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Quêtes littéraires nº 10, 2020

https://doi.org/10.31743/ql.11531

Małgorzata Sokołowicz Université de Varsovie

Les puschts, les bardaches, les « almées… mâles » :


une caricature de la femme orientale
ou un autre rêve d ’Orient ?

« La première question que l ’on adresse à tout voyageur qui revient d ’Orient est celle-
ci  :  – “Et les  femmes ?”  – Chacun y répond avec un  sourire plus ou  moins mys-
térieux selon son degré de fatuité, de manière à faire sous-entendre un respectable
nombre de  bonnes fortunes  », raconte Théophile Gautier dans son Constantinople
(1899, p. 195). En effet, l ’Orient du XIXe siècle, compris – selon la formule bienheu-
reuse d ’Edward Said (2005, p. 29) – comme « la représentation que l ’Europe se fait
de l ’Orient », est celui des femmes : de belles odalisques lascives qui attendent leurs
giaours, leurs « voyageurs blancs ». Les peintres de l ’époque les représentent par mil-
liers dans des  postures voluptueuses  : mi-couchées, se  reposant après être sorties
du bain ou dans le bain même. Parfois, ils peignent aussi des danseuses sensuelles
dévoilant devant les spectateurs leurs charmes exotiques, préfigurations de la Salomé
de Wilde et de sa danse des sept voiles de la fin de siècle.
Comme le remarque avec justesse Judith Lynn Hanna (2010, p. 212), en dansant,
l ’homme se sert du même outil qu ’en faisant l ’amour, à savoir de son corps qui tend
vers le plaisir. La danse sensuelle devient ainsi une introduction aux autres délices
des sens. C ’est la raison pour laquelle la danseuse orientale devient l ’un des mythes
de l ’Orient en Occident (Tritter, 2012, p. 191-198).
Et si ce  n ’est pas une femme qui danse  ? Mais un  jeune homme déguisé
en  femme séduisant le  public masculin par ses mouvements et  gestes sans équi-
voque  ? Beaucoup moins populaire que celle de  la  danseuse orientale, cette figure

n Małgorzata Sokołowicz – maîtresse de conférences à l ’Institut d ’études romanes de l ’Université


de Varsovie. Adresse de correspondance : Institut d ’études romanes de l ’Université de Varsovie, Dobra
55, 00-312 Varsovie, Pologne ; e-mail : malgorzata.sokolowicz@uw.edu.pl
ORCID iD : https://orcid.org/0000-0003-0554-8852

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apparaît dans quelques relations de voyage du XVIIIe et du XIXe siècles. D ’habitude,
elle éveille le malaise, en évoquant de façon plus ou moins explicite l ’homosexualité
considérée jadis en France « comme une maladie qu ’il convenait de soigner ou une
perversion qu ’il fallait punir » (Richard, Richard-Le Gouillou, 2002, p. 120). Mais,
comme le dit Alain Corbin (2002, en ligne), le XIXe siècle est un « [s]iècle hypocrite
qui réprime le sexe mais en est obsédé ». Les fantasmes les plus pervers cherchent
à se réaliser dans les contrées lointaines.
Le but de  cette contribution est de  répondre à  la  question de  savoir si les  des-
criptions des  danseuses orientales mâles présentes dans quelques récits de  voyage
des années 1840-1850 forment un autre rêve d ’Orient, un rêve plus pervers encore
que celui de la belle odalisque ou si elles constituent juste une caricature de la femme
orientale. Une des  définitions de  la  caricature affirme qu ’elle constitue «  une sorte
de  viol de  conscience  : les  barrières et  les tabous, les  aveuglements volontaires
ou subconscients du destinataire sont balayés par une image, dont nous percevons
tout d ’abord le caractère formellement scandaleux » (Jouve, 1986, p. 112-113). Pour
voir si les descriptions des danseuses mâles répondent à cette définition, nous com-
mencerons par l ’histoire de cette figure dans la culture orientale. Nous examinerons
ensuite son image dans deux relations de voyage du tournant du XIXe siècle et, pour
finir, nous analyserons les  représentations des  danseuses mâles créées par Gérard
de Nerval, Gustave Flaubert et Théophile Gautier.

Qui danse en Orient ?


En Europe, on a longtemps cru que la danse était féminine. L ’homme qui dansait cor-
rompait le code masculin de l ’autoreprésentation (Hanna, 2010, p. 230). En Orient,
c ’était différent. L ’histoire des hommes qui dansent est longue au Levant. Darius III
avait pour favori Bagoas, jeune et bel eunuque qui était réputé pour ses danses sen-
suelles. Après la défaite du roi de Perse, Bagoas est passé entre les mains d ’Alexandre
le Grand, comme butin de guerre, et est devenu son favori (Shay, 2006, p. 139). Dans
l ’islam le prophète maudit les hommes qui imitent les femmes (Rowson, 1991, p. 674).
Mais il n ’y a que les Européens pour croire que le danseur oriental imite la danseuse.
Les Orientaux savent que même si quelques éléments de son costume appartiennent
aux codes féminins, d ’autres montrent clairement qu ’il  s ’agit d ’un homme (Shay,
2006, p. 149).
Les peintres occidentaux ne représentent pas souvent les hommes orientaux qui
dansent1. Parmi le peu d ’exceptions se trouve une estampe du Recueil de cent estampes
représentant les diverses nations du Levant, tirées d ’après nature en 1707 et 1708 par
les ordres de M. de Ferriol, ambassadeur français à la Grande Porte. L ’estampe 54 re-
présente « Tchinguis ou danseuse turque » alors que la 55 « Tchingui, danseur turc ».

1.  Sauf les derviches, mais c ’est un tout autre type de danse.

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Les différences sont visibles : la femme danse voilée, vêtue d ’une tunique et d ’une
jupe longue. L ’homme porte un turban, un caftan et un poignard sous sa ceinture.
Il  est pourtant très jeune, non barbu et  possède sûrement une certaine délicatesse
féminine. Dans les commentaires à ces deux estampes, on lit :

Les Turcs ont des danses fort divertissantes. Les danseurs vont par bande dans les Maisons
où ils sont appelés : ils y jouent aussi la comédie qui est toujours pleine de paroles grossières
et d ’équivoques fort sales. Pour les danseuses elles sont très jolies et ne se mêlent point avec
les hommes. Il faut une permission de la Porte pour les faire venir chez soi : leur danse est
galante et leurs postures fort immodestes.2 (Recueil, 1715, p. 16-17)

En effet, en dansant, les hommes déguisés en femmes jouaient souvent des scènes


drôles, mais grivoises. Anthony Shay (2006, p. 150) compare ce phénomène au théâtre
élisabéthain où les  hommes, d ’habitude jeunes, jouaient aussi des  rôles féminins.
L ’islam exigeant la  séparation des  sexes, les  jeunes hommes habillés en  femmes
dansaient pour le public masculin. Leurs danses ne différaient pas dans leur forme
des danses de femmes (Shay, 2006, p. 147). On le voit même dans le Recueil où la dan-
seuse et le danseur sont représentés dans des postures semblables. Par contre, il est
difficile de dire qu ’elles soient « fort immodestes », comme le suggère Ferriol dans
son commentaire. Il s ’agit sans doute d ’une sorte de censure car la danse orientale,
se basant sur des mouvements de hanches, est très sensuelle. Est-ce la raison pour
laquelle en Orient, les danseurs (et les danseuses) avaient la réputation d ’être sexuel-
lement accessibles, ce qui ne voulait pas forcément dire qu ’ils étaient homosexuels ?
Il leur arrivait certes de vendre leurs charmes aux spectateurs intéressés, mais une fois
leur carrière finie, ils se mariaient et fondaient des familles. Ce sont les Européens
qui ont commencé à joindre la figure du danseur à celle de l ’homosexuel et à voir
dans cette danse une déchéance morale. Les Orientaux voulant imiter les Européens-
colonisateurs se sont mis aussi, avec le temps, à réprimer les danseurs mâles et leur
présumée homosexualité (Shay, 2006, p. 140-141).
L ’homosexualité se prête facilement à la caricature (Borrillo, Colas, 2005, p. 8).
D ’ailleurs, l ’homme qui danse travesti en femme peut être facilement caricaturé non
pas uniquement pour cette raison. Est-ce le cas des relations de voyage françaises ?

Au tournant du XIXe siècle : réprimander les Orientaux pervers


Jusqu ’à la fin du XIXe siècle, l ’Orient se résume avant tout à l ’Empire Ottoman, une
contrée qui terrifie et fascine à la fois. Sa corruption morale est mise en valeur dès
le  XVIe siècle. «  L ’Oriental ne  pouvant qu ’être inférieur (voire totalement autre)
au chrétien, il est clair que son image devait être caricaturale » (Tritter, 2012, p. 172).

2.  L ’orthographe a été modernisée.

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Cette image persiste jusqu ’à la  fin du  XVIIIe siècle. Dans son Voyage en  Turquie
et en Égypte, fait en 1774 et publié en 1778 sous forme de lettres à sa mère, Jean Potocki
consacre toute une lettre à cette corruption morale des Orientaux. Il y décrit aussi
les danseurs déguisés en femmes. Le voyageur les voit danser en Turquie, lors d ’une
cérémonie de circoncision : « des jeunes garçons déguisés en filles exécutèrent une
danse qui représentait les différentes nuances de plaisirs. Leurs mouvements d ’abord
doux et modérés devenaient successivement plus vifs et finissaient par des vibrations
que l ’œil avait peine à suivre » (Potocki, 1980, p. 58). Les danseurs étaient accompa-
gnés de bouffons qui essayaient gauchement de les imiter. La caricature se cache dans
le spectacle même : les mouvements exagérés des garçons, les gestes des bouffons.
Pourtant, Potocki n ’en rit pas vraiment. Il y voit un signe de dégénérescence car cette
danse est regardée par une soixantaine de garçons de 5-6 ans nouvellement circoncis.
« Tels sont les tableaux que l ’on offre ici aux regards de l ’enfance. Il ne faut donc pas
s ’étonner si, blasés dès l ’âge le plus tendre sur ce que la volupté a de plus incitant,
les Orientaux cherchent quelques fois hors la nature des plaisirs criminels et de nou-
veaux dégoûts », déclare tristement le voyageur (Potocki, 1980, p. 58). Le caractère
efféminé de l ’homme qui danse évoque automatiquement l ’homosexualité (Borrillo,
Colas, 2005, p. 12). À en croire Potocki, elle se réalise aussi dans la figure des puschts,
« jeunes et beaux garçons dont le maintien et le métier ne sont point équivoques ».
Ils arrivent «  richement habillés  » dans les  mayhané, type de  cafés clandestins où
l ’on  peut boire de  l ’alcool défendu par l ’islam, et  cherchent un  client pour qui ils
dansent et chantent. Potocki (1980, p. 59) souligne que c ’est un métier bien dange-
reux « car souvent les puschts deviennent les victimes de la jalousie et de la passion
qu ’ils inspirent ». Son commentaire est fort significatif :

Voilà des  goûts qui doivent sans doute faire horreur, surtout aux femmes, à  moins
qu  ’elles n 
’aiment mieux regarder comme un  hommage qu  ’on leur rend celui que
l ’on adresse à des êtres qui leur ressemblent assez pour m ’avoir trompé plusieurs fois lors-
qu ’ils étaient déguisés pour la danse. (Potocki, 1980, p. 59)

Selon Potocki, la popularité des puschts réside dans leur ressemblance aux femmes.
Ils deviennent des  incarnations (imparfaites) des  femmes et  par cela peuvent être
traités comme leur caricature. Le voyageur ne suggère pas que quelqu ’un puisse s ’in-
téresser aux puschts car ce sont des jeunes garçons séduisants.
Potocki condamne aussi leur comportement : ils sont une caricature de la femme
orientale, dégoûtante et  au «  caractère formellement scandaleux  » (Jouve, 1986,
p. 113). De même Vivant Denon, qui a accompagné Napoléon lors de sa campagne
d ’Égypte3 et a publié sa relation en 1802, est bouleversé par la danse des hommes
déguisés en femmes qu ’il regarde à « une fête turque » :

3.  De 1517 à 1798, l ’Égypte est sous contrôle ottoman, ce qui influence beaucoup sa culture.

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La danse […] ce n ’était ni la peinture de la joie ni celle de la gaieté, mais celle d ’une
volupté qui arrive très rapidement à une lascivité d ’autant plus dégoûtante, que les ac-
teurs, toujours masculins, expriment de  la  manière la  plus indécente les  scènes que
l ’amour même ne permet aux deux sexes que dans l ’ombre du mystère. (Vivant Denon,
1990, p. 89)

La description n ’est pas particulièrement riche. La danse devient une caricature


de l ’acte sexuel, caricature qui ne fait même pas rire, mais qui dégoûte et scandalise.
Force est pourtant de constater que Vivant Denon semble être plus bouleversé par
la danse que par les danseurs puisqu ’il fait des danseuses orientales une description
fort semblable : « Leur danse fut d ’abord voluptueuse ; mais bientôt elle devint las-
cive : ce ne fut plus que l ’expression grossière et indécente de l ’emportement des sens »
(1990, p. 98). Le voyageur ne fait donc pas vraiment la différence entre la description
de la danse masculine et féminine. Les deux sont caricaturales car indécentes, la cari-
cature se fondant souvent sur l ’obscénité (Knust, 1975, p. 219).
Bref, au tournant du XIXe siècle, l ’homme qui danse n ’est sûrement pas une image
rêvée. Dans les relations de Potocki et de Vivant Denon, le comportement des dan-
seuses mâles est condamnable et caricatural par son aspect moral. De ce fait, leurs
descriptions s ’inscrivent parfaitement dans la définition de la caricature de Michel
Jouve (1986). Elles contribuent aussi à la consolidation de l ’image des Orientaux dé-
générés et homosexuels (Shay, 2006, p. 143). Pourtant, la lecture de ces écrits peut
être aussi différente, car elle dépend des attentes des lecteurs. À l ’époque où les désirs
sexuels sont réprimés, ces textes pourront se lire comme une invitation au voyage
dans un pays où tout est permis.

Gérard de Nerval : entre désir et humour


Le rêve oriental bat son plein dans les  années 1840-1850  : les  voyages deviennent
plus accessibles et de nombreux Européens partent en Orient pour « rencontrer ces
femmes censées connaître tous les secrets de l ’amour » (Tritter, 2012, p. 191). On ne
parle pas, bien sûr, des hommes travestis en femmes.
Gérard de Nerval fait partie de ces voyageurs qui partent en Orient mus par leurs
rêves et fantasmes. Il visite le Levant en 1843 et publié son Voyage en Orient en 1851.
C ’est au  Caire que son narrateur-voyageur va voir les  fameuses almées, danseuses
égyptiennes. Il s ’attend à une représentation voluptueuse et fascinante :

Et maintenant voici les  almées qui nous apparaissent dans un  nuage de  poussière
et de fumée de tabac. Elles me frappèrent au premier abord par l ’éclat des calottes d ’or
qui surmontaient leur chevelure tressée. Leurs talons qui frappaient le sol, pendant que
les bras levés en répétaient la rude secousse, faisaient résonner des clochettes et des an-
neaux ; les hanches frémissaient d ’un mouvement voluptueux ; la taille apparaissait nue

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sous la mousseline dans l ’intervalle de la veste et de la riche ceinture relâchée et tombant
très bas, comme le ceston de Venus. (Nerval, 1980, p. 200-201)

La danse est représentée différemment que chez Potocki et Denon Vivant : le spec-
tateur européen y voit un spectacle qu ’il ne juge pas du tout comme immoral.
La description continue  : «  À  peine, au  milieu du  tournoiement rapide, pou-
vait-on distinguer les traits de ces séduisantes personnes […]. Il y en avait deux fort
belles, à la mine fière, aux yeux arabes avivés par le cohel, aux joues pleines et déli-
cates légèrement fardées » (Nerval, 1980, p. 201). Le voyageur nervalien se construit
un fantasme de beauté séduisante et sensuelle. Pourtant, ce fantasme se déconstruit
rapidement. Il s ’avère que la troisième danseuse « trahi[t] un sexe moins tendre avec
une barbe de huit jours ». Le voyageur regarde plus attentivement et ne tarde pas à se
« convaincre qu[ ’il n ’a] affaire là qu ’à des almées… mâles » (Nerval, 1980, p. 201).
« L ’art du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois imperceptible, et de le rendre
visible à tous les yeux en l ’agrandissant », écrivait Henri Bergson (1991, p. 20). Paul
Gaultier (1906, p. 4) définissait la caricature comme « le moyen d ’un grossissement
qui va parfois jusqu ’à l ’absurde ». C ’est justement ce qui se passe dans la description
nervalienne. La  belle séduisante devient un  homme barbu. Les  traits difficilement
perceptibles dans la fumée transforment la nature du spectacle. « Ô vie orientale, voi-
là de tes surprises ! », s ’exclame le narrateur. L ’image rêvée se change en caricature :
« j ’allais m ’enflammer imprudemment pour ces deux douteux », se plaint le voyageur,
en devenant lui-même l ’objet de rire.
En effet, ce n ’est pas uniquement la danseuse orientale qui est caricaturée, mais
aussi le rêveur européen qui voudrait la séduire. Celui qui vient de saluer le charme
des danseuses, les traite d ’« hommes aux traits efféminés, aux longs cheveux, dont
les  bras, la  taille et  le col nu parodient si déplorablement les  attraits demi-voilés
des danseuses » (Nerval, 1980, p. 201). La caricature transforme la beauté en monstre
(Lynch, 1976, p. 24). Ici, le rêve se transforme en cauchemar. L ’almée mâle ne séduit
pas, elle ridiculise le rêve d ’Orient.

Gustave Flaubert : le goût du grotesque


Gustave Flaubert, qui part en Orient en 1849 et dont les notes de voyage ne paraissent
qu ’à titre posthume, n ’a aucun mal à distinguer danseuses et danseurs. Son Orient
est marqué par le grotesque : son rêve oriental se compose et se décompose à tour
de rôle (Sokołowicz, 2018, p. 173-189). C ’est dans un cortège de noce égyptienne que
Flaubert voit pour la première fois Hassan el-Bilbesi, un danseur qui jouissait alors
d ’une grande popularité4 :

4.  D ’ailleurs, à l ’époque, toutes les danseuses ont été chassées du Caire (Shay, 2006, p. 151).

Les puschts, les bardaches, les « almées… mâles » : une caricature de la femme orientale… 47
Un danseur, c ’était Hassan el-Bilbesi, coiffé et  habillé en  femme, les  cheveux nattés
en bandeau, veste brodée, sourcils noirs peints, très laid, piastres d ’or tombant sur le dos ;
autour du corps, en baudrier, une chaîne de larges amulettes d ’or, carrées ; il joue des cro-
tales ; torsions de ventre et de hanches splendides, il fait rouler son ventre comme un flot ;
grand salut final où ses pantalons se sont gonflés, répandus. (Flaubert, 2006, p. 86)

Flaubert n ’expose pas ses sentiments. Il n ’y a que deux adjectifs valorisants qui
sont, en outre, contraires : « laid » et « splendide ». La caricature est établie dans la lai-
deur de l ’homme déguisé en femme. Selon Michel Jouve (1986, p. 114) représenter
ce qui est lié à la perversion comme laid est aussi une forme de caricature. Hassan n ’a
rien du charme féminin. Il ne trompe personne. Et pourtant sa danse est splendide.
Il crée un spectacle qui plaît à l ’Européen. La caricature, se transforme-t-elle en rêve ?
Un autre jour, Hassan, accompagné d ’un autre danseur, revient danser pour
Flaubert. La description est beaucoup plus développée :

Pour costume à tous les deux, de larges pantalons et une veste brodée, les yeux peints
avec de l ’antimoine (khôl) – la veste descend jusqu ’à l ’épigastre tandis que les pantalons,
retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles, ne commencent
à peu près qu ’à la motte. De sorte que tout le ventre, les reins et la naissance des fesses
sont à nu, à travers une gaze noire retenue par les vêtements inférieurs et supérieurs. Elle
se ride sur les hanches comme une onde transparente à tous les mouvements qu ’ils font.
[…] Les danseurs passent et reviennent. Inexpressivité de la figure sous le fard et la sueur
qui coulent. L ’effet résulte de la gravité de la tête avec les mouvements lascifs du corps ;
quelquefois ils se renversent tout à fait sur le dos, par terre, comme une femme qui va
s ’étendre, et se relèvent tout à coup d ’un soubresaut brusque – tel un arbre qui se redresse
une fois le vent passé. Dans les saluts et révérences, temps d ’arrêt ; leurs pantalons rouges
se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent se fondre en versant
l ’air qui les  gonfle. De  temps à  autre, pendant la  danse, le  cornac fait des  plaisanteries
et baise Hassan au ventre – Hassan, tout le temps, ne s ’est pas quitté de vue de dedans
la glace. (Flaubert, 2006, p. 107-108)

La description est complexe. Pour le lecteur européen, habitué à l ’image du dan-


seur homosexuel qui met en doute la virilité (Shay, 2006, p. 141), elle peut être cari-
caturale. L ’homme aux yeux maquillés exposant volontiers son ventre et une partie
de ses fesses, dont le maquillage coule avec la sueur devient en effet une caricature
de la femme sensuelle. En plus, Hassan danse et se regarde dans le miroir comme
s ’il était amoureux de lui-même et ce narcissisme fait également penser à la carica-
ture.
Pourtant, la description revient dans la lettre à Louis Bouilhet du 15 janvier 1850.
Même si Flaubert reprend une partie de  ses notes, les  éléments de  jugement sont
beaucoup plus présents  : «  Comme danseurs, figure-toi deux drôles passablement
laids, mais charmants de  corruption, de  dégradation intentionnelle dans le  regard

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et de féminité dans les mouvements, ayant les yeux peints avec de l ’antimoine, et ha-
billés en femmes » (1850, en ligne). C ’est une nouvelle exagération qui fait penser
à la caricature. Pourtant, le commentaire la met en doute :

C ’est trop beau pour que ce soit excitant. Je doute que les femmes vaillent les hommes.
La laideur de ceux-ci ajoute beaucoup comme art. J ’en ai gobé une migraine pour le reste
de la journée. Et il m ’a fallu deux ou trois fois aller pisser séance tenante, effet nerveux que
j ’attribue plus particulièrement à la musique. Je ferai revenir ce merveilleux Hassan-el-
Bilbeis. Il me dansera l ’abeille en particulier. Par un tel bardache, ce ne doit pas être poires
molles. (1850, en ligne)

Flaubert est très excité par le spectacle et il désire plus : la fameuse danse de l ’abeille
est celle pendant laquelle le danseur se déshabille.
Le voyageur traite Hassan de bardache, donc d ’homosexuel. Est bardache « gi-
ton, mignon, homme qui se prête à l ’égard d ’un autre homme à des complaisances
obscènes et contre nature », écrit Pierre Larousse (1867, p. 230). D ’ailleurs, Flaubert
(1850, en ligne) l ’explique dans la suite de sa lettre :

Puisque nous causons de  bardaches, voici ce  que j ’en sais. Ici c ’est très bien porté.
On avoue sa sodomie et on en parle à table d ’hôte. Quelquefois on nie un petit peu, tout
le monde alors vous engueule et cela finit par s ’avouer. Voyageant pour notre instruction
et chargés d ’une mission par le gouvernement, nous avons regardé comme de notre devoir
de nous livrer à ce mode d ’éjaculation. L ’occasion ne s ’en est pas encore présentée, nous
la cherchons pourtant.

« L ’art du  caricaturiste a  quelque chose de  diabolique », écrit Bergson (1991,
p. 12). En fait, l ’extrait ci-dessus a des traits de caricature par l ’exagération et le désir
de choquer bien présents dans la définition de Michel Jouve (1986).
Chez Flaubert donc, l ’homme qui danse fait partie d ’un fantasme. Le désir homo-
sexuel, refoulé ou actif, appartient au projet colonial (Matz, 2007, p. 132). « J ’étais né
pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour
avoir 6 mille femmes et 1 400 bardaches », écrivait Flaubert à Ernest Chevalier en no-
vembre 1840 (en ligne), avant que son projet de voyage ne se cristallise. La caricature
«  nous offre l ’image de  l ’homme livré à  ses passions, à  ses instincts et  aux forces
les plus obscures et les moins admirables de son être. L ’énorme remplace les normes
et la référence à celle-ci sert à mesurer la déchéance de certains êtres » (Jouve, 1986,
p. 113). C ’est aussi une caricature du rêveur européen, mais elle diffère de celle pré-
sentée par Nerval. Elle côtoie visiblement le fantasme pervers.

Les puschts, les bardaches, les « almées… mâles » : une caricature de la femme orientale… 49
Théophile Gautier : l ’esthétisation de l ’expérience
Tout comme Flaubert, Théophile Gautier, qui part en Turquie en 1852 et se met tout
de  suite à  publier des  textes inspirés du  voyage, sait qu ’il  a  affaire à  des hommes
qui dansent : « Les danseuses sont de jeunes garçons travestis, car la pudeur turque
ne permet pas que des femmes paraissent en public », explique-t-il (2013, p. 101).
Sa description semble être privée de commentaires :

Ces danseuses, ou  plutôt ces danseurs, méritent une description particulière  ; l ’un
d ’eux, par la finesse de ses traits, la blancheur de son col, ses cheveux blonds en spirale,
son mouchoir bleu posé à la grecque sur le sommet de la tête, son air modeste et sa taille
de  guêpe faisait une illusion complète et  semblait en  effet une jeune et  jolie femme.
Son costume du reste était des plus élégants ; il se composait d ’une veste de drap vert
agrémentée de soutaches, d ’une chemise de gaze de soie, de deux tuniques superposées
de taffetas zinzolin, frangées de jaune, et serrées par une ceinture de soie rouge. (Gautier,
2013, p. 101)

Le voyageur semble être fasciné par le jeune homme travesti en femme. Pour que
la caricature marche, elle doit ressembler à sa victime (Lynch, 1976, p. 23). Pourtant
ici le jeune danseur paraît ne pas ressembler à une danseuse, mais le devenir.
Gautier (2013, p. 101) raconte que le danseur a exécuté, « avec des cambrures
et  des torsions de  reins qui chez nous inquiéteraient la  susceptibilité pudique
des sergents de ville, une espèce de romaïque d ’un caractère assez original, et qui
parut faire grand plaisir à  l ’assemblée ». L ’Européen semble aimer la  danse, lui
aussi. Il n ’est pas du tout choqué par ce qu ’il voit et il est difficile de dire qu ’il vise
à scandaliser son lecteur.
La caricature, écrit Gaultier (1906, p. 3) est « l ’art de la laideur […] son essence
est de ne montrer que le vilain côté des choses, les tares et les taches ». Chez Gautier,
la  frivolité, qui pourrait être considérée comme «  la  tache », est à  peine soulignée
et cela de façon humoristique. L ’expérience est avant tout esthétique, il est difficile
de parler de caricature. Par contre, la description peut ressembler à un certain fan-
tasme, esthétique, mais pervers.

En guise de conclusion
Si, dans les récits de voyage, on compare la présence des danseuses mâles à celle
des danseuses femelles, on remarque que les premières sont beaucoup moins nom-
breuses. Il  se peut que, comme le  suggère Potocki, les  voyageurs moins attentifs
ne remarquent pas toujours que celles qui dansaient étaient en fait des hommes.
Et  ceux qui l ’ont compris ont préféré, peut-être, se  taire pour ne  pas scandaliser
le public.

50 Małgorzata Sokołowicz
La caricature, écrit Paul Gaultier (1906, p. 4), est

tout ce qui est contraire à la beauté de la nature ou à la dignité de l ’homme. Elle est
en  cela fidèle à  ses origines, puisque le  mot «  caricature  » vient de  l ’italien carica qui
veut dire « charge ». Elle est fidèle à son histoire, qui nous offre le tableau ou le panora-
ma de tout ce qu ’on peut imaginer de plus repoussant, de plus vil et de plus misérable
au monde, vu comme à travers une loupe démesurément aberrante.

La danseuse mâle peut être sûrement perçue comme «  repoussante », «  vile  »


et « misérable ». La danse de l ’homme travesti en femme représente la féminité dé-
naturée (Matz, 2007, p. 225) et, de ce fait, se prête parfaitement à la caricature. Dire
que le  danseur parodie ou  imite (imparfaitement) la  femme, c ’est aussi apprivoi-
ser, en quelque sorte, une situation de tabou, à savoir l ’homosexualité (Shay, 2006,
p. 138). Cela est bien visible dans les descriptions de Jean Potocki et de Vivant Denon.
Pourtant dans les années 1840-1850, la perception des danseuses mâles change.
Elle évoque plus que jamais le rêve de la belle Orientale qui danse pour l ’Européen
avant de  se donner à  lui. Alors que la  caricature déforme son objet et, de  ce fait,
ne  plaît pas à  ceux qui cherchent la  beauté (Knust, 1975, p.  218), avec le  temps,
la description des hommes qui dansent habillés en femmes devient de plus en plus
esthétique. Ce  changement est bien visible dans les  descriptions faites par Nerval,
Flaubert et Gautier. Le voyageur nervalien se laisse tromper par le costume, la déli-
catesse, le charme des danseurs. Pourtant, même s ’il se sent la victime d ’une super-
cherie et semble regretter de ne pas avoir vu de « vraies » almées, il ne se prononce
pas de  façon univoquement négative sur le  spectacle auquel il  a  assisté. Flaubert
et  Gautier ne  sont plus trompés, ils savent à  quoi ils ont affaire. Les  hommes qui
dansent déguisés en femme deviennent, dans leurs relations, un phénomène particu-
lier, un divertissement distinct. Les deux voyageurs semblent en être fascinés, mais
pour des raisons différentes. Alors que la description flaubertienne met en valeur sur-
tout le caractère splendide et pervers du spectacle, celle de Gautier est éminemment
esthétisée, le voyageur se penchant sur la beauté du danseur et de sa danse. Ce sont
alors des  caricatures tout à  fait particulières de  la  femme orientale et  de  la  danse,
des caricatures qui ne nient pas le caractère esthétique et fascinant de la danseuse
mâle. En effet, selon Michel Jouve (1986, p. 114), la caricature éveille parfois la per-
version qu ’elle vise à condamner. Le message devient double. Il semble que ce soit
le cas des descriptions des danseurs orientaux des années 1840-1850 : on rit et on
ne rit pas, on se sent déçu et on remarque que ce n ’est pas vraiment une déception.
C ’est une autre chose : un autre rêve qui émerge, un rêve bien coupable qu ’on préfère
cacher sous un masque de caricature.

Les puschts, les bardaches, les « almées… mâles » : une caricature de la femme orientale… 51
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RÉSUMÉ  : La  contribution analyse quelques représentations des  danseurs orientaux


qui dansent habillés en femmes et cherche à répondre à la question de savoir si ces
représentations forment une caricature de la femme orientale ou s ’il s ’agit d ’un autre
rêve pervers d ’Orient. La première partie présente la danseuse mâle et montre sa per-
ception en  Orient et  en Europe. La  seconde partie évoque la  critique du  compor-
tement des  danseuses mâles présente dans les  relations de  voyage de  Jean Potocki
et  de  Vivant Denon. Les  trois dernières parties analysent trois descriptions datant
des années 1840-1850, créées par Gérard de Nerval, Gustave Flaubert et Théophile
Gautier. Il s ’avère qu ’avec le temps, la caricature devient moins évidente qu ’aupara-
vant et les descriptions s ’esthétisent. Il n ’est plus possible de ne faire que se moquer
des  danseuses mâles ou  les condamner. Un  nouveau rêve pervers d ’Orient semble
faire son émergence.

Mots-clés : Orient, danseur, danseuse, caricature, rêve, Nerval, Flaubert, Gautier

Puschts, bardashes, “male… almehs”: a caricature of the Oriental woman,


or another Oriental dream?
ABSTR AC T: The present paper focuses on some representations of male Oriental danc-
ers who dance dressed as women. It tries to answer the question whether those rep-
resentations form a  caricature of the Oriental woman or if it is another, perverse,
Oriental dream. The first part of the paper presents the Oriental male dancer and
shows how he was perceived in the Middle East and in Europe. The second part dis-
cusses the critics of male dancers ’ behaviour in the travelogues by Jean Potocki and
Vivant Denon. The three following sections analyse three examples of descriptions
dating from the 1840-1850 by Gérard de  Nerval, Gustave Flaubert and Théophile
Gautier. It turns out that, with time, the caricature becomes less obvious and the de-
scriptions are more and more aesthetic. One can no longer only mock and condemn
the male dancers, a new perverse dream seems to be born.

Keywords: Orient, male dancer, female dancer, caricature, dream, Nerval, Flaubert,
Gautier

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