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Marine Combrade-Germa

Mémoire de maîtrise
Lettres Modernes

Année universitaire 2004-2005


Université Paris IV-Sorbonne

Paul Valéry, Auguste Rodin :


Le corps et sa danse au début du XXe siècle

Directeur de mémoire : Madame Hélène Laplace-Claverie

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Pratiquer la danse appelle souvent la question : comment peut-on parler de

danse ? Comment peut-on la décrire et l’expliquer ? A ce propos, Nijinsky disait : « Les

gens pensaient qu’un homme qui écrivait comprenait bien la danse ; je comprenais bien

la danse parce que je dansais. »1 Et c’est précisément ce que dit Eryximaque dans

L’Ame et la danse de Paul Valéry : « […] Que veux-tu de plus clair sur la danse que la

danse elle-même ? 2 » C’est peut-être parce qu’il est difficile de décrire la danse qu’elle

n’a jamais eu une place tout à fait reconnue au sein du monde des arts : instrument de

pouvoir sous Louis XIV, elle est aujourd’hui le spectacle le moins fréquenté par le

public et elle est vue tantôt comme un divertissement léger et sans valeur, tantôt comme

un art majeur.

Fin XIXe et début XXe, la danse connaît de grands bouleversements avec

l’arrivée de Loïe Füller puis d’Isadora Duncan et, du côté de la danse classique, des

Ballets russe de Diaghilev. Pour évoquer cette nouvelle danse dite « danse libre », qui

engendrera la danse moderne et contemporaine, le recours aux textes fondateurs semble

inévitable : qui pourrait mieux parler de cette approche du mouvement que ceux sur

lesquels se sont appuyés les pionniers de cette nouvelle danse ? La théorie sur le

mouvement de François Delsarte est essentielle dans la naissance de la danse libre : en

mettant au jour les relations existant entre les sentiments ressentis et les mouvements

naturels du corps, elle démontre que tout mouvement est signifiant. Travail à l’origine

destiné aux comédiens, ce fut le point de départ de la recherche d’Isadora Duncan aux

Etats-Unis et en Europe puis de Ted Shawn aux Etats-Unis. Pratiquement oubliées, ces

théories contiennent pourtant des principes encore largement utilisés aujourd’hui. En

effet, avec le développement de la danse libre, on se détache de la narration et des

structures imposées de la danse classique (pas codifiés, pas de deux, solos, …) pour

1
Nijinsky, cité par Jean Guizérix, « L'Enfance de l'art », Scénographie, TDC 837, CNDP, 2002
2
Paul Valéry, L'Ame et la danse, Gallimard, coll. Poésie, 1970, p. 129

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aller vers l’expression profonde de l’expérience humaine. La mobilité du plexus solaire,

des membres et de la tête devient donc primordiale pour exprimer des sentiments

véritables, ces zones correspondant à différents états de l’âme dans les études de

Delsarte. Malgré cela, ses textes ne parlent que peu de danse et l’expliquent encore

moins ; ils restent cependant significatifs dans l’histoire de la danse, utiles sur le plan

technique et constituent un fonds documentaire éclairant. Des danseurs ont aussi écrit

sur leur travail, leur parcours de chorégraphe ou d’interprète, mais s’ils parlent de

danse, c’est pour évoquer leur œuvre, leur propre manière de faire ou, éventuellement,

celle de l’un de leurs pairs mais rarement pour réfléchir sur la danse dans son ensemble.

Néanmoins, des artistes d’autres domaines, spectateurs de la danse, se sont

penchés sur cet art afin de mieux le cerner. Beaucoup ne se sont pas intéressés au

spectacle en lui-même mais ont préféré dépeindre le milieu des coulisses : il n’est alors

plus vraiment question d’une réflexion sur l’art chorégraphique mais plutôt de l’écriture

de romans plus ou moins naturalistes qui montrent la danseuse du début du XXe siècle

dans toute son impudeur et sa légèreté de mœurs :

La reine du lieu, au moment de quitter le théâtre, reprenait une toilette


de simple mortelle, et, accroupie sur une chaise, chaussait sans pudeur
une jambe adorable ; […]. Cette jambe était déjà, pour Samuel, l’objet
d’un éternel désir. Longue fine, forte, grasse et nerveuse à la fois, elle
avait toute la correction du beau et tout l’attrait libertin du joli. […]1

C’est le corps charnel de la danseuse qui est le plus souvent évoqué par les

écrivains : la femme plus que la danseuse est alors mise en avant, avec tout le désir

qu’inspire la nudité d’un corps qui s’offre au regard du témoin sans aucune pudeur.

L’image de la danseuse légère peinte par des auteurs tels que Jeanne de la Vaudère (Les

Androgynes) ou Félicien Champsaur (L’Amant des danseuses) est restée fortement

1
Charles Baudelaire, « La Fanfarlo », Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Vol. I, Gallimard, coll. Pléiade,
1975, p.572 ; cité par Guy DUCREY, Corps et graphies : poétique de la danse et de la danseuse
à la fin du XIXe siècle, éd. H. Champion, 1996, p. 54-55

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ancrée dans la pensée populaire et a d’ailleurs laissé des expressions dans la langue

française (« avoir une danseuse », …). D’autres écrivains, cependant, refusent de

considérer la danseuse seulement comme une fille de mauvaise vie mais s’intéressent à

ce qui se passe sur la scène et non en coulisses.

De plus, la fin du XIXe siècle est marquée par l’arrivée d’une nouvelle forme

de danse et par de grands changements dans la vision du corps. Loïe Füller est la

première danseuse à développer une nouvelle approche du mouvement (1891 : La

Danse du lys) ; elle ne porte ni tutu ni collants susceptibles de cacher son corps mais de

grands voiles qui en sont des extensions. Elle s’en sert pour créer un mouvement ample

et travaille aussi à des effets de lumière. Isadora Duncan apporte des changements

encore plus radicaux : non seulement elle danse pieds nus et en tunique grecque mais

elle cherche à exprimer les sentiments humains en partant des mouvements naturels du

corps ; on retrouve dans son travail les principes delsartiens. A cette même période, les

Ballets russes de Diaghilev révolutionnent la danse classique traditionnelle en

collaborant avec des artistes d’avant-garde comme Debussy, Stravinsky, Picasso, Bakst

et Cocteau. Ces bouleversements artistiques provoquent maintes réactions positives et

négatives et altèrent profondément la vision du corps. Si, dans un premier temps,

Isadora Duncan est vue « comme une évadée, non comme une libératrice1 », acclamée

par des femmes « ligotées, casquées, colletées, méconnaissables2 », elle ouvre la voie à

une libération du corps féminin. Quelques femmes couturières (Madeleine Vionnet,

Nicole Groult), grandes admiratrices de Duncan, taillent leurs robes dans le biais pour

libérer le mouvement. Paul Poiret, inspiré par les costumes de Léon Bakst pour

Shéhérazade, supprime le corset de ses collections en 1906 (mais ne libère pas

1
Colette, « Isadora Duncan », Danse de l’avenir d’Isadora Duncan, Bruxelles, Complexe, 2003, p.128
2
Ibid.

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complètement le corps pour autant). La danse inspire donc les artistes de tout bord.

Rodin écrit :

Pour la danse comme pour la statuaire et la peinture, l’essor et le


progrès ont été entravés par la routine, par le préjugé, par la paresse et
l’impuissance à innover. Nous n’aimons tant Loïe Füller, Isadora Duncan
et Nijinsky que parce qu’ils ont retrouvé la liberté de l’instinct et retrouvé
le sens d’une tradition fondé sur le respect de la Nature. […]1

Stéphane Mallarmé, dont les écrits sont fondateurs pour la pensée de la danse

au XXe siècle, dit de la danse qu’elle est « un poème dégagé de tout appareil du

scribe2 » et la hisse au rang d’art absolu.

La danseuse se voyait reconnaître une place majeure dans ce monde


imaginaire : son miraculeux équilibre, ou suspens, maintenu entre
vaporisation et concentration lui offrait une aptitude particulière à figurer
l’idée mallarméenne. Lorsqu’elle entre en scène, elle rassemble
merveilleusement un signifiant (un corps charnel) et un signifié (l’objet
qu’elle suggère par son mouvement) : elle est un signe, nullement figé,
mais en constant devenir, en continuelle métamorphose. Elle se rapproche
de l’évasif propre à la musique et construit une écriture suggestive –
celle-là même de la poésie idéale, qui conjugue, elle aussi, la matière
charnelle du mot et l’immatérialité du sens vaporisé.3

Fortement inspiré par ces écrits et par d’autres (Lucien de Samosate, Louis

Séchan, …), Paul Valéry publie des ouvrages significatifs à propos de la danse : un

premier texte en 1921, L’Ame et la danse, puis en 1936 une conférence qui s’intitule

Philosophie de la danse et un recueil d’essais, Degas Danse, Dessin, qui inclut des

réflexions sur le corps et la danse. La manière d’évoquer cette discipline chez Paul

Valéry est cependant très différente de celle de Mallarmé, elle suppose une vision

beaucoup plus moderne de la danseuse et de son art, qui correspond aux

1
Auguste Rodin, dans Le Matin, cité à partir d’Adolfo Andrade, Pour une danse enfin libérée, Laffont, 1988,
p.101-103
2
Stéphane Mallarmé, «Crayonnés au théâtre », Divagations in Igitur, Gallimard, coll. Poésie, 1982, p. 193
3
Guy Ducrey, Corps et graphies, Op. cit., p. 360-361

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bouleversements esthétiques de l’art chorégraphique de cette époque. Dans les

différents ouvrages, ces réflexions sur la danse suivent plus ou moins le même

parcours : on part du corps quotidien, trivial qui se met en mouvement pour arriver

finalement à la danse, forme transcendantale. Dans L’Art, entretiens réunis par Paul

Gsell publié en 191l, Auguste Rodin revient sur sa carrière et sur son œuvre : le

discours qu’il tient sur le corps et le mouvement le rapproche fortement des idées

développées par Paul Valéry dans ses discours sur la danse. Ces deux artistes, chacun

à travers leur art, ont évoqué le corps, le mouvement et la danse dans toute leur

modernité. On s’interrogera sur le processus de démonstration que suit Paul Valéry

ainsi que sur sa manière d’évoquer la danse, un art de l’éphémère et de la fugacité ;

fugacité qu’expriment l’écriture chez Valéry et la sculpture chez Rodin. Pour cela, on

suivra le même développement que l’écrivain en s’interrogeant d’abord sur le

discours sur le corps puis sur le corps en mouvement pour arriver à la danse.

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I- Le corps

A. Le corps quotidien : un matériau pour l’artiste

Le premier élément qui intervient dans le discours de Paul Valéry sur la danse

est l’outil même de cet art : le corps. Mais, dans le premier temps de sa réflexion,

Valéry ne parle pas d’un corps échauffé, vif, prêt à se mouvoir mais le considère dans

son aspect quotidien, banal. Ainsi, L’Ame et la danse s’ouvre sur une scène de banquet

où Eryximaque, las de manger, se joint à la discussion des autres protagonistes. Ils

considèrent ensemble les hommes du festin, organismes vivants, charnels, qui, en cette

occasion, délaissent le spirituel. On verra ensuite, avec Rodin puis Degas, que le corps

ordinaire est, depuis la fin XIXe siècle, matière à observation et à représentation pour

l’artiste. Jamais cependant, ni chez Valéry, ni chez Rodin ou Degas, le corps n’est

totalement séparé de l’esprit et la représentation du trivial fait toujours ressurgir l’âme

derrière le vulgaire.

1. Une humanité triviale

Dans l’incipit de L’Ame et la danse, Eryximaque se rapproche de Phèdre et de

Socrate, désireux de partager leur conversation. Il dresse dès lors une opposition claire

entre les plaisirs de la chère et ceux de la pensée, qui se traduit à la fois dans l’espace

suggéré par cette première réplique et dans le vocabulaire et les images employés. En

effet, Eryximaque souhaite « [s’] asseoir auprès de [Socrate] et de Phèdre ; et le dos

délibérément opposé à ces viandes toujours renaissantes et à ces urnes intarissables. 1 »

L’entrée dans la discussion se marque donc par une délimitation entre les deux univers

(celui du festin et celui de l’esprit) : elle est physique, le dos du personnage créant une

1
Paul Valéry, L'Ame et la danse, Gallimard, coll. Poésie, 1970, p. 109

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séparation concrète avec le banquet mais aussi spatiale car elle met les protagonistes

dans une position d’observateur par rapport au reste du groupe.

Si la réflexion engagée exclut les trois personnages des réjouissances, la pensée

est cependant traitée comme une nourriture de l’esprit et les mêmes images sont

utilisées dans le texte pour décrire l’acte de réfléchir et celui de s’alimenter. La pensée,

comme la boisson, est versée (« Verse l’idée !1 ») et contenue dans une « coupe » et

c’est le « nez » qui apprécie le premier les idées (« Porte à mon nez tes énigmes

aiguës »). La nature de ces nourritures se distingue cependant par leur substance : les

idées sont des « choses sèches, et sérieuses, et tout à fait spirituelles » quand le « repas

sans pitié passe toute appétence convenable. » L’« âme n’est plus [alors] qu’un songe

que fait la matière en lutte avec elle-même » et dont l’immatérialité et la légèreté

s’opposent au poids du corps en pleine « digestion » de « ce terrible meilleur, multiplié

par la durée. » L’utilisation du même champ lexical permet de lier deux actions (se

nourrir et réfléchir) qu’apparemment tout oppose : le corps, même s’il est représenté

dans toute sa trivialité, n’est donc pas séparé de l’âme. «L’homme qui mange est le plus

juste des hommes …2 » car « il nourrit ses biens et ses maux » et ce qu’il apporte à son

corps « se divise quelque part entre les passions et les raisons » ; en cela, il agit

« comme [un] dieu[]3. » L’acte qu’il fait est juste car « chaque bouchée qu’il sent se

fondre et se disperser en lui-même, va porter des forces nouvelles à ses vertus, comme

elle le fait indistinctement à ces vices. » Néanmoins, il le fait sans conscience et

demeure dans cet acte « indifférent[] ou insensible[] à tout ce qui ne joue aucun rôle

dans les cycles de transformation qui composent [son] fonctionnement organique. 4 »

Les participants au banquet ne deviennent alors que des « corps qui se nourrissent », des

1
Ibid., p. 109
2
Ibid., p. 110
3
Ibid., p. 111
4
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », édition électronique réalisée à partir du texte de 1938, Œuvres I,
Variété, coll. Les Classiques des sciences sociales, p. 1390-1403, p.4

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« machine[s] à vivre » qui ne se soucient pas de leur âme et perdent ainsi leur capacité

de raisonnement. C’est donc bien le corps que l’on trouve en premier au centre de

L’Ame et la danse, et, s’il n’est pas détaché de l’âme, celle-ci n’a pas, pour l’instant, une

place prédominante.

Celle qui fut la Belle Heaulmière, (1880-1883)


Bronze, Paris, Musée Rodin, Hôtel Biron

De même que Paul Valéry s’emploie à décrire les hommes dans la réalité de la

chair, on retrouve, dans la statue Celle qui fut la Belle Heaulmière d’Auguste Rodin, un

intérêt pour la représentation authentique du vieillissement. Dans L’Art1, Paul Gsell

décrit cette œuvre sculptée d’après le poème de Villon. Elle représente une vieille

femme qui contemple avec horreur son corps changé par les années. Le texte de Villon

comporte déjà un vocabulaire du décharné : la femme se trouve « pauvre, sèche, maigre,

menue2 », « les mains contraictes (contractées), les épaules toutes bossues », les

« mamelles […] toutes retraites (desséchées) » et les cuisses « grivelées comme

saucisses. » Paul Gsell, dans la description qu’il fait du moulage qu’il voit, utilise aussi

1
Auguste Rodin, L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Gallimard, coll. idées/arts, 1967
2
Ibid., « Pour l’artiste, tout est beau dans la nature », p. 21-22.

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un vocabulaire très cru pour dépeindre « la déchéance physique » de cette femme : c’est

une « vieille ribaude plus ratatinée qu’une momie », « courbée en deux, à croppetons »

dont les seins sont de « lamentables poches vides », le « ventre affreusement plissé »,

les « bras et [l]es jambes plus noueux que des ceps de vigne. » La peau, dite

« parchemin », « tombe en nappes flasques », le squelette n’est plus qu’une « carcasse »

et l’ensemble du corps devenu fragile « branle, flageole, se racornit [et] se

recroqueville. » Le vocabulaire employé est dur, péjoratif et la scène représentée est dite

« grotesque et navrant[e] » mais là encore, l’humanité prédomine et se retrouve dans la

« grande tristesse » qui émane de cette représentation si réaliste de la vieillesse ; et les

sentiments autant que l’aspect émacié de la femme sont représentés. Auguste Rodin,

parlant de la beauté de la femme, dit d’ailleurs qu’« elle change vite1 » (« je ne dirai

point que la femme est comme un paysage que modifie sans cesse l’inclinaison du

soleil ; mais la comparaison est presque juste ») et que « la fatigue du désir et la fièvre

de la passion détendent rapidement les tissus et relâchent les lignes. » Il est donc aussi

assez sévère dans son vocabulaire que dans sa représentation de la décrépitude. Camille

Claudel a aussi évoqué la vieillesse dans son œuvre ; dans un premier temps, elle a

sculpté des bustes très naturalistes (La vieille Hélène en 1882, une Tête de vieil aveugle

chantant en 1889, …2) avant d’élaborer, entre 1894 et 1900, une sculpture formée de

trois personnages : L’Age mur. Dans ces œuvres, la vieillesse est représentée dans son

aspect le plus brut, les chairs se distendent et font apparaître le squelette (voir Tête de

vieil aveugle chantant), les traits sont plus saillants et le corps affaibli a des difficultés à

se mouvoir. On retrouve donc chez elle les mêmes « vérités philosophiques trop

dures »3 que dans Celle qui fut la Belle Heaulmière de Rodin.

1
Ibid. « La Beauté de la femme », p.91
2
Pour les sculptures : voir « Annexe I : Le corps »
3
Ibid. « Pour l’artiste, tout est beau dans la nature », p.25

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A propos d’Edgar Degas, Paul Valéry dit, dans l’ouvrage qu’il lui a consacré1

que « la grâce ni la poésie apparente ne sont pas ses objets2 » et on retrouve, en effet,

chez lui, cette même volonté de donner à voir le réel et non des images idéalisées de

l’humain. Il est ainsi l’un des premiers à représenter des femmes dans leur travail, le

corps déformé par la tâche qu’elles accomplissent.

Blanchisseuses portant du linge, (1885-1895)


Fusain (45,4 x 59,2 cm), Washington, National Gallery of Art

Ainsi, on voit ces Blanchisseuses portant du linge ployer sous le poids de leurs

paniers. La femme de droite a les traits anguleux et semble avancer avec difficulté, ses

épaules sont voûtées, le cou rentré et elle marche le haut du corps en avant, tombant sur

son pied à chaque pas : sa posture est celle d’une personne déjà âgée. La deuxième

lavandière semble plus jeune, sa posture, même courbée, est plus dynamique : sa tête se

dégage de ses épaules en avant et il semble qu’elle tient son panier hissé très haut sur sa

hanche ; elle ne subit pas son fardeau mais le transporte avec vitalité.

1
Paul Valéry, Degas, danse, dessin, Gallimard, coll. Folio Essais, 1998, 267p.
2
Ibid., « Du Nu », p. 115

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Three Dancers Resting, Trois danseuses au repos (1880)


Craie et pastel (47 x 61,9 cm), Washington, National Gallery of Art

De même, ces danseuses ne sont pas représentées sur scène mais dans un

moment de repos. Leur posture suggère une lassitude physique : elles ont toutes le dos

courbé et le regard vers le bas. La danseuse du centre a les jambes relâchées en avant et

les épaules fermées, celle de droite s’appuie sur ses cuisses pour détendre son dos et sa

tête est relâchée en avant, celle de gauche est assise une jambe posée sur le banc. Ce

sont des « corps retournés aux douleurs de leur existence charnelle, ramassée, rampante,

comme celle de l’animal ; [des] corps courbé[s] aspiré[s] vers le bas d’un sol bien

réel1 » qui sont ici représentés. Ces danseuses sont d’abord des êtres humains, comme le

rappelle Eryximaque, « le médecin », lorsqu’il décrit les maux2 dont elles souffrent.

Degas, en « physiologiste de la danseuse3 », les représente dans la fatigue et la

souffrance de leur travail quotidien plus que dans le faste de la représentation. C’est un

« artiste obsédé par la nature dans tous ses états, et réfractaire à l’idéal », « un

naturaliste de la peinture4 », et il s’intéresse donc plus à la réalité des coulisses et des

studios qu’à l’illusion de la scène. Les corps qu’il donne à voir sont dans « des états de

1
Guy Ducrey, Corps et graphies, Op. cit., p. 32
2
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 114 : « O Phèdre, ne suis-je pas le médecin ? [… Les danseuses]
m’appellent pour toutes choses. Entorses, boutons, fantasmes, peines de cœur, accidents si variés de leur
profession (et ces accidents substantiels qui se déduisent aisément d’une carrière très mobile)… »
3
« physiologiste de la danseuse » : terme utilisé par Huÿsmans dans L’Art moderne en 1883, cité par Guy
Ducrey, Ibid.
4
Ibid., p. 38

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leur structure articulée très instables [… et] font songer que tout système mécanique

d’un être vivant peut grimacer comme un visage1 » dans sa « mimique. » En mettant le

corps au cœur du travail, cet artiste « a saisi [ces femmes] dans des attitudes

professionnelles significatives, ce qui lui a permis de renouveler la vision des corps et

d’analyser quantité de poses dont les peintres jamais ne s’étaient occupés avant lui2. »

2. Le corps est un matériau pour l’artiste

Fin XIXe début XXe, c’est donc le corps lui-même, au-delà du beau et du laid,

qui intéresse les artistes et devient leur matière de travail. Rodin, toujours à propos de

Celle qui fut la Belle Heaulmière, dit que l’artiste peut travailler sur tous les sujets, tous

les modèles.

On ne compte pas autour de 1900, dans la littérature et les


arts plastiques, les représentations de vieilles femmes déformées
par la vie : brutalement soumises à l’inquisition du regard, parfois
dénudées sans pitié, elles deviennent le sujet effrayant, mais
apparemment légitimes de l’œuvre. De Banville à Schwob, de
Mirbeau à Mendés ou Richepin, de Klimt à Camille Claudel ou
Vallotton, le corps féminin est détaillée dans sa plus profonde
usure […]. Il existe à l’époque une véritable esthétique, et une
poétique du corps décrépi.3

Cette faculté qu’a l’artiste de s’intéresser à un objet indépendamment de sa

beauté plastique oppose l’artiste au commun des mortels : « Le vulgaire s’imagine

volontiers que ce qu’il juge laid dans la réalité n’est pas matière artistique. Il voudrait

nous interdire de représenter ce qui lui déplaît et l’offense dans la nature. » Mais pour

l’artiste qui regarde ce qui l’entoure avec d’autres yeux, tout peut devenir « matière

1
Paul Valéry, « Mimique », Degas, Danse, Dessin, op. cit., p. 125
2
Ibid.
3
Guy Ducrey, « Grâces rhumatisantes et maritornes ridées » in Corps et graphies, op. cit., p. 131

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artistique » et la laideur est « transfigur[ée]1 » sous sa main. Cela tient aussi au fait que

la laideur n’a pas la même valeur selon les personnes. Elle correspond pour tous à ce qui

est difforme physiquement ou immoral et qui suggère un malaise, une souffrance. Mais,

si elle inspire un dégoût ou un sentiment de pitié chez le « vulgaire », l’artiste (peintre,

sculpteur ou écrivain) est, au contraire, capable de voir au-delà de l’apparence et de

faire ressurgir dans son œuvre l’humanité présente dans toute laideur. Ainsi, Baudelaire,

dans son poème Une charogne2, décrit le cadavre d’un animal sur le bord d’un chemin.

Le vocabulaire employé est celui de la décomposition (c’est une « carcasse »

« putride », une « pourriture » dont « la puanteur était si forte ») mais le poète y mêle

des qualificatifs positifs (« superbe », « comme une fleur s’épanouir ») aussi bien que

péjoratifs (« comme une femme lubrique / Brûlante et suant les poisons »). Il en résulte

une impression mêlée de dégoût et de curiosité pour cette « charogne infâme » et

l’auteur, en se détachant de ce dégoût premier, puise de son observation une réflexion

sur le caractère inéluctable de la mort contrebalancé par le souvenir. L’artiste montre

donc, au-delà de l’apparence, l’humanité présente dans son sujet ; humanité que l’on

retrouve dans la statue de Rodin évoquée précédemment où l’on voit bien le mal-être de

Celle qui fut la Belle Heaulmière face à sa propre décrépitude. Au-delà de ses propres

travaux, le sculpteur s’appuie donc sur des exemples puisés chez d’autres artistes pour

étayer sa thèse : Baudelaire mais aussi Velázquez et sa peinture de Sebastian, Millet et

celle d’un « pauvre rustre », Shakespeare et son Richard III, … Et l’on voit donc bien,

dans ces exemples, que c’est l’humain, plus que l’esthétique, qui intéresse les artistes

dans la représentation du corps, chose, qui a cette époque, choquait encore

profondément le spectateur.

1
Auguste Rodin, « Pour l’artiste, tout est beau dans la nature » in L'Art, op. cit., p.26
2
Charles Baudelaire, Une Charogne, «Spleen et idéal », Les Fleurs du mal, éd. Garnier Frères, coll.
Classiques, dir. Antoine Adam, 1961, p. 34-35

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Petite danseuse de quatorze ans, (1881)


Cire, soie, ruban, cheveux (99 cm), Collection Mr and Mrs Paul Mellon, Upperville, VA

Ainsi, le public critiqua beaucoup la Petite Danseuse de quatorze ans de

Degas, il la trouvait disgracieuse et n’appréciait pas l’utilisation de la cire, « qui fut

peut-être la matière fantasmatique par excellence du XIXe siècle. Chaude et colorée

comme ne le sont ni le métal ni la pierre, elle imitait à s’y méprendre la chair humaine,

et semblait irriguée de sa vie même1. »

La tête peinte, un peu renversée, le menton en l’air,


entrouvrant la bouche dans la face maladive et bise, tirée et vieille
avant l’âge, les mains ramenées derrière le dos et jointes, la gorge
plate moulée par un blanc corsage dont l’étoffe est pétrie de cire,
les jambes en place pour la lutte, d’admirables jambes rompues aux
exercices, nerveuses et tordues, surmontées comme d’un pavillon
par la mousseline des jupes, le cou raide, cerclé d’un ruban pareil à
celui du cou, de réel crin, telle est cette danseuse qui s’anime et
semble prête à quitter son socle.

Tout à la fois raffinée et barbare avec son industrieux


costume, et ses chairs colorées qui palpitent, sillonnées par le

1
Guy Ducrey, « Danseuses statufiées ou les infortunes du modèle » in Corps et graphies, op. cit., p.203

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travail des muscles, cette statuette est la seule tentative vraiment


moderne que je connaisse dans la sculpture1.

En somme, on reprochait à cette sculpture de ne pas donner une image

idéalisée de l’apprentie ballerine ; cette danseuse qui portait « de vraies jupes, de vrais

rubans, un vrai corsage, de vrais cheveux2 » est trop réelle, trop charnelle, « la terrible

réalité de cette statuette lui produit un évident malaise. » Néanmoins, ce n’est pas son

harmonie qui donne à cette Petite Danseuse de quatorze ans sa beauté mais c’est sa

force d’expression et son caractère qui en font une petite personne presque réelle.

Degas, dans sa volonté de montrer des corps authentiques, a représenté les femmes dans

leur effort quotidien et les danseuses en répétition plutôt que sur scène. Félicien

Champsaur, dans L’Amant des danseuses, invente le personnage d’un peintre, Georges

Decroix pour évoquer, de manière romanesque, l’œuvre d’Edgar Degas. Il dit de lui que

« s’il peint volontiers […] les chorégraphies brillantes, il se plaît aussi, et c’est la

philosophie grise ou sombre de son œuvre, à en fixer les misères et presque les laideurs,

le bas et le trivial qui sont en tout3 […]. » Ainsi, il peindra la danseuse qui sortant de

scène « légère », « tout à coup, dans la coulisse, apparaît rouge, haletante de fatigue, les

traits détendus, les muscles des mollets et des cuisses saillants, les lignes

inharmonieuses et quasi brutales.4 »

Pour Auguste Rodin comme pour Degas, c’est donc ce qui a du « caractère »

et non ce qui est agréable pour l’œil qui présente de l’intérêt dans l’art :

En somme, la Beauté est partout. Ce n’est point elle qui


manque à nos yeux, mais nos yeux qui manquent à l’apercevoir.

La beauté, c’est le caractère et l’expression.

1
Joris-Karl Huÿsmans, L’Art moderne, éd. 10/18, 1975, cité par Guy Ducrey, « Danseuses statufiées ou les
infortunes du modèle» in Corps et graphie, op. cit., p.203
2
Ibid., p. 205-206
3
Félicien Champsaur, « La Cordi », in L’Amant des danseuses, Dentu, 1888, p.3-4, cité par Guy Ducrey in
Corps et graphies, op. cit., p.31-32
4
Ibid.

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Or, il n’y a rien dans la Nature qui ait plus de caractère que le
corps humain. Il évoque par sa force ou par sa grâce les images les
plus variées1.

En effet, l’intérêt du créateur ne réside pas dans la représentation simple de la grâce

naturelle mais dans la recherche de l’expression. Ainsi, selon Rodin, le Sebastian de

Velázquez est beau car le « regard si émouvant »2 du nain de Philippe IV montre la

condition d’un homme « infirme » contraint « pour assurer son existence, d’aliéner sa

dignité humaine, de devenir un jouet, une marotte vivante … » Rodin utilise un

vocabulaire antithétique et nombre d’oxymores pour décrire ce tableau, qui réunit, dans

la même image, la difformité apparente et l’expression d’une certaine beauté intérieure :

« conscience logée dans ce corps monstrueux » et c’est en cela que réside toute la

réussite de l’œuvre.

Le caractère, c’est la vérité intense d’un spectacle naturel


quelconque, beau ou laid : et même c’est ce qu’on pourrait appeler
une vérité double : car c’est celle du dedans traduite par celle du
dehors ; c’est l’âme, le sentiment, l’idée, qu’expriment les traits
d’un visage, les gestes et les actions d’un être humain, les tons d’un
ciel, la ligne d’un horizon3.

C’est donc l’expression d’une « vérité intérieure », qui donne du caractère à

une figure et en fait une « matière artistique. » Le peintre ou le sculpteur qui essaie,

dans son désir de plaire au public, d’atténuer certains traits disgracieux, « d’embellir la

Nature », « crée de la laideur, parce qu’il a peur de la vérité. » « Pour l’artiste digne de

ce nom, tout est beau dans la Nature, parce que ses yeux, acceptant intrépidement toute

vérité extérieure, y lisent sans peine, comme à livre ouvert, toute vérité intérieure. 4 » Le

corps, dans ses gestes, exprime sans cesse les sentiments les plus profonds et l’artiste

peut les interpréter facilement par une observation fine et précise. « Un physionomiste

1
Auguste Rodin, « La Beauté de la femme », in L'Art, op. cit., p.97
2
Ibid., « Pour l’artiste, tout est beau dans la nature », p.26
3
Ibid., p.27-28
4
Ibid., « La Beauté de la femme », p. 29

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Marine Combrade-Germa

sait parfaitement entre un air patelin et un air de bonté réelle, et c’est précisément le rôle

de l’artiste de faire apparaître la vérité, même sous la dissimulation.1 »

La fin du XIXe et le début du XXe siècle sont marqués par cette volonté de

nombreux artistes de faire des œuvres expressives, de montrer une « vérité intérieure »

qui apparaisse dans chaque muscle, chaque détail du corps. En littérature aussi, on

donne à voir le corps d’une nouvelle manière, dans ses aspects les plus bruts. Ainsi,

chez Valéry, tant que l’âme n’intervient pas pour l’élever à un autre rang, le corps est un

objet quotidien dont l’homme ne se préoccupe que pour s’assurer de son bon

fonctionnement.

Néanmoins, loin de rejeter une vision plus classique du corps, les artistes

s’appuient sur les représentations antiques du corps. Ils ont une connaissance précise de

l’anatomie humaine et des sculptures grecques qui leur permettent ensuite de s’en

détacher pour produire leurs œuvres propres.

1
Ibid., « Ames de jadis, âmes d’aujourd’hui », p.102

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Marine Combrade-Germa

B. La représentation du corps : classicisme et modernité

Auguste Rodin, dans L’Art, explique à son interlocuteur, Paul Gsell la

différence entre la sculpture de Phidias et celle de Michel-Ange et montre ainsi sa

connaissance des classiques de son art. Il rapproche d’ailleurs sa propre technique

(sculpture et modelé) de celle des artistes de l’Antiquité. La modernité ne tient donc pas

seulement à la technique mais aussi au sujet représenté. Degas est, pour cela, considéré

comme l’inventeur du nu moderne car le corps tel qu’il le peint n’est plus une allégorie

mais le portrait d’un être humain surpris dans son intimité.

1. La représentation classique : Phidias et Michel-Ange

Dans « Phidias et Michel-Ange1 », Auguste Rodin montre à son interlocuteur

en quoi la sculpture de l’artiste de la Renaissance, qui est un héritage de l’art gothique

influencé par la religion catholique, se distingue du modèle grec dont les principes

fondamentaux furent fixés par Phidias au Ve siècle avant Jésus Christ. Alors que les

statues de Phidias sont caractérisées par une « impression de charme tranquille » et par

une «sereine élégance » ; le modelé de Michel-Ange donne, au contraire, à ses œuvres

un caractère plus tourmenté. Il explique que ceci est dû à des différences d’abord

techniques : le nombre de plans que l’on retrouve dans la composition de la sculpture

fait la différence d’expression entre les deux types de modelés.

1
Ibid., « Phidias et Michel-Ange », p.163-191

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Marine Combrade-Germa

La Sculpture grecque, (1912), La Sculpture de la Renaissance, (1912),


Terres cuites, Paris, Musée Rodin Terres cuites, Paris, Musée Rodin

L’artiste grec sculptait ses statues selon « quatre plans qui se contrarient

alternativement1 » : dans la figure modelée par Rodin pour démontrer son propos, les

épaules et les genoux sont orientés vers la gauche en opposition au bassin et au pied droit

qui, au contraire, reculent vers la droite et « produisent [ainsi] à travers le corps tout

entier une ondulation très douce. » Chez l’artiste de la Renaissance, « au lieu de quatre

plans, il n’y en a que deux» qui divisent le corps à la ceinture. « Ceci donne au geste à la

fois de la violence et de la contrainte : et de là résulte un saisissant contraste avec le

calme des antiques. »

Une même dissemblance se retrouve dans la ligne d’aplomb et la posture des

statues. Chez Phidias, « la ligne d’aplomb traversant le milieu du cou tombe sur la

1
Ibid.

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Marine Combrade-Germa

malléole interne du pied gauche qui porte tout le poids du corps1 », libérant ainsi la

jambe droite. La poussée du pied d’appui au sol crée un déhanchement de ce côté-là qui

est compensé par une inclinaison des épaules vers la hanche la plus haute à l’instar du

« mouvement d’un accordéon qui se resserre, d’un côté, et se distend, de l’autre. » Chez

Michel-Ange, à l’inverse, le poids du corps est réparti sur les deux jambes qui sont

pliées par la contrainte et « plaquées l’une contre l’autre [ainsi que] les deux bras contre

le corps » ; les épaules, participant à l’effort de tout le corps, tendent à soulever la

hanche déjà la plus haute. » Ainsi, alors que « la liberté avec laquelle étaient disposés

les bras et les jambes, allég[eait] la sculpture grecque ; l’art de Michel-Ange crée des

statues d’une venue, d’un bloc. Lui-même disait que seules étaient bonnes les œuvres

qu’on aurait pu faire rouler du haut d’une montagne sans en rien casser ; et, à son avis,

tout ce qui se fût briser dans pareille chute était superflu. » De ce fait, au lieu de la

nonchalance des marbres antiques, on trouve dans les œuvres de l’artiste de la

Renaissance un effort, comme une difficulté à rester debout.

De manière générale, la statue grecque est caractérisée par son aspect

« convexe », le torse est ouvert vers l’extérieur, le dos cambré, ce qui oriente la lumière

« sur le torse et les membres, et ajoute ainsi à l’agrément général. » A l’inverse, chez

Michel-Ange, la forme du corps est « en forme de console », « le torse est arqué en

avant », « ce qui produit ici des ombres très accentuées dans le creux de la poitrine et

sous les jambes. » « En somme, le plus puissant génie des temps modernes a célébré

l’épopée de l’ombre, tandis que les Anciens chantèrent celle de la lumière. » Mais là

encore, le savoir-faire sert la représentation de l’humain et, ce qu’expriment ces statues

est antithétique, comme l’est, point par point, la description des deux techniques

utilisées par les deux artistes de l’Antiquité et de la Renaissance.

1
Ibid.

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Marine Combrade-Germa

Traduisez ce système technique en langage spirituel : vous


reconnaîtrez alors que l’art antique signifie bonheur de vivre,
quiétude, grâce, équilibre, raison1. […]

Et si maintenant, comme nous l’avons fait pour la technique


des Grecs, nous cherchons la signification spirituelle de celle de
Michel-Ange, nous constatons que sa statuaire exprime le
reploiement douloureux de l’être sur lui-même, l’énergie inquiète,
la volonté d’agir sans espoir de succès, enfin le martyre de la
créature que tourmentent des aspirations irréalisables2.

La composition est donc l’un des éléments principaux qui permettent de donner

son expression à une sculpture. La posture globale du corps, autant que le visage

humanise une figure, on retrouve là les théories de François Delsarte : le corps, dans son

attitude ou son mouvement, est signifiant et retranscrit les émois de l’âme. C’est donc

pour cela que les danseurs modernes, qui rejettent la mimique pour rechercher une

émotion authentique, retournent à l’Antique.

Un deuxième élément est important dans la sculpture et la transcription de

l’humain dans la pierre : c’est la technique du modelé3. Se reportant à l’art grec, Rodin

montre tous les détails que recèle une statue éclairée à la lampe, les « saillies et les

incurvations » de la pierre, « les ondulations infinies du vallonnement qui relie le ventre

à la cuisse », « les incurvations voluptueuses de la hanche », les « fossettes adorables »

des reins, c’est-à-dire, tout ce qui fait du marbre de « la vraie chair. » Ainsi, lorsqu’il

évoque son savoir-faire en matière de modelé, il dit ne pas considérer la terre comme

une surface lisse mais comme un volume, son devoir étant de faire paraître dans son

moulage ce qui n’est pas de l’ordre du visible.

1
Ibid., p.167
2
Ibid., p.173
3
Ibid., « Le Modelé », p.31-41

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Marine Combrade-Germa

Au lieu d’imaginer les différentes parties du corps comme


des surfaces plus ou moins planes, je me les représentai comme les
saillies des volumes intérieurs. Je m’efforçai de sentir dans chaque
renflement du torse ou des membres l’affleurement d’un muscle ou
d’un os qui se développait en profondeur sous la peau.

Et ainsi la vérité de mes figures, au lieu d’être superficielle,


sembla s’épanouir du dedans au dehors comme la vie même … 1

La manière de Rodin se rapproche de celle des sculpteurs antiques : il montre

en effet un corps le plus naturel possible, pour en exprimer au plus juste l’humanité.

Dans la sculpture de son Balzac, Auguste Rodin donne à voir l’écrivain au plus près de

sa réalité corporelle : son corps est celui d’un homme mature, il a un cou très fort, un

embonpoint manifeste et une peau quelque peu marquée par l’âge. Balzac est ici

représenté nu, debout les bras croisés sur la poitrine et le regard dirigé droit devant, ce

qui lui donne cette attitude décidée.

Balzac, étude de Nu C, (1892),


Bronze, fonte Alexis Rudier, Paris, Musée Rodin

1
Ibid., p.38-39

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Marine Combrade-Germa

Chez Rodin, la modernité repose donc sur l’observation des anciens et la

connaissance de leur savoir-faire. La technique est un outil qui permet d’exprimer au

plus juste les sentiments humains. Paul Valéry, dans « Voir et tracer1 », parle de la

technique du dessin dans cette même optique. Il s’agit de parvenir à exprimer dans une

œuvre ce que l’esprit cherche à transmettre, ce que l’œil a pu constater. Ainsi, pour lui,

la technique est une affaire de maîtrise du corps :

Pour assurer la liberté du dessin, par laquelle pourra


s’accomplir la volonté du dessinateur, il faut venir à bout des
libertés locales. C’est une question de gouvernement … Pour
rendre la main libre au sens de l’œil, il faut lui ôter sa liberté au
sens des muscles ; en particulier, l’assouplir à tracer dans des
directions quelconques, ce qu’elle n’aime point. Giotto traçait un
cercle pur au pinceau, et dans les deux sens.2

Et de même que l'étude de la sculpture de Phidias ou Michel-Ange demande un

soin particulier si l’on veut parvenir à en comprendre les principes, le dessin « demande

l’état le plus éveillé » car il requiert une attention très poussée en matière d’observation

du modèle « qui transforme remarquablement ce que d’abord j‘avais cru percevoir et

bien connaître »3 et dans l’acte de dessiner pour empêcher la main de « prendre la

tangente. »

La technique, que ce soit dans le domaine du dessin, de la sculpture ou de la

danse, requiert donc un apprentissage, une construction musculaire de la main, de l’œil

mais plus encore de tout le corps4 et, cette construction n’a qu’un seul et unique

dessein : l’expression toujours plus juste de l’humanité dans l’œuvre et la traduction de

la volonté de l’artiste. Ce que le créateur cherche à exprimer dans son travail varie d’une

1
Paul Valéry, « Voir et tracer » in Degas, Danse, Dessin, op. cit., p.77-82
2
Ibid., p.78
3
Ibid., p.77
4
Ibid., p. 82 : « L’artiste avance, recule, se penche, cligne des yeux, se comporte de tout son corps comme un
accessoire de son œil, devient tout entier organe de visée, de pointage, de réglage, de mise au point. »

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Marine Combrade-Germa

époque à une autre et c’est ce qui crée les différents courants artistiques au fil de

l’histoire. Ainsi, Rodin s’approprie le savoir-faire des anciens pour sculpter ses propres

personnages, avec son propre style et dans le contexte historique où il vit.

Par ailleurs, à la fin du XIXe siècle, la vision du corps est en pleine mutation :

le nu, jusque-là réservé aux artistes ou aux médecins, se démocratise et cela influe sur sa

représentation. Le corps n’est plus représenté dans toute sa grâce, comme un idéal mais

il est au contraire pris sur le vif, dans son quotidien.

2. Le « Nu moderne » selon Degas

Valéry, dans « Du Nu »1 explique que si certains maîtres comme le Titien ou

Ingres se servent du nu pour idéaliser le corps2, Rembrandt, au contraire, « supporte et

accepte ce qu’il voit : les femmes sont ce qu’elles sont [et] il n’en trouve guère que

d’obèses ou de décharnées. » L’écrivain emploie d’ailleurs, pour parler du corps

féminin, un vocabulaire relativement familier voire péjoratif pour traduire l’idée du

peintre (« […] ces croupes, ces panses, ces tétines, ces masses charnues, ces laiderons et

ces servantes […] il mélange comme personne le réel, le mystère, le bestial et le

divin… »). Le Nu a toujours eu une place de choix dans le monde de la peinture, il est

représenté sous toutes ses formes mais il « n’avait en somme que deux significations

dans les esprits : tantôt, le symbole du Beau ; et tantôt, celui de l’Obscène. »

Degas, au contraire, ne cherche pas, dans ses œuvres, à montrer un corps

magnifié ni à symboliser quoi que ce soit, il donne à voir le corps dans son authenticité.

Il « est d’abord un artiste obsédé par la nature dans tous ses états, et réfractaire à l’idéal.

1
Ibid., « Du Nu », p. 109-119
2
Ibid., p111 : « on sent bien que pour Titien, quand il dispose une Vénus de la chair la plus pure, mollement
assemblée sur la pourpre dans la plénitude de sa perfection de déesse et de chose peinte, peindre fut caresser,
joindre deux voluptés dans un acte sublime […] Le fusain de Monsieur Ingres poursuit la grâce jusqu’au
monstre : jamais assez souple et longue l’échine, ni le col assez flexible, et les cuisses assez lisses … »

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Marine Combrade-Germa

C’est […] un naturaliste de la peinture […]» qui peint les corps sur le vif et non plus

dans des poses avantageuses. En cela, il est l’inventeur du « Nu moderne » :

Monsieur Degas a conçu la femme nue moderne avec la


nuance que ces mots accouplés semblent absurdes de contenir : la
femme nue moderne n’a, en effet, rien de la femme nue esthétique,
c’est un être qui n’a plus l’habitude d’être nu, sinon dans une
chambre, et que nous n’avons plus l’habitude de voir
esthétiquement, soit qu’elle s’isole pour le bain, soit que d’autres
motifs nous la montrent, qui n’ont avec l’esthétique que des
rapports indirects. Un être qui n’a plus l’habitude de la nudité ne
sera jamais qu’un être déshabillé, et, d’être vu, l’orgueil en lui sera
primé par la gaucherie. 1

Bather steeping into the tub, Femme entrant dans la baignoire (1890)
Fusain (55,9 x 47,6 cm), Metropolitan Museum of New-York

On voit bien dans ce dessin « la femme nue moderne » : elle ne pose pas dans une

attitude gracieuse mais est surprise par l’artiste dans l’intimité de sa salle de bain. Son

corps n’est pas embelli mais est montré dans la réalité de son geste : elle est de dos,

1
Camille Mauclair, L’impressionnisme. Son histoire, son esthétique, ses maîtres, Librairie de l’art ancien et
moderne, 1904, p.95, cité par Guy Ducrey, « Frissons d’une nudité nouvelle », Corps et graphie, op. cit.,
p.60

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penchée en avant en train de se hisser par-dessus le bord de la baignoire, ses épaules

sont courbées par l’effort et son ventre détendu est posé sur la cuisse de sa jambe pliée.

Cette femme ressemble plus à la Vénus anadyomène1 de Rimbaud qu’à une

représentation traditionnelle de Vénus. Le poète utilise, pour décrire cette femme sortant

du bain, un champ lexical du corps très péjoratif que renforce la présence d’allitérations

en [r] : elle a « le col gras et gris, les larges omoplates qui saillent », « le dos court »,

l’ « échine […] un peu rouge » et « la graisse sous la peau paraît en feuilles plates. » La

lenteur et la pesanteur, accentuées par les rejets qui freinent la diction, sont prégnantes

dans le vocabulaire. La femme est animalisée : « lente et bête », elle « émerge » de la

baignoire devenue « cercueil », son « dos court […] rentre et […] ressort » et « tout ce

corps remue et tend sa large croupe. » Degas, dans sa peinture, donne à voir de la même

manière un corps dont il ne cache pas les défauts et, si son dessin semble moins cruel

que la description d’Arthur Rimbaud, il n’en est pas pour autant flatteur.

Femme séchant son bras (1890)


Fusain (30,5 x 44,5 cm) Metropolitan Museum of Art, New York

1
Pour le poème : voir « Annexe I : le corps »

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Marine Combrade-Germa

De même, ce dessin n’essaie pas de montrer un corps parfait, on voit les chairs du corps

relâchées au niveau du ventre, le pli que cela crée sur le côté du corps et ces défauts

esthétiques sont même accentués par la posture de la femme.

Le portrait que dresse Paul Valéry d’Eryximaque au début de L’Ame et la

danse se rapproche de la peinture de Rodin en cela qu’il dépeint l’homme dans son

quotidien, dans des attitudes banales et peu avantageuses. Eryximaque, dans l’incipit de

la pièce, s’extirpe du banquet plus que rassasié (« Quel état que de succéder à de bonnes

choses, et que d’hériter une digestion !… »1). De la même manière, toutes les femmes

sortant du bain, se peignant, … que Degas a représentées dans son œuvre, ont été

croquées dans leur aspect banal et plus encore, dans leur intimité.

Degas, toute sa vie, cherche dans le Nu, observé sous toutes


ses faces, dans une quantité incroyable de poses, et jusqu’en pleine
action, le système unique de lignes qui formule tel moment d’un
corps avec la plus grande précision, mais aussi la plus grande
généralité possible. La grâce ni la poésie apparente ne sont pas ses
objets.2

Si ce n’est la beauté que recherche l’artiste dans ses tableaux ou ses dessins, ils sont

rendus beaux par l’humanité qui ressort des figures qu’il exhibe. Ces femmes sont

rendues touchantes par leur vérité et par ce qu’elle offre, l’ouverture sur une tranche de

vie.

Les peintres, sculpteurs et écrivains de la fin du XIXe et du début du XXe siècle

se sont donc intéressés au corps pour lui-même et à son expressivité propre. L’Homme,

dans toute sa trivialité, est devenu le modèle des artistes, qui le regardent vivre, évoluer

dans son quotidien pour mieux le dépeindre. On ne représente plus des icônes mais des

1
Paul Valéry, L'Ame et la danse, op. cit., p. 109
2
Paul Valéry, « Du Nu », in Degas, Danse, Dessin, op. cit., p. 113-115

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êtres vivants qui mangent, se lavent, vieillissent et qui oublient aussi parfois leur rôle

social. Ainsi, s’il peint les femmes dans leur vie privée ou professionnelle, Degas 1 les

montre aussi dans leurs moments de relâchement (L’Attente), en train de rêvasser (Le

buveur d’absinthe) ou dans leurs mimiques naturelles (Femme à la terrasse d'un café).

Les hommes ont droit eux aussi à leur part de représentation naturaliste (Mauvaise

humeur) même si cela reste mineur. Ses peintures de danseuses nous les montrent le

« pied sur un escabeau […] rattach[ant] plus solidement ses chaussons, en un aspect

ramassé de quadrupède2 » autant que « sur la scène, dans [leur] éclat de beauté parfois

artificielle, dans les apothéoses de lumière électrique.3 » Ce qu’il expose finalement,

« c’est l’homme et la femme après le baiser, l’idéal que tuent les réalités, mais dont les

résurrections sont éternelles ; – c’est la nature.4 »

Rodin s’intéresse pour sa part au corps en lui-même et l’observation est une

composante majeure de son travail. « L’art, c’est la contemplation. C’est le plaisir de

l’esprit qui pénètre la nature et y devient l’esprit dont elle est elle-même animée. 5 »

Rodin retranscrit ainsi la nature dans son œuvre et parvient à ce que chaque détail,

chaque fibre des corps qu’il sculpte exprime les sentiments qu’il entend donner à sa

statue.6 La méditation du Penseur est réelle, il est appuyé de tout son poids sur la main

et sur son genou et tout son corps est replié comme pour mieux se concentrer, se séparer

du monde pour se plonger dans sa propre pensée. L’un des Bourgeois de Calais semble

réellement effondré, il a les bras ballants, le haut de son corps se courbe vers l’avant

1
Pour les peintures, voir « Annexe I : Le corps »
2
Félicien Champsaur, « La Cordi », in L’Amant des danseuses, op. cit., cité par Guy Ducrey in Corps et
graphies, op. cit., p.31-32
3
Ibid.
4
Ibid.
5
Auguste Rodin, « Préface », L'Art, op. cit., p.6
6
Pour les sculptures, voir « annexe I : Le corps »

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Marine Combrade-Germa

tandis que sa tête reste haute et que ses mains expriment l’incompréhension, la pitié que

lui inspire son propre sort.

Ce sont donc les corps, même banals, qui, dans les œuvres visuelles, expriment

la pensée et mettent l’âme à nu, traduisant ainsi la volonté de l’artiste. Néanmoins, s’il

traduit par son attitude une vie intérieure, le corps la traduit mieux encore au travers du

mouvement car c’est le vivant qui est expressif et non la fixation d’une position. Rodin,

dans sa sculpture, s’est toujours préoccupé de doter ses sujets de vie. Il est ainsi l’un des

premiers à s’être interrogé sur le moyen de donner à une statue, objet de marbre, de

plâtre ou de bronze scellé à son socle, de la vie et du mouvement. Le corps, dans cette

situation, gagne en expressivité et perd ainsi de sa trivialité.

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II- Le mouvement

A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la peinture ne se préoccupe pas ou

peu de la représentation du mouvement et de savoir comment le transcrire sur une toile,

objet fixe. Le fauvisme se concentre plus sur le travail de la couleur et sur l’expression

des émotions au travers de celle-ci, tandis que le cubisme, dans sa volonté de montrer

l’objet sous tous ses aspects en même temps, ne produit pas des œuvres où le

mouvement prédomine mais plutôt des œuvres qui sont une analyse et une dissection du

réel. On est donc loin d’une représentation réaliste du monde et, si certains artistes,

comme Matisse ou Picasso, ont peint des danseuses, leurs tableaux restent cependant

dénués de mouvement et de volume1. C’est en réalité plutôt le monde de la sculpture qui

s’est interrogé sur le moyen de façonner, dans la terre ou le plâtre, des êtres animés,

mouvants. Ainsi, Rodin est sans doute le premier à s’être véritablement intéressé à cette

question et à avoir travaillé, toute sa vie durant, sur le moyen de faire transparaître du

mouvement dans une œuvre fixe.

Le corps vivant est un corps mouvant, où les muscles, sous la peau, se

contractent pour permettre à l’homme de tenir debout ou de marcher mais aussi de

parler, de sourire, de s’exprimer... Paul Valéry rapporte, dans Degas, danse, dessin, une

anecdote que lui conta le peintre2 : il observa, un jour, dans l’omnibus, les

arrangements successifs que faisait une femme à sa tenue.

La dame, définitivement installée, demeura bien cinquante


secondes dans cette perfection de tout son être. Mais au terme de ce
temps qui dut lui paraître éternel, Degas (qui mimait à merveille ce
que je décris à grand’peine) la voit insatisfaite : elle se redresse,
fait jouer son cou dans son col, fronce un peu les narines, essaie

1
Elie Faure, Histoire de l’art, le livre de poche, t. IV : « Le reproche principal que l’on peut adresser à l’art
de Matisse, c’est qu’il ignore presque la troisième dimension »
2
Paul Valéry, « Mimique », Degas, danse, dessin, op. cit., p.134

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Marine Combrade-Germa

une moue ; puis reprend ses rectifications d’attitude et


d’ajustement, la robe, les gants, le nez, la voilette… Tout un travail
bien personnel, suivi d’un nouvel état d’équilibre apparemment
stable, mais qui ne dure qu’un moment. »1

Cette description retranscrit bien le mouvement de cette femme. Elle débute

par une longue proposition assez lente qui correspond à un champ lexical de

l’immobilité (« définitivement », « installée », « demeura ») et du temps (« cinquante

secondes », « temps », « éternel ») avant de s’accélérer. Ensuite, l’accumulation de

verbes d’action (« se redresse », « fait jouer », « fronce », « essaie ») dans des

propositions (en huit, six et quatre syllabes) de plus en plus courtes entrecoupées de

virgules donne un sentiment d’accélération dans le rythme de la phrase. Cette phrase se

termine par une énumération d’articles et de noms au rythme binaire (« la robe, les

gants, le nez »), mais qui se conclue en ternaire (« la voilette »). Les mots décrivent ici

l’action et, par leur rythme, autant que par leur sens, rendent visible le mouvement de

cette femme. C’est bien là la représentation d’un corps vivant, animé d’une conscience,

il ne connaît pas de long moment d’immobilité mais se trouve dans une instabilité

permanente contrebalancée par des ajustements continus.

Ainsi, pour le représenter le plus justement possible, il est important de

considérer le corps comme un objet animé et non figé. Pour cela, nous le verrons, il est

nécessaire, dans un premier temps, d’affûter l’observation et de considérer le corps

humain en train de se mouvoir afin de bien le connaître pour, ensuite, appliquer certains

principes qui permettent de rendre le mouvement dans la sculpture.

A- L’observation

L’observation est, pour Rodin comme pour Valéry, la clé de tout ; elle permet

de connaître véritablement les objets qui nous entourent, animés ou inanimés, et, de ce

fait, de les représenter avec justesse. Pour Rodin, la « contemplation »,


1
Ibid., p.134-135

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Marine Combrade-Germa

c’est la joie de l’intelligence qui voit clair dans l’univers et


qui le recrée en l’illuminant de conscience. […] c’est l’exercice de
la pensée qui cherche à comprendre le monde et à le faire
comprendre.1

Ainsi, l’attention que l’on porte à l’objet représenté est primordiale car elle

permet à l’artiste de rendre avec justesse l’ensemble comme le détail, et de donner à

voir la matière même de cet objet.

1- La forme et l’informe, l’observation

Il s’agit, dans l’observation, de « ne pas confondre ce que l’on croit voir avec

ce que l’on voit. 2. » Dans « Du sol et de l’informe3 », Paul Valéry relate une rumeur

selon laquelle, Degas fit des études de rochers à partir d’un seau de charbon renversé

sur une table. Cette anecdote l’amène à parler de la forme dans le dessin mais surtout de

l’informe, qu’il définit comme n’ayant a priori aucun contour reconnaissable, aucune

forme qui nous permette de le rapprocher d’une référence connue. Paul Valéry utilise,

pour exposer ce concept, un vocabulaire peu précis, qui englobe des généralités, des

ensembles de possibilités. Il énumère ainsi une suite d’exemples : ce sont « des taches,

des masses, des contours, des volumes » ; ces objets ne correspondent pas à une forme

fixe mais peuvent revêtir des aspects très différents et se retrouver dans des contextes

tout aussi variés. Il est difficile d’en cerner les contours, la substance, c’est-à-dire les

principales composantes de leur identification : ce « ne sont pas des formes

réductibles. » Une « tâche », par exemple, peut avoir différentes formes, couleurs,

matières (encre, herbe, …) : elle n’a donc pas une forme présupposée mais regroupe

sous un même nom divers aspects éventuels. L’informe est donc déjà du domaine du

1
Auguste Rodin, L'Art, entretiens réunis par Paul Gsell, op. cit., p.6
2
Paul Valéry, « Du sol et de l’informe », Degas, danse, dessin, op. cit., p.103
3
Ibid., p. 99-107

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mouvement car ce sont de formes changeantes, mouvantes dont il est question. Leur

observation permet donc à l’artiste d’affiner son regard et de saisir les nuances

apportées par les différentes étapes du changement. Ces choses « ne sont que perçues

par nous, mais non sues ; nous ne pouvons les réduire à une loi unique, déduire leur tout

de l’analyse d’une de leurs parties, les reconstruire par des opérations raisonnées.1 »

(Tout le vocabulaire qui décrit des notions précises, identifiables est à la forme

négative : on perçoit, intuitivement, mais on ne sait pas, objectivement, il n’y a pas de

« loi unique », etc.…). Les « formes informes » sont mouvantes et suggèrent, sous un

intitulé qui les identifie toutes, nombre d’apparences possibles : elles définissent un

genre et non un objet précis. Ainsi, « une flaque, un rocher, un nuage, un fragment de

littoral » peuvent avoir différents aspects, (couleurs, matière, contours, …) et appeler

des images variables selon l’imaginaire de l’artiste et le contexte de son œuvre. Cela les

rend plus compliquées à représenter et l’on ne peut pas les comparer à la peinture

d’« une figure d’arbre, d’homme ou d’animal qui se divisent en portions connues » et

qu’il est donc plus facile de dessiner sans les voir. Ces objets informes « n’ont qu’une

existence de fait » et « guère d’autre propriété que d’occuper une région de l’espace »,

ils appartiennent au paysage sans qu’on puisse véritablement avoir une « reconnaissance

net[te] » de leurs formes. Ils ne peuvent donc être représentés que grâce à une

observation aiguë de leur structure car nous ne pouvons avoir de préconceptions à leur

sujet. Cette contemplation de l’objet sans préjugés permet de voir la matière même des

choses et d’empêcher l’œil de retomber dans les habitudes inculquées par « l’éducation

première. »

Paul Valéry donne alors l’exemple d’un mouchoir froissé que l’on aurait à

dessiner : « il est d’abord pour l’œil un désordre de plis2 » dont on veut montrer qu’il est

1
Ibid., p.103-104
2
Ibid.

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un « morceau d’étoffe de telle espèce, souplesse et épaisseur, et d’un seul tenant. » Son

absence de forme rend plus difficile sa représentation, l’œil doit « trouver, par ses

mouvements sur ce qu’il voit, les chemins du crayon sur le papier, comme un aveugle

doit, en la palpant, accumuler les éléments de contact d’une forme, et acquérir point par

point la connaissance et l’unité d’un solide très régulier. 1 » La métaphore de l’homme

aveugle devinant ce qu’il tient dans la main grâce au toucher, reflète ici le cheminement

que doit suivre l’artiste qui veut transcrire sur le papier ce qu’il voit. Pour représenter le

mouchoir froissé, il doit le voir à la fois dans son ensemble, pour représenter l’objet –

mouchoir – en général, sa matière, … et dans le détail de ses plis qu’il doit suivre pour

définir la structure de son sujet.

Contrairement à ce qui se passe chez un observateur banal, chez l’artiste, « le

cerveau se fait rétine pure2 » et permet « une sorte de construction de la vision » qui

l’empêche de retomber dans « les impressions de l’œil », de deviner plutôt que de voir

réellement.

Comme le penseur essaie de se défendre contre les mots et


les expressions toutes prêtes qui dispensent l’esprit de s’étonner de
tout et rendent possible la vie pratique, ainsi l’artiste peut, par
l’étude des choses informes, c’est-à-dire de formes singulières,
essayer de trouver sa propre singularité et l’état primitif et original
de la coordination de son œil, de sa main, des objets et de son
vouloir.3

Il s’agit donc de poser sur toute chose un regard neuf, dénué de préjugés.

L’artiste doit être capable de retranscrire un objet tel qu’il est vraiment, dans toute son

authenticité et non selon une vision approximative marquée par l’éducation, la culture

sociale reçue depuis l’enfance. On retrouve ce même discours dans la nouvelle de

1
Ibid., p.103
2
Ibid. « 37, rue Victor Massé », p.60
3
Ibid. p.106

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Gogol, Le Portrait1, où le maître conseille à son jeune élève peintre de continuer à

travailler son dessin et le met en garde contre la tentation de devenir « un peintre à la

mode », ce qui reviendrait à sacrifier « sa propre singularité2 » et sa capacité à voir les

choses telles qu’elles sont. L’idée que l’artiste est un spectateur attentif du monde et

qu’il doit, grâce à son observation, développer sa propre sensibilité, est relativement

répandue. Elle rejoint la philosophie en cela qu’elle donne à l’artiste le statut

d’observateur éclairé ; même si, dans la réalité, cet idéal n’est que peu appliqué.

L’observation est primordiale pour représenter la nature avec authenticité ;

Rodin, dans sa recherche, étudie avec attention le corps en mouvement. Comme l’a dit

Degas, « [l]es muscles, ce sont mes amis, mais j’ai oublié leurs noms3 », exprimant ainsi

l’importance de connaître l’anatomie humaine mais, surtout, d’être capable de s’en

servir à bon escient dans le dessin ou la sculpture. Ainsi, dans l’atelier de Rodin,

déambulaient toujours des modèles nus, « hommes et femmes4 » que le sculpteur

pouvait ainsi observer à sa guise. « L’image des nudités évoluant avec toute la liberté de

la vie » lui avait permis de se « familiaris[er] de longue date avec le spectacle des

muscles en mouvements » et donc, d’en percevoir toutes les nuances aux différentes

étapes du geste. Paul Gsell, lorsqu’il décrit la manière de travailler de Rodin, se réfère à

l’Antiquité, quand les statuaires grecs observaient l’entraînement des sportifs pour

mieux connaître le corps. Il oppose ainsi le moderne pour qui le nu est « une révélation

exceptionnelle », « une apparition dont la durée se limite à la séance de pose », à Rodin

(l’exception de son temps) et aux artistes antiques qui, eux, « parl[ent] naturellement le

langage du nu », « vision habituelle » qui leur apporte « une connaissance coutumière

du corps humain. »

1
Nicolai Gogol, « Le Portrait », Les Nouvelles de Pétersbourg, Gallimard, coll. Folio
2
Paul Valéry, « Du sol et de l’informe », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 106
3
Ibid., « Propos », p. 71
4
Paul Gsell, « Le Réalisme dans l’art », L’Art d’Auguste Rodin, op. Cit., p. 14

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Rodin, « par la force de sa volonté1 », a refait le parcours des anciens. Mais sa

« méthode de travail [telle que la décrit Paul Gsell], est singulière2 » aussi en cela qu’il

« atten[d] que [ses] modèles prennent une attitude intéressante, pour la reproduire.3 »

Ainsi, la véracité des corps dans l’œuvre de Rodin tient au fait que leur posture n’est pas

factice mais inspirée de la réalité. Le vivant est très présent dans le texte : Rodin est un

« chasseur de vérité et [un] guetteur de vie » aux « ordres […] de la Nature », et qui

« savoure silencieusement la beauté de la vie […], admire la souplesse provocante de

telle jeune femme qui s’incline […], la grâce délicate de telle autre qui étire ses bras

[…] la nerveuse rigueur d’un homme qui marche »… Il ne veut pas, comme ses

« confrères », « en violentant ainsi la Nature, et en traitant des créatures humaines

comme des poupées, risqu[er] de produire des œuvres artificielles et mortes. »

Je prends sur le vif des mouvements que j’observe mais ce


n’est pas moi qui les impose. Même lorsqu’un sujet que je traite me
contraint à solliciter d’un modèle une attitude déterminée, je la lui
indique, mais j’évite soigneusement de le toucher pour le placer
dans cette pose, car je ne veux représenter que ce que la réalité
m’offre spontanément.4

Ainsi, Gsell développe une métaphore de la lecture pour parler de

l’expressivité du corps :

Le visage est généralement considéré comme le seul miroir


de l’âme : la mobilité des traits de la face nous semble l’unique
extériorisation de la vie spirituelle. En réalité, il n’est pas un
muscle du corps qui ne traduise les variations intérieures. Tous
disent la joie ou la tristesse, l’enthousiasme ou le désespoir, la
sérénité ou la fureur… Des bras qui se tendent, un torse qui

1
Paul Gsell et Auguste Rodin, « Le Réalisme dans l’art », L’Art d’Auguste Rodin, op. Cit., p. 16
2
Ibid., p. 14
3
Ibid., p. 16-17
4
Ibid., p. 17

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s’abandonne sourient avec autant de douceur que des yeux ou des


lèvres.1

L’artiste est celui qui est capable de lire l’expressivité du corps et

d’ « interpréter tous les aspects de la chair. 2 » Rodin, sculpteur « entraîné patiemment à

épeler et à lire les pages de ce beau livre » qu’est le corps, est capable de transcrire, dans

ses œuvres, ce qu’il voit dans la nature et de le rendre plus explicite encore. Il rend

visible pour l’œil du vulgaire les moindres nuances de l’expression d’un corps. En cela,

son œuvre est plus vraie que nature : alors qu’un moulage ferait perdre au modèle sa

vivacité du fait du temps de la pose, Rodin, grâce à l’acuité de son observation, est

capable de capter le mouvement, de le garder en mémoire pour le reproduire sur la

pierre. Pour cela, il doit vouloir seulement « copier ce qu’[il] voit3 » et non « embellir la

Nature », « l’œil enté sur son cœur lit profondément dans le sein de la Nature4 » et la

retranscrit alors au plus juste. Néanmoins, se pose, dans la discussion entre Rodin et

Gsell, la question de la vérité de ce que sculpte l’artiste. Rodin dit qu’il a, pour une

statue, « accusé la saillie » d’un muscle à un endroit, « exagéré l’écartèlement des

tendons » à un autre, on peut alors se demander si la représentation véridique de la

Nature consiste seulement en un « copiage » de celle-ci ou si elle demande des

adaptations pour la rendre plus vivante dans une œuvre qui sera, par nature, immobile.

2- Une représentation au plus proche de la nature

« Le moulage est moins vrai que ma sculpture5 » dit Rodin, dans L’Art, et cela,

pour deux raisons. Premièrement, prendre l’empreinte d’un corps demande une certaine

1
Paul Gsell, « Le Réalisme dans l’art », L’art, op. cit., p. 14
2
Ibid.
3
Auguste Rodin, « Pour l’artiste, tout est beau dans la nature », L’Art, op. cit., p. 29
4
Ibid., « Le réalisme dans l’art », p. 19-20
5
Auguste Rodin, « Le Réalisme dans l’art », L’Art, op. cit., p. 17

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durée et ne permet donc pas au « modèle de conserver une attitude vivante pendant tout

le temps qu’on mettrait à le mouler. » Pour la sculpture, au contraire, Rodin garde en

« mémoire l’ensemble de la pose » et le modèle, mobile, ne fait que « se conformer à

[son] souvenir » sans jamais se figer. Ainsi, il y a une opposition au niveau de la durée

de la pose : d’un côté, le modèle se fige dans le temps et dans l’espace, de l’autre, il se

meut et renouvèle sans cesse l’image pour de courtes durées. Deuxièmement, Rodin dit

« reprodui[re] en outre l’esprit, qui certes fait bien aussi partie de la Nature », tandis que

le moulage n’est que l’empreinte d’une forme toute extérieure. Mais, si représenter la

Nature revient à retranscrire dans l’œuvre ce que l’on a observé avec la plus grande

attention, on n’en garde pas pour autant tous les détails exactement.

Dans « Cheval, danse et photo1 », Paul Valéry expose, en s’appuyant sur les

photographies de Muybridge, « les erreurs que tous les sculpteurs et les peintres avaient

commises quand ils avaient représenté les diverses allures du cheval. » La

chronophotographie a, en effet, permis de décomposer des mouvements simples tels que

la marche d’un homme, le vol des oiseaux ou, comme dans notre exemple2, le galop

d’un cheval et l’on a ainsi pu en voir les étapes successives, qui ne correspondent pas

aux représentations du mouvement faites par les artistes. Ainsi, un tableau de Géricault,

nommé Le derby d’Epsom3, montre des chevaux qui galopent « ventre à terre » les

membres très écartés en avant et en arrière à la fois, position que l’on retrouve à aucun

moment dans les clichés de Muybridge. Malgré cela, Rodin dit qu’à son sens, ils

« paraissent courir4 » bien plus que ceux photographiés en plein galop. Dans l’art

pictural, seuls les croquis de Léonard de Vinci et les estampes japonaises échappent aux

erreurs de représentation du mouvement constatées dans la plupart des œuvres ; le vol

1
Paul Valéry, « Cheval, danse et photo », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 87-97
2
Voir clichés chronophotographiques de Muybridge, « Annexe II : Le mouvement »
3
Voir le tableau, « annexe II : Le mouvement »
4
Auguste Rodin, « Le mouvement dans l’art », L’Art, op. cit., p. 54

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des oiseaux est dépeint très justement, et cela, par « réflexion1 » pour l’un et « par

sensibilité et patience dans l’observation » pour les autres. Mais ils sont des exceptions,

soit qu’ils furent des génies, soit que leur culture les empêchait d’avoir des préjugés sur

la nature des choses qui les aurait menés à une préconception de l’objet contemplé. On

peut donc se demander non seulement si la représentation exacte de la nature est

possible mais aussi si elle permet vraiment de donner à voir et à ressentir ce que l’artiste

a observé.

Les épreuves de Muybridge, si elles témoignent des erreurs d’observation que

firent des générations d’artistes, montrent aussi, de manière plus générale, « combien

l’œil est inventif, ou plutôt combien la perception élabore tout ce qu’elle nous donne

comme résultat impersonnel et certain de l’observation.2 » Ainsi, l’œil et le cerveau

« coordonnent de leur mieux des données brutes incohérentes, résolvent des

contradictions, introduisent des jugements formés depuis la première enfance » pour

former dans notre tête une image qui nous paraisse rationnelle par rapport à nos

habitudes d'appréciation depuis l’enfance. L’observation, même minutieuse, ne permet

donc pas forcément à l’artiste de percevoir la réalité :

On imaginait donc l’animal en action comme on croyait le


voir ; et peut-être, si l’on examinait avec assez de subtilité des
représentations de jadis, trouverait-on la loi des falsifications
inconscientes qui permettaient de dessiner des moments de vol des
oiseaux ou des galops du cheval, comme si on eût pu les observer à
loisir : mais ces moments interpolés sont imaginaires. On attribuait
à ces mobiles rapides des figures probables, et il ne serait pas sans
intérêt de chercher par comparaison de documents à préciser cette
sorte de création, par laquelle l’entendement comble les lacunes de
l’enregistrement par les sens.3

1
Paul Valéry, « Cheval, danse et photo », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 94
2
Ibid., p. 90-91
3
Ibid., p. 93

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Tout ce qui est de l’ordre de la fugacité ou de la vélocité se rapporte ici à un

vocabulaire du possible, de l’hypothèse ; le champ lexical développé étaye la thèse de la

construction mentale en matière de vision (« imaginait », « croyait », « interpolés »,

« imaginaire », « probable », « création ») et il est renforcé par l’usage du conditionnel

(« trouverait », « serait ») et de l’imparfait (et plus-que-parfait) construit en opposition

au présent (« On imaginait donc l’animal en action comme on croyait le voir […]mais

ces moments interpolés sont imaginaires. »). L’observation de la rapidité est alors une

affaire de construction mentale (« une sorte de création […] comble les lacunes de

l’enregistrement par les sens »), d’élaboration d’images, de « figures probables » par le

cerveau qui ne sont pas réelles mais qui suivraient quelque « loi de falsification. »

Cependant, Rodin, dans « Le mouvement dans l’art1 », exprime une opinion contraire à

propos de la représentation du mouvement : c’est, dit-il, « l’artiste qui est véridique et

c’est la photographie qui est menteuse ; car dans la réalité le temps ne s’arrête pas. » Il

ne s’agit donc pas, dans la représentation du mouvement, de prendre un moment du

mouvement et de le figer dans un « temps suspendu », comme le fait justement la

chronophotographie, mais de donner l’impression d’un geste en cours d’exécution, pris

dans son vol. Ainsi, ce qui est précédemment vu comme une erreur d’observation

devient une normalité. En effet, créer une œuvre qui semble animée de vie et de

mouvement est, en art, plus important que de donner à voir une image rigoureusement

juste de la Nature.

Notez d’ailleurs que les peintres et les sculpteurs, quand ils


réunissent dans une même figure différentes phases d’une action,
ne procèdent point par raisonnement ni par artifice. Ils expriment
tout naïvement ce qu’ils sentent. Leur âme et leur main sont
comme entraînées elles-mêmes dans la direction du geste, et c’est
d’instinct qu’ils en traduisent le développement.

1
Auguste Rodin, « Le mouvement dans l’art », L’Art, op. cit., p. 41-74

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Ici, comme partout dans le domaine de l’art, la sincérité est


donc la seule règle. 1

Néanmoins, on ne peut parvenir à « condenser plusieurs moments dans une

seule image2 » en se référant strictement à l’analyse du mouvement, il faut, pour

imprimer dans l’œuvre la trace du mouvement, modifier quelque peu la Nature : c’est

pour cela que Rodin dit accentuer les saillies de certains muscles, en allonger d’autres,

… Il s’agit de déformations minimes, invisibles pour le spectateur et presque

inconscientes de la part de l’artiste au travail mais elles donnent à la sculpture toute sa

vie. L’instinct seul, cependant, ne suffit pas à inscrire le mouvement dans le modelé, il

faut aussi posséder une technique qui permette de transcrire l’idée.

1
Ibid., p. 54
2
Ibid.

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B- La technique

Pour dessiner, peindre ou sculpter, il est indispensable de posséder un savoir-

faire qui permette de retranscrire l’idée. La technique, dans tous les arts, est le moyen de

parvenir à l’expression ; et, si elle ne fait pas tout, elle donne à l’artiste les moyens

d’exprimer une idée, une vision du monde avec efficacité et succès. Pour ce qui est du

mouvement en sculpture, on peut se « demander comment des masses d’airain ou de

pierre semblent réellement bouger, comment des figures évidemment immobiles

paraissent agir et même se livrer à de très violents efforts. 1 » Ainsi, en réponse, et après

avoir évoqué la technique du modelé, Auguste Rodin, dans l’entretien sur « Le

mouvement dans l’art », dit que « […] l’illusion de la vie s’obtient dans notre art par le

bon modelé et par le mouvement [et que ces] deux qualités sont comme le sang et le

souffle de toutes les belles œuvres » et il explique alors comment l'on peut donner

l’impression qu’une statue rivée à son socle est en fait en train de bouger et que la

pierre, le plâtre ou le bronze sont capables de s’animer.

Paul Gsell dit des statues de Rodin qu’elles sont « frémissantes de vérité : elles

produisent toutes l’impression de la chair réelle ; toutes respirent [et] se meuvent2 » et

Rodin répond, d’ailleurs, qu’il a « toujours cherché à mettre [dans ses œuvres] quelque

indication de geste [… et qu’il a] toujours essayé de rendre les sentiments intérieurs par

la mobilité des muscles.3 » Mais, loin d’être de la « sorcellerie » comme, en l’absence

d’ « explication tout à fait satisfaisante », le suggère Paul Gsell, ce rendu tient à la

technique. Au tout début de son explication, Auguste Rodin rappelle que « le

1
Paul Gsell et Auguste Rodin, « Le mouvement dans l’art », L’Art, op. cit., p.42-43
2
Ibid., p. 41
3
Ibid.,

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mouvement est la transition d’une attitude à une autre 1 » et, pour illustrer cela, il

s’appuie sur des exemples de descriptions de métamorphoses dans la littérature.

Le mouvement de mutation se ressent lorsque les deux états d’avant et après la

métamorphose, coexistent dans le même corps, c’est-à-dire pendant le changement

même, lorsque l’on perçoit dans le corps premier les signes de la nouvelle forme qu’il

revêt. Ainsi, Ovide, lorsqu’il dépeint « comment Daphné est transformée en laurier et

Progné en hirondelle » « montre le corps de l’une se couvrant d’écorce et de feuilles, les

membres de l’autre se revêtant de plumes, de sorte qu’en chacune d’elles on voit encore

la femme qu’elle va cesser d’être et l’arbuste ou l’oiseau qu’elle va devenir. » De même

dans L’Enfer de Dante, le poète, évoquant un serpent qui prend possession du corps

d’un damné qui devient, lui, serpent, « décrit si ingénieusement cette scène qu’en

chacun de ces deux êtres, l’on suit la lutte des deux natures qui s’envahissent

progressivement et se suppléent l’une l’autre. » Les adverbes « encore » et

« progressivement » ainsi que des verbes tels « se suppléent » ou « cesser d’être »

combinés avec « devenir » montrent l’entrecroisement des différentes natures de corps

dans le changement et donnent ainsi à voir la métamorphose au lecteur.

La représentation du mouvement procède de la même manière dans la

sculpture, il s’agit de montrer le changement ou la métamorphose, qui se produit dans le

corps lors du passage « d’une attitude à une autre. » La statue va alors contenir, dans un

même corps, des éléments de la posture et de l’activité musculaire à différents moments

du geste : avant, pendant et après. Rodin se sert, pour démontrer son propos d’une

sculpture de Rude qui représente le maréchal de Ney dégainant son épée : « le

mouvement de cette statue n’est que la métamorphose d’une première attitude, celle que

1
Ibid., p.43-44

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Marine Combrade-Germa

le maréchal avait en dégainant, en une autre, celle qu’il a quand il se précipite vers

l’ennemi, l’arme haute.1 »

Rude, Michel Ney (sans date)


Bronze, Paris, rue de l’Observatoire

La position des jambes et de la main qui tenait le fourreau sont dans l’attitude du début

du mouvement, dégageant le chemin pour la main qui veut prendre le sabre alors encore

rangé dans son étui au côté du corps ; en revanche, le haut du corps, le torse et le bras

qui tient la lame en l’air sont sculptés dans la position atteinte à la fin du mouvement :

« voilà que la poitrine se bombe, voilà que la tête se tournant vers les soldats rugit

l’ordre d’attaquer, voilà qu’enfin le bras droit se lève et brandit le sabre. » L’artiste offre

donc à voir dans un même corps les différentes étapes du développement d’un geste, et,

le spectateur, en suivant des yeux le chemin induit par le créateur dans le corps du

maréchal de Ney, y voit un mouvement.

C’est là tout le secret des gestes que l’art interprète. Le


statuaire contraint, pour ainsi dire, le spectateur à suivre le
développement d’un acte à travers un personnage. Dans l’exemple

1
Ibid., p.45

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que nous avons choisi, les yeux remontent forcément des jambes au
bras levé, et comme, durant le chemin qu’ils font, ils trouvent les
différentes parties de la statue représentées à des moments
successifs, ils ont l’illusion de voir le mouvement s’accomplir.1

Différentes étapes du geste sont donc représentées simultanément dans une

même sculpture et le spectateur reconstruit alors le mouvement, par le trajet de son

regard sur cette œuvre.

Paul Gsell reprend ensuite les principes exposés par Rodin pour faire l’analyse

de L’Age d’Airain ; cette statue est façonnée de la même manière que celle du maréchal

de Ney : le mouvement y est indiqué de bas en haut.

Auguste Rodin, L'Age d'Airain (1877),


Bronze, Paris, Musée Rodin

Les jambes de cet adolescent qui n’est pas complètement


réveillé sont encore molles et presque vacillantes ; mais à mesure
que le regard s’élève, on voit l’attitude se raffermir : les côtes se
haussent sous la peau, le thorax se dilate, le visage se dirige vers le
ciel et les deux bras s’étirent pour achever de secouer leur torpeur.

1
Ibid., p.45-47

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Ainsi le sujet de cette sculpture est le passage de la


somnolence à la vigueur de l’être prêt à agir.1

Le vocabulaire suit la même progression que le mouvement dans la statue : on

passe de « molles et presque vacillantes » à « secouer leur torpeur » en passant par « se

raffermir », « se hausser » et « se dilater » et il en va de même pour la description du

maréchal Ney. On passe d’un vocabulaire de passivité, d’effacement à un vocabulaire

d’action. Dans ces deux premières descriptions de statues, le mouvement est lié au

symbole : dans le cas du maréchal Ney, il s’agit de le montrer dans sa gloire et son

courage, donc en action tandis que, pour L’Age d’Airain, le réveil du corps de

l’adolescent traduit l’éveil à la vie, « la première palpitation de la conscience dans

l’humanité encore toute neuve », l’éveil de la raison.

D’autres statues, tout aussi fortes dans leur expression, donnent presque à voir,

dans le mouvement qu’elles suggèrent, une analyse de celui-ci. Ainsi, le Saint Jean-

Baptiste de Rodin, dont Gsell fait aussi un commentaire, est pris au beau milieu d’un

pas pendant lequel il tend à main dans un mouvement d’exposition.

Le personnage appuyé d’abord sur le pied gauche qui pousse


le sol de toute sa force, semble se balancer à mesure que le regard
se porte vers la droite. On voit alors tout le corps s’incliner dans
cette direction, puis la jambe droite avance et le pied s’empare
puissamment de la terre. En même temps, l’épaule gauche qui
s’élève semble vouloir ramener le poids du torse de son côté pour
aider la jambe restée en arrière à revenir en avant. Or, la science du
sculpteur a consisté précisément à imposer au spectateur toutes ces
constatations dans l’ordre où je viens de les indiquer, de manière
que leur succession donnât l’impression du mouvement.2

1
Paul Gsell, « Le mouvement dans l’art », L’Art, op. cit., p.47
2
Ibid., p.48-51

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Auguste Rodin, Saint Jean-Baptiste


Bronze, (63 cm x 204 cm x 113 cm) Paris, Musée Rodin

Ce que décrit ici Gsell est le mécanisme véritable du mouvement de la marche

et cette succession d’actions, visible dans la statue, trace, au travers de son corps, une

ligne de force diagonale du pied arrière à la main tendue en avant, qui donne ainsi une

dynamique à la statue (et qui correspond par ailleurs aux chaînes musculaires qui font la

marche). On retrouve exactement le même processus de mouvement dans L’Homme qui

marche1 et si le poids est au milieu des pieds et non en avant ou en arrière, c’est pour

montrer le « déroulement progressif de l’action » et non un corps sans dynamique,

suspendu dans le temps et dans l’espace. La posture érigée donne au Saint Jean-Baptiste

« une solennité », « on sent qu’une puissance mystérieuse et formidable le soulève et le

pousse2 » : c’est tout cela qui fait du personnage le porteur « d’une mission divine. » La

technique sert, ici encore, à retranscrire la vie et l’émotion intérieure du personnage.

1
Pour la sculpture : voir « Annexe II : Le mouvement »
2
Ibid., p.51

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Auguste Rodin, Mouvement de danse C, Paris, Musée Rodin

Le Mouvement de la danseuse C, s’il n’est pas un sujet religieux, est analysable

de la même manière : en montant sur la pointe du pied, la danseuse a envoyé son corps

légèrement vers l’avant, ce qui se traduit dans le genou plié de cette jambe droite, l’élan

donné par la montée sur pointe entraîne le bassin en avant (en rétroversion) et ce

mouvement libère la jambe gauche qui fait le battement, lui donnant ainsi toute sa

longueur et sa direction vers le ciel. Le buste, une fois la jambe en l’air, se libère et part

légèrement en arrière accompagné du bras gauche pendant que le droit fait contre-poids

vers l’avant. On peut donc suivre là encore le processus du mouvement qui est aussi,

dans ce cas, suggéré par le déséquilibre dans lequel se trouve la danseuse. Comme

l’écrit Paul Valéry, c’est aussi la représentation « d’états de la structure articulée très

instables 1» qui donne du mouvement à la figure représentée.

1
Paul Valéry, « Mimique », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 125

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L’Etoile, (1876 – 77)


Pastel sur monotype (60 x 44 cm), Paris, musée d’Orsay

L’Etoile, peinte par Degas en 1876, est peut-être celle qui est la plus animée de

ces représentations. Elle semble atterrir d’un saut, son buste et ses bras sont encore

suspendus en l’air et en même temps très en avant de son corps, ce qui fait que l’on

devine même sans la voir une arabesque (basse) en arrière. La jambe visible est en train

d’amortir le saut et donc de se plier et le mouvement de la danseuse semble se diriger

vers l’avant. C’est donc le déséquilibre suggéré par la répartition inégale du corps entre

les différentes directions qui traduit le mouvement. Le déséquilibre se retrouve de la

même manière dans certains détails de la Porte de l’Enfer1 de Rodin où des personnages

semblent tomber sans fin.

Le mouvement tel que le retranscrit Rodin dans ses sculptures arrache le corps

à sa condition et l’expression qui le traverse alors le rapproche de la danse. Ce n’est plus

un corps souffrant ou seulement soucieux de son bon fonctionnement qui est représenté
1
Pour sculptures : voir « Annexe II : Le mouvement »

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mais un corps qui est l’expression de l’âme, qui occupe l’espace avec solennité et le

traverse en quelque sorte. La chair n’est plus ici une matière molle et sans vie, un sac à

organe mais une chair vivante, vibrante qui laisse transparaître l’intérieur. En cela le

mouvement arrache déjà le corps à sa quotidienneté, sa contingence.

Le corps de l’artiste en train de travailler n’est déjà plus banal : l’observation

du modèle, de la nature, l’oblige à se mouvoir pour suivre son œil qui prend là « un

certain commandement que notre volonté alimente.1 » « L’artiste avance, recule, se

penche, cligne des yeux, se comporte de tout son corps comme un accessoire de son œil,

devient tout entier organe de visée, de pointage, de réglage, de mise au point.2 » Le

mouvement de l’artiste est retranscrit dans l’énumération des actions, les propositions

juxtaposées ont des longueurs variables qui traduisent le rythme du mouvement de

l’artiste, tantôt rapide, frénétique, tantôt lent et presque suspendu. C’est l’esprit qui

encadre le mouvement de l’œil et du corps, empêchant l’un d’ « errer3 » et l’autre de

« prendre la tangente. » Ainsi, l’esprit vient « à bout des libertés locales » pour garantir

« la liberté du dessin. » Tout le corps du sculpteur, dessinateur ou peintre est au service

de l’expression, c’est son esprit qui, par son cheminement, entraîne le mouvement de

son corps et c’est l’apprentissage préalable de la technique qui garantira l’efficacité de

la représentation de la vision du monde de l’artiste.

Il n’y a, pour aller à la danse, qu’un pas à faire. En effet, elle se distingue du

mouvement banal par l’état et le temps qu’elle crée mais, contrairement à la peinture ou

à la sculpture, l’œuvre chorégraphique est éphémère en cela qu’elle cesse d’exister

lorsque la danseuse, l’outil de cet art, s’arrête.

1
Paul Valéry, « Voir et tracer », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 77
2
Ibid,, p. 82
3
Ibid., p. 81

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III- La danse

A- Vers une définition de la danse

Paul Valéry, en spectateur assidu, mène une réflexion sur la danse et tente de la

définir : vient en premier L’Ame et la danse en 1921, puis « Philosophie de la danse »,

conférence qu’il donne en 1936 lors d’un spectacle de Madame Argentina, danseuse de

flamenco, et Degas, danse, dessin, évocation du peintre et de divers sujets à propos de

lui et de son œuvre. Dans chacun de ses textes, il suit, à chaque fois, un raisonnement

similaire, nous l’avons vu, qui part du corps quotidien pour arriver, par le biais du

mouvement, à la danse.

La pensée du Dialogue est physiologique, - depuis les


troubles digestifs du début prélude, jusqu’à la syncope finale.
L’homme est esclave du sympathique et du pn. gastrique.
Sensations somptuaires, mouvements de luxe, et pensées
spéculatives n’existent qu’à la faveur du bon vouloir de nos tyrans
de la vie végétative. La danse est le type de l’échappée.1

Le corps et sa contingence sont décrits avec un vocabulaire « physiologique » spécialisé

(« troubles digestifs », « syncope », « sympathique » désignant ici le système

neurovégétatif, système inconscient, « pn. gastrique »), mais, paradoxalement, cette « vie

végétative » est dominante et influe sur toute activité a priori superflue décrite alors

comme un luxe (« sensations somptuaires », « mouvements de luxe », « pensées

spéculatives »). La danse est un moment d’« échappée », une libération du quotidien.

Néanmoins, la question essentielle à propos de la danse est celle de la

différenciation entre le simple mouvement quotidien et la danse. En quoi ces deux types

1
Paul Valéry, « Lettre de Valéry à Louis Séchan », L’Ame et la danse, op. cit., p. 189

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de gestes sont-ils distincts ? Qu’est-ce qui fait que l’on est dans le quotidien ou dans la

danse ?

1- Le mouvement et la danse

Dans un premier temps, Paul Valéry définit la danse comme « un art des

mouvements humains, de ceux qui peuvent être volontaires.1 » Mais, c’en est une

catégorie toute particulière. En effet, le « mouvement volontaire » est motivé par une

« condition extérieure », il est lié à un objet et à une intention vis-à-vis de cet objet qui

définit l’espace à parcourir (« il s’agit d’atteindre un lieu ou un objet2 »), le début et la

fin de notre action (« Sa détermination contenait son extermination. »). Le vocabulaire

développé traduit donc l’idée d’objectif (« fin », « but », « point déterminé »,

« détermination », « conclure », « résolution ») et d’achèvement (« le but

rejoint, l’affaire terminée », « cesse », « terme », « action extérieure finie »,

« conclure », « résolution des actes »). « Ce genre de mouvement s’effectue toujours

selon une loi d’économie de force », « qui ne peut pas ne pas régir notre dépense » et

« on ne peut même imaginer d’action extérieure finie, qu’un certain minimum ne

s’impose à l’esprit. » Ces doubles négations mettent l’accent sur cette idée de mesure de

l’effort qui apparaît comme une évidence : on « ne peut pas ne pas » penser de cette

façon-là. Ainsi, « le but rejoint, l’affaire terminée, notre mouvement qui était, en

quelque sorte, inscrit dans la relation de notre corps avec l’objet et avec notre intention,

cesse. » C’est donc l’extérieur du corps (« la relation ») qui détermine son action.

La danse, si elle reste un mouvement volontaire, n’obéit pas aux mêmes lois.

« Au lieu d’être assujetti[e] à des conditions d’économie, [elle] semble, au contraire,

[avoir] la dissipation même pour objet. » Elle se rapproche en cela des « gambades d’un

1
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 27
2
Ibid., p. 27-28

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enfant, ou d’un chien, [de] la marche pour la marche, [de] la nage pour la nage » mais

aussi du besoin de bouger que peut ressentir « l’animal, las de l’immobilité imposée »

ou l’homme « en qui la joie, ou la colère, ou l’inquiétude de l’âme, ou la brusque

effervescence des idées, dégage une énergie qu’aucun acte précis ne peut absorber et

tarir. » La construction des phrases traduit cette dépense d’énergie, les répétitions

(« marche pour la marche, … ») et les énumérations créent un rythme andante, une

certaine énergie qui mène donc naturellement au mouvement.

Le mouvement volontaire quotidien, au contraire, est de l’ordre du nécessaire,

de la préservation du bon fonctionnement de notre organisme. Le vocabulaire utilisé est

celui du corps dépourvu d’âme dont l’économie d’effort est marquée par le vocabulaire

(« nécessaire », « limité », « finie ») et par les formes restrictives « ne… que » :

l’homme est une « machine à vivre1, parfaitement indifférent[] ou insensible[] », « ne

ressentant, n’accomplissant rien que de nécessaire » et n’ayant face au monde « qu’une

réaction limitée, une riposte finie. » Le mouvement quotidien est celui de la survie, qui

ne se soucie que de ce qui est vital « dans les cycles de transformation qui composent

notre fonctionnement organique », c’est-à-dire de l’aspect « physiologique2 » de notre

anatomie. C’est pour cela que « nos actes utiles sont finis », ils répondent à une

nécessité et « vont d’un état à un autre. » La danse, au contraire, se nourrit d’une vitalité

débordante, traduite dans le texte par un vocabulaire d’action (« actes », « le repos n’a

pas de place »3), des successions de propositions courtes et des énumérations

« rythmiques » de vocabulaire spécialisé (« les bonds, les pas comptés, les pointes,

l’entrechats et les rotations vertigineuses »).

En danse, l’énergie se disperse dans l’espace, il n’y a plus un parcours, un acte

« inscrit dans le corps » qui détermine le point de départ, celui d’arrivée et le chemin à

1
Paul Valéry, “Philosophie de la danse”, op. cit., p. 4-5
2
Paul Valéry, « Lettre de Valéry à Louis Séchan », L’Ame et la danse, op. cit., p. 189
3
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 28-32

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parcourir pour atteindre le but fixé. Dans un acte quotidien, on va au plus direct, à ce

qui nous coûte le moins. « Si je pense à me rendre de l’Etoile au Musée, je ne penserais

jamais que je puis aussi accomplir mon dessein en passant par le Panthéon. » Là encore,

la danse s’oppose à la banalité en cela qu’il n’y a aucune recherche d’économie dans le

déplacement : si l’espace est toujours « le lieu des actes : il ne contient pas leur objet1 »

et ne détermine plus l’action de la même manière. Aucun but extérieur, objet ou

personne à rejoindre ne définit de trajet à suivre ; c’est ce que l’on veut donner à voir

qui va déterminer l’espace ; la danseuse le parcourt et lui donne du sens par son

mouvement. Il s’agit donc d’une manière toute nouvelle de l’envisager : non comme un

environnement qu’il nous faut traverser par nécessité mais plutôt un terrain de jeu et

d’exploration et, qui contient cette dissipation d’énergie du mouvement.

La danse, dans sa dépense d’énergie, vise aussi à expérimenter nos capacités

physiques, voire à les pousser à leur maximum tant au niveau de la résistance qu’au

niveau de la coordination :

L’homme s’est aperçu qu’il possédait plus de vigueur, plus


de souplesse, plus de possibilités articulaires et musculaires qu’il
n’en avait besoin pour satisfaire aux nécessités de son existence.
[…]

Nous avons trop de puissances pour nos besoins. […], la


plupart, l’immense plupart, des impressions que nous recevons de
nos sens ne nous servent à rien, sont inutilisables, ne jouent aucun
rôle dans le fonctionnement des appareils essentiels à la
conservation de la vie. Nous voyons trop de choses ; nous
entendons trop de choses dont nous ne faisons rien ni ne pouvons
rien faire […].

Même remarque quant à nos pouvoirs d’action : nous


pouvons exécuter une foule d’actes qui n’ont aucune chance de
trouver leur emploi dans les opérations indispensables ou

1
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 28

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importantes de la vie. Nous pouvons tracer un cercle, faire jouer les


muscles de notre visage, marcher en cadence ; tout ceci, qui a
permis de créer la géométrie, la comédie et l’art militaire, est de
l’action qui est inutile en soi, au fonctionnement vital. 1

L’homme ressent donc un besoin de mettre son corps à l’épreuve, d’en tester et

d’en repousser les limites, de l’utiliser d’une manière plus spécifique et plus extrême

que ne le nécessite la vie courante. C’est l’excès de possibilités qui est exprimé dans cet

extrait : l’auteur emploie des comparatifs de supériorité pour mettre en rapport le

possible et le nécessaire, le vocabulaire de l’utile est sans cesse à la forme négative et

des expressions traduisent la notion de surabondance (« trop de puissance »,

« l’immense plupart », …). C’est donc aussi le besoin d’exploiter le potentiel de notre

anatomie qui pousse l’homme dans des débordements. La danse serait donc un moyen

de canaliser une énergie surabondante, elle est d’ailleurs, pour Alain, « le plus ancien

des arts […et] a pour fin de reprendre et d’ordonner la fureur.2 »

La danse répond bien en effet à cette définition puisqu’« elle consiste à

ordonner ou à organiser nos mouvements de dissipation3. » Loin d’être seulement un

« déportement » issu d’un « trop de puissance », elle est une action maîtrisée, contrôlée

et la danseuse est « cet être qui enfante, qui émet du plus profond de soi-même cette

suite de transformations de sa forme dans l’espace.4 » L’organisation de ses

mouvements est d’ordre spatial et corporel : il s’agit de maîtriser son geste propre dans

la sphère de mouvement du corps (la kinésphère selon le langage de Rudolf Laban) et

dans l’espace du studio ou de la scène.

1
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 4
2
Alain, Système des beaux-arts, Gallimard, coll. idées, 1920, p.52
3
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p.29
4
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 9

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La maîtrise intrinsèque du corps est une des composantes majeures de la danse

et cela suppose une éducation musculaire, « un apprentissage » qui transforme le

corps et le fortifie : « la nature a su enfermer dans cette fille si frêle et si fine, un tel

monstre de force et de promptitude ? Hercule changé en hirondelle.1 » Cet entraînement

donne de la liberté aux mouvements de la danseuse, « […] coups de pieds très élevés,

[…] battements, et […] entrechats.2 » La danseuse est décrite de manière antithétique,

elle est « une chose sans corps3 » à la fois « frêle » et forte et c’est pourquoi ses

mouvements sont des « prodiges » aux yeux du spectateur.

« Dans l’Univers de la Danse, le repos n’a pas de place ; l’immobilité est chose

contrainte et forcée, état de passage et presque de violence, cependant que les bonds, les

pas comptés, les pointes, l’entrechat ou les rotations vertigineuses, sont des manières

toutes naturelles d’être et de faire.4 » Il y a donc un déplacement de valeurs par rapport

au quotidien : ce qui est du domaine de l’économie d’énergie devient une contrainte

quand l’effort est une normalité. Le corps se « détach[e] de ses équilibres ordinaires5 »,

« il est comme doué d’une élasticité supérieure qui récupèrerait l’impulsion de chaque

mouvement et la restituerait aussitôt. On songe à la toupie qui se tient sur sa pointe et

qui réagit si vivement au moindre choc. » La danse mène donc à une « production

incessante de travail », un mouvement perpétuel « entretenu par la consommation

intense d’une énergie de qualité supérieure » que seul l’épuisement, telle la chute

d’Athikté à la fin de L’Ame et la danse, peut arrêter. Néanmoins, une des particularités

de ce mouvement est de jouer avec des nuances d’énergie, de vitesse et de suspension :

« c’est [donc] le Temps, à présent, qui joue le grand rôle …6 »

1
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 128
2
Ibid., p. 131
3
Ibid., p. 120
4
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 32
5
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 8
6
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p.31

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2- Le temps, élément fondamental de la danse

C’est l’usage spécifique que fait la danse du Temps qui la distingue des

mouvements quotidiens et des simples « déportements » : l’organisation de ces

mouvements se fait non seulement dans le corps et l’espace mais surtout dans le temps.

« L’Univers de la Danse et l’Univers de la Musique ont des relations intimes senties de

tous, mais dont personne n’a saisi jusqu’ici le mécanisme, ni montré la nécessité.1 »

Dans l’art chorégraphique, le travail sur la musicalité du mouvement est fondamental et

c’est pourquoi, chez les danseuses de Valéry, « l’oreille est merveilleusement liée à la

cheville.2 » D’ailleurs, la « très longue flûtiste aux cuisses fuselées [… qui] allonge son

pied élégant dont l’orteil marque la mesure3 » dans L’Ame et la danse, devient, l’espace

d’un instant, danseuse à son tour lorsque « les musiciennes s’écoutent […] adhèrent à la

chose [la marche d’Athikté], et semblent insister sur la perfection de leur

accompagnement. » Et « la danseuse est, pour Paul Valéry, le “point philosophique”

(Mallarmé) où le mouvement et le son, la cheville et l’oreille abolissent leurs

différences.4 »

Elle cède, elle emprunte, elle restitue si exactement la


cadence, que si je ferme les yeux, je la vois exactement par l’ouïe.
Je la suis, je la retrouve, et je ne puis jamais la perdre ; et si, les
oreilles bouchées, je la regarde, tant elle est rythme et musique,
qu’il m’est impossible de ne pas entendre les cithares.5 […]

1
Ibid., p.31
2
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p.115
3
Ibid., p. 122
4
Michèle Finck, « Musique et danse, oreille et cheville », Corps provisoires : danse, cinéma, peinture,
poésie, Dir. Jean Rouch, Armand Collin, Coll. Arts chorégraphiques : l’auteur dans l’œuvre, 1992, p. 83
5
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 114-115

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Paul Valéry retranscrit, dans L’Ame et la danse, le travail sur la musicalité. Il y

a une grande « rythmicité » du dialogue qui s’explique par l’usage de différents

procédés.

Les points de suspension introduisent un souffle dans le dialogue. Le contexte

de la conversation et de la réflexion justifie leur utilisation et ils accentuent

l’étonnement des personnages lorsqu’ils contemplent les danseuses et décrivent leurs

gestes. Ils apportent des moments de suspension, des pauses dans les tirades des

personnages et permettent ainsi de les aérer par des alternances, comme en musique, de

phrasés suspensifs et conclusifs. Ces phrasés sont soutenus par l’usage, selon les cas, de

cadences majeures ou mineures (« Par les dieux, les claires danseuses ! … Quelle vive

et gracieuse introduction des plus parfaites pensées ! …1 »). Ces suspensions sont

contrebalancées par des énumérations qui tendent à accélérer la diction, à la tonifier

pour ensuite la briser par une digression et repartir de plus belle.

Oh ! Jouissons encore un peu, naïvement, de ces beaux


actes… A droite, à gauche ; en avant, en arrière ; et vers le haut
et vers le bas, elle semble offrir des présents, des parfums, de
l’encens, des baisers, et sa vie elle-même, à tous les points de la
sphère, et aux pôles de l’univers …

Elle trace des roses, des entrelacs, des étoiles de


mouvement, et de magiques enceintes… Elle bondit hors des
cercles à peines fermés… Elle bondit et court après des
fantômes ! … Elle cueille une fleur, qui n’est aussitôt qu’un
sourire ! … Oh ! comme elle proteste de son inexistence par une
légèreté inépuisable ! … Elle s’égare au milieu des sons, elle se
reprend à un fil… C’est la flûte secourable qui l’a sauvée ! O
mélodie ! …2

1
Ibid., p. 114
2
Ibid., p. 130

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Les phrases font aussi alterner des rythmes binaires et ternaires, qui créent des

dynamiques plus ou moins rapides. L’organisation syntaxique des phrases crée des

rythmes différents qui ne laissent jamais le lecteur s’installer dans un mode. Ce texte,

avec tous ses changements de dynamique, suggère la danse, qui comporte, elle aussi,

des nuances de vitesse et de qualité (le ternaire comme un roulis et le binaire comme un

changement plus net de direction, une qualité plus tranchée).

Le temps de la danse a une valeur propre et spécifique à celle-ci car elle est un

art éphémère qui se termine lorsque la danseuse s’arrête. « … the dancer’s harmonius

succession of movements which we have not even time to realize individually before

one is succeded by another, and the whole has vanished from before our eyes. 1 »

L’œuvre dansée a cela de particulier qu’elle n’a pas une existence durable, comme une

statue, elle est faite du corps de la danseuse en action mais meurt et revit de manière

toujours nouvelle à chaque représentation. Sa valeur n’en est pas amoindrie pour autant

car elle a un potentiel d’expression tout aussi grand que d’autres arts et laisse ainsi une

impression, une empreinte, sur son spectateur. « To have created beauty for an instant is

to have achieved an equal result in art with one who has created beauty which will last

many thousands of years. Art is concerned only with accomplishment, not with

duration.2 »

“Qu’est-ce que le Temps ? Mais qu’est-ce que la danse ?”

Mais la danse, […] ce n’est après tout qu’une forme du


Temps, ce n’est que la création d’une espèce de temps, ou d’un
temps d’une espèce toute distincte et singulière.3

1
« La danseuse produit une harmonieuse succession de mouvements que nous n’avons pas le temps de
percevoir individuellement avant qu’un autre ne lui succède et que le tout se volatilise devant nos yeux. »
Arthur Symons, « A paradox in Art », Play, Acting and Music, a book of theory, Londres, Constable & Co,
1909, p.316-317, cité par Guy Ducrey, “Danseuses statufiées ou les infortunes du modèle », Corps et
graphies, p.207
2
« Créer la beauté pour un instant seulement possède en soi le même degré d’achèvement artistique que la
création d’une beauté qui durera plusieurs milliers d’années. L’art se joue dans son accomplissement et non
dans sa durée de vie. », Ibid. p.208
3
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p.7

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C’est en effet une espèce de temps toute singulière en cela qu’elle transforme

le corps et le met dans un état particulier, un état de danse :

[L’homme] a découvert que certains de ces mouvements lui


procuraient par leur fréquence, leur succession ou leur amplitude,
un plaisir qui allait jusqu’à une sorte d’ivresse, et si intense parfois,
qu’un épuisement total de ses forces, une sorte d’extase
d’épuisement pouvait seule interrompre son délire, sa dépense
motrice exaspérée.1

3- L’état de corps

La danse se caractérise donc aussi par l’état qu’elle crée : le mouvement

« modifi[e] notre sentiment d’énergie, […] cré[e] un certain état de ce sentiment. 2 »

Ainsi, ces sensations inhabituelles, font sortir le corps du quotidien.

[Le corps,] comme par l’effet d’un choc intérieur, entre dans
une sorte de vie à la fois étrangement instable et étrangement
réglée ; et à la fois étrangement spontanée, mais étrangement
savante et certainement élaborée.3

C’est un besoin qui vient « du plus profond » de la danseuse contrairement à n’importe

quelle action quotidienne qui est régie par l’extérieur, par sa « relation du corps avec

l’objet4 » poursuivi.

Paul Valéry explique, dans « De la danse », que cet « état de danse5 » est crée

par un « cycle d’actes musculaires qui se reproduit, comme si la conclusion ou

l’achèvement de chacun d’eux engendrait l’impulsion du suivant. » La fréquence de cet

enchaînement crée une « sorte d’ivresse qui va de la langueur au délire, d’une sorte

1
Ibid., p.4
2
Ibid. p. 28
3
Ibid., p. 8
4
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 27
5
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 31

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d’abandon hypnotique à une sorte de fureur. » Il y a une gradation dans les termes

utilisés, tous évoquent « l’ivresse » en général mais l’on passe d’une situation de

passivité à une activité débordante, une « fureur. » Cet état de danse s’assimile à la

ferveur poétique, cet « enthousiasme qui envahit nos sentiments, nos actes ou nos

pensées1 » et c’est peut-être pour cela que Paul Valéry l’évoque si justement. « Le

danseur marque sa prestation dans l’espace ; le poète la délivre sur le papier.2 » De la

même manière que la danseuse, il utilise sa propre énergie créatrice pour nourrir son

écriture, il est

dans un « état qui ne peut se prolonger, qui nous met hors ou


loin de nous-mêmes, et dans lequel l’instable pourtant nous
soutient, tandis que le stable n’y figure que par accident, nous
donne l’idée d’une autre existence toute capable des moments les
plus rares de la nôtre, toute composée des valeurs-limites de nos
facultés […] ce que l’on nomme vulgairement : inspiration …3

Un vocabulaire de l’extrême (« loin », « instable », valeurs-limites », …) est développé

ici et le seul le mot qui s’oppose à ce champ lexical (« stable ») est associé à un

« accident », ce qui le réduit à néant.

Paul Valéry assimile la création de cet état de danse au phénomène de

« résonance », le mouvement semble se nourrir de l’énergie qu’il dégage et provoque

ainsi cet état de transe traduit par tous les termes utilisés par Valéry et que l’on retrouve

chez Athikté dans la partie finale de sa danse, lorsque « hommes et femmes en cadence

mènent le chant jusqu’au tumulte.4 » Mais, le corps de la danseuse, arrivé au sommet de

sa danse, « par sa simple force, et par son acte, est assez puissant pour altérer plus

1
Joël Figari, La ferveur, ça bout mais… ça ne cuit pas, http://www.ac-
grenoble.fr/PhiloSophie/articles.php?ing=fr&pg=55, 2005
2
Bettina L. Knapp, « Valéry : Archéype du danseur socratique », L’écrivain et la danse, trad. Daniel Cohen,
L’Harmattan, 2002, p. 182
3
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 33
4
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 146

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profondément la nature des choses que jamais l’esprit dans ses spéculations et dans ses

songes n’y parvint.1 » La danse se différencie donc de la poésie dans l’effet produit par

sa manifestation.

La danseuse, dans cet état, crée une durée propre, « toute faite d’énergie

actuelle toute faite de rien qui puisse durer2 » et sa fureur la pousse ainsi dans une

instabilité permanente.

[La danseuse] est l’instable, elle prodigue l’instable, passe


par l’impossible, abuse de l’improbable ; et à force de nier par son
effort l’état ordinaire des choses, elle crée aux esprits l’idée d’un
autre état, d’un état exceptionnel, - un état qui ne serait que
d’action.3

Les substantifs utilisés sont tous construits sur le préfixe négatifs –in– et renforcent le

caractère extraordinaire de la danse, art qui nie tout équilibre ordinaire.

Et l’instabilité est d’ailleurs l’impression qui reste dans l’esprit du spectateur,

l’idée que dans « l’Univers de la Danse, le repos n’a pas de place. 4 » La danseuse est

comparée, dans L’Ame et la danse et dans « Philosophie de la danse », à une

« flamme5 », « l’acte de ce moment qui est entre la terre et le ciel6 » et qui libère

totalement le corps.

Il y a néanmoins un paradoxe dans la description que fait Paul Valéry de l’état

de danse : il semble confronter deux mondes totalement différents, celui de la danse

classique et celui de la danse libre.

1
Ibid., p. 148
2
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 8
3
Ibid.
4
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 32
5
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 8
L’Ame et la danse, op. cit., Dix fois p. 141 et 143
6
Ibid., p. 143

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En effet, les qualités de mouvement (« la flamme »), l’instabilité et l’état de

corps dont on a parlé précédemment sont des éléments propres à la danse libre encore

utilisés aujourd’hui en danse contemporaine, ils n’appartiennent pas à la danse

classique. Isadora Duncan, dans sa recherche sur les mouvements naturels du corps a

cherché à exprimer les sentiments humains et, pour cela, elle a rejeté toutes les formes

académiques et travaillé sur la mobilité (« le déséquilibre ») et la qualité du corps, qui

sont, aujourd’hui, des fondamentaux de la technique contemporaine. La « transe » dont

parle Paul Valéry se retrouve de même dans les danses d’Isadora Duncan ; Françoise

Dupuy explique qu’elle imaginait Isadora Duncan dans le personnage d’Athikté et

qu’elle-même, dans la danse se trouve « un peu dans un état second … un autre

monde… 1»

La pièce de Paul Valéry se déroule pendant l’Antiquité, comme le montrent les

noms des personnages (« Socrate », « Eryximaque », « Phèdre », …), la scène de festin,

… Cette période de l’histoire est d’ailleurs l’une des sources d’inspiration principales

d’Isadora Duncan. « Si elle a adopté la tunique grecque, c’était pour retrouver le naturel

et la simplicité : elle dansait pieds nus, et avait su libérer son corps de tous les

ornements artificiels pour garder à la Danse toute sa pureté.2 » Athikté, dans L’Ame et la

danse, est également pieds nus même si paradoxalement, elle monte sur pointes. Il y a,

en effet, tout un vocabulaire classique dans le discours de Paul Valéry mais il semble

malgré tout évoquer « Isadora Duncan plus que la danse classique… Ou alors, la danse

classique sublimée.3 » En effet, l’univers du ballet se concentre sur une recherche de

l’équilibre et de l’élévation, où la ballerine est cet idéal de grâce et d’harmonie. Ainsi, le

1
Françoise Dupuy, « Annexe III : entretien avec Françoise Dupuy »
2
André Dunoyer de Segonzac, « Préface », Sous le signe d’Isadora, Musée Bourdelle, Les Presses
artistiques, 1966, p. 3
3
Françoise Dupuy, « Annexe III : entretien avec Françoise Dupuy ».
Les lithographies de l’édition numérotée de L'Ame et la danse, (Paris, Javal et Bourdeaux éditeurs, édition à
tirage limité (500 exemplaires), 1926) représentent des danseuses en tuniques grecques qui rappellent aussi
fortement Isadora Duncan.

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corps mince, souple et fort des danseuses de Valéry, le vocabulaire technique (« les

bonds, les pas comptés, les pointes1 », « battements », « entrechats2 ») et la montée sur

pointe d’Athikté (« tout son corps, sur ce gros doigt puissant se déplace.3 ») rappellent

la danse classique. Mais, à une époque où le langage de la danse contemporaine n’existe

pas encore, le recours au vocabulaire existant semble inévitable pour décrire la danse.

Cependant, l’idée de transe et d’abandon au mouvement prédomine largement

dans les textes de Paul Valéry et s’oppose à l’idée d’équilibre de la danse

classique. L’état de corps est donc fondamental pour Valéry car non seulement il libère

le corps de sa trivialité, mais il le transcende, le place au même niveau que l’âme ou que

l’esprit. Le corps dansant est alors un poème « dénué de tout appareil du scribe4 »,

capable d’une grande expression.

1
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 32
2
Paul Valéry, L’Ame et la danse, Gallimard, coll. Poésie, 1970, p. 131
3
Ibid, p. 147
4
Stéphane Mallarmé, «Crayonnés au théâtre », Divagations in Igitur, Gallimard, coll. Poésie, 1982, p. 193

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B- Le sens de la danse

Paul Valéry, dans ses œuvres, évoque, nous l’avons vu, la danse libre et non la

danse classique. Isadora Duncan est retournée aux sources de la civilisation occidentale

pour fonder son art, c’est-à-dire à la période de l’Antiquité. On retrouve d’ailleurs dans

les textes de Paul Valéry sur la danse des points communs importants avec ceux de

Lucien de Samosate. Les deux auteurs développent une idée similaire de la danse avec

cependant des nuances liées, pour la plupart, au contexte historique de ces textes.

Pourtant, Paul Valéry dit, dans une lettre à Louis Séchan, que ni « Callimaque, ni

Lucien, ni Xénophon, ni la Parthénie ne [lui] étaient connus.1 » Il construit donc son

modèle de la danse sans autre référence que les textes de Mallarmé et qu’un livre

d’Etienne-Jules Marey (médecin et physiologiste qui s’intéressa très tôt au mouvement)

« ouvert sur [sa] table.2 » Cet idéal de la danse réunit à la fois la grâce, l’expression et

une parfaite musicalité du mouvement. C’est en cela que les textes de Paul Valéry se

rapprochent du dialogue intitulé De Saltatione (ou De la danse) de Lucien de Samosate.

Après avoir comparé les textes des deux auteurs, nous nous pencherons sur ce que

Rodin nomme « le sentiment religieux dans l’art3 » et qui est présent dans la danse

valéryenne avant de voir ce quelle est précisément la place de la danse dans la période

qui nous intéresse.

1- Lucien et Valéry

e
Lucien de Samosate, rhétoricien et philosophe du II siècle, écrivit un dialogue

intitulé De la danse qui met en scène deux personnages, Lycinus et Craton, dont

l’opinion sur la danse diverge. Alors que Lycinus est un fervent défenseur de l’art

1
Paul Valéry, « Lettre à Louis Séchan », L’Ame et la danse, op. cit., p. 189
2
Ibid.
3
Auguste Rodin dans L’Illustration, 28 juillet 1806, cité par Georges Bois, Rodin et l’extrême orient, Musée
Rodin, 4 avril-2 juillet 1979

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chorégraphique, Craton trouve ce spectacle inconvenant, ridicule et impropre au

philosophe. Lycinus fait alors une longue tirade pour démontrer l’utilité et la beauté de

la danse à son ami qui s’accorde finalement sur ses dires. Il y a, dans ses propos, des

éléments que l’on retrouve dans les textes de Paul Valéry, soit qu’ils sont des

fondamentaux de la danse, soit nuancés par l’auteur du XXe siècle.

Néanmoins, la première caractéristique commune ne se trouve pas dans la fond

mais dans la forme utilisée par Paul Valéry dans L’Ame et la danse et par Lucien de

Samosate dans De la danse : le dialogue.

Le dialogue est un genre prisé entre 1900 et 1930 lorsqu’il


s’agit de dire la danse. Dans une période où l’art chorégraphique
connaît une libération sans précédent, et prétend se renouveler en
particulier par un retour à ses racines antiques, l’écriture de la
danse tente elle-même de se ressourcer dans l’Antiquité.1

Ainsi, Paul Valéry, comme beaucoup d’autres auteurs (Pierre Louÿs, Symons) emprunta

au genre ancien pour traduire sa réflexion, comme il l’avait fait peu auparavant pour

Eupalinos ou l’architecte.

Le dialogue est l’opération qui transforme des données par


voies d’échange (Demande-Réponse) entre des systèmes à
implexe2 dont l’inégalité est supposée. Le nombre de variables (de
ces systèmes) qui entrent en jeu est variable et définit le genre,
depuis le dialogue philosophique jusqu’au plus ordinaire.3

Les textes de Valéry et de Lucien répondent bien à cette définition : des

personnages réunis débattent ensemble d’un sujet qui les divise jusqu’à arriver à une

réponse commune. Il y a néanmoins des différences entre les deux dialogues. Chez

1
Guy Ducrey, « Dialogue sur la danse et dialogues de danseuses », Ecrire la danse dir. Alain Montandon,
Clermont-Ferrand, Presses universitaires Pascal Blaise, 1999, p. 123
2
Le terme d’implexe « désigne moins l’inconscient, mais dénué alors de toute libido, que le potentiel de
réaction dont est doté l’individu. »
3
Alexandre Lazaridès, « Les effets de l’interrogation », Valéry : pour une poétique du dialogue, Montréal,
Les Presses de l’université de Montréal, 1978, p. 11

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Lucien, il n’y a pas d’égalité d’échange entre les deux personnages ; Craton est plutôt

un prétexte au discours qu’un réel participant au dialogue, en premier lieu, il soutient

des arguments stéréotypés contre la danse mais sans les développer et s’accorde

finalement très facilement avec la démonstration de Lycinus.

Chez Paul Valéry, au contraire, le dialogue est véritablement le vecteur qui

permet la construction d’une pensée sur la danse. Alors que Phèdre et Eryximaque

s’opposent dans leur manière de voir la danse, Socrate fait la synthèse des différents

propos et, en ajoutant à cela ses propres arguments, fonde une pensée de la danse. Le

texte de Valéry est donc plutôt un dialogue dissertatif où les personnages seraient la

thèse, l’antithèse et la synthèse et où la danseuse, « désormais reconnue comme légitime

et pertinent1 » apporte la conclusion à leur discussion. Le personnage de Socrate n’est

pas ici l’inventeur de la maïeutique, l’accoucheur des esprits mais un participant actif

qui dirige et alimente le dialogue, peut-être Paul Valéry élaborant sa pensée. De plus,

Le dialogue est un genre prisé entre 1900 et 1930 lorsqu’il


s’agit de dire la danse. Dans une période où l’art chorégraphique
connaît une libération sans précédent, et prétend se renouveler en
particulier par un retour à ses racines antiques, l’écriture de la
danse tente elle-même de se ressourcer dans l’Antiquité.2

Ainsi, si ces auteurs utilisent tous deux la même forme pour parler de la danse,

ils n’en font pas le même usage. Lucien, rhétoricien de formation, l’utilise comme un

discours visant à démontrer une idée et à convaincre son adversaire alors que Paul

Valéry, plus philosophe, s’en sert comme d’un processus réflexion où les idées

devenues des personnes à part entières débattent du sujet qui les intéresse.

1
Guy Ducrey, « Dialogues sur la danse et dialogues de danseuses », Ecrire la danse, dir. Alain Montandon,
op. cit,, p. 127
2
Ibid., p. 123

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Le discours de Lucien est finalement un premier traité sur la danse. En effet,

l’auteur se place à la fois du point de vue du spectateur qui juge le spectacle de la danse

mais aussi de celui d’une autorité qui définit ce que la danse et le danseur doivent être

sous tous les points de vue (esthétique, technique, culturel, …). En juge, il parle aussi

du mauvais danseur et son discours est plus dogmatique que réflexif. Au contraire, Paul

Valéry se place toujours en spectateur, il tente de donner une définition de la danse qui

soit la plus universelle possible mais n’en fait pas un dogme. Il ne porte pas de regard

évaluateur sur le spectacle mais essaie plutôt d’analyser la danse dans son essence et

l’origine du plaisir qu’il prend à regarder de la danse.

Le dialogue s’offre [alors] comme une aubaine. N’a-t-il pas


pour principe premier d’être, justement, ouvert ? Tissé de
contradictions, sans cesse relancé, jamais clos… Tout comme,
peut-être la danse moderne.1

Les deux auteurs s’accordent d’ailleurs à dire que la danse est « agréable2 » et

« assouplit l’âme de ceux qui la voient. » Tous deux utilisent un vocabulaire très positif

pour parler de la danse, elle possède non seulement une grande « beauté », qui fait que

l’on a du « plaisir » à la regarder, mais aussi une « utilité » en tant qu’art. Les danseurs

sont des êtres beaux et gracieux, ceux de Lucien ont « la vigueur d’Hercule et la

délicatesse de Vénus3 » quand la danseuse de Valéry est une « chose sans corps4 »

« délicieusement dure, et inexprimablement souple5 » : « Hercule changé en

hirondelle.6 » Le danseur de Lucien a « la souplesse, la flexibilité, la légèreté7 » et « une

force considérable » et se conforme aussi au « modèle de Polyclète » :

1
Ibid., p. 122
2
Lucien de Samosate, « De la danse », op. cit., p. 3
3
Ibid., p. 22
4
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 120
5
Ibid., p. 114
6
Ibid., p. 128
7
Lucien de Samosate, « De la danse », op. cit., p.21

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c’est-à-dire d’une taille qui ne soit ni trop grande et vraiment


gigantesque, ni pourtant trop petite et se rapprochant de celle d’un
nain ; je le veux d’une proportion exacte, juste, point trop de gras,
ce qui nuit à l’illusion, ni trop maigre, ce qui tourne au squelette et
presque au cadavre.1

La différence tient juste à un fait historique : au temps de Lucien, les hommes seuls

dansaient tous les rôles, les femmes sont donc absentes de ce texte. Depuis un peu plus

d’un siècle, la danse est devenue un domaine majoritairement féminin et c’est pourquoi

Paul Valéry n’évoque qu’un seul danseur dans ses textes, Nettarion « qui est si laid2 » et

qui ne mérite donc pas d’attention particulière.

Le corps est « à la fois svelte et robuste3 » car il est entraîné à « se ployer

comme de l’osier, et, à l’occasion, résister avec force. » C’est donc la danse qui rend le

danseur beau et harmonieux et en cela, elle « a encore beaucoup d’affinité avec la

peinture et la sculpture, dont elle paraît imiter les heureuses proportion, et à cet égard

elle ne cède rien à Phidias et à Apollon. 4 » Sa musicalité est aussi un fait important tant

pour Valéry, nous l’avons vu, que pour Lucien. Pour l’antique, « la danse s’adresse aux

oreilles et aux yeux5 » et c’est exactement ce que l’on retrouve dans L’Ame et la danse

quand Socrate dit d’une danseuse que son « oreille est merveilleusement liée à la

cheville6 » et « qu’elle paye l’espace avec de beaux actes bien égaux.7 » De même, les

pieds de la danseuse valériennes « babillent entre eux, et se querellent comme des

colombes8 » quand, chez Lucien « leurs pieds délicats foulent en cadence les bords de la

1
Ibid., p. 22
2
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p.116
3
Lucien de Samosate, « De la danse », op. cit., p.23
4
Ibid., p. 13
5
Ibid., p. 23
6
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 115
7
Ibid., p. 122
8
Ibid., p. 127

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fontaine aux eaux violettes1 », la musicalité de la danse, sa concordance avec

l’accompagnement musical est donc aussi important chez Lucien, comme chez Valéry.

L’expression aussi est une composante fondamentale de la danse chez l’un

comme chez l’autre. La danse « est l’acte pur des métamorphoses2 », ainsi, le danseur

doit avoir « plusieurs âmes dans un seul corps3 » pour pouvoir exprimer multiples

sentiments.

Aussi l’éloge le plus complet qu’il puisse obtenir des


spectateurs, c’est que chacun d’eux, en le voyant jouer, reconnaisse
ses propres sentiments, et voie dans le danseur, comme dans un
miroir, soi-même, ses passions et ses actions de chaque jour.4

De même, lorsque Phèdre dit qu’il voit l’amour dans la danseuse, il la voit

représenter un sentiment, chose abstraite que seule la « danseuse peut […] rendre

visible par ses beaux actes5 » et dont on peut tirer des enseignements.

La contemplation de la danseuse me fait concevoir bien des


choses, et bien des rapports de choses, qui, sur-le-champ, se font
ma propre pensée, et pensent, en quelque sorte, à la place de
Phèdre. Je me trouve des clartés que je n’eusse jamais obtenues de
la présence toute seule de mon âme.6

Les deux auteurs développent un vocabulaire de la contemplation

(« spectateur », « voit », « contemplation ») et de la pensée, de l’émotion

(« sentiments », « passions », « me fait concevoir », « pensent […] à la place de

Phèdre », « clartés ») qui s’entremêlent. L’émotion, comme les suggestions de la pensée

naissent donc de la contemplation de la danse, elles sont cependant différentes pour

1
Lucien de Samosate, « De la danse », op. cit., p. 9
2
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 134
3
Lucien de Samosate, « De la danse », op. cit., p. 20
4
Ibid., p. 24
5
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 133
6
Ibid., p ; 132

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chacun. On retrouve cette idée chez Lucien de Samosate quand Lycinus dit qu’il est

« toujours revenu du théâtre beaucoup plus instruit et plus clairvoyant dans les affaires

de la vie.1 » 2

La danse évoque, pour les personnages comme pour leurs auteurs, mille choses

tantôt abstraites, tantôt concrètes qui se traduisent dans la qualité du mouvement du

danseur Ainsi, Lucien dit d’un « danseur habile » que « par la rapidité de ses

mouvements, il imitait la fluidité de l’eau, la vivacité de la flamme, la férocité d’un lion,

la colère d’un léopard, l’agitation d’un astre, en un mot, tout ce qu’il voulait 3» et on

retrouve cette même idée de mer et de flamme4 dans L’Ame et la danse.

Néanmoins, l’expression ne demande pas, pour les deux auteurs, les mêmes

qualités de la part des danseurs. Pour Lucien, le danseur doit être un être extrêmement

cultivé, nourri de mythes et d’histoire, il faut « qu’il connaisse encore les mystères les

plus secrets […] et qu’il en exprime quelques-uns par ses gestes », « en un mot, il ne

doit rien ignorer de tout ce qu’ont écrit Homère, Hésiode et les bons poètes...5 » afin de

pouvoir « s’identifi[er] avec les personnages qu’il représente6 » et jouer au plus juste

son rôle. L’expression fait donc partie intégrante de la technique au même titre que

l’entraînement physique et que la musique. Le danseur doit pouvoir exprimer n’importe

quelle émotion selon la seule volonté. « Il faut que celui qui voit danser puisse […]

comprendre le muet et entendre le danseur qui garde le silence.7 »

1
Lucien de Samosate, « De la danse », op. cit., p. 3
2
Guy Ducrey, « Dialogues sur la danse et dialogues de danseuses », Ecrire la danse, dir. Alain Montandon,
op. cit., p. 128. L’auteur évoque aussi ces ressemblances entre les deux dialogues : « Lucien rapportait
l’histoire d’un tyran qui, séduit par l’art d’un danseur, aurait déclaré : “J’entends ce que tu fais ; je ne le vois
pas seulement, mais il me semble que tu parles avec tes mains.” Et le Socrate de Valéry sur la danse : “Leurs
mains parlent, et leurs pieds semblent écrire” »
3
Ibid., p. 8
4
p.133 « Mais n’est-elle pas soudain, une véritable vague de la mer ? – Tantôt lourde, tantôt plus légère que
son corps, elle bondit, comme un roc heurtée ; elle retombe mollement… C’est l’onde ! »
p. 143 « Voyez-moi ce corps, qui bondit comme la flamme remplace la flamme… »
5
Lucien de Samosate, « De la danse », op. cit., p. 17
6
Ibid., p. 19
7
Ibid., p. 18

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Chez Valéry, l’expression n’est pas une affaire de savoir-faire mais elle trouve

son origine dans l’acte même de la danseuse, dans ses mouvements. Elle-même « est

peut-être une sotte1 » et « qui sait quelles superstitions et quelles sornettes forment son

âme ordinaire ? » Néanmoins, ce n’est pas son esprit qui permet l’expression mais son

mouvement et cette sorte de transe qu’il entraîne : « elle tourne, et tout ce qui est

visible, se détache de son âme ; toute la vase de son âme se sépare enfin du plus pur.2 »

Elle ne maîtrise pas tout ce qu’elle fait, mais « est dévorée de figures innombrables3 » et

son corps en « lutte contre l’esprit » « s’enivre de l’excès de ses changements » et

« semble ignorer ce qui l’entoure », se prenant lui-même pour une pensée. Et si la

technique la rend capable de danser, d’être musicale, l’expression vient de ce que la

danseuse s’abandonne à son mouvement : « Asile, asile, ô mon asile, ô tourbillon ! -

J’étais en toi, ô mouvement, en dehors de toutes les choses…4 » « La danseuse n’a point

de dehors…5 », la danse « se passe dans son état, elle se meut dans elle-même » et

constitue « comme une manière de vie intérieure. » Valéry diverge donc ici de Lucien

dans sa définition de l’origine de l’expression car selon lui, ni la culture et l’intelligence

de la danseuse, ni sa technique ne sont en jeu. C’est sa capacité à se laisser envahir par

ce qu’elle fait sans chercher plus la maîtrise du geste qui provoque l’émotion chez elle

comme chez le spectateur. En cela, elle est proche du « sentiment religieux6 » dont parle

Auguste Rodin à propos de l’art et qui se retrouve chez Paul Valéry mais aussi chez

Lucien de Samosate.

1
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 143
2
Ibid., p. 147
3
Ibid., p. 144-145
4
Cf. Annexe 1 : interview de Françoise Dupuy sur son interprétation du rôle d’Athikté dans une mise en
scène de L’Ame et la danse.
5
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 9-10
6
Auguste Rodin dans L’Illustration, 28 juillet 1806, cité par Georges Bois, Rodin et l’extrême orient, op. cit.
Rodin, 4 avril-2 juillet 1979

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2- Le sentiment religieux dans l’art

Dans son dialogue De la danse, Lucien décrit non seulement ce que doit être la

danse mais aussi quelle est sa place dans diverses sociétés. Ainsi, les « Lacédémoniens

[…] ne font rien sans l’assistance des muses 1» et les guerriers redoutés sont également

de bons danseurs.

A Delos, on ne faisait point de sacrifice [acte très religieux]


sans danser : tous se célébraient avec de la danse et de la musique.
Des jeunes gens se réunissaient en chœur : les uns dansaient
ensemble au son de la flûte et de la cithare, les plus habiles, séparés
des autres, dansaient seuls aux chansons. 2

Par ailleurs, « le fond de la danse […] est l’histoire antique […] depuis le chaos

et la naissance du monde, jusqu’à Cléopâtre, reine d’Egypte. L’érudition du danseur

doit embrasser […] toute cette période.3 » La société antique est fondée en grande partie

sur les mythes : les guerres des dieux font donc partie de l’histoire des hommes. Ainsi,

l’art, dans l’Antiquité, est très lié à la culture et, tous les domaines artistiques, de la

scultpure au théâtre, accompagnent les célébrations religieuses.

Rodin appréciait d’ailleurs les artistes cambodgiennes car leurs danses étaient

liées aux rites traditionnels. « En effet, ces danses sont religieuses parce qu’elles sont

artistiques ; leur rythme est un rite, et c’est la pureté du rite qui leur assure la pureté du

rythme.4 » L’art est donc présent dans l’expression religieuse mais, comme le montre le

chiasme entre « rythme » et « rite », les deux domaines se nourrissent l’un l’autre. En

effet, si l’art élève le spirituel en l’illustrant, « la profonde croyance [de l’artiste] en

l’unité de la nature » lui permet de réaliser de grandes œuvres. Le « sentiment

1
Lucien de Samosate, « De la danse », op. cit., p. 6
2
Ibid., p. 8
3
Ibid., p. 13
4
Auguste Rodin dans L’Illustration, 28 juillet 1806, cité par Georges Bois, Rodin et l’extrême orient,op. cit.
Rodin, 4 avril-2 juillet 1979

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religieux » de ces danseuses vient du fait qu’elles sont, selon Rodin, comme dans toute

religion, « les gardiennes des grandes mimiques harmonieuses, par lesquelles la nature

humaine exprime ses joies, ses angoisses, ses certitudes. » Pour Rodin, cependant, le

sentiment religieux ne se limite pas à l’obéissance à des dogmes et à des traditions mais

couvre une spiritualité au sens large.

Si l’on entend par religieux l’homme qui s’astreint à


certaines pratiques, qui s’incline devant certains dogmes,
évidemment je ne suis pas religieux. Qui l’est encore à notre
époque ? Qui peut abdiquer son esprit critique et sa raison ?

Mais, à mon avis, la religion est autre chose que le


balbutiement d’un credo. C’est le sentiment de tout ce qui est
inexpliqué et sans doute inexplicable dans le monde. C’est
l’adoration de la Force ignorée qui maintient les lois universelles,
et qui conserve les types des êtres ; c’est le soupçon de tout ce qui
dans la Nature ne tombe pas sous nos sens, de tout l’immense
domaine des choses que ni les yeux de notre corps ni même ceux
de notre esprit ne sont capables de voir ; c’est encore l’élan de
notre conscience vers l’infini, l’éternité, vers la science et l’amour
sans limites, […]1

Le sentiment religieux est donc lié à l’inconnu (« inexpliqué »,

« inexplicable », « ne sont capables de voir », « Force ignorée ») mais aussi à la science

(« lois universelles », « science […] sans limite »). L’idée de « sentiment religieux » ne

correspond donc pas, chez Rodin, à une absence de sens critique mais inclut une

certaine curiosité pour ce qui nous entoure et une volonté d’enrichir son savoir.

Cependant, il correspond surtout à une humilité face à ce que l’on ne ne peut connaître

et l’œuvre d’art se doit de retranscrire le mystère de la nature : « elles expriment en effet

1
Auguste Rodin, « Le mystère dans l’art », L’Art, op. cit., p. 151-152

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tout ce que le génie éprouve en face de la Nature1 », un désir de savoir qui se heurte à

« l’immense Inconnaissable. »

Chez Valéry, le sentiment religieux est présent dans la danse, en cela qu’elle

reste mystérieuse pour celui qui la regarde.

[Le philosophe] tente d’approfondir le mystère d’un corps


qui, tout à coup, comme par l’effet d’un choc intérieur, entre dans
une sorte de vie à la fois étrangement instable et étrangement
réglée ; et à la fois étrangement spontanée, mais étrangement
savante et certainement élaborée.2

L’adverbe « étrangement », répété à quatre reprises, renforce l’idée de mystère qui

correspond ici à celle qu’évoque Rodin : il y a dans la danse une dimension qui mêle

transe (une certaine « spontanéité » et un état) et maîtrise du corps, ce qui semble

contradictoire. La danse « se passe dans son état, elle se meut dans elle-même » et est

« comme un somnambulisme artificiel. » « La danseuse n’a pas de dehors », son « corps

[…] semble ignorer ce qui l’entoure » et pourtant, elle « enfante […] cette belle suite de

transformations dans l’espace. » C’est qu’elle est « dans un autre monde […] qu’elle

tisse de ses pas et construit de ses gestes. » L’auteur montre ici un art qui fonctionne en

circuit fermé même s’il est un spectacle, il est « en dedans de lui-même », se construit

un monde. Mais, si la danseuse « n’a pas de dehors », mais elle est paradoxalement

« hors ou loin 3» d’elle-même en cela qu’elle n’est plus dans un état quotidien mais dans

une instabilité qui « pourtant [la] soutient », un état d’inspiration, d’enthousiasme au

sens étymologique du terme : elle est habité par le souffle des Dieux. Isadora Duncan

est ainsi vu par ses spectateurs, Bourdelle écrit qu’elle est « immortelle et mortelle et

1
Ibid., p. 155
2
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 8-9
3
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 33

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[que] ces deux visages sont toute la loi du divin.1 » Elle a donc cette dimension

religieuse dont parle Rodin, mais, si elle s’appuie sur l’Antiquité pour fonder son art,

c’est pour se l’approprier et construire un art moderne ; modernité que l’on retrouve

chez Valéry.

3- La danse dans la modernité

Au début du XXe siècle, la danse connaît de grands bouleversements dans sa

nature. L’art d’Isadora Duncan se distingue en effet de la danse classique en cela qu’elle

n’est pas formelle et surtout qu’elle n’est pas narrative. La danse libre est une

expression des sentiments humains dans une certaine abstraction. Il n’y a plus de livret,

d’histoire racontée à travers des gestes et une structure de la danse, le spectacle se fait

sous forme de récital (une succession de danses courtes qui traitent de différents

sentiments…). Isadora Duncan danse en tunique grecque, pieds et jambes nus et laisse

donc voir ou apercevoir son corps ; en refusant de cacher son corps, elle le libère et le

ramène à son état de nature. Cet art qui laisse voir les formes et la peau de la danseuse,

possède une certaine sensualité.

Il y a ainsi un réel désir du spectateur pour la danseuse, que l’on le retrouve

dans les romans du début du XXe siècle, les écrivains montrent en effet les ballerines

comme des êtres désirables et des filles de mauvaise vie dont il est bon d’obtenir les

faveurs. Les textes de Valéry traduisent aussi cet aspect charnel de la danse.

Dans L’Ame et la danse, Athikté est un objet de désir pour ses spectateurs : Phèdre

ressent face au spectacle un sentiment « conforme à la machine des mortels », un certain

désir.

1
Antoine Bourdelle, Sous le signe d’Isadora, op. cit.

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Notre Phèdre est tout ébloui de ces pointes et de ces


pirouettes étincelantes qui font le juste orgueil des extrêmes orteils
de l’Athikté ; il les dévore de ses yeux, il leur tend le visage ; il
croit bien sentir sur ses lèvre courir les agiles onyx !

Il y a dans cette description une progression des sens : la vue, déjà entreprenante

(« dévore de ses yeux »), laisse place au toucher et cette progression montre l’attirance

de Phèdre pour Athikté. Les danseuses sont donc des « filles charmeresses » et le

spectateur « s’égare dans ce dédale de grâce.1 »

La danseuse est sans cesse comparée à des animaux : elle est à plusieurs reprise

un « oiseau2 », mais aussi une araignée « qui tisse un monde 3» et, l’auteur développe,

tout au long de la pièce L’Ame et la danse, une métaphore filée de l’abeille, qui désigne

tantôt les idées sortant de la bouche de Socrate (« comme si de ta bouche créatrice,

naissait l’abeille ») tantôt « le chœur ailé des illustres danseuses » qui « bourdonne.4»

C’est dans Degas, danse, dessin que l’auteur va le plus loin lorsqu’il évoque

les danseuses idéales que sont, à ses yeux, les « grandes méduses.5 » Ces créatures sont

les interprètes de « la plus libre, la plus souple, la plus voluptueuse des danses

possibles » : leur « substance incomparable, translucide et sensible, chairs de verre

follement irritables, dômes de soie flottantes, couronnes hyalines, longues lanières vives

toutes courues d’ondes rapides, franges et fronces » les identifie à des danseuses

drapées de voiles translucides mais elles sont plus délicates (« soies », « lanières »,

« sensible ») et plus libres car dans l’eau, elles ne sont pas soumises à la gravité.

Franges et fronces qu’elles plissent, déplissent ; cependant


qu’elles se retournent, se déforment, s’envolent, aussi fluides que le

1
Ibid., p. 118
2
Ibid., p. 113
3
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 9
4
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 114
5
Paul Valéry, « De la danse », Degas, danse, dessin, op. cit., p. 33-34

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fluide massif qui les presse, les épouse, les soutient de toutes part,
leur fait place à la moindre inflexion et les remplace dans leur
forme. […] ces créatures disposent de l’idéal de la mobilité, y
détendent, y ramassent leur rayonnante symétrie.1

Tous les mouvements décrits sont plus ceux d’un tissu que d’un corps, elles ont un

« corps de cristal élastique », « point d’os » et « point d’articulations » et leur nature

tellement fluide en fait des danseuses idéales. Mais, c’est l’aspect charnel de cette

souplesse qui prédomine dans le regard du spectateur : en effet, la méduse, qui « trousse

et retrousse avec une étrange et impudique insistance » « son flot de jupes festonnées »,

« se renverse et s’expose, furieusement ouverte » en une « offrande impérieuse du sexe. »

La méduse, comme « la danseuse humaine, femme échauffée, ivre de ses

mouvements… » est un être charnel, qui se met à nu devant un public dont le regard se

« charg[e] de désir. »

Ces danseuses, en constante transformation, ont néanmoins, un sens plus

profond, « par leur corps, […], [elles] édifient le poème2 », « poème dégagé de tout

appareil du scribe.3 » Elles suggèrent « avec une écriture corporelle ce qu’il faudrait des

paragraphes en prose dialoguée autant que descriptive, pour exprimer, dans la

rédaction.4 » Elles sont donc des poètes dont le corps serait la plume, et qui mêlent « le

réel et l’irréel, le sensuel et le spirituel, […] le terrestre et le céleste 5 » dans « la

« projection d’un monde intérieur. » Comme on l’a vu précédemment, elles ont un

certain enseignement à apporter au spectateur, « la danse, à l’instar de la conversation,

1
Ibid., p. 34
2
Bettina, Knapp, « Valéry : Archétype du danseur socratique », L’Ecrivain et la danse, op. cit., p. 182
3
Stéphane MALLARME, Divagations in Igitur, dir. Yves Bonnefoy, Gallimard, coll. Poésie, 1982, p. 193
4
Ibid.
5
Bettina, Knapp, « Valéry : Archétype du danseur socratique », L’Ecrivain et la danse, op. cit., p. 179

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est stimulante ; elle aide au défouissement des secrets dans l’inconscient. 1 »

« L’émotion et l’idée s’interpénètrent dans la mobilité » de la danseuse et les images

qu’elle suscite chez chacun. « Soma et psyché s’affirment ensemble – dans le silence,

l’ambiguïté ou le mystère. »

La danse est surtout, pour Valéry, une réponse à « l’ennui de vivre.2 » Le mot –

ennui– est répété huit fois dans la même tirade et cohabitent à un vocabulaire

antithétique du bonheur ou du malheur mais à la forme négative (« point d’infortune »,

« la plus heureuse », …). Cet ennui de vivre correspond à une lucidité face « à la vie

toute nue », à la mort et est donc un « mal rationnel. » La danse, art de l’éphémère et de

l’instant, de la « flamme » est un remède à cet ennui en cela qu’il provoque « cette

exaltation et cette vibration de la vie3. » Tout le vocabulaire traduit donc cet élan de vie

(« puissance », « consument », …). La danse « foule et piétine ce qui est vrai4 »,

« déploie une gestuelle sur un devenir que cerne le néant5 » et ainsi, détourne « l’ennui

de vivre » : c’est donc par l’action que l’on peut modifier son sentiment et arriver à

l’exaltation dont la danse est la forme la plus pure.

1
Ibid., p. 184
2
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit. p. 137
3
Ibid., p. 142
4
Ibid., p. 144
5
Bettina, Knapp, « Valéry : Archétype du danseur socratique », L’Ecrivain et la danse, op. cit., p. 185

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Conclusion

Le début du XXe siècle s’est véritablement intéressé au corps humains et pour

différentes raisons. Dans un premier temps, on a voulu le représenter dans son

quotidien, sa trivialité : le naturalisme, présent dans tous les domaines artistiques, dresse

un portrait cru et sévère du corps. Les artistes le montrent dans sa décrépitude et toute

son inesthétique mais en montrent aussi toute l’humanité et l’âme n’est jamais

totalement détachée de ce corps. C’est donc une nouvelle approche du corps : l’artiste se

fait physiologiste mais sans jamais se désintéresser de l’expression de l’âme et le beau

comme le laid est ainsi vecteur de sa vision du monde.

L’homme est vu comme un organisme vivant, ce qui implique sa mise en

mouvement, ce sont les sculpteurs, les premiers, qui s’attacheront à la représentation du

geste. Rodin, dans ses sculptures, montre un corps allant, que l’effort rend plus digne, le

corps dans son action sort de la « vase » de sa trivialité. Il devient un objet expressif et

ainsi hautement artistique.

Cependant, la danse seule permet au corps de se hisser au rang d’art. Le corps

dansant est utilisé au maximum de ses possibilités, il est musical et exprime par les

nuances de qualité, de force et par les variations rythmiques tous les sentiments

humains. Elle est engagée par le corps plus que par l’esprit et modifie le sentiment du

danseur comme celui du spectateur, les entraînant dans un « tourbillon1 », un « asile »

face à la réalité de la mort.

La danse est « une action qui se déduit, puis se dégage de l’action ordinaire et

utile, et finalement s’y oppose.2» En partant de cette considération, le corps devient le

vecteur principal de l’expression, car il est l’instrument de tous les arts :

1
Paul Valéry, L’Ame et la danse, op. cit., p. 151
2
Paul Valéry, « Philosophie de la danse », op. cit., p. 11

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Mais ce point de vue d’une très grande généralité […]


conduit à embrasser beaucoup plus que la danse proprement dite.
Toute action qui ne tend pas à l’utile, et qui, d’autre part, est
susceptible d’éducation, de perfectionnement de développement, se
rattache à ce type simplifié de la danse, et, par conséquent, tous les
arts peuvent être considérés comme des cas particuliers de cette
idée générale, puisque tous les arts, par définition, comportent une
partie d’action, l’action qui produit l’œuvre, ou bien qui la
manifeste.

Un poème, par exemple, est action, parce qu’un poème


n’existe qu’au moment de sa diction : il est alors en acte. Cet acte,
comme la danse, n’a pour fin que de créer un état ; cet acte se
donne ses lois propres ; il crée, lui aussi, un temps et une mesure du
temps qui lui conviennent et lui sont essentiels : on ne peut le
distinguer de sa forme de durée. Commencer de dire des vers, c’est
entrer dans une danse verbale.

Considérez aussi un virtuose au travail, un violoniste un


pianiste. Ne regardez que les mains de celui-ci. Bouchez-vous les
oreilles, si vous l’osez. Mais ne voyez que ces mains. Voyez-les
agir et courir sur l’étroite scène que leur offre le clavier. Ces mains
ne sont-elles pas des danseuses qui, elles aussi, ont dû être
soumises pendant des années à une discipline sévère, à des
exercices sans fin ?

Je vous rappelle que vous n’entendez rien. Vous ne faites que


voir ces mains qui vont et viennent, se fixent en un point, se
croisent, jouent parfois à saute-mouton ; tantôt l’une s’attarde,
tandis que l’autre semble chercher les pas de ses cinq doigts à
l’autre bout de la carrière d’ivoire et d’ébène. Vous soupçonnez
que tout ceci obéit à certaines lois, que tout ce ballet est réglé,
déterminé...

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Le corps est engagé dans tout art, il sert à l’expression autant que l’esprit. Tout artiste

éduque son corps, le forme aux mouvements qui lui sont nécessaires : le peintre ou le

sculpteurs, nous l’avons vu, ajuste sa position, se déplace pour mieux percevoir ce qu’il

observe, et sa main doit être capable de précision, de force ; la qualité de son geste se

traduira dans son œuvre. Le corps a suscité l’intérêt des artistes car il est au centre de la

vie de tous. Sa condition change notre état de corps autant que notre état d’esprit et peut

certainement influencer nos actions, et, chez les artistes, la formation de leurs œuvres. La

danseuse est peut-être si mystérieuse aux yeux des autres artistes en cela qu’elle peut

modifier, dans son art, cet état de corps par sa volonté propre.

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Annexe I : Le corps

Camille Claudel, La Vieille Hélène ou Buste Camille Claudel,


de Vieille femme ou Vieille femme, Tête de vieil aveugle chantant
(1882-1905), Terre cuite pâtinée d’argent (1889), Plâtre

Camille Claudel, L’Age mur ou La Destinée ou Le Chemin de la vie


ou La Fatalité (1894-1900), bronze, Paris, Musée d’Orsay

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VENUS ANADYOMENE

Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête


De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates


Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;

L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût


Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;


- Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.

Arthur Rimbaud,
Poésie, Gallimard, coll. Poésie, 1994, p. 41-42

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Edgard Degas, L’attente (1882)


Pastel sur papier (48,2 x 61 cm), Norton Simon Art Foundation

Edgard Degas, Le Buveur d'absynthe (1875 – 76)


Huile sur toile (92 x 68 cm) Paris, Musée d'Orsay

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Edgard Degas, Femme au café, (1877)


Pastel sur monotype (54 x 71 cm) Paris, Musée d'Orsay

Edgard Degas, Mauvaise humeur, (1869 – 71)


Huile sur toile (32,4 x 46,4 cm), New York, Metropolitan Museum of Art

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Auguste Rodin, Le penseur (1880-1906)


Musée Rodin, Paris

Auguste Rodin, Le Monument aux Bourgeois de Calais (1889)


bronze (217 x 255 x 177 cm), Paris, Musée Rodin
Photo : A. Rzepka

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Annexe II : Le mouvement

Théodore Géricault, Course de chevaux, Le Derby d'Epsom, (1821),


Peinture à l’huile sur toile (123 cm x 92 cm), Paris, Musée du Louvre

Eadweard J. Muybridge (1830-1904),


Cheval en mouvement (1878), chronophotographie

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Auguste Rodin, L'Age d'Airain (1877),


Bronze, fonte Alexis Rudier, Paris, Musée Rodin

Auguste Rodin, L’Homme qui marche, (1907),


Bronze, fonte Alexis Rudier, Paris, Musée Rodin

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Auguste Rodin, La Porte de l’enfer (détail), (1880-1917),


Bronze, Paris, Musée Rodin

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Annexe 1 : Entretien avec Françoise Dupuy

Françoise et Dominique Dupuy, danseurs, chorégraphes, pédagogues au long


parcours, œuvrent ensemble depuis leur rencontre en avril 1946, en 2001, ils cosignent
le livre Une danse à l’œuvre. Dominique Dupuy y relate leur travail sur la pièce de
Paul Valéry :

Je rencontre Jean Deschamps en 1949, à Nîmes, au sein du grand


festival de Raymond Hermantier. […]

Nous retrouvons Jean Deschamps en 1961, à Arles, où il dirige un


festival protéiforme dont les autres antennes sont Sète, Carcassonne,
Sisteron, Saint-Rémy.

Il nous propose de travailler avec lui sur L’Ame et la danse de Paul


Valéry, dont il nous fait une lecture éclairée, éclairante. Nous nous
attelons au travail, plus d’une heure de chorégraphie en relation avec le
texte de Valéry, interprété par trois merveilleux comédiens : Paul
Crauchet (Eryximaque), Robert Rimbaud (Phèdre), Lucien Barjon
(Socrate).

Pour faire l’accord avec la voix des comédiens, nous cherchons une
musique du souffle et rencontrons Jean Merry, qui nous suggère de puiser
parmi les Quatre-vingt-dix morceaux pour flûte seule de Charles
Kœchlin. C’est Merry lui-même qui interprète sur scène les morceaux
choisis. Françoise est Athikté, « Athikté la palpitante … », entourée de
six danseuses et de trois danseurs.

Le spectacle est donné une première fois au Théâtre antique d’Arles,


avec comme introduction Le Cimetière marin, dit par Jean Deschamps,
puis une seconde fois à Sète, au Théâtre de la mer, en présence de
Madame Valéry. Celle-ci déclare, à l’issue de la représentation, qu’elle
n’a rien vu de plus beau depuis La Duse …

Ainsi passons-nous une année à préparer ce spectacle, une année


plongés dans l’univers poétique de Valéry.1

1
Dominique Dupuy in Une danse à l’œuvre de Françoise et Dominique Dupuy, Nancy, Centre national de la
danse, Scène nationale – La roche sur Yon, Nancy, 2001, pp.227-228

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En 1962, Françoise Dupuy incarne le rôle Athikté dans L’Ame et la danse de


Paul Valéry. Dans un entretien qui s’est déroulé au Mas de la danse à Fontvieille le 8
août 2005, elle parle de son expérience d’interprète dans cette pièce, nous permettant
ainsi de passer d’une vision théorique à une expérience physique et théâtrale du texte.

À propos du travail sur la pièce :

Il y a plusieurs choses à dire, en tout cas, c’est un de mes souvenirs les plus
forts d’interprète.

D’abord, il y avait le texte, toujours présent, avec ces trois hommes qui
dissertent sur la danseuse. C’est déjà un texte chorégraphique en soi, rythmique et
musical.

Nous avons passé un hiver avec le metteur en scène Jean Deschamps à


travailler sur le texte avec d’excellents comédiens, Paul Crauchet, Lucien Barjon et
Robert Rimbaud. Jean Deschamps lui-même savait si bien lire à voix haute que l’on
aurait pu passer des heures à l’entendre. Le texte était toujours présent durant l’écriture
de la danse sur laquelle nous avons travaillé avec Dominique.

Nous avions choisi des musiques de flûte parmi Quatre-vingt dix pièces pour
flûte seule de Charles Kœchlin. Le texte et la flûte soutenaient ainsi énormément la
danse.

Par ailleurs, la pièce a été donné en plein air dans les lieux magiques que sont
le théâtre antique d’Arles et le Théâtre de la mer de Sète. Au théâtre antique d’Arles où
je dansais dans l’orchestra, il y avait des soirs où la pierre était encore chaude du soleil
de la journée, sous les pieds nus, c’était une sensation extraordinaire. A la deuxième
représentation au théâtre de la Mer à Sète, c’était très émouvant car il y avait Madame
Kœchlin et Madame Valéry. Cette dernière a dit que je lui rappelais Eleonora Duse…
Par la suite, Jean Deschamps aurait voulu remonter le spectacle pour un théâtre fermé
mais le projet a été abandonné.

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À propos de la danse :

Quand on danse, on est dans un monde … un peu dans un état second … un


autre monde … Et là, j’y étais vraiment ! Et la réplique d’Athikté que je disais à la fin
de la pièce me venait tout naturellement :

« Asile, asile, ô mon asile ! – ô tourbillon, j’étais en toi, o mouvement, en


dehors de toutes les choses. »

De fait, ça m’a naturellement incitée à lire et relire Valéry. Je connaissais déjà


L’Ame et la danse et d’autres textes qu’il avait écrits sur le sujet car j’ai la chance
d’avoir eu un professeur de danse qui nous encourageait à lire … Degas, Danse, Dessin
parlait de Degas, donc de la danse classique ; mais L’Ame et la danse m’évoquait tout
autre chose : Isadora Duncan plus que la danse classique … Ou alors, la danse classique
sublimée.

Je commençais la danse par une marche très simple mais pas n’importe quelle
marche.1 C’était très important à Arles car nous jouions dans l’orchestra et je rentrais en
scène depuis les colonnes de marbres, je traversais donc le proscenium avec cette
marche, c’est-à-dire un grand espace.

Nous n’avions pas suivi le vocabulaire de danse classique mais plutôt l’idée
développée dans Philosophie de la danse, quand Valéry dit que la danse contient le
monde entier ; d’ailleurs, Madame Argentina, dont parle Paul Valéry dans ce texte,
n’avait rien d’une danseuse classique.

J’étais plutôt inspirée par l’idée de Mary Wigman, qui, quand elle parle de
tourbillon, dit que c’est l’espace qui l’enserre et la fait tourner et pas elle-même qui
tourne. J’ai surtout retenu l’idée de la flamme, de danse du corps tout entier, avec des
suspensions très hautes… C’était une danse maîtrisée et libérée : libérée par une très
grande maîtrise... En 1921, date d’écriture de L’Ame et la danse, l’art était plutôt dans la
courbe ; en cette période d’après guerre, l’idée de volupté était prégnante en art. Au

1
Le travail de la marche est une composante très importante du travail de Françoise Dupuy : c’est une
marche où l’on déroule le pied à partir des orteils et qui engage très fortement le bassin et la colonne
vertébrale. Le déplacement dans l’espace est alors très efficace et surtout très fort. Cette marche donne une
grande présence et une grande force au danseur.

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point de vue danse, on a donc recherché une qualité fluide et légère, qui correspondait
vraiment à mon style, c’est sans doute pour cela que j’avais été choisie.

Dominique avait chorégraphié un chœur en opposition, très fort, comme les


colonnes de marbres du théâtre. Il était composé de quelques filles et aussi de garçons,
serviteurs de scène, ce qui permettaient de créer, avec des portés de grandes envolées.
Nous portions de grandes robes sans manche : nous avions les bras nus car nous
voulions donner beaucoup d’importance à leur mouvement.

Avec Dominique, nous avions donc choisi des pièces de


flûte de Charles Kœchlin et nous étions accompagnés sur scène par l’excellent flûtiste
Jean Merry. Le compositeur André Jolivet, lui avait d’ailleurs dédié une pièce, Cinq
incantations pour flûte seule que nous avons chorégraphiée deux ans plus tard et où il
nous accompagnait également. Il avait une flûte en or …

La musicalité du texte était déjà très importante en elle-même. Les pièces de


Kœchlin avaient des phrasés à la fois courts et rebondissants ; on ne peut pas produire
de longs phrasés à la flûte à cause de la respiration, mais le son part dans l’air et produit
beaucoup de suspensions qui se retrouvaient dans la danse. J’étais volontairement très
ajustée avec la musique car nous voulions que la danse et la musique progressent
ensemble.1

1
Françoise Dupuy in Une danse à l’œuvre, dit de la musique p.89 : « La musique et la danse ont toujours eu
partie liée. La danse ne se joue-t-elle pas de l’espace temporel et de l’impact émotionnel des sons pour sous-
tendre et faire écho à sa propre dynamique ? La musique n’est-elle pas également un art corporel, et la force
d’un appui, la suspension d’un souffle, l ‘éclat d’un timbre, ne sont-ils pas soumis à l’intelligence des corps.
Plus encore, la résonance physique que la danse donne de la musique ne les projette-t-elle pas toutes deux
dans une dimension qui n’appartient, en propre, ni à l’une, ni à l’autre, mais à toutes deux
indissolublement. »

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A propos de « Philosophie de la danse » :

Tout le début est formidable, quand j’entends parler de l’inutilité de la danse, je


dis : « Lisez Philosophie de la danse de Paul Valéry et vous verrez que ce n’est pas
inutile », c’est vraiment de la danse dont il parle.

Elle lit un passage à voix haute :

L’homme s’est aperçu qu’il possédait plus de vigueur, plus de souplesse, plus de
possibilités articulaires et musculaires qu’il n’en avait besoin pour satisfaire aux
nécessités de son existence et il a découvert que certains de ces mouvements lui
procuraient par leur fréquence, leur succession ou leur amplitude, un plaisir qui allait
jusqu’à une sorte d’ivresse, et si intense parfois, qu’un épuisement total de ses forces,
une sorte d’extase d’épuisement pouvait seule interrompre son délire, sa dépense
motrice exaspérée.

Nous avons donc trop de puissances pour nos besoins. Vous pouvez facilement
observer que la plupart, l’immense plupart, des impressions que nous recevons de nos
sens ne nous servent à rien, sont inutilisables, ne jouent aucun rôle dans le
fonctionnement des appareils essentiels à la conservation de la vie. Nous voyons trop de
choses ; nous entendons trop de choses dont nous ne faisons rien ni ne pouvons rien
faire ; ce sont parfois les propos d’un conférencier.

Même remarque quant à nos pouvoirs d’action : nous pouvons exécuter une foule
d’actes qui n’ont aucune chance de trouver leur emploi dans les opérations
indispensables ou importantes de la vie. Nous pouvons tracer un cercle, faire jouer les
muscles de notre visage, marcher en cadence ; tout ceci, qui a permis de créer la
géométrie, la comédie et l’art militaire, est de l’action qui est inutile en soi, au
fonctionnement vital.

Ainsi, les moyens de relation de la vie, nos sens, nos membres articulés, les images
et les signes qui commandent nos actions et la distribution de nos énergies, qui
coordonnent les mouvements de notre marionnette, pourraient ne s’employer qu’au
service de nos besoins physiologiques, et se restreindre à attaquer le milieu où nous
vivons, ou à nous défendre contre lui, de manière que leur unique affaire consistât dans
la conservation de notre existence.

Nous pourrions ne mener qu’une vie strictement occupée du soin de notre machine
à vivre, parfaitement indifférents ou insensibles à tout ce qui ne joue aucun rôle dans les
cycles de transformation qui composent notre fonctionnement organique ; ne ressentant,
n’accomplissant rien que de nécessaire, ne faisant rien qui ne fût une réaction limitée,
une riposte finie à quelque intervention extérieure. Car nos actes utiles sont finis. Ils
vont d’un état à un autre.1

[…] Il est beaucoup plus simple de construire un univers que d’expliquer comment
un homme tient sur ses pieds.2

1
Paul Valéry in « Philosophie de la danse ». édition électronique réalisée à partir du texte de Paul Valéry, «
Philosophie de la danse » (1938), in Œuvres I, Variété, « Théorie poétique et esthétique », NRF, Gallimard,
1957, 1857 pages, pp. 1390-1403. p.4
2
idem, p.6

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Bibliographie

Corpus primaire
 Auguste RODIN, L'Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Gallimard, coll. idées/arts,
1967, 216p.
 Paul VALERY, L'Ame et la danse, Gallimard, 1924, 221p.
 Paul VALERY, L'Ame et la danse, Javal et Bourdeaux éditeurs,
édition à tirage limité 500 exemplaires, 1926, 60p.
 Paul VALERY, L'Ame et la danse, Gallimard, coll. Poésie, 1970, 190p.
 Paul VALÉRY, Degas, Danse, Dessin, Gallimard, coll. Folio Essais, 1998, 267p.
 Paul VALERY, « La philosophie de la danse », édition électronique réalisée à partir du
texte de Paul Valéry, « Philosophie de la danse » (1938), in Œuvres I, Variété,
« Théorie poétique et esthétique », Nrf, Gallimard, 1957, 1857 , p. 1390-1403.
Conférence à l’Université des Annales le 5 mars 1936. Première publication : dans
Conferencia, 1er novembre 1936., 13p.

Œuvres littéraires
 Charles BAUDELAIRE, Les Fleurs du mal, éd. Antoine Adam, éd. Frères Garnier, coll.
Classiques, 196, 483p.
 Jean COCTEAU, Portraits-souvenir, éd. Bernad Grasset, coll. Les Cahiers Rouges,
2003, 176p.
 Stéphane MALLARME, Divagations in Igitur, dir. Yves Bonnefoy,
Gallimard, coll. Poésie, 1982, 443p.
 Arthur RIMBAUD, Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, éd. Louis Forestier,
Gallimard, coll. Poésie, 1994, 293p.
 Lucien de SAMOSATE, « De la danse », édition électronique au format PDF, BNF,
Gallica à partir de Œuvres complètes, t. I, trad. Eugène Talbot,Hachette, 1912, 27p.
(http://remade.org/bloodwolf/philosophes/lucien/danse.htm)

Corpus critique
 Guy DUCREY, Corps et graphies : poétique de la danse et de la danseuse
à la fin du XIXe siècle, H. Champion, 1996, 661p.
 Maurice GOT, Sur une œuvre de Paul Valéry. Assomption de l'espace. A propos de
« l'Ame et la danse », Société d'éditon d'enseignement supérieur, 1966, 104p.
 Bettina L. KNAPP, L'ecrivain et la danse, trad. COHEN Daniel, L'Harmattan, 2002,
258p.
 Alexandre LAZARIDES, Valéry : pour une poétique du dialogue,
Montréal, Presses de l'université de Montréal, 1978, 258p.
 Alain MONTANDON Ecrire la danse, dir. Alain MONTANDON
Clermont-Ferrand, Presses universitaires Pascal Blaise, 1999, 286p.
 Jean ROUCH, , Corps provisoires : Danse, Cinéma, Peinture, Poésie, dir. Jean ROUCH
Armand Colin, coll. Arts chorégraphiques : l'auteur dans l'œuvre, 1992, 219p.

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Ouvrages sur la danse


 Adolfo Andrade, Pour une danse enfin libérée, Laffont, coll. Réponses, 1988, 175p.
 BOURDELLE (Musée), Sous le signe d’Isadora, Les presses atistiques, 1966, 219p.
 Isadora DUNCAN, Une danse de l’avenir, dir. et trad. Sonia Schoonejans, Bruxelles, éd.
Complexe, 2003, 157p.
 Françoise et Dominique DUPUY, Une danse à l’œuvre, dir. Claire Rousier, CND, 2001,
305p.
 Alfred GIRAUDET, Mimique, Physionomie et gestes, méthode pratique d’après le
sytème de F. Delsarte, pour servir à l’expression du sentiment, ss éd., 1895, 128p.
 Jean GUIZERIX, « L’enfance de l’art », Scénographie, Revue TDC 837, éd. CNDP, 1er
juin 2002, 8+38p.
 Marcelle MICHEL et Isabelle GINOT, La Danse au XXe siècle, Larousse- Bordas, coll.
Librairie de la danse, 1998, 272p.
 Alain PORTE, François Delsarte : une anthologie, IPMC, 1992, 280p.

Ouvrages sur l’art et sur la société


 Claude AVELINE et Michel DUFET, Bourdelle et la danse, Isadora et Nijinsky, éd. d’art
ARTED, 1969
 Georges BOIS, Rodin et l’extrème orient, Musée Rodin, 1979
 Jean-Claude BOLOGNE, Histoire de la pudeur, éd. O. Orban, 1986, 375p.
 Antoine BOURDELLE, Ecrits sur l’art et sur la vie, éd. d’art ARTED, 1981, 128p.
 Elie FAURE, Histoire de l’art IV, éd. Le livre de poche, 1976, 379p.
 Catherine PEUGEOT, Marie SELLIERS, Voyage au musée d’Orsay, Réunion des musées
nationaux, 2001

Référence des photographies


Format papier :
 Auguste RODIN, L'Art, entretiens réunis par Paul Gsell, Gallimard, coll. idées/arts,
1967, 216p.
 Sébastien MOURGUES, Paris, Musée Rodin, 2005
 Françoise DUPUY, Collection personnelle
Sources internet :
 http://www.expo-degas.com/
 http://www.musee-rodin.fr/accueil.htm
 http://lunettesrouges.blog.lemonde.fr/lunettesrouges/ailleurs/
 http://analysefilmique.free.fr/prehisto/muybridge.php
 http://www.insecula.com
 http://www.camilleclaudel.asso.fr/pageweb/aveugle.html

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Marine Combrade-Germa

Dictionnaires
 Philippe LE MOAL, Dictionnaire de la danse, Larousse-Bordas, coll. Librairie de la
danse, XV-830p.
 Le Robert des grands écrivains de langue française, dir. Philippe Hamon et Denis
Roger-Vasselin, éd. Dictionnaires Le Robert, 2001, 1521p.
 Paul ROBERT, Le Petit Robert de la langue française, dir. Josette Rey-Debove et Alain
Rey, éd. Dictionnaires Le Robert, 2003, 2949p.

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