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Mots

Théâtre algérien et identité


Arlette Casas

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Casas Arlette. Théâtre algérien et identité. In: Mots, n°57, décembre 1998. Algérie en crise entre violence et identité. pp. 51-
63;

doi : https://doi.org/10.3406/mots.1998.2384

https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1998_num_57_1_2384

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Ariette CASAS0

Théâtre algérien et identité

Art combiné de l'écrit et de la parole, le théâtre, plus qu'aucune


autre forme d'expression, a contribué à la reconstruction de l'identité
algérienne fortement altérée par la politique de colonisation et
d'acculturation mise en place par la France dès la conquête.
Comment émerge au début du siècle ce mode d'expression en
Algérie, dans quel contexte se développe-t-il, et quel rôle joue-t-il
tout au long de la lutte pour l'indépendance des Algériens, c'est
ce que nous essayerons de montrer. Afin de mieux comprendre le
rôle du théâtre en Algérie, il est nécessaire de le resituer dans
l'Histoire, car il tire son originalité des influences diverses qui l'ont
traversé et qui viennent se greffer sur des acquis antérieurs.

° ENS-Production, ENS Fontenay/Saint-Cloud, Grille d'Honneur du Parc, 92211


Saint-Cloud.

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Influences orientales

L'on sait que le Maghreb avait des liens très forts avec l'Egypte
et qu'il donna à cette dernière une dynastie de pharaons au 10e
siècle avant J.-C. On peut donc supposer que la circulation des
idées et des rites ont amené au Maghreb à la même époque des
modes d'expressions qui ont survécu sous d'autres formes.
L'on a reconnu depuis peu que l'Egypte a un passé théâtral bien
antérieur à celui de la Grèce. Le papyrus découvert en 1929 par
l'allemand Sethe, papyrus dramatique de Ramasseum datant de
Sésostris 1er (1970-1936 avant J.-C.) comprend un drame composé
avant le début de l'Ancien Empire, à l'époque Thinite (3000 à
2728 avant J.-C). Étudié par l'égyptologue Diotron, ce manuscrit
révèle que des spectacles, ballets mimés et chantés, drames à grand
spectacle, pièces à intentions politiques, tous inspirés du mythe
d'Isis et Osiris, étaient joués par des compagnies d'acteurs dans le
temple. Ensuite, ces acteurs partaient jouer dans les villages, sur
les places ou dans les maisons au moment des fêtes religieuses. La
stèle d'Edfou, découverte en 1922, confirme l'existence aussi d'un
théâtre laïque en Egypte au deuxième millénaire avant J.-C.
Dans les pays du Moyen-Orient et du Maghreb, aujourd'hui
arabo-musulmans, les conteurs occupent toujours une place
importante dans la vie sociale et dans l'imaginaire collectif, ils perpétuent
une tradition qui se perd dans la nuit des temps et nous font
songer à ces acteurs égyptiens qui sillonnaient le pays pour propager
la foi au rythme des fêtes religieuses ou des pèlerinages. Ces
conteurs, au cours du 20e siècle, accompagnés de musiciens, de
mimes, de chanteurs, d'acteurs de sketches, ont sans doute contribué
à former le gout du public qui n'a eu aucun mal à passer du
cercle familial à la place publique et de celle-ci à la scène.
Sans doute d'autres influences ont travaillé l'inconscient collectif.
Comment gommer la présence du théâtre que Rome, héritière de
la Grèce antique, a importé dans ces pays qui ont constitué son
empire alors que le sol de l'Algérie en garde de nombreux vestiges.
Si le christianisme à ses débuts a conduit à la disparition du
théâtre dans tout l'empire romain, il lui a permis après 1000 ans
d'absence de renaitre en son sein tout en le poursuivant de ses
foudres lorsqu'il osa s'écarter du sacré pour retourner au profane.
Mais s'est-on interrogé sur ce qu'aurait pu devenir le théâtre sacré
musulman chiite s'il avait survécu à l'expansion coloniale
européenne du 19e siècle ? 1000 ans environ séparent aussi l'apparition
des Tazies, spectacles religieux musulmans comparables aux mys-

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tères, de l'avènement de l'islam. Au début du 19e siècle, les
représentations avaient lieu dans des salles pouvant contenir 3000
à 4000 spectateurs à Ispahan, mais elles avaient aussi lieu dans les
campagnes environnantes. Chaque année, plus de 30000 personnes
voyaient ces spectacles qui étaient donnés pendant les dix premiers
jours du mois de Ramadan.
On sait aussi qu'en terre d'islam, le théâtre d'ombres s'est
développé. Il a été importé en Turquie par les Mongols au 12e
siècle et a fait son apparition en Egypte au 13e siècle. Avant de
devenir un spectacle populaire, il a suscité l'intérêt des philosophes
et des hommes de lettres. Ibn Daniel (1248-1311) a écrit trois
pièces en vers libres et rimes. Le sultan d'Egypte, Sha Bân, ne
pouvant plus s'en passer, emmenait avec lui à La Mecque les
opérateurs comédiens et les figurines. On sait aussi que Saladin, le
célèbre sultan ayyûbide, assistait à des séances en compagnie de
son ministre écrivain Alquâdi al Fadil, qui trouvait dans ce théâtre
le symbole de l'instabilité des empires et du néant de la vie. Mais
lorsque ce théâtre d'ombres quitte la sphère intellectuelle et le
pouvoir pour devenir populaire, il prend dans la tradition orale les
thèmes proches des préoccupations du peuple. Devenant son porte-
parole, il mêle la satire à l'obscénité, ce qui conduit les pouvoirs
en place à l'interdire.
Lorsqu'il arrive en Algérie au 17e siècle, c'est sous sa forme
populaire. Les sujets des pièces tournaient autour des aventures de
deux héros, Hagivad et Karakôz. Les autres personnages, hauts en
couleurs, représentaient toutes sortes de types humains, des
marchands, des bateliers, des usuriers, des gardes, des bûcherons, des
gendarmes, des lutteurs, des fumeurs d'opium et de haschich, des
ivrognes, des fous, des mendiants, des estropiés, des bossus, des
nains, des débauchés, des danseuses, des sorcières, des négresses,
des prostituées, des entremetteuses. Son contenu était fortement
satirique, il dénonçait les inégalités sociales, les vices et tous ceux
qui exploitaient la crédulité des gens et la superstition. Malgré son
caractère obscène et son langage fleuri, ses pièces étaient jouées
pendant les fêtes religieuses.
Avec la conquête coloniale en 1830, le théâtre d'ombres algérien
entre en résistance, il met en scène l'occupant et est interdit dès
1848.
L'on sait que le théâtre occidental classique était connu des élites
du Moyen-Orient et du Maghreb, mais jamais celles-ci ne l'ont
reconnu comme un mode d'expression possible dans leur culture.
Des récits de voyageurs nous montrent bien que de rares pratiques

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existaient mais quelles étaient dues aux caprices de quelques maitres
s' amusant avec leurs esclaves européens. Or le théâtre arabe
d'aujourd'hui doit beaucoup au théâtre occidental.

Influences occidentales

Le modèle occidental du théâtre s'impose au Moyen-Orient au


19e siècle à la suite de l'expansion coloniale européenne. C'est à
travers l'enseignement dispensé par des missionnaires français qu'il
atteint au Liban et en Syrie des jeunes gens issus de familles
chrétiennes et musulmanes de milieux aisés attirées par le prestige
de la culture française. Un jeune maronite, Marun Al Naqqash
(1817-1855), pris de passion pour le théâtre, adapte L'avare de
Molière et le présente chez lui à Beyrouth devant des consuls
étrangers et des dignitaires de l'endroit. Il est intéressant de constater
que la technique d'adaptation qu'il met au point dès ses premières
pièces fera école et sera utilisée dans tous les pays arabes, qu'il
s'agisse de pièces adaptées ou de créations et ce, jusqu'au début
du 20e siècle. Elle consiste à rendre la pièce accessible à son
public en arabisant les lieux et les noms, à changer la longueur
des scènes selon qu'elles sont susceptibles de plaire ou non, à
introduire des mélodies orientales avec chœur et orchestre n'ayant
parfois aucun lien avec le thème de la pièce. Les rôles féminins
sont joués par des hommes et les femmes ne sont pas admises
dans le public. Ce théâtre, combattu par les traditionalistes, était
défendu par les élites intellectuelles.
À partir de 1850, on adapte en Syrie puis en Egypte, Racine,
Corneille, Molière, Hugo, Alexandre Dumas père, Eugène Scribe et
Shakespeare. Ces premières adaptations gardent, par endroit, des
détails caractéristiques du théâtre d'ombres turc.
En 1869, à l'occasion de l'ouverture du Canal de Suez, le khédive
Ismail, connu pour son gout de la culture occidentale, organise de
grandes festivités et encourage le développement du théâtre symbole
de modernité capable de faire évoluer la société. Il fait venir en
Egypte des troupes syriennes et libanaises qui jouent un répertoire
occidental adapté. Ces troupes vont rencontrer un franc succès et
faire naitre des vocations. James Sanua, né au Caire en 1839, fonde
la première troupe égyptienne en 1870, il compose 32 pièces et
spectacles de marionnettes en arabe. Il emprunte sa forme au théâtre
d'inspiration occidentale mais crée un répertoire authentiquement

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égyptien qui prend le parti du pauvre contre le khédive. Il crée la
satire politique dans le théâtre égyptien et utilise l'arabe dialectal
afin d'être compris de tous. Son expérience a été de courte durée
puisque son théâtre a été fermé et qu'il a dû s'exiler à Paris en
1878. L'on sait que son répertoire a été joué un peu partout au
Moyen-Orient et en Afrique du Nord, car il publiait ses pièce dans
un journal qu'il a créé à cet effet.
Alors que le théâtre sur le modèle occidental se développe au
Moyen-Orient et en Egypte et que se développe un mouvement
intellectuel de prise de conscience de l'identité arabe, la Nahla, il
n'y a pas de théâtre arabe en Algérie, ni d'activité intellectuelle
notoire. Cela n'est pas dû à une inaptitude quelconque du peuple
algérien mais plutôt au statut que la France a donné à l'Algérie.

Colonisation, stratégie d'acculturation et résistance

L'Algérie n'est pas un protectorat mais un département français,


dirigé par un gouverneur général où l'on favorise l'émigration
européenne pour laquelle de grands travaux d'urbanisme sont
réalisés. On bouleverse l'architecture traditionnelle des villes pour
l'adapter aux besoins et aux gouts des nouveaux arrivants. On y
construit des théâtres à l'italienne pour accueillir les troupes venues
de la métropole.
Depuis la conquête de 1830, les Algériens résistent à la
colonisation, il y a de nombreuses insurrections. La France répond à cette
résistance en expropriant, en expulsant les leaders et les intellectuels,
en fermant les écoles coraniques et les médersas, en réprimant dans
le sang la révolte.
En 1883, la France met en place un enseignement minimum en
langue française, pratique et moral, destiné aux indigènes, afin
d'offrir une main-d'œuvre qualifiée et souple aux colons. Les
instructions qui régissent cet enseignement seront valables jusqu'au
lendemain de la seconde guerre mondiale. Elle forme aussi des
instituteurs algériens. Mais l'enseignement en français est boycotté
par la population jusqu'en 1914. Des écoles musulmanes s'ouvrent,
certaines sont interdites.
De la conquête à l'indépendance, on peut dire qu'à aucun moment
la surveillance politique et administrative des indigènes algériens ne
s'est relâchée. Le décret du code de l'indigénat, du 25 janvier 1895,
désignait comme dangereux, les familles ayant une influence poli-

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tique, les mosquées, les pèlerins se rendant à La Mecque et même
les bateleurs et chanteurs ambulants.
À partir de 1897, épuisés, fortement affaiblis, ayant perdu leurs
intellectuels et leurs chefs militaires expulsés au Moyen-Orient, les
Algériens apparaissent comme moins dangereux à la France qui va
légèrement desserrer l'étau en autorisant la création de sociétés
artistiques fraternelles, à la condition que la majorité de leurs
membres soient français. C'est alors que les instituteurs des
premières promotions de l'École normale de Bouzaréah formées par la
République vont rejoindre les jeunes intellectuels des médersas pour
contester et revendiquer. Ils multiplient les pétitions, les meetings,
les délégations. Des cercles culturels se constituent : El Rachidia à
Alger, Salah Bey à Constantine. Les premiers journaux algériens
voient le jour, El Misbah, El Hilal, L'Islam, Le Rachidi, mais
surtout El Hack, journal bilingue, créé le 14 octobre 1911 à Oran,
tiré à 3 000 exemplaires et interdit au bout de 46 numéros. Ses
colonnes sont ouvertes à de jeunes écrivains. Il dénonce le code
de l'indigénat, affirme sa volonté de maintenir une identité arabo-
islamique tout en réclamant une diffusion large de la scolarisation.
' II dénonce les naturalisations, les mariages mixtes, les méfaits de
l'alcoolisme. Il veut promouvoir une organisation politique des
Algériens et dénonce la participation de certains d'entre eux à
l'organisation politique coloniale.
La diffusion des principes wilsonniens du droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes va renforcer la détermination de ces jeunes
intellectuels et faire naitre des revendications au droit à
l'autodétermination par référendum et à l'indépendance complète.
À Paris, les travailleurs algériens aussi s'organisent. Ils créent en
1925 l'Étoile nord africaine qui sera longtemps représentée par
Messali Hadj. rl L
En Algérie, Ben Badis et Toufik El Madani créent en 1930
l'association des Oulémas qui jouera un rôle important sur le plan
politique, culturel et religieux. La presse des Oulémas joue un rôle
éducatif et tente d'éveiller la conscience populaire. Elle dénonce
les marabouts, l'obscurantisme, l'analphabétisme, en particulier celui
des femmes, les mariages mixtes, les élus peu scrupuleux, etc.
Mais pour les Français, la pacification est terminée et cette
agitation intellectuelle et politique ne semble pas pouvoir mettre en
cause l'avenir de la présence française en Algérie. C'est dans ce
contexte que nait, dans les années 1920, le théâtre algérien.

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Théâtre algérien et identité algérienne >

Quatre- vingt dix ans après sa défaite, l'Algérie voit apparaître un


théâtre qui va jouer un rôle important dans la conquête et la
construction de son identité. Contrairement au théâtre arabe né au
début du 19e siècle au Liban, il ne sera pas une imitation-adaptation
du modèle et du répertoire européens.
Pendant toute cette période, hostile à une expression publique
algérienne, les Algériens ont cultivé les seuls modes de
communication qui pouvaient échapper au pouvoir colonial et qui se
pratiquaient au sein de la communauté. Fêtes, cérémonies de la vie
familiale, mariages, baptêmes, pèlerinages aux saints locaux leur
permettaient de pratiquer la musique, le chant, le sketch. De plus,
le conteur itinérant ou meddah, perpétuant la tradition, transmettait
des informations peu contrôlables par le pouvoir colonial, à travers
ses récits et ses chants. Ainsi, les informations circulaient, se
transmettaient et couraient d'un village à l'autre, d'un coin du pays
à l'autre, se jouant des interdits.
Il existait un peu partout, mais surtout à Alger, de jeunes
chanteurs-comédiens qui se produisaient dans les fêtes, et qu'on
payait pour le faire. Ceux d'Alger jouaient aussi dans les concerts
de musique andalouse, chantaient dans les mosquées ou se
produisaient sur la scène du cinéma Trianon de Bab El Oued pendant
les entractes. Lors du passage de la troupe égyptienne de Georges
Abiad, en 1921, à l'Opéra d'Alger, ils découvrent alors le vrai
théâtre arabe. Un théâtre qui ressemble à celui qui se joue dans le
théâtre des Français, un drame en arabe classique. Mais c'est surtout
l'élite intellectuelle arabisante algérienne des médersas qui a été le
plus impressionnée. Elle fait donc appel, un peu plus tard, à la
jeune troupe d'amateurs pour jouer des drames en arabe classique
devant un public constitué principalement d'universitaires et
d'enseignants des médersas. Mais le public n'est pas assez nombreux
pour couvrir les frais et les intellectuels doivent se replier sur les
médersas où ils font jouer des pièces en arabe classique par leurs
étudiants devant une petite élite.
Stimulés par cette expérience, les jeunes, qui ont pris gout à la
vrai scène, décident de continuer mais de jouer pour leur public,
c'est-à-dire le public populaire qu'ils connaissent bien. Écrite en
arabe dialectal, inspirée de la tradition orale, la première pièce du
théâtre populaire algérien met en scène Djeha, un personnage
savoureux qu'ils connaissent bien pour l'avoir interprété dans leurs
sketches. Mêlant scènes et chants, ils retrouvent d'instinct le modèle

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que Marun Al Naqqash avait inventé un siècle plus tôt et qui avait
été adopté par tous les théâtres arabes. Djeha est un énorme succès
auprès des Algériens qui sont, à cette époque, majoritairement
analphabètes et ne comprennent pas l'arabe littéraire. Cette pièce
jouée en 1926, marque la naissance du théâtre algérien.
Le pouvoir colonial n'a vu dans cette naissance qu'une preuve
de l'occidentalisation des Algériens. Très vite, la jeune troupe menée
par Bachetarzi Mahieddine, qui dirige alors l'école de musique,
organisedes concerts, fait des tours de chants et enregistre des
disques, devient professionnelle. Elle se développe, mais le public
lettré se désolidarise de ce théâtre populaire, à qui il reproche de
descendre au niveau bas de la foule ignorante au lieu de l'élever,
d'affiner son gout et de lui insuffler l'amour de l'arabe littéraire
qui se meurt.
De 1926 à 1932, le théâtre algérien constitue son public et son
succès va croissant. Il puise ses thèmes dans la vie quotidienne, la
tradition orale, les contes des mille et une nuits, et le théâtre
d'ombres. Les deux auteurs fétiches de cette période sont Allalou
et Ksentini. Ce théâtre retrouve la veine satirique qui existait déjà
dans le théâtre d'ombres. Les chants qui accompagnent le spectacle
deviennent populaires et se répandent dans le pays.
Devant ce succès, les hommes politiques et quelques intellectuels
algériens commencent à s'interroger sur l'impact que pourraient
avoir leurs idées si elles étaient véhiculées par ce théâtre qui a su
conquérir le peuple d'Alger mais aussi l'ensemble du pays grâce à
ses nombreuses tournées. Ils vont convaincre Bachetarzi Mahieddine
du rôle important que peut jouer le théâtre s'il colle au plus près
des préoccupations politiques du moment. Il ne s'agit pas de
revendiquer l'indépendance mais de dénoncer les abus du pouvoir
colonial, les inégalités.
À partir de 1934, le théâtre algérien entre sur la scène politique,
il fait siennes les revendications des élus musulmans et les idées
du front populaire commencent aussi à y faire leur chemin. Il
dénonce les féodaux esclavagistes et les élus corrompus à la solde
de l'administration coloniale, les gros colons, les marabouts
obscurantistes et exploiteurs de l'ignorance des masses. Il exhorte à
combattre l'ignorance et la superstition, pousse les filles à lutter
contre la volonté des parents dans le cas de mariages arrangés,
pousse les hommes à la fraternité, veut briser la barrière des races,
exhorte à l'éducation des femmes sans saper la foi islamique, prône
l'intégration mais sans perte d'identité, montre le mariage mixte

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comme quelque chose de souhaitable pour les communautés vivant
en Algérie.
Le théâtre fait l'objet dès lors d'une surveillance accrue. Les
auteurs font preuve de prudence en faisant l'éloge de la France et
de ses réalisations, mais ce mélange d'éloges et d'attaques indispose
le gouvernement d'Alger qui multiplie les interdictions. Mahieddine
Bachetarzi réclame alors la création d'une censure préalable afin
d'éviter la disparition pure et simple du théâtre arabe. Des mesures
d'intimidation sont prises comme la suppression de sa chaire de
musique arabe au conservatoire d'Alger.
La censure préalable permet au théâtre algérien de poursuivre sa
carrière. Les textes sont soumis au préfet du département qui
demande des modifications. Mais la faculté d'improvisation des
acteurs est telle que l'administration renforce son contrôle en
envoyant dans les salles des traducteurs à chaque représentation et
en demandant à la police de procéder, à l'arrivée dans les villes,
à l'interrogatoire de la troupe avant d'autoriser le spectacle. Les
élus politiques algériens interviennent souvent pour faire lever les
interdictions.
Les difficultés rencontrées par le théâtre ne font qu'augmenter sa
popularité. Les gens se déplacent d'une ville à l'autre lorsqu'il y
a une interdiction. La troupe, portée par son public, s'enhardit de
plus en plus et n'hésite pas à modifier les textes malgré la présence
des censeurs qui, un soir, impuissants face à l'excitation du public
qui reprenait en chœur des chants revendicatifs, n'ont pas trouvé
d'autre solution que de couper l'électricité du hangar où se déroulait
le spectacle en pleine campagne.
Ainsi, le théâtre algérien est devenu, en moins de dix ans
d'existence, un des vecteurs important de l'identité algérienne. En
s' adressant à eux dans leur langue maternelle, en recréant le lien
social dans des lieux ouverts, en devenant public grâce à l'ensemble
de la presse française et arabe qui ne manquait jamais d'annoncer
ou de critiquer ses spectacles — une masse importante d'articles
en témoigne — , le théâtre algérien devient le porte-parole d'un
peuple qui se reconnaît en lui car il parle la même « langue ».
Populaire par ses contenus, par son niveau de langue, il démontre
que l'on peut atteindre un public et l'amener à réfléchir, à s'informer
et à lutter. L'arabe classique une fois encore à montré ses limites
et l'élite a fini par l'admettre.
Le théâtre algérien poursuit donc sa mission — distraire, éduquer,
revendique — , jusqu'en juillet 1938. Chassé de la scène par les
interdictions, il investit Radio Alger dès avril 1939.

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Après la guerre de 1940-1945, il reprend ses activités, se
développe, commence à adapter des œuvres du répertoire universel
en arabe dialectal, Y Antigone de Sophocle, Hamlet, Othello de
Shakespeare, mais aussi Topaze de Pagnol, Dom Juan de Molière,
Knock de Jules Romains, etc. Il maintient ses émissions à la Radio,
fait des tournées en Algérie et en France. Mais le contrôle de
l'administration coloniale est toujours présent. Tous les artistes font
l'objet d'une surveillance étroite. On assiste à des arrestations, celle
du chef d'orchestre Missoun, arrêté avec trois de ses musiciens
pour avoir chanté dans une noce un air populaire égyptien intitulé
« J'aime la liberté ». Ils tombent sous le coup de l'article 80 :
atteinte à la sûreté de l'État, alors que cette chanson passe
régulièrement sur les antennes de Radio Alger.
En février 1953, une amende de 50 000 F est infligée au directeur
du théâtre arabe, Mahieddine Bachetarzi, pour avoir accepté que
l'on fasse une minute de silence à l'opéra d'Alger le 5 décembre
1952, à la mémoire du leader syndicaliste tunisien, Ferhat Hached,
lâchement assassiné le jour même.
De nombreux rapports de police dénoncent l'activité anti-française
du théâtre arabe. Pendant les événements qui embrasent l'Algérie,
le théâtre algérien ne peut plus se produire, il est dans l'obligation
d'arrêter ses activités en 1956 pour ne les reprendre qu'après
l'indépendance.Toutefois certains membres de la troupe rejoignent
les résistants dans la clandestinité, s'expatrient et se produisent à
l'étranger pour faire connaître la lutte du peuple algérien.
Après l'indépendance, soutenu par le pouvoir algérien, le théâtre
se sent investi d'une mission et participe à l'édification nationale.
Les troupes amateurs se multiplient et répandent la bonne parole
dans les contrées les plus reculées, elles sont le ferment qui alimente
en auteurs et en comédiens le théâtre national. Un grand festival
chaque année témoigne à Mostaganem de la vitalité de ce théâtre
qui n'hésite pas à critiquer le pouvoir. Les théâtres professionnels
d'État (national et régionaux) dépendent du ministère de la culture,
certaines troupes d'amateurs sont en fait dirigées par des
professionnels, celle de Kateb Yacine dépend directement du ministère
du travail, celle de Slimane Bénaïssa est financée par la SONELEC.
Il y donc des activités théâtrales dites d'amateurs qui jusqu'en 1978
vont se développer sous le contrôle plus que vigilant des syndicats
d'entreprise, lesquels vont censurer les auteurs au nom de
l'édification nationale et de l'idée qu'ils se font du peuple. Les conflits
sont nombreux, mais les syndicats sont presque toujours assurés de
leur victoire. Les relations des intellectuels et des hommes du

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théâtre au pouvoir sont ambiguës, toujours au nom de l'édification
nationale. Slimane Bénaïssa le reconnait, il dit ' :

« Nous étions des enfants gâtés d'une Algérie qu'on ne soupçonnait pas
gâteuse. Les repères étaient minés au départ, on n'en avait pas conscience
ou du moins personne ne voulait en avoir conscience. Certaines troupes
de théâtre ont été populistes en voulant être populaires. Le populisme
c'est une surprotection, une suradmiration, c'est une surestimation du
peuple, c'est une façon de lui mentir, c'est une trahison ! Et le peuple
le sait. La gauche intellectuelle algérienne ne parlait pas du peuple, elle
parlait d'un peuple imaginaire, elle ne voulait pas voir les injustices
qu'il subissait. Il y avait de quoi le rendre facho le peuple. La preuve ! ».

En 1978, l'État décide que toutes les activités théâtrales devront


désormais dépendre du ministère de la culture. Un moyen sans
doute pour mieux contrôler les troupes amateurs. C'est ainsi que
Kateb Yacine qui vivait avec sa troupe à Alger s'est vu, du jour
au lendemain, privé de tous les moyens que lui fournissait
généreusement le ministère du travail. Slimane Bénaïssa, qui se trouvait
alors, mais pas pour longtemps, à la direction des théâtres au
ministère de la culture, lui proposa la direction du théâtre régional
de Sidi Bel Abbes et l'aida à s'installer. Kateb Yacine accepte de
quitter Alger mais ne peut jamais vraiment s'adapter. Submergé par
les problèmes d'organisation, il nous confiera huit ans plus tard
(voir entretien) que ses crédits de fonctionnement sont réduits à
l'extrême, que les véhicules rendent l'âme, qu'il n'arrive plus à
écrire.
Mais cette tutelle du ministère de la culture va amener la
disparition de nombreuses troupes car, aucun statut ne régissant la
profession, se poseront des problèmes de retraite, de prise en charge
maladie, etc. Cette non reconnaissance professionnelle, l'insécurité
découragent beaucoup de bonnes volontés. Seules survivront, malgré
la censure, quelques troupes indépendantes comme celle de Slimane
Bénaïssa.
Le théâtre de cette après-indépendance était principalement en
arabe dialectal. Les troupes professionnelles adaptaient assez souvent
des pièces du répertoire universel. Certaines pièces de Bachetarzi
Mahieddine étaient encore jouées. Le théâtre amateur portait
davantage sur scène des créations originales qui se voulaient proches des
préoccupations des Algériens. Quelques auteurs ont fait vivre ce
théâtre, ceux de la génération d'avant 1945 étaient toujours là,

1. Entretien de Slimane Bénaïssa avec Ariette Casas, le 29 octobre 1998.

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Bachetarzi Mahieddine, Mustapha Kateb, Rouiched. Les plus jeunes,
Alloula et Kaki (tous deux ont été directeurs du théâtre régional
d'Oran), Kateb Yacine (théâtre régional de Sidi Bel Abbes), Agoumi
(théâtre régional de Tizi Ouzzou), Slimane Bénaïssa (théâtre régional
d'Annaba), Malek Boughermou (théâtre régional de Bédjaïa), Aze-
dinne Medjoubi (dernier directeur du théâtre national d'Alger), Ziani
Cherif Ben Ayed, Benguetaf, les deux sœurs Ait El Hadj.
Aujourd'hui, en 1998, on peut dire qu'il n'y a plus d'activité
théâtrale en Algérie. Tous les théâtres sont fermés : le TNA depuis
1996, officiellement pour rénovation, mais surtout à la suite de
l'assassinat par les intégristes de Azedinne Medjoubi. Alloula a été
aussi assassiné en 1994. D'autres disparitions, dues à une mort
accidentelle ou naturelle, sont venues sinistrer un peu plus ce
théâtre, Bachetarzi Mahieddine au début des années 1980, Malek
Boughermou en 1988, Mustapha Kateb et Kateb Yacine le 1er
novembre 1992, Kaki en 1993. Les quelques survivants ont fuit
l'Algérie, ils sont actuellement en France où ils continuent pour
permettre à la parole de dire l'indicible, pour continuer d'exister,
pour que l'esprit de la liberté ne meure pas aussi.

On peut donc, aujourd'hui, en étudiant l'histoire et l'ensemble


du répertoire du théâtre algérien depuis sa naissance dans les années
1920, découvrir comment il a contribué à la reconstruction de
l'identité algérienne. Il semble donc que les sociétés humaines
mettent en place des rituels de communication qui les amènent
naturellement à construire des représentations destinées à créer le
sentiment d'appartenance au groupe. Dans un premier temps,
politico-religieuses, ces représentations sont ensuite détournées par
l'expression populaire pour exprimer le quotidien, la relation à
l'autre, la relation au pouvoir. Le passage du religieux au culturel
marque le passage de l'intérieur à l'extérieur du système, et montre
que la culture, si elle libère l'homme, l'oppose aussi au pouvoir.

62
Bibliographie

Mahieddine Bachetarzi : Mémoires, tomes 1-2-3, Alger, SNED, 1986.


Ariette Casas, «Théâtre algérien, étude préalable à une recherche sur le
théâtre algérien contemporain », mémoire de DEA, Université Paul Valéry,
Montpellier 3, 1980.
Ariette Casas, « Naissance du théâtre algérien : quelques repères » dans
Oualili, Cahiers de l'ENS de Mekneš, 2/3, 1987.
Ariette Casas, Le théâtre algérien, actes des rencontres sur la Vie Culturelle
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