnage n’est pas définie a priori. Wigman invente plutôt une "figure" de la danse,
"une créature" pleine de virtualités, aux yeux fermés, masqués. Le spectateur n’est pas invité à déchiffrer
les significations d’un regard qui ne concentre pas l’expression et qui ne reflète pas, tel un miroir lisible,
les émotions ou les sentiments du personnage. Le sens de ce regard ne peut se percevoir qu’au sein de la
corporéité toute entière, qui le modifie à chaque instant, à chaque inclinaison. Le masque aide ainsi la
danseuse à achever sa métamorphose. Il efface l’état-civil sans remplacer une identité par une autre. Il
n’est ni mimétique ni redondant. Il crée un visage-masque qui va jusqu’à s’incruster dans le visage de la
danseuse. Il est une surface où miroitent - une fois de plus - différents visages.

Qui danse donc les danses de Wigman ? Qui est le "sujet" de la motion ? Certainement pas un Sujet.
Est-ce un "personnage", "une figure", "une créature", ou encore "un soi" ? Pour désigner ce corps dansant,
Wigman emploie ces différents termes et écrit par exemple :

Ici ce n’est pas un "je" qui danse, ni un "tu". [ ... ] Ici danse un "soi".62

L’expérience de l’extase conduit donc à une forme de dépersonnalisation et permet la "libération du


poids de ce qui est trop personnel". La dépersonnalisation est apesanteur. La danseuse qui entre en scène
n’est pas plus Mary Wigman la célèbre danseuse, que Marie Wiegmann, comme le voulait l’état-civil. Ce
qui entre en scène, c’est une corporéité aveugle que le pouvoir du mouvement allège, conduit et organise.
Elle devient une figure de la danse particulière à cette vision du danseur-chorégraphe. Elle est un sujet
sans identité, œuvre de tous les processus de subjectivation et de l’ensemble des jeux sensoriels que nous
venons de décrire.

Si la danse est une pantomime dansée, la danseuse peut parfois se définir comme personnage. La
dépersonnalisation de la danseuse implique alors une repersonnalisation. Il s’agit dans ce cas d’un type
reconnaissable, défini a priori à partir d’une image, d’une histoire ou d’un costume connus du public. La
pantomime dansée est en effet, selon Wigman, difficilement séparable de la danse. C’est un territoire fron-
talier où les mouvements font miroiter un personnage :

Entre la danse et le drame se trouve le territoire frontalier de la pantomime. La danse cesse


d’être une fin en soi-même, elle commence à illustrer, à écrire, à créer des rôles, des portraits.
Cela présuppose un type d’être clairement défini.63

61
Das Mary Wigman Werk, 1933, Ibid., p.124.
62
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 90.
63
Composition, brochure destinée aux élèves de son école. 1925. The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 94.

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La lutte avec la forme


L’exigence d’une composition qui se revendique comme croissance organique, toujours fidèle à la na-
ture de l’impulsion initiale, engendre des tensions telles que le processus de création est souvent vécu par
Wigman comme un drame dansé (Tanzdrama) en lui-même. Le danseur "lutte avec la forme. [ ... ] Le "tout-
trop-beaucoup" devient progressivement un simple et clair "juste cela", sans que le processus de composi-
tion lui-même devienne plus calculé ou prémédité dans notre esprit"64. Au cœur du travail de composition
apparaît en effet un conflit qui était déjà plus ou moins latent dans la recherche de l’expérience. "L’attente
créatrice" entre en tension avec une volonté d’agir et de composer. La mesure et la conduite de l’extase
sont contrebalancées par le désir de la maîtriser, désir de posséder l’extase et la vision qu’elle provoque.

Et il y a toujours deux courants, deux cercles de tensions qui s’attirent magnétiquement,


s’embrasent et oscillent ensemble jusqu’à ce que, complètement accordés, ils se pénètrent.
D’une part, l’attente créatrice qui évoque l’image, de l’autre la volonté d’agir, exaltée jusqu’à
l’obsession, cette volonté qui prendra possession de l’image et transformera sa matière encore
évanescente en une substance malléable, afin de lui donner sa forme finale dans le creuset
de la composition.65

Wigman souligne ici un conflit potentiel entre le chorégraphe et le danseur. L’attente créatrice est vécue
comme une attente sous pression, dramatique et dramatisée qui mine la douceur de l’extase et de la motion.
Pourquoi, à quelles fins, le travail de composition est-il ainsi dramatisé ?

La danseuse livre à ses lecteurs le récit du spectacle de la douleur qu’elle se donne à elle-même. Le
vouloir-faire du chorégraphe supporte mal l’attente et prend comme malgré lui le pas sur l’expectative du
danseur. C’est un tout autre vocabulaire qui apparaît alors dans les textes, celui de la soumission et de la
volonté. Il est possible de comprendre la nature des difficultés et des contradictions rencontrées par l’ar-
tiste en comparant les récits de la genèse de quelques soli. En 1926, dans une danse de groupe intitulée
Danse de mort, Wigman tente de créer une figure "en retrait de la vie". Elle recherche là une corporéité
extrêmement passive afin d’évoquer "une sensation d’absence totale de sensation" :

Ma figure devait avoir le souvenir de quelque chose d’humain, mais ne devait pas réagir de
manière humaine. Elle était invitée à laisser le jeu diabolique advenir sans lui résister - l’en-
durer, tel qu’en lui-même, mais ne pas en souffrir. [ ... ] Il ne lui était pas permis de jouer
à la marionnette.66

Endurer sans souffrir, c’est accepter le déroulement d’une action sans faire intervenir une volonté qui
lui résisterait. La danseuse travaille ainsi dans une extrême passivité qui est aussi une extrême activité.
"Allongée, bras en croix", elle finit par accepter le mouvement de balance qui advient, "comme si le sol
voulait supprimer [son] corps rigide, [la] forçant à un mouvement de balance"67. Pour ne pas souffrir, il a

64
Idem, Ibid., p. 86.
65
Le Langage de la danse, op. cit., p. 17.
66
Notes sur la Danse de mort, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 101.
67
Ibid.

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"suffi" de s’abandonner. Dans cet état d’abandon, la danseuse est alors en mesure de se lever et de com-
mencer une course qui s’achève par une courbe du dos et une chute. La forme est ici trouvée au sein même
de la motion. Elle n’est pas un habit, un contenant, elle est "nue".

Cette même nudité caractérisait aussi un des soli préférés de Wigman, Lamentation :

J’aimais particulièrement cette danse-là ; peut-être parce que dans sa forme nue, elle repré-
sentait le premier pas sur la voie de cet espèce de dépouillement qui est l’ambition et le but
de l’artiste qui mûrit.68

Wigman précise pourtant que cette danse "n’était pas brillante et ne donnait aucune occasion d’exploi-
ter des capacités techniques". Elle ne cherche donc pas ici à exploiter un corps-outil, ni à mettre en forme
une danse qui ne nécessite l’intervention d’aucune volonté. La vision qui donne naissance à Lamentation
lui "apparut comme dans un rêve"69. Inconsciemment, mais potentiellement, elle était déjà là.

Cependant la soumission à une forme qui s’impose et croît d’elle-même peut être vécue dans la souffran-
ce. L’expérience qui a donné naissance à Chant du destin est ainsi, contrairement aux précédentes, racontée
de manière dramatique. Wigman écrit le récit "d’une révolte contre ce que semblait dicter le destin"70 puis
"d’une lutte entre l’acceptation et le refus, où l’acceptation triomphait"71. Wigman raconte à cette occasion,
s’être soumise "à une force supérieure qui, plus sage qu’[elle], savait bien ce qui était nécessaire et ce que
l’on peut endurer"72. La composition passe alors par une souffrance, par une lutte contre un destin qu’elle
s’est elle-même créé. Une fois assumé son abandon à cette "force supérieure", elle évoque au contraire la
douceur avec laquelle elle composa la danse : "Je n’avais qu’à m’ouvrir, laisser couler le flot de la création,
comme si cette danse n’avait fait qu’attendre pour prendre chair et réalité"73.

Renoncer à sa volonté est devenu l’obstacle majeur d’une chorégraphe qui veut, paradoxalement, s’aban-
donner et endurer sa soumission. Il lui est nécessaire de se fabriquer et d’énoncer un conflit, de raconter
un drame dans lequel elle finirait par renoncer à son propre pouvoir. Cette danse est donc décrite comme
un "cri du désespoir", comme un acte de soumission envers une force supérieure. Wigman se garde cepen-
dant d’expliciter le contenu de cette force, ni le rapport qu’elle établit entre cette danse et sa situation
historique de 1935.

La forme du mouvement est désormais présentée comme l’habit de scène. Elle n’est plus "nue". C’est
une enveloppe spectaculaire. Elle devient "un réceptacle qui ne cesse d’être chauffé, embrasé par le contenu
vivant jusqu’à ce que le processus de fonte mutuelle soit complété"74. Ce réceptacle ne saurait, précise Wig-
man, "enfermer ou neutraliser le ferment dont la forme artistique est issue", ni "bloquer l’impulsion créa-
trice originale". De ces échecs éventuels Wigman ne parle guère, préférant évoquer "ses luttes" acharnées

68
Le Langage de la danse, op. cit., p. 64.
69
Ibid.
70
Ibid.
71
Ibid., p.70.
72
Ibid.
73
Ibid.
74
Ibid., p.43.

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avec la forme, sa douleur à incarner une idée, à rendre visible une image. Conduire et composer l’expérience
de l’extase cinétique devient un travail de forgeron. Wigman forge une extase, sculpte le mouvement en
sculptant le corps, "apprivoise" la motion. Elle "travaille son corps comme on le ferait d’une sculpture"75.
La forme-contenant se fond avec la force qu’elle contient.

L’expérience de la motion est donc, dans ce cas, mise dans une forme, dans un habit de forme. Wigman
s’autorise ainsi de son expérience de danseuse pour finalement "contenir" plus que conduire le mouvement.
L’effort de mise en forme prend ici le pas sur la logique du mouvement. En d’autres termes, Wigman s’auto-
rise parfois de la valeur extatique de ses danses pour s’imposer à elle-même des images, ou pour les imposer
à autrui, à ses spectateurs comme à ses danseurs (dans le cadre des chorégraphies de groupe).

Karin Waehner souligne à sa façon le pouvoir de la volonté wigmanienne. Si elle affirme que le travail
avec Wigman "était essentiellement fondé sur la sensation", elle précise par ailleurs :

C’est plus tard, avec la maturité, que j’ai compris que c’était une vision. C’est pour cette
raison qu’elle [Wigman] n’a jamais fait école.76

Comme on l’a vu, le mouvement chez Wigman est intimement lié à une vision qui ne peut appartenir
qu’à la danseuse. Mais cette vision semble désormais se poser comme vérité unique. L’élève n’a donc pas
la possibilité de "sentir" un mouvement autrement que son maître, il doit partager cette même image
mentale. A chaque danse correspondrait ainsi une vision et une seule. Suzanne Perrottet remarquait à son
tour que Wigman la trouvait "trop ondulante et voulait [lui] donner son caractère si furieusement puis-
sant". Cette puissance, comme cette volonté de puissance fondée sur une vision, créaient de nombreuses
résistances chez les élèves. C’est ainsi que Gret Palucca et Lotte Goslar supportèrent de plus en plus mal
"l’atmosphère d’adulation autour de Wigman"77.

L’attitude des danseurs américains à l’égard de cette place fondamentale de l’image intérieure dans la
transmission et l’enseignement souligne, plus nettement encore, les risques de cette pratique78. Le témoi-
gnage de Blanche Evan, élève de l’Ecole Wigman dirigée à New-York par Hanya Holm est particulièrement
éclairant. Soucieux d’acquérir des bases "techniques" à travers une répétition de séquences de mouvement
progressive - ce qui n’appartenait pas, rappelons-le, à la pédagogie wigmanienne fondée essentiellement
sur l’improvisation structurée - ils reprochaient à cette formation (au tout début des années trente) son
"manque de technique". En d’autres termes, ils résistaient particulièrement à un apprentissage d’abord
fondé sur l’état affectif du danseur et sur un imaginaire corporel spécifique. Evoquant des cours sur l’élé-
vation et la vibration, Blanche Evan explique :

75
Ibid.
76
Karin Waehner, "Entretien avec Daniel Dobbels", op. cit.
77
Gret Palucca, citée par Martin Green, Mountain of Truth, op. cit., p. 196.
78
Cf. l’analyse passionnante de Susan Manning sur la réception de l’enseignement wigmanien aux Etats-Unis et sur le travail
d’Hanya Holm qui fut soucieuse de répondre aux besoins des danseurs américains, Ecstasy and the Demon, op. cit. p.272-275.

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Le cours du jour était sur l’élévation. Un grand nombre de filles redescendaient en bruit,
mais aucune critique d’ordre technique ne leur était donnée. C’était uniquement une critique
qualitative, leur mouvement était trop "vers le bas". Le bruit était dû manifestement à un
manque de tension dans la cheville et dans les genoux. Tous les discours sur la "Hauteur"
et la "Profondeur" ne pouvaient en rien les aider. Les explications d’Hanya étaient très pro-
fitables aux professionnelles qui maîtrisaient déjà les bases techniques avant de venir dans
l’Ecole Wigman. [ ... ] Une leçon sur la vibration [ ... ] Je me lançais dans une course éper-
due - une course puissante, la plus puissante que j’ai jamais exécutée dans toute ma carrière
de danseuse - puis dans un tournoiement, le corps faisant toutes sortes de mouvements
incontrôlés. Je n’y avais pourtant pas accédé en m’étant préparée à "faire" cette danse sau-
vage, cela résultait d’un état de transe rythmique. Cette manière d’acquérir la puissance du
mouvement est un cadeau empoisonné. Ce que vous voulez arrive, un fois que vous êtes dans
"l’état"[ ... ] Tout dans la danse partait d’un mysticisme irréel.79

Les élèves étaient ainsi invités à partager les images que leur proposait leur professeur - images qui
pouvaient, ou non, correspondre à leur propre sensibilité ou corporéité.

La métaphore de la sculpture tend encore à figer ce qui caractérisait l’apprentissage d’un corps dansant.
Jacqueline Robinson remarque en effet combien Wigman utilisait dans ces cours les contacts physiques
(empoigner, caresser, pincer) pour aider ses élèves à prendre conscience "de l’endroit où cela devait bouger"80.
Une chose est d’éveiller des zones encore dépourvues de mouvement par divers types de pression, une autre
est de désirer sculpter le corps entier comme on le ferait d’une matière morte. "Tu dois sculpter ton corps
par le travail", disait-elle à Karin Waehner. Il ne s’agit plus ici de mesurer les possibles d’un instrument,
mais bien de former un corps-outil qui puisse donner forme à la vision wigmanienne. Si elle s’attachait
donc à faire de son propre corps un instrument, elle tendrait néanmoins à faire de celui des autres, des
outils propres à exprimer sa vision.

La forme chorégraphique et le travail de composition prétendent donc en dernière instance "contenir"81


une force. Il s’agit de savoir "forcer le chaos à devenir ordre"82. La métaphore du danseur-chorégraphe-
sculpteur risque fort, si elle n’est pas mieux définie, de réduire le travail du chorégraphe à une action
externe sur un bloc de corps.

LE DRAME DE LA DANSE : UN PARTENAIRE


INVISIBLE OU UN ADVERSAIRE ?

La volonté exaltée de posséder l’extase


Le conflit entre l’attente créatrice et la volonté d’agir modifie donc la manière de composer et infléchit
les modalités du ravissement comme la perception du corps. Ce conflit transforme également, dans les dan-
ses de groupe surtout, le travail de l’image allusive et la pratique du masque. Le doux abandon extatique

79
Cité par Susan Manning, op. cit., p.274.
80
J. Robinson, "Entretien avec Daniel Dobbels", op. cit.
81
Le Langage de la danse, op. cit., p. 43.
82
Ibid.

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peut se transformer en effet comme un "consentement à mourir"83. Wigman insiste souvent sur la peur
terrifiante qui la submerge avant de danser. Cette forme d’extase caractérise le solo Monotonie par exemple,
pièce essentielle dans la carrière de Wigman et l’une des rares qu’elle dansa de 1927 à 1942.

Commentant la création de son solo, Wigman décrit d’abord la première forme d’extase qui présida à
la genèse de cette "monotonie". Il s’agissait d’un ravissement immobile provoqué par le son d’un gong.
Toute la pièce vibrait, l’air se faisait tiède, l’espace devenait miroitement et bourdonnement. L’osmose en-
tre intérieur et extérieur était complète. Pourquoi cette fusion "joyeusement vivante" se fait-elle alors au
prix d’une souffrance, d’un étouffement qui arrête la respiration et n’attend qu’une délivrance ? Voulant
"faire avouer" au gong son "secret", Wigman s’imagine vivre une souffrance nécessaire à sa Danse. "D’où
viendrait la délivrance de cet état douloureux et extatique en même temps ?"84 Elle associe explicitement
l’extase et la douleur et évoque son état de souffrance parce qu’elle a voulu "ordonner l’immobilité". Ce
souhait a transformé une fusion joyeuse en un douloureux état d’ivresse. Souhait purement fictif et sans
effet puisque l’ordonnance naturelle des choses (respirer, sentir, voir) se rétablit sans que la danseuse ait
eu besoin de rien faire.

Cette douleur ne serait-elle donc pas surajoutée à cette extase ? En effet, ce que Wigman retient fina-
lement de la genèse de cette œuvre est la douceur inouïe avec laquelle le son apparaît, puis disparaît. Ne
conclut-elle pas : "Ce qui restait, c’était la tendresse et la douceur d’un silence clos. On eût aimé s’y cou-
cher, dormir, rêver"85. Wigman semble donc vouloir rendre magique un instrument qui "ne paraissait pour-
tant pas posséder de pouvoirs magiques"86 et évoque l’action de pouvoirs surnaturels qui n’ont pourtant pas
lieu d’être. Elle tend à l’exhiber pour dire, ou jouer, son état de soumission. Tout est alors volontairement
dramatisé, rendu mystérieux par la volonté de la danseuse-chorégraphe.

Le passage de l’expérience initiale à sa réalisation pour la scène révèle d’autres modifications. Dans la
description de la chorégraphie finale, l’expérience giratoire est en effet désignée comme "consentement à
mourir" avant même que la danseuse n’entre sur scène :

La raison de cette peur était-elle de savoir qu’il fallait encore une fois consentir à mourir ?
De cette mort irréelle et étrange, que l’œuvre d’art créée par le corps dansant exige de celui
qui la danse ?87

De fait, cette corporéité aveugle, dormeuse et rêveuse, est en péril. Mais le péril est ici dramatisé, la
danseuse se vit sous la menace d’une puissance de mort. Elle se dit "hors de soi", "absorbée" dans la mo-
tion, menacée "d’auto-destruction", de "perdre tout pouvoir sur soi-même"88. Elle croit progressivement
en son envoûtement et bouge comme si elle était passée dans une autre nature corporelle, comme si elle
s’était réellement métamorphosée. Elle se prend au jeu de sa propre fiction et en devient son propre obsta-
cle, son propre ennemi. Le partenaire invisible de la soliste se définit dès lors comme adversaire. La force

83
Ibid., p. 40.
84
Ibid., p. 39.
85
Ibid., p. 40.
86
Ibid.
87
Ibid.
88
The Mary Wigman Book, her Wrilings, op. cit., p. 119.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

transformatrice du mouvement l’oblige, en toute conscience, à devenir comme le masque corporel d’un être
supra-personnel. La peur disparaît ensuite au profit d’une quiétude : la danseuse goûte alors le plaisir de
conduire le mouvement, le plaisir d’être "l’épicentre serein dans le tourbillon de la rotation"89. A ce tendre
bercement se substituent ensuite un crescendo de "passion auto-destructrice", une douleur de plus en plus
grande, puis une "folie" qui attend "une parole de rédemption". Pourtant, "dans un effort ultime et déses-
péré, je retrouvais le contrôle de ma volonté", écrit Wigman. La danseuse se force ainsi à l’immobilité en
pleine accélération, elle contraint la motion à s’infléchir et casse la logique du mouvement. Elle provoque
un spasme, s’étire sur la pointe des pieds, lève un bras "comme pour s’agripper à un support inexistant",
puis se relâche brusquement et tombe. Applaudissements du public :

J’avais appris à me discipliner. [ ... ] Dès que le rideau se relevait il fallait, et je le voulais,
être présente à nouveau et saluer. Encore une fois j’avais réussi! Encore une fois, je l’avais
échappé belle !90

La fin de la danse est ainsi volontairement rendue tragique. La volonté de la chorégraphe transforme


cette rotation infinie, dramatique et éblouissante en elle-même, en un drame qui finit bien. Par deux fois,
Wigman joue son mouvement sur le mode du "comme si" : lorsqu’elle s’accroche "à un support inexistant"
d’abord, puis quand elle se relève après la chute finale. Elle va contre le désir de sa propre corporéité
rotative, puis résiste au désir de relâchement total, à l’envie de "rester là ainsi pour l’éternité". Wigman
convoque ainsi un ennemi invisible qui la fait héroïne de sa propre danse. Aussi loin de créer un espace
pacifique, elle déploie la fiction d’une corporéité en guerre91.

Wigman désire, en dernière instance, se présenter et saluer comme une danseuse se doit de le faire, une
danseuse qui, ayant dominé son corps et réussi un exploit scénique, se lève pour recevoir sa récompense.
Comme malgré elle, elle rabat ainsi l’expérience sur le registre de la seule virtuosité acquise et montrée.
Son expérience de la rotation avait certes transporté le spectateur dans une autre durée, dans une suspen-
sion tendue du temps. Elle le ramène pourtant, in fine, à l’idée de la performance accomplie.

Parce qu’elle veut vérifier la puissance de son auto-discipline, Wigman retrouve donc une tradition et
une attitude par rapport au mouvement qu’elle avait par ailleurs rejetées. L’extrême fin de son solo - cet
étirement volontaire qui arrête la rotation, suivi d’une chute d’où elle se relève - peut transformer cette
rotation infinie en un numéro de pirouettes dramatisé. La diva peut alors recueillir les applaudissements
consécutifs à la maîtrise d’un corps-outil.

La "mort irréelle et étrange" propre au ravissement de la motion risque de n’être qu’un simulacre, un
jeu avec l’ivresse pour créer un effet prévu d’avance. La danseuse refuse non seulement de renoncer à son
image publique de danseuse, alors même qu’elle entendait se perdre peu à peu dans l’expérience du mouve-
ment, "se détacher de son corps"92 , mais encore à l’idée que sa danse puisse lui échapper. La proximité vou-
lue avec le spectateur n’a-t-elle pas fini par détruire la distance nécessaire pour inquiéter son regard ?

89
Le Langage de la danse, op. cit., p. 40.
90
Ibid., p. 41.
91
Aussi émettons-nous quelque réserve sur les propos de Daniel Dobbels, qui lors du colloque, Autres Pas, sur l’espace d’action,
organisé par l’I.P.M.C., insistait sur le fait que la danse ne saurait convoquer la mort, et que la danse wigmanienne, parce qu’elle
ne figurait jamais un adversaire, constituait un espace pacifique.
92
Ibid., p. 40.

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La fureur de la volonté de maîtrise est donc au cœur du travail de l’interprète selon Wigman. Ne conseillait-
elle pas en effet à ses danseuses d’être "dures, mauvaises, méchantes, colériques ?" Elle ajoutait aussitôt :

Quand je danse, je dois être en colère par dessus tout. C’est le meilleur moyen pour moi et
mon groupe de surmonter l’extase. [ ... ] Personne ne devrait avoir envie de se marier avec
une de [mes danseuses].93

La fureur volontaire permet certes de fuir la "belle" danse, mais elle intervient aussi pour dominer et
dramatiser la motion. Et si cette fureur put être interprétée comme le refus d’une image traditionnelle de
la femme (donc comme une avancée), elle constitue, sur un plan esthétique un recul par rapport aux autres
propositions wigmaniennes. Enfin, cette mort étrange est au cœur d’une tension propre à l’expérience de
l’extase dans un lieu de représentation qui la soumet à ses contraintes.

Le corps sacrifié
Plus Wigman insiste dans ses commentaires sur le vouloir-agir, plus elle souligne également sa peur et
sa souffrance. Cette mort irréelle et étrange se décline suivant différentes modalités : soumission endurée
dans Chant du destin (1935) et dans L’Appel de la mort (1931), exécution dans Personnage de cérémonie
(1925), sacrifice dans Le Sacrifice (Das Opfer, 1931) et Niobé (1942). A la douceur de l’extase chorégraphi-
que fait place désormais la douleur d’une ivresse jouée. L’effet dramatique s’en trouve déplacé. Il ne relève
plus véritablement de la motion, mais du conflit entre la logique de l’expérience et l’image spectaculaire a
priori à laquelle la danseuse se soumet. Cette soumission, qui n’est qu’une autre face de la volonté d’agir,
vajusqu’au sacrifice. C’est un fantasme qui sous-tend de nombreux récits de chorégraphies. La danseuse
Wigman accepte alors de s’exécuter, d’exécuter ses propres ordres chorégraphiques. L’expérience est direc-
tement interprétée et l’interprétation devient mise à mort.

On ne saurait affirmer ici que l’évolution chronologique des solos de Wigman suive une progression qui
la conduise du doux ravissement au sacrifice total, tant cette tendance était présente dès les années vingt
et se retrouve dans les années quarante. En ce sens, il ne nous paraît guère possible d’envisager une rup-
ture entre les danses des années de Weimar et celles composées sous le Reich. Mais il reste que l’image d’un
corps sacrifié prend une dimension idéologique très forte dans les années trente, tout particulièrement
dans les danses de groupe. Le sacrifice de la danseuse ne se fait plus au nom de la danse elle-même, mais
bien au nom de l’âme allemande. Rappelons ici que ce fut un des éléments importants du discours de la
propagande nazie qui "exaltait la vie pour mieux la diriger vers la mort"94. Au nom de la Communauté et
pour qu’elle vît le jour, ne fallait-il pas que l’individu s’y sacrifie à sa mesure et selon ses moyens ? N’était-
ce pas la condition de l’épanouissement de l’âme allemande ?

93
Interview au Die Weltwoche, 1926, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 96.
94
Lionel Richard, La culture el le nazisme, op. cit., p.20.

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En effet, la figure du corps sacrifié, fut dans l’Allemagne des années trente, selon de nombreux contem-
porains (et tout particulièrement d’Ernst Bloch), au cœur de la structure religieuse du mythe nazi. Eric
Michaux rappelle combien on imagine mal aujourd’hui l’incroyable puissance de l’image d’un Hitler, incar-
nant l’Esprit allemand, et empruntant à la figure du Christ les qualités du Sauveur, s’identifiant au Messie
pour accomplir la rédemption des Allemands, lui qui s’était présenté, rappelle-t-il, aux élections de 1932,
comme "le candidat des artistes"95. Valorisant l’image d’un corps sacrifié (et ce en dehors des seules années
trente) le discours de Wigman et l’image du corps qu’il promeut n’échappe donc pas à ce que Benjamin
appelait l’esthétisation du politique.

Le glissement du ravissement extatique à l’ivresse du sacrifice est particulièrement notable dans la


description des soli Niobé (1942) et Sacrifice (1931). Wigman se dit "terrifiée par la force qui la poussait à
travailler", de sorte que le travail d’improvisation et de composition ressemble de plus en plus à une lutte
féroce. Le mouvement se définit comme une "progression inévitable"96, d’autant plus fatale et terrifiante
que Wigman cherche à lui assigner une fin, voire à la prédéterminer ou à la préparer. La danseuse ne vit
plus alors le mouvement comme un voyage, mais comme un parcours initiatique où les connotations reli-
gieuses sont de plus en plus fortes. La modalisation du discours97 signale ainsi la place que Wigman accorde
à un jeu de nature plus théâtrale. A vouloir le sacrifice, puis à l’énoncer, elle risque fort de vouloir le jouer,
de se prendre à sa propre fiction, alors que ce n’était pas son objectif initial. Elle se prive par là des chances
qu’elle avait pourtant données à son mouvement. Elle montre et joue désormais la chute comme une figure
imposée du sacrifice.

Le récit de la danse Niobé98 explicite mieux encore cette volonté de sacrifice. Le mythe de Niobé n’est
qu’un prétexte, une "vague suggestion" qui sert d’amorce au travail, un détour sur lequel se greffent par
associations de sensations des impressions vécues de la guerre : la "terrible nuit rouge des premiers raids",
le souvenir "de vieilles femmes main dans la main priant en silence", un enfant joyeux dans l’abri, une
femme sur le point d’accoucher. Wigman retrace ces souvenirs en se chargeant d’une responsabilité mes-
sianique. Elle s’attribue fantasmatiquement la charge de porter la douleur de toutes ces femmes en guerre,
de se sacrifier pour exprimer leur douleur. L’extase conduit ici au jeu d’une auto-immolation décidée a
priori. La représentation renvoie à une image convenue de figure sacrificielle. Wigman ne tente plus de
décrire sa danse en s’attachant à préciser la nature de son mouvement, ni les sensations qui lui ont donné
naissance. Elle développe plutôt un récit tragique qui serait comme une nouvelle forme de livret de ballet,
une explication de l’action.

Je me surprenais souvent les mains contre mon corps en un geste de peureuse protection ;
[ ... ] la mélodie tendre d’une berceuse s’échappait de mes lèvres ; [ ... ] j’étais emplie de
joyeuse fierté, puis l’angoisse s’engouffrait en moi, une peur sans nom, jusqu’à ce que les
yeux se dilatent de terreur, le cri s’étouffe dans la gorge, le corps foudroyé, jeté au sol ; la
lamentation s’élève [ ... ]. Les bras agiles voulaient enserrer ce dernier enfant pour le proté-
ger du coup fatal - je frappais ma poitrine de mes poings dans une auto-immolation [ ... ].
Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, rien que ce corps vidé qui ne m’appartient plus, une jarre
brûlée, vide.

95
Soutenance, Eric Michaux, revue Trafic, hiver 1995. Nous n’avons malheureusement pas eu accès à l’ouvrage d’Eric Michaux, Une
construction de l’éternité, l’image et le temps du national-socialisme, dont la parution est prévue pour 1996 aux Editions Gallimard.
96
Le Langage de la danse, op. cit., p. 64.
97
J’avais un peu peur de cette dernière danse. [ ... ] cette diagonale pour ainsi dire fatidique. [ ... ] saisie par une peur presque
physique." (Ibid.)
98
Ibid., pp. 76-77.

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Chaque fois, la danse terminée, il me semblait avoir vieilli sans mesure pendant ces quelques
minutes.99

Le geste pantomimique semble avoir pris le pas sur le mouvement, et la corporéité ainsi décrite appa-
raît comme manipulée par la volonté d’un chorégraphe. Le corps finit par devenir un objet réduit à l’état
d’outil dans le but d’exprimer quelque chose. Wigman, esclave de son geste, devient l’exécutante, et non
plus la conductrice du mouvement. Sa douleur, sa peur et son vieillissement sont évoqués comme autant
de garanties d’authenticité de l’émotion vécue. Elle parle même de torture à propos de Personnage de céré-
monie. Tous ses gestes expressifs, qui donnent lieu à de très nombreuses photographies, figent une image
de la douleur mimée. A mesure que le personnage "se dessine", qu’il devient l’objet d’une image visible, le
corps s’exécute :

Dans quelles contraintes je me plaçai! Quelle torture que d’avoir à réprimer sa propre force
expressive - laquelle ne cessait de vouloir se manifester - dans une forme absolue qui semblait
vivre indépendamment de moi !100

L’organique devient ainsi le lieu d’une interprétation dramatisée. Il n’est plus auto-suffisant. Il a besoin
du relais d’un récit qui se substitue au miroitement de la seule corporéité dansante.

LE DÉSIR DE FASCINER D’UNE DIVA MODERNE


Le passage de l’expérimentation à la production scénique ne résiste donc pas toujours à une dramati-
sation volontaire que la danseuse cherchait à éviter par ailleurs. Cette tentation n’est pas étrangère, entre
autres aspects, au désir de s’affirmer comme "Danseuse" dans le droit fil d’une grande tradition spectaculaire.
Ce corps sacrifié à la fiction d’une puissance supérieure, cette lutte désespérée entre la fureur organique et la
volonté de la mettre en forme, traversent aussi ce qu’on a coutume d’appeler la danse "classique", ou plus
précisément "romantique" dont le célèbre ballet, Giselle, est un pur exemple. Il renvoie aussi à la figure de
la danseuse martyre, soumise à un travail physique conçu comme une épreuve.

De fait le rapport de Wigman à la grande tradition de danse occidentale ne saurait se réduire à un simple
rejet. La violence et la constance de son opposition témoignent de sa haine autant que de sa reconnaissan-
ce déchirée. Le refus fasciné de cette terrible concurrence révèle aussi la prégnance d’un modèle qui n’est
pas sans laisser de traces, aussi inattendu que cela puisse paraître chez une danseuse comme Wigman.

Le "ballet moderne"
La "nouvelle danse" se développe paradoxalement dans le cadre d’une opposition que Wigman semble
subir. Il lui paraît nécessaire, pour accéder à la reconnaissance, d’occuper les lieux d’une danse classique
qu’elle exècre pourtant. Elle tente ainsi de se placer sur le même terrain que l’étoile, en l’occurrence, Anna

99
Ibid., p. 77.
100
Ibid., p. 35.

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Pavlova. Elle cherche à survivre à ce passé de danse qu’elle ne peut intégrer. La nouvelle danse, qui est
"plus qu’une nouvelle forme d’art"101, ne doit pas rester hors du champ spectaculaire. L’objectif de Wigman
est bien de développer "l’art de la danse moderne" et de conquérir un public sur les scènes des théâtres
les plus prestigieux. Le plateau reste pour elle "un critère de l’accomplissement [du danseur], comme la
pierre de touche de ses potentialités"102. En ce sens, Wigman travaille à promouvoir un courant artistique
à l’intérieur des structures de la danse européenne. Elle envisage son action comme un moment historique
du développement de l’Art de la Danse. Telle n’était certes pas l’ambition essentielle de Laban. Wigman
écrit en 1968 : "Seule la distance historique peut décider de la tâche qui était assignée à la danse moderne
à l’intérieur des structures de la danse européenne"103. Elle reste ainsi fidèle à la notion de "mouvement
artistique" et désigne alors un âge, une date de naissance même approximative, à la danse moderne. Elle
écrivait en 1930 :

La danse en Allemagne dans les vingt dernières années a subi une évolution désignée en gé-
néral sous le qualificatif de "moderne", qui la sépare dans une certaine mesure de la danse
classique ou du ballet. Quelqu’un comme moi se trouve au cœur de cette danse moderne.104

En remontant aux années dix, Wigman revendique et reprend à son compte une appellation déjà fixée.
Attribuant ainsi une date de naissance à la danse moderne, elle présage du même coup une limite pos-
térieure et se condamne à enterrer ce courant en s’enterrant avec lui. Tel est le sacrifice nécessaire pour
entrer dans l’histoire de la danse des historiens d’art. Il est frappant de constater comment, à la fin de sa
vie et non sans une certaine tristesse, Wigman lie son destin à celui de la danse moderne en général et
parle déjà de cette danse au passé. En évoluant par exemple, la mort de cette danseuse extraordinaire que
fut Dore Hoyer105 , "la dernière très grande danseuse moderne en Europe, une de [ses] élèves après tout, et
un des membres de [son] dernier groupe de danse"106, Wigman enterre aussi la danse moderne.

La restriction chronologique est encore une limite d’ordre esthétique. La "nouvelle danse" devenant
"danse moderne" devient "un style de mouvement"107 pour lequel les danseurs doivent s’entraîner. La danse
moderne se dote ainsi d’une "technique moderne" incompatible avec la technique classique. Wigman re-
vient souvent sur cette incompatibilité : "Il n’y avait guère de chance que "la danse moderne" soit acceptée
et exécutée par un groupe parfaitement entraîné à la technique du ballet classique"108. Ainsi, "la troupe de
ballet de l’opéra de Mannheim n’est pas bonne pour le mouvement de la danse moderne"109.

101
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 53.
102
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, Ibid., p. 114.
103
Lettre à Irene Steiner, novembre 1968, Ibid., p. 195.
104
"La Philosophie de la danse moderne", op. cit.
105
Elle s’est suicidée en 1968.
106
Lettre à Margaret Erlanger, février 1968, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p.194.
107
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, Ibid., p. 109.
108
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 66.
109
Lettre à Margaret M. Gage, mars 1955, Ibid., p. 173.

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Wigman va même jusqu’à penser son travail de création comme un travail de transformation et de réfor-
me du ballet, afin que "tout devienne ballet moderne"110. Elle explique ainsi les impressions qui furent les
siennes après que lui ait été proposée (puis refusée) la direction du théâtre de Dresde en 1920 : "Reformer
le ballet, transformer le ballet du classique au moderne, [ ... ] je n’avais pas idée de ce que cela pouvait
signifier." En 1968 en revanche, elle estime clairement qu’une part du travail a été accomplie :

Le ballet du XXe siècle a fait un bon usage de quelques-uns des idées et des moyens de la
danse moderne. [ ... ] Une nouvelle conscience des concepts d’espace et de temps peut se
percevoir dans les théâtres aujourd’hui comme à l’Opéra111.

Elle conclut enfin en 1971 : "Le danseur moderne a fait un merveilleux travail en nettoyant le ballet
classique. [ ... ] Tout est devenu ballet moderne"112. Ce retournement est aussi évidemment lié aux transfor-
mations du paysage de la danse allemande après-guerre qui voit la naissance d’importantes compagnies de
ballet alors que le mouvement moderne n’occupe plus le devant de la scène. Du début à la fin de sa carrière
persistent donc à la fois un rejet fasciné de la danse classique, tenue pour représentative de "la" tradition
européenne, et un désir explicite de se situer malgré tout dans le champ de l’histoire du ballet.

Le deuil impossible d’Anna Pavlova


Une lettre ouverte adressée à la célébrissime danseuse Anna Pavlova113 condense toute la complexité des
rapports de Wigman à la danse classique. Cette lettre est un éloge malgré lui, l’éloge d’un héritage que l’on
tente d’oublier. Si Wigman essaie d’enterrer Pavlova, elle en porte paradoxalement le deuil, un deuil qui lui
pèse plus qu’elle ne le voudrait. Nous donnons ici une traduction quasi-exhaustive de cette lettre magnifique,
étonnante par sa violence et sa lucidité, d’après le texte original allemand présenté par Hedwig Müller114.

Anna Pavlova - quand je l’ai vue pour la première fois, j’étais assise à l’Opéra, les nerfs à vif,
avec en moi et malgré moi une amertume légère, perçante et un sentiment de révolte.

Anna Pavlova - le nom ouvre les portes des grandes scènes, détruit les programmations des
théâtres d’Etat, remplit les plus grands édifices jusqu’à la dernière place, et contraint, pres-
que avec le sourire, à payer des prix d’entrée exorbitants.

Qui es-tu, Anna Pavlova, pour que ta seule apparition vainque le fantôme de la misère éco-
nomique, pour qu’un théâtre plein d’un public en joie soit prêt à t’acclamer avant même que
tu ne danses ?

110
Entretien radiophonique, 7 novembre 1971, Ibid., p. 198.
111
Lettre à Irene Steiner, novembre 1968, Ibid., p. 195.
112
Entretien radiophonique, 7 novembre 1971, Ibid., p. 198.
113
Légendaire danseuse des Ballets Russes.
114
"Lettre à Pavlova", 1930, citée par Hedwig Müller, Mary Wigman, Leben und Werk, op. cit., pp. 116-117.

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Tu es danseuse - je suis bien disposée à ton égard, comme je suis prête à le croire, à le vivre,
à l’affirmer comme le font tous les autres. Ne suis-je pas danseuse comme toi ? Et n’aimé-je
pas la danse autant que tu ne l’aimes ? Toi aussi, tu as beaucoup lutté, souffert et conquis,
tu as dû t’imposer au milieu de beaucoup et contre beaucoup. Il s’agit d’une personnalité de
danseuse, le combat s’appelait Anna Pavlova.

Sais-tu ce que c’est de ne pas combattre seulement pour la renommée, de vouloir toujours
et toujours agir pour la danse ? [ ... ] Je ne suis pas comme toi en dehors du temps, mais
dedans, je ne porte pas en moi la perfection d’époques passées, je suis sans tradition, liée
au présent. Qu’est-ce qui nous unit ? Est-ce le fait qu’un aujourd’hui succède à un hier, au
jour la nuit ? Es-tu le clair, suis-je l’obscur ? Pourquoi souffré-je de toutes les joies que tu
me donnes ?

L’orchestre joue, la salle est dans l’obscurité. Je me surprends à compter la recette totale de
la soirée et je réfléchis à toute vitesse à combien de mois une telle unique recette pourrait
financer mon groupe de danse. [ ... ] Enfin la voici elle-même et tout le reste devient secon-
daire. [ ... ] Qui ne s’inclinerait devant tant de maîtrise, devant cet accomplissement ultime
porté par le charme discipliné et cultivé d’une femme attirante ?

En moi, cela travaille fiévreusement. Je ne vois pas seulement la dernière grande danseuse
classique, là-bas en bas ; mais comme dans une vision, je vois toute une rangée d’ancêtres
qui l’ont aidée à terminer, les Taglioni, les Camargo, les Elssler. Je vois l’évolution, l’éclat, la
stagnation, le déclin de cet art à la mort duquel nous sommes conviés ce soir. Anna Pavlova,
sais-tu que tu dansais la mort, la plus belle mort que puisse imaginer la fantaisie humaine ?
Toi, la dernière grande, toi, à présent isolée au milieu du faste et de l’allégresse qui t’en-
tourent ! Comme tu rayonnes, comme cette mort te transfigure. Je vois la richesse du passé
derrière toi, le luxe cultivé des Français, le luxe barbare de la cour du Tsar ; je vois une dis-
cipline sans exemple, l’inflexibilité de la formation, l’ambition, l’agitation incessante. Tu n’as
pas besoin de t’effrayer, Anna Pavlova, tu dois continuer de sourire. Les siècles se tiennent en
éveil, ils te porteront de leurs bras sûrs jusqu’au dernier pas de danse.

Entre toi et moi, un abîme, point de pont pour nous réunir. Ton langage n’est pas le mien.
Je pourrais m’agenouiller devant toi, m’incliner par humilité devant la prouesse que tu es,
mais mon aspiration passe par d’autres chemins, tâtonne sur des routes inégales. Jamais, me
semble-t-il, je n’ai aimé autant l’obscurité, l’ombre profonde des nuits, jamais je n’ai porté
plus lourde charge sur mes épaules, qu’à te voir danser, toi, Anna Pavlova, qui planes ainsi
transparente et légère.

Existe-t-il quelque chose de plus abstrait, quelque chose de plus insensé que les pures for-
mules de la danse de ballet ? Existe-t-il quelque chose qui puisse rivaliser en âpreté avec cet
étirement exact des jambes qu’exige le ballet ? Le corps devenu outil renie le sexe en lui.
[ ... ] Pourquoi le ballet est-il mort et pourquoi meurt-il à nouveau par Anna Pavlova, chaque
fois qu’elle danse ? L’esprit et la forme des autres arts se sont transformés avec le visage
changeant de notre époque, seule la danse, sous la forme du ballet, est restée prisonnière de
l’esprit du temps qui l’a épanouie et reste encore aujourd’hui une fleur du rococo. L’évolution
est dans le changement, et l’avenir se trouve là où le processus de cristallisation de la forme
s’accomplit en un changement durable. Mais le ballet est resté figé. [ ... ]

Pour le prix de la virtuosité et de l’ultime sublimation du geste, la danse de l’homme était


devenue la danse de la marionnette humaine et elle a dû mourir en elle, pour pouvoir à partir
du neuf devenir la danse de l’homme.

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Que serait devenue Anna Pavlova si elle avait connu la liberté, si elle avait découvert en elle-
même la danse de son propre être humain et si elle lui avait donné forme ?

Wigman invoque d’abord le nom et le renom de Pavlova, ce nom qui scande tout le texte. En l’apostro-
phant ainsi, elle s’arroge le droit de tutoyer une diva, un mythe vivant. Elle mesure toute la puissance de
l’art de cette danseuse devenue l’idole des foules du monde entier, la représentante de l’Art de la Danse.
Elle mesure la surface de ce nom sur les affiches et la place qu’elle occupe sur les grandes scènes de l’épo-
que, c’est-à-dire la valeur marchande d’une idole. Cette admiration est ainsi minée par le regard d’une
caissière, le regard d’une concurrente. Pour Wigman, la possibilité de danser - de créer des chorégraphies
de groupe pour un public avide d’effets coûteux - est d’abord une question d’argent. Mais le nom d’Anna
Pavlova porte une aura terriblement efficace, une puissance d’illusion que Wigman tente de détruire en
l’analysant et en l’évaluant au cours même du spectacle auquel elle est censée assister. Cette aura se mesure
ici au nombre des acclamations et des "rappels" du public qui la fabriquent autant qu’ils en sont l’effet.
Pavlova possède l’aura de l’étoile, de ce qui est lointain. Elle "rayonne", force à l’agenouillement, et son
mystère fait oublier les misères du temps (le texte date de 1930). Cette aura est une rente qui lui permet
d’être acclamée avant même qu’elle ne danse. Cette danse qui décline, et qui danse sa propre mort, jouit
d’un prestige et d’une efficacité redoutable. Elle crée des visions, fait apparaître toute une histoire, fait
surgir "des siècles en éveil". Anna Pavlova danse une mort qui n’en finit pas de mourir, et Wigman mesure
ce pouvoir extraordinaire de durer, la force d’immobilité et de répétition du monument-ballet. Elle mesure
la puissance d’un art du mouvement qui se serait figé : le ballet, cet art paradoxalement immobile. Fleur
séchée de l’époque qui l’a vu naître, il appartient à l’art décoratif du show, de la Revue classique.

La légèreté classique devient un poids extrêmement lourd à porter pour la danseuse moderne. Wigman
dialectise alors son rapport à la tradition. La danse moderne, loin d’être entravée par celle-ci, tire une force
de cette opposition. Wigman porte le poids du succès de la danse classique, et ce poids la rend plus forte. Sol,
sous-sol, ombre, profondeur, gravité : tel est le paradigme de cette danse moderne qui naît à partir de l’impos-
sible deuil de la danse classique. Sous la mort glorieuse et lumineuse de la danse de Pavlova, Wigman perçoit
comme une forme d’hypocrisie fondamentale qui conduit à un plaisir morbide. Chez Wigman, le présent est
lourdeur et c’est à partir de cet abîme creusé entre danse classique et danse moderne que peut naître la "nou-
velle danse". Le poids de ce deuil est devenu nécessaire pour s’affirmer sociologiquement et esthétiquement.

Si Wigman refuse d’envisager que la danse classique puisse avoir évolué, elle affirme aussi, contradic-
toirement, que son histoire est celle d’un lent déclin. Cette danse reste pour elle un art "étranger", mais
qui ne cesse de la hanter parce qu’il dure. Elle tente ainsi d’enterrer cette durée classique, glorifiée et mo-
ribonde. Et pour enterrer cet art décadent, le modèle biologique (naissance, stagnation et déclin) qu’elle
refusait pour la danse moderne, devient ici très utile. Wigman mesure ainsi le prix et la difficulté d’enterrer
une tradition à laquelle elle refuse le droit d’être une tradition véritable.

Elle tente donc de s’imposer comme une danseuse égale en talent à Anna Pavlova, égale aussi dans son
amour de la danse. Mais là où l’étoile ne dansait que pour le renom, Wigman prétend faire un sacrifice plus
grand : elle veut danser pour la danse, pour inventer une danse propre au présent. Ce culte d’une danse mo-
derne impose alors le sacrifice d’un corps glorieux, qui redouble l’aura tragique de la danseuse-prêtresse.

Transformer pour la scène une expérience du mouvement suppose la mesure de toutes les potentialités
d’une corporéité non-instrumentale. La danseuse "ravit" l’être qui danse en elle. Il faut alors accepter de ne
pas savoir, de ne pas préjuger du résultat de l’expérience, de ne pas vouloir attribuer un sens à la motion.
Wigman évite ainsi les tautologies cyniques du type "ce que je danse est ce que je danse, et c’est tout".

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Elle ouvre sur la perception et la production d’un monde propre au danseur par un travail sur la matérialité
même du corps.

Il faut aussi accepter de ne pas vouloir et, dans une certaine mesure, de ne pas voir pour développer
une autre forme de mobilité et d’équilibre, qui ne repose pas sur les repères habituels. Rendre au corps sa
capacité "d’inquiétude" active, pour affiner le regard du spectateur. Ce travail se résout dans le plaisir et
la douceur de la motion, chasse le compromis et l’ambiguïté, tente d’écarter tout souvenir et toute prédé-
termination (habitudes spatio-temporelles, image sociale du corps). Il s’agit de "purifier et dépersonnaliser
l’expérience"115 à travers le médium de la danse.

La vision, révélée par cette cécité dansante, joue un rôle essentiel dans ce travail de composition. Elle
se leste de sons, de rythmes et de lumière. Libérée des contours d’une forme, elle n’a plus d’auteur. L’image
finale du spectacle tisse ainsi la vision du danseur, celle du chorégraphe et celle du spectateur. Elle en est
l’allusion corporelle féconde en remémorations miroitantes. L’ensemble de ce travail est la part la plus riche
et la plus complexe de la recherche de Wigman.

Pourtant la volonté chorégraphique reste tentée par une croyance extatique, par un "je danse quelque
chose qui me dépasse, qui est hors de moi". Wigman réorganise alors dans le discours une fiction dramati-
que et rassurante. Elle interprète dans sa danse un récit prédéterminé, qui vient se substituer au spectacle
du corps dansant lui-même. La puissance cinétique devient ainsi l’objet d’une croyance et l’instrument d’un
culte rendu à la vérité de forces organiques primaires.

IV. LA DANSE MODERNE COMME OBJET DE CROYANCE


"La danse est plus grande que le danseur et le sera toujours"1 écrivait Wigman. Certes, mais elle présente
ce faisant, "la" danse comme une entité abstraite, un idéal extérieur à atteindre. La motion n’est plus conçue
comme une surprise inouïe, comme l’avènement d’une corporéité capable d’associations sensitives. Elle se
doit de célébrer une puissance définie a priori. Comment donc la recherche et la venue de la lumière éclai-
rent-elles le silencieux "royaume d’Hadès" ? Nombreux sont les textes de Wigman, tout particulièrement les
descriptions de l’extase et du travail chorégraphique, ou les récits de ses danses, qui sont imprégnés d’un
ton exalté et dramatique, mêlé d’une religiosité parfois grandiloquente, voire d’un mysticisme messianique.
Est-ce le fait de ce genre littéraire particulier qu’est le récit d’une aventure artistique ? Il faudrait ici, pour
mieux définir les contraintes de cette énonciation, comparer les textes wigmaniens à ceux d’autres dan-
seurs. Les qualités stylistiques et rhétoriques de Wigman sont indéniables, ce qui n’est pas le cas - soit dit
en passant - de Laban dont la prose est beaucoup plus laborieuse. Mais l’effort d’écriture de Wigman n’est-il
pas pervers ? Il impressionne en effet le lecteur, et le séduit à un point tel qu’il devient parfois difficile
d’échapper à ce rapt proprement littéraire et de saisir les implications esthétiques de ces textes.

Quoi qu’il en soit, le messianisme signale une autre tendance du discours wigmanien. Le matérialisme en-
chanté qui caractérisait sa conception du corps dansant se double d’une forme d’idéalisme plus dogmatique. La
volonté d’exprimer un idéal prend alors le pas sur un désir de découvertes qui ne présume pas de ses résultats.
La danse moderne devient le moyen d’exprimer une croyance et cherche à créer les effets de cette croyance.

115
"Composition", Das Mary Wigman Werk, Rudolf Bach. 1933, The Mary Wigman Book. her Writings. op. cit., p. 122.
1
Conférence à Zurich, 1949, Ibid., p. 166.

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LA DANSE SACRALISÉE EN PRATIQUE CULTURELLE


Sans s’engager trop avant dans la définition du contenu idéologique et des valeurs de la "religion"
de Wigman, il est nécessaire de s’attarder aux ambiguïtés de cette volonté toute puissante et de ce désir
d’idéal, à leurs effets et implications esthétiques.

L’édifiant récit d’une vocation de danseuse


Wigman considère sa profession comme une vocation de nature religieuse et sa vie comme un destin
de danseuse. Le récit de sa formation se déroule comme un parcours initiatique, avec sa géographie, ses
obstacles (absolument essentiels), ses scansions importantes (reconnaissance, révélations, bénédictions),
ses figures maîtresses ou ses guides.

Elle insiste en effet sur les nombreux obstacles de sa lente "métamorphose et [de son] chemin trop
laborieux". Elle élabore a posteriori un récit qui, pour n’être pas "l’histoire du vilain petit canard", n’en
est pas moins le récit exemplaire et édifiant d’une lutte incessante qui frise "le miracle"2. La jeune fille ne
trouve la force de résister que grâce au sentiment profond de sa prédisposition à la danse. Elle évoque ce
besoin de "bouger" apparu dès l’enfance : "Quelquefois, quand je pleurais, je faisais des mouvements avec
les mains et je marchais dans la pièce"3. Cet enthousiasme est d’autant plus fort qu’il est fantasmatique-
ment rattaché à un héritage ancestral :

Vient-il de mes ancêtres celtes qui ont transmis leur profond amour de la terre, du ciel et de
la mer à travers les générations allemandes de ma famille jusqu’à moi, simple petite fille née
en 1886, qui jouait tranquillement à Hanovre ?4

La solitude, les difficultés matérielles, le travail presque clandestin dans un grenier alors qu’elle suivait
l’enseignement de Dalcroze, se voient récompensés par la reconnaissance d’un jeune musicien inconnu venu
la voir danser. "Vous êtes un génie"5, lui aurait-il dit. Cette première bénédiction est suivie de la rencontre
essentielle avec Laban. Le voyage vers Ascona apparaît comme "un pèlerinage"6, "un retour à la maison",
suivi d’un baptême artistique : "Vous êtes une danseuse." Wigman devient ainsi "une novice", "une adepte
de cette religion inconnue" à laquelle elle se voue et qui deviendra plus tard "danse moderne".

La "nouvelle danse" est donc marquée, dès ses débuts, par un vocabulaire religieux qui fait d’elle, du
moins en apparence, une pratique cultuelle, une action de dévotion. Dans le "rituel" du récital, au sein
d’un espace "sanctuaire", la danseuse fait sa "plus grande confession". Elle obtient la "révélation" et vit,
par la médiation de son corps, "le miracle" de la communion avec le public. Toute la recherche de l’extase
et d’une vision libérée de la rationalité quotidienne paraît désormais finalisée en vue d’une désincarnation

2
Le langage de la danse, op. cit., p. 13.
3
Conférence à Pasadena, 1958, The Mary Wiglllan Book, her Writings, op. cit., p. 186.
4
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 28.
5
Conférence à Pasadena, 1958, Ibid., p. 188.
6
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 26.

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nécessaire à l’expression de puissances absolues. Wigman assigne ainsi à l’art d’être la manifestation visible
de l’âme. "L’art allemand est confession de soi", était encore, comme le rappelle Eric Michaux, une des idées
les plus répandues dans l’Allemagne hitlérienne.7

Dépossession du corps et religiosité du discours


En s’affirmant la proie de forces vitales incontrôlables, la chorégraphe se soumet à d’autres représenta-
tions du corps. Les métaphores choisies par Wigman pour désigner son corps sacrifié à l’ivresse douloureuse
sont à ce titre intéressantes.

Wigman évoque ainsi dans Niobé un corps-jarre vidé de sa substance8. Le corps est devenu une enve-
loppe, un réceptacle, contenant circonscrit et limité, réservoir qui se vide au fur et à mesure d’une danse
qui libère toute sa puissance de mort. Wigman parle en effet du "réservoir d’énergie" qui se vide sur le
plateau, et, telle une batterie, doit être chargé ou rechargé avant de monter sur scène.

L’oubli de soi et l’exaltation du corps sont intégrés à une fatalité et s’inscrivent dans une destinée qui
réclame un sacrifice. La corporéité est ainsi sacrifiée au nom de la "Danse" et d’une unité qui n’est plus
que celle d’un corps-outil, jouet entre les mains d’une chorégraphe. Alors que l’expérience du mouvement
ne présupposait jamais son résultat, l’ivresse sacrificielle se conclut toujours. En ce sens, elle est toujours
réussie, et si elle finit mal, elle est toujours suivie d’une renaissance et des bravos.

Ce corps-jarre est aussi un corps-vaisseau en perdition, "un corps qui ne [lui] appartient plus, un vais-
seau vide et détruit"9. C’est un corps naufragé qui se noie dans la tempête de l’extase. Il devient un Porteur,
un "vaisseau dans lequel nous mettons tous nos désirs d’expression"10, il est dirigé par une volonté, une
discipline, une idée. Ce vaisseau, une fois déchargé, n’est plus qu’une coque vide, comme si la finalité et la
légitimité de la danse se limitaient à la nécessité de se vider : vider un corps de ses organes, le sacrifier,
énoncer ce sacrifice, puis le mettre en scène.

En instrumentalisant ainsi le corps, Wigman prétend au transport, mais elle abandonne paradoxalement
en chemin le moyen corporel de ce transport. Plus le corps est instrumentalisé, plus un discours chargé de
religiosité prend la relève, et plus s’énoncent des sortes de mots d’ordre compensatoires. Plus le corps prend
une fonction utilitaire, plus sa visibilité et sa clarté sont tenues pour évidentes. Wigman affirme la puissance
d’une transcendance dont le corollaire est "l’invisibilité" du message qu’elle se charge de rendre "visible".

L’être humain dans son entière corporalité devient le visible vaisseau et l’instrument de son
message.11

7
Soutenance, revue Trafic, hiver 1995.
8
"jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, rien que ce corps vidé, [ ... ] une jarre brûlée, vide". Le langage de la danse, op. cit., p. 77.
9
Conférence à Zurich, 1949, The Mary Wigman Book, her Wrilings, op. cit., p. 170.
10
Ibid.
11
Le langage de la danse, op. cit.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Seule compte désormais la volonté de se sacrifier pour exprimer ce message dans une dramatique ex-
périence du mouvement. Le sacrifice est d’autant plus grand et difficile que Wigman définissait son corps
en danse comme un sanctuaire12. Elle sacrifie ainsi ce qu’elle dit avoir de plus sacré, le temple du corps.
Le corps dansant est "jeté à terre comme un objet indifférent, délaissé"13 afin que surgisse le "miracle", la
fin de l’inquiétude et le repos partagé avec les spectateurs. Le détachement et la dépersonnalisation de la
danseuse se transforment ainsi en "annihilation de soi", "dépossession"14, "destruction de l’être physique",
"auto-immolation"15. La possession douce de la motion devient dépossession disciplinée du corps.

L’exemple du solo final de Wigman, dans la grande chorégraphie chorique du Monument aux Morts
(Totenmal, 1930) est peut-être le plus frappant. Wigman accomplit là une chute sur le dos qui s’achève
en "pont". Cette descente est extrêmement lente et contrôlée. La tension qu’elle implique provoque une
forme d’extase qui n’a plus rien à voir avec le doux balancement du détachement extatique, du plaisir d’une
corporéité en motion. Wigman endure ici sa propre volonté. Elle prétend pourtant "atteindre une complète
désincarnation dans l’expression". Plus grandit la tension, et plus elle se sent "dépossédée de son corps",
alors même que, dans cette position, elle le domine plus que jamais.

La mort "irréelle et étrange" de celle qui danse prend ici les attributs d’une mort mythique, ceux "d’un
retour à la terre-mère" afin de respecter "la majesté de la mort". La corporéité qui fermait les yeux pour
voir est devenue vraiment aveugle. Wigman écrit : "Je voyais des taches noires devant mes yeux"16. Cette
décorporéisation s’accompagne ainsi de tout un vocabulaire emphatique, d’un pathos religieux et d’une
absence de retenue ou de défense contre tout ce qui pourrait donner de l’ivresse. Wigman recherche une
extase, quelle qu’en soit finalement la nature. L’idéal, placé avant tout, est atteint dans le cadre d’un effet
voulu. C’est l’Esprit, l’âme qui se forge et se construit désormais un corps.

Le spectacle de la douleur devient alors le garant du transport dans cette "autre sphère de la conscien-
17
ce" . Il ne s’agit pas en effet de tomber "dans ce qu’on a coutume d’appeler expression", par exemple la
pantomime. Désirant "une complète désincarnation dans l’expression par des moyens purement physi-
ques"18, Wigman pose un paradoxe qui est aussi une formidable dénégation. La volonté d’exprimer cette
désincarnation, d’incarner cette désincarnation ou de corporéiser cette décorporéisation, devient en effet,
parfois, le moteur même du mouvement.

L’image-reflet d’une force intérieure


L’exaltation d’un corps désincarné n’est pas sans modifier le travail et la fonction de l’image miroitante.
La volonté de mettre en forme est aussi une volonté de mise en image afin de rendre visible, clair, évident,
c’est-à-dire lisible et déchiffrable, ce qui restait caché et intérieur. L’image spectaculaire porte en elle un
message, elle vient se substituer au spectacle d’une corporéité en motion.

12
Le langage de la danse, op. cit., p. 17.
13
Ibid., p. 61.
14
Ibid., p. 93.
15
Ibid., p. 77.
16
Ibid., p. 93.
17
Ibid.
18
Ibid.

201
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Wigman semble parfois rabattre toute l’activité sensorielle du danseur sur le seul visible. L’image dans la
dimension dansée, dans la vision née de l’extase, ne privilégiait pas la vue. L’ouïe et le toucher y jouaient
un rôle essentiel. En outre l’apparition de la vision supposait un travail de remémoration. La vision n’était
pas d’emblée "nette" et dessinée. Wigman insistait même sur les limites d’une image-écran. C’était là
l’image trop précise d’un souvenir qui bloquait le processus créatif forcé de le copier ou de l’imiter.

Pourtant une image picturale porteuse d’une signification claire vient souvent prédéterminer la vision
et la composition chorégraphique. Wigman fait aussi appel, dans La Danse de mort (1926), par exemple, à
l’imagerie de la mort :

Pour l’ouverture, je suis retournée à mes toutes premières images de la danse de mort. Sept
figures étendues sur le sol, rigides, sans vie, [ ... ] rappelant [ ... ] les pierres tombales tom-
bées de leur socle dans un cimetière. [ ... ] Elles viennent lentement à la vie, [ ... ] comme
sous le pouvoir d’un désir étranger venu de loin, elles soulèvent la tête.19

L’image picturale relaie ici une vision qui était simplement au départ celle de "forces et de contre-forces
libérées dans le champ spatial des tensions". Ces dernières étaient conduites par des corps qui expérimen-
taient des impulsions de mouvement et qui suggéraient allusivement l’existence vécue. La volonté de mise
en scène picturale prend donc explicitement le pas sur l’expérience du mouvement.

L’image-souvenir peut aussi prendre les traits d’une remémoration à tel point qu’il devient difficile de
percevoir ce qui relève du souvenir reconstruit tant la dimension picturale et narrative intervient dans
la composition chorégraphique. A propos de Visage de la nuit (Gesicht der Nacht, 1929), Wigman précise
qu’elle se rendit compte, une fois le solo achevé, que "l’idée fondamentale qui en soutenait la construction
était une forme de croix verticale."

Je revis l’image déchirante du cimetière allemand dans les Vosges, croix sur croix. [ ... ] Nous
voici devant le cimetière des soldats français. Le même tableau, mais bien plus acceptable.
[ ... ] Maintenant je savais pourquoi Visage de la nuit ne pouvait naître que de l’image rigide
de la croix. Je savais aussi d’où venait le concept qui donnait une unité finale et reliait les
thèmes chorégraphiques [du cycle Paysage fluctuant (Schwingende Landschaft)].20

Wigman décrit de plus en plus précisément "ce tableau" et surdétermine ici sa recherche chorégraphique :
Le solo "ne pouvait naître que de l’image rigide de la croix", dit-elle. Elle exhume dans ce récit une image ori-
ginaire enfouie qui devient la seule raison d’être d’une création désormais finalisée et redéfinie par la volonté
de signifier. Un tel traitement de l’image semble ainsi jouer contre la liberté de l’expérience dansante.

Il n’était pas nécessaire de connaître l’expérience qui en faisait le fond, et probablement


personne ne la devinait. Mais le message était clair, c’était un grand "J’accuse".21

19
Notes sur la Danse de mort, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 99.
20
Le langage de la danse, op. cit., pp. 50-52.
21
Ibid.

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On retrouve un même type de récit imagé et reconstruit à propos de Sacrifice (1931). La chorégraphe
explique les raisons de la terrible peur qui l’envahissait juste avant de danser. Ce commentaire ne relève pas
d’une remémoration, mais plutôt du récit d’un souvenir. La diagonale "fatidique" de ce solo est renvoyée au
souvenir des chutes du Niagara : "Les eaux réclament un sacrifice". "Ainsi se bouclait le cercle autour de la
genèse et de la création de Sacrifice", conclut-elle. Une telle boucle n’est-elle pas trop parfaitement fermée ?
En disant déchirer alors ce qu’elle appelle "le rideau imaginaire qui avait séparé jusque-là la création de la
danse de son vécu en représentation", Wigman semble plutôt tisser un voile superfétatoire.

La chorégraphie se propose comme le reflet visible d’une vision intérieure qui "sortirait" du corps en
mouvement. L’espace du danseur, "sourd à toute autorité", ne pouvait pourtant se soumettre à l’image
a priori d’une représentation conçue pour l’espace du plateau. Wigman donnait la possibilité à la trame
chorégraphique de n’être pas qu’un tableau vivant, mais de constituer son propre espace-temps au sein de
l’expérience de la motion. L’image-reflet au contraire tend à limiter cette expérience et la venue de "cor-
respondanses" chorégraphiques. La vision de la chorégraphe devient une image-pour-la-représentation,
image qui se veut "visible"22 et "lisible", dessinée. "La danse est un art de la représentation. [...] La danse
veut et doit être vue"23.

Mais sous ce "voir", il y a d’abord un "lire", un message à déchiffrer. La danse se doit d’exprimer "l’ima-
ge-miroir lisible et durable"24 d’un message dansé. Le désir forcené d’une dépossession extatique a pour
corollaire un désir forcené de fixer la mémoire. "La venue de la lumière", celle de la scène, illumine ainsi
une image chorégraphiée en vue de la seule représentation. Comment cette image spectaculaire pourrait-
elle évoquer la vision originelle qui, par nature, n’était pas conçue en vue du spectateur ? La chorégraphe
"prend possession"25 de l’image et tente ainsi de dominer l’interprète qu’elle est, ou celle qu’elle emploie,
pour les intégrer dans l’image qu’elle s’est a priori ou a posteriori dessinée.

Les difficultés de la danse de groupe


Si la critique américaine a préféré privilégier l’œuvre soliste de Wigman, c’est qu’elle voyait sans doute
là son véritable talent et sa contribution à l’histoire américaine de la danse moderne. Mais ce privilège
lui permettait aussi d’éluder les ambiguïtés esthétiques et politiques de son œuvre pour groupe. En effet,
comme le souligne à juste titre Susan Manning, cette œuvre pour groupe est plus que conséquente: plus de
trente chorégraphies sans compter les mises en scène d’opéra, soit quasiment une par an26 ! Notre propos
n’est certes pas de retracer ici l’évolution du sens politique de cette œuvre pour groupe, la conception de
la communauté dansante et du chef-guide qu’elle implique, Susan Manning l’ayant déjà bien décrite et
analysée27. Rappelons rapidement au lecteur français, que s’appuyant essentiellement sur les "scénarios"
des danses wigmaniennes et sur la critique de l’époque, elle propose le parcours idéologique de l’œuvre sui-
vant : durant les années dix, marquées par une expérimentation tous azimuts et la recherche d’une "Gestalt
im Raum", Wigman s’essaye encore modestement et sans théorie définie à des œuvres pour des groupes
restreints qui ne sont pas encore, dans ces années-là" exclusivement féminins. Ainsi, par exemple, La Reine

22
Ibid., p. 15.
23
Ibid., pp. 19-20.
24
Ibid., p. 16.
25
Ibid., p. 17.
26
sauf de 1937 à 1943 et de 1947 à 1952.
27
Dans Ecstasy and the Demon, op. cit. et Body politic : The dances of Mary Wigman, Ph.D., Columbia University, 1987.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

(1916) - présentée avec des membres de l’école Laban - est une parodie du ballet du XIXe siècle. L’héroïne
royale, dépourvue de toute beauté, est confrontée à un magicien aux pouvoirs déficients qui échoue à
obtenir ses faveurs. Danse de mort (1917) refuse en revanche une trame narrative pour privilégier la vi-
sion de corporéïtés anonymes et asexuées. Dans une atmosphère angoissante ("comme un pressentiment
du désastre"), des formes au sol tentent de s’éveiller puis, prises de convulsion, enchaînent une furieuse
danse d’où se dégagent une femme et un homme. Ce dernier se voit rapidement évincé sous l’action du
groupe féminin, masse confuse et violente qui retrouve progressivement le calme. Wigman explore à cette
occasion, selon Susan Manning, les principes de sa "Gestalt im Raum" dans un cadre collectif.

Les années vingt (plus de dix œuvres pour groupes) oscillent quant à elles entre les exigences de
l’avant-garde artistique de Weimar et celles du développement de la "Tanzgymnastik". En quête d’une com-
munauté de femmes ("Gemeinschaft"), Wigman réussit alors, selon l’historienne, à réconcilier son autorité
de chef-chorégraphe-soliste avec le groupe des interprètes, préservant ainsi leur individualité. Elle ne crée
désormais que pour un groupe féminin, véritable protagoniste de sa chorégraphie. Tel est le cas, entre
autres, de Scènes pour un drame dansé (1924) dont les divers moments évoquent l’histoire des relations
dynamiques d’un groupe et "ses conflits personnels avec le groupe conçu comme totalité, comme
masse". Cette réconciliation entre l’autorité d’une chorégraphe charismatique et l’épanouissement d’inter-
prètes autonomes serait à la fois racontée sur scène et vécue au sein même de l’école Wigman jusqu’à la fin
des années vingt. Au sein d’un jeu de tensions et de contradictions, se crée à travers un dialogue spatial
un nouvel ordre communautaire. Wigman passe ainsi du rôle de soliste à celui de membre du groupe, "une
parmi d’autres et la première parmi ses égales". Du conflit et du chaos représentés sur scène qui conduisent
à sa mort symbolique, surgit un nouvel ordre dont elle est responsable. Cette nouvelle hiérarchie invite en
retour à la célébration d’un groupe fondé sur l’interdépendance de tous ses membres. Dans l’unisson, cha-
cune semble désormais pouvoir faire entendre sa propre mélodie. Suite à ce drame dansé, Wigman compose
Conte de fée (1925) pour mieux donner libre cours à l’imagination de ses interprètes : conçu comme une
auto-parodie de son propre rôle de "Führerin" (dans un personnage de "Grand démon"), elle crée la matière
chorégraphique à partir des propositions des danseuses. Son travail révèlerait donc, dans ces années-là,
autant d’une promesse d’émancipation féminine, d’une peur du chaos que d’un amour de l’ordre.

Mais la fin des années vingt ouvre, selon Susan Manning, la voie "du Modernisme au Fascisme". L’œuvre
hésite ainsi entre une recherche proche de l’esprit de Weimar et des pièces annonciatrices du nazisme.
L’autorité de la chorégraphe-soliste est désormais intériorisée par un groupe qui suit et accompagne son
guide. Les années trente sont dès lors entièrement déterminées par la politique du corps imposée par le
Reich : Wigman adhèrerait ainsi à l’image de la femme valorisée par le régime et à la conception du groupe
comme collectif anonyme organiquement mené par un chef. Telle est la tendance, par exemple, de Célébra-
tion (Feier, 1928) et plus encore du Monument aux morts (1930) et de Jeunesse Olympique (1936). L’expé-
rience dansée devient ici, explicitement, ancrée dans sa germanité. C’est enfin sous le signe de l’ambigüité
que se déroulent la fin des années trente et les années quarante. Si Wigman collabore alors avec les socia-
listes au pouvoir dans la zone sous contrôle des autorités soviétiques, elle n’en renonce pas moins à sa ger-
manité et sera perçue par de nombreux danseurs de la génération d’après-guerre comme une "antiquité".

Cette lecture politique de l’œuvre à travers la seule thématique de ses scénarios et programmes de
présentation, aussi intéressante qu’elle soit, tend néanmoins à séparer radicalement les solos des œuvres
de groupe, les années vingt des années trente, comme s’il y avait là deux problématiques différentes par
essence. Un regard plus directement esthétique, centré sur la dynamique interne du processus chorégra-
phique, nous permettrait en revanche de voir que les problèmes posés par l’œuvre de groupe étaient déjà
latents dans le cadre des solos des années vingt que nous avons pu analyser et qu’ils persistèrent au delà
des années trente. On y retrouve ainsi les mêmes tensions entre la chorégraphe et l’interprète, entre la vo-

204
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

lonté d’expression et le désir d’oubli, la maîtrise et l’abandon, la destruction et la jouissance du transport,


l’effet visible et l’effet mobile, l’image et la motion, l’exaltation et le sacrifice.

Ces difficultés s’exaspèrent en effet dans Célébration et Monument aux morts, deux œuvres que Wigman
retient dans ce testament spirituel qu’est Le langage de la danse, et dont elle décrit longuement le proces-
sus de création. La chorégraphie devient dès lors un problème de dimension où la volonté d’impressionner
par des effets prend le pas sur la recherche de la motion. L’extase est alors jouée sur le mode du "comme
si" et l’effet se substitue à l’expérience.

Au sujet de Célébration, Wigman insiste ainsi sur le "dessin chorégraphique" qui vise à dire "un message
solennel", sur la "structure serrée" et "architecturale" "des groupes aux contours nettement profilés". Des
lignes dominent l’espace, les danseurs se mettent en "position", se déplacent en zigzag, se tiennent comme
des "piliers". Les costumes soulignent "le dessin horizontal du mouvement" et "contrastent avec la vertica-
le des personnages", le tout devant "une toile de fond bleu encadrée de rideaux noirs"28. Cette œuvre "aux
dimensions gigantesques" prétendait à "l’unification d’un groupe d’êtres humains en un seul corps, [ ... ]
selon [le] point de vue unique"29 qui caractérise la danse chorale.

Le travail se développe ici selon une logique picturale et architecturale qui construit l’espace pour le
dominer. La construction chorégraphique devient le fruit d’un rêve architectural selon le seul point de vue
de la chorégraphe. Elle dessine les plans, pose les corps-piliers, fixe les positions des groupes. Ce point de
vue n’a plus guère de complicités avec celui du corps en motion. Il est celui d’une chorégraphe qui, s’auto-
risant de son expérience de danseuse, s’attache à donner l’impression d’une célébration ou d’un culte par
un effet architectural. Wigman avoue en effet renoncer à "une ultime exploration de son matériau choré-
graphique en tant qu’élément d’intérêt technique parce que l’exigence première du principe choral est la
simplicité"30. Au nom de cette simplicité - simplicité de la structure, de la construction spatiale, du rythme,
du mouvement, des attitudes et des tensions -, c’est la recherche "technique" qui passe alors au second
plan. La simplicité devient un refus de faire dans le détail. Elle n’est plus synonyme de dépouillement. Ce
refus signifie en outre une forme d’uniformité des corps, conçus comme silhouettes d’un groupe mené par
un chef "qui, avec l’appui du chœur tout entier, fait avancer l’idée" de la chorégraphe. Le propos n’est plus
centré sur les tensions entre le groupe et l’individu qui a intégré l’autorité de la chorégraphe. A ce sujet
Margarethe Wallmann précise : "Toutes les participantes étaient placées de telle sorte qu’elles ne pouvaient
se voir, ni voir les musiciens sur scène. En dépit de cela, les danseuses évoluaient en groupe, avec une ex-
trême nécessité et nourries par l’impulsion que leur donnait Mary Wigman. Le groupe constituait une unité
comme s’il était conduit par une main invisible. Même si Mary Wigman n’était pas présente sur scène, son
esprit était là"31. Si Susan Manning juge Célébration exemplaire de l’utopie réconciliatrice et de ses limites,
cette pièce nous semble fondée sur une logique qui privilégie la figure au détriment de la motion. En ce
sens, elle ne proposerait qu’une image de cette utopie, non son expérience. De fait, le rôle de guide-soliste
dans de nombreuses chorégraphies de groupe, ne s’efface pas derrière la communauté des danseuses. C’est
là un point qui sépare Wigman de Laban. "Le véritable protagoniste - l’ensemble, le chœur - est moins im-
portant que l’individualité des acteurs. Le culte du moi vient au premier plan pour contrôler l’idée [ ... ].
La communauté réclame un chef qu’elle reconnait comme tel. Une masse qui se réfère à sa seule existence
communautaire ne formera jamais une communauté", écrit-elle en 192932.

28
Ibid., p. 84.
29
Ibid., p. 85.
30
Ibid.
31
citée dans Ecstasy and the Demon, op. cit., p.136.
32
"Der Tanzer und das Theater", Blätter des Hessischen Landestheater, 7, 1929-1930, cité par Susan Manning, op. cit., p.147

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

La description du travail mené sur "l’œuvre chorique", Le Monument aux morts, soulève encore plus de
difficultés tant Wigman semble renoncer aux principes et aux conceptions qu’elle a développés ou qu’elle
développera par ailleurs. Elle cherche à "voir grand", à créer un effet spectaculaire gigantesque, à danser
dans de vastes dimensions afin de construire un monument chorégraphique colossal. De l’extase discrète
de la motion, elle passe ainsi à une "image exaltée"33, image de l’exaltation.

Elle en conçoit le modèle en regardant Le Chœur rituel du dramaturge suisse, Talhoff, dont la mise en
scène réussissait à créer "une atmosphère presque mystique"34. Visitant par la suite l’atelier de l’artiste,
Wigman est fascinée par les effets de ce "magicien" qui "manipule des figurines" et les éclaire de telle
manière "qu’elles semblent se mouvoir et être éclairées de l’intérieur"35. C’est une version miniature d’un
"espace de cathédrale".

Comment Wigman peut-elle "voir grand" en chorégraphie, faire danser "grand" ? Elle doit d’abord
vaincre "ses propres inhibitions", quitte à se détourner des exigences du mouvement qui lui permettaient
pourtant de percevoir l’infiniment grand en saisissant le "peu". Le désir de voir grand se subordonne ici au
désir de faire voir grand et pour cela Wigman fait appel au récit.

Les quelques pages écrites sur cette pièce36 constituent un livret de ballet. L’action oppose deux chœurs,
celui des hommes, chœur d’ombres et de fantômes, en révolte contre celui des femmes, aimantes et obsé-
dées par l’idée de retrouver un jour leurs hommes perdus. Elle met en scène ce dialogue impossible entre
les morts et les vivantes, et veut "préserver la dignité, la crainte respectueuse devant la majesté de la mort"
pour rendre hommage aux morts pour la patrie. Le chœur des femmes se détache de l’ombre et "paraît
défiler" comme "une procession". Il forme "un bloc" qui évolue toujours de concert et qui fait "progresser
et exalter" l’action en un "cri unique". Les groupes de corps féminins s’empilent et font "masse" comme
"une colline" de souffrances face à la rangée des hommes morts, dressés en rangs serrés, tels "les tuyaux
massifs d’un orgue". Les femmes s’enfuient, laissant la place au chœur parlé qui commente l’action. Dans
une deuxième scène, les femmes émergent de la fosse pour tenter un dialogue avec leurs morts. Enfin, dans
une troisième scène, ce sont les morts qui envahissent tout l’espace et chassent les vivantes.

Quelles sont donc les conditions pratiques de la réalisation d’un tel projet ? Qu’advient-il de la corporéité
dansante, de la nature de l’extase, de l’espace, et du rapport danseur/chorégraphe ? L’espace est ici un espa-
ce architectural qui se divise en blocs, avec ses "murs", ses "colonnes", sa "citadelle", tous constitués par des
groupes de danseurs. Cette mise en scène nécessita à vrai dire la construction d’une nouvelle salle de théâtre
pour abriter ce Monument aux Morts - monument pour/dans le monument. Dans l’effet massif et global re-
cherché, les corps des danseurs sont considérés comme les parties du bâti chorégraphique. Ils doivent faire
masse afin de constituer un seul et immense corps. Comment préserver dans cette perspective l’expérience
individuelle du mouvement ? Comment trouver une corporéité propre à cet amalgame de corps ?

33
Le langage de la danse, op. cit., p. 83.
34
Ibid., p. 82.
35
Ibid.
36
Ibid., pp. 85-93.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Wigman ne répond pas directement à la question. Elle cherche plutôt à "s’en sortir" avec cinquante
danseurs. Pour préserver l’unité, tous les danseurs, sauf elle, portent un masque. Wigman doit ainsi com-
poser une danse pour ces cinquante visages de bois et leur faire vivre une expérience de danse. Elle avait
pourtant souligné le risque de mascarade d’une entreprise de ce genre.

Il ne s’agit plus ici de vivre une extase, mais de chercher la forme qui va provoquer l’exaltation du spec-
tateur, une image de l’exaltation à laquelle un vaste public puisse adhérer. Ainsi les danseuses masquées
travaillent-elles devant des miroirs, ce qui était impensable dans le travail de la motion, afin de créer
d’après les caractéristiques du masque un "style" de personnages archétypaux : une jeune ouvrière, une
aveugle, une jeune fille, une folle, une vieille femme. Ce n’est plus ici l’interprète qui forme sa créature à
sa mesure ; mais la chorégraphe qui "modèle chacun de ses personnages", qui sculpte les corps ou les mani-
pule pour donner à chacun son attitude, sa démarche, son geste. En grandeur nature, Wigman-chorégraphe
semble ainsi faire un travail similaire à celui de Talhoff avec ses figurines sur son plateau miniature. Elle
fait du montage de corps et de masques. Loin donc d’exalter une corporéité, Wigman décorporéise le corps
de ses danseuses par sa volonté d’expression. C’est là une autre modalité de cette "annihilation de soi"
qu’elle évoquait à propos de son solo final37.

Le même type de difficulté se pose au sujet de la musique, qui ne fut pas conçue pour la danse, et qui
était "un montage d’effets sonores orchestraux". L’arbitraire de ce montage, non assumé comme tel puisque
Wigman concevait la composition comme croissance, est de même nature que celui qui présidait à l’utili-
sation des masques. La démarche de la chorégraphe consiste dès lors à limiter cet arbitraire pour donner
l’illusion de l’œuvre d’art totale, organique et collective.

Wigman détaille ainsi des procédés de bricolage qui n’ont plus guère de point commun avec une compo-
sition chorégraphique issue de l’expérience, même s’ils peuvent en garder l’apparence. La danse de groupe
nécessite une pulsation rythmique qui puisse assurer son unité. Cette pulsation n’est pas donnée par les
danseurs eux-mêmes, mais au moyen de deux tambours en coulisses, entendus par les seuls danseurs, pen-
dant que la salle bénéficie du montage sonore orchestral - manière ici de pallier l’arbitraire d’une musique
jugée indansable.

Le même genre de difficultés se repose avec l’utilisation de certains costumes. Les nécessités de l’effet
spectaculaire entrent ici en contradiction avec la logique du mouvement d’un corps qui se résout à devenir
"pilier". La manipulation du tissu dépassait les capacités physiques des danseuses qui tentent "de se tirer
avec élégance et compétence de ce problème technique"38.

Ces problèmes "techniques" sont ainsi d’une toute autre nature que les problèmes techniques d’impro-
visation et de composition des soli. Il s’agit de trouver sans scrupules ce qui va créer le maximum d’effets.
La chorégraphe accepte tout ce qui serait susceptible de donner de l’ivresse au spectateur, quelle que soit
la nature de cette ivresse. Elle privilégie avant tout l’effet idéal a priori. Le vouloir-agir s’impose, même s’il
implique l’oubli absolu de soi et des autres.

37
Le langage de la danse, op. cit., p. 93.
38
Ibid., p. 92.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

La question n’est pas ici d’évaluer le degré d’artifice, mais d’interroger les implications de l’illusion pro-
posée. Une illusion messianique s’est substituée à une extase de nature plus mystique. L’illusion d’une cor-
poréité inouïe, qui se mouvait comme si elle s’était réellement métamorphosée, est abandonnée. L’œuvre
chorique risque de se présenter alors comme une mascarade funèbre, une procession d’automates jouant
l’homme dionysiaque dans le royaume d’Hadès. Les danseurs sont réduits à trouver les poses et les attitudes
qui font d’eux des sujets de tableaux ou des sculptures vivantes propres à orner un espace architectural
colossal. En outre, on peut voir en cette pièce, tant dans sa thématique que dans sa facture, les débuts des
"Thingspiel" propres à la dramaturgie nazie : célébration du culte du soldat inconnu, présence d’un double
chœur (parlé et dansant), mise en scène d’archétypes féminins et masculins, et valorisation du sacrifice39.
L’autorité d’un chef auquel s’identifient les danseuses par empathie, voire par des procédés qui relèvent de
l’hypnose, détermine dans ces danses la constitution du groupe. Un culte de la personnalité est à l’œuvre
dans le travail chorégraphique, c’est l’Esprit de Wigman qui travaille l’imaginaire des danseurs et oblitère
ainsi toute recherche sur le mouvement singulier des interprètes. Cet Esprit construit un vaste corps ho-
mogène, masse unifiée par la fiction de l’âme wigmanienne.

Danser "grand" fut donc loin d’être facile, tant cela demandait de renoncement. Mais Wigman chorégra-
phie malgré tout, pour la gloire qu’un tel monument apporte à ses constructeurs et à l’histoire de la danse.
Le combat de sa modernité se définit explicitement comme expression et célébration de sa germanité. De
fait, la nature de ce combat est clairement présentée dans le texte du programme du Festival de danse de
Berlin en 1934. "La diversité [de la danse allemande] révèle une force unifiée qui prend sa source au fond
de notre être ( ... ) Nous, allemands, sommes généralement considérés grossiers et disgrâcieux, pourtant la
vigueur du tempérament et la profondeur de l’être allemand ont souvent conquis le monde non seulement
à travers la musique et la poésie, mais encore à travers l’art de la danse"40. Cette modernité là tisse ainsi ses
liens avec un passé chorégraphique national fût-il classique : "Rappelons nous la grande danseuse Fanny
Elssler [ ... ] et les innombrables danseurs inconnus ou peu connus qui ont servi et continuent de servir
l’art de la danse allemande" 41.

Le témoignage de Harald Kreutzberg42 sur l’œuvre chorique, Jeunesse Olympique, qu’il conçut avec Wig-
man, Gret Palucca et Dorothee Günther, pour la cérémonie des Jeux Olympiques de Berlin (dix mille parti-
cipants et cent mille spectateurs !) témoigne de difficultés similaires à celles rencontrées avec Monument
aux morts. Cette cérémonie se devait d’être puissante et lui semblait en outre "réellement favorable à la
réconciliation des peuples". II écrit dans son journal :

Nous voilà donc dans cet espace infini, un matin, debout dans ce stade vide. Nous nous
sentions perdus malgré les groupes d’athlètes que nous dirigions. Pour aller d’un groupe à
l’autre, il fallait presque parcourir des kilomètres [ ... ]. La voix s’enrouait à force de crier
sous la chaleur du soleil. Le piano se trouvait à une journée de marche. On ne pouvait com-
muniquer avec le pianiste que par téléphone. Cela signifiait les pires difficultés pour arrêter
la musique quand on le voulait. Toute notre expérience professionnelle était inutilisable, ne
servait à rien.

39
Pour une lecture directement politique de cette œuvre, cf. les commentaires de Laure Guilbert (Mary Wigman 1910-1930, op.
cit.) et Susan Manning, op. cit., p.156-l60, qui souligne la confusion volontaire entre pacifisme et militarisme.
40
Cité par Susan Manning, op. cit., p.175.
41
Idem
42
1902-1968. Elève de Laban et de Wigman, il mena ensuite une carrière indépendante de chorégraphe. Il travailla aussi avec
Max Reinhart, ou Pabst dans le film Paracelsus.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

L’ouverture fut vraiment cette impressionnante "réconciliation des peuples" [ ... ]. Tous les
hommes semblaient s’unir sous la voûte d’une colossale cathédrale [ ... ].

Mais hélas, hélas ... tout cela n’était qu’une terrible erreur. [ ... ] (La participation aux Jeux
fut plus un "agrément spectaculaire de mouvements" que tout autre chose et ne reflétait rien
de mon monde personnel)"43.

C’était donc là un autre métier, un autre spectacle, un autre corps que ceux que Wigman et ses colla-
boratrices se proposaient aussi d’inventer en créant la danse moderne. Dans cet espace immense et unifié
dont l’ordre est imposé, les participants sont coupés de leur espace de proximité, de leur propre kinesphè-
re, et loin de participer à une aventure kinesthésique, ils savent qu’ils ne risquent rien, qu’ils sont menés
par cet Esprit qu’ils incarnent. Aucun processus de subjectivation n’est ici à l’œuvre, tant l’espace-temps est
déterminé en vue du public. Jeunesse Olympique, métaphore de la communauté du peuple, offrait ainsi l’il-
lusion d’une unité fondée sur la division des sexes et des générations. Aux danses de fillettes et de garçons,
succèdaient une danse d’adolescentes conduite par une valse de Palucca, puis une danse guerrière rappe-
lant la signification profonde de ces Jeux comme "sacrifice suprême pour la patrie", suivie d’une danse de
femmes dirigée par Wigman. La volonté d’expression chorégraphique, qu’il s’agisse du souvenir des morts,
de la réconciliation des peuples ou des forces telluriques, n’a pas su trouver d’antidote à une telle issue,
tant elle voulait engendrer l’Homme Nouveau par les moyens de l’art. A moins qu’elle n’ait préféré oublier
momentanément ses acquis les plus fondamentaux.

LE RETOUR AUX "RACINES" ORGANIQUES


A quelles fins la danseuse sacrifie-t-elle ainsi son corps ? Le rêve cultuel qui irrigue la danse "moderne"
selon Wigman ne repose-t-il pas sur la croyance profonde que seule la danse serait en mesure d’apporter le
sens même de l’existence ? Le sacrifice serait la condition nécessaire pour accéder aux voies d’un corps organi-
que purifié, intact et a-historique. C’est l’Organique que la danseuse moderne célèbre, cette puissance oubliée,
mythique et millénaire, dont elle ne précise pas le contenu, sauf sous le signe d’une danse cultuelle :

Oui, nous autres danseurs d’aujourd’hui, nous rêvons d’un théâtre qui ne confirme pas seu-
lement le sens de notre existence, mais qui nous permette aussi de collaborer à une forme
d’expression qui apparaÎtra aux générations suivantes comme un culte.44

Il y a là un changement radical de perspective. La danseuse "amoureuse de l’instant", qui se refusait


à toute forme d’héritage chorégraphique, se projette déjà dans le futur et se préoccupe des effets et de
l’apparence cultuelle de son art pour les générations à venir. Le contenu de ce culte et ses modalités
d’expression laissent entrevoir combien Wigman, même si une part de sa pratique y résistait, n’a cessé de
rechercher les "fondements" de son art dans l’utopie d’un corps organique si puissant qu’il serait capable
de naturaliser toute chose. C’est dans cette perspective que peuvent se comprendre les ambiguïtés primiti-
vistes d’une danseuse qui cherche à "s’enraciner" dans le sol et à fusionner avec une nature intacte.

43
Texte inédit publié dans Empreintes, n° 5, op. cit., p. 24.
44
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.

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La puissance du rythme et de la technique


"L’esprit" de l’époque se déploie et résonne dans le corps du danseur suivant une modalité privilégiée :
le rythme. Percevoir le rythme propre à son temps est, pour Wigman, la condition même de l’existence
d’une danse moderne. L’époque et la danse ont un commun dénominateur rythmique45. La danseuse moder-
ne ne peut donc échapper au cachet rythmique de son temps, elle l’épouse pour le traverser et lui survivre.
La danse travaille ainsi à "prendre racine dans l’élément originel du fait rythmique"46 afin de "ressentir le
rythme propre au temps"47. Ce "sentiment rythmique, trait de [l’]âge actuel"48, est révélé par le danseur
moderne. Bien que ce rythme ait pu engendrer la guerre, il n’en est pas pour autant déconsidéré. Réside en
son cœur une force exceptionnelle, comparable à "un très ancien cataclysme naturel". Telle est en tout cas
la métaphore qui vient sous la plume de Wigman lorsqu’elle évoque les cimetières de guerre49. Par l’illusion
d’un effet de masse, le destin et la force de la nature reprennent ici leurs droits sur l’histoire.

Il n’y a donc pas dans les écrits de Wigman de critique explicite du rythme machinique, bien au contrai-
re. C’est de l’âge de la machine que naît le danseur moderne. Dans sa conférence parisienne, elle écrit :

N’avons-nous pas parlé nous-mêmes aujourd’hui de l’âge technique ou de l’âge de la machine ?


Or bien que cela puisse paraître paradoxal, je crois, qu’il y a, entre ce que nous nommons
technique et ce que nous appelons danse, une certaine liaison, qui n’est pas due au hasard. Il
ne me paraît pas étonnant que notre soi-disant époque technique mette en évidence, l’homme
sollicité par la danse. Si nous réfléchissons que la force primordiale du rythme travaille à
travers les manifestations techniques, que chaque machine respire et représente une force
rythmique maîtrisée, si nous considérons en même temps que la source vitale de la danse est
aussi dans le rythme, nous avons une base commune qui apparente l’une à l’autre, ces deux
manifestations.50

Par une naturalisation fantasmée de la machine, Wigman tente d’affirmer la valeur de cet âge technique,
se refusant même à percevoir, et refoulant, tout ce qui sépare pourtant sa propre conception de la tech-
nique en danse du mécanisme de la machine. Le rythme machinique est donc aussi un rythme forgeron,
porteur d’une énergie prometteuse. L’adopter, c’est se donner les forces de traverser le présent. Wigman
reprend encore la même idée en affirmant :

Il y a certainement une connexion, une base commune entre ces formes apparemment non
reliées de la vie quotidienne. [ ... ] C’est le sentiment rythmique qui pousse les gens de notre
temps, et particulièrement les jeunes à s’exprimer à travers la danse. Il est devenu important
[ ... ] aujourd’hui d’utiliser le mouvement rythmique du corps comme moyen d’expression51.

45
Il s’opposerait au "sentiment romantique" de l’époque précédente.
46
Ibid.
47
Ibid.
48
Ibid.
49
Le langage de la danse, op. cit., p. 52.
50
"La Philosophie de la danse moderne", op. cit. Nous citons le texte original écrit en français, avec sa syntaxe, son orthographe
et sa ponctuation.
51
Conférence à la National Broadcasting Compagny, 1931, The Mary Wigman Book. her Writings. op. cit., p. 143.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Le rythme est ainsi défini comme l’expression d’une puissance vitale, bonne par essence, et de nature ar-
chaïque. Ce que Wigman appelle "la vie" quand elle affirme : "Je crois à la vie, à toutes ses formes vivantes"52,
c’est une capacité de se mouvoir entièrement déterminée organiquement. Celle-ci suppose "le retour aux
racines de la danse, à la vie elle-même à partir de laquelle la danse bondit". L’impulsion originelle a donc un
lieu organiquement et temporellement défini. Elle appartient au "tréfonds" ancestral dans lequel s’enracine
l’histoire du mouvement. Cette alliance du rythme organique et de celui de la machine n’est pas contradic-
toire. Ce fut là une idée centrale de l’idéologie nazie après 1933, qui promouvait l’union de l’esprit archaïque
avec la modernisation. Le corps de l’Homme Nouveau incarnait donc la puissance de la technique.

La tâche de la danseuse est de redécouvrir la part de vivant propre à chaque corps. "Le" corps pour Wig-
man n’est donc pas totalement vivant, ni totalement mort. Il recèle une part vivante, mouvante, organique
et préservée, et une part morte, dépourvue de mouvement. Cette recherche dépasse certes le cadre de la
danse proprement dite. Aussi les danseurs professionnels ont-ils tout intérêt à observer les manifestations
du mouvement telles qu’elles existent involontairement dans la vie de tous les jours. Elles peuvent devenir
la matrice d’une danse :

Le mouvement de danse vient d’une intime impulsion, peut-être née d’un sentiment festif,
d’une intime accélération qui transforme le mouvement quotidien en mouvement de danse,
même si on ne le remarque pas53.

L’intensification d’une sensation peut naître aussi, ajoute-t-elle, de la douleur ou de la crainte. "Des
êtres humains qui ne sont pas des danseurs, [ ... ] motivés par exemple par une expérience très doulou-
reuse, savent trouver des mouvements formés presque inconsciemment qui égalent presque, dans leur force
et dans leur beauté, les mouvements des danseurs professionnels"54. L’intime est synonyme chez Wigman
de profond et d’ancestral. La douleur est ici l’objet d’un regard esthétique qui fait fi de la souffrance. Elle
est cyniquement reconnue à partir du moment où elle produit de la beauté. On peut d’ailleurs s’interroger
sur la façon dont les danseurs ont pu appréhender la gestualité et l’extase hystériques. A quel prix cela
fut-il possible ?55

Si la danse n’a de sens qu’à condition de se nourrir des forces archaïques et telluriques, sa notation
n’est donc d’aucun secours pour retrouver un passé enfoui et millénaire qui n’appartient pas à l’histoire.
S’il est possible d’écrire le texte où se manifestent les puissances de l’au-delà, et si Laban réussit à décrire
"les mouvements essentiels, à capturer entièrement l’événement du mouvement à travers toutes sortes de
signes, [ ... ] cela signifiera l’ultime conclusion de toutes les expérimentations dansées"56, précise Wigman,
qui n’a jamais cru à cette ultime conclusion. Elle n’évoque jamais en effet un intérêt pour le travail de
notation chorégraphique auquel elle se refuse.

52
Ibid.
53
Ibid., p. 142.
54
Ibid.
55
Voir à ce sujet le livre de Georges Didi-Huberman, (Invention de l’hystérie - Charcot et l’iconographie photographique de la
Salpêtrière, Macula, Paris, 1982) qui rend compte de toutes les ambiguïtés du regard photographique sur les femmes hystériques
ainsi que du prix qu’elles ont dû verser pour cette reconnaissance. A la recherche d’une image scientifique de la maladie, Charcot
se fit aussi "l’artiste" de la douleur.
56
Préface à Tanz in dieser Zeit, 1925, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 84.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Renouvelée, la création spontanée n’a plus sa forme initiale et aucune tentative de recons-
titution n’a encore Jamais rien valu. S’il s’agit d’une véritable idée créatrice, ce qui semble
disparu remonte du tréfonds pour s’affirmer une fois libéré de toutes ses impuretés, à l’heure
et à l’endroit opportuns.57

L’analyse du mouvement dans une perspective historique n’a donc auoun sens pour Wigman. Elle se
vivait en effet comme sans tradition, c’est-à-dire en marge de l’histoire. L’oubli de l’histoire du mouvement
lui permet ainsi de se présenter comme une prêtresse, comme une danseuse détentrice de pouvoirs illimités
sur scène et qui se sacrifie pour tenter de communiquer directement avec les forces divines.

Le refus de l’histoire repose chez Wigman sur le sentiment très fort d’être collectivement soutenue. Ne
fait-elle pas sienne l’idée que l’Allemagne serait traditionnellement "un pays sans danse" ? Lors de son
voyage aux Etats-Unis, elle explique :

L’Allemagne qui, historiquement, était jusqu’à présent un pays sans danse était destinée à
donner un nouvel accent à la danse, différent du ballet classique.58

Wigman prend ainsi très au sérieux la découverte d’une "nouvelle" conscience du corps chez la jeunesse :
"Nous ne pouvons pas nier qu’il y a de nos jours une sorte de conscience du corps, dont les générations
qui nous ont précédé ne savaient rien encore, et qui est largement connue de nos contemporains. L’intérêt
pour le mouvement physique, depuis le sport jusqu’à la danse, est réveillé et vivant"59. Elle ajoutait dans
un autre texte : "La découverte et la conquête du corps [ ... ], la conscience du corps [sont] avec nous
devenues un fait"60.

Découverte ou redécouverte, conquête ou reconquête, éveil ou réveil ? Dans l’un et l’autre cas, il s’agit
de faire comme si tout commençait, d’oublier ou de tuer le passé pour accéder au "tréfonds", aux puissan-
ces archaïques a-historiques. Wigman refoule tout ce qui pouvait exister en Allemagne avant elle comme si
ce pays n’avait eu jusque-là aucune pratique festive, aucun savoir corporel. Elle peut ainsi se revendiquer à
l’origine de certaines formes de danses, par exemple de la danse de rotation. Son solo Monotonie serait donc
devenu "l’ancêtre de toutes les danses de rotation créées depuis par d’autres danseurs"61. Le désir d’oubli
repose ainsi sur le désir d’être à l’origine d’une lignée de danse directement venue des "profondeurs".

Wigman profite d’un engouement général qu’elle considère avec plus ou moins de sérieux62. Refusant de
s’appuyer sur le passé, elle doit rechercher ses alliés dans le présent ou, par projection, dans le futur. Sa "nou-
velle danse" arrive au bon moment dans l’histoire puisque celle-ci est censée venir légitimer sa pratique.

57
Hedwig Müller, Mary Wigman, Catalogue d’exposition, op. cit.
58
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 146.
59
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit. Voir aussi cette même idée dans The Mary Wigman Book, her Writings, op.
cit., p. 108, en 1927.
60
The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 142.
61
Le langage de la danse, op. cit., p. 40.

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Un rythme national ?
Le sentiment rythmique est, selon Wigman, une donnée universelle. La jeunesse retrouve à travers lui
une forme archaïque d’expression, accède au "tréfonds" pour régénérer le corps citadin moderne. Le rythme
recèle la vérité archaïque des profondeurs universelles et s’exprime par le recours constant à la métaphore
de l’enracinement.

Au tout début des années trente, Wigman affirmait pourtant le caractère international de la danse mo-
derne. Elle avait ainsi le souci de ne pas nationaliser une pratique artistique dite "moderne". Elle rappelle
"qu’en Amérique aussi s’est établi, pareillement à ce qui se passe en Allemagne, un mouvement qui cher-
che de nouvelles voies et de nouvelles formes pour la danse. Là aussi, ce sont principalement les jeunes
gens qui se passionnent et s’enthousiasment pour une danse répondant aux idées qu’ils ont eux-mêmes
sur le monde et sur la vie"63. Ses tournées américaines marquent de fait le début d’une véritable carrière
internationale. Elles furent de tels succès que son cœur balance entre les deux pays : "J’aimais tellement
l’Amérique [ ... ] que j’avais honte de me l’avouer. L’Allemagne est ma maison"64. La jeunesse américaine
n’a-t-elle pas "aussi bien compris sa danse" que la jeunesse de son propre pays ?

Paradoxalement, au moment même où les critiques américains définissent sa danse comme une "danse al-
lemande", Wigman insiste plusieurs fois sur l’idée que la "danse moderne" est aussi bien américaine. "L’Amé-
rique est aussi un véritable lieu de la danse moderne"65. Le pays qui a construit les grandes villes et les grat-
te-ciels est plus que tout autre un pays capable de danser. Plus il possède de forces, plus il est capable d’en
dépenser. La danse ne saurait donc être une perte d’énergie pour l’économie américaine, comme semblent le
craindre certains esprits frileux. En la personne d’Isadora Duncan l’Amérique a même donné "l’appel révo-
lutionnaire et le grand signal de transformation" de la danse66. Toutefois Wigman ne cite les noms d’aucun
autre danseur américain. L’existence d’une danse moderne américaine reste ainsi allusive. Complètement
absorbée par sa propre création, ses tournées et la promotion de ses spectacles dont elle retirait des sommes
vitales pour sa compagnie, son souci de promouvoir sa propre danse à l’étranger, Wigman ne semble pas avoir
fait de véritable rencontre avec la danse américaine ou les danses traditionnelles indiennes.

Elle se retrouve ainsi placée, grâce à la critique et à la publicité que suscite sa deuxième tournée aux
Etats-Unis, à la tête d’une danse baptisée pour l’occasion "new german dance". Elle-même pourtant ne pri-
vilégie pas rétrospectivement son caractère national. Elle écrit par exemple :

Plus que je ne puis le dire, je n’aimais pas me voir poussée au centre de ces nouveaux évé-
nements révolutionnaires. Qui étais-je ? Pas plus qu’un élément d’une révolte artistique qui
était prête à exploser partout et qui avait aussi commencé aux Etats-Unis.67

62
Nous reviendrons sur sa position à l’égard des danses amateur.
63
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
64
Interview au Cincinnati Enquirer, 10 avril 1932, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 152.
65
"Dance for your Life", op. cit., Pictorial Review, 1931.
66
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
67
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p.147.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Sous la pression de diverses raisons propres aux Américains et certainement poussée par son propre
orgueil national, Wigman est reconnue chef de file de la danse moderne "dans un pays généralement et
traditionnellement considéré comme "un pays sans danse""68.

A son retour en Allemagne, l’adjectif "allemand" prend alors sous sa plume une connotation plus na-
tionaliste que nationale. Son livre Deutsche Tanzkunst (L’Art de la danse allemande), publié en 193569,
en témoigne. C’est au nom du présent, et parce que "la danse est de tous les arts celui qui est le plus
lié au présent"70, au nom de la nécessité d’accompagner et de comprendre les changements, que Wigman
s’interroge sur "la question de la germanité véritable"71 dans les arts. Se faisant l’écho de revendications
nationales, elle proclame alors de manière particulièrement emphatique sa "germanité" et sa participation
au renouveau national :

Le grand bouleversement et le grand changement doivent saisir la région de l’art exactement


de la même manière qu’ils impressionnent et influencent chaque autre forme de la vie, pa-
reils à un raz de marée qui déferle avec une force élémentaire sur le peuple et sur le pays.
[ ... ] Que dans un premier assaut, maintes choses dignes de vie et d’amour aient été brisées,
peut-être même broyées, voilà qui est douloureux pour l’individu. Mais dans le contexte de cet
événement immense le destin individuel s’efface.72

Le présent est un défi pour les artistes, un test, "une manière de se mesurer à des épreuves qui sont
plus grandes que celles de l’individu isolé"73. Il est certes "violent", "tragique", difficile à vivre si l’on reste
solitaire. Il s’agit donc d’épouser cet ouragan, de répondre à cet "appel du sang [ ... ] qui atteint l’essen-
tiel"74, de retrouver "le chemin vers les sources, vers les couches les plus profondes de l’être"75. Il s’agit
de pénétrer "ces niveaux irrationnels où l’expérience personnelle" retrouve "une expression supra-person-
nelle"76. Elle écrit :

Nous, artistes allemands, sommes aujourd’hui debout, plus conscients que jamais du destin
de notre peuple.77

Ce "debout" n’a plus tout à fait les mêmes connotations que le hurlement proféré "debout" d’une géné-
ration de danseurs solitaires, survivants à la Première Guerre. C’est une exhortation à une levée collective,
nationale et conquérante. Si le survivant était debout, c’était pour "rester planté dans le sol", perdu dans la
profération de son cri cinétique. Le "debout" de l’artiste allemand est un "debout" qui est déjà une marche
en avant consciente et victorieuse, il n’a pas pris le temps d’assurer ses appuis. Dès lors, la reconnaissance
acquise à l’étranger par "la nouvelle danse allemande" est mise en perspective avec son caractère national :

68
Ibid., p. 146.
69
Paru, rappelons-le, chez Carl Reissner Verlag à Dresde en 1935.
70
Deutsche Tallzkunst, p. 13.
71
Ibid., p. 11.
72
Ibid.
73
Ibid., pp. 11-12.
74
Ibid., p. 12.
75
Ibid., p. 15.
76
Ibid., p. 12.
77
Ibid.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Si nous nous demandons comment cette victoire a pu être obtenue, alors nous comprenons
que c’est précisément ce qu’on peut désigner comme allemand au meilleur sens du terme qui
s’est imposé.78

C’est pour connaître encore le présent, "la vie comme ce qui est éternellement vibrant et agissant, plein
de secrets"79, que la danse doit avoir le courage de dire "oui" à la "force élémentaire". C’est ce courage
même, héroïque et tragique, qui lui donne "son visage nouveau, son visage allemand"80.

C’est encore au nom du présent que Wigman refuse l’idée de s’exiler après sa rupture avec le régime nazi,
ainsi qu’en témoigne un court passage de son journal daté du 15 juillet 1937 :

Emigrer ? Les Etats-Unis ? Il n’en est plus question, ce n’est possible ni d’un point de vue inté-
rieur ni d’un point de vue extérieur. J’aime l’Allemagne. Je suis très allemande. Apparemment
personne ne le voit, personne ne le sent non plus. Je ne pense pas m’être rendue coupable
envers la patrie. [ ... ] Naturellement, et sans enfaire cas, j’ai fait un grand sacrifice, j’ai re-
noncé à la toute dernière renommée, à la grande réputation mondiale. Mon pays, ma langue,
ma façon de sentir, mon mode de pensée, ma danse !81

Bien qu’elle se soit trompée elle-même sur la "révolution" nationale-socialiste, Wigman persiste à pen-
ser en termes de racines, de fondements intacts à retrouver. En 1950 elle écrit en effet :

Ainsi nous continuons à lutter, espérant arriver quelque part, pour enfin regagner ce que
nous avons perdu spirituellement - les fondations de notre art que nous ne voulons pas laisser
mourir. Nous le voulons vivant.82

Loin d’être circonscrit chronologiquement aux annéés 33-36, le désir d’un enracinement mythique où
elle puiserait les sources de sa danse a traversé la vie de Wigman. De la même manière, il fut continûment
contrebalancé par une recherche créatrice qui ne pouvait se contenter de ce cadre idéologique et qui
échappait à cette détermination.

L’expérience vécue se fonde ainsi en partie, selon Wigman, sur l’acquisition d’un rythme fondateur
vital que possèderait aussi la machine. Le mouvement général d’engouement pour toute sorte de pratiques
sportives est interprété par la danseuse comme un effort collectif pour retrouver ce sentiment archaïque.
Sous une pression de cette ampleur, Wigman ne résiste pas. Son discours participe ainsi sans méfiance à
l’élaboration de cette renaissance décrétée de la pulsion rythmique. Wigman s’efforce donc de définir ses
rapports complexes, qui ne vont pas sans tensions ni contradictions, avec ce qu’elle appelle la "gymnasti-
que dansée".

78
Ibid., p. 15.
79
Ibid.
80
Ibid.
81
Journal de Mary Wigman, cité par Hedwig Müller, Mary Wigman, Catalogue d’exposition, op. cit., p. 14. Signalons aussi que la-
jeune Karin Waehner, élève de Wigman après la guerre lui sera toujours gré d’être restée en Allemagne après la défaite. Evoquant
la période 1946-1949, celle-ci raconte : "Mary pouvait partir, on lui faisait des offres du monde entier. Mais elle est restée et nous
a aidées à sortir de notre misère, et l’a exprimée. Je la remercie encore d’être restée." (citée dans Empreintes, n° 2, op. cit.)
82
Lettre à Margaret Erlanger, 25 juin 1950, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 172.

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LES AMBIGUÏTÉS DE LA GYMNASTIQUE DANSÉE


"Danse artistique et danse amateur : allier mais ne pas confondre", aurait pu dire Wigman, quand
elle dégage la notion de "gymnastique dansée" (Tanzgymnastik). Elle n’ignorait pas en effet la croissance
considérable que connurent en Allemagne dès le XIXe siècle toutes les formes de gymnastique83. Elle assistait
également au développement rapide des groupes de danse amateur (Laientanz) apparentés à la "nouvelle
danse" qu’elle avait indirectement contribué à mettre en place en compagnie de Laban. Wigman se voulait
partie prenante d’un grand mouvement de regain national pour l’éducation corporelle.

L’ivresse d’une pulsion cinétique nationale

J’ai conçu un système entièrement naturel d’exercices rythmiques qui s’est appelé "gymnasti-
que dansée". Les gens ont adopté cette nouvelle forme de gymnastique avec une grande joie.
Le vieux style était douloureux et très mécanisé. [ ... ] Tout le monde peut danser. Je ne veux
pas dire que tout le monde peut devenir un artiste chorégraphique, [ ... ] mais tout le monde
peut trouver uneforme de parole à travers le corps.84

C’est ce "nouveau système", "cet entraînement de danse", qui fut développé en Allemagne dans des
"Ecoles Mary Wigman" à partir des années vingt85. C’était, affirme-t-elle, "plus qu’une nouvelle forme d’art,
une nouvelle récréation, quelque chose dans lequel l’homme pouvait s’engager, quelque chose que tout le
monde pouvait faire avec profit et plaisir"86. Il fallait d’abord répondre aux besoins d’un nombre de plus en
plus grand de jeunes pour qui danser signifiait régénérer l’être humain décadent. Le corps humain fatigué
n’avait-il pas besoin de se réjouir et se délasser ? Cet entraînement fut d’ailleurs reconnu dans les écoles
publiques et encouragé par le gouvernement au moyen de subventions87. Wigman enfin, en s’insérant dans
ce mouvement national, ne négligeait pas l’idée de se eonstituer indirectement un public et un vivier po-
tentiels de danseuses.

Répondant ainsi à la demande, elle se voit placée à la tête d’un mouvement chorégraphique d’ampleur
nationale88. Malgré les apparences, il ne s’agit pas, à son avis, d’une simple mode. Ce mouvement répond à "ce
désir ardent d’expression de soi-même, [ ... à] un égotisme marqué de la jeunesse moderne justifié par le désir
de se connaître89. Si "l’époque est énergique et entreprenante"90, si elle privilégie la jeunesse, il n’y a rien de
surprenant à ce que celle-ci désire bouger énergiquement, retrouver de la force en se détendant, pour "se
libérer des tensions quotidiennes [ ... ] sans craindre l’effort, apprendre une nouvelle forme de discipline"91.

83
Voir à ce sujet George Lachmann Mosse, The Nationalisation of Masses, New-York, 1975.
84
Souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p.53.
85
L’école Mary Wigman de Dresde comptait ainsi plus de trois cents élèves en 1926.
86
Ibid.
87
Ibid., p. 54.
88
Ibid.
89
"La danse et la femme moderne", The Dancing Times, Londres, novembre 1927, Ibid., pp. 104-105.
90
Ibid., p. 106, Idem.
91
Souvenirs écrits dans les années soixante, Ibid., p. 53.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Cet égotisme est défini comme un refuge face à une vie moderne épuisante. La danse moderne est ainsi un
"exutoire", "une délivrance de la routine monotone"92. Elle est "un contrepoids à une activité sédentaire"93.

Wigman prend donc à cœur "cette pulsion du mouvement, ce désir d’agir et de s’exprimer de toute une
génération." Elle constate qu’il y a "quelque chose de très profond dans ce mouvement plein d’énergie,
d’expérimentation et d’inspiration"94. Mais cet "éveil du corps" est défini comme un éveil du corps de la
nation allemande, "l’Allemagne apprenait à danser", écrit-elle95. L’Etat se sert ainsi de la "gymnastique
dansée" pour ses besoins de propagande.

Si les Allemands dansent, ce sont les Allemandes qui donnent l’impulsion vitale à ce corps nouveau.
"Elles veulent toutes danser les femmes d’aujourd’hui"96. L’Allemagne, par l’intermédiaire de ses femmes,
libère son mouvement et exprime "ce désir d’agir de toute une génération". Elle développe "son instinct
vainqueur en accord avec tout ce qui se nomme nature et élément"97. La femme n’est-elle pas "particuliè-
rement qualifiée par la nature pour adopter la danse comme son moyen d’expression"98 ?

La danse est devenue au sens le plus fort du terme un métier féminin, car elle exprime l’être
de la femme.99

L’argument est surprenant. Ce qui pourrait être tenu pour une position féministe - la danse moderne
comme nouveau métier inventé pour les femmes modernes - n’est que le retour, sous la plume de Wigman,
à ce lien privilégié que la danse "classique" entretenait avec le corps féminin pour des raisons qui ne fai-
saient certes pas appel à "l’utérus de l’expérience", mais qui renvoyaient à l’idée romantique d’une fusion
entre la femme et la nature. Et bien qu’elle ait certes proposé une autre image de la féminité (contraire à
celle d’Isadora Duncan par exemple), c’est là le signe d’un féminisme réactionnaire. Est-ce à dire que les
hommes seraient incapables de vivre une expérience extatique du mouvement ? Wigman n’évoque jamais la
question, mais elle considère que la pantomime dansée est un art plus spécifiquement masculin100. De fait,
ses groupes de danse furent essentiellement féminins. La corporéité dansante restait donc pour Wigman
une corporéité par essence féminine.

Dans quelques-uns de ces textes, Wigman cherche ainsi à associer sa "nouvelle danse", sous la forme de
la "gymnastique dansée", à l’engouement national et international qu’elle perçoit pour tout type d’activité
physique.

92
"La danse et la femme moderne", The Dancing Times, Londres, novembre 1927, Ibid., p.104.
93
Lettre à Irene Steiner, novembre 1968, Ibid., p. 196.
94
Arts Monthly Magazine, décembre 1931, Ibid., p. 144.
95
"Dance for your Life", op. cit.
96
The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 144.
97
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 97.
98
"La danse et la femme moderne", The Dancing Times, Londres. novembre 1927, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 104.
99
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 98.
100
Composition, 1925, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 94.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Nous parlons, de la redécouverte, de la reconquête du corps. [ ... ] Si ce sens physique n’exis-


tait pas, comment pourrait-on alors expliquer alors la part fanatique que des milliers de gens
prennent aux grandes luttes et aux jeux sportifs ? N’est-ce pas une sorte d’ivresse rythmique
qui saisit et entraîne de même, joueurs et spectateurs ?101

Le renforcement, l’anoblissement ou l’expression du corps sont des slogans qui ont du sens,
mais qui ne peuvent se réaliser que sur plusieurs générations.102

Ainsi l’ivresse proposée ne saurait être dangereuse puisqu’elle se donne pour saine et noble. Cette
ivresse est-elle cependant de même nature que celle qui provoquait le ravissement, l’extase de la motion
inouïe et extrêmement fragile d’un corps solitaire tiré du royaume d’Hadès ? "Lorsque deux hommes font
la même chose, ils ne font pas la même chose", écrivait Ernst Bloch dans Héritage de ce temps103. Il invitait
alors à s’arrêter sur l’apparence révolutionnaire que voulut se donner le national-socialisme. Il incitait aussi
à dissocier clairement l’ivresse nazie et ses rassemblements bruyants de l’extase silencieuse d’une véritable
corporéité inconnue.

La danseuse Valeska Gert critiqua violemment, mais sans citer de noms, la grande confusion qu’entrete-
naient certains danseurs entre le travail pour les danses choriques, qui relève de la gymnastique appliquée,
et le travail des petits groupes ou des solistes, qui relève de la danse absolue et de l’expérience de l’extase :

Extérieurement, les danses de groupe ne sont pas très éloignées de l’idéal de la nouvelle danse
de communauté, et cette ressemblance extérieure trouble aussi le public. Mais les conditions
préalables, l’expérience spontanée de natures fortes et authentiques, toutes possédées des
mêmes forces orig inelles, disciplinées selon des règles semblables pour tous, ces conditions
ne sont pas réunies encore.104

La pratique d’une gymnastique appliquée à la danse n’est, selon Valeska Gert, qu’un moyen pervers de
créer et de fortifier le sens véritable de la communauté. La foule des gymnastes ne vit pas une expérience,
encore moins une expérience communautaire. Cette masse ne peut être unie qu’en apparence et ne donne
qu’une image, qu’un effet spectaculaire de l’unité. Dès lors,

il serait tout à fait justifié de décrire [les écoles de gymnastique et les danses choriques]
comme les nouvelles voies de la gymnastique appliquée et de les développer publiquement.
Mais elles sont tout à fait immorales dès qu’elles sont mises en circuit sous un faux nom.105

La question du nom de la nouvelle danse n’était donc pas secondaire.

101
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
102
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, The Mary
Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 108.
103
Ernst Bloch, Héritage de ce temps, trad. française de Jean Lacoste, Paris, Payot, 1978, p. 63.
104
Citée dans Empreintes, n° 5, op. cit., p. 11.
105
Ibid.

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Entre sport et culte : la gymnastique dansée


La "gymnastique dansée" intervient directement sur le terrain politique ; elle vise à la fois une démo-
cratisation des pratiques corporelles et une meilleure hygiène sociale.

Danser n’est plus un art réservé à ceux qui sont en bonne santé et doués de talent. [ ... ] La
gymnastique dansée fait tout ce que le sport peut faire et encore plus.106

Cette comparaison avec le sport n’est pas sans soulever problèmes et contradictions. Wigman présente
la "gymnastique dansée" et le mouvement chorique comme l’antithèse d’une pratique élitiste dépassée (la
danse classique entre autres), mais aussi comme l’invention d’une pratique véritablement communautaire,
capable de célébrer une culture festive. L’organique devient le lieu d’un mariage possible entre le sentiment
d’appartenance politique et le sentiment religieux.

[La danse] est une expérience communautaire, le réveil d’une nouvelle loyauté et des rela-
tions d’amitié. Une étrange familiarité prend possession des danseurs.107

La gymnastique dansée se définit ainsi à la fois comme l’invention d’une nouvelle forme de culture
festive et comme un outil d’hygiène corporelle dans un monde mécanisé qui ne produit qu’une culture ma-
térielle. Contrairement à Laban, Wigman analyse plutôt cette pulsion nationale non comme un renouveau,
mais comme une véritable nouveauté du siècle, qui remplace une pratique dépassée de la danse classique
et une gymnastique trop contraignante et trop mécanique.

En associant la danse au sport, Wigman associe deux termes qui relevaient par ailleurs, pour elle, d’une
différence d’ordre. Elle insiste ainsi sur une finalité hygiénique de la «gymnastique dansée» - faire de son
corps un organisme sain -, ce qui était totalement absent dans ses propos sur la technique en danse. Loin
de vouloir revigorer un corps fatigué, Wigman cherchait alors le moyen de mener à l’extase d’une motion
hors de toute norme sociale. Ses valeurs n’étaient-elles pas des valeurs de dépense absolue et gratuite ?
Ne privilégiait-elle pas "l’intoxication rythmique"108 d’une corporéité furieuse, extatique et jouisseuse ?
On comprend qu’une danseuse comme Valeska Gert ait pu s’insurger contre les écoles et les pratiques de
gymnastique dansée.

Excellentes dans l’éducation corporelle, elles ne devraient amener les corps que jusqu’au
point où commence le travail artistique de la mise en forme. [Elles] dépassent leurs limites
et cherchent à atteindre l’apparence de l’œuvre d’art accomplie en s’adaptant extérieurement
à la forme désirée par l’époque. Le noyau fondamental manque et on le remplace par des
slogans.109

106
"Dance for your Life", op. cit.
107
Ibid.
108
Le langage de la danse. op. cit., p. 42.
109
Citée dans Empreintes, n° 5, op. cit., p. 11.

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C’est bien l’apparence, l’image qui est ici visée - une image compensatoire qui tente de cacher la vacuité
de l’expérience corporelle investie désormais par le mythe. Dès 1926, Valeska Gert, dans un texte viole-
ment polémique contre les solos de Wigman, pointait déjà les dangers d’une pensée mythique, qui vient
confusément et obscurément nommer l’événement dynamique et propice au développement du culte de la
personnalité. Nous en citons ici un long passage.

En Allemagne, les masses ne réprouvent pas seulement la mise en forme des pulsions mais
aussi, curieusement, la supériorité de l’esprit. Malheur, en Allemagne, à la danseuse qui
exerce un pouvoir érotique, et malheur à celle dont l’esprit ose combattre les pirouettes. L’es-
prit est ici pris pour de l’intellectualisme, et l’intellectualisme pour de l’esprit. Un spectacle de
danse doit sentir la sueur âcre, doit être moral, confus et ennuyeux. On préfère la solidité au
génie. L’allemand moyen manque de confiance en lui, aussi prend-il pour du grand art, l’art
qu’il ne comprend pas et qui l’ennuie. Mary Wigman, en tant que danseuse soliste, répond à
toutes les attentes des petits bourgeois cultivés, c’est pourquoi elle est devenue une danseuse
nationale. Elle donne l’impression de faire un art hautement spirituel parce qu’elle insère
dans ses danses des slogans spirituels, d’actualité il y a quelques années, ou des titres qui
invoquent la protection de la musique. La tâche de l’esprit est d’éclaircir les choses confuses et
obscures. Mary Wigman réussit même à compliquer les choses les plus simples. S’il lui arrive,
par hasard, d’oser sortir de cette obscurité délibérée de l’esprit en concrétisant ses visions,
elle en devient trop compréhensible. ( ... ) Il est facile de jouer de la puissance des signes
sans éprouver l’ivresse qui en est la dernière et la plus évidente expression.110

L’attitude de Wigman à l’égard de la "gymnastique dansée" semble donc être motivée par un opportu-
nisme à l’égard du succès des nouvelles formes de gymnastiques. Si la jeunesse allemande pratique une
"gymnastique dansée" dans les limites où celle-ci est "saine", est-ce encore de la danse qu’elle pratique ?
Wigman réduit ainsi à la fois les finalités du sport et celles de sa "gymnastique dansée". Dans de courts
textes111 de 1928, Brecht soulevait à sa manière les problèmes posés par une telle dérive : "Le grand sport
commence là où il a cessé depuis longtemps d’être sain." En mettant en avant sa fonction sociale et hygié-
nique, le sport se donne certes une place de choix dans la cité. Mais est-ce un bien pour lui ? Il en va de
même pour la gymnastique dansée. De façon polémique, Brecht soulignait encore :

Je suis pour le sport parce que, et dans la mesure où, il est dangereux (malsain), primitif
(donc socialement honni) et gratuit. [ ... ] La finalité du sport n’est pas naturellement de
fortifier le corps.112

Si Wigman fait de la gymnastique dansée un bien culturel, Brecht s’interroge quant à lui sur ce que la
société allemande de l’époque fait d’un de ses biens culturels. La description par Kreutzberg des préparatifs
d’une cérémonie destinée aux Jeux Olympiques, comme le récit par Wigman du travail mené pour Monu-
ment aux morts, révélaient ce qu’il advient des entreprises d’un danseur-chorégraphe quand il désire faire
de la gymnastique dansée et de la danse chorique un bien culturel et une pratique cultuelle.

110
Der Querschnitt, n° 5, 1926. Merci à Luce Duroy pour son aide dans la traduction de ce texte.
111
"La crise du sport", "Les ennemis mortels du sport", "Sport et productivité de l’esprit", rassemblés dans le chapitre "Notes sur
l’époque 1925-1932" de l’ouvrage Sur la politique et la société, Paris, L’Arche, 1970, p. 27 et suivantes.
112
Sur la politique et la société, op. cit., p. 28.

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La critique de Brecht sur le développement de toutes les formes d’exercices physiques porte également
sur leur prétention scientifique. Celle-ci présuppose de façon dogmatique un lien causal entre culture
physique et productivité de l’esprit, lien aussi simpliste que son contraire qui refuse tout sens aux activités
corporelles. Doit-on croire que les exercices corporels "éclaircissent le cerveau" ? Et de quel droit pré-
tendre que plus les gens ont de ressources physiques, plus ils sont capables de grandes œuvres ?

Un nombre appréciable de produits de l’esprit sont l’œuvre de gens mal portants ou tout au
moins fort peu soucieux de leur corps, d’épaves humaines piteuses à voir qui, de leur lutte
avec un corps récalcitrant, ont tout justement extrait quantité de santé sous forme de musi-
que, de philosophie, ou de littérature.113

Est-il impossible d’ajouter "de danse", contre l’idée évidente que le corps d’un danseur est un beau corps
sain ? En revendiquant le terme de "gymnastique dansée", Wigman ne cherche pas à se situer en marge
de cette ivresse communautaire qu’elle fait en partie sienne. Elle ne néglige ni le profit, ni les retombées
financières qu’elle peut tirer de cette alliance momentanée avec ceux que Brecht appelait "les fabricants
de savon", responsables de cette consommation d’activités corporelles devenue "baromètre du standing
culturel"114.

Le besoin d’école et de hiérarchie


Wigman toutefois n’est pas dupe des effets potentiels de cet engouement pour la "gymnastique dansée".
Elle s’y allie, mais ne s’y confond pas. Elle reconnaît les symptômes qui font de cette pratique une mode et
mesure une dérive à laquelle elle tente de résister. Si elle ne nie jamais l’intérêt de ce mou vement national,
elle ne cesse de distinguer et hiérarchiser les pratiquants, de séparer nettement les amateurs des profes-
sionnels, prenant bien soin cependant de ménager chacun. Elle n’a donc cessé d’avoir un recul critique face
au développement d’une "gymnastique dansée" qui risquait fort de se retourner contre elle-même.

Wigman perçoit en effet ce développement massif comme une nouvelle forme d’agitation citadine qui
se donne l’apparence d’être saine. L’agitation de ces milliers d’adeptes pour qui "danser est un remède
physique et mental", ou "une plongée dans le monde du mouvement, un narcotique"115, n’est pas sans l’in-
quiéter. Toute la question est désormais de séparer l’expérience de danse de cette agitation, de se dégager
de ce "kaléidoscope de désirs confus", fussent-ils "très enracinés". Wigman s’interroge :

[Comment] résoudre les problèmes embarrassants du danseur agité comme de la femme


d’aujourd’hui naturellement attirée vers la danse ?116

Comment la danse ne se perdrait-elle pas dans cette "foule hétéroclite, agitée et passionnée, qui cher-
che à calmer ses désirs"117 ? "Un danseur agité", pour Wigman comme pour Laban, c’est avant tout un

113
Ibid., p. 29.
114
Ibid.
115
Theatre Arts Montthly, décembre 1931, The Mary Wigman Book. her Writings. op. cit., p. 145.
116
"La danse et la femme moderne", The Dancing Times. novembre 1927. Ibid.. p. 106.
117
Ibid., p. 104, Idem.

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oxymore. Mais Wigman ne cherche pas pour autant à comprendre les raisons de cette agitation et de ce
besoin. Elle préfère séparer un "bon" mouvement d’un "mauvais" mouvement, sans proprement réfléchir à
leur différence de nature.

Wigman mesure en effet le risque d’un amalgame, qui renforcerait l’adversaire classique, entre la danse-
amateur et les tentatives de la "danse artistique". Comment transmettre son héritage intact et faire advenir
cette tradition de l’expérience ?

Créer des danses de groupes, sans parler des danses choriques, implique des interprètes, des danseurs
formés aux techniques de sa danse moderne. Former des danseurs, c’était donc vouloir créer une école, et
cela dans un esprit qui n’était pas tout à fait celui de Wigman à ses débuts. Celle-ci se formait alors elle-
même autant qu’elle formait les danseuses de son groupe à venir. Sa première école fut une école malgré
elle, une école qui n’en avait encore que le nom. Le développement qui suivit fut en revanche l’objet d’une
véritable politique de diffusion.

Pour un projet d’école qu’elle formula en commun avec Laban en 1928, Wigman avait songé au nom
"d’Akademie". Cet établissement aurait eu la responsabilité d’assurer le développement futur de "la danse
artistique". Wigman se situait là dans le cadre d’une lutte contre la danse classique et se plaçait sur le
terrain de l’adversaire pour inventer une contre-académie toute aussi sérieuse. Ce faisant, elle se dégageait
aussi de la mode de la danse-amateur qui brouillait le sérieux de la "danse artistique". Il s’agissait d’asseoir le
caractère professionnel de la "nouvelle danse" face à ces deux concurrentes en se donnant l’apparat du "grand
Art" et les structures institutionnelles nécessaires. L’enseignement de la "Tanzgymnastik" permettait à la
danseuse de jouer ainsi sur deux terrains à la fois : en sport et en art.

De fait, parmi les reproches les plus fréquents adressés aux danseurs modernes, l’absence de technique
était le plus net : les danseuses modernes ne savent pas danser, elles ne suivent pas de formation sérieuse,
leurs compositions sont indigentes, elles n’ont aucun brio et se font simplement plaisir. Pour répondre à
cela, Wigman insiste sur le parcours difficile, la compétition cruelle et l’ambition propres à une école de
danse moderne capable de rivaliser avec les écoles classiques.

Hiérarchiser apparaît donc comme un souci constant dans la plupart des textes qui traitent de la danse
amateur. Percevoir le danseur parmi la foule agitée de ceux qui croient danser n’est pas une tâche facile,
mais il y va de la transmission d’un héritage et du futur de la danse moderne. Wigman n’a de cesse en effet
de rappeler la confusion qui règne quand on parle de "danse moderne". Au terme de "gymnastique dansée",
elle préfère donc celui de "danse artistique". Lorsqu’elle dresse, dans sa conférence parisienne, le tableau
de toutes les pratiques corporelles de son temps, elle distingue les jeux sportifs qui provoquent ivresse
et fanatisme, la "gymnastique hygiénique" qui vise "à fortifier, ennoblir, embellir et conserver le corps",
la "gymnastique expressive" qui "se sert déjà du corps comme moyen d’expression des sensations ou sen-
timents", et enfin la "gymnastique dansée" qui "est son domaine". Cependant, au sein de cette dernière,
elle sépare nettement les professionnels et les amateurs, et c’est aux premiers qu’elle réserve les termes de
"danse artistique" ou de "danse moderne".

A travers ce désir persistant de distinction, il faut comprendre comment Wigman tente de définir son
existence dans la confusion de l’agitation moderne, en dépit des contradictions. Si elle affirme en effet que
"la danse commence là où la gymnastique cesse", c’est pour ajouter aussitôt :

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Il n ‘y a pas de limites exactes entre ces deux domaines. La distinction ne réside ni dans la
manière, ni dans le style des gestes, mais dans un je ne sais quoi qu’on ne peut écrire118.

Cette frontière reste indéfinissable et Wigman ne désire sans doute pas aller plus loin dans la définition.
Elle se couperait alors de tout le public qui pratique la "gymnastique dansée", de toute la jeunesse qui se
déclare "adepte de cette soi-disante "danse moderne" et qui soutient d’un «amour authentique et fort [ ... ]
une danse [qu’elle] déclare à juste titre être la sienne"119.

Wigman pose malgré tout l’existence d’une limite infranchissable. Cette limite relève de ce qu’elle ap-
pelait l’expérience de l’extase, le plaisir de la motion. Parmi la foule des amateurs peut se détacher celui
"qui a le mouvement dans le sang"120, celui que l’on remarque en un instant tant son "corps devient plein
d’expression", "incandescent", celui qui est capable d’un ravissement sans fonction narcotique. Wigman
remarque celui qui est éveillé, et non celui qui plonge dans un sommeil profond; celui qui ferme les yeux
pour voir, et non celui qui, les yeux ouverts, reste aveugle. Si tout le monde peut danser, peu deviennent
des danseurs.

Un des critères qui sépare la "gymnastique dansée" de la "danse artistique" relève donc de l’école, seule
capable d’assurer, puis de guider, la formation du danseur pour le distinguer des amateurs. "Seuls l’entraî-
nement et la discipline d’écoles reconnues sont qualifiés" à cette tâche. Ceci implique "l’étude soutenue et
une longue expérience [qui] promeut un développement correct pour chacun"121.

L’école hiérarchise, mais de façon encore insuffisante. La confusion n’épargne pas non plus les pro-
fessionnels. Dans cette période d’expérimentation pour la danse, "nombreux sont les comparses de petit
format qui démolissent le travail des autres"122. Ceux-ci ne dansent que poussés par le narcissisme et "la
valorisation de la vanité personnelle"123. Ils se donnent ainsi en spectacle sans donner en échange un mou-
vement qui les dépasse. D’autres encore font passer l’idée de spectacle avant la pratique d’une expérience à
vivre. Leur travail porte encore trop "l’estampille de la danse de variété ou de la danse de cabaret". Il reste
lié aux formes mixtes de la pantomime, ou entretient par sa faiblesse "des représentations communément
admises et compréhensibles par tous"124. Ces danseurs, selon Wigman, n’ont pas encore pris conscience des
liens de dépendance qui les unissent à la pantomime, à la littérature et à la musique. Leur danse "sans
scrupules" est un spectacle bâtard qui échoue à réunir des éléments venus d’autres sphères artistiques.

Wigman désire se distinguer de la foule et de la "Scala des insuffisances de la danse", qui produit des
"compositions solipsistes", tournées sur soi parce trop tournées vers le public. C’est là un face-à-face stérile
pour l’art.

118
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
119
Ibid.
120
Theatre Arts Montthly, décembre 1931, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 145.
121
"La danse et la femme moderne", The Dancing Times, 1927, Ibid., p. 105-106.
122
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.
123
"Danse et danseur sur scène", n° spécial "Das Deutsche Kulturtheater", Magdeburger Tageszeitung, 15 mai 1927, The Mary
Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 114.
124
"La Philosophie de la danse moderne", 1931, op. cit.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Pour pallier cette confusion, Wigman distingue alors deux genres de danseurs professionnels : "les
talents productifs" et "les talents reproductifs" qui sont au service des premiers. Ceux-là en effet sont
capables de développer leur manière propre sans modèle. Ils ont la responsabilité du "leadership"125. Les
"talents reproductifs" quant à eux sont

l’instrument idéal de ces forces créatives parce qu’ils ont le génie d’absorber et de réaliser
les idées des autres. Ils se spécialisent dans l’aspect technique de l’art. [ ... ] Ils développent
un flair critique remarquable, [ ... ] pénètrent la valeur du maître, [ ... ] transmettent les
traditions de la danse qu’ils ont eux-mêmes toujours observées.

L’idée d’un danseur défini comme "instrument" du chorégraphe, comme pur technicien, est pourtant
une notion dont Wigman avait souligné les ambiguïtés. La corporéité dansante ne prend-elle pas en effet
le risque de devenir un corps-outil ? Et le danseur, a fortiori l’amateur, ne risque-t-il pas de s’enfermer dans
un rapport féodal avec le chorégraphe ? La volonté de "faire école" dans les termes d’une "académie" de
danse moderne n’exclut pas une telle éventualité.

Le modèle académique reste étonnamment prégnant dans le désir wigmanien de faire école. Se doter
d’une académie, c’est vouloir faire aussi "sérieux" que le grand Art. Valeska Gert ne se privait pas de ridi-
culiser cette alliance entre "le moderne" et "le sérieux". "Les danseuses étaient en rose ou en bleu pâle, ou
alors, si elles étaient sérieuses et modernes, elles étaient drapées d’étoffes beiges ou grises", écrit-elle126.

La danseuse moderne selon Wigman se doit d’être jeune. Ce critère académique reste en effet valable.
Bien que Wigman ait eu elle-même à en souffrir, la danseuse demeure toujours synonyme de jeunesse et
la danse moderne d’un art de jeunes pour les jeunes. Wigman se soumet ainsi, dans une certaine mesure,
à une des contraintes les plus pesantes de la danse classique. "Le temps des possibilités d’exécution est
bref et limité"127, accepte-t-elle. La vieillesse du corps est ainsi pensée et vécue comme un déclin alors
que Wigman proposait pourtant une technique qui n’était pas inféodée à la prouesse, ni à la notion de
virtuosité communément admise. S’il est possible de danser à chaque âge de la vie "une danse taillée à sa
mesure", cela reste malgré tout limité. "Ne pas attendre le début du déclin pour me retirer au sommet de
mes capacités personnelles", écrit Wigman en 1942 à propos de son dernier solo, Adieu et merci. Elle n’a
que cinquante-six ans !

La création d’une académie est également vécue par Wigman comme un devoir. Toute "fanatique du
présent" qu’elle soit, elle n’en reste pas moins tournée vers l’avenir, vers les générations futures envers les-
quelles elle se sent responsable : "Que chacun mûrisse en sachant qu’il partage la responsabilité de l’avenir
de la danse"128. Pour cela "la création d’une académie de danse allemande" s’avérait nécessaire. L’institution
apparaît désormais comme le seul garant de la tradition, du métier et du statut de la danseuse moderne.

125
"La danse et la femme moderne", The Dancing Times, novembre 1927, The Mary Wigman Book, her Writings, op. cit., p. 106.
126
Citée dans Empreintes, n° 5, op. cit., p. 5.
127
Le langage de la danse, op. cit., p. 81.
128
Archives Wigman, cité et traduit par Laure Guilbert, Mary Wigman, 1910-1933, op. cit., p. 53.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

Toute la difficulté est donc de préserver une forme de neutralité dans l’apprentissage technique. Com-
ment échapper à ses propres stéréotypes et proposer aux élèves de simples supports de perfectionnement
sans les figer dans une forme qui impose un style aux futurs danseurs ? Jacqueline Robinson évoquait cette
question : Wigman proposait certes "une technique a-stylistique" dont "les bases techniques [étaient]
tellement neutres que chacun pouvait s’en emparer et les faire siennes", mais son ancienne élève précise
cependant que les cours retombaient "parfois dans des stéréotypes propres, dans des propositions qui
[n’étaient] que des supports de perfectionnement"129.

Seule l’expérience antérieure de Wigman lui donne le droit de transmettre le moyen d’accès à la décou-
verte du corps. Parce qu’elle avait testé sur son propre corps un certain nombre de mouvements, elle "savait
comment transmettre ces expériences à d’autres danseurs"130. Elle se constitua ainsi progressivement un
corps de maître qui puisse être une référence. Tel ne fut jamais, semble-t-il, l’objet de la quête labanienne.

C’est au nom de sa maîtrise que Wigman, comme le souligne aussi Karin Waehner, est en mesure non
seulement de proposer, mais aussi d’imposer un type de mouvement particulier propre à acquérir tel ou tel
type de sensation. Karin Waehner raconte en effet un incident survenu lors d’un cours où le maître finit par
gifler son élève : "Un jour, elle nous imposait un mouvement et je le sentais autrement, je ne pouvais plus
le faire comme elle, et je me fermais sur ça quand elle est venue près de moi et m’a giflée. La fin de tout ! Je
suis sortie de la salle, révoltée, en larmes. [ ... ] Elle est venue me voir et s’est excusée"131. L’anecdote révèle
qu’il existe, selon Wigman, une vérité dans le chemin du mouvement. Celle-ci appartient au corps de celui
qui se reconnaît comme maître, maître d’une sensation, mais aussi d’une forme visible. On perçoit ici une
tentation normative qui n’appartenait pas à la danseuse aux yeux fermés. La proposition corporelle n’est
plus dans ce cas un simple support de perfectionnement, elle définit une norme qui doit être visible.

Pour Wigman, le passage sur une scène de théâtre reste le critère absolu, la pierre de touche de la valeur
d’un danseur. Il n’y ajamais eu de sa part de méfiance à l’égard des contraintes de ce type de scène que les
danseurs modernes se devaient à tout prix d’occuper.

CONCLUSION : LA "MORT IRRÉELLE


ET ÉTRANGE" DU DANSEUR
Le désir de chorégraphier et de transmettre s’autorise de l’expérience de la danseuse. Il devient alors le
lieu d’un conflit. L’ivresse douloureuse de la motion n’y est plus dansée, mais dramatisée et endurée. Il a
donc fallu transformer la dépersonnalisation de la danseuse, cette "mort irréelle et étrange", en une mort
fictive, apte à s’inscrire dans une intrigue psychologique.

Wigman énonce une soumission qui la force à sacrifier une corporéité devenue outil. Elle risque ainsi
de devoir la jouer. Elle tente de mettre en scène dans une forme-contenant et dans un corps-réservoir une
idée dite invisible et sacrée. Elle veut faire croire à l’invisible, le faire voir. Le discours de la croyance prend
ainsi le pas sur le matérialisme enchanté du corps dansant. La "Danse" peut ainsi devenir plus grande que

129
J. Robinson, "Entretien avec Daniel Dobbels", Empreintes. op. cit.
130
souvenirs écrits dans les années soixante, The Mary Wigman Book. her Writings. op. cit., p.63.
131
Karin Waehner, "Entretien avec Daniel Dobbels", Empreintes, n° 2, op. cit., pp. 11-13.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

la danseuse, se transformer en objet de culte au prix d’une annihilation du corps dansant. Le travail expé-
rimental n’exclut plus alors l’apparat d’un travail académique et formel qui cherche à la garantir contre la
confusion de l’agitation du monde civil et chorégraphique moderne.

Michel Bernard insistait à juste titre sur la pensée paradoxale de la danseuse-chorégraphe telle qu’elle
est exprimée dans Le Langage de la danse :

Bien loin d’accomplir et célébrer la corporéité en tant que telle, l’expressivité de la danse,
poussée à son extrême limite, la désagrège, l’annule, la détruit: plus le corps tend à s’expri-
mer, plus il se dématérialise. [ ... ] Bref, l’intentionnalité expressive de la danse allemande
dévoile, dans son acmé, la pulsion de mort qui ronge ou mine la corporéité qu’elle prétend
exalter.132

Nous ne pouvons que confirmer cette réflexion qui inspire et corrobore une partie de notre analyse. La
fusion et la continuité tant désirées entre la nature et la culture s’affirment en effet paradoxalement "par
l’acte spécifique et arbitraire d’une croyance et d’un culte"133.

Toutefois ce processus n’est ni permanent, ni nécessaire. Il arrive aussi à la fusion de s’accomplir sans
qu’ait été nécessaire l’intervention puissante de l’intention et de la volonté. Ici réside la part la plus riche
de la pensée et de la pratique wigmaniennes. Dans l’expérience de la motion, la volonté se transforme en
conduite, en abandon actif. Toute velléité d’agir risque de perturber une corporéité aveugle qui apprivoise
l’espace pour s’alléger dans l’extase de la motion. C’est dans cette conduite que naissent des visions ca-
pables de faire miroiter des images qui ne privilégient pas seulement la vue, mais qui s’inscrivent dans
diverses durées. L’espace chorégraphique stimule ainsi les mémoires de la chorégraphe, de l’interprète et
du spectateur.

L’enracinement peut-être évasion ; il est propre à l’expérience de la motion. Pour obtenir cette qualité
de mouvement, il a certes fallu mourir de "cette mort irréelle et étrange", mais cette mort ne "ronge" pas
systématiquement la corporéité qu’elle prétend exalter. Wigman acceptait de ne pas voir, de ne pas vouloir
savoir, et donc de ne pas prévoir. Ces renoncements supposent donc un évanouissement fécond et libre de
remémorations qui n’ont plus besoin d’être sacralisées.

"L’expérience est toujours neuve".


Goethe

"Penser, c’est toujours expérimenter, non pas interpréter".


Deleuze

132
"De l’imaginaire germanique du mouvement, ou les paradoxes du Langage de la danse de Mary Wigman", in Confluences, le
dialogue des cultures dans les spectacles contemporains. prépublication du Petit Bricoleur, Saint Cyr l’école, 1990, pp. 65-66. Il
précise que ce paradoxe est ainsi le moteur de deux autres : "L’expression ne décorporéise que dans la mesure où, d’une part,
la corporéité se dissout dans la croyance religieuse, dans l’univers transcendant d’une Nature sacrée qui l’absorberait ; d’autre
part, son processus matériel de différenciation se mue dans la fiction dramatique et purement idéale d’un dialogue ou d’une
"intrigue"" avec "un partenaire invisible" ". (Ibid., p. 66)
133
Ibid., p. 61.

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PAUSE
Si Laban comme Wigman ne revendiquèrent pas de façon évidente la modernité de leurs danses, elle
leur fut pourtant octroyée par la critique et la postérité. Cette désignation a posteriori semble souvent
n’avoir été qu’un prétexte pour simplifier leurs projets, neutraliser ce qui les sépare et oublier leurs débats
et les enjeux qu’elle recèlait. Elle permet en outre d’effacer leurs propres hésitations et de négliger les
multiples relations qui les liaient secrètement au passé. C’est en effet dans leur rapport souvent complexe
à la tradition chorégraphique que s’inscrit d’abord leur désir de modernité, ce désir qui cherchait aussi une
danse capable de répondre aux exigences corporelles de leur temps et qui prit forme aux marges de "l’Art
de La Danse".

La modernité de Laban et Wigman peut ainsi se saisir dans une inlassable expérimentation du mouve-
ment, qui ne se souciait pas des critères de ce qu’on appelle communément "œuvre d’art". Cette modernité
n’est donc pas revendiquée comme un avoir, elle n’est pas un bien qui reviendrait de droit à leur danse
moderne. Elle est l’objet d’une quête, d’un combat renouvelé pour un savoir corporel qui ne cesse de ques-
tionner "le" Corps et sa perception. Préserver le risque inhérent à l’expérience du mouvement ne fut pas
une tâche facile, tant le désir de modernité était de part en part pénétré d’un désir de reconnaissance.
Aussi est-ce souvent paradoxalement là où Laban et Wigman ne revendiquent pas leur modernité que se
manifeste leur plus profond désir d’être au présent, ils furent en effet l’un et l’autre conscients du risque
qu’il y avait à accepter une appellation déjà là.

Si l’on se penche sur leur pensée technique et pratique et leurs réflexions sur le métier même de dan-
seur-chorégraphe, c’est la persistance de leur questionnement qui frappe le lecteur, questions posées dès
les années dix et sans cesse reposées jusqu’à leur mort, questions toujours actives dans les danses contem-
poraines parce qu’elles touchent au processus de création chorégraphique lui-même. Que veut dire danser
dans/pour l’aujourd’hui, en d’autres termes, qu’est-ce qui sépare la danse de l’agitation ? Comment retrou-
ver la mémoire et le lien de nos gestes, interroger les modèles qui façonnent notre corps à notre insu ?
Conduire le mouvement sans le dominer ? Préserver la motion et sa nécessité dans la composition ? Inter-
préter et expérimenter? Déjouer le privilège du visible (lisible) pour déployer toutes nos modalités sensi-
bles ? Transmettre sans imposer les contraintes de sa propre corporéité ? Délocaliser les figures d’espace
imposées par le lieu ? Préserver la singularité dans le groupe ? Passer du mode mineur à la reconnaissance
majeure ?

Nombreuses sont les ressemblances qui permettent d’affirmer que Laban et Wigman "inventèrent"
conjointement "la" danse moderne en Europe. Pourtant, à y voir de plus près, des oppositions de détail
forcent à la prudence. Laban n’était¬il pas fasciné par la mobilité des marionnettes qui représentaient pour
Wigman la mort même de l’humanité ? Si Laban s’inquiétait de la modernisation technique, Wigman n’y
voyait-elle pas la promesse d’un futur meilleur ? Et si la danseuse décrétait la mort de la danse classique
sous la figure d’Anna Pavlova, Laban n’écrivit-il pas son éloge funèbre? Loin d’être secondaires ces détails
révèlent tout ce qui put distinguer deux esthétiques et séparer deux projets, communément en quête d’une
danse qu’ils n’appelèrent pas sans nuances "moderne".

Comprendre les écarts et les termes de leurs débats, comme la manière dont ils situèrent leurs combats,
c’est peut-être nourrir, comme le proposait Dominique Dupuy, le questionnement sur la danse d’aujourd’hui
par celui sur celle d’hier. Les défis restent intacts et leurs mèches explosives perdurent. En d’autres termes,
il est des devenirs à l’œuvre dans la pensée motrice de Laban et Wigman, ce sont ces devenirs que nous
avons voulu faire apparaître.

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DEUX FABLES DE LA MODERNITE

Le regard sur le passé


Laban et Wigman n’ont cessé l’un et l’autre de penser leur rapport au passé pour s’inscrire dans des his-
toires qui reposent sur des présupposés radicalement opposés. Cette différence ne dépend pas seulement
de l’opposition entre un chercheur tous azimuts et une danseuse-chorégraphe1. Elle relève aussi de deux
conceptions des héritages, de deux regards sur la fonction du mouvement dans la vie moderne et de deux
rêves d’anatomie particuliers. A travers ces récits se lit deux conceptions radicalement opposées du déroule-
ment du temps historique. A la conscience labanienne d’un déclin continu mais réversible dans l’histoire du
mouvement, s’oppose, chez Wigman, le constat d’une catastrophe. Laban se perçoit comme le témoin d’un
savoir cinétique qui agonise en même temps que la culture qui l’irriguait. Ce déclin n’est pas conçu comme
le fruit d’un destin : il est analysé comme effet de la révolution industrielle sur les pratiques corporelles des
citadins. La tâche du danseur moderne est désormais d’élever l’expérience vécue du mouvement (que Benja-
min analyse comme défunte) au rang de véritable expérience. Il doit découvrir les conditions nécessaires à
la mobilité d’un corps qui, fatigué par l’accumulation de ses efforts, a perdu la capacité de se mouvoir.

Wigman se perçoit comme une rescapée. Le passé, selon elle, a disparu, entièrement arasé par la catas-
trophe traumatisante de la Grande Guerre. C’est pour elle une rupture radicale : un abîme éloigne et sépare
désormais l’expérience du danseur présent de celle du danseur passé. Les acquis du passé ne peuvent être
contemporains. C’est à partir de cet abîme qu’évolue le danseur moderne, sans guide et sans repères. La
rupture cependant ne se résume pas au conflit mondial. Le destin du passé est appelé, selon Wigman, à
disparaître irrémédiablement. La rupture entre le passé et le présent est ainsi considérée comme nécessaire
à la venue d’une danse radicalement nouvelle. Aussi l’abîme historique est-il désormais autant subi que
désiré. Ce désir de rupture et de discontinuité s’oppose ainsi diamétralement au désir labanien de découvrir
et de penser le devenir du passé.

Ces deux regards sur le temps historique reposent pourtant tous deux sur la fiction d’un âge d’or dans
l’histoire du mouvement. Cet âge d’or appartient pour Laban à une culture rurale, festive et communautaire,
qui propose un modèle d’unité de la fonction cinétique. Le mouvement n’a de sens que par son efficacité so-
ciale, politique, militaire, religieuse et médicale. Il s’inscrit ainsi dans l’histoire de l’agir, l’histoire du travail
et des croyances. Il est la clef de voûte de l’utopie labanienne de régénération et de transformation sociales.
Face au monstre de la civilisation moderne, la danse devient le moyen d’un salut collectif, son sens profond
réside dans la récupération de l’effort, c’est-à-dire dans l’équilibre qu’elle instaure entre l’agir et le danser.
Si l’expérience esthétique est inséparable de l’expérience historique et politique d’une communauté, alors
le divertissement est sérieux, et le travail sérieux divertissant. Laban n’eut de cesse d’approfondir ce lien
en privilégiant son travail avec les amateurs. Le danseur ne se définit donc pas pour lui comme "Danseur"
et encore moins comme "Moderne". Il s’inscrit contre une modalité mécanique du mouvement.

1
Cette différence peut s’expliquer en partie en termes de génération. Les sept années qui séparent leurs naissances (Laban na-
quit en 1879, Wigman en 1886), comme l’opposition entre l’enfance rurale de l’un et la jeunesse urbaine de l’autre, permettent
d’affirmer, en forçant le trait, que Wigman n’appartient pas à ce XIXe siècle où s’enracine Laban. Quand deux danseurs sont
"contemporains", le sont-ils bien en effet de la même chose ?

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Laban se fixe donc pour mission de réveiller la mémoire des corporéités afin que surgisse la force et les
dynamiques des expériences acquises au cours des siècles. En d’autres termes, il pense la danse comme un
art de la mémoire, à la fois collective et individuelle, volontaire et involontaire. En ce sens, il a radicale-
ment mis en lumière combien notre rapport au corps, notre façon même de faire un effort, est façonné par
notre environnement et notre histoire, et combien en retour, un travail sur le mouvement est en mesure
d’agir sur l’Histoire. Par l’analyse des processus cinétiques qui créent l’espace et le temps du danseur, et
sans s’arrêter à la figure, il offre un accès aux modalités historiques du mouvement comme aux facteurs
singuliers qui déterminent la qualité d’un geste avant même qu’il n’ait été exécuté. En d’autres termes, il
s’attache à saisir de quoi notre corporéité contemporaine est la dépositaire et l’héritière. Ses discours sont
certes traversés par une nostalgie et une utopie passéistes et par une pensée de l’archétype. Sa fidélité
revendiquée aux valeurs de la société rurale impériale (définies comme celles de la stabilité, de la noblesse,
de la fierté, de l’unité et de l’harmonie) comme sa fascination pour un ordre militaire et patriarcal risquent
de n’être pas seulement des repères, mais de se figer en normes esthétiques d’une harmonie préétablie.
Pourtant, en réalité, sa réflexion sur la nature du mouvement ne s’inscrit pas dans une entreprise de res-
tauration d’un modèle formel ancien. Elle est née avant tout du contact de l’expérience défunte et de la
mesure des états des corps tels qu’ils étaient à son époque.

Le fossé qui sépare, selon Wigman, le savoir passé du présent vivant, lui interdit une telle approche du
mouvement. Aucune nostalgie ne semble la miner. Plus qu’un âge d’or, son repère est un lieu d’or laissé
intact par la catastrophe du destin. Elle conçoit le corps comme le foyer d’une puissance organique
a-historique, que la modernisation industrielle a épargnée. Le mouvement n’a de sens, selon elle, que s’il
exprime cette puissance vitale, ce désir de survie indi viduelle propre au rescapé. Il ne reste à la danseuse
que l’unique possibilité de crier et d’affirmer, debout et fragile, sa volonté de survivre dans un retour à une
"intériorité" mythique. C’est au contact de cette souffrance que se révèle sa puissance de vie et le résultat
de sa rédemption. L’âge d’or, chez Wigman, n’existe que dans le seul instant présent.

Cette rupture wigmanienne avec le passé renferme une charge violemment polémique : aucun respect,
devoir ou dettes envers des valeurs patriarcales ne relient la danseuse au passé. Elle s’insurge contre
toute idée de modèle et de norme, revendique la laideur, l’excès, l’intoxication dans la dépense, l’absence
d’harmonie et l’instabilité. Sans doute cette violence était-elle nécessaire pour remettre en cause le désir
d’équilibre harmonieux qui put miner aussi l’esthétique de Laban. Plus cette révolte est féroce, plus elle
est censée ouvrir sur une danse organique et "authentique". Mais cette foi dans l’organique ne repose-t-
elle pas à son tour sur la concordance supposée d’une loi corporelle qui viendrait diriger l’ensemble de son
projet artistique ? A cette confiance absolue dans l’organique, Laban préfère la critique du corps des agités
contemporains et la réflexion sur les différents modèles de l’effort. Le mouvement "authentique", "pur", se
conquiert et s’arrache au présent certes, mais il n’estpas pour lui une donnée a priori intacte.

Penser les héritages chorégraphiques

Ces récits de la modernité induisent chez Liban comme chez Wigman une critique virulente de l’acadé-
misme de la danse classique et de la gymnastique. Ils refusent tous deux l’héritage normatif d’une pratique
corporelle qui définit dans ses écoles des formes définitives, un "vocabulaire" gestuel et un code corporel
valable pour tous. L’exactitude géométrique de corps canoniques et athlétiques ne peut être le critère d’un
beau mouvement. Le corps, traversé par l’histoire individuelle et collective, ne peut ni se penser comme

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un outil neutre censé rendre visible et exprimer des sentiments, raconter une histoire ou illustrer une
musique, ni travaillé par une technique neutre. La corporéité, telle qu’ils la découvrent, n’est donc pas une
entité stable, cernable, connue, que l’on affine ou sculpte comme un objet grossier, en imitant une forme
d’après le corps du maître ou d’après l’image idéale de son dessin. De tels efforts contraignent le danseur
au sous-emploi d’un divertisseur ou d’un entraîneur, qui, pour satisfaire la galerie, se contente de quelques
prouesses techniques et mouvements aguicheurs, en d’autres termes d’assoir le spectateur au lieu de l’em-
mener vers de nouvelles perceptions de son propre corps. Cependant l’hostilité affichée à l’égard de l’aca-
démisme, si utile qu’elle soit pour opposer les "modernes" aux "classiques", ne suffit guère à rendre compte
de la complexité et la singularité des liens que Laban et Wigman ont entretenus avec leurs héritages.

Laban ne réduit pas, d’une part, la danse classique à la danse académique, et d’autre part, la tradi-
tion chorégraphique à la seule danse classique. Son opposition à la danse classique ne structure pas, par
conséquent, son rapport à la tradition. Il s’inscrit véritablement hors de la tradition reconnue de "l’Art
de la Danse" pour se placer dans une tradition de l’expérience cinétique qui se transmet secrètement de
générations en générations. La tradition en danse inclut pour lui toutes formes de danses, mêmes celles
qui ne se présentent pas comme telles, (déplacer une charge, couper du bois, ciseler du fer, marcher, tous
ces gestes appartiennent au champ d’une pensée motrice particulière). Il déplace ainsi l’opposition binaire
entre danse "classique" et danse "moderne" pour penser d’autres lignes de partage, non plus formelles
mais qualitatives, topologiques et intensives dans l’histoire du mouvement. L’expérience du mouvement
s’oppose ainsi à une manière inerte de danser, à laquelle la danse moderne ou contemporaine elle-même
n’échappe pas si elle ne produit que la répétition du même. Il nous offre donc les outils pour penser des
affinités secrètes entre des chorégraphes que le regard commun oppose2. Plus grand est le savoir du mou-
vement, plus grandes sont, selon Laban, les possibilités de danser et de danser tout style de danse.

L’opposition à la danse classique, synonyme d’académisme, structure en revanche la démarche de Wig-


man. Cette dernière s’inscrit clairement contre une tradition qui représente pour elle "la" Tradition cho-
régraphique. Plus encore, elle disqualifie a priori l’idée même de tradition dans laquelle elle ne voit que
choses du passé, mortes pour le présent. Cependant si elle s’interdit toute ascendance, c’est pour renforcer
la fiction de son ancrage dans un passé encore plus ancien, archaïque, a-historique. Ce retour fantasmé au
passé primitif et authentique d’une puissance organique pure, élémentaire, prend une valeur absolue, mais
qu’elle ne définit pourtant qu’en termes de croyance religieuse et de pratiques cultuelles.

Chez Laban, le travail sur le mouvement est donc un travail sur la mémoire corporelle : comment l’ex-
périence de la motion permet-elle la récupération dans l’effort ? Quels schémas d’efforts est-il nécessaire
de réinventer pour découvrir le «juste» chemin des gestes dans l’agitation de la ville ? La danse "moderne"
n’a donc de sens pour lui que si elle reste un art de la mémoire, capable de pluraliser et de s’approprier
les divers modèles d’une tradition. Elle ne peut agir et être efficace qu’à condition d’être une expérience
véritable, tournée vers l’inconnu. C’est à ce titre qu’elle est capable de remémorer un savoir disparu. Tout le
reste n’est qu’affectation, c’est-à-dire répétition souvent inconsciente d’un savoir connu ou d’un souvenir
momifié qui s’impose sans que l’on ne sache plus pourquoi. Laban ne désire donc pas créer une lignée de
danseurs modernes puisqu’il se vit comme un moment particulier dans une histoire générale du mouve-
ment. Le désir de modernité s’inscrit ainsi dans cette quête expérimentale d’une mouvement-mémoire.

2
Hubert Godard en fait la démonstration en évoquant ainsi les affinités qui relient, à un moment donné de leur histoire, Gene
Kelly et Martha Graham, Agrippa Vaganova et Doris Humphrey, Cunningham et l’école classique française, Dominique Bagouet et
Bournouville. Cf. "Le geste et sa perception", in La danse au XXe siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot, Paris, Bordas, 1995.

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Wigman en revanche, soucieuse de sa virginité artistique, et entièrement tournée vers le présent, se


veut paradoxalement à l’origine d’une nouvelle lignée de danseurs. Face à la lignée classique, elle s’impose
ainsi comme fondatrice d’une contre-lignée. Elle désire se situer au début d’une histoire de "La Danse Mo-
derne" qui commencerait véritablement avec elle et dont elle serait comme l’étoile sombre. C’est à partir de
ce deuil irrésolu de la danse classique, et en portant le poids du succès de la Pavlova, que Wigman, fascinée
par ce modèle pourtant honni, fonde sa danse moderne.

Cependant l’invention de cette nouvelle danse, qu’elle soit présentée comme un moment dans l’histoire
du mouvement, ou comme le début de "La Danse Moderne" en Europe, entreprend d’inventer une autre
corporéité en marge des cadres autorisés. La "nouvelle danse" se définit ainsi d’abord négativement : elle
n’a pas d’école, encore moins de technique établie et codifiée, ni de professionnels ou de répertoire, sans
parler de public ou de théâtre approprié. Elle est une danse d’amateur qui ne se revendique pas moderne
mais expérimentale. Elle est à la recherche de l’être qui danse secrètement en chacun. Si cette recherche
est extensive pour Laban, soucieux de découvrir les lois du mouvement pour l’ensemble d’une communauté
et d’occuper d’autres espaces (la rue, le monde du travail, l’hôpital), elle se développe avant tout chez
Wigman dans une perspective esthétique dirigée vers de futurs professionnels. La danseuse se donne pour
tâche de préserver l’esprit de l’amateur (au sens fort) dans une pratique intensive de la scène.

Perceptions de la vie moderne


De ces deux fables de la modernité en danse, qui choisissent chacune leur rapport au passé et leurs liens
à la tradition en danse, découle une perception différente des mouvements de la vie moderne. Laban et
Wigman ne sont effectivement pas contemporains de la même chose. Si le mouvement de la foule est perçu
comme agitation par Laban, il est un élan vers l’avant, porteur de forces nouvelles pour Wigman.

La vie moderne, selon Laban, est fondamentalement dépourvue de motion, prise dans un mouvement
perpétuel, elle se fige, se répète et accumule une succession de coups. Elle génère une mobilité propre à
une matière morte : l’homme moderne qui a perdu le savoir-bouger n’est plus maître de son expérience, il
s’agite et se perd dans son propre labyrinthe gestuel. Il n’est plus le maître de la cérémonie secrète qui se
trame en lui. Ce rejet de l’activité urbaine et mécanique est concentré dans un rejet de l’Amérique.

Wigman, amoureuse du Nouveau Monde, fut en revanche particulièrement sensible à la fantasmagorie


de la vie moderne. Celle-ci est porteuse de mouvement : au sein de l’instant présent, elle perçoit un espoir
de renouveau. Si le présent labanien est moribond, il est jeune pour Wigman, il appartient à cette jeunesse
confiante dans le présent, avide d’exprimer sa puissance de vie et son aspiration communautaire. Wigman ad-
hère ainsi aux réconciliations proposées entre le mouvement de la nature et celui de la modernisation techni-
que. Le travail mécanique des machines et celui des hommes fusionnent pour donner naissance à un immense
rythme organique où corps et machines trouvent chacun leur place dans une énergie de même nature.

Or c’est précisément, selon Laban, une des ruses les plus efficaces de la vie moderne que de se rêver
naturelle. Toute fausse tentative de naturalisation qui viserait à réconcilier l’organique et le rythme méca-
nique conduit à l’effet inverse : le corps, machine-outil productrice de mouvements, ne peut qu’entretenir
l’agitation chorégraphique mercantile. Comment échapper à cette agitation si le retour à une "intériorité"
plus organique, dépourvue de savoir corporel n’est qu’illusion ? Laban ne renonce pas pour autant à inven-
ter une danse de la vie moderne à partir de l’état des corps tels qu’ils sont. Il tente ainsi de fonder, à partir
de cette pauvreté de l’expérience défunte, les conditions de possibilité d’une expérience du mouvement.

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L’explorateur part donc à la découverte des processus de cette corporéité dansante, l’interroge, en accepte
tous les phénomènes pour réouvrir la notion acquise d’un corps clos. Loin de récuser l’idée de corps-ma-
chine, il tente d’en concevoir un modèle non mécaniste. Dans cette perspective, l’organique ne s’oppose
plus au mécanique artificiel. Le danseur s’absorbe ainsi dans la construction empirique de sa propre machi-
nerie. Sans désirer produire un effet a priori, il expérimente les possibilités de sa marionnette, la conduite
de l’effort qui détermine le rythme, le trajet et l’intensité du geste, organise les tensions entre la logique
de ses affects et celle de son mouvement, l’écart entre le centre de gravité et celui de son mouvement3.
Laban, malgré sa nostalgie d’un âge d’or du mouvement, définit donc la corporéité dansante comme une
construction historique, admettant par là-même la légitimité de toute motion moderne.

Les possibilités du corps-marionnette moderne sont violemment rejetées par Wigman qui ne peut conce-
voir un corps-machine hors d’un modèle strictement mécaniste. Le modèle biologique reste très prégnant
lorsqu’elle tente de définir "l’utérus" de l’expérience. Cet utérus métaphorique définit la matrice d’une
danse. La respiration, l’impulsion de la diastole et de la systole, deviennent alors le centre originel du
mouvement, elles créent cette tension fondatrice qui contamine l’ensemble du corps. Le mouvement est
ainsi le fruit d’une croissance, d’un destin - et non d’un assemblage ou d’un collage. Wigman invente une
danse de la vie moderne à partir d’une corporéité qui se veut "primitive". Mais ce destin parfois lui-même
surdéterminé par la volonté de la chorégraphe risque de limiter, voire de détruire le jeu des associations
sensitives auquel elle prétendait.

Cependant, qu’il relève d’une corporéité machinique où s’expérimente savamment le lien du marion-
nettiste et de sa marionnette, ou encore d’une corporéité qui affirme la toute-puissance de l’organique, le
travail corporel cherche, chez Laban et Wigman, à découvrir un état de corps en motion. L’extase cinétique
est le cadeau inattendu de cette corporéité dansante, le repère unique à partir duquel Laban et Wigman
définissent ensemble ce qu’est la danse elle-même.

MODERNITE DE L’AVENTURE MOBILE


Découvrir la motion s’apprend, et implique d’abord le savoir-oublier nécessaire à l’acquisition d’un sa-
voir-improviser. Il s’agit de renoncer au désir de maîtrise et de domination du mouvement, de renoncer à
la "pensée en mots" à défaut de quoi le danseur ne danserait que ce qu’il sait déjà faire. Perdre ainsi, ne
serait-ce qu’un instant, la conscience de son apparence extérieure, tout pouvoir et savoir sur soi-même, se
dégager d’une vision anatomique du geste (comme découpe figée par le savoir scientifique de l’espace cor-
porel), c’est accepter de défigurer l’image convenue du corps, pour trouver d’autres configurations, issues
de zones musculaires et articulaires endormies, voire atrophiées de n’être jamais stimulées. C’est s’attacher
aux dynamiques de ce que Hubert Godard nomme notre "fond postural" auquel nous n’accédons in fine que
par un travail sur l’imaginaire.

Tenter de se défaire des tics gestuels, d’ouvrir les structures coordinatrices qui déterminent notre geste
à notre insu, c’est en effet se donner la chance de voir affluer les multiples possibles de sa mobilité, les
connexions et les affinités secrètes de sa mémoire involontaire. C’est donc acquérir un savoir-sentir qui ne
se mesure que par son efficacité sur les sens. Loin de chercher l’exploit corporel, le danseur s’applique à

3
Cf les réflexions d’Hubert Godard à ce sujet, Idem.

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découvrir les mille-et-une manières de bouger dont est capable une corporéité dès qu’elle s’aventure sim-
plement à mettre un pied devant l’autre, ou à courber le dos. Le deuil du monde visible (lisible) et audible,
surtout chez Wigman, met paradoxalement le corps en mouvement. La danseuse se refuse à écouter une
musique "sur" laquelle danser, pour entendre et trouver le rythme de sa propre corporéité, ses rumeurs
silencieuses et toujours changeantes. Elle accepte aussi de ne pas voir, pour ne pas prévoir. Fermer les yeux
pour danser, ou acquérir un regard qui appartienne au mouvement sans s’exclure du monde extérieur, c’est
laisser advenir le jeu précis et réciproque des impulsions et des visions, du tactile, du visuel et du rythmi-
que, qui fonde la trame spatio-temporelle propre au monde du danseur. Le travail de l’improvisation prend
une valeur spectaculaire - même s’il ne s’agit "que" d’une marche -, dès lors qu’il indique l’abandon d’un
savoir-faire et d’une intention finalisée au profit de l’aventure mobile. C’est dans cet abandon que, d’un
même mouvement, se cherche et se trouve, s’oublie et se remémore, se décompose et s’unifie, s’interprète
et se chorégraphie, le chemin du geste.

Le ravissement n’est donc pas soumission, laissez-aller douloureux d’un corps en proie à une puissance
tyrannique. Le danseur n’y tombe pas : il conduit son extase autant qu’il se laisse conduire. Le ravissement
du mouvement implique une dialectique de l’activité et de la passivité, de l’absorption et du détachement, de
la perception des conditions extérieures et intérieures. Etre "dans" le mouvement, ce n’est donc pas s’y dis-
soudre, c’est être capable de s’en extraire et de percevoir ce qui l’empêche. A ce titre, le danseur se constitue
comme l’auteur de sa danse (et ce, même s’il n’est pas chorégraphe), il n’interprète plus, il expérimente.

L’expérience rotative du tour infini sur soi-même se présente, chez Laban et Wigman, comme un modèle
théorique et pratique d’expérience de danse. Le corps en expectative guette le lieu de cette animation in-
time qui le meut et qui révèle les propositions et les possibilités virtuelles de son instrument. Le danseur
perçoit comment cet événement modifie l’ensemble de sa corporéité, comment l’accident transforme la
structure. Cette expérimentation déplace ainsi les oppositions binaires "mobilelimmobile", "lourd/léger",
"extérieur/intérieur", "lent/rapide", "sujet/objet".

Le mouvement pour Laban et Wigman porte donc en lui-même sa propre charge expressive et son ef-
ficacité ne relève d’aucune intention a priori. Tourner par exemple n’exprime aucun contenu narratif et
psychologique, le danseur n’interprète pas "quelque chose", sa rotation ne veut rien "dire". Ce n’est donc
pas le sujet "X", défini par l’état civil, qui danse une figure qui "dit" quelque chose. Laban comme Wigman
rappellent bien souvent qu’il n’y a rien "derrière" leur danse, aucune signification à lire et à comprendre.
C’est dans l’expérience rotative que s’invente désormais un sujet sans identité assignée, c’est dans ce rap-
port à soi que se joue un projet d’existence. L’efficacité sensible de la danse appartient à ce mouvement qui
a su questionner le régime normal des corps et affiner la perception du spectateur en lui proposant de nou-
velles modalités de vie. L’extase n’a alors aucune connotation religieuse ou cultuelle. La danse "absolue"
n’exprime pas un moi, trop contraint par le poids du socio-biographique, elle déborde en cela les rapports
de force imposés par le pouvoir.

Soucieuse, plus que Laban ne le fut, de la formation du danseur professionnel et de ses propres inter-
prètes, Wigman s’attache, hors d’une technique fondée sur la répétition d’exercices codifiés, à inventer une
méthode d’improvisation ou d’exploration dirigée autour de notions précises, et fondée sur les liens entre
l’organique et l’imaginaire. Cette approche radicale lui sera reprochée par des danseurs américains qui ju-
geaient sa méthode pas assez "technique", non tant parce qu’ils refusaient cet accès au mouvement, mais
qu’ils résistaient à l’emprise d’un imaginaire trop marquée par sa germanité. Tout le travail d’Hanya Holm
aux Etats-Unis fut en partie de repenser les acquis wigmaniens à partir d’un imaginaire corporel américain
et de développer dans un autre champ de forces une recherche qui n’avait de sens, pour Laban comme pour
Wigman, que si elle permettait au danseur d’accèder non pas à un geste ’juste", mais de créer "juste" un

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geste, pour paraphraser Jean-Luc Godard. Aussi Wigman invite-t-elle le danseur à lester toute impulsion de
visions, qui provoquent à leur tour de nouveaux transferts de poids. Le spectacle de ces visions-pulsions se
perçoit sous le mode allusif du miroitement et de la vibration. Au sein de cet entrelacs réside tout le travail
de la mémoire corporelle : remémorations d’états de corps passés (les siens, ou ceux des autres s’il s’agit de
reprendre un rôle) et prospections d’images virtuelles de spectacle. La vision s’incarne à son tour dans un
rythme, une vibration que le danseur est capable de compter, ou plutôt de chanter. Chanter les comptes
organise la nature, propre à chaque danseur, du souffle nécessaire à sa danse. Plus intense est l’abandon à
la motion, plus fine est la conduite de l’extase, plus explosif le jeu des affinités entre le visuel, le tactile
et l’audible, et plus la danse a de chance de se faire lien mémoriel.

Les risques de l’interprétation


Cependant Laban et Wigman ne résistent pas, chacun à leur manière au désir de finaliser leur expé-
rience du transport. L’interprétation de la motion labanienne est ambiguë à double égard. C’est en effet
une expérience qui semble ignorer l’échec, une expérience toujours réussie. Le mouvement est donc pré-
déterminé par une puissance venue d’ailleurs. Le corps devient ainsi le médium et l’outil d’une inspiration
venue d’un au-delà du corps, au-delà caché et invisible qu’il rendrait ainsi visible et tangible. Déterminée
par une volonté d’unité cosmique et politique, la "région du silence" n’est plus alors que le résultat d’une
réorganisation fictive et autoritaire du temps et de l’espace. La corporéité n’est plus le lieu d’une mobilité
tournée vers des jeux inconnus. L’extase est interprétée comme une douleur qui précède une rédemption.
Elle n’offre plus l’espace d’une découverte, mais ouvre sur celui d’une (re)conquête de "la" nature humaine
que la danse célèbre en même temps qu’elle se célèbre elle-même. Si ce discours fut prégnant dans les
années trente (jusqu’à proposer à travers le mouvement la célébration d’une communauté nationale) ses
présupposés étaient déjà présents dès les années vingt.

Par ailleurs, le désir de réconciliation individuelle et collective de Laban est lui-même pris en charge
par un rêve scientifique qui vient le légitimer. L’expérience préjuge alors de la nature de l’inconnu à expé-
rimenter ; le mouvement devient l’objet d’une discipline qui recherche des lois, et qui tend à une mise en
forme idéale et harmonieuse. Laban réorganise ainsi une fiction de corps capable de produire un langage
idéal qui puisse être noté au sein de la cinétographie. Ce projet soulève trois types de questions : sa danse
ne risque-t-elle pas d’abord de rester dans les limites de ce qui peut être noté et donc dans les limites de ce
qui peut être composé ? En d’autres termes, la danse même de Laban était-elle prédestinée à la cinétogra-
phie ? D’autre part, comment Laban peut-il à la fois penser qu’il ne danse que ce qu’il danse (s’en tenir aux
mouvements visibles qu’il peut analyser puis noter) et croire qu’il existe dans tout mouvement autre chose
que du mouvement (une force qui le réconcilie avec le cosmos et les puissances telluriques) ? Comment
cette notation peut elle envisager de noter ce qui relève de l’attitude initiale à l’égard du mouvement qui,
avant même qu’il ne soit exécuté, va en déterminer le sens ? Tel était sans doute l’enjeu qui séparait la
cinétographie, de la notation dite "Effort-Shape", noter la force à l’œuvre dans la forme, non pas l’ossature
ou le dessin du mouvement dans l’espace et dans le temps, mais sa dynamique interne, sa propension au
sein même de toute figure. Comment concilie-t-il enfin l’analyse scientifique du mouvement, noté en vue
de sa conservation, et l’ambition de tout danseur d’incarner, à chaque instant, le paradoxe de disparaître
pour rester en mémoire ? Comment cette mémoire écrite pourrait-elle porter en son sein la trace de ce
temps perdu et retrouvé, si elle n’est pas réinvestie des affects de l’interprète qui l’expérimente ?

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Chez Wigman en revanche, la danse n’est pas sous-tendue par le rêve d’une science du mouvement que
dirigerait une volonté de réconciliation. Elle est énoncée au contraire comme possession au double sens ac-
tif et passif du mot. Le corps peut ainsi devenir parfois l’outil et l’esclave d’une furie organique, mimée par
une danseuse qui s’y sacrifie. L’exécutante se met au service du destin de l’impulsion, qui est de croître. La
composition, conçue comme croissance à partir du souffle, est l’enjeu d’une lutte entre désir d’expression
et désir de forme. L’absolutisme de la danse se retourne alors contre la corporéité dansante elle-même.

Pur lieu de tension intérieure, le corps devient la scène d’une lutte où la danseuse met en scène en vue
du public son auto-destruction dans la motion. La motion devient dramatisée, elle est un voyage d’où le
danseur est censé ne jamais revenir, et non plus le passage sans cesse passé et repassé de ce seuil-frontière
propre à la région du silence. Le danseur, sujet du "royaume d’Hadès", perd tout pouvoir sur lui-même. Cette
abdication, qui ne prétend à aucune harmonie et privilégie même la laideur, tend directement à l’effet spec-
taculaire. Mais Wigman, première spectatrice de son extase, soucieuse de son image scénique et théâtrale,
revient de ce voyage pour recueillir les fruits mérités par une grande danseuse. Bien qu’en quête d’une valeur
cultuelle, elle ne renonce pas, comme l’acteur de nô, à revenir pour recevoir les applaudissements publics.

Si Laban et Wigman n’ont donc cessé de percevoir les potentialités d’un travail en "mineur", travail
inouï dont les intuitions irriguent encore la danse contemporaine, ils gardèrent sans se méfier la nostalgie
d’un art "majeur", singulièrement dans leurs danses de groupe. Comment préserver la "minorité", le miroi-
tement des corporéités dansantes, la "démocratie du corps" et la pluralité des modèles corporels dans une
communauté "majeure" ? Ou encore l’ombre dans le feu des lumières, le murmure dans l’éclatant vacarme
d’une nation à unifiée dans l’uniformisation ? Comment partager la passion du mouvement ? Comment
peut-elle être contagieuse sans être destructrice ?

Aussi la valeur cultuelle majeure que Laban et Wigman prétendent inhérente à leur danse moderne
repose-t-elle en dernière instance sur des interprétations différentes de l’extase. S’ils furent sensibles à la
religiosité de la mise en scène du pouvoir national-socialiste, ce fut en effet pour des raisons distinctes. Si
le mythe d’une expression organique, authentique et indomptable, est dominant chez Mary Wigman, c’est
celui d’un chœur communautaire et unifié qui traverse l’utopie labanienne de régénération et son désir de
notation. Si les battements de ces chœurs ont pu effectivement créer une unisson née de chaque cœur,
être ainsi le fruit d’une écoute multipliée, ils étaient aussi traversé d’une mythologie et d’une pensée du
groupe qui rendait possible sa cristallisation sous l’espèce de la masse et du Peuple de sujets assujettis. Dès
lors les chœurs, par leur échelle, comme par leur mode de fabrication, n’étaient plus que l’expression d’un
Esprit national incarné et mis en œuvre sous la férule d’un chorégraphe démiurge.

De ce point de vue directement politique, il est certes possible, si l’on en éprouve la légitimité, de juger
Laban et Wigman en tant que sujets politiques et citoyens responsables, de faire ainsi a posteriori leur
procès et d’ouvrir le débat sur leur position durant le IIIe Reich. Il est aussi possible de les juger en tant
que sujets-artistes exerçant une fonction politique et sociale, de chercher à évaluer jusqu’à quel point ils
ont contribué à la mise en place d’un système corporel totalitaire, et jusqu’à quel point ils ont utilisé ou eu
besoin des structures mises en place par le régime pour se développer. Il est enfin possible de dégager pour
quelles raisons, ils furent parmi les personnalités du monde chorégraphique (qui ne s’étaient pas exilées)
censurés à partir de 1936-1937. Etant donné l’évolution des choix de la politique culturelle du Reich, qui
promu à partir de 1937, danses folklorisées et danse classique "kitschifiée" (donc académique), on peut
sans peine considérer que ces raisons, à défaut d’être politiques, furent bien esthétiques. Mais tel ne fut
pas, le lecteur l’aura compris, l’objet de ce livre.

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Car, à vouloir analyser la danse en termes de sujet, de corps, de position, de fonction et de structure, l’his-
torien de la danse, passe à côté des dimensions et des dynamiques proprement artistiques et philosophiques
de leur pratique et de leur pensée motrice - dimensions qui débordent le cadre d’une pensée du sujet et où
s’inventent des rapports à soi qui se dérobent aux formes mêmes du savoir, et qui échappent aux rapports
de force mis en place par le pouvoir. A ce titre, en tant que corporéités dansantes, Laban et Wigman, mal-
gré leurs efforts pour créer des produits spectaculaires acceptables par le pouvoir, ont aussi fabriqué des
possibilités de vie nouvelle, des processus de subjectivation inacceptables pour un pouvoir totalitaire quel
qu’il soit et qui ne peut assujettir par définition, que des sujets. C’est à ce seul niveau que l’on s’est donc
interrogé sur les mythes et les catégories de la perception où se sont enracinées leurs corporéités dansantes
- des mythes et des catégories que peuvent partager aussi, rappelons-le, des sujets-artistes démocrates et
anti-fascistes4. Ces mythes, communs au corps social tout entier, les rendit acceptables pour le pouvoir qui
les subventionna, même s’ils n’étaient pas marqués d’anti-sémitisme. C’est à ce niveau que l’on a pu saisir
les moments où, au-delà des seules années trente, une pensée de l’utopie n’intègre plus une pensée du
désordre et du tumulte des singularités. Où, étant donné l’état historique des formes du savoir, une pensée
du mouvement en mouvement, productrice d’une expérience inouïe, se durçit et se fige pour s’agripper aux
mythes laissés en déshérence par le discours de la raison. Une pensée du mouvement qui cesse dès lors
d’être en mouvement, qui n’expérimente plus pour interpréter un sens déjà donné, où textes et corps ne
dansent plus. Lorsque bouger et danser deviennent des idées fixes, et le mouvement obligatoire quel qu’en
puisse être le prix, la mobilité risque de se transformer en mobilisation générale en vue d’un nouveau corps
idéal. Effort qui n’est plus tournée vers de nouveaux modes d’existence, mais qui ne se développe que par la
force de son inertie, de la répétition d’un même corps, d’une même pensée. Pour comprendre cette passion
de la danse qui eu besoin dans cette première moitié du XXe siècle d’une mythologie cultuelle pour trouver
la force d’exister, il nous fallait prendre les œuvres toutes entières, au risque de n’ y rien comprendre. Nous
placer sur cette crête qui sépare une corporéité conduisant avec bonheur une possession irrésolue, du corps
mystique, où un ailleurs pré-défini par un discours théologico-politique, cherche à s’incarner.

Ernst Bloch soulignait fortement dans Héritage de ce temps que "l’art expérimental traça ses lignes dans
l’inouï et ne trouva rien à quoi se raccrocher"5. Il en conclut que "la terreur nazie était en germe dans les
golden twenties"6 parce qu’elle sut précisément se raccrocher à des mythes laissés en friche et exploités
plus tard par les idéologues du Reich. De ce point de vue, Laban et Wigman sont donc loin d’être des "der-
viches de salon"7. Ils ont participé à cette

danse expressionniste [ ... ] qui sans le pathos du dieu n’en serait jamais arrivée à l ‘extase
[ ... ] Ainsi le monde de la Wigman, [ ... ] était même à son pôle nocturne encore vierge de
sang, et les figures qu’avait créées sa fantaisie le libéraient des ténèbres, des siennes propres
et de celles dans lesquelles il avait été plongé, en lui imprimant leur élan vers la lumière8.

Aussi les difficultés que rencontrèrent Laban et Wigman à concevoir leur propre pratique sont plus pro-
fondément celle de la pensée elle-même. Qu’est-ce-que penser la danse, sinon tenter obstinément de mou-
voir les catégories de notre pensée, éprouver les frottements entre la pensée motrice et la pensée en mots ?

4
Une étude approfondie reste à faire de ce point de vue sur les artistes chorégraphiques qui se sont exilés.
5
Ernst Bloch, Héritage de ce temps, Paris, trad. fran. Jean Lacoste, Payot, 1978, p. 14.
6
Ibid.
7
Ernst Bloch, Le Principe-espérance, tome 1, trad. fran. Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, p. 471.
8
Ibid., p. 472.

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Si les pensées plastiques, musicales, cinématographiques ont déjà bousculé le champ philosophique et es-
thétique, la pensée motrice commence à peine à être prise en compte dans l’activité philosophique. Penser
cette passion du mouvement, ce n’est donc pas vouloir l’interpréter, mais bien l’expérimenter comme un
danseur philosophe, comme un philosophe danseur. C’est pourquoi, parce qu’ils font osciller nos catégo-
ries de pensée et de perceptions, les textes qui dansent et qui sont parfois écrit par des danseurs, nous
semblent si importants. Ceux de Laban et Wigman, comme ceux de leurs contemporains américains qui
se nourrissaient d’autres mythes, sont parmi les premiers à avoir entrepris l’aventure des pensées motri-
ces, en écho direct avec leurs expériences artistiques. C’est en ce sens qu’ils nous touchent directement
aujourd’hui.

Si la rupture avec le présent paraît d’abord s’imposer, tant furent puissants le travail d’occultation de
la mémoire, la déflagration de la seconde guerre et la recomposition radicale des corps, les dynamiques
impulsées par les pensées de Laban et Wigman passeraient-elles par des continuités plus profondes que
celle des rares écoles ou institutions qui revendiquent encore leur héritage ? Paradoxalement en effet, si
Laban et Wigman n’ont cessé de penser au devenir de la danse moderne et de fonder des écoles, aucun dan-
seur-chorégraphe ne se revendique actuellement "labanien" ou "wigmanien". Cette appellation ferait même
plutôt sourire. Cette disparition ne les aurait-elle donc pas préservés en partie de l’académisme qu’offre
souvent la postérité ? Cet oubli n’assure-t-il pas paradoxalement à leurs découvertes et à leur savoir la
possibilité d’être remémorés ? En effet dans les œuvres chorégraphiques contemporaines ne surgit-il pas
souvent la mémoire vive de cette pensée et de ses exigences ? Laban et Wigman ne pouvaient par essence
prévoir cette remémoration, et ce qui reste donc de leurs travaux n’est peut-être pas ce qu’ils auraient
souhaité ou voulu.

"La" danse contemporaine serait donc dépositaire de Laban ou de Wigman à partir du moment où elle les
considère plus ou moins consciemment comme des ancêtres. Cet héritage est parfois discrètement énoncé,
au détour d’un entretien, aussi bien par des danseurs américains, français ou allemands9. Cependant la mo-
dernité de Laban et de Wigman ne sauraient se réduire à ces discrètes revendications d’héritage. C’est dans
l’approche du mouvement et dans la nature même du travail d’improvisation et de composition que nous
percevons des affinités plus secrètes avec le passé. Les forces vives des danses contemporaines cherchent à
préserver, non sans difficultés et contradictions, et dans un contexte radicalement différent, cette dynami-
que expérimentale qui présidait aux recherches de Laban et Wigman, et qui recentrait sans cesse l’écriture
chorégraphique sur l’exploration du mouvement lui-même. Cette recherche se fonde aussi à travers le solo,
cette "forme la plus condensée du message dansé", dirait Wigman, là où s’explore le plus profondément
l’événement dynamique. L’épreuve du solo où se découvre le caractère radicalement singulier d’un mouve-
ment, où s’expose, non sans une discrète souffrance, une corporéité, qui défiant tous les modèles, invente
une nouvelle possibilité de vie à ce moment-là de son histoire.

Ce n’est pourtant pas au nom d’une intériorité sacrée et d’un au-delà du corps que s’élaborent les dan-
ses contemporaines. La démocratie corporelle présente chez Laban et Wigman était fondée en dernière
instance sur un principe organisateur. Une fiction unitaire présidait à leurs recherches. La force de cet
idéalisme les a conduit à élaborer un corps messianique qui nous paraît actuellement daté, voire dange-
reux. La théâtralisation expressive d’un message dont le corps serait le médium n’appartient plus guère
aux préoccupations des chorégraphes contemporains. Il reste que Laban et Wigman donnaient néanmoins à

9
Ainsi Alwin Nikolaïs, et plus près de nous, Susan Buirge, Mathilde Monnier, Catherine Diverrès, mais aussi Gerhard Bohner,
Suzanne Linke, entre autres, ne se revendiquent-ils pas, pour des raisons qui leur sont propres, en partie de cette danse
"allemande" ?

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

leurs élèves des outils d’analyse du mouvement leur permettant d’élaborer eux-mêmes la critique de leurs
maîtres. Par l’accès à l’analyse du processus l’interrogation et le refus des modèles qu’elle impliquait, Laban
et Wigman apportaient en quelque sorte l’antidote à leurs propres limites. Inventer en revanche une danse
de groupe qui préserve non seulement la singularité des corporéités, mais encore celle des perceptions est
un des projets chorégraphiques contemporains. Ce défi a pour corollaire un refus de la catégorie tradition-
nelle d’expression et d’une forme de théâtralité mimétique du corps au profit d’une épure chorégraphique
où le hasard, l’accident et le tumulte reprendraient aussi leurs droits. Ce refus est lui-même relié plus
fondamentalement à une pensée du spectacle vu du spectateur.

Force est de constater combien les questions, les projets et les enjeux développés par Laban et Wigman
sont d’une actualité brûlante non seulement pour le champ chorégraphique français mais pour l’ensemble
des domaines artistiques qui s’interrogent sur la corporéité à l’œuvre dans les arts plastiques, le théâtre,
la musique, le cinéma, la poésie, l’architecture. En outre, au moment où la danse contemporaine acquiert
en France ses lettres de noblesse et une reconnaissance institutionnelle, la notion de corps idéal et de son
corrolaire, le corps outil, semblent refaire surface dans la mise en place progressive d’un technicisme qui
ne peut que contribuer à l’exploitation et surtout à l’aliénation du danseur-chorégraphe. En l’absence d’un
travail profond sur la corporéité et le mouvement lui-même où s’inventerait de nouvelles approches du
"training" technique, nombreuses sont les démarches chorégraphiques contemporaines qui risquent de se
couper de leurs forces vives. Déléguant la formation du danseur aux formateurs spécialisés (qu’ils soient
classiques ou modernes) la charge de transmettre un savoir-danser déconnecté de tout profond projet
créatif, et séparant l’enseignement de la création, la formation de la recherche, le "training" du "learning",
c’est le renouvellement même des dynamiques corporelles qui en jeu et ses capacités à répondre aux modi-
fications des états de corps contemporains.

La danse contemporaine semble donc parfois être confrontée à des difficultés que Laban et Wigman,
dans un tout autre contexte, avaient déjà connues ou pensées. Elle se place ainsi sous le feu des critiques
que Wigman adressait déjà à la danse classique. Susan Buirge remarquait en effet qu’au début des années
soixante, dans la prestigieuse institution moderne de la luillard School, les danseurs étaient contraints
d’apprendre une technique à l’usage exclusif d’un chorégraphe et de son œuvre. Un danseur techniquement
"étranger" ne pouvait donc espérer intégrer une compagnie. A l’inverse, lorsque les contemporains se mé-
fient de la notion d’école ou dévalorisent le travail d’enseignement, pointe le risque d’une uniformisation
des corps dansants, embauchés ou débauchés à merci, qui retourne la liberté créative contre elle-même.
L’ambition labanienne et wigmanienne dépassait le cadre de la danse, ils avaient aussi le souci des ama-
teurs. Leurs exigences reposaient sur une profonde réflexion théorique ou pratique sur l’agitation des corps
dans la vie moderne. Echapper à l’agitation chorégraphique fut une de leurs préoccupations majeures. Dans
quelle mesure la danse contemporaine réussit-elle à échapper à cette agitation et aux modèles qui la gou
verne inconsciemment ou consciemment ? Soucieuse d’être de son temps, repense-t-elle assez cette criti-
que des états de corps d’aujourd’hui ?

Enfin y aurait-il un lien entre la production théorique des danseurs-chorégraphes et la puissance de


leurs inventions ? Laban et Wigman ont beaucoup écrit, ils n’étaient pas à cette époque les seuls danseurs
à le faire, Suzanne Perrottet, Valeska Gert, Kurt looss, Martha Graham, Doris Humphrey, pour n’en citer
que quelques uns laissent aussi derrière eux un grand nombre de textes. La fonction des textes est certes
parfois essentiellement négative, qui viendrait compenser une incomplétude chorégraphique ou chercher,
sous l’autorité d’une parole qui attribue par avance un sens à l’œuvre, à préformer le regard du spectateur
ou à organiser sa mémoire. Mais elle accompagne et nourrit surtout le processus de création de multiples
façons. Tout un travail d’énonciation immanente à la création elle-même n’est-il pas en mesure, dans l’acte
même d’écrire, de préciser la nature du travail chorégraphique ? Les textes des danseurs sont aussi des

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promesses de nouvelles pensées du corps et de propositions chorégraphiques encore non réalisées et de


nouvelles modalités d’existence. En cela les œuvres de Laban et de Wigman n’auraient pu finalement exister
sans cet immense effort ou déplacement corporel, technique, poétique et théorique, où pensée motrice et
pensée en mots, sensations et perceptions se rejoignent par instants.

Tôkyo
Mousterlin
Paris, décembre 1995

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BIBLIOGRAPHIE

Cette bibliographie ne prétend pas à l’exhaustivité. Ont été rassemblés


ici les textes qui nous ont paru les plus importants.

SOURCES

LABAN
On trouve une biliographie très complète des écrits de Laban dans l’ouvrage de John Hodgson et Valerie Preston-Dunlop, Rudolf Laban : an Introduction
to his Work and Influence, Northcote Publishtrs, Grande-Bretagne, 1990. Il a été traduit en français par Pierre Lorrain sous le titre Introduction à l’œuvre
de Rudolf Laban, Actes Sud, Arles, 1991 (pp. 140-147).

OUVRAGES (PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE)


Die Welt des Tiinzers (Le Monde du danseur), Walter Seifert Verlag, Stuttgart, 1920.

Choreographische Abenden (Soirées chorégraphiques), fascicule, 1925.

Choreographie (Chorégraphie), Eugen Diederichs, Iena, 1926.

Gymnastik und Tanz (Gymnastique et danse), Gerhard Stalling Verlag, Oldenburg, 1926.

Des Kindes Gymnastik und Tanz (La Gymnastique et la danse des enfants), Gerhard Stalling Verlag, Oldenburg, 1926.

Deutsche Tanifestspiele 1934, unter Forderung der Reichskulturkammer (Festival de danse allemand, sous le patronage du Bureau de la Culture du Reich),
compilé par Laban, Carl Reissner Verlag, Dresde, 1934.

Ein Lebenfiir den Tanz (Une vie pour la danse), Carl Reissner Verlag, Dresde, 1935. A Life for Dance, traduction anglaise par Lisa Ullmann, Macdonald &
Evans, Londres, Londres, 1975.

Choreutics (Choreutique), 1939.

Laban/Lawrence Industrial Rhythm and Lilt in Labour (Rythmes et cadences industrielles dans le travail), écrit avec F.C. Lawrence, Paton Lawrence & Co,
Manchester, 1942.

Effort (Effort), avec F.C. Lawrence, Paton Lawrence & Co, Manchester, 1947.

Modem Educational Dance (Danse éducative moderne), Macdonald & Evans, Londres, 1948 (réédité par Nothcote House, Plymouth, 1988).

Mastery of Movement on the Stage (La Maîtrise du mouvemnt sur la scène), Macdonald & Evans, Londres, 1950 (réédité par Nothcote House, Plymouth,
1988)

Principles of Dance and Movement Notation (Principes de notation de la danse et du mouvement), Macdonald & Evans, Londres, 1956 (réédition en
1975).

A Vision of Dynamic Space (Une vision de l’espace dynamique), compilé par Lisa Ullmann, Famer Press en association avec les Archives Laban, Londres,
1984.

ARTICLES (PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE)


"Symbole des Tanzes und Tanz ais Symbol (Symboles de la danse et la danse comme symbole)", Die Tat, décembre 1919.

"Kultische Bildung im Feste (L’Education religieuse dans la fête)", Die Tat, juin 1920.

"Die Bewegungskunst und das neue Theater (L’Art du mouvement et le nouveau théâtre)", Die Tat, janvier 1921.

"Eurhythmie und Rakorhythymie in Kunst und Erziehung (L’Eurythmie et la rakorythmie dans l’art et l’éducation)", Die Tat, mai 1921.

"Der moderne Tanz (La Danse moderne)", Die Tat, février 1922.

"Festwille und Festkultur (Désir de fête et culture festive)", Die Tat, février 1922.

"Aus einem Gespräch über das Tanztheater (A propos d’une discussion sur le théâtre dansé)", Die Tat, décembre 1922.

"Die Erneurung in der Bewegungsregie des Theaters (Le Renouveau dans la direction du mouvement au théâtre)", Hamburger Anzeiger, 19 mai 1923.

"Tanzformen (Formes de danse)", Die Rampe, Magazine de la Deutsche Schauspielhaus, Hambourg, 1er novembre 1924.

"Vom Geist des Tanzes (L’Esprit de la danse)", Die Rampe, 1er novembre 1924.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

"Der Tanz und die neue Generation (La Danse et la nouvelle génération)", Die Freude, septembre 1925.

"Der Tanz als Eigenkunst (La Danse, un art en soi)", Zeitschrift fiir Aesthetik und Allgemeine Kunstwissenschaft, 1925.

"Tanztheater und Tanztempel (Théâtre dansé et temple de danse)", Die Schönheit, volume 1, 1926.

"Das Tanztheater (Le Théâtre dansé)", Die SchOnheit, volume 1, appendice, 1926.

"Plagiat in Tanz und Gymnastik (Plagiat dans la danse et la gymnastique)", Die SchOnheit, volume 2, appendice, 1926.

"Vom Sinn des Bewegungschore (L’Idée des chœurs de mouvement)", Die Schönheit, volume 2, 1926.

"Geist und Form des Tanzes (L’Esprit et la forme de la danse)", Der Tanz, novembre 1927.

"Das tlinzerische Kunstwerk (Le Travail artistique de la danse)", Die Tat, novembre 1927.

"Tanztheater und Bewegungschor (Théâtre dansé et chœur de mouvement)", in Tanz und Reigen, de 1. Gentges, Bühnenvolksbundverlag, Berlin,
1927.

"Vortragsbezeichnungen und Bewegungsbegriffe (Expressions de scène et termes de mouvement)", in Tanz in dieser Zeit, de P. Stefan, Universal-Edition,
Vienne, 1927.

"Choreographie und Theater (La Chorégraphie et le théâtre)", Der Scheinweifer, mars 1928.

"Zwei Ausserungen zum II. Deutschen Tanzerkongress (Deux commentaires sur le 2ème congrès des danseurs allemands)", Westwoche, juin 1928.

"Tanzschrift und Schrifttanz (Notation de la danse et danse écrite)", juin 1928, collection Laban, 205-07-09 (inédit)

"Grundprinzipien des Bewegunsschrift (Principes de base de la notation du mouvement)", Schrifttanz, juillet 1928.

"Tanzkomposition und Schrifttanz (Composition de la danse et danse écrite)", Schrifttanz, octobre 1928.

"Die Entwicklung der Bewegunsschrift Laban (Le Développement de la notation Laban du mouvement)", Schrifttanz, octobre 1928.

"Vom Tanzinhalt (Le Contenu de la danse)", Der Tanz, novembre 1928.

"Das chorische Kunstwerk (L’Œuvre chorale artistique)", Singchor und Tanz, volume 12,1928.

"Choreographie und Theater (La Chorégraphie et le théâtre)", Der Scheinweifer, décembre 1928.

"An die deutsche Tanzerschaft (Sur la communauté de danse allemande)", Der Sturm, n° 19, 1929.

"Die Erneurung in der Bewegungsregie des Theaters (Le Renouveau dans la direction du mouvement au théâtre)", Singchor und Tanz, 15 janvier 1929.

"Probleme des Tanzes (Problèmes de la danse)", Schrifttanz, janvier 1929.

"Rhythmus der Jugend 1929 (Le Rythme de la jeunesse de 1929)", fascicule Jubulaeumswoche des Nationaltheaters, Mannheim,juin 1929.

"Ober die tanzerische Berufe (Sur les professions de la danse)", Der Tanz, décembre 1929.

"Das Choreographische Institut Laban (L’Institut chorégraphique Laban), in Monographien der Ausbildungsschulen for Tanz und Tiinzerische Koperbi/
ding - Band 1 : Berlin, de L. Freund ; Leo Alterthum Verlag, Berlin, 1929.

"Aufgaben und Moglichkeiten der Tanzschrift (Objectif et possibilités de la notation de danse)", Jarhrbuch des Tailzes, 1929.

"Vom Sinn des Bewegunschore (L’Idée des chœurs de mouvement)", Schrifttanz, juin 1930.

"Anna Pawlova (Anna Pavlova)", Schrifttanz, juin 1930.

"Vom Geist des Tanzes (L’Esprit de la danse)", Singchor und Tanz, 15 juin 1930.

"Sinn der Leientanzerfeier (L’Idée d’un festival de danse amateur)", Tanzgemmeinschaft, n° 3, 1930.

"Das Tanz&theater (Le Théâtre dansé)", Das Prisma, Vereiningten Stadttheater Duisburg-Bochum, volume 14, 1930-1931.

"La Danse à l’Opéra", Revue des Archives Internationales de la Danse, janvier 1933.

"Neue Tanzkunst (Le Nouvel art de la danse)", Magdeburger Tagezeitung, 8 décembre 1934.

"Die deutsche Tanzbühne (La Danse allemande)", in Deutsche Tanifestspiele 1934 unter Forderung der Reichkulturkammer, compilé par Laban, Carl
Reissner Verlag, Dresde, 1934.

"Deutsche Tanz (La Danse allemande)", Singchor und Tanz, 1934.

"Meister und Werk in der Tanzkunst (Maître et ouvrage dans l’art de la danse)", Deutsche Tanzeitschrift, mai 1936.

"Entstehung und Entwicklung des Gemeinschaftstanzes (Origine et développement de la danse communautaire)", Die Westmark, août 1936.

"Die deutsche Tanzbühne (La Scène de la danse allemande)", in Die tiinzerische Situation unserer Zeit, Carl Reissner Verlag, 1936.

Fascicule de présentation de l’école "Laban", cours d’été 1937 à Essen.

"The President’s Adress at A.G.M. of the L.A.M.G. (Discours du président à l’Assemblée générale annuelle de la Guilde Laban de l’Art du mouvement)",
27 août 1947, L.A.M.G. News Sheet, n° 1, janvier 1948.

"What has led you to study Movemenent (Qu’est-ce qui vous a conduit à étudier le mouvement ?)", LA.M.G. News Sheet n° 7, septembre 1951.

"The Art of Movement in the School (L’Art du mouvement à l’école)", L.A.M.G. News Sheet n° 8, mars 1952.

"The Work of the Art of Movement Studio (Le Travail du Studio de l’Art du Mouvement)", Journal of Physical Education, volume 46, n° 137,1954.

241
A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

"Letter to ail Guild Members (Lettre aux membres de la Guilde)", L.A.M.G. Magazine, n° 12, mars 1954.

"The Art of Movement (L’Art du mouvement)", L.A.M.G. Magazine, n° 12, mars 1954.

"Foreword by Rudolf Laban (Préface de Rudolf Laban)", pour Labanotation de A. Hutchinson, Theater Arts, New-York, 1970.

"Letter to Guild Members (Lettre aux membres de la Guilde)", L.A.M.G. Magazine, n° 14, mars 1955.

"The three Rs of the Art of Movement Practice (Les trois "R" dans la pratique de l’art du mouvement)", L.A.M.G. Magazine, n° 14, mars 1955.

"From Rudolf Laban Early Writings (Extraits des premiers écrits de Rudolf Laban)", L.A.M.G. Magazine, 16 mars 1956.

"Movement (Mouvement)", L.A.M.G. Magazine, n° 16, mars 1956.

"Vorwort (Préface)", Abriss der Kinetographie Laban, A. Knust, Das Tanzarchiv Verlag, Essen, 1956.

"Movement, an Art and a Philosophy (Le Mouvement, un art et une philosophie)", L.A.M.G. Magazine, n° 18, mars 1957.

"Education through Arts (L’Education par la danse)", LA.M.G. Magazine, n° 19, novembre 1957.

"The Objective Observation of Subjective Movement and Action (L’Observation objective de mouvements et d’actions subjectives)", LA.M.G. Magazine,
n° 19, novembre 1957.

"The World of Rhythm and Harmony (Le Monde du rythme et de l’harmonie)", LAM.G. Magazine, na 20, mars 1958.

"Movement as and Integrator, Movement concems the whole Man (Le Mouvement comme intégration, le mouvement concerne l’homme dans son en-
semble)", LAM.G. Magazine, n° 21. novembre 1958.

"The Importance of dancing (L’Importance de la danse)", LA.M.G. Magazine, n° 22, mai 1959.

"The Education and Therapeutic Value of Dance (La Valeur thérapeutique et éducative de la danse)", LA.M.G. Magazine, n° 22, mai 1959.

"Meaning (Signification)", LA.M.G. Magazine, n° 22, mai 1959.

"Dance and Symbol (Danse et symbole)", LAM.G. Magazine, n° 22, mai 1959.

"The Aesthetic Approach to the Art of Dancing (L’Approche esthétique de la danse)", traduit de l’allemand par Leni Heaton, LA.M.G. Magazine, n° 22, mai 1959.

"Dance as a Discipline (La Danse comme discipline)", LA.M.G. Magazine, n° 22, mai 1959.

"The Rhythm of living Energy (Le Rythme de l’énergie vivante)", LA.M.G. Magazine, n° 22, mai 1959.

"The Rhythm of Effort and Recovery, Part 1 (Le Rythme et l’effort de la récupération)", L.A.M.G. Magazine, n° 23, novembre 1959.

"The Rhythm of Effort and Recovery, Part II (Le Rythme et l’effort de la récupération)", LAM.G. Magazine, n° 24, mai 1960.

"Light and Darkness (Lumière et ténèbres)", L.A.M.G. Magazine, n° 25, novembre 1960.

"Dance in General (La Danse en général, texte de 1939)", LA.M.G. Magazine, n° 26, mai 1961.

"Extract from an Address held by Laban for Cornrnunity Dance in 1936 (Extrait d’une intervention de Laban lors d’une rencontre sur la danse commu-
nautaire en 1936)", LA.M.G. Magazine, n° 52, mai 1974.

"Conversations between Laban and myself (Conversations entre Laban et moi)", LA.M.G. Magazine, n° 71, novembre 1983.

"Man Agog (Homme en émoi)", L.A.M.G. Magazine, n° 67, novembre 1981.

"Notes on Movement Therapy (Notes sur la thérapie par le mouvement)", L.A.M.G. Magazine, n° 71, novembre 1983.

Les archives Laban sont conservées au Laban Center à Londres.

WIGMAN
Pour une bibliographie complète de (et sur) Wigman, se référer à Susan A. Manning, Ecstasy and the demon, Feminism and Nationalism in the Danees
of Mary Wigmall, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 1993, et Laure Guilbert, Mary Wigman 1910-1933, D.E.A. d’Histoire,
Institut des Sciences Politiques, Paris, 1990, La Naissance de la danse moderne en Allemagne à travers l’œuvre de Mary Wigman, 1910-1942, Département
d’Histoire et de Civilisation, Institut Européen de Florence, juin 1992.

OUVRAGES (PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE)


Die Sieben Tiinze des Lebens (Les Sept Danses de la vie), Eugen Diederichs Verlag, Jena, 1921.

Komposition (Composition), Seebote Verlag, Überlingen, Dresde, 1925.

Deutsche Tanzkunst (L’Art de la danse), Carl Reissner Verlag, Dresde, 1935.

Die Sprache des Tanzes, Ernst Battenberg Verlag, Stuttgart, 1963. Traduction française de Jacqueline Robinson, Le Langage de la danse, Chiron, Paris, 1986

ARTICLES
Une part essentielle des articles publiés, ou inédits, cités ci-dessous fut rassemblée et traduite par Walter Sorell (à qui Wigman avait confié ce travail)
dans The Man Wigman Book, her Writings, Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut, 1973.

"Tanz (La Danse)", in Der Leib, cahier IV, 1921.

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A la recherche d’une danse moderne - université de paris 8 saint-denis - département danse - Isabelle Launay - 1997

"Rudolf von Laban Lehre vom Tanze (Leçons de danse de Rudolf Laban)", Die neue Schaubühne, cahier 5-6, 1921.

"Die Füsse (Les Pieds)", "Das Drehen (La Rotation)", "Der Sprung (Le Saut)", "Der Kreis (Le Cercle)", "Der Raum (L’Espace)". "Moses (Moïse)", "Die gläse-
mer Tanzer (Les Danseurs de verre)", "Die Wolke (Les Nuages)", "Tanzende Kbrper (Corps dansants)", in Mary Wigman, Rudolf von Delius, Carl Reissner
Verlag, Dresde, 1925.

"Weibliche Tanzkunst (L’Art féminin de la danse )", Hellweg, cahier III, 1926

"Tanzerisches Schaffen der Gegenwart (La Création chorégraphique du présent)" in Paul Stefan, Tanz in dieser leit, New-York, Vienne, 1926.

"Meisterin und Meisterschlülerin. Warum tanzt heute die Jugend ? (Maîtresse et élèves du maître. Pourquoi la jeunesse danse-t-elle aujourd’hui) ?",
Die schöne Frau, n° 1, 1927- 1928.

"Tanz und Pantomine (La Danse et la pantomime)", in Tanz und Reigen, Berlin, 1927.

"Tanzerische Wege und Ziele (Chemins et buts de la danse)" in Der Moderne Tanz, Rudolf Lämmel, P.J. Oestergaard Verlag, Berlin, 1928.

"Rudolf von Laban", Singchor und Tanz, cahier XXIV, 1929.

"Rudolf von Laban", Schrifttanz, volume II, n° 4, décembre 1929.

"Der neue künstlerische Tanz und das Theater (La Nouvelle danse artistique et le théâtre)", "Das Land ohne Tanz (Le Pays sans danse)", "Die Tanzerin (La
Danseuse)", "Die Füsse (Les Pieds)", "Das Drehen (La Rotation)", "Der Sprung (Le Saut)", "Der Kreis (Le Cercle)", "Der Raum (L’Espace)", "Das Tanzgesicht
(Le Visage de la danse)", "Arbeit am Totenmal (Travail sur Monument aux morts)", Die Tanzgemeinschaft, janvier 1929-août 1930.

"Wie ich zu Albert Talhoffs Totenmal stehe (Ma réaction devant le Monument aux morts de Albert Talhoff)", Der Volkstanz, cahier VI, 1929-1930.

"Der neue künstlerische Tanz und das Theater (La Nouvelle danse artistique et le théâtre)", Der Volkstanz, cahier VIII-IX, 1929-1930.

"Von Bühnentanzer und vom Bühnentanz (Les danseurs de scène et la danse sur scène)", Die schöne Frau, n° 10, 1930- 1931.

"La philosophie de la danse moderne", conférence prononcée à l’Université de la Sorbonne, 27 mai 1931, Paris (inédit)

"Wer kann tanzen, wer darf tanzen ? (Qui peut danser ? Qui doit danser ?)", Der Tanz, n° 8, juillet 1932.

"Bühnentanz-Bühnentanzer (Danse de scène/danseurs pour la scène)", Der Auftakt, cahier IX-X, 1932

"Tanz (La Danse)", "Komposition (La Composition)", "Die Schule (L’Ecole)", "Gruppentanz - Regie (Danse de groupe - Direction)", "Ausblicke (Regards)",
in Das Mary Wigman Werk, Rudolf Bach, Carl Reissner Verlag, Dresde, 1933.

"Zum Geleit (Pour l’accompagnement)", Die Musik, cahier IV, 1933.

"Der Tanzer und das Theater (Le Danseur et le théâtre)", Volkische Kultur, cahier VI, 1933.

"Das Tanzerlebnis (L’Expérience de danse)", Die Musik, cahier XI, 1933.

"Weibliche Tankunst (L’Art féminin de la danse)", Blatter der Stüdtischen Bühnen Hannover, cahier VII, 1933-1933.

"Deutsche Tanzkunst (L’Art de la danse allemand)", Das Theater, cahier IV, 1935.

"Vom Wesen des neuen künstlerischen Tanzes (De l’essence de la nouvelle danse artistique allemande)", Das Theater, cahier VIII, 1935.

"Die deutsche Tanzern grüssen ihre Kamaraden aus dem Ausland (Les Danseurs allemands saluent leurs camarades étrangers)", Deutsche Tanz-leitschrift,
cahier IV, 1936.

"Vom Wesen des neuen Kunstlerischen Tanzes (De l’essence de la danse artistique)", in Die tanzerische Situation unserer leit, Leipzig, 1936.

"Unser Tanz (Notre danse)", Die schöne Frau, cahier X, 1937

"My Teacher Laban (Mon Professeur Laban)", L.A.M.G. Magazine, n° 13, décembre 1954.

"The extraordinary thing Laban gave to the dance (Ce que Laban a apporté d’extraordinaire à la danse)", L.A.M.G. Magazine.

Les archives de Mary Wigman sont conservées pour la plus grande partie à l’Académie des Beaux-Arts de Berlin et aux Archives de la Danse de Leipzig.

OUVRAGES ET ARTICLES CRITIQUES SUR LABAN ET WIGMAN


SUR LABAN
Bodmer Sylvia, "Rudolf Laban 1879-1958", The New Era, mai 1959.

Brandenburg Hans, "Die Zukunft der Tanzkunst", Die Tat, 1922.

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